Le Torrismon du Tasse
Tragédie

Par le Sr. DALIBRAY.

A PARIS,
De l’Imprimerie DENYS HOUSSAYE.
M. DC. XXXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Le mémoire que nous présentons a pour but de faire connaître une pièce restée peu connue jusqu’à ce jour, publiée en 1636, intitulée Le Torrismon du Tasse, composée par Charles Vion D'Alibray, poète français de la première moitié du XVIIe siècle qui a souvent été qualifié de poète libertin et de poète de cabaret. Plus qu’une simple présentation, nous tenterons de faire une édition critique de cette tragédie, qui est avant tout, et nous devrons insister sur ce point , une traduction du grand poète italien auteur de la Jérusalem délivrée et de l’Aminte, le Tasse ; sa tragédie est restée quelque peu dans l’oubli, tout comme la traduction de D'Alibray, et c’est bien dommage puisque le rapport qu’elles entretiennent permet de mettre au jour les liens étroits entre le théâtre italien du XVIe siècle et le théâtre français du XVIIe, et de voir ce que le premier a apporté au second, ou plutôt ce que le second doit au premier. Ainsi, il irait en notre faveur si, après avoir lu l’édition que nous présentons, l’intérêt à la fois pour la tragédie du poète italien et pour la traduction, l’unique qu’il y ait eue, de D'Alibray était éveillé, ou il serait plus correct de dire, réveillé. Pour ce faire, avant de donner le texte la tragédie tel qu’il est reproduit dans l’édition de 1636, annoté et précédé d’un lexique, nous ferons une Introduction qui tentera de présenter l’auteur, le traducteur et la pièce, en nous attardant plus particulièrement sur les différences entre les deux textes ; puis nous tenterons d’analyser les sources de la trame, le traitement des trois unités, les personnages et enfin, la nature du tragique.

Introduction §

Voici tout d’abord les antécédents et le début de la tragédie : Torrismon, roi des Goths, fut chargé par son ami Germon, roi de Suède, de lui ramener Alvide, fille du roi de Norvège, dont celui-ci est éperdument amoureux, à Arane, la capitale du Pays des Goths, afin que Germon puisse l’épouser ; pour cela, Torrismon a été obligé de mentir à Galealte, le roi de Norvège, et de lui faire croire qu’il demandait Alvide en mariage pour son propre compte ; en effet, Galealte n’aurait jamais accordé sa fille à Germon, du fait que celui-ci n’est autre que le meurtrier de son fils, et l’ennemi de longue date du Royaume de Norvège. Or, au cours du voyage de retour à Arane, Torrismon et Alvide sont tombés amoureux l’un de l’autre, et incapable de repousser plus longtemps les avances de la future épouse de son ami, Torrismon fut contraint de céder à son désir incontrôlable. Dès lors, arrivés à Arane, ils attendent la venue de Germon, Torrismon étant rongé d’une part par son amour pour Alvide, d’autre part par le remords d’avoir trahi Germon. Se pose ainsi à lui un dilemme dont il ne voit comme issue que la mort ; le Conseiller lui propose alors d’invoquer en sa faveur la haine que Alvide ressent pour Germon, et de ce fait de proposer Rosmonde, la sœur de Torrismon, à la place d’Alvide, à son ami. Celle-ci, quant à elle, est en proie à des angoisses presque irrationnelles provoquées par la froideur soudaine de Torrismon qu’elle ne peut s’expliquer. Ainsi se termine l’acte I…

Le Torrismon du Tasse présente donc le dilemme du personnage principal et les angoisses de la femme qu’il aime, dans le décor obscur de la Scandinavie ; les volontés de Torrismon et d’Alvide d’une part, et de Germon et de Rosmonde d’autre part, s’affrontent et ne trouvent leur résolution que dans le dévoilement de la véritable identité d’Alvide, qui se révèle être la sœur de Torrismon. Apparaît alors l’histoire d’un amour passionnel mais impossible, qui prend la forme d’un inceste, et qui aboutit au suicide des deux protagonistes.

L'auteur  : le Tasse §

Le Tasse, de son vrai nom Torquato Tasso, est né le 11 mars 1544 à Sorrente, ville au sud de Naples, fils de Bernardo Tasso, poète courtisan d’origine bergamasque. Il vécut d’abord à Salerne, puisque son père travaillait au service du prince Ferrante Sanseverino ; puis il alla à l’école des Jésuites de Naples avant de rejoindre Rome en 1554 ; en 1556 meurt sa mère Porzia de' Rossi ; Torquato rejoint alors la famille de son père à Bergame avant de retourner auprès de celui-ci à Urbino où Bernardo travaillait à la Cour de Guidobaldo della Rovere, où il put poursuivre ainsi son éducation courtisane et mûrir sa vocation littéraire comme condisciple du prince Francesco Maria. Installé à Venise en 1559, il entreprit une première esquisse de poème épique sur la première croisade dédiée à Guidobaldo. Puis il composa un poème chevaleresque, Renaud, dédié au cardinal Luigi d’Este en 1562, alors qu’il était toujours à Venise. Ces années furent aussi celles d’études universitaires, d’abord à Padoue, puis à Bologne, d’où il fut éloigné parce qu’il avait écrit une satire contre des étudiants et des professeurs. C'est certainement à cette date, autour de 1562, que remontent les Discours sur l’art poétique, qui ne furent cependant édités qu’en 1587 ; il se consacre aussi à des poèmes lyriques surtout amoureux qu’il dédie à Lucrezia Bendido et à Laura Peperara. En 1564, il retourne à Padoue, mais l’année d’après il s’installe à Ferrare au service du cardinal Luigi d’Este ; commence alors la période la plus sereine de son existence même si elle fut troublée par la mort de son père en 1569 ; il compose alors surtout des proses d’occasion et des proses critiques. Au début des années 1570, il suit le cardinal dans le voyage que celui-ci entreprend en France puis il est nommé par le duc Alfonso lecteur à l’étude de Ferrare. C'est en 1573 qu’il écrit et fait représenter sur la petite île du Belvédère l’Aminta, qui est certainement suivie de peu par l’ébauche du Torrismondo, alors intitulée Il re Galealto, ébauche qui sera imprimée en 1581 en tant que Tragedia non finita. En 1575, le Tasse porte à terme le projet du poème héroïque intitulé Goffredo, soit La Jérusalem délivrée. La même année il est nommé historiographe de Cour et se dirige vers Rome où il demande à des Lettrés de juger son poème héroïque. C'est là que commence toute une série de polémiques autour de l’œuvre. Le Tasse ne trouve plus alors son œuvre conforme à ses scrupules moraux ainsi qu’à ceux de la Contre Réforme. Les troubles du Tasse commencent à peu près à la même époque, et se ressentent surtout dans ses rapports avec le duc Alfonso ; dans les années qui suivent on voit se multiplier ses pérégrinations et les épisodes symptomatiques qui montrent une âme perturbée par l’insatisfaction, une manie de persécution et des scrupules religieux qui iront jusqu’à le faire examiner par l’Inquisiteur de Ferrare. En 1577 se croyant espionné, il attaque avec un couteau un serviteur et est alors enfermé au couvent de San Francesco par le duc. Il arrive à s’enfuir et part pour Sorrente auprès de sa sœur Cornelia à qui il se présente déguisé et lui annonce sa propre mort pour voir sa réaction. Au printemps 1578, il rentre à Ferrare, mais reprend aussitôt ses vagabondages, à Mantoue, Padoue, Venise puis Urbino (qui lui inspirèrent ses vers intitulés Al Metauro), et enfin Turin. En février 1579 il est de retour à Ferrare où se jugeant maltraité il s’abandonne à des invectives contre le duc qui le fait enfermer comme fou à l’Hôpital de Sant’Anna, où il reste plus de sept ans jusqu’en juillet 1586. Durant son séjour à Sant’Anna, en dépit des souffrances physiques et psychologiques, l’activité du poète s’intensifie  : la plupart de ses Dialogues ont été composés à cette période ainsi que de nombreuses rimes et de nombreuses lettres. À partir des années 1580 plusieurs Rimes et pièces en prose sont publiées, mais de sa prison le Tasse peut difficilement les contrôler ; la polémique autour de la Jérusalem délivrée, elle aussi republiée, recommence. Libéré au cours de l’été 1586 grâce à l’intervention du duc de Mantoue, Vincenzo Gonzaga, il s’installe à sa Cour et dans l’année porte à terme Il re Torrismondo, qu’il fit imprimer au cours de l’été 1587, corrige des rimes et des dialogues, prépare la réimpression du Floridante de son père et retouche ses discours qui seront imprimés au printemps de la même année, le laissant cependant insatisfait. Puis il reprend ses pérégrinations, d’abord à Rome où il écrit Il Rogo amoroso ; en 1590 il fait une visite à Florence, en 1591 il retourne à Mantoue, ce qui coïncide avec le début de la rédaction du poème de la Généalogie de la Maison des Gonzague et avec l’impression définitive des deux premières parties des Rimes. En 1592, il est encore à Naples, où il commence à écrire Il Mondo creato qu’il continue à rédiger durant les deux années qui suivent. De retour à Rome, il publie en 1592 la Jérusalem conquise et écrit les Larmes de la Vierge et de Jésus Christ. En 1594, encore à Naples il donne à imprimer les Discours qui ont été refaits, parmi lesquels les Discours du poème héroïque ; rappelé à Rome avec la promesse d’un couronnement poétique, il y meurt avant de l’avoir obtenu le 25 avril 15951.

On voit donc qu’il n’a composé qu’une seule tragédie, Il re Torrismondo, et que celle-ci s’est faite en deux temps, d’abord une ébauche à l’époque de la si célèbre pastorale l’Aminta et peu avant la composition de la Jérusalem délivrée, ce qui sous-entend que notre tragédie entretient des rapports assez étroits avec ces deux œuvres majeures ; mais cette ébauche fut abandonnée pendant plus de dix ans et après toutes les années d’enfermement, le Tasse n’a cessé de la retoucher. Il y eut plusieurs éditions du Torrismondo, et il semble presque impossible de savoir laquelle D'Alibray a eu entre les mains. Peut-être d’ailleurs en a-t-il eu plusieurs. Quoiqu’il en soit, on peut éliminer tout de suite certaines éditions où ne figure pas, à la scène 3 de l’acte II, premier monologue de Rosmonde, la variante qui présente l’amour de celle-ci pour Torrismon. Selon Claudio Scarpati2 cet amour ne figurait pas dans les premières éditions de la tragédie, et n’est apparu que tardivement dans les éditions de Cagnacini (Ferrare), Ossana (Mantoue) et Zoppini  ; C.Scarpati cite alors le passage tiré de l’édition de 1588 des frères Fabio et Agostin Zoppini, à Venise où se trouve cette variante. Il faut donc croire que D'Alibray eut une des trois éditions que nous venons de citer, et non pas une des toutes premières de l’année 1587.

Le traducteur : D'Alibray §

Son travail de traducteur ; son rapport avec l’italien et le Tasse §

Comme le titre de la partie l’indique, l’intérêt sera porté ici sur le travail de traducteur de D'Alibray. Il nous en parle dans l’avis Au Lecteur : « où je ne trouve rien de plus utile que cét Art qui n’a rien d’utile, ny rien de plus agreable que de traduire, qui est le labeur le plus ingrat de tous » (f.15r. et v.). Le travail de traducteur est donc ingrat et difficile selon D'Alibray, et s’il le fait comme il le dit un peu plus haut, ce n’est certes pas pour l’honneur : « Quant à moy si je travaillois pour l’honneur, je t’asseure bien que ce ne seroit pas à des Versions, où toute la loüange qu’on puisse acquerir, c’est de bien entendre une langue estrangere et la sienne » (f. 14r.). Voilà le travail de traducteur réduit au strict minimum  : il suffit de bien connaître deux langues. Cependant, D'Alibray nous avoue la difficulté qu’il a eue à traduire la tragédie du Tasse, puisqu’elle a été traduite en vers : « et moins m’amuserois-je à traduire en Vers, particulierement en ce temps où l’on a le goust si delicat pour la Poësie, & où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu’on y desire » (f.14r.). Ses vers, selon lui, sont « durs et rudes » (f.16r.) et sont tels qu’on ne peut y retrouver la beauté de ceux du Tasse : « tu n’y verras pas la couleur, le teint, ny l’embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous les muscles et les nerfs, tu ne le trouveras pas si estendu, mais tu n’en recognoistras que mieux la force, tu n’y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n’y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu’il a faict » (f.16v.). D'Alibray s’attache donc au sens des vers du Tasse, tout en tentant de retranscrire leur beauté bien que jamais il ne se compare au poète italien, et que jamais il ne prétende rivaliser avec lui. Cependant, nous verrons dans le commentaire de traduction que D'Alibray s’affirme aussi en tant qu’auteur et prend une certaine distance face au Tasse, ou plutôt prend certaines libertés qu’il justifie presque toujours. Daniela Mauri dans son article sur la traduction que D'Alibray a faite de L'Aminta du Tasse, en 1632, s’est arrêtée sur la spécificité de D'Alibray en tant que traducteur :

Le caractère particulier de ce traducteur réside donc dans son attitude que nous appellerons de « fidélité critique » ou de « fidèle indépendance », qui le pousse à réfléchir à la fois sur son modèle, sur l’importance de son propre rôle dans la transmission de la culture et sur les modalités de cette même transmission au public français de son époque3.

Que considère-t-il comme son but alors en tant que traducteur ? Tout d’abord, il nous dit qu’il choisit les meilleures pièces pour les traduire afin de contenter la curiosité du lecteur (cf. f.13v.). Enfin, il reconnaît au poète une fonction dans la société et ainsi selon lui, il faut donner au public des ouvrages certes qui le divertissent, mais aussi des ouvrages qui le mettent dans le droit chemin et qui l’incitent à faire le bien :

que le Poëte debvant avoir esgard à ce qui peut servir, non pas en tant que Poëte, mais en tant qu’il entre dans la societé civile, & qu’il fait un des membres de la Republique, il faut que le but des pieces de theatre soit de nous pousser aux bonnes actions, & de nous destourner des mauvaises, & de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes evenements des unes et des autres (f.17r.).

Voilà une phrase qui montre l’engagement de D'Alibray dans le débat contemporain sur la question de savoir si le but du théâtre est de plaire ou d’instruire.

Mais pourquoi cette tragédie en particulier ? D'Alibray répond lui-même dans son avis Au Lecteur : il suffit de te dire qu’il est tiré du Tasse, Poëte si excellent que mesme un des plus grands hommes de son pays a monstré l’adbvantage que sa Hierusalem avoit sur l’Aeneide, & qu’un des nostres a chanté de luy qu’il estoit « Le premier en honneur, & le dernier en aage ». Et il continue ainsi en comparant le Tasse à Virgile : « Que Virgile est cause que le Tasse n’est pas le premier, & le Tasse, que Virgile n’est pas le seul. Et il affirme même la supériorité du Tasse sur le poète latin : Du moins on ne sçauroit nier qu’il n’est cecy par dessus l’autre, que c’est un Autheur universel, & qui sans parler de tant de discours et de dialogues qu’il nous a laissez en prose, a travaillé & reüssi parfaictement en toutes sortes de Poësie, mais particulierement en la Dramatique & aux pieces de Theatre » (tous les passages cités sont tirés du folio 1 recto), montrant la supériorité d’un moderne sur un ancien, point sur lequel a insisté Daniela Dalla Valle dans son article consacré à la traduction de D'Alibray du Torrismondo, unique article d’ailleurs jamais écrit à ce sujet4. Cette affirmation marque une fois de plus une prise de position de la part de notre traducteur, prise de position sur laquelle nous allons nous arrêter quelque temps. En effet, que loue-t-il dans la tragédie du Tasse ?

D'une part, il loue l’originalité de la pièce, sa modernité pourrait-on dire puisqu’elle possède un sujet, une fable pour reprendre les termes de D'Alibray inventée par le poète italien  ; en cela, il s’oppose aux principes mêmes de la tragédie qui veulent que la fable soit empruntée à l’Histoire parce que, comme les personnages qu’on y trouve sont connus, sont des nobles, des rois et des reines, il est nécessaire que la fable respecte sa source et donc respecte l’Histoire. D'Alibray ne s’oppose pas véritablement à ce principe qu’il trouve juste puisqu’il permet que la fable de la tragédie soit vraisemblable et donc que le spectateur adhère à ce à quoi il assiste, mais il montre qu’un poète peut tout à fait aboutir au même résultat en inventant la fable, à condition que celle-ci se déroule dans une époque lointaine et dans un pays lointain, comme c’est bien évidemment le cas dans le Torrismon (voir f.3v). Nous citons le jugement qu’émet D'Alibray sur l’invention de la tragédie du Tasse :

Mais laissant ces menuës recherches à part, Je reviens, & dis qu’asseurément tu vas trouver cette Tragedie incomparable, tant pour l’invention dont tu découvriras qu’elle est toute remplie, & qui pour peu qu’on la voulut estendre fourniroit un juste Roman (f.5v.).

Ce que semble apprécier D'Alibray est donc cette originalité, cette modernité dans le sujet, bien que la tragédie du Tasse soit fortement inspirée par la célèbre tragédie de Sophocle, Œdipe Roi5. Il accorde cependant un inconvénient à cette liberté d’invention : le sujet, n’étant pas connu du public, peut souvent paraître obscur et il est donc parfois plus difficile de comprendre tout dès la première lecture ou dès la première représentation. C'est pourquoi D'Alibray a décidé de rajouter dans son édition, d’une part l’Argument à l’ouverture de la tragédie, d’autre part, les notes au texte dans la marge pour éclaircir certains points difficiles, bien que quelques années auparavant, pour la parution de sa traduction de l’Aminta en 1632, il eût critiqué ce procédé comme dévoilant toute l’intrigue et gâchant de ce fait le plaisir du lecteur6. Mais ici, il devait lui sembler indispensable de procéder ainsi. Puis, D'Alibray continue sur les raisons pour lesquelles le Torrismon est une pièce incomparable : « qu’à cause de la varieté des passions qui y sont si naïvement représentées » (f.5v.).Tous les personnages sont traversées par des passions, par des sentiments qui selon lui, doivent éveiller notre compassion et doivent nous toucher, en particulier le personnage d’Alvide7. Les personnages sont alors à même de provoquer chez le lecteur et le spectateur la crainte, mais surtout la pitié, but de la tragédie. Enfin, mais nous en avons déjà parlé, il loue la beauté des vers du Tasse, en particulier dans les récits et les descriptions, ces « belles peintures » comme dit D'Alibray (f.4r.) sur lesquelles le poète italien aurait plus volontiers porté son attention.

Ainsi, D'Alibray se présente comme un fervent admirateur du Tasse, qu’il tente de faire connaître un peu mieux au public français, même si le Tasse était très en vogue à l’époque, comme en témoignent les diverses traductions de sa pastorale8. Le Tasse pour notre traducteur est « un grand Genie » qu’il compare à « un torrent » qui ne pourrait « s’arrester ny souffrir de digue ou de rivage » (f.4v.), et sa tragédie est, ce qui justifie en tout son choix, « encore aujourd’huy estimée la merveille des Tragedies Italiennes » (f.1v.).

Note biographique sur D'Alibray §

Charles de Vion, Sieur de Dalibray, ou D'Alibray – on trouve les deux orthographes – est né certainement aux alentours de 1600 – on ne saurait dire où, aucune trace n’a été conservée à ce sujet – et appartient à une des plus anciennes familles du Vexin, famille qui possédait de nombreux domaines en Ile de France, entre autres celui de Dalibray, petit fief dans l’actuel département du Val d’Oise. Il était fils de Pierre de Vion, seigneur d’Oinville et de Gaillonnet, auditeur à la chambre des comptes, et de Marguerite Le Mazurier ; sa famille remplissait plusieurs charges importantes, entre autres celle de lieutenant général au bailliage de Meulan qu’ils se transmettaient depuis le XVe siècle. Ce qui fait cependant la particularité de notre traducteur est qu’il descendait d’une branche bâtarde de la famille de Vion ; son arrière-grand-père, curé et seigneur d’Oinville, avait eu quatre enfants qui furent légitimés par le roi Henri II en 1552. D'Alibray avait deux frères et une sœur, à laquelle il était très attaché, et qui épousa plus tard Pierre de Saintôt, trésorier de France à Tours, avant de devenir une des maîtresses du poète galant Vincent Voiture. On ne sait rien de son enfance ni de sa jeunesse, et ses poèmes, dans lesquels il se dépeint avec fidélité comme le dit Adam Van Bever9, nous apprennent qu’après quelques déceptions amoureuses, il prit le parti de s’engager dans le métier des armes, emploi qu’il abandonna assez vite. On sait qu’en 1632, il laissa la charge de lieutenant général au bailliage de Meulan, charge qui quittera donc la famille de Vion et sera acquise au cours du mois de juillet de cette même année par M. de Blois. C'est alors – sa traduction de l’Aminte du Tasse date justement de 1632 – qu’il se consacra pleinement à une toute autre carrière à laquelle certainement sa famille ne l’avait pas destiné, celle de poète, poète de cabaret comme le qualifie encore une fois A.Van Bever.

Il fréquenta deux cabarets de Paris où il élut domicile : tout d’abord « Au Riche Laboureur », non loin de la foire Saint Germain, sur l’actuel Carrefour de l’Odéon, auberge que fréquentait aussi, semble-t-il, Scarron, assez agitée d’après ce qu’en écrit D'Alibray lui-même dans ses Vers Bachiques. Trop agitée certainement puisqu’il la quitta pour aller s’installer non loin de là – il suffit de remonter l’actuelle rue Monsieur le Prince – au cabaret « Le Bel Air », qui donne sur la rue de Vaugirard, cabaret tenu par le sieur Bon Puys ou Le Puys. Le public de ce cabaret semble avoitr été différent, plus raffiné, plus galant, plus spirituel que celui du « Riche Laboureur ». Sa sœur, Mme de Saintôt, accompagnée de ses deux filles y vient ainsi que Benserade, le mathématicien et poète – un des meilleurs amis de D'Alibray – Le Pailleur, Faret, un des tous premiers académiciens, Saint-Amant ; on y chante des vers de D'Alibray, mis en musique par le musicien Lambert10, dont la fille épousera Lulli. D'Alibray fréquentait donc les milieux intellectuels et artistiques de la première moitié du XVIIe siècle, à la fois les poètes comme on vient de le voir, Saint-Amant en particulier, Voiture, mais aussi les dramaturges ou les théoriciens du théâtre tels que l’Abbé d’Aubignac puisque Le Pailleur lui adressa une épître11, Benserade – qui était aussi poète – ou Corneille12, ainsi que les milieux scientifiques puisqu’il s’intéressa de près aux nouvelles sciences ; c’est dans ce milieu certainement qu’il rencontra Pascal, dont il devint ami ; nous reviendrons plus tard sur cet aspect.

En 1634, il donne la traduction d’une pastorale peu connue au titre étrange pour le genre, d’un auteur et savant italien de la fin du XVIe siècle, Cesare Cremonini, intitulée La Pompe Funebre ou Damon et Cloris. En 1636, ou peu après, D'Alibray écrivit 73 épigrammes contre Pierre de Montmaur, professeur royal en langue grecque, arrivé depuis peu dans la capitale, personnage à la réputation de goinfrerie, contre lequel se sont essayés tous les poètes satiriques de l’époque, tels que Scarron, Furetière, Sarrazin, Guez de Balzac pour ne citer qu’eux13. D'Alibray le surnomme alors "Gomor" et écrit l’Antigomor, suivi de la Metamorphose de Gomor en Marmite. À la même date paraît sa traduction du Torrismon du Tasse, et l’année d’après sa tragi-comédie, traduction de la tragédie du Comte Bonarelli, le Soliman14. En 1647, il publie son recueil de poésies intitulé La Musette.

C'est à cette même époque que nous retrouvons des traces de lui dans l’entourage de Pascal15 et plusieurs poèmes nous montrent bien leur rapport puisqu’ils sont adressés au futur auteur des Pensées16. La machine arithmétique de Pascal fut présentée au grand Condé en 1644 et le traité de Pascal date de l’année suivante ; quant à l’expérience sur le vide réalisée au Puy de Dôme, elle date de 1648. Abel Lefranc, dans l’article cité en note, nous indique que D'Alibray aurait assisté à l’entretien entre Pascal et Descartes du lundi 23 septembre 1647, entretien au cours duquel Descartes aurait convaincu Pascal de réaliser son expérience, qui ne se fera comme on l’a dit qu’un an après. La présence de notre poète nous est indiquée par une lettre de la sœur de Pascal, Jacqueline à son autre sœur, Madame Perrier, datée du 25 septembre 164717. Le fait que D'Alibray connaissait Pascal tend à montrer que son admiration pour le savant, admiration qui transparaît dans les poèmes qu’il lui adresse, est sincère et raisonnée, comme l’écrit A. Lefranc, basée sur des souvenirs précis, et non un simple exercice de style ou purement académique. La dernière trace que l’on ait de D'Alibray est sans aucun doute la parution de ses Œuvres Poetiques en 1653, réunies en six sections organisées ainsi – nous en avons déjà cité une partie : Vers bachiques, satyriques, héroïques, amoureux, moraux et chrétiens, les deux dernières sections nous signalant peut-être un changement d’orientation de notre poète à la fin de sa vie. Il est certainement mort cette même année, mais les sources manquent à ce sujet. Seule une épigramme de Le Pelletier, insérée dans le nouveau recueil de poésies de la veuve G.Loyson, achevé d’imprimer le 10 décembre 1653, nous indique qu’apparemment D'Alibray n’était alors plus vivant18.

Note bibliographique §

On l’a vu poète et traducteur de l’italien, mais nous avons oublié d’indiquer qu’il avait aussi traduit de l’espagnol. Afin de rendre compte de la totalité de ses œuvres qui nous sont parvenues, nous donnerons la note bibliographique qui suit, tirée de celle que donne A.Van Bever dans son édition des Œuvres Poétiques de Dalidray de 1906 :

=> traductions de l’italien :

- L'Aminte du Tasse, pastorale, traduite de l’italien en (vers) françois. Paris, sans indication d’édition, 1632.

- La Pompe funebre, ou Damon et Cloris, pastorale. Paris, Pierre Rocolet, 1634.Traduction en vers. La source italienne, que nous avons déjà donnée est Cesare Cremonini ; la pièce de D'Alibray est précédée d’un épître à Mme la Baronne de Chandolan signée Dalibray, et suivi de la Reforme du royaume d’Amour, intermedes representés avec la Pastorale.

- Le Torrismon du Tasse, tragédie par le Sieur Dalibray. Paris, La Houssaye, 1636. Traduction en vers. Autre tirage en 1640, à Paris, chez Pierre Rocolet, dans le recueil collectif dont nous parlons dans l’Établissement du texte.

- Le Soliman, tragi-comédie. Paris, Toussainct Quinet, 1637. Traduction en vers. La source italienne est le Comte Prospero Bonarelli.

- Tarquin le Superbe, avec des considerations politiques et morales sur les principaux evenements de sa vie. Traduit de l’italien du Marquis de Malvezzi. Paris, Jean le Bouc, 1643. Réimprimé en 1644 et en 1650. L'ouvrage ne porte pas le nom de Dalibray mais son attribution ne fait aucun doute d’après A. Van Bever. Alexandre Cioranescu dans sa Bibliographie de la Littérature française du XVIIe siècle (Tome 3, p.1986-1987, CNRS, 1965) nous indique un autre titre, Le Romulus du Marquis de Malvezzi, avec des considérations politiques et morales sur sa vie, et une autre date, 1645. Serait-ce la réimpression de 1644 qu’indique A. Van Bever ?

- L'Amour divisé, discours academique, ou il est prouvé qu’on peut aimer plusieurs personnes en mesme temps egalement et parfaitement. Paris, Antoine de Sommaville, 1653. Y figure aussi une Lettre à trois Dames, signée Dalibray. C'est une traduction libre d’un ouvrage de Guidobaldo Bonarelli, qui justifiait par là l’amour divisé du personnage de sa célèbre pastorale, La Phillis de Scyre, Celia. Réimprimé en 1661.

=> traductions de l’espagnol  :

- Histoire des Advantures de Fortunatus, nouvellement traduit de l’Espagnol en François. Rouen, Jacques Cailloüé, 1626. Plusieurs fois réimprimé, en 1670 entre autres à Rouen, et une version plus complète de 1655 à Lyon intitulée Histoire comique ou les aventures de Fortunatus, trad. nouvelle reveuë et augmentée en cette dernière édition d’une lettre burlesque de M.d’Alibray. Ce texte est la Lettre à Polyante dont nous parlerons plus bas.

- Les lettres d’Antonio Perez, autres-fois secretaire d’Estat du Roy Catholique Philippe II, Escrites à diverses personnes depuis sa sortie d’Espagne. Paris, Toussainct Quinet, 1639. Alexandre Cioranescu (op. cit.) nous indique un autre titre Les œuvres morales, politiques et amoureuses d’Antonio Perez, et une autre date d’impression, 1642.

- L'Examen des Esprits pour les sciences, ou se monstrent les differences d’Esprit qui se trouvent parmy les hommes, et à quel genre de science chacun est propre en particulier. Composé par Jean Huarte, Médecin Espagnol, Nouvellement traduit suivant l’ancien Original, et augmenté de la derniere impression d’Espagne. Paris, Jean Guignard, 1650. En ouverture on trouve une épître au Roy signée Dalibray, puis un avis Au Lecteur ; une pièce adressée à sa majesté Catholique (Philippe II) ; une préface de l’auteur et une Table. À la fin figurent des notes et un erratum. L'ouvrage a été réimprimé en 1661, à Paris chez un autre éditeur, Charles de Sercy.

=> ses œuvres en vers  :

- L'Arbre triste, métamorphose. Paris, Toussainct Quinet, 1640. Le texte de cette pièce se retrouve dans les Œuvres poétiques de 1653, section Vers héroïques.

- Métamorphose de Gomor en Marmite, sans indication d’édition, vers 1643. L'ouvrage a été réimprimé dans les Œuvres poétiques de 1653 et dans l’ouvrage de Sallengre, Histoire de Pierre de Montmaur, La Haye, Van Lom, Gosse et Alberts, 1715.

- Lettre à Polyante. Sans indication d’édition, vers 1643. Cette pièce est ensuite parue, nous l’avons dit, dans la traduction que D'Alibray a faite de l’Histoire comique ou les Aventures de Fortunatus, édition de Lyon de 1655.

- La Musette D.S.D (du sieur Dalibray). Paris, Toussainct Quinet, 1647. Seules onze pièces de ce recueil ont pris place dans les œuvres postérieures de 1653. Elles n’ont pas été republiées jusqu’à l’édition de Adam Van Bever de 1906.

- Les Œuvres poétiques du Sr. Dalibray, divisées en vers bachiques, satyriques, héroïques, amoureux, moraux et chrétiens. Paris, Antoine de Sommaville ou Jean Guignard, 1653. A. Van Bever note que le poète attendit sept ans avant de faire publier son ouvrage puisque le permis d’imprimer date du 18 mai 1646. Peut-être cette édition n’est qu’un recueil posthume. Notons enfin la dernière édition qui en a été faite, c’est-à-dire celle de Adam Van Bever, Œuvres Poétiques du Sieur Dalibray, publiées sur les éditions originales de La Musette de 1647 et des Oeuvres poétiques de 1653 ; avec une notice sur un poète de cabaret au XVIIe siècle, des notes historiques et des pièces justificatives, Paris, Bibliothèque internationale d’édition, E.Sansot & Cie, Editeurs, 1906.

- on notera dans cette dernière partie que les poèmes de D'Alibray ont aussi paru dans des recueil collectifs, dont Frédéric Lachèvre nous signale le détail dans son ouvrage déjà cité19.

Ainsi, les œuvres de D'Alibray occupent près de trente années de l’histoire littéraire française, de 1626 avec sa première traduction de l’espagnol à 1653 avec la parution de ses Œuvres poétiques. Ce n’est pas rien ; et en ce qui concerne notre sujet, ce n’est pas rien parce que D'Alibray s’est présenté comme un divulgateur des littératures étrangères, et de la littérature italienne en particulier. Il fut donc bien plus qu’un poète de cabaret puisqu’au travers des préfaces qu’il donne à ses traductions il s’inscrit dans les débats littéraires de son temps ; bien plus que cela aussi comme le montrent ses poèmes qui couvrent un registre assez vaste, passant de la poésie précieuse par laquelle il a forcément été influencé dans ses Vers amoureux, à la poésie satirique et bachique – c’est en ce sens qu’il est un véritable poète de cabaret –, sans oublier d’une part ses liens avec les savants de son époque dont on retrouve la trace dans ses Vers héroïques, et sa dernière conversion qui transparaît dans ses Vers moraux et chrétiens. D'Alibray est un écrivain aux multiples facettes en somme.

La pièce §

Nous ne rendrons pas ici l’argument de la pièce et préférons renvoyer à celui qu’a écrit D'Alibray et qu’il a placé en ouverture de la tragédie (du f.18v. au f.21r.), et qui est présenté ici avec le texte de la tragédie. En revanche seront étudiées dans ce qui suit la composition, la représentation et brièvement l’édition de la pièce.

Sa composition §

La tragédie fut composée, ou plutôt traduite comme nous le verrons dans les parties qui suivent, lors de l’année 1635, à quelle période précisément, nous ne saurions le dire. D'Alibray nous dit qu’en général pour s’exercer à la traduction il se retire à la campagne (f.15r. de son avis Au Lecteur), certainement dans le Val d’Oise d’après ses origines, en tout cas dans une campagne proche de Paris ; peut-être a-t-elle été écrite lors de l’année 1634, année au cours de laquelle D'Alibray faisait paraître une autre traduction de l’italien. Il semble encore impossible de le savoir avec exactitude, et finalement cela a peu d’intérêt.

Sa représentation §

Qu'elle ait été représentée, cela ne fait aucun doute. Il suffit pour cela de lire l’avis Au Lecteur que D'Alibray nous a laissé en ouverture de sa traduction :

Mais quoy, si tu l’as veu representer à nostre Roscius François (car il est bien aussi honneste homme, & hante bien d’aussi honnestes gens que l’autre), cét homme qui parle de tout le corps, & qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte… (f.7v.).

Lancaster20 nous éclaire sur ce point et nous dit que la pièce fut représentée en 1635 très certainement, au Théâtre du Marais, avec dans le rôle principal de Torrismon, l’acteur Montdory – nostre Roscius François – qui se révéla d’après ce qu’en dit D'Alibray un acteur à la hauteur du personnage. Nous n’avons que très peu d’indications sur la représentation, si ce n’est la suppression de certaines scènes jugées trop longues à la seconde représentation. Quelles sont ces scènes ? Surtout des monologues en fait : le monologue de la Nourrice à la scène 2 de l’acte I ; celui de Rosmonde à la scène 3 de l’acte II et un autre de ses monologues à la scène 3 de l’acte V ; celui du Conseiller qui ouvre l’acte III. D'Alibray propose ensuite de raccourcir certains passages comme la discussion sur le mariage entre Rusille et Rosmonde à la scène 4 de l’acte II, ainsi que le monologue que fait Rusille à la scène suivante duquel il ne faudrait conserver que les quatre premiers vers ; enfin, il faudrait terminer la tragédie par les lamentations de Germon et non pas de tous les personnages, et ainsi finir la pièce à la scène 7 de l’acte V. Mais D'Alibray tient cependant à conserver les deux derniers vers de la tragédie, qui se veulent alors résumé de tout l’esprit tragique de la pièce (cf. f.22r. en ouverture de la pièce et qui suit l’Argument que donne D'Alibray). On peut donc constater que plusieurs monologues ont été retranchés, au total quatre et demi, et que les passages trop narratifs ou jugés inutiles dans l’économie de la pièce – bien que D'Alibray légitime leur existence dans l’avis Au Lecteur – tels que la dernière scène qui n’est qu’une scène de deuil et de recueillement, se voient eux aussi supprimés. Il est intéressant de noter à cet égard le fait que le traducteur tente de s’adapter à son public et aux contraintes de la représentation, devenant en cela un véritable praticien du théâtre, même si son expérience fut assez brève, comme il a été vu dans la note biographique qui lui est consacrée.

Son édition §

Nous ne connaissons qu’une seule édition du Torrismon du Tasse mais en revanche deux tirages, nous reviendrons dessus plus tard. L'édition date de 1636, c’est-à-dire l’année qui a suivi la représentation de la pièce comme c’est en général le cas au XVIIe siècle ; elle a été faite chez l’imprimeur Denys Houssaye, à Paris, avec Privilège du Roy qui date du 12 Mars 1636 (cf. f.22v) L'édition que nous donne D'Alibray est intéressante du fait qu’il se livre dans l’avis Au Lecteur à des considérations sur son travail de traducteur ainsi que sur celui de poète, puisque sa traduction est en vers, sur son admiration pour l’auteur italien duquel provient la pièce, le Tasse, et d’une manière générale pour ses commentaires sur la dramaturgie de son temps , c’est-à-dire de la décennie 1630 qui comme on le sait au niveau du théâtre fut très agitée et très riche en innovations.

La source : Il re Torrismondo du Tasse, 1587. Commentaire de comparaison §

Il semble indispensable de rendre compte des transformations opérées par D'Alibray sur le texte du Tasse, et de ce fait de réaliser un commentaire de comparaison21. Nous nous arrêterons tout d’abord sur les différences d’ordre mineur, qui concernent par exemple le titre de la pièce ou les noms des personnages ; puis, nous étudierons les différences d’ordre structural, en rendant compte des différences au niveau de l’organisation de la pièce, de la disparition de certains personnages ou encore de la suppression de certains passages.

Différences d’ordre mineur §

Seront traitées ici les différences qui concernent plus des détails que de véritables changements, détails purement formels la plupart du temps et qui relèvent souvent du premier problème de la traduction, soit le passage d’une langue à une autre.

Noms des personnages §

Il va de soi que les noms ont été francisés et que de ce fait Torrismondo devient Torrismon, Alvida devient Alvide, Rosmonda s’appelle Rosmonde et Germondo Germon. Mais plus intéressante est la remarque qui concerne le changement des noms effectué par notre traducteur. Ainsi, « la Regina Madre » (la Reine Mère) est appelée par son prénom soit Rusille, qui existait déjà dans le texte du Tasse, ce qui la définit plus en tant que personne qu’en tant que fonction (reine). De même le roi de Norvège, père (adoptif) d’Alvide est appelé Galealte et non Araldo ; comme l’explique D'Alibray, c’est pour éviter toute confusion avec le pirate qui enleva Alvide et qui dans le texte italien porte le même nom (cf. scène 7 de l’acte IV). Le nom de Galealte ne provient pas de n’importe où puisque la tragédie inachevée du Tasse parue en 1582 à Venise, la tragedia non finita et qui s’arrête à la seconde scène de l’acte II est intitulée Galealto re di Norvegia, dans laquelle le héros n’est pas roi des Goths mais roi de Norvège. D'Alibray connaissait l’existence de cette ébauche, comme il le dit dans l’avis Au Lecteur (f.2r.). Mais continuons notre inventaire : Frontone devient Fauston, mais aucune explication ne nous est fournie à ce sujet et il semble difficile de comprendre pourquoi D'Alibray a changé ainsi le nom du serviteur du feu roi des Goths, alors qu’il suffisait de franciser Frontone en Fronton. Enfin, le nom de l’un des deux pirates norvégiens qui ne figure pas dans la liste des acteurs puisqu’il n’apparaît pas sur scène en italien est Aldano ; il devient Clitorompe en français et on ne saurait expliquer le changement que par la rime (IV, 6) avec le vers suivant en… trompe (v.1448-1449).

Titre de la pièce §

D'Alibray marque bien que sa pièce est une traduction et non une ré-écriture. De ce fait, il la rattache dans son titre à son véritable auteur, le Tasse. Mais contrairement au Tasse il ne l’intitule pas « le roi Torrismon » (titre italien : Il re Torrismondo) et semble ainsi refuser le rapprochement que le Tasse fait avec la pièce de Sophocle dont elle s’inspire et avec laquelle elle essaie de rivaliser, Œdipe Roi. Peut-être peut-on y voir une volonté de D'Alibray de s’éloigner des modèles de la tragédie grecque, volonté en fait de s’éloigner des principes des Anciens – comme il le sous-entend à plusieurs reprises dans son avis Au Lecteur – et par là de donner à la pièce une certaine indépendance, une certaine forme de liberté et de s’affirmer ainsi comme poète moderne.

Différences d’ordre structural §

Comme de nombreuses pièces du XVIIe siècle, le Torrismon du Tasse a d’abord été représentée avant d’être publiée22. De ce fait, la traduction de D'Alibray, si elle s’éloigne du texte original, le fait pour des raisons pratiques, liées au problème de la représentation. La tragédie du Tasse fut pourtant représentée à deux reprises : tout d’abord au Théâtre Olympique de Vicence en 1618, puis au début du XVIIIe siècle au Théâtre San Luca de Venise. Le Tasse la destinait à être représentée, mais certainement savait-il qu’avant tout elle serait lue en petit comité comme celui de la Cour des Gonzague à Mantoue23. Ainsi, les différences au niveau structural entre la pièce originale et la traduction s’expliquent avant tout pour une raison d’ordre pratique liée aux contraintes de la représentation. C'est d’ailleurs ce que D'Alibray explique lui-même dans l’avis Au Lecteur qui la précède.

Organisation de la pièce §

Dans l’ensemble, les changements opérés par D'Alibray vont vers une certaine clarification de l’action, ou plutôt vers une certaine réorganisation qui s’affirme de plus en plus au XVIIe siècle en France, et bien sûr déjà en 1635. Trois niveaux peuvent alors nous intéresser : la disparition du chœur tout d’abord ; puis, la séparation en scènes, ce qui reste très formel, et découlant de cela, la liaison des scènes entre elles qui est loin d’être évidente dans la pièce du Tasse, alors qu’elle tend à s’imposer dans la traduction de D'Alibray, motivé certainement par un souci de cohérence. Enfin, la disparition de personnages secondaires.

La disparition du chœur §

Le chœur de la tragédie du Tasse apparaît dix fois au cours de la pièce. Mais qui le composent ? Quelles sont ses fonctions ? Enfin, quelles ont pu être les raisons qui ont poussé D'Alibray à le supprimer ?

La composition du chœur §

Elle est vraiment très floue, car dans la liste des personnages en ouverture de la pièce, le Tasse n’indique pas s’il s’agit d’un chœur de femmes ou d’hommes, ou s’il s’agit d’un chœur de jeunes ou de vieillards, cas pour lequel leur fonction est à même de changer, alors que les dramaturges grecs le font systématiquement. Ce n’est qu’au vers 923, au début de l’acte II, que le Tasse nous indique que le chœur, à ce moment placé devant le palais de Torrismon à Arane est composé de « cavalieri », de chevaliers, donc de gentilshommes (forcément nobles) qui composent la suite de Torrismon, et qui sont de ce fait à son service. À son service ils le sont puisqu’à la fin de la scène (II, 1), Torrismon leur demande d’accompagner le « messaggero » ou le Gentilhomme de la part de Germon en français afin qu’il se repose de la route qu’il vient de parcourir. D'Alibray, et aussi pour justifier la sortie du Gentilhomme, est obligé de faire mention de cette présence sur la scène en indiquant en didascalie (p.29), que Torrismon parle et s’adresse « à ses gens : allez et lui rendez tout l’honneur qu’il merite », dit-il au vers 524. Le chœur est donc bel et bien au service de Torrismon.

Une précision est apportée sur sa composition à la fin de l’acte II : « Ora a voi cavalieri mi volgo, / Gioveni arditi » (v.1385-1386). Le chœur est composé de chevaliers (cavalieri) mais qui sont de plus jeunes et pleins d’ardeur (Gioveni arditi). Ce n’est pas un chœur qui pourra conseiller son roi, comme par exemple celui de l’Antigone de Sophocle composé de vieillards de Thèbes. Pour conseiller le roi, le Tasse a crée un autre (et nouveau) personnage : le Conseiller, qui est aussi le confident et le précepteur, puisqu’il l’a élevé et instruit, de Torrismon. Le chœur de la tragédie du Tasse est donc, ne serait-ce qu’en cela, assez différent de ceux des tragédies antiques.

Les fonctions du chœur §

Quelles sont donc en effet les fonctions de ce chœur ? Sur les dix apparitions du chœur, il est possible de les classer en deux catégories : d’une part, il assume une fonction dramatique lorsqu’il intervient dans l’action ; d’autre part, il assume la fonction traditionnelle de sentence au cours des parties chantées qui séparent chaque acte.

=> fonctions dramatiques : elles sont de trois types, tous hérités de la tragédie antique.

- c’est le chœur qui donne les informations aux personnes étrangères à peine arrivées dans la ville. À deux reprises, le chœur du Torrismondo assume cette fonction : au début de l’acte II (scène 1) lorsque le « messaggero primo » transformé par D'Alibray en Gentilhomme de la part de Germon, arrive à Arane afin d’annoncer à Torrismon l’arrivée de Germon ; et à la fin de l’acte IV (scène 7) où le « messaggero secondo », et l’unique véritable messager de la traduction française, arrive lui aussi à Arane et demande à voir Alvide pour lui annoncer la mort de son père, le roi Galealte. Cette fonction reste très codée et est employée de manière quasiment identique dans les deux cas ; c’est pourquoi elle s’avère facilement supprimable.

- le chœur est chargé d’aller chercher un autre personnage, ou de l’accompagner (par exemple, acte II, scène 1, le chœur sort avec le « messaggero primo » pour le conduire dans ses appartements). Ainsi, à l’acte IV le chœur introduit le Devin, de la même manière que le chœur de l’Œdipe Roi de Sophocle avait introduit le devin Tirésias : « Ecco, signore, a voi già viene il Saggio » (v.2411, que nous traduisons ainsi : « Voici, Sire, le Devin qui vient à vous »). Même schéma à l’acte V lorsqu’après ce que vient de lui raconter le « cameriero secondo » (le suicide d’Alvide et de Torrismon), celui-ci dit au chœur qu’il n’aura pas le courage d’annoncer la mort de ses deux enfants à la Reine Mère, Rusille (v.2980-2981). C'est donc au chœur qu’il revient d’annoncer à Rusille la mort de Torrismon et d’Alvide ; c’est pourquoi il sort à la scène suivante dans laquelle apparaît Germon et revient dans la dernière scène accompagné de Rusille et de Rosmonde. Le chœur est donc le lien ici entre les différents personnages et devient ainsi le véhicule de l’information.

- le chœur en tant que personnage qui écoute et de ce fait en tant que miroir du public24, puisqu’ils occupent tous deux la même position d’auditeur et de destinataire du message. Ainsi, à l’acte V lorsque le « cameriero » ou en français le Gentilhomme de chambre de Torrismon survient après le monologue de Rosmonde, c’est au chœur qu’il s’adresse et qu’il fait le récit de ce à quoi il assisté, c’est-à-dire le suicide des deux protagonistes. Le chœur n’est donc là que pour recueillir ce témoignage, afin que cela soit plus crédible aux yeux du public auquel le récit est en fait, en premier lieu destiné. Le chœur ponctue alors le récit de cris de douleur et de plaintes. Dans cette fonction-là, on ne peut pas dire qu’il prenne part à l’action puisqu’il n’intervient en aucune manière dans la scène des suicides. Mais il devient lieu de passage de l’information, fil qui relie le « cameriero », témoin de la scène, et le public. Il est en cela une sorte d’intermédiaire qui permet de faciliter la communication. C'est une fois de plus une conception traditionnelle du chœur héritée de la tragédie grecque antique, comme le montre par exemple le messager qui raconte au chœur le suicide de Jocaste et l’aveuglément d’Œdipe dans Œdipe Roi. Enfin, cela renvoie à une règle dont parle Aristote et que le Tasse respecte ici, soit le fait de ne pas mettre sur scène des épisodes trop violents, tels qu’un meurtre ou un suicide. Le dramaturge se doit d’en faire le récit au travers du discours d’un témoin du drame et qui raconte ce qu’il a vu, la plupart du temps au chœur qui dans la tragédie antique occupe la scène presque tout le temps de la pièce et n’en sort qu’exceptionnellement.

=> fonctions sentencieuses : cette fonction occupe les cinq autres interventions du chœur dans la pièce italienne, à savoir toutes les fois où un acte se clôt, et qui correspond, comme nous l’avons dit au-dessus, aux parties chantées du chœur, alors que les autres où le chœur intervient plus ou moins dans l’action sont des parties récitées, logiquement par le chef de chœur ou coryphée.

À part à l’acte I, où le chœur fait presque partie de l’exposition dans le sens où il dresse un panorama historique et géographique à la tragédie –l’invocation à Minerve en tant que déesse protectrice et pacificatrice se double d’une référence au passé belliqueux des peuples du Nord et situe l’action aux alentours des VIe et VIIe siècles – les autres interventions du chœur en clôture d’acte se font le résumé moral des actions des personnages à l’intérieur de chaque acte. Le combat de l’Amour et de la Raison, et l’exaltation des vertus guerrières de Rosmonde, avec l’espoir que celle-ci cède aux volontés de sa mère et de son frère à l’acte II ; le combat de l’Amour et de l’Amitié avec l’espoir que l’amitié de Germon pour Torrismon cède à son amour pour Alvide à l’acte III ; le libre arbitre de l’homme et l’exaltation des vertus humaines à l’acte IV ; enfin la douleur et la réflexion sur l’aspect transitoire des choses et de la vie humaine à l’acte V. De ce fait, le chœur est l’entité qui établit une distance avec l’action, une distance réflexive qui devient le lieu de rencontre avec le spectateur – ou le lecteur – qui lui aussi, voyant l’action se dérouler sous ses yeux, doit nourrir de telles réflexions (ce qui renvoie à la catharsis propre à la tragédie). C'est pourquoi le chant du chœur se fait aussi l’écho des doutes et des espoirs du spectateur – ou du lecteur – en particulier, aux actes II et III. Enfin, bien que fortement inspiré des chœurs des tragédies antiques, il se fait le miroir des réflexions qui traversent la fin du XVIe siècle où sont remises peu à peu en question les conceptions humanistes de l’homme, des sciences, des connaissances humaines (en particulier aux actes IV et V). Ce n’est d’ailleurs peut-être pas par hasard que l’action de la tragédie se déroule dans un Haut Moyen Age obscur et lointain, plutôt que dans une époque mieux connue et intellectuellement plus brillante comme l’Antiquité.

Le chœur dans la tragédie du Tasse est donc celui, traditionnel, qui tire des leçons de morale de l’action, à laquelle il ne participe que très peu. Sa fonction est de ce fait bien plus dans l’ornementation, ornementation qui se voit à deux niveaux, tout d’abord en tant que l’on mélange aux récits et aux dialogues des parties chantées et ainsi l’œuvre théâtrale devient en partie lyrique ; et ornementation aussi au niveau de la langue employée par le chœur qui, plus que celle de tous les autres personnages, est une langue poétique, chargée de métaphores, de comparaisons, de figures de style en tout genre, de prosopopées et surtout, ce qui est quand même assez propre au XVIe siècle, de références mythologiques. En ce sens, et d’un point de vue purement rhétorique, les parties de clôture du chœur que nous avons appelées parties sentencieuses mêlent le « delectare » (fortement majoritaire) au « docere » (la sentence, donc la morale), mais aussi – en particulier dans le chant qui ferme la pièce – le « movere » au travers des cris de douleur et des plaintes.

En conclusion, que dire à part que les parties sentencieuses du chœur sont avant tout ornementales, fortement rhétoriques, et que leur fonction morale voire didactique ne semble que secondaire. Interrogeons-nous à présent sur les raisons qui ont poussé D'Alibray à supprimer le chœur.

Pourquoi D'Alibray a-t-il supprimé le chœur ? §

De l’analyse que nous venons de fournir sur le chœur dans la tragédie du Tasse, il est possible de dégager une raison en particulier de sa suppression, raison que nous exposerons en première sous-partie. Puis nous en viendrons à évoquer d’autres raisons qui ne sont ici que des hypothèses fournies par les réflexions de ce théoricien et praticien du théâtre qu’est l’Abbé D'Aubignac. Enfin, on notera qu’à aucun moment dans son avis Au Lecteur, D'Alibray n’explique pourquoi il supprime le chœur. À ce stade, on ne sait donc pas ce que pense le traducteur sur la question.

=> raison liée aux fonctions sentencieuses et dramatiques du chœur. Comme nous l’avons vu, les trois fonctions dramatiques du chœur – indiquer le palais royal aux messagers ; sortir chercher un personnage ; écouter le récit du suicide d’Alvide et de Torrismon – ne sont absolument pas indispensables à l’économie de la pièce ; et cette fonction s’avère figée dans une tradition héritée de la tragédie antique, mais qui finalement n’a plus vraiment lieu d’être. Le messager s’adresse ainsi directement au personnage qu’il cherche ou à un de ses intermédiaires ; les personnages entrent par eux-mêmes en scène et n’ont pas besoin d’être introduits ; enfin, le récit du « cameriero secondo » est remplacé par la représentation même des deux suicides sur la scène (problème sur lequel nous reviendrons plus bas).

Quant à la fonction sentencieuse, elle est supprimable pour deux raisons majeures : tout d’abord, parce qu’elle est considérée depuis le début des années 1630 comme beaucoup trop didactique ; or lorsqu’on s’adresse à un public mélangé, il faut savoir avant tout le divertir plus que lui indiquer de longues sentences morales qui vont l’ennuyer25. Par ailleurs, comme on l’a vu, les parties sentencieuses du chœur sont avant tout ornementales et de ce fait, sont aisément supprimables, surtout lorsque l’on sait qu’une pièce telle que la nôtre a d’abord été représentée avant d’être publiée (ce qui est le cas de la plupart des pièces au XVIIe siècle), alors que c’est la situation inverse qui s’est posée pour la pièce originale du Tasse. L'écriture de la pièce est donc soumise aux lois de la représentation : dans l’économie de la pièce, du fait que les discours du chœur ferment chaque acte et n’ont pas de fonction dramatique, les laisser serait rallonger fortement le texte, et de ce fait le temps de représentation. Enfin, pour les praticiens du théâtre dans les années 1630-1640, l’expression statique d’une condition tragique26, telle qu’elle se retrouve en particulier dans le chant du chœur, n’a pas lieu d’être représentée car elle est inutile d’un point de vue dramatique. Peut-être que si la pièce avait été avant tout destinée à la lecture et non à la représentation, le problème aurait été autre.

=> raisons proposées par l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre, 1657, chapitre IV, Livre III, « Des Chœurs ». Deux raisons peuvent être dégagées : une raison tout d’abord matérielle, et qui se posait déjà dans l’Antiquité où on attribuait un mécène à chaque tragédie, mécène qui était chargé de payer le chœur et le coryphée, un des coûts les plus importants. Ainsi, est-ce que le problème financier ne pouvait pas se poser aussi au XVIIe siècle ? Selon D'Aubignac, non, pour la simple raison que si l’on peut faire des tragédies à machine, de plus en plus en vogue à partir de 1650, on peut aussi payer et entraîner un chœur. Cependant, en 1636, ces pièces n’existent pas encore ; elles n’apparaîtront qu’une dizaine d’années plus tard, où elles seront en effet représentées au Théâtre du Marais, ou bien à la Cour du Roi à Versailles dans les années 1660. Mais financièrement, il est fort probable que D'Alibray n’ait pas pu utiliser un chœur. La seconde raison et la plus intéressante est que l’Abbé D'Aubignac ne considère pas les dramaturges de son époque, ni les danseurs et les musiciens capables de faire se déplacer sur scène tout un ensemble de personnes tel que le chœur, et qui doit de plus danser, chanter et jouer de la musique27. Même pour le Tasse, l’usage du chœur a dû être très difficile, comme si trop éloigné finalement de la conception que l’on se fait du théâtre aux XVIe et XVIIe siècles, et qui est véritablement différente de celle de l’Antiquité. En somme, on ne sait plus se servir des chœurs, leur donner une fonction dramatique au sein de la pièce, faire qu’ils soient indispensables comme ils l’étaient dans les pièces antiques. Le chœur apparaît ainsi comme l’un des héritages de l’Antiquité le plus éloigné de nous, et que toujours à notre époque nous avons du mal à concevoir, et même d’un point de vue pratique, à mettre en scène. Nous en venons à dire que le Tasse dans sa tragédie n’a pas donné au chœur un rôle assez important, incontournable comme c’est par exemple le cas dans la Médée de Sénèque. D'Alibray a donc, en plus de toutes les raisons citées précédemment, préféré retrancher de sa traduction le chœur, statique, ornemental, presque inutile dramatiquement, résidu d’une tradition antique que l’on n’arrive plus à concevoir déjà au XVIIe siècle.

=> Ainsi, les chants de clôture de chaque acte sont bel et bien supprimés et ne sont assumés par aucun autre personnage. Quant aux interventions récitées du chœur, elles sont dans l’ensemble elles aussi supprimées : lorsque le chœur n’est là que pour indiquer le palais de Torrismon (début de l’acte II et fin de l’acte IV), il disparaît et le messager s’adresse directement au personnage qu’il cherche, soit Torrismon ; lorsque le chœur introduit un autre personnage tel que le Devin à l’acte IV, il est aussi supprimé parce que finalement Torrismon s’adresse à Rosmonde (fin de la scène 3 de l’acte IV) pour cette requête (v.1310-1311), ce que l’on retrouvait déjà en italien (v.2380). Donc, c’est Rosmonde et non pas le chœur qui les fait appeler dans la traduction de D'Alibray, et ils n’ont besoin de personne pour être introduits. Il en est de même à l’acte V lorsqu’à la dernière scène Rusille et Rosmonde arrivent sur le plateau accompagnées du chœur, qui était allé les chercher après l’entretien avec le « cameriero secondo ». Mais la nouvelle de la mort des deux amants peut très bien se propager seule, comme c’est le cas pour Germon, et de ce fait dans la pièce française elles peuvent apparaître en scène venues de leur propre chef. Ainsi, il ne reste que la partie du chœur où il écoute le récit du « cameriero secondo » à l’acte V, qui ne disparaît pas complètement (bien sûr le chœur n’est pas plus présent à ce moment-là qu’aux autres), le récit étant transformé en représentation sur la scène du moment fatidique. La partie du chœur est donc alors assumée par un autre moyen qui permet la communication directe avec les spectateurs. Le problème sera étudié plus loin.

La séparation en scènes §

Le Tasse, respectant l’ordre de la tragédie grecque antique – soit un prologue (en général) suivi de l’entrée du chœur, puis trois épisodes tous séparés entre eux par le chant du chœur, et enfin l’épilogue avec la sortie de celui-ci – a divisé sa tragédie en cinq actes. En cela, rien d’étrange et rien de nouveau, rien d’incohérent non plus, D'Alibray ne touche donc pas aux actes. Quant aux scènes, le problème est autre mais c’est celui de nombreuses pièces du XVIe siècle et du début du XVIIe. Le dramaturge n’indique pas que l’on change de scène. Pour le Tasse il suffit d’indiquer les noms des personnages présents sur le plateau pour marquer le début d’une nouvelle scène. Tous ceux qui n’y sont pas mentionnés ne figurent donc pas sur scène, et même s’ils étaient là à la scène précédente, leur sortie n’est pas indiquée par une didascalie. L'économie de la pièce veut qu’ils sortent pour une raison ou pour une autre, qui logiquement devrait être justifiée. Mais la pièce d’origine ne la donne pas forcément (voir la sous-partie qui suit). À partir de ce principe, D'Alibray recompose pourrait-on dire, à deux reprises le découpage en scènes :

- tout d’abord à l’acte IV, où alors que le Tasse introduit tous ensemble sur la scène, et en même temps, Torrismon (qui y était déjà), le Devin et le chœur, D'Alibray découpe ce passage en deux scènes : la scène 4 qui est un monologue de Torrismon et la scène 5 dans laquelle entre le Devin. Il lui a donc semblé que le discours de Torrismon au début de la scène était plus un monologue, qui n’avait donc pas besoin d’autres auditeurs que le public, qu’une tirade s’adressant à la fois à lui-même, au chœur et au Devin comme c’est le cas en italien.

- puis, à l’acte V, lorsque D'Alibray prend le parti de faire représenter les suicides d’Alvide et de Torrismon (scènes 4 et 5) qui n’étaient que racontés en italien.

La liaison des scènes entre elles §

De la séparation en scènes explicitement indiquée dans la traduction française découle donc, pour plus de vraisemblance et de cohérence, un respect de ce que nous pouvons appeler la règle de liaison des scènes. Si l’on se réfère à ce qu’écrit B. Louvat28, la liaison d’une scène à une autre se fait selon trois catégories distinctes : la présence, la vue et le bruit. Nous avons relevé les différentes interventions de D'Alibray :

- acte III, scène 3 : Germon/ Torrismon ; on sous-entend qu’à la vue d’Alvide, Germon sort. Le texte français l’indique clairement par les paroles de Germon : « Mais adieu, je vous laisse avec la belle Alvide » (v.919), ce que ne fait pas le texte italien.

- acte III, scène 4 : Torrismon/ Alvide ; Torrismon sort lorsqu’il voit arriver le Gentilhomme envoyé par Germon. Cela nous est indiqué par la didascalie de D'Alibray (p.54) alors qu’ici aussi le texte italien ne donne aucune indication. D'Alibray éprouve donc le besoin de justifier cette sortie quelque peu précipitée du personnage, même si au niveau de la représentation, le spectateur n’aura pas cette explication et devra de ce fait faire le lien lui-même, certainement du fait que lorsqu’entre en scène le Gentilhomme, Torrismon est encore présent et que le public peut le voir. C'est donc une liaison de vue.

- acte V, scène 1 : Alvide/ la Nourrice ; à la fin de la scène, Alvide sort précipitamment. On n’a pas d’indication sur ce que fait sa Nourrice, mais il semblerait logique qu’elle la suive. D'Alibray, comme en III, 4, indique la sortie d’Alvide par une didascalie, « Alvide s’en va sans l’escouter » (p.101), quand l’italien ne mentionne rien. Cependant, reste litigieux l’enchaînement avec la scène 2 dans laquelle paraît Rusille : sommes-nous dans la même pièce du palais ? Se pose alors le problème de l’unité de lieu29, puisqu’il semble invraisemblable que les deux scènes aient lieu au même endroit et que Rusille, à peine la Nourrice sortie, entre en scène au même point.

- acte V, scène 8 : Rusille/ Gentilhomme/ Germon/ Rosmonde/ le Gentilhomme qui vient de raconter la mort des deux protagonistes à Germon dans la scène précédente, annonce l’arrivée de Rusille : « Sire, voicy la Reyne » dit-il au vers 1830, ce que ne figure pas le texte italien.

Ainsi, dans les quatre interventions de D'Alibray pour relier d’une manière plus vraisemblable et cohérente les scènes entre elles, on note qu’il utilise toujours la liaison de vue, le personnage en scène voyant arriver l’autre et de ce fait sortant. Les autres scènes sont identiques à celles que l’on trouve dans la tragédie du Tasse ; c’est en général une liaison de présence, la plus courante, à savoir qu’un personnage reste sur scène au moins deux scènes d’affilée voire tout un acte, et permet ainsi l’unification du lieu et du temps. C'est ce qui se passe à l’acte IV à partir de la scène 3 où Torrismon est présent tout le temps.

Mais la liaison des scènes chez le Tasse, et donc aussi chez D'Alibray qui n’a pas résolu le problème partout, loin de là, n’est pas forcément évidente, et de ce fait n’est pas toujours cohérente : ni le Tasse, ni D'Alibray ne justifient la sortie de Torrismon à la scène 2 de l’acte II et l’entrée de Rosmonde à la scène suivante ; aucune annonce n’est faite, Torrismon ne semble ni la voir ni l’entendre arriver. Les personnages ne se croisent pas, c’est comme si l’action tout à coup, après deux scènes, était coupée et repartait vers autre chose. C'est ce qu’on retrouve au dernier acte et que nous avons déjà signalé plus haut : si Alvide, et l’on suppose la Nourrice à sa suite, sortent à la fin de la première scène, rien ne nous justifie l’entrée de Rusille (scène 2) et sa sortie, ni celles de Rosmonde (scène 3). Le problème reste donc entier malgré les efforts de D'Alibray pour essayer d’unifier l’action par quelques indications, soit en tant que notes ou didascalies, soit par l’intermédiaire du discours des personnages.

Enfin, l’inverse se produit aussi puisque à l’acte I, alors que le Tasse avait justifié la sortie de la Nourrice à la fin de la scène 2 (v. 233 : « Ma ecco il re, cui la regina aspetta », que l’on traduit ainsi : « Mais voici le roi que la reine attend »), par le fait qu’elle voie Torrismon arriver, D'Alibray ne traduit pas et n’indique pas non plus sa sortie par une quelconque note, ce qui reste assez surprenant. Ainsi, la traduction de D'Alibray nous montre une règle encore en élaboration, qui n’est pas encore systématique mais qui tend à s’imposer de plus en plus.

Disparition de personnages secondaires §

Le Tasse distingue deux « camerieri » (domestiques, valets), l’un envoyé de la part de Germon à l’acte III pour offrir des cadeaux à Alvide (indiqué comme « cameriero primo »), l’autre à l’acte V, unique témoin du suicide d’Alvide et de Torrismon, et qui a donc pour fonction de faire le récit du dénouement de la tragédie (indiqué alors comme « cameriero secondo »). À côté des deux « camerieri », le Tasse crée deux « messaggeri », selon un principe très utilisé dans la tragédie grecque : le premier, au début de l’acte II, annonce l’arrivée de Germon à Arane, le second à la fin de l’acte IV (scène 7) annonce la mort du roi de Norvège, Galealte, père adoptif d’Alvide. De ces quatre personnages, il n’en reste que trois : afin de ne pas créer trop de confusion entre des personnages qui finalement occupent la même fonction, D'Alibray a préféré faire fusionner deux personnages en un, puisque tous deux font partie de la suite de Germon : le « cameriero » de l’acte III et le « messaggero » de l’acte II. Le personnage a donc deux scènes et est appelé Gentilhomme de la part de Germon. En revanche, le « cameriero secondo » qui fait partie de la suite de Torrismon reste inchangé ; et le « messaggero secondo » de l’acte IV qui occupe une fonction primordiale dans le dévoilement de l’identité véritable d’Alvide, semblable à celle du messager de l'Oedipe Roi de Sophocle qui annonce à Œdipe la mort de celui qu’il croit son père, est identique aussi.

Scènes et passages coupés ou rajoutés §

Deux variantes §

Au niveau des changements d’ordre mineur dans cette organisation des scènes, sont à noter deux variantes qui expliquent les différences opérées entre le texte du Tasse et la traduction de D'Alibray Tout d’abord, à la scène 3 de l’acte II, scène où nous découvrons le personnage de Rosmonde, D'Alibray s’est appuyé sur une des corrections tardives du Tasse30, puisqu’il nous présente une Rosmonde amoureuse de son frère Torrismon comme le montrent les vers 577 à 580 :

Mais qui peut se deffendre et s’empescher d’aymer ?
Qui proche d’un beau feu ne pourroit s’enflammer ?
Helas malgré moy, j’ayme et brûle pour mon maistre,
Je le cherche, et le fuis quand je le voy parestre ;

et elle continue plus loin :

Me le faut-il aymer comme sœur ou servante ?
Mais s’il hayt d’une sœur l’ardeur trop violente  :
Soyons donc sa servante et dessous un tel nom
Essayons de gaigner le cœur de Torrismon. (v.582-586).

Nous avons déjà évoqué les trois éditions que D'Alibray devait avoir eues en mains pour réaliser sa traduction – Cagnacini, Ossana et Zoppini – puisqu’il traduit exactement les vers italiens qui y figurent (v.1046-1059), et que dans les toutes premières éditions, cette variante n’y paraît pas. Ne connaissait-il que cette version ? Etait-ce un choix volontaire ? Si c’est un choix volontaire, il paraît bien étrange puisqu’à aucun autre moment Rosmonde n’évoquera cet amour pour Torrismon, ni avec les autres personnages, ni au cours d’un monologue. D'un point de vue dramatique, cet amour n’apporte rien, il ne modifie pas l’action puisque Rosmonde décide de révéler sa véritable identité à Torrismon non pas parce qu’elle veut par la même occasion lui révéler son amour, mais parce qu’elle a été promise à Germon, et en raison du vœu fait à sa mère véritable, elle ne peut, de toutes façons, l’épouser. La variante du Tasse qu’a traduite D'Alibray a un aspect quelque peu incohérent : d’après les derniers vers de cette scène, Rosmonde serait prête à gagner le cœur de Torrismon, donc à le séduire, à lui dire son amour, et de ce fait à ne pas respecter les vœux que sa mère avait prononcés pour elle. Or, elle refuse tout mariage dans la scène suivante avec Rusille, pour diverses raisons certes, mais surtout parce qu’elle a promis à sa véritable mère de se consacrer à une vie monacale. La seule chose qu’apporte le personnage de Rosmonde amoureuse de Torrismon est qu’elle se présente comme un double d’Alvide31, toutes deux à la fois amoureuses et sœurs de Torrismon. Cela crée dans la pièce alors un effet de miroir entre les deux personnages féminins principaux. Peut-être était-ce un moyen pour donner plus d’épaisseur au personnage de Rosmonde, pour la rendre plus sensible et moins déterminée dans ses décisions. Mais ce ne sont là que des hypothèses.

La seconde variante est celle de la lettre à l’acte V, et cette fois elle semble découler non pas d’une version tardive sur laquelle se serait appuyé D'Alibray, mais de sa propre volonté et de son propre choix. La lettre est écrite par Torrismon et adressée à Germon ; elle se veut en quelque sorte le testament de Torrismon. Mais en italien, elle est écrite après la mort d’Alvide, et la résolution de Torrismon de se tuer ne vient qu’après la mort de sa sœur ; alors qu’en français, Torrismon avait déjà écrit la lettre et avait déjà résolu de mettre fin à ses jours, ce qui dans la conception du personnage est quand même bien différent. Le Torrismon du Tasse reste ainsi incapable d’agir, tout du moins avant la mort d’Alvide et devient ainsi le parfait représentant d’une inertie tragique, personnage prisonnier de ses propres sentiments. La différence introduite par D'Alibray rétablit quelque peu le héros dans son honneur : certes, il est honteux qu’une femme l’ait devancé (v.1726-1727, V, 5), mais tout de même sa décision, comme la lettre le témoigne, a déjà été prise avant. Il reste donc fidèle à son image d’un roi courageux qui a fait ses preuves à la guerre comme de nombreux passages de la pièce nous en ont dressé le tableau. On assiste presque en cela à un retournement de situation dans le sens où Torrismon semble réacquérir par ce geste une partie de sa gloire passée, ou tout du moins de son honneur perdu.

Scènes et répliques jugées inutiles §

D'Alibray a fortement réduit la pièce originale : de 3328 vers on passe à 1919 vers en français, et ce fort raccourcissement ne s’explique pas seulement par la suppression des parties du chœur. D'Alibray supprime en effet énormément de répliques, voire des scènes entières.

La dernière scène de l’acte III n’a pas été traduite par D'Alibray : la pièce française se clôt en effet avec la scène 6 entre Alvide et sa Nourrice. Mais la pièce italienne se poursuit, avant le chant du chœur qui ferme l’acte, par une scène entre Alvide et Rusille, la Reine Mère, et sa mère véritable comme nous l’apprenons au quatrième acte. La scène est très courte et s’articule en deux répliques pour Alvide et deux pour Rusille, soit au total 33 vers. Très conventionnelle, la scène ne nous apprend rien si ce n’est qu’Alvide explique à Rusille qu’elle a reçu des dons du roi de Suède, Germon, et qu’elle s’en trouve très touchée ; Rusille en profite pour affirmer l’amitié très forte qui unit les deux rois, Germon et son fils Torrismon, et que les dons qui ont été faits à Alvide lui seront rendus comme il se doit, ce qui fait certainement référence au mariage prévu entre Germon et Rosmonde. Malgré les doutes qu’Alvide a exprimés à la scène précédente, la scène se clôt sur une note d’optimisme, peut-être un peu contraint, de la part d’Alvide, mais surtout de la part de Rusille, qui annonce à la fin l’arrivée des représentants des pays voisins invités aux noces. Cette scène a peu d’intérêt, et c’est certainement pour cette raison que D'Alibray l’a supprimée. Cependant, c’est l’unique rencontre entre les deux femmes, et donc entre la mère et la fille, même si à ce moment de l’histoire l’identité d’Alvide n’a pas été dévoilée, et qu’elles ne se connaissent pas, de ce fait, comme telles. C'est peut-être pour cette raison que le Tasse a cru bon, même si c’est quelque peu d’une manière artificielle, d’introduire Rusille sur la scène à ce moment-là, alors que finalement elle n’a rien à y faire. Le Tasse avait peut-être pensé qu’il fallait réunir la mère et la fille à un moment ou à un autre de la tragédie, pour provoquer un effet de surprise plus grand chez le spectateur lorsque celui-ci, en même temps que Torrismon, apprend à l’acte suivant le lien de parenté qui unit Alvide et Rusille. D'Alibay ne semble pas partager cette conception et surtout a dû considérer la tragédie plus d’un point de vue pratique, donc lié à la représentation de la pièce, et a de ce fait jugé inutile cette scène, surtout dans une pièce qui est déjà assez longue.

Aux scènes 3 et 7 de l’acte IV, D'Alibray a supprimé de nombreuses répliques : la scène 3 oppose Rosmonde et Torrismon, Rosmonde révélant à celui-ci sa véritable identité et donc le fait qu’elle n’est pas sa sœur ; c’est certainement une des scènes les plus longues de la pièce. Ainsi, sur 28 répliques pour chacun des deux personnages, 15, soit plus de la moitié ont été supprimées : 15 pour Rosmonde et 15 pour Torrismon. Quant à la scène 7, déjà beaucoup plus courte, deux répliques du messager ont été supprimées ainsi que deux pour Torrismon. La révélation de sa véritable identité par Rosmonde à la scène 3, adopte en français le procédé du in medias res, évitant la dilation de l’action que l’on a dans le texte italien, où Torrismon répète plusieurs fois la même question, créant ainsi un effet d’attente. Dans la traduction en revanche, dès le début Torrismon déclare :

Je suis à tes paroles le plus confus du monde,
Tu n’es donc pas ma sœur! Tu n’es donc pas Rosmonde ! (v.1246-1247).

D'emblée on comprend que Rosmonde lui a déjà révélé sa véritable identité, et ce qui va suivre ne sera que l’explication de cette situation ; le spectateur-lecteur, à l’image de Torrismon, est confus et surpris. Alors que pour l’équivalent italien, on trouve non pas une première réplique de Torrismon, mais un exposé obscur de Rosmonde qui lui explique qu’elle est sa servante :

[…] O re, son vostra serva,
E vostra serva nacqui e visse in fasce. (v.2197-2198),

que nous traduisons ainsi : « O roi, je suis votre servante, et votre servante je naquis et vécus au berceau ». Ce à quoi Torrismon répond en lui demandant si elle n’est pas Rosmonde, sa sœur. Le procédé on le voit, est beaucoup plus long et moins direct en italien. Il en va de même à la scène 7 où l’introduction rhétorique du messager qui dit qu’il apporte une bonne nouvelle, même si c’est la mort du père d’Alvide, et où il s’adresse ensuite au chœur pour savoir où se trouve celle-ci est beaucoup plus longue. Dans le texte français l’introduction du messager est réduite à quatre vers, et tout de suite, il aperçoit Torrismon et s’adresse à lui (v.1454-1455). La traduction française est ainsi plus courte, plus directe, moins rhétorique peut-être, et pourtant plus efficace d’un point de vue dramatique, certainement plus adaptée aux conditions de la représentation.

Les parties jugées trop récitatives §

Citons ce que D'Alibray écrit lui-même sur ce sujet dans son avis Au Lecteur :

Adjoutez à cela que chacun n’ayme pas ces longs recits, dont l’usage est pourtant si necessaire dans une piece composée dans les regles, & dont celle-cy est toute remplie ; Et neantmoins c’est une chose asseurée que si durant quelque narration l’esprit s’eschappe & se destourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent le fil ou de l’histoire, ou de la fable (f.4r.).

D'Alibray poursuit en affirmant que selon lui le Tasse a composé cette pièce pour la lecture et non pour la représentation, ce qui explique le grand nombre de parties récitatives et narratives, et qu’il a de ce fait « travailler plustost à de belles peintures qu’à des Scenes commodes et plaisantes à la veuë » (f.4r.). D'Alibray cite alors deux exemples, celui de la tempête, et celui « du recit exact de l’appareil des jeux et des magnificences » (f.4v.), et continue ainsi :

et quoy que dans ma version j’aye abbregé les endroits dont je parle, et d’autres que je passe soubs silence, pour n’estre pas ennuyeux, neantmoins comme en une si vaste Tragedie il estoit bien difficile de rencontrer justement ce qui estoit de plus necessaire : dans sa seconde representation je retranchay encore beaucoup de choses qui sembloient un peu languissantes (f.4v.).

C'est donc pour ne pas ennuyer le spectateur, et c’est parce que la pièce est composée pour être représentée que D'Alibray a fortement raccourci, voire supprimé (comme on l’a vu en plus haut) divers passages. Cependant, D'Alibray raccourcit plutôt qu’il ne supprime comme il l’écrit plus loin : « on nous enseigne qu’il faut laisser lieu aux digressions, & à l’art dans les Tragedies, & que les Episodes y font comme les meubles et les autres ornemens dans une maison » (f.8r.).D'Alibray n’oublie pas que la tragédie doit beaucoup à la poésie (on parle de théâtre comme de « poème dramatique » au XVIIe siècle d’ailleurs), et donc que l’ornementation et que la digression ne sont pas inutiles et doivent plaire au spectateur, mais pour cela il ne faut pas qu’elles soient trop longues.

En effet, la pièce italienne est assez longue, et sa longueur est majoritairement due aux répliques très récitatives que le Tasse assigne aux personnages : le début de la pièce en fournit à ce titre le meilleur exemple ; dans la première scène, Alvide expose son angoisse à sa Nourrice, angoisse qu’elle ne comprend pas tout à fait et trouve Torrismon, l’homme qu’elle aime passionnément et son futur époux, distant depuis qu’ils sont arrivés à Arane ; pour expliquer tout cela, Alvide ne met pas moins de 108 vers (v.16-124). Torrismon deux scènes plus tard expose quant à lui son dilemme au Conseiller et lui narre sa nuit avec Alvide, il le fait en 308 vers (!), ce qui paraît presque invraisemblable pour un acteur, et impossible à porter sur scène. C'est d’ailleurs dans cette tirade (v.301-609) qu’il fait le célèbre récit de la tempête dont nous parle D'Alibray dans son avis Au Lecteur et sur lequel nous allons revenir. Ce ne sont que des exemples, certes empruntés à l’exposition dans laquelle il faut faire le récit des faits passés qui déterminent la trame de la tragédie, mais ils sont nombreux dans la pièce italienne : à la scène 6 de l’acte II, Torrismon s’adresse au chœur composé de jeunes chevaliers qui semble déjà entré sur la scène pour entonner son chant de clôture de l’acte ; ce passage, sur lequel nous allons revenir, est réduit à 10 vers en français (v.824-834) au lieu de 86 en italien (v.1369-1457) ; la scène 1 de l’acte III où le Conseiller fait un monologue sur sa condition et son devoir de courtisan, devoir qui l’amènera à proposer à Germon la main de Rosmonde, est un monologue de près de 70 vers en italien (v.1506-1574) contre seulement 30 vers en français (v.835-864) ; la scène 1 de l’acte IV entre le Conseiller et Germon raccourcit énormément leurs répliques qui se veulent très rhétoriques, puisque le Conseiller essaie de convaincre Germon d’épouser Rosmonde et que celui-ci tente de lui montrer qu’une telle alliance n’est pas nécessaire. Ainsi, pour la première réplique du Conseiller, on passe de 92 vers (v.2000-2092) à 43 vers en français (v.1116-1159) ; il en va de même pour la première réplique de Germon qui de 8 vers passe à 4 vers, soit la moitié. À diverses reprises, D'Alibray procède ainsi et raccourcit fortement les répliques des personnages, souvent de moitié comme on vient de le voir. De même pour le discours du Devin à la scène 5 de l’acte IV, lors de sa huitième réplique qui passe de 35 vers (v.2447-2482) à 13 vers en français (v.1368-1381).

Enfin à l’acte V, et c’est ce que nous allons tenter d’étudier de plus près, le récit que le « cameriero secondo » fait au chœur juste après le monologue de Rosmonde (scène 3) qui renvoie aux scènes 4, 5 et 6 de la pièce française est représenté sur scène par D'Alibray : là s’affirme un changement important et intéressant opéré par notre traducteur, significatif de sa conception du théâtre – ou plutôt de sa « pratique du théâtre » pour reprendre les termes de l’Abbé D'Aubignac – et de la conception que son époque se faisait du spectacle dramatique.

Le premier procédé employé par D'Alibray est donc de raccourcir fortement les répliques des personnages, sans les supprimer totalement ; le second procédé qu’il emploie est la représentation de parties récitées dans le texte d’origine ; voilà ce qu’il nous dit : « au lieu que voulant donner quelquechose à ceux qui n’ayment que le spectacle, j’ay cru que je pouvois faire voir ce qui n’est que recité dans l’Autheur » (f.10v.). Ainsi, c’est encore une fois pour éviter un trop long récit que le traducteur décide de faire représenter le suicide d’Alvide et de Torrismon sur la scène ; et c’est certainement aussi pour satisfaire aux goûts du public de l’époque, qui comme l’a montré Jacques Scherer dans son ouvrage La Dramaturgie classique en France, aime les dénouements sanglants, à la limite du supportable et de la bienséance32. Jusqu’à la Fronde, le public aura ce goût relativement prononcé pour ce que l’habitude de la bienséance interdit de représenter, comme les viols, les suicides, les meurtres et autres, et pour ce qui, on le rappelle, n’était pas représenté dans les tragédies antiques – on ne voit pas le suicide d’Antigone dans la pièce éponyme de Sophocle – et qui ne devait pas l’être selon Aristote. Ainsi, aux scènes 4, 5 et 6 de l’acte V, D'Alibray passe du récit à l’action, puisqu’il décide de mettre sur scène les deux suicides, mais n’invente en aucune manière les discours des deux personnages. Il reprend dans sa traduction ce que le Tasse avait écrit et que le « cameriero secondo », remplacé en français par le Gentilhomme de chambre de Torrismon – ce qui nous montre que en dépit du passage à la représentation, le rôle est conservé –, rapporte au discours direct. La transposition était de ce fait relativement aisée. Cependant, en passant à la représentation, D'Alibray insiste beaucoup moins sur la douleur des personnages et sur leur état d’âme. À la lecture, la réaction de Torrismon devant le corps inanimé d’Alvide semble beaucoup plus impressionnante et porteuse d’émotions chez le Tasse que dans la traduction de D'Alibray – mais peut-être qu’une fois représenté, le récit est moins puissant que l’action. Le « cameriero », qui a assisté à la scène et qui est le seul témoin, décrit les réactions de Torrismon : « E'l confermo' giurando, e lagrimando » (v.3025), que l’on traduit ainsi : « et il le confirma en jurant et en versant des larmes ». « Lagrimando » est repris un peu plus loin au v.3035. Puis les vers 3046-3048 décrivent son état devant le corps d’Alvide :

… Muto e mesto,
Da la pietate e da l’orror confuso,
Il suo dolor premea nel cor profondo,

que nous traduisons ainsi : « Muet et triste, confus par la pitié et par l’horreur, sa douleur faisait profondément pression dans son cœur », vers dans lesquels le Tasse insiste sur l’effet que doit produire sur le spectateur, ou le lecteur, le récit d’un tel événement : la pitié et l’horreur – au XVIe siècle, l’horreur est souvent assimilée à la crainte, qui serait plus correcte –, fins propres à la tragédie si l’on se rappelle les préceptes d’Aristote. Les descriptions, parce qu’elles se font par l’intermédiaire d’un troisième personnage qui ne prend pas la parole de la même manière dans la traduction française, sont plus évocatrices et plus touchantes en italien, alors que le fait d’avoir porté devant les yeux du public le spectacle de la mort des deux amants semble enlever à la scène une partie de la force que le récit lui donnait.

Dernier problème qu’impose la représentation des suicides : le changement de lieu. Mais il sera étudié plus tard (cf. VI. Le traitement des trois unités, en particulier, C. l’unité de lieu).

Le passage de l’italien au français §

=> la langue du Tasse : nous ne nous attarderons pas sur ce point puisque notre édition critique ne porte pas sur la pièce italienne mais sa transposition française ; par ailleurs, il nous serait relativement difficile de faire une analyse juste et précise de la langue de Torquato Tasso. Nous n’en resterons donc qu’à des remarques d’ordre général. Ainsi, la langue utilisée par le poète italien dans sa tragédie est avant tout une langue très poétique, fortement chargée de figures de style en tout genre, comparaisons, métaphores, hyperboles, oxymores et figures antithétiques nombreuses ; les exemples abondent et pour cette raison nous nous contenterons de n’en prendre qu’un qui mêle aussi les références mythologiques, c’est-à-dire le discours du Devin en IV, 5 ; peut-être l’exemple est un peu trop chargé de références d’ailleurs, peut-être est-il trop représentatif de ce que peut être la langue du Tasse dans le Torrismondo. Le Devin, du vers 2447 au vers 2482 dans la pièce italienne fait des présages obscur concernant Torrismon et l’avenir du royaume des Goths ; il parle alors d’un combat mené entre les constellations zodiacales avec il gran Centauro (« le grand Centaure ») qui surgissant lance des flèches du ciel et tend l’arc, puis emploie une périphrase pour évoquer le Taureau (la constellation), la belva crudel (« la bête cruelle ») qui épouvante Il Vecchio (« le Vieux », soit la constellation du Verseau), puis décrit Mars, la planète mais identifié au Dieu de la Guerre. La description devient aux vers suivants encore plus figuratives : « E la Vergine io veggio, amica a le arti / Turbata in vista, e la celeste Libra : con men felici e men sereni raggi, / E cader la Corona in mezzo a l’onde » ; (v.2463-2466, ce que nous traduisons ainsi : « Et je vois la Vierge » – la constellation encore une fois, mais ne doit-on pas y voir une référence à Alvide qui devrait être vierge ? -, « amie des arts, perturbée par la vue, et la céleste Balance » – la constellation mais aussi le symbole de la Justice – « avec des rayons moins heureux et moins sereins, et je vois la Couronne » – symbole bien évidemment de la Royauté, et ici de Torrismon – « tomber au milieu de la mer »). Puis, le Devin parle de la lune mais encore une fois emploie une périphrase, que voici : « Chi scote da le nubi il ciel tonando, / O pur la mansueta e gentil figlia, / Ma 'l superbo guerrier la mira e turba » (v.2468-2470, dont nous donnons la traduction : « Celui qui, des nuages, en faisant retentir le ciel de tonnerre » – Jupiter, à la fois le Dieu et la planète – « brûle sa fille douce et gentille » – la lune donc la déesse Diane qui était complice de la nuit d’amour de Torrismon et d’Alvide dont on a le double récit au premier acte-, « que le superbe guerrier » – Mars, Dieu de la guerre – « regarde et perturbe »). Les références mythologiques en surabondance, les périphrases, les hyperboles aussi, tendent à créer un discours complètement halluciné et néanmoins fortement poétique. La langue du Tasse se révèle à maintes reprises, mais il serait impossible ici d’en voir le détail, inspirée par les descriptions d’Ovide et de Virgile ainsi que par les poètes italiens qui l’ont précédé, Dante, Pétrarque, Bembo. En cela, la langue du Tasse a souvent été qualifiée, tout du moins dans sa tragédie, de figée parce qu’elle reprend la langue des XIVe et XVe siècles et non pas la langue italienne couramment utilisée à la fin du XVIe siècle. Une langue difficile d’accès pour un public mélangé, mais puisque la tragédie du Tasse s’adresse à un public de Cour, celle de Mantoue, le problème ne semble pas véritablement se poser. Mais comment D'Alibray la transpose-t-il ?

=> Il serait inutile de dire que notre poète ne conserve ni les longues descriptions, ni les longues narrations de la pièce d’origine, nous l’avons montré ci-dessus ; il y a certes des références mythologiques mais elles sont beaucoup moins nombreuses en français. À titre d’exemple rendons la traduction de D'Alibray – en entier – du passage du Tasse que nous venons de citer ; voilà ce que dit le Devin :

Mais je voy le Centaure armé dedans les Cieux,
Qui tire et court après un Monstre furieux,
Mars luy-mesme en a peur, & prend en main sa lance.
Je voy choir la Couronne, & trembler la Balance ;
Tous les Astres entr'eux ont un mauvais aspect  :
Je voy chasser du Ciel des Dieux sans nul respect
J'en voy d’autres armez d’éclairs & du tonnerre
Qui livrent aux mortels une immortelle guerre. (v.1374-1381).

On constate que la traduction une fois de plus est beaucoup plus courte et comme nous l’avons signalé plus haut, beaucoup moins chargée de références mythologiques ; il en ressort que le discours du Devin semble beaucoup moins halluciné que celui du Tasse, beaucoup moins évocateur, et peut-être beaucoup moins puissant poétiquement. Mais au delà de cela, quel degré d’indépendance le texte français possède-t-il par rapport au texte italien ? Qu'est-ce qui fait que le texte de D'Alibray n’est pas qu’une simple traduction de la pièce du Tasse, mais est aussi à son tour, une œuvre poétique indépendante, en tout cas dans la langue utilisée ?

Tout d’abord la première remarque portera sur la versification qui est bien différente entre l’Italie et la France ; ainsi, aux vers de onze syllabes et de sept syllabes utilisés par le Tasse, qui sont ceux couramment utilisés dans la tragédie italienne au XVIe siècle, et qui sont des vers blancs, s’opposent les alexandrins français à rimes plates. Ce qui signifie que de toutes façons la traduction de D'Alibray est conditionnée par cet impératif puisqu’elle est en vers. Nous pouvons alors nous poser cette question : qu’est-ce que ce la pièce de D'Alibray tient de l’écriture poétique et dramatique- mais les deux sont fortement liées au XVIIe siècle - française et que le texte italien ne contient pas ?

Ainsi, D'Alibray conserve les sentences – qu’il affectionne peu, à moins qu’elles coïncident avec la situation particulière du personnage qui la prononce (cf. f 12v. de son avis Au Lecteur) - que le poète italien sème dans la bouche du Conseiller en particulier, comme lors de son dialogue en I, 3 avec Torrismon (par exemple : « La raison a tousjours de quoy nous consoler, / Et le Temps est si prompt qu’il nous semble voler », v.409-410 qui renvoie au vers 706 en italien, avec un changement cependant puisque le Tasse parle de vertu – virtù – et non de raison), mais au niveau des sentences, la différence entre l’italien et le français n’est pas très prononcée. En revanche, le texte de D'Alibray se révèle un texte qui témoigne des tendances stylistiques de l’époque, et de ce fait, adapte d’un point de vue stylistique le texte italien au français. C'est ce que montre par exemple l’utilisation à de nombreuses reprises du quatrain, souvent en ouverture de scène, que ce soit un dialogue ou un monologue, donnant à la suite de la scène une tonalité pompeuse, comme l’a montré Jacques Scherer33 ; c’est par exemple le quatrain du Gentilhomme de la part de Germon au début de l’acte II lorsqu’il aperçoit le roi des Goths :

Grand Roy dont la valeur à nulle autre ne cede,
J'arrive de la part du Prince de Suede.
Il souhaitte tout heur à vostre Majesté,
Et m’a donné ce mot pour vous estre porté. (v.475-478),

C'est ce que l’on retrouve dans la bouche de Torrismon au début de la scène 3 de l’acte III qui marque la première rencontre sur le plateau entre les deux rois (v.887-892, passage qui est un peu plus long qu’un quatrain puisque l’on compte 6 vers, mais le principe est le même) ; de ce type est aussi le quatrain prononcé par le Gentilhomme de la part de Germon – encore une fois – à Alvide lorsqu’il lui apporte les dons de son maître en III, 5 (v.948-951) ; c’est aussi celui de Germon en IV, 8 lors de sa seconde rencontre avec Torrismon (v.1496-1499). Mais le quatrain se retrouve aussi dans les monologues, en particulier dans ceux de Rosmonde, comme à la scène 3 de l’acte II, lorsqu’elle dit  :

Heureuse celle-là, soit maistresse ou suivante
Qui sçait tousjours garder une vertu constante,
Et qui dans la douceur des plaisirs innocens
Conserve en pureté l’usage de ses sens  : (v.559-562),

et tous les autres monologues du personnage pourraient servir d’exemple ( III, 2 et V, 3). Le quatrain enfin est employé dans le cri de douleur du Gentilhomme de chambre de Torrismon à la scène 6 de l’acte V : ainsi, la forme poétique du quatrain permet de canaliser les émotions des personnages aussi bien que de servir de discours d’accueil conventionnel ; là où la langue italienne garde une forme souvent plus longue – encore une fois – le texte français ici, influencé par la poésie de l’époque, adopte la forme plus resserrée du quatrain.

D'Alibray se livre aussi au goût pour la stichomythie dans le dialogue, cependant jamais sur tout un dialogue mais sur quelques fragments ; le dialogue le plus représentatif à ce titre est certainement celui qui oppose Germon et le Conseiller à la scène 1 de l’acte IV :

Conseiller  : Jamais un second nœud ne rend l’autre plus làche  :
L' amour à l’amitié sert d’une forte attache.
Germon  : L' amitié de l’amour produit en nous l’effet.
Conseiller  : L'hymen est dangereux que l’amitié ne fait.
Germon  : Quand le peril est grand, la gloire en est plus grande.
Conseiller  : Sans honte, le peril pour autruy s’apprehende.
Germon  : Nos esprits sans raison se monstrent refroidis
Quand l’audace d’un seul rend les autres hardis. (v.1164-1171).

On a ici une stichomythie composée ainsi  : 2 vers- 1 vers (quatre fois)- 2 vers, qui marque la divergence de points de vue entre les deux personnages, qui est une de ses fonctions traditionnelles. Mais la stichomythie dans le texte de D'Alibray permet aussi l’explication, la clarification d’une situation et elle se retrouve de ce fait dans tous les dialogues dans lesquels Torrismon tente de savoir qui est sa sœur et ce qu’elle est devenue : ainsi, le dialogue avec Rosmonde en IV, 3, celui avec le Devin en IV, 5, celui avec Fauston en IV, 6. Encore une fois, ces répliques n’ont pas été inventées par D'Alibray, elles se retrouvent toutes dans la pièce du Tasse ; mais c’est la forme qu’elles prennent qui les adapte comme on l’a déjà dit à la langue française employée au théâtre.

Quant aux stances, D'Alibray ne les emploie pas puisqu’il considère, comme il le dit dans son avis Au Lecteur, que les pointes, dont souvent la stance est composée, nuisent à la bonne compréhension du texte :

le Poëte doit delecter, mesme dans les choses tristes, mais celuy-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent nostre entendement à la gesne, telles que sont ces pointes estudiées, et qui portent souvent avec elles plus d’embarras que de nouveauté? (f.12r.).

Il continue plus loin :

Je ne dis pas cecy sans suject, parce qu’en effect il y a quantité de gens qui cherchent des pointes partout, mesme hors des Sonnets & des Epigrammes, & ne s’avisent pas cependant qu’il n’y a rien de si froid, ny qui fasse tant languir l’action sur le theatre, où l’on doit bien plus songer à l’importance de la chose qui se traite, que non pas au jeu & à la rencontre des paroles. La Tragedie n’a donc garde de s’amuser à ces fleurettes ; (f.12r. et v.).

L'opinion de D'Alibray nous éclaire sur sa manière de composer et de traduire : certes, il faut que les vers soient beaux et le plus proches possible de ceux du Tasse, mais il ne faut pas que l’attention se porte tout entière sur la langue, sur la poésie du texte ; au contraire, il faut qu’elle se porte sur l’action et que la langue soit au service de celle-ci, et non pas l’inverse (ce qui était peut-être parfois trop souvent le cas à l’époque de D'Alibray, puisque chaque acteur devait avoir son monologue, ses stances, son heure de gloire en somme).

Le dernier point abordé sera le passage de l’italien au français dans les épisodes interprétés comme baroques dans le texte du Tasse – souvent considéré comme un poète baroque et maniériste – ; trois, les plus révélateurs de cette tendance, seront retenus ; en effet, nous essaierons alors de voir en quoi D'Alibray, en conservant les images baroques du texte italien, tend à donner par son style, par la langue qu’il utilise, un aspect de poésie baroque à sa traduction :

- le passage de la tempête en I, 3 : Marco Ariani sur ce passage du texte italien nous dit que le goût du baroque se retrouve dans la vision métaphorique d’une nature décomposée de manière anarchique (et à sa manière recomposée dans un équilibre absurde et antithétique), où monde végétal et monde marin se mélangent dans un chaos malin, dans un enchevêtrement de formes rupestres et humaines qui tient du cauchemar surréaliste34 ; qu’en est-il en français ? Retrouve-t-on ces métaphores, ce mélange entre deux éléments différents, qui nous fait penser à une espèce de fusion des divers éléments de la nature proche du chaos comme il a été dit ? Voilà ce que nous dit Torrismon :

Jusqu’aux cercles du Ciel la tempeste s’esleve,
Et jusques aux Enfers la mesme apres se creve, (v.319-320 ) ;

On ne retrouve donc pas un mélange des mondes marin et végétal mais en revanche un mélange du monde céleste et du monde marin, qui par ailleurs prend des allures religieuses puisque D'Alibray nous parle d’Enfers et de Ciel  ; fusion différente mais fusion tout de même de deux éléments opposés, à la limite de l’antithèse, fusion qui reste proche du chaos comme le dit Torrismon lui-même aux vers 315-316  :

Cent nuages espais desrobant la lumiere,
Ramenent du Chaos l’obscurité premiere,

À cela s’ajoute le mélange des flots et des vents (v.314), et le mélange de l’obscurité, de la nuit d’une part, et de la lumière des éclairs d’autre part, qui au lieu d’éclaircir les ténèbres les épaississent (v.318). Nous sommes dans un clair-obscur étrange, dans un chaos des éléments aériens ou célestes et des éléments marins, chaos dans lequel l’homme est perdu, puisque les vaisseaux sont tristement dispersez et errent parmy les eaux, nous dit Torrismon aux vers 321-322. Description différente et certes plus courte que celle du Tasse mais qui elle aussi se révèle marquée par un élan poétique propre au Baroque.

- les rêves d’Alvide en I, 1 ; voilà ce qu’elle dit :

Une Ombre, un Songe noir, m’espouvante & m’afflige,
Quelque nouveau Fantosme, un ancien Prodige ; (v.23-24). (…)
Tantost un marbre süe, & la terre est de sang ;
Quelquefois seule errante au milieu des tenebres,
J'entends à chaque pas gemir des cris funebres,
Ou je voy d’un sepulcre un grand Geant sortir
Qui le foüet en la main me presse de partir, (v.30-34) ;

Les songes d’Alvide semblent véritablement la terroriser et appartiennent bel et bien au registre du cauchemar complètement incohérent, où se mélangent la terre et le sang, où la pierre – et par n’importe laquelle, le marbre – sue ; elle nous parle plus loin de sepulcre, ce qui montre un goût prononcé pour le macabre ; on peut noter aussi la redondance, pour ne pas dire hyperbole ou pléonasme, lorsqu’elle évoque un grand Geant ; on pourrait parler de langage halluciné, à la manière de ses songes qui sont proches de l’hallucination. Quand elle décrit plus bas son état au réveil, ce sont deux antithèses qui se succèdent :

Et qui durant la nuit transissant de froideur
Brule sur le matin d’une mortelle ardeur ; (v.41-42)

et qu’elle reprend plus loin dans la même réplique  :

Tandis, te le diray-je ? en l’ardeur où j’attends,
Je fonds comme la neige au Soleil du Printemps. (v.93-94) ;

Les deux fois on retrouve l’opposition entre le chaud et le froid, opposition à la limite de l’oxymore lorsqu’elle parle de mortelle ardeur, puisque en soi l’ardeur est difficilement mortelle puisqu’elle est presque un souffle de vie, que ce soit une ardeur amoureuse ou non ; et cette même ardeur qui la saisit finalement la fait fondre comme de la neige ; Alvide est à la fois la flamme et la neige, le chaud et le froid. Ces sentiments poussés à l’extrême sont aussi ceux que l’on peut retrouver chez Torrismon, même si d’une tout autre manière, tout au long de la tragédie mais en particulier encore au cours du premier acte, à la scène 3, lorsqu’il explique qu’il est devenu traître parce qu’il accordait toute sa confiance à Germon et est alors traistre par trop de foy, au vers 289. Ainsi, les structures antithétiques sont récurrentes dans le discours de Torrismon, et d’Alvide en particulier ; c’est ce que va nous montrer aussi le dernier extrait.

- le passage des questions de rhétorique d’Alvide en III, 6 : après avoir reçu les dons de Germon, Alvide se pose de nombreuses questions sur les intentions de celui-ci et sur celles de Torrismon. Le passage culmine entre les vers 1070 et 1081, où l’on retrouve presque une antithèse à chaque vers : Germon/ Mon cher amant (v.1070) ; honneur/ infamie (v.1071) ; renvoyer/ recevoir (v.1073) ; cachez/ voir (v.1074) ; parle/ garde le silence (v.1075) ; plus grande/ moindre (v.1076) ; audace/ mepris (v.1077) ; rejetter/ avoir pris (v.1078) ; sans oublier le dernier vers de la réplique qui montre à quel point l’esprit d’Alvide est torturé et à quel point les sentiments dans la tragédie sont envisagés de manière compliquée : « Ou bien dois-je hayr de peur qu’il me haysse ? » (v.1080) ; si par ailleurs on ajoute à cela le fait que tout le passage n’est composé que de questions, de rhétorique bien sûr puisqu’elles n’attendent aucune réponse, on arrive à un discours véritablement artificiel parce que poussé à l’extrême dans l’emploi des figures de style, et finalement assez compliqué pour exprimer l’inquiétude et l’angoisse du personnage. En cela, le langage d’Alvide en particulier, mais aussi d’autres personnages de la tragédie tels que Rosmonde, est un langage maniériste, parce que compliqué, artificiel, qui utilise toutes les ressources de la rhétorique, parfois allant jusqu’à la limite de la vraisemblance, afin de dire un sentiment souvent relativement simple.

D'Alibray conserve ainsi dans ces passages la tonalité baroque de la langue du Tasse, rapprochant sa tragédie des poèmes baroques de son ami Saint-Amant.

La trame et le problème des sources §

L'histoire du Torrismon reste une histoire originale, ce qui contraste avec la tradition qui se présente comme une reprise souvent, soit des mythes de l’Antiquité que l’on trouve dans les pièces de Sophocle, d’Euripide et d’Eschyle (par exemple, pour ne citer que les plus connus, les mythes des Labdacides ou celui d’Oreste et d’Agamemnon), soit de l’Histoire romaine et on pensera rapidement à la Sophonisbe de Mairet par exemple, à de nombreuses pièces de Corneille comme Horace, ou beaucoup de tragédies d’autres dramaturges du XVIIe siècle. Il re Torrismondo en revanche, prend racine dans un Haut Moyen Age obscur et imaginaire (mais les invraisemblances historiques restent assez courantes aux XVIe et XVIIe siècles) et dans une Scandinavie toute aussi obscure, parce qu’inconnue et lointaine. C'est certainement ce qui fait du Torrismondo une pièce à sujet nouveau, moderne pourrait-on dire et de ce fait, c’est ce qui fait son originalité. Cependant, le Tasse a subi de nombreuses influences et afin de comprendre un peu mieux la trame de la tragédie, il paraît évident qu’il faille revenir aux sources et essayer de mettre au jour quelles elles sont. Nous distinguerons ainsi trois sources différentes : les sources nordiques, les sources classiques et enfin les sources modernes.

Les sources nordiques §

Deux sources principales ont servi au Tasse, comme de nombreux commentateurs de la tragédie, tel Jacques Goudet35, ont pu le dire à maintes reprises. La première est l’œuvre d’Olaus Magnus, l’Historia de gentibus septentrionalibus (Rome, 1555), évêque d’Upsal, œuvre qui a des aspects plus descriptifs sur les mœurs et la vie des peuples du Nord, d’après ce que nous dit Goudet. La seconde est l’œuvre du frère d’Olaus, Johannes Magnus, archevêque d’Upsal, intitulée Gothorum Suonerumque historia ex probatis antiquorum monumentis collecta, et in xxiiii libris collecta (Basilea, 1558), œuvre posthume puisque Johannes est mort en 1544, et qui se révèle beaucoup plus historique que celle de son frère, concernant l’histoire de la Suède et du pays des Goths. Le Tasse a fortement puisé dans ses œuvres comme nous le montre la différence entre sa tragédie inachevée de 1573, Il re Galealto, et la tragédie définitive de 1587, Il re Torrismondo. La tragédie de 1587 est en effet beaucoup plus riche en indications sur les mœurs et les traditions des peuples scandinaves, mais D'Alibray ne les a pas conservées. En revanche, la plupart des noms des personnages en italien comme en français sont tirés de ces frères Magnus : Alvida, Torrismondo – nom de deux rois des Goths-, Germondo, Frontone (que D'Alidray a traduit Fauston). Plus intéressant aussi est ce qui concerne l’intrigue ; les frères Magnus indiquent qu’Alvida aurait été une princesse, fille d’un roi du pays des Goths, enlevée par des pirates, ce que l’on retrouve dans notre pièce ; une autre Alvida, fille du roi de Norvège, ce qui est le cas dans la tragédie du Tasse, aurait fait partie d’un échange élaboré par le Roi du Danemark, Getherus, alors ennemi du roi de Norvège, qui demanda celle-ci en mariage par l’intermédiaire d’un ami fidèle, le roi des Goths et de Suède, Eric, qui fit donc la demande pour son compte, avec le projet de la rendre à son ami par la suite ; on retrouve en plus dans le texte de Johannes Magnus les circonstances dramatiques du retour de Eric et d’Alvida au pays des Goths, puisqu’ils durent subir une embuscade norvégienne, que le poète italien a remplacé par le passage de la tempête. Le Tasse fait donc la fusion de ces deux Alvide historiques pour créer son héroïne, et reprend l’histoire du pacte entre Getherus et Eric, celle de la trahison du roi de Norvège par Eric et le retour mouvementé d’Alvida et d’Eric au pays des Goths pour constituer la base – les antécédents – de sa tragédie.

Enfin, dans les autres sources nordiques, on peut voir une référence à la matière de Tristan et Iseult, entre autres avec l’histoire d’amour presque irrationnelle, dans le sens où dans Tristan et Iseult l’amour des protagonistes s’explique par un philtre, et que dans la tragédie du Tasse il est tout aussi subit. De même, on retrouve l’idée de l’épouse qu’un serviteur fidèle (ou un ami) vient chercher pour son roi (ou son ami) et de laquelle il tombe amoureux alors qu’ils sont ensemble sur un navire.

Les sources classiques §

Bien plus frappante et marquante reste l’influence exercée par les sources classiques, c’est-à-dire par les tragédies grecques et latines, sur le Torrismondo. De nombreux commentateurs l’ont mis en évidence, mais sans avoir besoin de leur aide, il est assez aisé, lorsque l’on connaît l'Œdipe Roi de Sophocle, de voir l’importance que cette pièce a eue dans la composition du Torrismondo. Dès le titre le rapprochement est facile à faire : d’un côté, nous avons l’Œdipe Roi, de l’autre Il re Torrismondo ; le Tasse n’a pas caché son intention de donner à l’Italie une tragédie, la tragédie du XVIe siècle, capable de rivaliser avec celle qu’Aristote considérait le chef d’œuvre de toutes les tragédies. Dans une habitude et une tradition d’imitation comme ce fut le cas de toute la Renaissance et encore de la seconde moitié du XVIe siècle, en dépit des libertés que les dramaturges tentent de se donner, le Tasse a considéré que copier la structure de la tragédie de Sophocle restait la meilleure chose à faire afin de recréer en langue italienne une tragédie de la même qualité. Cependant, c’est surtout l’analyse du 4e acte qui en fait une copie de l’Œdipe sophocléen : après la révélation de Rosmonda à la scène 3 comme quoi elle n’est pas la véritable sœur de Torrismondo, celui-ci cherche à retrouver sa sœur. Il fait alors appel à la scène 4 au Devin comme Œdipe avait appelé Tirésias ; puis arrive Frontone à la scène 6 que Rosmonda lui avait indiqué comme étant celui qui au service du feu Roi des Goths avait caché la soeur que Torrismondo cherche, tout comme le serviteur de Laïus, devenu berger avait emporté Œdipe enfant pour le tuer, mais n’ayant jamais trouvé le courage d’accomplir cette tâche, l’avait donné à un autre berger, serviteur de Polibos, roi de Corinthe. À la scène 7 arrive le messager de Norvège qui annonce la mort du roi de son pays, le père d’Alvida, messager qui apparaît en tous points semblable à celui de la pièce de Sophocle qui annone à Jocaste la mort de Polibos et qui se révèle être par la suite le même serviteur qui avait reçu du berger thébain Œdipe encore enfant. Dans le Torrismondo, Alvida sert de pendant à Œdipe même si ce n’est pas elle qui découvre au fur et à mesure sa véritable identité et sa véritable origine. Alvida, quant à elle, n’échappe pas de justesse à la mort, grâce à la pitié d’un berger qui aurait dû être son bourreau, mais se fait enlever par des pirates norvégiens – se mélangent alors sources nordiques et sources classiques – et est donnée ensuite au roi de Norvège pour remplacer la fille défunte de celui-ci. Le messager qui vient annoncer la mort du père se révèle être le pirate qui l’avait enlevée et donnée plus tard au roi. De là, Torrismondo, comme Œdipe et Jocaste, prend conscience de l’inceste commis bien qu’inconsciemment. En revanche, n’apparaît pas, puisque la trame est quelque peu différente, le thème du parricide ; on se rappelle que Œdipe découvre qu’il est en fait le meurtrier de Laïus, donc de son propre père. Ainsi, le dévoilement de l’identité d’Alvida se fait selon le même principe que celle d’Œdipe, la recherche de la sœur véritable de Torrismondo trouvant sa résolution dans la personne de sa propre épouse, Alvida, tout comme la recherche du meurtrier de Laïus trouvait sa résolution dans la personne d’Œdipe lui-même. Et l’on y retrouve un thème fondateur commun, celui de l’inceste.

C'est là qu’une question peut être soulevée. L'inceste dans la tragédie du Tasse, en apparence, se rapproche de celui de l’Œdipe Roi de Sophocle. Mais ce n’est que s’arrêter aux apparences, puisque l’inceste et l’horreur de l’inceste occupent finalement peu de place dans les sentiments des personnages. Torrismondo, comme Œdipe cela dit, ne se tue pas après l’avoir découvert ; il est roi et doit avant tout répondre à ses obligations sociales. Mais c’est surtout Alvida qui nous étonne : elle se tue, non pas à cause de l’inceste comme le fait Jocaste par exemple, mais parce qu’elle se sent rejetée par Torrismondo et qu’elle ne peut vivre sans son amour. L'inceste de toutes façons, elle n’y croit pas et le considère comme un mensonge inventé par Torrismondo pour la répudier ; et même dans la scène du suicide, lorsque prête à expirer, elle donne les derniers baisers à Torrismondo, ce sont plus des baisers d’amante, de femme amoureuse, que de sœur. Elle se reconnaît sa sœur, accepte de l’être, mais l’ambiguité persiste. Avec Giovanni Getto36 on peut donc penser que la tragédie du Tasse se rapproche plus de la Phèdre de Sénèque pour la description du désir amoureux des deux protagonistes, qui raconte chacun à leur tour la nuit d’amour (celle-ci est donc racontée deux fois, ce qui est assez significatif ; le Tasse insiste bien sur ce point, puisque finalement, d’un point de vue événementiel, il raconte au public ou au lecteur ce qu’il sait déjà) à laquelle ils ne peuvent résister. Une espèce de « furor » à la manière des personnages de Sénèque semble s’être emparée de Torrismondo. L'amour incestueux de Torrismondo et d’Alvida, bien qu’inconscient, se présente comme un centre de désirs puissants, irrésistibles, auxquels aucun des deux ne peut échapper, désirs inavouables parce qu’Alvida, quoiqu’il en soit, n’était pas destinée à Torrismondo, désirs passionnels qui éloignent fondamentalement la tragédie du Tasse de celle de Sophocle. Le Tasse laisse ses personnages livrés à leurs instincts primaires (voir la nuit de la tempête et la nuit d’amour décrites à l’acte I), ce qui fait que l’on se trouve plutôt face à une tragédie de la passion amoureuse37 que face à une tragédie mettant en jeu les problèmes politiques auxquels peut se confronter la Cité. Raffaelo Ramat38 parle de vocation poétique décadente du Tasse qui penche beaucoup plus pour le thème incestueux de Phèdre – inceste conscient et désiré donc – ; malgré tout, et cela explique le choix du modèle oedipien, Alvida et Torrismondo doivent rester innocents, comme pour rappeler l’Arcadie du Tasse, celle que l’on retrouve dans l’Aminta, même si ici elle meurt avec le suicide des personnages – du fait qu’elle ne peut exister dans un monde qui n’a pas de place pour elle. Suivant ce qu’en dit R.Ramat, nous reviendrons dans la partie sur les sources modernes du Torrismondo, sur l’influence de la si célèbre pastorale de l’auteur italien.

Par ailleurs on ne saurait oublier Médée, la pièce d’Euripide, comme autre influence classique du Torrismondo, ainsi que l’a montré Claudio Scaparti39 ; l’influence de Médée, c’est en effet celle exercée sur le personnage de Rosmonda dans son discours en particulier sur le mariage et la condition des femmes mariées à la scène 4 de l’acte II. À cela on peut rajouter l’influence de l’Antigone de Sophocle pour son refus du monde et sa volonté de suivre ses choix jusqu’au bout, quoiqu’il arrive (sur cet aspect a surtout insisté Domenico Chiodo40). Cependant, par rapport aux influences de l’Œdipe Roi de Sophocle et de la Phèdre de Sénèque, leur influence reste moindre. Enfin, il serait même possible d’ajouter à ces sources classiques, mais dans un tout autre registre puisque nous ne sommes plus dans le domaine du théâtre, l’influence de Virgile puisque l’épisode de la nuit de tempête au cours de laquelle s’est accompli l’inceste entre Alvida et Torrismondo renvoie à l’épisode de la tempête dans l’Enéide où Enée et Didon se retrouvent poussés par la force des éléments, et se livrent à leur passion amoureuse.

Ainsi, nous avons pu voir comment à la base nordique et historique de la trame de sa tragédie, le Tasse ajoute et mélange les sources classiques, empruntées d’une part à la tragédie grecque avec Sophocle et Euripide, d’autre part à la tragédie latine avec Sénèque. Mais les sources se compliquent encore puisque le Tasse puise aussi dans la tradition moderne, c’est-à-dire les auteurs italiens - qu’ils aient écrit en langue latine ou en langue italienne – des XIVe, XVe et XVIe siècles.

Les sources modernes §

Au delà des influences métriques et stylistiques que les dramaturges italiens du XVIe siècle ont pu exercer sur le Tasse tels que Trissino, Speroni ou Giraldi pour ne citer qu’eux, influences qui ne nous concernent pas dans l’étude de la trame de la tragédie, le Tasse a pu reprendre des éléments de son sujet à des auteurs tels que Dante, Pétrarque, Boccace ou l’Arioste. Un des éléments qui nous intéresse le plus est certainement l’histoire d’amour et d’amitié à trois personnages : dans le Torrismondo, le personnage éponyme est partagé entre son amour pour Alvida et son amitié pour Germondo ; le schéma était déjà celui de cet épisode de l’Enfer de Dante avec les amants Paolo et Francesca ; c’est aussi celui de la Sofonisba tiré de L'Afrique de Pétrarque ; ou encore celui de l’épisode de Tito, Sofronia et Gesippo tiré d’une des nouvelles du Décaméron de Boccace (X, 8). Cela nous amène à considérer que le Tasse se fait ici l’héritier de la littérature italienne du Moyen Age et des débuts de la Renaissance. On peut y ajouter, selon ce qu’en dit Roberto Bigazzi41, l’influence de l’Arioste et du Roland Furieux : l’épisode de Ruggero et Leone (XLV et XLVI) ou encore celui dans lequel Odoric trahit Zerbin en essayant de lui soustraire Isabelle (XIII et XXIV).

À cela se mêle aussi l’influence du roman courtois en règle générale, avec d’une part le personnage de Germondo42, parfait chevalier qui tombe amoureux au premier regard d’Alvida alors qu’il participe et remporte un tournoi ; d’autre part, dans le rapport complexe entre l’Honneur et l’Amour, sachant qu’en termes de chevalerie c’est le premier qui doit l’emporter sur le second – c’est ce qui se passe dans La Jérusalem délivrée – mais qu’en termes de pastorale, c’est le second qui doit l’emporter sur le premier – et c’est ce qui se passe dans l’Aminte entre Silvie et Aminte. Ce dilemme qui, comme nous l’avons dit, devrait laisser la place à l’Honneur est ici repris et transformé en termes plus modernes qui déboucheront sur le noyau tragique de la trame43.

Dans cette optique nous sommes obligés de considérer comme source moderne du Torrismondo les autres œuvres du Tasse ; tout d’abord, comme nous venons de le voir, l’Aminte qui se présente comme l’autre face de la même médaille (on rappelle que la première composition du Torrismondo, alors intitulée Il re Galealto, date de 1573 comme celle de l’Aminte), où les thèmes se font écho et finissent par s’opposer. Mais c’est aussi la Jérusalem délivrée qui présente quant à elle un autre aspect du problème, et qui selon les codes du poème épique met avant tout en avant l’Honneur chevaleresque. Il apparaît ainsi impossible d’analyser la tragédie du Tasse sans tenir compte de son célèbre poème épique, et encore moins, sans tenir compte de sa pastorale. Beaucoup de commentateurs ont aussi analyser le passage de la tragédie inachevée à la tragédie définitive ; ainsi, R. Ramat (op. cit.) porte son analyse sur la différence d’un point de vue stylistique entre Il re Galealto de 1573 et Il re Torrismondo de 1587, en montrant que les élans de sensualité du Tasse, qui venait d’écrire l’Aminta, seront freinés plus tard par une volonté peut-être de contenir un désir et une imagination toujours prêts à s’échapper, dans une structure relativement rigide qui est celle d’une langue extrèmement rhétorique, et qui est celle du respect des règles aristotéliciennes.

Enfin il serait impossible de laisser de côté les tragédies italiennes du XVIe siècle, qui restent encore, pour la plupart, relativement peu connues de nos jours, mais qui ont eu sans aucun doute leur influence sur celle du Tasse, et cela dans le thème de l’inceste en particulier. En effet, le thème de l’inceste c’est celui à la fois de la Canace de Sperone Speroni en 1542 et celui de l’Orbecche de Giraldi Cinzio en 1541 pour ne citer que les deux tragédies les plus célèbres de la période de la Contre-Réforme italienne : amour incestueux entre la mère et le fils qui nous est raconté dans le prologue de la pièce de Giraldi, amour incesteux entre le frère Macareo et sa sœur Canace dans la pièce éponyme de Speroni. Cette pièce est proche du Torrismondo, non seulement parce qu’on y retrouve un amour incestueux entre un frère et une soeur, mais aussi parce que comme dans Phèdre, on y retrouve ce goût décadent – tout du moins considéré souvent comme tel – de la passion amoureuse et incestueuse irrésistible, qu’on ne peut éviter, alors qu’on la sait éthiquement interdite. Cela crée une certaine atmosphère sensuelle, trouble, presque malsaine, qui par ailleurs fut évidemment critiquée, tout en étant beaucoup admirée, tout au long de la seconde moitié du XVIe siècle, et même plus tard encore. Bien sûr, comme on l’a dit, l’inceste entre Torrismondo et Alvida est inconscient, mais leur attirance réciproque presque inexplicable, charnelle et incontrôlée (voir encore les descriptions qu’en font les deux personnages à l’acte I) les rapproche de cette complaisance et de ce plaisir malsain dans lesquels vivent Canace et son frère Macareo. Il apparaît alors évident que plus que la Phèdre de Sénèque, la Canace de Speroni ait eu une importance décisive sur la constitution de l’histoire d’amour incestueux entre les deux protagonistes.

Le traitement des trois unités §

Parce que la pièce du Tasse a été écrite dans le respect de la Poétique d’Aristote, selon toute la tradition dramatique de l’Italie de la Renaissance, la traduction de D'Alibray doit de ce fait restituer les règles qui y sont présentées. Représentée on l’a vu en 1635 et publiée l’année suivante, la tragédie s’inscrit parfaitement dans la décennie où les règles du théâtre classique sont en train de se mettre en place. Au travers de l’étude des unités de temps, d’action et de lieu, essayons de voir en quoi la tragédie appartient à une dramaturgie nouvelle, fondée dur les règles de vraisemblance et de bienséance.

L’unité de temps §

Reprenons tout d’abord la définition que donne Scherer de cette unité dans la Dramaturgie classique en France (Première Partie, chapitre VI : « l’unité de temps », p.110) : « Les exigences de l’unité de temps (…) consistent à demander que les événements représentés par la pièce soient supposés se dérouler dans une période de temps limitée. » Scherer ne rend pas compte alors d’une durée précise de temps pour les pièces régulières au XVIIe siècle, mais nous parle d’un idéal de concentration qui ira jusqu’à envisager de faire coïncider le temps de l’action représentée et le temps de la représentation. Mais sans aller jusque-là, les théoriciens français à la suite des théoriciens italiens, tel Chapelain, nous parlerons, en reprenant la Poétique d’Aristote, de vingt-quatre heures, ou plutôt d’une seule révolution du soleil. L'unité de temps se fonde alors sur le principe de la vraisemblance (op. cit., p.113), puisqu’elle est étroitement liée à l’unité d’action, en tant qu’elle lui donne des limites et qu’elle la définit. En effet, l’action représentée pour être vraisemblable doit être contenue dans un temps limité, et relativement limité. Voir plusieurs jours défiler sur une scène de théâtre, insiste sur la distance entre le spectacle et le spectateur, et montre que celui-ci est bien au théâtre. Pour que l’adhésion au spectacle soit plus grande et que le spectateur se rende compte le moins possible qu’il est au théâtre, l’action représentée doit être la plus vraisemblable possible, et de ce fait ne peut s’étaler sur une période de temps illimitée. Vraisemblance, action et temps sont donc fortement liés. Passons à la pratique et voyons comment la tragédie du Tasse respecte l’unité de temps.

Divers moments de la pièce nous indiquent que l’action représentée dans le Torrismon prend moins de vingt-quatre heures ; car, comme l’a montré Scherer (op. cit., p.114), « les pièces antérieures à 1640 qui respectent la règle des vingt-quatre heures ( elles ) ne font pas faute de souligner fréquemment ce respect par des allusions aux différents moments de la journée ou de la nuit. » Le Tasse n’échappe pas à la règle et D'Alibray a bien conservé les deux passages où nous trouvons une indication temporelle :

Tout d’abord, à la scène 1 de l’acte I, dès les premiers vers de la tragédie, la Nourrice déclare à Alvide :

A peine ayant quitté les portes d’Orient
Le soleil nous fait voir son visage riant
Quel sujet donc, Madame, aujourd’hui vous invite
A vous lever si tost? (v.1-4).

Au début de la pièce correspond donc le début du jour, exactement au moment où le soleil se lève ; Alvide ré-insiste plus loin sur ce moment précis de la journée :

Si tu me vois si tost mon lit abandonner,
Nourrice, tu n’as pas subject de t’estonner. (v.37-38),

et continue encore :

Car la peur dont la nuict mon âme est occupée,
Par les rayons du jour à peine est dissipée ; (v.43-44).

Nous sommes donc à l’aube.

La pièce fournit d’autres indications temporelles précises, comme au début de l’acte II lorsque arrive le Gentilhomme de la part de Germon. Celui-ci dit à Torrismon :

Qu'avant que du soleil la brillante lumiere
Estincelle à nos yeux du haut de sa carriere,
Il aura dans ce lieu le bonheur de vous voir. (v.483-485).

L'acte II commence donc au milieu de la matinée, et peu de temps s’est donc écoulé entre la fin de l’acte I et le début de l’acte II. On en conclut que lorsque arrive Germon, qui doit être là avant Midi – avant que le soleil soit au zénith – à l’acte III, nous sommes donc à la fin de la matinée. Imaginons que le temps que Germon s’installe à Arane, rencontre Torrismon (à la scène 3), il soit Midi ; cela correspond à la scène 4 de l’acte III, soit au milieu de la pièce et à la rencontre entre Alvide et Torrismon. Ainsi, le milieu de la tragédie correspond au milieu de la journée, et en même temps, à l’unique véritable rencontre des deux amants. L'unité de lieu s’accorde parfaitement avec la structure interne de la pièce et avec la conception de l’action.

Enfin, l’acte IV nous redonne une dernière indication temporelle lorsque le Devin est chassé par Torrismon à la fin de la scène 5 :

Devant que ce grand Astre ait achevé son tour,
Et que la Nuit succede à la place du jour ;
O Cour qui me bannis comme un homme profane,
Que d’estranges effets tu verras dans Arane ! (v.1386-1389).

Cela ne nous dit pas à quel moment se passe l’acte IV, certainement au cours de l’après-midi comme on l’a vu ; mais cela nous indique qu’avant la nuit Torrismon aura appris la véritable identité d’Alvide, ce qui se passe à la scène 7 du même acte – et qu’Alvide, se croyant rejetée par Torrismon, se sera suicidée entraînant celui-ci avec elle (scènes 4 et 5 de l’acte V). On peut alors considérer que ces événements ont lieu en fin d’après-midi, et que le deuil d’Alvide et Torrismon que constituent les scènes 7 et 8 de l’acte V coïncide presque avec la tombée de la nuit. Ainsi, cela nous permet de conclure que le temps dans le Torrismon du Tasse respecte parfaitement les règles d’Aristote qui seront celles du théâtre français classique, à savoir que le temps de l’action ne dépasse pas une révolution du soleil. En effet, on l’a vu, la scène 1 de l’acte I s’ouvre avec l’aube et si nos calculs sont justes, bien qu’il n’y ait pas d’indication précise, la dernière se ferme avec la tombée de la nuit ; moins de vingt-quatre heures après en fait.

L'unité d’action §

Les structures de la pièce (interne et externes) §

La structure interne §

Selon le modèle de l’Œdipe de Sophocle, la pièce, acte par acte, se présente ainsi : l’acte I met en place une partie de l’exposition et dresse le tableau de l’état d’esprit des personnages que sont Alvide et Torrismon ; l’acte II permet la mise en place des solutions au dilemme de Torrismon (convaincre Rosmonde d’épouser Germon), tout en annonçant une précipitation de l’action provoquée pas l’arrivée soudaine de Germon que l’on attendait depuis trois semaines. L'acte III montre les oppositions qui se forment (réticence de Rosmonde, amour toujours puissant de Germon). L'acte IV précipite l’action vers la catastrophe avec la révélation de Rosmonde et la découverte de la véritable identité d’Alvide. Enfin l’acte V est celui du dénouement avec le suicide des deux amants. On a donc le dilemme, suivis des solutions possibles ; des obstacles probables, ensuite le retournement de situation qui provoque la catastrophe finale. La structure interne de la tragédie semble de ce point de vue relativement traditionnelle et conforme aux règles aristotéliciennes.

Les structures externes §

Voyons maintenant les structures externes de la pièce, à savoir tout ce qui concerne la liaison des actes entre eux, la liaison des scènes, le nombre de vers, le nombre de scènes etc. Que peut-on y apprendre sur l’organisation de l’action ?

En reprenant la structure interne de la pièce que nous venons de voir, nous pouvons ajouter une remarque pour confirmer une structure qui va en crescendo lorsque l’on considère le nombre de scènes par acte, vers un paroxysme qui se situe aux scènes 4 et 5 de l’acte V avec le suicide d’Alvide et de Torrismon. Ainsi nous trouvons trois scènes à l’acte I, six à l’acte II et à l’acte III, et huit aux actes IV et V. Cependant, si l’on considère le nombre de vers par acte, le constat est tout à fait différent : l’acte I est le plus long avec 474 vers ; puis suit l’acte IV, celui du retournement de situation avec 415 vers. Les actes II et V comportent à peu près le même nombre de vers, soit respectivement 360 et 387. Enfin, le plus court est l’acte central avec 275 vers. Les actes les plus longs sont en effet, et cela reste logique, ceux où l’on donne le plus d’explications sur les antécédents. Tout passe par le discours. Cependant, l’augmentation du nombre de scènes par acte montre une action qui se précipite et s’accélère. Aux trois scènes à quatre personnages de l’acte I, se succèdent avec l’annonce de l’arrivée de Germon, de nouveaux personnages, surtout à l’acte IV, et donc de nouvelles situations. Plus on avance, plus il y a de mouvement en dépit de l’aspect fortement récitatif de toute la tragédie.

Quant à la liaison des actes entre eux, principe selon lequel un laps de temps doit s’écouler entre deux actes pour que cela soit vraisemblable, elle semble relativement respectée : tous les personnages changent entre la fin d’un acte et le début du suivant, à part entre les actes I et II où Torrismon apparaît à chaque fois sur la scène. Mais entre temps, la suite nous le confirme, il est allé trouver Rusille, sa mère, pour lui demander de convaincre Rosmonde, sa soeur, d’épouser Germon selon l’avis du Conseiller. C'est ce que fera celle-ci en II, 4. Donc, le principe de vraisemblance est conservé : pendant l’entracte l’action a continué son cours. En revanche, la liaison des scènes entre elles révèle que très souvent cette règle, encore une fois liée au principe de vraisemblance, n’est pas respectée : les personnages se suivent sur la scène, entrent et sortent pour nous livrer leur discours, sans qu’il y ait une raison bien claire. Ce problème nous renvoie à celui de l’unité de lieu qui sera traitée plus bas. Ainsi, à l’acte II le Conseiller ouvre l’acte, suivi de Rosmonde à la scène 2, elle-même suivie de Germon et Torrismon à la scène 3 . Il n’y a aucune liaison entre ces scènes, ce qui montre une certaine absence de cohérence et de logique dans la constitution interne de l’acte et de ce fait dans la constitution de l’action, tout en mettant en évidence l’aspect encore une fois récitatif de la pièce : les personnages se succèdent sur scène pour livrer leur monologue. Malgré l’augmentation du nombre de scènes et l’accélération de l’action, celle-ci reste tout le temps confinée dans la parole, dans le discours des personnages.

Définition de l’unité d’action et application à la tragédie étudiée §

Encore une fois reprenons ce que J. Scherer écrit dans la Dramaturgie classique en France pour tenter de définir l’unité d’action, qui de loin, se révèle être la plus complexe. Tout d’abord, il serait préférable de parler d’unification de l’action, plutôt que d’unité d’action même si nous l’avons fait en titre par convention, puisqu’on ne la conçoit pas comme étant une, dans le sens où il n’y aurait qu’un fil à l’intrigue, mais comme étant unifiée, c’est-à-dire

lorsque l’intrigue principale est dans un rapport tel avec les intrigues accessoires que l’on puisse constater à la fois : 1° qu’on ne peut supprimer aucune des intrigues accessoires sans rendre partiellement inexplicable l’intrigue principale ; 2° que toutes les intrigues accessoires prennent naissance dès le début de la pièce et se poursuivent jusqu’au dénouement ; 3° que le développement de l’intrique principale aussi bien que des intrigues accessoires dépend exclusivement des données de l’exposition, sans introduction tardive d’événements dus au hasard pur ; 4° que chaque intrigue accessoire exerce une influence sur le dénouement de l’intrigue principale44.

Bien que J.Scherer établisse cette définition pour les pièces postérieures à 1640, ce qui exclurait la nôtre, nous allons essayer de voir en quoi le Torrismon du Tasse s’éloigne ou se rapproche d’une telle conception de l’unité d’action. Reprenons les quatre points établis par Scherer :

=> 1° : « qu’on ne peut supprimer aucune des intrigues accessoires sans rendre inexplicable l’intrigue principale. » L'intrigue principale est celle de l’amour de Torrismon et d’Alvide, avec le dilemme que se pose Torrismon entre son amour pour Alvide et son amitié pour Germon, puisque Alvide ne lui était pas promise et qu’il devait seulement la ramener à Arane pour son ami Germon ; les deux intrigues accessoires sont celles d’une part, de l’amour de Germon pour Alvide, d’autre part, de l’amour de Rosmonde pour Torrismon et de sa volonté de se consacrer à une vie solitaire et monacale. Les trois intrigues se recoupent évidemment puisque l’amour de Germon pour Alvide et la trahison de Torrismon provoquent le dilemme de ce dernier, et donc le nœud initial ; et l’intrigue constituée par Rosmonde est celle qui provoque la catastrophe puisqu’elle refuse d’épouser Germon, et pour cela décide de révéler sa véritable identité provoquant le dévoilement de l’identité d’Alvide et ainsi la découverte de l’inceste qui aboutira au suicide des deux protagonistes.

=> 2° : « que toutes les intrigues accessoires prennent naissance dès le début de la pièce et se poursuivent jusqu’au dénouement. » Est-ce vraiment le cas dans notre tragédie ? En ce qui concerne celle de l’amour de Germon pour Alvide, il est très clairement évoqué à la scène 3 de l’acte I lorsque Torrismon explique au Conseiller son dilemme et ses angoisses. Ainsi,

Là sur mille luy seul il remporta le prix,
Et là des yeux d’Alvide, il fust aussi-tost pris. (v. 249-250).

L'amour de Germon pour Alvide est même bien antérieur à celui de Torrismon et d’Alvide ; de plus, jusqu’au dénouement, son amour est le même, comme le montrent ses paroles à la scène 2 de l’acte IV :

Ny sceptre, ny danger, ny perte, ou desplaisirs,
N'ont jamais de mon cœur tiré tant de souspirs,
Que l’amour qui sans cesse agite mon courage,
N'en tire de ce cœur mille fois davantage : (v.1226-1229).

L'amour est toujours présent ; cependant, il laisse la place peu à peu à l’amitié pour Torrismon : Germon accepte de se plier à la volonté de celui-ci, avec réticence certes mais est prêt à abandonner le projet d’épouser Alvide ; c’est ce qu’il déclare au Conseiller à la fin de la scène 1 de l’acte IV (v.1200-1201). Ce qui était un obstacle finalement se résout, même si ce n’est pas très clair, et devient une aide pour Torrismon. Mais ces déclarations ont lieu avant que l’on découvre la véritable identité d’Alvide et de ce fait permettent de renforcer l’impact du retournement de situation. Après la lueur d’un espoir viendra la certitude qu’on ne peut plus rien faire.

Quant à la seconde intrigue accessoire, elle ne prend pas véritablement naissance dès le début de la pièce. On ne connaît l’amour de Rosmonde pour Torrismon qu’à la scène 3 de l’acte II lorsque celle-ci paraît pour la première fois et déclare :

Helas malgré moy, j’ayme, & brûle pour mon maistre,
Je le cherche, & le fuis quand je le voy parestre. (v.579-580).

Il en va de même pour son vœu de chasteté, son désir d’une vie monacale et solitaire :

Qu'une fille vouée aux Dieux dès sa naissance,

dit-elle dans une phrase obscure au vers 575 de la même scène, pour éclaircir ce doute dans le dialogue avec sa mère, Rusille, à la scène suivante, aux vers 652-654 . Ainsi, on ne peut pas dire de cette seconde intrigue accessoire qu’elle commence dès le début de la pièce ; elle s’éclaircit peu à peu tout au long de l’acte II pour être définitivement limpide à l’acte IV lorsque Rosmonde explique sa véritable origine et la substitution dont elle a été l’objet. En revanche, Rosmonde reste fidèle à ses désirs jusqu’à la catastrophe, comme nous le montre la scène 3 de l’acte V :

Quoy l’estat de ma vie est encore incertain !
J'appréhende, & nourris encore un espoir vain ! (v.1670-1671).
Je m’en vay cependant leur faire mes offrandes,
Et parer leurs autels de ces belles guirlandes. (v.1676-1677).

On retrouve en effet dans ce monologue ses deux désirs : celui qui la pousse vers Torrismon, et celui qui la pousse à respecter la volonté de sa véritable mère et donc à servir les Dieux. Il faudra la catastrophe pour que Rosmonde regrette ses actions, aux vers 1666-1667, en V, 8.

=> 3° : « que le développement de l’intrigue principale aussi bien que des intrigues accessoires dépend exclusivement des données de l’exposition, sans introduction tardive d’événements dus au hasard pur. » Mais comment considérer la découverte de l’identité d’Alvide ? Aucune allusion n’est faite à un éventuel inceste entre Alvide et Torrismon dans le premier acte, même si Alvide fait des rêves étranges et même si la Nourrice à la scène 2 nous révèle qu’Alvide n’est pas celle qu’elle croit : « Et ma crainte provient d’une cause ancienne, » nous dit-elle au vers 180. Mais rien dans le discours de la Nourrice n’éclaircit plus ce point. Seule la note que D'Alibray introduit nous donne la clé et nous dit avant l’heure ce qu’on ne saura qu’à l’acte IV (p.10). Le dévoilement de son identité est donc progressif, et à l’acte IV, nous avons donc la superposition de deux fils : d’une part, l’origine inconnue d’Alvide ; d’autre part, la sœur enlevée de Torrismon. Les deux se recoupent et se superposent. Alvide retrouve son identité : elle est la sœur de Torrismon. Mais personne n’en a connaissance dès le début, ni les personnages, ni le public. On retrouve ici la structure exacte de l’Œdipe Roi de Sophocle, avec tout de même une petite part laissée au hasard : en effet, le Messager de la scène 7 de l’acte IV qui vient annoncer la mort du roi de Norvège se révèle être le pirate qui avait enlevé Alvide et que Fauston reconnaît aussitôt. Nous assistons ici à un événement imprévu qui donne la clé au problème et qui finit ce que Rosmonde, le Devin et Fauston avaient commencé. Il y a donc tout de même un élément extérieur qui vient provoquer la catastrophe, et en cela le développement de l’intrigue principale « ne dépend pas exclusivement des données de l’exposition ».

Quant aux deux intrigues accessoires, celle qui s’organise autour de Germon se dissout toute seule, sans surprise finalement si l’on se rappelle les qualités assignées au personnage ; la seconde intrigue trouve pour sa part sa résolution avec la catastrophe et donc la mort des deux amants. Leur développement respectif ne dépend donc pas d’éléments extérieurs non présents dans l’exposition et dus au hasard pur.

=> 4° : « que chaque intrigue accessoire exerce une influence sur le déroulement de l’intrigue principale. » Pour ce dernier point, il serait inutile de se répéter ; nous renvoyons à la première condition mise au point par Scherer.

Ainsi, l’intrigue principale et les deux intrigues accessoires de la tragédie du Tasse nous présentent une action relativement unifiée, mais non pas parfaitement. Elle ne possède pas ce que les tragédies classiques postérieures à 1640 tenteront d’appliquer : unification parfaite de l’action, avec tous les éléments nécessaires au dénouement connus dès le début de la tragédie.

L'unité de lieu §

Certainement celle dont les auteurs dramatiques du XVIIe siècle ont tenu le moins compte, par sa difficulté d’adaptation à la scène, elle n’est pas plus considérée dans le Torrismon du Tasse. L'unité de lieu reviendrait dans l’absolu à avoir un lieu unique au départ pour chaque acte – selon la théorie de Mairet – puis par la suite pour toute la pièce. Comment cette règle a-t-elle été appliquée dans la tragédie du Tasse ?

Le Tasse donne peu d’indications spatiales, ce qui montre que pour les théoriciens et les dramaturges italiens du XVIe siècle, la question du lieu ne se posait pas plus que pour les Français du XVIIe siècle. D'Alibray n’a pas essayé de corriger ce manque d’indications du Tasse, si ce n’est en ouverture de la tragédie lorsqu’il écrit comme lieu de l’action : la scène est en Arane ville principale des Goths. On en vient donc à penser que la tragédie a pour lieu toute la ville, et non pas un endroit en particulier. On risque donc au cours de la pièce de se déplacer d’un point à un autre dans Arane. Essayons de voir au travers du discours des personnages où justement ils se trouvent :

=> à l’acte I : du fait que nous assistons à un dialogue entre la Nourrice et Alvide à la scène 1 et que comme on l’a vu nous ne sommes qu’aux premières heures du jour, nous serions en droit de penser que la scène a lieu dans la chambre d’Alvide. Mais voici qu’à la fin de la scène nous avons ces répliques :

Et venois tout exprès en ce champs spacieux
Où souvent ses Coursiers s’exercent à ses yeux. (v.157-158),

nous dit Alvide ce qui montre qu’elle était en train de se diriger vers l’extérieur, où elle a rencontré sa Nourrice, semble-t-il, avec qui elle a entamé le dialogue auquel nous venons d’assister. Elles seraient donc dans un lieu de passage – un corridor ? Une antichambre ? –du palais royal d’Arane. La Nourrice confirme cela dans les quatre vers qui suivent en déclarant à Alvide qu’il serait plus convenable pour elle de ne pas sortir et de contempler les coursiers de Torrismon et Torrismon lui-même non de l’extérieur mais de l’intérieur du palais, sur un balcon. Alvide s’exécute et sort. La Nourrice reste seule et sort à la fin de la scène 2 après son monologue. À la scène 3 apparaissent ensemble Torrismon et le Conseiller. Mais sommes-nous toujours dans le même lieu ? Aucune indication ne nous a signalé la sortie de la Nourrice, rien ne nous explique pourquoi elle disparaît de la scène, si ce n’est parce qu’elle a fini de parler. Sommes-nous donc transportés dans la chambre du roi des Goths , ou sommes-nous toujours dans le lieu de passage précédent ? Rien ne nous l’indique.

=> à l’acte II : contrairement au texte italien qui indique que la scène a lieu devant le palais du roi lorsque arrive le Messager venant de la part de Germon45, le texte français nous laisse dans le flou ; aucune indication au cours de l’acte n’est donnée ; les personnages se succèdent sur la scène, sortent et entrent sans raison claire la plupart du temps. Où se passe donc la scène ? Toujours dans le même lieu de passage du premier acte ? Est-on véritablement devant le palais royal comme c’est le cas dans la pièce italienne et comme cela arrive souvent dans les tragédies grecques telles l’Œdipe Roi de Sophocle ? Le dramaturge français ne s’est pas soucié de nous l’indiquer.

=> à l’acte III : nous n’avons pas non plus d’indications de lieu. Le plateau se présente comme un véritable lieu de passage qui peut venir bousculer d’ailleurs la vraisemblance. Au monologue du Conseiller (scène 1) suit celui de Rosmonde (scène 2) ; puis elle sort et entrent Torrismon et Germon (scène 3) ; enfin Germon sort voyant arriver Alvide (scène 4) ; Torrismon sort voyant arriver le Gentilhomme de la part de Germon avec les cadeaux de celui-ci (scène 5) ; le Gentilhomme sort et entre la Nourrice (scène 6). L'acte se termine par le dialogue entre Alvide et sa Nourrice. Mais à aucun moment nous ne savons où ont lieu ces scènes. Doit-on supposer encore un lieu de passage à l’intérieur du palais royal ?

=> à l’acte IV : le lieu n’est pas plus clair ; difficile de savoir précisément où se situe l’action. Le Conseiller et Germon entrent en scène (scène 1) ; le Conseiller sort pour raconter à Torrismon l’entretien qu’il vient d’avoir avec Germon, qui quant à lui reste seul en scène (scène 2). Il sort, on ne sait pas pourquoi et entrent Torrismon et Rosmonde en pleine discussion (scène 3) ; Rosmonde sort pour aller chercher Fauston et le Devin, Torrismon restant seul sur scène en les attendant (scène 4) ; arrive le Devin (scène 5) qui se fait chasser à la fin ; puis entre Fauston (scène 6) qui nous précise en revanche que nous sommes toujours bel et bien à l’intérieur du palais, non pas devant comme nous l’avions envisagé à l’acte II ; voilà ce qu’il nous dit :

Apres avoir gousté d’une si longue paix,
Qui me rappelle au bruit d’un superbe Palais. (v.1390-1391).

Mais dans quelle pièce exactement, impossible de le savoir. Arrive brusquement en interrompant la conversation, le Messager (scène 7) qui vient annoncer à Alvide la mort de son père. Fauston et le Messager sortent à la fin de la scène et entre alors Germon (scène 8). Pourquoi sortent-ils ? Pas de raison précise si ce n’est, peut-être l’arrivée de Germon, qui désire parler à Torrismon, en conséquence certainement de la discussion qu’il a eue au début de l’acte avec le Conseiller.

=> à l’acte V : le lieu se complique puisque D'Alibray a décidé de faire représenter le suicide des deux protagonistes au lieu de le faire raconter par un Messager ou par un Gentilhomme à un autre personnage, comme c’est le cas dans la pièce italienne (c’est le chœur qui écoute le récit à ce moment-là). Comment D'Alibray s’arrange-t-il avec ce problème ? La scène 1 entre la Nourrice et Alvide ne nous donne encore une fois aucune indication sur le lieu, mais la scène se termine par une didascalie de D'Alibray qui nous indique qu’Alvide s’en va sans l’escouter (p.101), en parlant de la Nourrice. Alvide sort, la Nourrice reste logiquement seule en scène, pourtant la scène 2 laisse place au monologue de Rusille ! Doit-on imaginer que la Nourrice, inquiétée par le comportement d’Alvide, s’est précipitée à sa suite ? Ou bien que le lieu a changé pour laisser en scène Rusille dans une autre pièce du palais ? Au monologue de Rusille suit celui de Rosmonde (scène 3) qui nous dit qu’elle va faire des offrandes aux Dieux et parer leurs autels de guirlandes (v.1676-1677). Elle entre et sort donc aussitôt, après un monologue de onze vers. Ces deux monologues donnent l’impression d’avoir pour fonction d’occuper la scène pendant que Alvide et Torrismon se suicident. Mais cela n’est valable que pour la pièce italienne où les suicides sont racontés dans les scènes qui suivent les deux monologues. Finalement dans la traduction de D'Alibray, ils perdent cette fonction puisqu’ils sont représentés. Mais où ont-ils lieu ? La scène 4 nous l’indique : Alvide (est) seule dans sa chambre (p.104). Impossible d’imaginer que des scènes 2 et 3 aient eu lieu dans la chambre d’Alvide ; donc, nous passons d’un lieu à un autre au sein du même acte. Comment D'Alibray a-t-il résolu ce problème, d’un point de vue pratique, lors de la représentation ? Doit-on penser à l’utilisation d’une tapisserie qui jusque-là cachait une partie du décor, ce qui semblerait le plus probable, ou doit-on imaginer un décor à compartiments hérité du théâtre pré classique aux lieux multiples et épars ? De plus, il apparaît aussi illogique de considérer que la scène 1 ait eu lieu dans la chambre d’Alvide puisqu’on a vu qu’elle est sortie du plateau, ou que les scènes 2 et 3 aient eu lieu au même endroit que la scène 1, car si c’était le cas, la Nourrice serait sortie à la suite d’Alvide et on la retrouverait de ce fait dans la chambre de celle-ci à la scène 4 ; ce n’est point le cas. Donc tout laisse supposer que trois lieux différents se succèdent sur le plateau : une première pièce de passage (scène 1) ; une seconde, lieu de passage entre l’intérieur et l’extérieur du palais (scènes 2 et 3) ; et la chambre d’Alvide (scènes 4, 5, 6, 7 et 8). Ajoutons à cela un détail étrange qu’on ne saurait expliquer : la scène 6, après le suicide des deux protagonistes, nous indique que le Gentilhomme qui a assisté à la scène et qui en est le seul témoin descend de la chambre sur le Theatre (p.108). Mais que doit-on comprendre par là ? Doit-on imaginer que le Gentilhomme, qui était auparavant sur une partie de la scène cachée par la tapisserie dans les scènes 1, 2 et 3 et qui représentait la chambre d’Alvide aux scènes 4 et 5, à la scène 6 sort de la chambre, s’avance au devant du plateau pour entamer son cri de deuil et finalement raconter ce à quoi il a assisté à Germon, puis à Rusille et Rosmonde aux scènes 7 et 8 ? C'est ce qui paraîtrait le plus vraisemblable, puisqu’il semblerait que Rusille lorsqu’elle entre sur la plateau à la scène 8 ne voie pas les corps d’Alvide et de Torrismon. Voilà en effet ce qu’elle dit :

Donc, que pasles et froids je les voye et les touche ;
Et qu’un dernier adieu me colle sur leur bouche. (v. 1880-1881).

Le Theatre dont parle D'Alibray est donc bel et bien en dehors de la chambre d’Alvide. Mais que représente-t-il concrètement ? Impossible de le savoir : est-ce un lieu pour permettre le deuil des personnages, tous réunis au devant de la scène, dans un souci de communion avec le public duquel ils se sont rapprochés ? Ou est-ce encore une fois, un lieu de passage au sein du palais royal ? On ne saurait le dire.

Le problème du lieu dans le Torrismon du Tasse vient donc au départ de l’auteur italien puisque le Tasse n’a pas donné dans sa pièce, que ce soit par les discours des personnages ou par des didascalies, d’indications de lieu. On a vu par ailleurs à quel point il s’était peu soucié de la liaison des scènes entre elles, ce qui pose problème à l’unité de lieu puisqu’on est en droit de se demander où sont les personnages, où ils vont et d’où ils viennent. L'unité de lieu apparaît comme quelque peu artificielle pour le Tasse, et donne seulement l’impression de respecter une règle de plus, qui n’est pas aristotélicienne d’ailleurs puisque Aristote n’en parle pas, afin que sa tragédie soit le plus possible – mais seulement en apparence – régulière. Quant à D'Alibray, il complique fortement l’unité de lieu dans le cinquième acte, puisque quatre lieux peuvent y être discernés. Multiplication du lieu dans le souci de supprimer un long récit et de le faire plutôt représenter ; volonté finalement de divertir le public par une diversité des lieux héritée du théâtre des trois premières décennies du XVIIe siècle, reste d’un goût pour le spectacle qui va à l’encontre de l’unité de lieu que les dramaturges du théâtre classique ont pourtant essayé d’atteindre, souvent avec difficulté ; plusieurs hypothèses sont possibles. Ici, mais ce n’est pas une surprise, c’est la seule unité qui n’est pas respectée.

Les personnages §

Douze personnages au total dans la pièce de D'Alibray, deux de plus – un messager et un gentilhomme ainsi que le chœur – dans la pièce originelle ; si D'Alibray n’en a pas supprimé d’autres, c’est qu’ils comportaient tous une fonction précise, bien plus qu’ornementale. Nous distinguerons dans cette analyse trois sortes de personnages : tout d’abord les protagonistes, Torrismon et Alvide ; puis, le couple antagoniste composé de Germon et de Rosmonde ; enfin, les personnages secondaires et utilitaires.

Les protagonistes : Alvide et Torrismon §

Couple principal de la pièce, à la fois couple d’amants et couple de frère et sœur comme on le découvre au 4e acte, tout le drame de la tragédie tourne autour d’eux. Mais plusieurs questions se posent à nous : quelles sont leurs caractéristiques ? Qu'est-ce qui fait d’eux les personnages principaux ? Apparaissent-ils pour autant comme des héros ?

Alvide §

Malgré le titre de la pièce nous commencerons plutôt par le personnage féminin, tout simplement parce que nous considérons son intérêt et son épaisseur psychologique bien plus importants que ceux de son frère et amant, Torrismon, suivant en cela ce que D'Alibray exprime lui-même dans son avis Au Lecteur :

De moy voyant combien ce personnage – Alvide – étoit funeste j’ay cherché la raison pourquoy le Tasse n’a pas intitulé cette Tragédie l’Infortunée Alvide plustost que le Torrismon & je n’en trouve point d’autre sinon que Torrismon paroist dans tous les Actes, & qu’il est la principale cause des desastres qui arrivent. (f.6r.).

Nous reviendrons plus tard sur les raisons qui concernent directement le personnage de Torrismon ; pour le moment, intéressons-nous aux caractéristiques d’Alvide, qui en font un personnage de premier plan, à la fois d’un point de vue dramatique et d’un point de vue psychologique.

Fonctions dramatiques §

Alvide se révèle être l’objet de deux quêtes, d’une part, et c’est la première entre les deux, de celle de Germon qui désire l’épouser, d’autre part, et elle vient se greffer sur la première comme un parasite, de celle de Torrismon. Le problème est alors plus complexe puisqu’il évolue dans le temps et qu’il possède deux clés de lecture. En effet, Alvide est l’objet de la quête de Torrismon en tant que Torrismon est l’intermédiaire, pour ne pas dire le représentant de Germon dans la requête que celui-ci fait auprès du roi de Norvège, le père d’Alvide. Mais cette quête vient se dédoubler, et alors que la première comporte deux opposants – Alvide elle-même qui déteste Germon, et son père le roi de Norvège – la seconde avec Torrismon comme sujet montre au contraire deux adjuvants, Alvide elle-même qui tombe amoureuse de Torrismon, et son père qui accepte de donner sa fille en mariage au roi des Goths. Mais cette seconde quête qui ne devait être qu’un déguisement de la première se complique et finit par s’en détacher pour aboutir alors au fait que Torrismon devient le sujet de sa propre quête, puisqu’il désire Alvide pour lui-même (cf. v.331-332), poussé par l’amour croissant qu’il ressent pour elle, et qu’ainsi il empêche la quête de Germon d’aboutir. Les deux quêtes sont alors opposées et contradictoires, créant le nœud de la tragédie. Alvide est ainsi l’objet de deux quêtes, objet du désir de deux hommes, en tout cas jusqu’à l’acte IV, jusqu’à ce que Torrismon découvre qu’elle est en fait sa sœur, et décide de la convaincre d’épouser Germon. Alvide est alors le sujet de la quête que cherche à lui imposer Torrismon ; mais cette quête ne peut aboutir puisque Alvide en est aussi le principal opposant, refusant de se donner à un autre qu’à Torrismon et ne voulant pas croire ce que celui-ci lui dit. Le nœud paraît alors insoluble. C'est là que l’on se rend compte du rôle fondamental d’Alvide : c’est elle qui provoque le dénouement en se suicidant et en entraînant avec elle Torrismon. De ce fait, elle occupe la place primordiale au sein du processus dramatique ; statique durant quatre actes, en attente de ce que les autres personnages peuvent décider, son rôle se révèle au 5e acte celui qui résout le nœud tragique et qui fait passer la pièce dans la catégorie des tragédies à fin malheureuse.

L’épaisseur psychologique du personnage §

Dès le début Alvide se présente comme un des personnages troublés de la pièce ; l’acte III confirme cet aspect en nous montrant un personnage traversé par une multitude de questions qui demeurent sans réponse ; enfin, l’acte V nous livre un cri de déchirement, de douleur profonde qui ne peut trouver et qui ne trouve d’ailleurs qu’un remède : la mort. D'Alibray a mis au jour les trois moments dans l’avis Au Lecteur : « considere ses inquietudes dans le premier Acte, ses defiances dans le Troisieme, & dans le Cinquieme ce desespoir qui l’oblige à se tuër » (f.6r.). Ainsi :

=> la scène 1 de l’acte I, qui présente un dialogue entre Alvide et sa Nourrice dans lequel nous avons un premier aperçu des faits, nous révèle l’état d’anxiété d’Alvide. Anxiété d’une femme éperdument amoureuse tel que le montrent ces vers :

Je puys pour luy complaire, aymer, ou n’aymer point ;
Que ne puys-je aussi bien alentir cette flamme
Qui consomme mon cœur, & me devore l’ame. (v.118-120).

tout en étant inquiète par la froideur soudaine et inexplicable de celui qu’elle aime. Inquiète certes, mais le mot reste faible ; Alvide se présente comme une âme fortement troublée qui ne trouve jamais le repos, encore moins la nuit que le jour. Ses rêves sont assez effrayants et encore une fois demeurent sans explication, et sont révélateurs d’une forte mélancolie amoureuse. À ce stade de la tragédie, Alvide se présente avec un pied dans le monde de la folie, accorde presque une importance démesurée à la froideur de Torrismon et semble troublée pour des raisons relativement obscures. Le personnage est de ce fait à demi plongé dans une folie amoureuse et passionnelle.

=> la scène 6 de l’acte III est encore une fois un dialogue entre Alvide et sa Nourrice ; on découvre dans cette scène l’âme de la princesse pas plus tranquille qu’elle ne l’était au 1er acte ; au contraire, son esprit se trouble encore plus devant les dons de Germon dans lesquels elle reconnaît le trophée d’un ancien tournoi que Germon, alors chevalier inconnu, avait remporté. Que signifient-ils ? Le spectateur et le lecteur le savent : ce sont bel et bien des dons d’amour comme l’indiquent d’ailleurs certains signes (« couronnes brisées, flèches embrassées », v.972-973). Mais Alvide doute encore et se demande si ce n’est pas un piège de Torrismon jaloux, ce qui expliquerait sa froideur. L'agitation poussée à l’excès de l’esprit d’Alvide est rendue par une multitude de questions qui s’enchaînent les une aux autres sans réponse : dès les premiers vers de la scène, on trouve « pourquoy..? pourquoy..? Que veut dire? » (v.972-975). Ces questions se poursuivent plus loin : « D'où luy vient...? Qui peut l’avoir donné? Et pourquoy..? A quoi bon..? Qu'est-ce que signifie...? Que veulent...? » (v.1063-1067), pour finir dans sa troisième réplique de la scène qui montre un enchaînement de douze questions sur douze vers (v.1070-1081), une question par vers en somme. Ces questions à répétition nous présentent un personnage en proie à ces angoisses, angoisses quasiment existentielles puisque ses questions demeurent sans réponse. Alvide, plus qu’une simple amoureuse éperdue et qui se sent délaissée, se révèle ici une femme perdue dans l’univers qui l’entoure, un univers qu’elle ne comprend pas.

=> la scène 1 de l’acte V marque le paroxysme du désespoir d’Alvide qui a dépassé les simples questions sur les dons de Germon et le comportement de Torrismon, comme elle le dit aux vers 1536-1537 :

Je n’ay plus désormais aucun subjet de crainte
Mon mal est trop certain, trop certaine ma plainte,

Le désespoir d’Alvide qui n’aurait pu être qu’un monologue se présente comme un dialogue encore une fois avec sa Nourrice, mais ici sa peine se recouvre de désespoir et encore plus de colère ; certaine cette fois-ci que Torrismon ne l’aime plus et ne l’a peut-être jamais aimée, elle se sent une marchandise entre les mains des deux rois (v.1608-1610). Finalement, encore plus que d’être rejetée par Torrismon pour des raisons qu’elle considère comme des prétextes, Alvide ne peut supporter le fait d’être humiliée, d’avoir été abusée par Torrismon et de se présenter ensuite comme une marchandise entre deux hommes, vendue par celui qu’elle aime et à qui elle avait fait confiance, achetée par celui qu’elle déteste. C'est toute sa dignité de femme, mais peut-être encore plus de princesse qui est niée ici :

Ma honte est asseurée, on me manque de foy

dit-elle au v.1538, et elle continue aux v.1548-1549 :

Où puis-je desormais trouver une retraitte
Qui tienne ma misère et ma honte secrette ?

De là, s’ensuit un constat d’ordre de vérité générale sur le monde, et en particulier sur le monde des courtisans ; il y a une désillusion, un désenchantement total qui vont la mener au suicide : il n’y a plus de Justice, plus d’Honneur, plus de Foy, plus de Raison, plus de Loix. Il ne reste que la loi du plus fort : « le plus puissant est Roy » dit-elle au v.1586, et de ce fait seules « la force et la fraude » (v.1576) règnent. Il est alors possible d’y voir une référence à l’univers courtisan et ainsi machiavélique de l’Italie du XVIe siècle que le Tasse a bien fréquenté.

Ainsi, dans la condition dans laquelle elle est, Alvide ne trouve qu’une solution : « Un seul coup à mes maux peut fournir d’allegeance » (v.1641) soit le suicide ; suicide qui n’est donc pas la conséquence de l’inceste commis avec son frère Torrismon, mais simplement parce qu’elle est rejetée et qu’elle a perdu sa dignité. C'est en cela qu’Alvide diffère de Jocaste puisque le sentiment d’avoir commis un inceste ne l’atteint jamais et de ce fait n’a presque pas lieu d’être dans la tragédie. Alvide incarne ainsi ce refus de la société courtisane qui tend toujours à s’arranger, et la femme amoureuse transie qui préfère mourir plutôt que de compromettre son amour pour l’homme aimé.

Alvide est le personnage avec lequel nous compatissons le plus, et qui nous touche le plus, et comme l’écrit D'Alibray dans l’avis Au Lecteur, elle « est tres mal-heureuse & tres digne de pitié », et il continue ainsi : « & si tu n’en es touché, dy hardiment que tu as le cœur de marbre » (f.6r.), dans une adresse directe au lecteur.

Torrismon §

Mais passons maintenant à l’autre composant du couple, et essayons de voir aussi ici quelles sont ses fonctions dramatiques d’une part, son épaisseur psychologique d’autre part.

Fonctions dramatiques §

D'Alibray a évoqué dans son avis Au Lecteur les raisons pour lesquelles Torrismon se présentait comme le personnage principal (f.6r.) : d’une part, Torrismon apparaît dans tous les actes – en effet, ce qui fait un total de douze scènes sur trente-et-une soit un tiers, contre sept pour Alvide qui n’apparaît que dans trois actes – et d’autre part il est la cause de ses malheurs puisqu’il a manqué de foi à Galealte, Germon et Alvide. En cela, il est coupable bien au-delà de la prophétie dont son père aurait eu connaissance. Il est ainsi le personnage principal de la tragédie et sur le modèle d’Œdipe, répond aux critères aristotéliciens : ni bon, ni mauvais, sinon il ne serait pas digne de compassion. Mais le fait d’être le personnage principal en fait-il le véritable sujet de l’action ? N'en est-il pas plutôt la victime ?

En effet, Torrismon est d’abord sujet de la quête que lui a assignée Germon, dont il est alors le représentant, comme on l’a vu plus haut ; en cela, il est le sujet de l’action mais n’en est pas le destinateur, qui est ici l’amour de Germon pour Alvide. Puis, Torrismon devient le véritable sujet de la quête que son amour pour Alvide l’oblige à accomplir ; mais l’irrationalité de cet amour, son aspect passionnel font que c’est plus un instinct qui pousse Torrismon à agir que sa propre volonté. Enfin, lorsque Torrismon semble véritablement passer à l’acte pour résoudre son dilemme, ce n’est pas lui qui lance l’action mais le Conseiller qui lui propose d’amener Germon et Rosmonde à se marier ; ce n’est donc pas sa volonté qui le pousse à cette résolution mais la force de conviction du Conseiller qui détourne un temps Torrismon du suicide ; enfin, ce n’est pas Torrismon qui se charge de l’entreprise, mais d’une part Rusille qui a pour fonction alors de convaincre Rosmonde (II, 4) et le Conseiller qui tente la même chose auprès de Germon (IV, 1). De ce fait, Torrismon ne prend pas les décisions ou plutôt ne trouve pas les solutions à ses problèmes, puisqu’il en est incapable, et ne passe pas non plus à l’acte, laissant aux autres le soin de s’en charger, parce qu’il en est encore une fois incapable. La fonction dramatique de Torrismon apparaît en effet bien faible.

Enfin, il se présente plutôt comme un anti-héros parce qu’il ne reprend que partiellement les caractéristiques qui seront celles du héros classique, comme a pu le montrer Jacques Scherer46 : héros de tragédie, donc d’un rang social élevé, Torrismon l’est puisqu’il est roi des Goths ; assez jeune, il l’est certainement aussi puisqu’il n’est pas encore marié et que ses souvenirs d’aventures avec Germon ne remontent pas à un temps ancestral ; mais Torrismon est un héros qui a perdu le courage qui devrait lui permettre de dire la vérité à Germon, et que sa valeur militaire est reléguée dans le passé. Ainsi, il ne retrouve sa valeur héroïque que dans les récits qui sont sources de souvenirs d’un temps meilleur mais définitivement perdu, semble-t-il. Tout entier écrasé par sa passion pour Alvide, qu’il n’arrive pourtant pas à lui exprimer comme nous l’avons vu par ce qu’en dit celle-ci, et tout entier écrasé par un destin inexplicable, Torrismon se présente comme un héros déstabilisé, mis à mal au sein de ses valeurs, et se fait ainsi le personnage de la non-action.

L'épaisseur psychologique du personnage §

En effet, Torrismon apparaît comme le lieu de confrontation pour ne pas parler de véritables combats, de différents sentiments : tout d’abord, il intériorise le combat de l’Amour et de l’Amitié ; mais aussi celui de la Raison, qui est ici raison d’Etat, et de la passion ; enfin, celui entre les vertus chevaleresques dont il s’était fait le représentant, et sa condition d’homme ordinaire qui ne peut pas être à leur hauteur.

=> le conflit entre l’Amour et l’Amitié est certainement le plus flagrant des trois, celui qui semble être au cœur de tout le drame. Dès la première apparition de Torrismon, à la scène 3 de l’acte I, les termes du conflit sont posés :

Vivray-je avec Alvide, ou bien séparé d’elle ?
Je ne la puis garder sans une trahison,
Et ne puis sans mourir l’oster de ma maison : (v.396-398)

déclare Torrismon au Conseiller. Ainsi, Torrismon est déchiré entre l’amour passionnel qu’il éprouve pour Alvide, et qu’elle lui rend bien par ailleurs, et l’amitié très puissante qu’il a pour Germon. Se pose à lui une espèce d’ultimatum : ou il décide de conserver Alvide et donc de rompre le serment qu’il avait fait à Germon, perdant ainsi sa confiance et son amitié ; ou il décide de rester fidèle à son ami, et ainsi lui restitue Alvide, tout en sachant qu’il ne la lui donne pas intacte. Mais Torrismon, entre ces deux choix, ne peut se décider. Nous sommes dans un véritable dilemme, dont l’unique issue aux yeux de Torrismon, serait la mort :

Aussi certes la mort est la plus courte voye,
Pour sortir des ennuis où mon cœur est en proye. (v.351-352).

Cependant le Conseiller, avant la fin de la scène, lui propose une troisième vision du problème, qui a le mérite de se présenter comme une issue au dilemme de Torrismon : proposer Rosmonde, la sœur de Torrismon, comme épouse à Germon à la place d’Alvide, en mettant en avant la réticence que celle-ci a envers le meurtrier de son frère, et l’importance d’un lien politique entre le Pays des Goths et la Suède. C'est donc pour cette issue que Torrismon va opter sans grande conviction, parce que le sentiment de culpabilité qu’il éprouve face à Germon le pousse à douter de son aboutissement.

=> le conflit entre l’Amour et l’Amitié devient alors un conflit d’un autre niveau puisque Torrismon est roi des Goths et qu’il a de ce fait des devoirs politiques : se pose alors le conflit entre la Raison, qui est comme on l’a dit, la raison d’Etat ici, et la passion de Torrismon. La raison d’Etat, c’est celle que propose le Conseiller et dont on a parlé plus haut. Le calme rationnel du Conseiller avance cette issue, mais son calme est celui d’un homme politique de l’ombre gouverné par la Raison et non par ses passions. Torrismon en revanche ne rentre pas dans cette définition et en cela, dès le début, il doute de la réussite d’une telle entreprise : « L'Amour ne souffre point un échange pareil, » (v.465).

Torrismon ne semble pas du tout convaincu, et ce manque de conviction se confirme à la scène 6 de l’acte II lorsqu’il dialogue avec sa mère, Rusille, qui vient juste de convaincre Rosmonde au mariage avec Germon :

Je croy que ce n’est pas faire en homme bien sage
De joindre avec le Prince, un cœur ainsi sauvage,

déclare-t-il aux vers 819-820. Ses dialogues avec Germon en III, 3 et avec Alvide en III, 4 montrent à quel point il ne peut se décider à choisir, et de ce fait à agir, la raison d’Etat ne prenant pas le dessus lorsqu’il parle avec Germon, et la passion amoureuse ne prenant pas non plus le dessus lorsqu’il est face à Alvide. Nous sommes encore une fois dans un conflit qui prend l’allure d’un dilemme.

=> enfin, le dernier conflit qui habite Torrismon est celui entre les vertus chevalesresques qu’il tente encore d’honorer et qu’il tente d’atteindre comme un idéal, et la constatation tragique qu’il ne peut y parvenir. Ainsi, tout le récit qu’il fait dans la scène 3 de l’acte I concernant les exploits de bravoure dont il s’est rendu l’auteur dans son passé sert à dresser le portrait d’un chevalier courtois tel qu’on peut le rencontrer dans les romans du Moyen Age, chevalier dont les principales valeurs sont l’Honneur, le Courage, la Loyauté, et de ce fait la Fidélité, l’Amitié et l’Amour. Devenu roi des Goths, Torrismon aurait dû conserver ces qualités et même les porter à leur plus haut point du fait de sa position sociale. Mais c’est là qu’il échoue, puisque d’une part il trompe le roi de Norvège en lui faisant croire qu’il demande Alvide pour lui ; en cela, il trompe sa Loyauté. D'autre part, il trompe aussi son ami le plus fidèle, Germon, puisqu’il cède à son attirance pour Alvide, sachant parfaitement de quoi il se rend coupable en agissant ainsi. Traistre comme il le dit, il le devient bel et bien, et plutôt deux fois qu’une. Ainsi il bafoue toutes les vertus auxquelles il semblait attaché, et perd de ce fait une partie de lui-même en perdant une partie de ses idéaux chevaleresques. Il n’a plus rien alors à quoi se raccrocher ; il est en partie aliéné à lui-même, aliéné à tel point qu’il déclare au vers 206 : « Je suis celuy qui fuit, & celuy que je fuis, » et il continue au vers 210 : « Moy-meme mon tesmoin, mon juge, mon bourreau, » où il montre à quel point il ne peut plus se supporter lui-même. Incapable d’échapper à sa conscience, comme il le dit encore une fois lui-même aux v.203-204 , il se trouve écrasé par la culpabilité, qui se fait triple, envers Galealte, le roi de Norvège, Germon bien évidemment, mais aussi Alvide qui ne connaît pas la vérité du procédé.

Personnage dont le poids de la culpabilité semble insurmontable, personnage déchiré par ses conflits intérieurs comme nous venons de le voir, Torrismon est de ce fait incapable d’agir, et reste écrasé par son sort. Presque voué à l’inaction, il est tragique en cela, mais aussi parce qu’il est privé de secours, privé d’idéal, et qu’il apparaît perdu dans le monde qui l’entoure. Finalement, Torrismon est destiné à l’échec dès le début, et lui-même ne voit pas d’autres issues que la mort et que le Néant qui se présentent comme l’unique repos pour son âme tourmentée47.

Alvide et Torrismon en tant que couple §

Alvide et Torrismon sont bel et bien un couple, ambigu certes, puisque d’abord couple d’amants pour enfin se découvrir couple de frère et sœur. Couple déchiré comme on l’a vu, d’une part par le sentiment de rejet dont souffre Alvide, d’autre part par la trop lourde culpabilité que ressent Torrismon. Couple déchiré dont on ne voit la rencontre sur scène qu’à deux reprises (une seule pour la pièce d’origine puisque le Tasse ne fait pas représenter les deux suicides) ; tout d’abord à la scène 4 de l’acte III, scène très courte et extrèmement conventionnelle entre les deux amants - Torrismon appelle Alvide Madame et lui donne le vous que leur impose leur rang – où Torrismon ne montre aucun signe d’affection ; enfin à la scène 5 de l’acte V, la scène où Alvide et Torrismon se suicident, scène de l’explosion de la passion des deux protagonistes. Malgré la rareté de leur apparition sur scène ensemble, l’accent est mis sur le couple puisque la scène 4 de l’acte III, seule véritable scène de leur rencontre parce qu’écrite telle quelle par le Tasse, se situe parfaitement au milieu de la tragédie. Alvide et Torrismon forment donc un binôme indissociable, à tel point que la mort de l’un entrainera presque aussitôt la mort de l’autre.

Personnages principaux on l’a vu, certains critiques tels que Jacques Goudet vont pourtant jusqu’à parler de non- héroïcité en ce qui les concerne48. En effet, il analyse Alvide et Torrismon comme des personnages à la mesure humaine, qui ne cherchent pas le drame, qui font tout au contraire pour l’éviter en cherchant des solutions à leurs problèmes, et qui essaient de remplir leur fonction sociale c’est-à-dire celle de roi. Mais ils sont écrasés par une force qui les dépasse et qu’ils ne comprennent pas. J. Goudet considère que Torrismon n’est pas un héros parce qu’il ne se tue pas après avoir appris qu’il a commis un inceste avec sa sœur ; il tente plutôt de convaincre celle-ci de prendre Germon pour époux. Et Alvide, toujours selon J.Goudet, semble mettre fin à ses jours, plus du fait qu’elle se sent devenue un objet de marchandise et qu’elle a ainsi perdu sa dignité, que parce qu’elle a perdu l’amour de Torrismon. Leur comportement, pour J. Goudet, ne relève pas de l’héroïsme.

Mais ne pourrait-on pas plutôt penser que leur démarche est au contraire celle de héros, mais de héros ébranlés par le destin, bousculés dans leurs idéaux, situation qui en fait des héros tragiques ? Tragiques, parce que, quoiqu’il en soit, le binôme indissociable que constituent Alvide et Torrismon est un couple non-viable, parce que ce sont des frère et sœur qui s’aiment comme des amants. De ce fait, leur couple, héroïque ou pas, se fait le représentant de l’amour impossible, déchiré, et qui sur terre ne peut vivre que dans la séparation.

L'autre couple de la pièce : Rosmonde et Germon §

Il pourrait paraître étrange de qualifier le tandem Rosmonde-Germon de couple, puisqu’ils ne sont ni amants, ni frère et sœur, et d’ailleurs, à part dans la dernière scène de la pièce, ils ne se rencontrent pas. Cependant le parallélisme que l’on peut établir entre eux et le véritable couple de la tragédie nous permet de parler de Rosmonde et de Germon en tant que couple : qu’est-ce qui les oppose et qu’est-ce qui les rapproche d’Alvide et de Torrismon ? Tentons de voir en quoi il est possible de penser qu’ils se présentent comme leur double.

Fonctions dramatiques §

Nous l’avons vu, Germon et Torrismon occupent la même place dans l’action puisqu’il désirent tous eux épouser Alvide ; de ce fait, lorsque Torrismon est sujet de l’action, Germon en sera l’opposant et vice versa. Quant à Rosmonde, son vœu étant de rester chaste et de se consacrer à une vie monacale suivant la volonté de sa mère véritable, elle s’oppose en cela à la quête menée par Torrismon qui veut qu’elle prenne Germon pour époux, afin de résoudre son dilemme. Torrismon à son tour, s’oppose à son désir de vie solitaire pour la raison que nous venons d’évoquer, et s’oppose bien évidemment à l’amour qu’elle lui porte, même s’il n’en a pas connaissance, d’une part parce qu’il aime Alvide, d’autre part, parce que jusqu’à présent, il la considérait comme sa sœur.

À ce niveau-là de l’analyse, on est donc en mesure de dire que Germon et Rosmonde forment un couple parce qu’ils occupent dans les schémas actanciels les mêmes places, ou d’opposants, ou de sujets, et parce qu’à chaque fois leur position au sein de l’action est l’exact opposé de celle de Torrismon et d’Alvide. Ainsi, lorsque ces deux derniers sont sujets de l’action, Germon et Rosmonde en sont les opposants, donc des obstacles ; et lorsque c’est l’inverse, c’est-à-dire que Germon et Rosmonde sont les sujets de l’action, Torrismon et Alvide en sont les opposants. On peut donc parler de couples antagonistes

Enfin, plus que couples antagonistes, Germon/Rosmonde et Torrismon/Alvide sont des doubles, puisque comme nous l’avons déjà dit, Alvide est à la fois l’objet de la quête de Torrismon et de celle de Germon. À cela on peut ajouter le fait que Torrismon et Germon sont comme deux frères, tous deux se sont connus étant princes héritiers, jeunes, nourris des mêmes ambitions, ayant tout partagé aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix. Les vers 231-238, en I, 3 prononcés par Torrismon insistent sur cette similitude, en multipliant les termes de comparaison : « Comme j’estois, d’un pareil desir, avecque luy, avec luy, » compagons employé deux fois, « de mesme que ». Germon, en III, 3, parle de Torrismon comme de sa « plus chere moitié », au v.894, chacun semblant être la moitié d’un même tout.

Il en va de même pour Alvide et Rosmonde. Toutes deux sont en effet à la fois sœur de Torrismon, Alvide étant sa sœur véritable et Rosmonde sa sœur officielle, et amante de Torrismon, Alvide sa future épouse, et Rosmonde celle qui l’aime en secret et qui n’ose se déclarer. Le second aspect d’ailleurs, que le Tasse a rajouté par la suite puisqu’il ne figure pas dans les premières éditions du Torrismondo, montre bien le souci de faire de Rosmonde un double parfait d’Alvide, et permet ainsi d’insister sur le thème de l’inceste. Doubles parfaits, Rosmonde et Alvide peuvent faire aisément l’objet d’un échange, et encore une fois, d’un double échange : le premier est bien sûr celui que l’on apprend par la bouche de Rosmonde à la scène 3 de l’acte IV :

Ainsi pour vostre sœur, dans ma plus tendre enfance
Je fus mise & nourrie en un lieu de plaisance  ; (v.1288-1289).

Le second, bien évidemment, est celui, jamais réalisé mais proposé par le Conseiller à la scène 3 de l’acte I : que Rosmonde épouse Germon et qu’Alvide, d’abord promise à Germon, épouse ainsi Torrismon. On retrouve d’ailleurs le même terme, échange :

Donnez-luy vostre sœur ; on ne perd rien au change,

déclare le Conseiller au roi des Goths au v.463, ce à quoi celui-ci répond :

L'Amour ne souffre point un eschange pareil. (v.465).

Les destins d’Alvide et de Rosmonde sont donc faits pour se croiser et c’est cela qui fait des deux princesses des doubles presque parfaits. Ainsi, au niveau dramaturgique, Alvide/Torrismon et Rosmonde/Germon forment deux couples antagonistes, et plus que ça, se présentent comme des doubles. Mais qu’est-ce qui fait leur différence alors ?

L'épaisseur psychologique des deux personnages : les aspirations vertueuses de Germon et de Rosmonde §

Mais il serait pourtant impossible, sur le plan des caractéristiques morales, de substituer Germon à Torrismon, ou Rosmonde à Alvide. Pourquoi ? Essayons de voir à quoi aspire chacun des deux.

=> Germon se présente comme un double de Torrismon, comme son frère jumeau en quelque sorte, du moins tant que ce dernier n’a pas commis l’erreur qui fera le poids de sa culpabilité, c’est-à-dire tomber amoureux d’Alvide et la prendre comme femme. À partir de là, Germon n’est plus le double de Torrismon parce que Torrismon est comme chassé du paradis, paradis qui est assimilé à une Arcadie chevaleresque, où les valeurs sont celles d’Honneur, de Fidélité, de Courage. Torrismon apparaît alors comme un être déchu. Germon, non ; et c’est pourquoi il reste vivant à la fin de la tragédie et se présente comme celui qui doit soutenir Rusille dans sa douleur et reprendre les rènes des trois Royaumes. C'est d’ailleurs lui qui ferme la pièce.

Germon est en effet le chevalier courtois par excellence, personnage à la limite du stéréotype. Si nous reprenons la description que nous en donne Torrismon à la scène 3 de l’acte I, nous apprenons que Germon est un parfait chevalier sur le plan des armes, mais aussi est le parfait chevalier courtois puisqu’il tombe amoureux d’Alvide lors d’un tournoi, qu’il remporte bien sûr, mais reste inconnu et ne lui déclare jamais sa flamme (v.249-256). L'amour qu’il ressent pour Alvide le différencie de Torrismon, puisque Germon reste toujours dans un amour contemplatif, platonique comme le montrent les dons qu’il lui offre à l’acte III. En revanche, l’amour que ressent Torrismon est un amour beaucoup plus sensuel, charnel et physique. Chevalier courtois, Germon l’est jusqu’au bout, puisqu’il accepte finalement à l’acte IV de renoncer à Alvide pour permettre le bonheur de son ami, plaçant ainsi l’amitié au-dessus de l’amour. Il va donc jusqu’à l’abnégation. Enfin et surtout à l’acte V, il apparaît comme l’incarnation de la Raison qui se place au-dessus des passions : contenant tout au long des scènes 7 et 8 sa tristesse et son désespoir, il reste froid, et aux cris de douleur de Rusille, il répond d’une manière raisonnée (v.1882-1883) ; D'Alibray indique même qu’il compose son visage pour s’adresser à Rusille. Germon apparaît donc comme ce que n’est pas Torrismon : fidèle en amitié, fidèle au code d’honneur des chevaliers, roi avant tout conscient de sa charge politique, Germon n’est en rien, malgré son amour pour Alvide, un héros passionné. Cependant, en dépit de ses idéaux de Loyauté, d’Honneur et d’Amitié, il ne pourra pas sauver Alvide et Torrismon, les deux personnes les plus chères pour lui, du suicide. Il arrivera trop tard, ameuté par les cris de douleur qui envahissent le palais royal (v.1750-1751, V, 7)49.

Bien que stéréotypé sous certains aspects, Germon sert avant tout à créer un pendant à Torrismon, un double qui permet de mettre en évidence ce que Torrismon n’est pas, ou plutôt ce qu’il n’est plus. Il est donc là pour accentuer le contraste.

=> Rosmonde quant à elle, est avant tout un double d’Alvide en tant qu’elle a été échangée avec elle étant enfant, et que comme elle, elle possède la double position de sœur et d’amante de Torrismon. Mais en ce qui concerne les caractéristiques morales, elles sont très différentes. Notons tout d’abord que Rosmonde est certainement le personnage qui a donné le plus de mal au Tasse puisqu’il n’a cessé de la modifier, et qu’à la base, elle n’était pas amoureuse de Torrismon. Le problème de Rosmonde, du fait de cet inachèvement pourrait-on dire, est qu’elle n’est pas véritablement cohérente, dans son amour pour Torrismon en particulier, puisqu’à part dans la scène 3 de l’acte II, elle n’en reparle jamais et cet amour ne refait donc pas surface, alors qu’elle avait déclaré au vers 586 : « Essayons de gaigner le cœur de Torrismon. » Cependant, elle conserve une certaine cohérence en ce qui concerne son caractère de femme revendiquant sa liberté et son indépendance ; le discours qu’elle tient à Rusille, sa mère adoptive, est en ce sens exemplaire – sans aller jusqu’à parler de féminisme, Rosmonde montre une grande liberté d’esprit et s’inscrit de ce fait dans la tradition des héroïnes telles qu’Antigone ou Médée  ; Médée pour son refus de se soumettre aux lois du mariage dans lesquelles seul règne l’homme ; Rosmonde reprend en effet ce discours aux vers 707-708 et aux vers 725-728, prononçant alors une sévère critique du mariage qui finalement à ses yeux ne fait qu’asservir la femme et qui n’est qu’une source de malheurs. Rosmonde ressemble aussi à Antigone pour son refus du monde d’une manière générale, refus du mariage comme on vient de le voir, refus aussi de tout ce qui est vie de Cour, pompe, fêtes, etc. D'ailleurs, elle exprime dans sa première apparition sur scène sa honte de mener une telle vie qui n’honore pas ses désirs d’une vie retirée et paisible (v.573-574), et Torrismon est lui-même bien conscient de cet aspect comme il le dit au Conseiller aux vers 467-468, en I, 3. C'est bien en cela qu’elle est différente d’Alvide : Alvide ne refuse ni la pompe, ni la grandeur, encore moins l’hyménée et l’amour, amour pour lequel elle préfère mourir plutôt que de le trahir. Alvide est un personnage passionné et qui va jusqu’au bout de sa passion amoureuse. Rosmonde est elle aussi, mais à sa manière, un personnage passionné, tout du moins dans sa revendication d’une vie libre et d’une féminité qui assume ses choix et ses désirs. Sa passion est tout simplement d’un autre ordre, et on pourrait plutôt parler d’une passion austère en ce qui concerne Rosmonde face à une passion sensuelle en ce qui concerne Alvide. Ainsi Rosmonde, tout comme Germon face à Torrismon, permet, au moyen du contraste, d’accentuer le trait sur le personnage d’Alvide et de le mettre en relief.

Les autres personnages : personnages secondaires et personnages utilitaires §

Les personnages secondaires §

Comme l’a expliqué Domenico Chiodo, les personnages mineurs dans la tragédie du Tasse ne sont pas limités à la fonction de « confidents », mais sont des figures en relief dotées d’une dignité et d’une empreinte propres50. Il insiste ensuite en particulier sur le rôle du Conseiller. Commençons donc par lui.

Le Conseiller §

On pourrait en effet penser à un simple rôle de confident pour le Conseiller, rôle de plus en plus à la mode au XVIIe siècle et qui prend de plus en plus d’épaisseur comme a pu le faire remarquer J. Scherer. Mais il n’occupe pas ici qu’une simple fonction de personnage permettant au héros de s’exprimer, de s’épancher et de donner les faits de l’exposition. Il est bien plus important que cela, et lors de sa première apparition en I, 3 c’est lui qui propose l’issue au dilemme de Torrismon (v.438). Non seulement c’est lui qui propose la solution, mais c’est aussi lui qui la met en pratique, et non pas Torrismon comme cela pourtant aurait été plus efficace ; ainsi, à la scène 1 de l’acte IV c’est à lui que revient d’exposer à Germon l’utilité de lier par un nœud plus fort les trois Royaumes et donc d’épouser Rosmonde (v.1144-1145 et v.1148-1149). Le Conseiller agit dans les idées et dans les actes, même si sa solution échoue, et est de ce fait bien plus que le simple confident des peines amoureuses de Torrismon. Enfin, il serait aussi utile d’insister, comme l’a fait D.Chiodo, sur ce point : le Conseiller se fait dans la tragédie du Tasse le porte-parole de la raison d’Etat, telle qu’elle était enseignée, dirons-nous, dans les Cours italiennes du XVIe siècle. Dans cet esprit, Rosmonde peut tout à fait remplacer Alvide dans le cœur de Germon, et ainsi Torrismon n’aura plus de problème de conscience en ce qui concerne son ami. Mais il revient lui-même sur le rôle de Conseiller du roi qui n’est pas le métier le plus simple selon lui, ni le plus agréable, comme il le dit dans son monologue, à la scène 1 de l’acte III (cf. en particulier les vers 845-848). Le Conseiller n’a donc pas qu’une fonction dramatique, il a aussi des sentiments – son attachement presque paternel pour Torrismon – et des avis sur le cours des choses. Son rôle a par ailleurs été souvent rapproché de celui que le Tasse lui-même, et son père avant lui, ont tenu à l’intérieur des Cours italiennes telles que celles de Modène ou de Ferrare. La condition du courtisan est donc mise en valeur au travers du personnage du Conseiller, même si son rôle sur la scène est assez faible puisqu’il n’apparaît qu’à trois reprises (I, 3  ; III, 1  ; IV, 1 ).

Rusille §

La reine Mère possède elle aussi une fonction dramatique puisque comme le Conseiller, c’est elle qui est chargée de convaincre non pas Germon mais Rosmonde de se marier. Et sa tâche, comme on l’a vu, n’est pas la moindre. Mais comme le Conseiller son intervention reste vaine : Rosmonde ne se pliera pas à la volonté de sa mère adoptive. Enfin, sur le plan psychologique, Rusille se veut l’incarnation des sentiments maternels, en particulier dans la dernière scène de la tragédie où ses cris de douleur de mère qui vient de perdre ses enfants se font l’écho des cris de douleur de toutes les mères ; elle exprime en cela, comme l’a écrit Eugenio Donadoni, la douleur de la mère, et non la douleur d’une mère, nous montrant ainsi la topique de la douleur maternelle51. Sa douleur comme on l’a dit, est encore plus mise en valeur par la raison presque froide de Germon ; Rusille, en revanche, ne se contient pas, s’évanouit à deux reprises et laisse exploser sa souffrance, souffrance d’autant plus importante qu’elle croyait ce jour être celui de tous ses contentements (v.1884-1887). Rusille qui croit fermement au bonheur marital (voir à ce titre le dialogue avec Rosmonde à la scène 4 de l’acte II) voit tous ses rêves anéantis, auxquels elle s’était abandonnée lors de ses deux monologues, en II, 5 et en V, 2 , monologues qui montrent encore une fois son importance en tant qu’individu au sein de la pièce. À la joie succède, de manière vraiment ironique, une douleur profonde et fait de Rusille un personnage du deuil (elle est déjà veuve) et de la souffrance. C'est d’ailleurs ces deux sentiments, très proches, qui semblent structurer chacun de ses discours.

La Nourrice §

Elle est certainement le personnage secondaire le plus faible et qui se rapproche le plus du rôle de confident qui n’est sur scène que pour écouter les complaintes ou les désirs de l’héroïne, et rendre ainsi plus vraisemblable un tel épanchement. Elle n’apparaît que dans quatre scènes, comme Rusille, trois fois dans un dialogue avec Alvide qu’elle essaie à chaque fois de réconforter (I, 1 ; III, 6 et V, 1), mais ce n’est pas là que l’on trouve un grand intérêt au personnage ; elle reste dans ces dialogues fidèle au rôle de nourrice et de confidente qui écoute et qui rassure. Il faut plutôt s’arrêter sur son monologue – on voit qu’elle aussi en possède un – à la scène 2 de l’acte I qui nous révèle un doute qu’elle a, pouvant endommager encore plus le bonheur d’Alvide, et qui d’un point de vue dramatique, nous donne un élément qui resservira à l’acte IV lorsque sera découverte la véritable identité de la princesse de Norvège :

Cette jeune Princesse autresfois fortunée,
D'autant plus que Princesse elle croit estre née.

nous dit-elle aux vers 167-168, ce qui sous-entend qu’elle n’est pas véritablement princesse mais qu’elle l’est devenue même si on ne sait pas bien comment. Et elle finit son monologue ainsi, en jetant un soupçon sur le bonheur d’Alvide :

Mais j’apprehende fort que le contraire avvienne,
Et ma crainte provient d’une cause ancienne,
Qui peut tirer des pleurs de sa nouvelle peur ; (v.179-181).

Cette préparation à la reconnaissance d’Alvide renvoie aux règles aristotéliciennes de l’exposition qui préconisent de préparer ce qui va suivre pour montrer que cela ne provient pas entièrement du hasard. Elle s’insère ainsi dans le processus dramatique tout en annonçant ce que sera la rôle de la confidente du théâtre classique.

Enfin, ajoutons à cela que dans son monologue, aux vers 163-166, elle se présente comme un écho au thème qui traverse toute l’œuvre et qui dans la pièce italienne est repris par le chœur, c’est-à-dire le thème de l’inconstance du sort. Elle possède alors une fonction que l’on pourrait appeler thématique : sa voix se fait l’écho de la morale véhiculée dans la tragédie, et harmonise le personnage avec l’ensemble de la pièce.

Les personnages utilitaires §

Au nombre de cinq, et de six dans la pièce italienne, les personnages utilitaires ou que nous appelons ainsi n’ont qu’une fonction dramatique. Nous allons essayer de voir quelle elle est. Notons tout d’abord que cette réduction à de simples rôles fonctionnels provient directement de la tragédie grecque, puisque tous ces personnages sont ceux que l’on retrouve dans l'Œdipe Roi de Sophocle.

Les personnages qui ont pour rôle d’annoncer §

Ils sont au nombre de deux. Le premier est le Gentilhomme de la part de Germon qui annonce l’arrivée du roi de Suède au début de l’acte II. Il apporte une lettre à Torrismon et passe le message de salutation de vive voix à ce dernier (v.475-476) ; puis il expose la joie que Germon a d’arriver sous peu à Arane et de participer aux noces de Torrismon. Il prépare ainsi la venue de Germon que nous verrons à l’acte suivant, rôle important puisqu’à l’acte I nous ne savions toujours pas quand Germon devait arriver. La venue du Gentilhomme de la part de Germon à la scène 1 de l’acte II était donc indispensable ; elle précipite d’ailleurs l’action et les plans de Torrismon, ainsi que ses angoisses comme le montre son monologue à la scène suivante.

Le second personnage qui a pour fonction d’annoncer une nouvelle est le Messager qui fait irruption à la scène 7 de l’acte IV : il vient trouver Alvide pour lui annoncer la mort de son père et le fait que le Royaume de Norvège lui revient en conséquence (v.1457-1461). Mais son rôle se complique dans la suite de la scène. Nous passons alors au second type de personnages utilitaires.

Les personnages qui révèlent l’identité véritable d’Alvide §

Ils sont au nombre de trois, apparaissent tous à l’acte IV, et sont tous identiques aux personnages de la tragédie de Sophocle. Tout d’abord le Devin ; ce qu’il dit est certes vrai mais personne n’y comprend rien, ni Torrismon ni le public. Il est le double exact de l’aveugle Tirésias, lui qui sait « les secrets que l’univers enserre » (v.1340). Mais sa fonction dramatique est finalement réduite puisque Torrismon à la fin de leur entretien ne sait toujours pas où et qui est sa sœur. Il n’est là que comme porte-parole d’un destin obscur mais tout puissant sur lequel et contre lequel les hommes ne peuvent rien. Mais dans le Torrismon, cette fonction n’a pas la valeur ni la force qu’elle a dans l'Œdipe Roi de Sophocle52. Puis vient Fauston que Torrismon a envoyé chercher à la fin de la scène 3 et qui lui confirme ce que Rosmonde lui a dit. Il lui apprend une chose en plus : sa sœur a été enlevée par des pirates norvégiens mais il ne sait pas ce qu’elle est devenue après. Contrairement au Devin, Fauston a donc une fonction dramatique pleine, qui d’ailleurs ne s’arrête pas là puisqu’à la scène 7 il reconnaît dans le Messager, dont nous avons parlé au-dessus, le pirate qui avait enlevé Alvide. Sincère coïncidence, le Messager se voit lui aussi inclus dans les personnages qui révèlent la véritable identité d’Alvide. En effet, il dira alors qu’il donna la fillette au roi de Norvège, dévoilant ainsi qu’Alvide est en fait la véritable Rosmonde, n’est pas fille du roi de Norvège mais fille du roi des Goths et ainsi sœur de Torrismon. Fauston est le calque du serviteur de Laïus, et le Messager celui du serviteur de Polibos, roi de Corinthe. Rien de bien nouveau dans ces personnages en somme.

Le personnage qui sert de témoin §

C’est en effet le rôle du Gentilhomme de chambre, du Gentilhomme de la part de Torrismon dans la liste des acteurs. Il surgit avec Torrismon à la scène 5 de l’acte V, s’avance sur le Théâtre à la scène 6, raconte à Germon ce qu’il a vu et lui donne la lettre de la part de Torrismon à la scène 7, enfin raconte une autre fois, mais bien plus brièvement, à Rusille la mort de ses enfants à la scène 8. Son rôle était plus important dans la pièce italienne puisque le double suicide n’était pas représenté, et donc il devenait alors indispensable pour que l’on sache – à la fois le public et les autres personnages – ce qu’il était advenu. En revanche, dans la pièce française, il se voit aussi chargé de transmettre la lettre de son maître à Germon. Ce rôle est encore hérité de la tragédie de Sophocle, et d’une manière générale, c’est un rôle conventionnel dans les tragédies antiques où l’on ne représente pas les scènes de violence. La différence ici est qu’il est marqué d’un rang social élevé puisqu’il est Gentilhomme et fait partie de la suite de Torrismon, et qu’il n’est plus de ce fait un simple messager ou serviteur.

Ainsi, nous voyons combien sont importants ces personnages que nous avons appelés personnages secondaires et personnages utilitaires dans l’organisation de la tragédie et en particulier en ce qui concerne l’unité d’action.

La nature du tragique §

Il ne serait pas nécessaire de s’attarder longtemps sur le fait que le Torrismon du Tasse est une tragédie. Tragédie parce que c’est ainsi que D'Alibray la qualifie en ouverture de la pièce. Reprenons cependant ce qu’en dit Bénédicte Louvat53, définition qui reprend elle-même ce qu’a écrit Aristote dans sa Poétique : la tragédie est une imitation de la réalité qui se présente sous forme de fiction offrant « une réflexion sur la condition humaine et sur la réalité cachée derrière les apparences », au moyen de personnages en action sur une scène ; ces personnages « sont définis tout d’abord par leur condition : d’un rang social élevé ils appartiennent à la catégorie des puissants et des grands. » Parce qu’elle est située en haut de l’échelle de la hiérarchie des genres littéraires, la tragédie « recourt à un style qu’on dira élevé ». Elle a pour objectif d’émouvoir le spectateur au moyen de la crainte et de la pitié.

Œuvre faite pour être représentée, le Torrismon est une tragédie, livrant une réflexion sur la condition humaine, c’est ce que nous allons voir ci-dessous. Ses personnages font bien partie des Grands puisqu’ils sont rois et princesses ; enfin le style utilisé est bel et bien un style élevé54. Nous laisserons de côté l’objectif de la tragédie. Le Torrismon correspond bien à la définition traditionnelle et classique de la tragédie.

Mais qu’entend-on en revanche par « tragique » ? Reprenons encore une fois ce qu’en dit Bénédicte Louvat (op. cit.) : reprenant la définition que les philosophes du XIXe siècle, en particulier Schopenhauer et Hegel, en ont donné, B.Louvat écrit

que le « tragique » s’incarne exemplairement dans la tragédie grecque, qui donne à voir le combat de la liberté humaine, de l’homme qui veut exister par lui-même, contre la nécessité et la loi divine, et qui s’achève par la chute de l’individu. (p.14).

Cette définition nous intéresse particulièrement puisque le Torrismon est fait sur le modèle de l’Œdipe Roi de Sophocle, donc devrait logiquement rendre compte de cette définition du « tragique ». Le Torrismon reflète-t-il « les angoisses de l’individu qui sent sa liberté menacée par un changement de système de valeurs » (p.15), comme c’est le cas dans la tragédie grecque ? Peut-on définir ainsi le « tragique » dans la pièce du Tasse ? N'a-t-elle pas une originalité qui lui serait propre ? En quoi la vision du monde et celle de la place de l’homme au sein de l’univers y sont-elles « tragiques » ? Cette dernière question nous amène à nous interroger sur les thèmes propres au « tragique » hérités de la tragédie grecque et repris plus tard par Sénèque, par la tragédie de la Renaissance et par ce qu’on a appelé le théâtre baroque, comme l’inconstance du sort, la fatalité, la liberté de l’homme, les passions, etc., et avec eux sur les personnages de la tragédie dans leur rapport finalement avec les questions que soulèvent ces thèmes. Ainsi, nous étudierons tout d’abord les personnages et les conflits auxquels ils sont confrontés pour aboutir ensuite à une définition de la nature de ces conflits, ou plutôt de la nature de cette crise, comme étant une crise des Idéaux, nous amenant à une réflexion sur l’expression de cette crise « tragique » et sur le rapport que cette vision « tragique » du monde et de l’homme a eu avec l’époque à laquelle la pièce a été composée.

Les personnages et les conflits auxquels ils sont confrontés §

En reprenant brièvement l’étude des principaux personnages et des conflits qui les traversent, nous tenterons de mettre au jour l’aspect tragique de leur condition ou de leur situation, et en quoi finalement tous peuvent être qualifiés de personnages tragiques.

Les personnages fondamentalement tragiques : Alvide, Torrismon, Rosmonde §

Alvide §

Elle est un personnage tragique parce que fondamentalement angoissée ; nous le voyons dès la première scène de la tragédie, et ses questions qui confinent à l’absurde par un système d’antithèses poussé à bout à la scène 6 de l’acte III tendent encore plus à créer cette image du personnage. Alvide se présente comme un jouet entre les mains des autres personnages - c’est ce contre quoi elle se révolte, en V, 1– dont elle ne comprend à aucun moment les actions. Elle est perdue, non seulement parce que physiquement elle est loin de sa Cour et de son pays, perdue parce que son frère est mort, parce qu’elle va apprendre la nouvelle de la mort de son père, entre les actes IV et V, perdue parce que le seul être qui lui reste est Torrismon et que celui-ci vient juste de l’abandonner. Enfin, elle est perdue parce que le rejet de Torrismon est conditionné par le fait qu’elle est sa sœur et qu’ainsi c’est une espèce de Fortune adverse qui les rattrape tous les deux et qui détruit tous leurs espoirs. Même si Alvide n’a à aucun moment conscience de l’inceste, elle n’en est pas moins la victime puisque c’est ce qui pousse Torrismon à la rejeter. Alvide finalement est le personnage de la pièce qui se présente comme le plus dépassé par les événements auxquels encore une fois elle ne comprend rien. Parce que son idéal d’amour idyllique n’est pas réalisable, il ne lui reste plus qu’à mourir, ultime solution pour le conserver, ce qui nous fait penser bien sûr au mythe ancestral d’Eros et de Thanatos, l’Amour et la Mort liés, l’Amour pouvant survivre au sein de la Mort, comme le montrent les paroles qu’elle prononce à Torrismon en mourant (v.1709-1711, V, 5). Son idéal d’amour parfait, d’Arcadie ne peut s’accomplir sur terre, il n’existe pas ici, ou plutôt il existe dans le souvenir d’un temps révolu, d’un paradis perdu en quelque sorte, comme le récit de la scène 1 de l’acte I nous l’avait rapporté.

Torrismon §

Nous l’avons montré, trois conflits habitent Torrismon et se livrent sans cesse bataille : tout d’abord celui entre l’Amitié et l’Amour qui le laisse complètement déchiré, jusqu’à ce que le Conseiller lui propose le compromis de proposer Rosmonde comme épouse à Germon. Le conflit est tragique parce qu’il marque l’opposition de deux sentiments très proches, presque semblables. C'est ce sur quoi le chœur de clôture de l’acte III dans la pièce italienne avait insisté55. Nous arrivons presque à un conflit d’autodestruction puisque deux sentiments semblables luttent l’un contre l’autre. Et ce qui sera détruit ne sera autre que Torrismon, siège d’un tel conflit. Le second conflit est celui qui oppose la raison d’Etat d’un côté et la passion de Torrismon de l’autre. La raison d’Etat est elle aussi vaincue lorsque l’inceste entre Torrismon et Alvide est découvert ; la passion est refoulée tant bien que mal même si pour peu de temps, afin que Germon puisse épouser Alvide et qu’au moins le lien d’amitié entre les deux rois soit préservé. Mais là encore la passion momentanément refoulée par la raison refait surface, poussée pourrait-on dire par le désespoir passionnel qui traverse Alvide. Le conflit ainsi présenté se rapproche de ce que de nombreux critiques de la tragédie du Tasse ont dit en parlant d’une lutte entre l’Honneur et l’Amour, lutte centrale à toute l’œuvre du poète italien. Mais dans l’Aminte, c’est l’Amour qui triomphe, l’Honneur étant présenté comme un obstacle à la liberté de l’homme ; dans la Jérusalem délivrée, c’est l’Honneur qui triomphe, l’Amour étant cette fois-ci présenté sous son côté maléfique. Et dans le Torrismon, le problème est toujours présent mais ne trouve pas de solution, l’Honneur comme l’Amour est vaincu dans le sens où il ne peut trouver sa place dans le monde terrestre, ne pouvant pas exister parmi les hommes. Enfin, le troisième et dernier conflit est celui entre l’idéal des vertus chevaleresques, dont il est en théorie et encore plus en tant que roi, le représentant, et le constat amer que celles-ci lui sont inaccessibles. En trahissant Germon, Torrismon s’est trahi lui-même et a perdu les valeurs auxquelles il était attaché. Maintenant il n’est plus qu’un être perdu qui tente de survivre dans un monde qui lui apparaît hostile et dont il se sent rejeté. De là, son aliénation à lui-même et son incapacité à agir. Anti-héros ou héros statique, en cela il se rapproche d’Hamlet comme a pu le faire remarquer R. Scrivano56 ; Torrismon est un personnage tragique parce qu’il est écrasé par le Sort, par le Destin auquel il ne peut échapper : malgré tous ses sursauts pour trouver une solution à son dilemme initial, il est rattrapé par un passé qu’il ne connaît même pas ; Alvide ne pourra jamais être son épouse parce qu’elle est avant tout sa sœur.

Rosmonde §

Même si cela ne paraît pas évident au premier abord, Rosmonde se présente comme un personnage tragique aussi. Tragique, parce que comme Torrismon et Alvide, elle ne pourra jamais accéder à ses idéaux, que ce soit ces idéaux en matière d’amour – elle ne pourra jamais épouser Torrismon, tout d’abord parce qu’il est officiellement son frère, ensuite parce qu’officieusement ils n’appartiennent pas au même rang social, enfin parce que Torrismon aime Alvide –, ou ses idéaux de mener une vie de femme libre et chaste, qu’elle soit semblable à une guerrière, une amazone du Nord, ou qu’elle opte radicalement pour une vie monacale. Elle-même sent bien que ces aspirations ne sont qu’un désir qu’elle ne pourra jamais réaliser (v.755-756 puis v.763-766, II, 4). Ses deux aspirations n’aboutiront pas, puisqu’elle décidera de se proposer comme fille à Rusille à la dernière scène. Mais auparavant, son vœu a échoué, et dans sa chute il a entraîné Alvide et Torrismon. Rosmonde prend conscience que son désir a détruit les deux protagonistes ; en cela, elle porte la culpabilité du double suicide, culpabilité qui vient s’ajouter au fait qu’elle n’atteindra jamais l’idéal de vie qu’elle s’était fixé. Encore une fois tout reste au niveau de la non-réalisation et de l’inaccessible, confiné au niveau du l’humain et du terrestre.

Les trois personnages voient leurs aspirations, leurs désirs échouer ; tous coupables sans le vouloir, et sans le savoir, ils apparaissent comme des êtres déchus, chassés du Paradis terrestre que constituaient les vertus chevaleresques, l’amour idyllique et la pureté religieuse.

Rusille et Germon : des personnages qui deviennent tragiques §

Rusille §

Personnage d’abord pathétique par sa sensibilité de veuve qui la replonge dans les souvenirs de sa vie conjugale (voir la scène 4 de l’acte II lors du débat avec Rosmonde sur le mariage), la Reine Mère devient un personnage tragique à l’acte V lorsqu’elle découvre que ses vœux de mère qui désire voir ses enfants mariés afin de prolonger sa descendance, se trouvent vains. Tous ses espoirs d’une vie heureuse reposaient en eux et ils sont morts. Tout est donc réduit à néant, et le tragique de la scène a particulièrement été mis en relief par le contraste produit par le monologue de Rusille à la scène 2 du même acte où tout semblait la combler de bonheur (v.1650-1651). De personnage pathétique et touchant, elle devient personnage tragique, accablée qu’elle est par un Destin qui la dépasse. Rusille, en effet, n’avait jamais rien su de l’échange entre Alvide et Rosmonde, et avait toujours considéré Rosmonde comme sa fille ; de ce fait, Rusille devient un personnage tragique parce que la situation où elle se trouvait se retourne et parce qu’elle aussi voit ses espoirs, ses désirs anéantis.

Germon §

Quant à Germon, il ne devient pas à proprement parler un personnage tragique ; à la fin du drame, c’est à lui que reviennent les trois Royaumes et le pouvoir ; certes, il perd son amour en perdant Alvide, et il perd son amitié en perdant Torrismon. Il est accablé par la perte des deux êtres qu’il considérait les plus chers, mais chez lui prend encore le dessus la raison, même dans le pire moment, et il peut alors réconforter Rusille et ainsi répondre à la dernière volonté de Torrismon (v.1860-1861). Il affirme alors sa soumission à la volonté de Rusille et déclare ne vivre que pour la servir dorénavant (v.1900 et v.1903). Germon a certes perdu l’Amour et l’Amitié et est de ce fait privé de deux vertus chevaleresques qui le définissent. Mais s’il perd l’objet de son amitié, il ne perd pas le respect qu’il lui doit, et accablé par la tristesse et par la douleur, il peut encore être le chevalier servant de la Reine Mère, et ainsi garder son épée au côté. Il est donc encore le chevalier courtois qu’il a toujours été. Cependant, Germon en fermant la tragédie assume la dernière réflexion sur les événements, et exprime alors le sentiment tragique qui accable tous les personnages :

O ma vie, ô mes jours, non jours, mais tristes nuits,
Que vous me reservez de regrets & d’ennuis. (v.1918-1919).

Synthèse sur la situation tragique des personnages §

Une nuit septentrionale vient de s’abattre sur les personnages encore vivants et aucun espoir ne leur reste. À l’exception de Germon comme nous venons de le voir, tous les personnages, même s’ils ne sont pas totalement des personnages tragiques, le deviennent peu à peu, enfermés et étouffés qu’ils sont par un Destin qu’ils ne comprennent pas, mais surtout parce qu’ils sont confrontés aux limites de leur condition humaine. Toutes les solutions pour sauver l’amour d’Alvide et de Torrismon ont échoué. Tous les idéaux, toutes les aspirations des personnages se trouvent réduits à néant ; incapables de résoudre leurs conflits, ils se présentent comme vaincus par un sort adverse et confinés à une solitude irrémédiable. C'est certainement ce qui explique le grand nombre de monologues ou de soliloques au sein des dialogues : la communication ne passe pas ou plutôt passe de moins en moins, comme le montre cette scène à la limite de la rupture entre Alvide et la Nourrice à l’acte V ; Alvide n’écoute plus ce que sa Nourrice lui dit ; elle est complètement enfermée dans son monde, coupée de l’extérieur, ne dialoguant qu’avec elle-même finalement ; aux conseils de sa Nourrice, Alvide ne répond pas et D'Alibray nous indique qu’elle « s’en va sans l’escouter » (p.101). De même Rusille n’écoute pas ce que lui dit Germon pour la consoler ; elle est enfermée dans sa douleur, ne peut communiquer que par cris, qui ne s’adressent à personne et se perdent dans le vide. Torrismon quant à lui était déjà depuis longtemps enfermé dans son for intérieur : incapable d’exprimer son amour pour Alvide (voir la scène 4 de l’acte III), incapable d’exprimer son amitié pour Germon (voir la scène 3 de l’acte III), ou bien la gêne et la culpabilité qu’il éprouve, Torrismon ne dialogue pas avec les autres, il n’entretient que des discours d’apparat parcourus de formules conventionnelles de respect et de politesse. Il n’exprime son mal d’être que lors de tirades interminables comme celle de la scène 3 de l’acte I adressée au Conseiller, ou lors de ses deux monologues, à la scène 2 de l’acte II où il déclare dans un ton presque lyrique :

Ciel, qui n’as plus pour moy que des objets funebres,
Que n’enveloppes-tu l’univers de tenebres ? (v.535-536) ;

ou à la scène 4 de l’acte IV, où venant d’apprendre que Rosmonde n’est pas sa sœur, il voit s’évanouir l’unique espoir qu’il avait conçu pour se sortir du dilemme où il était. Onze scènes sur trente-deux sont des monologues, soit un tiers ; cela met en évidence ce trait caractéristique du théâtre de la Renaissance certes, mais surtout finalement cette solitude de personnages incapables de dialoguer entre eux, ou très peu, en particulier dès qu’il s’agit de problèmes sérieux ou d’exprimer leurs sentiments à l’autre. Voilà où réside l’aspect tragique des personnages du Torrismon du Tasse : renfermés sur eux-mêmes, sans communication ou très peu avec l’extérieur, confrontés à des conflits sans solution, ils se retrouvent détruits par une crise intérieure qui mène à l’aliénation de l’être, comme c’est le cas en particulier pour le personnage de Torrismon.

La Nature de la crise §

La crise des Idéaux et l’atmosphère tragique §

Nous ne reviendrons pas plus longuement sur le fait que le conflit principal des personnages est un conflit d’ordre intérieur à l’image du dilemme de Torrismon. Mais son conflit ressortit de l’ordre de l’idéal puisque les idéaux de Courtoisie, de Fidélité et d’Honneur auxquels il aurait dû se conformer, il les a perdus en trahissant d’une part Galealte, d’autre part Germon. C'est bel et bien une perte des Idéaux, une désillusion face à la réalité des choses, et surtout face à ses limites d’homme ordinaire soumis à des forces, à des instincts qu’il ne maîtrise pas. Crise d’idéal pour Alvide aussi qui se rend compte que son amour idyllique n’est pas possible ici-bas. De même pour Rosmonde qui perd à la fin de la tragédie son idéal de vertu et de liberté. De même pour Rusille, qui perd son idéal d’un bonheur familial possible sur terre. Et enfin de même pour Germon qui perd tout du moins une partie de ses idéaux de chevalier courtois. Tous leurs idéaux restent au stade humain et de ce fait ne sont jamais atteints. Dans ce sens va l’abondance, comme on vient de le voir, des monologues et des soliloques, et va l’abondance d’une manière générale de la parole des personnages. De nombreux critiques ont reproché aux personnages de la tragédie du Tasse de parler trop, mais selon Domenico Chiodo57, cette caractéristique met au contraire en évidence l’aspect judiciaire de la tragédie, tout à fait selon le modèle grec, dans le sens où la tragédie se présente comme le genre poétique dans lequel le rôle du « raisonner » est fondamental, non parce que le conflit qui y est présenté est un conflit de l’ordre du psychologique, mais parce que c’est un conflit de l’ordre de l’idéal ; ainsi la « loi humaine » contre la « loi divine » dans l’Antigone de Sophocle, ou entre le « logos » et le « mythos » dans l’Œdipe Roi où l’on retrouve le contraste entre la justice rationnellement poursuivie par Œdipe dans l’enquête qu’il mène, et la sanction fatale de l’oracle divin. Le reproche adressé au Tasse finalement par ce raisonnement se trouve contredit, même si du point de vue de la représentation, il est tout à fait de rigueur. Les personnages parlent trop parce qu’ils doivent exprimer le conflit intérieur qui les habite, conflit de l’ordre de l’idéal qui doit peser le pour et le contre afin de se confronter à la réalité, même si cela ne se fait qu’au travers de monologues ou de soliloques.

Ce conflit entre les idéaux et la réalité humaine, dès le début de la pièce dresse une atmosphère tragique. Reprenons les réflexions de Jacques Goudet58 pour qui

la tragédie n’est pas plus une tragédie de la Fatalité qu’elle n’est une tragédie de l’inceste, mais est une tragédie de la condition humaine irrémédiablement vouée par sa nature – si tragiquement dégradée par rapport au Réel véritable, celui de l’éternel – à l’inconstance et à la ruine. (p.167).

L'ambiance tragique est dressée dès le premier acte par les longues tirades des deux protagonistes, par le doute jeté sur le bonheur d’Alvide qu’évoque la Nourrice à la scène 2, et est propagée dans toute la pièce par les nombreux monologues, et ainsi, « une atmosphère d’inquiétude et d’appréhension tragique semble subtilement les – les personnages – entourer » (p.159) Mais comme on l’a dit au-dessus, cette atmosphère ne résulte pas d’un sentiment du Destin ou du Hasard, mais d’un sentiment que les personnages ont de leur insuffisance sur le plan de la réalité absolue de ce qui est humain, les choses terrestres n’étant qu’un simple reflet du Vrai (p.162). Cela nous renvoie au mythe platonicien de la Caverne et insiste sur l’imperfection de la condition humaine. Les sentiments humains sont ainsi « en position fausse par rapport à ce qu’ils devraient être » (p.163). De ce fait, l’amitié de Torrismon n’a pas été à la hauteur de ce qu’il croyait, ainsi les désirs de liberté de Rosmonde non plus, l’amour qu’Alvide éprouve pour Torrismon est incomplet puisqu’elle ne le comprend pas, et que finalement l’idéal platonicien d’un être androgyne qui composé de deux parties différentes ne ferait qu’un, est contredit ici : Alvide et Torrismon seront toujours séparés et différents tant qu’ils seront vivants, et l’Essence, Amour qui ne devrait être qu’une unité devient dualité, puisque l’Amitié et l’Amour à la base « un », rentrent en conflit.

L'expression ultime du tragique : la souffrance et le goût du Néant §

Nous l’avons déjà signalé, le Torrismon du Tasse apparaît comme l’autre face de la médaille où figure l’Aminte. Le mythe de l’Arcadie présent dans la pastorale s’effondre ici, et est rejeté dans le temps des pleurs et du souvenir, à la manière de Rusille qui se rappelle mélancoliquement le temps où elle n’était pas veuve et s’exclame au vers 685 : « Mais où m’emportes-tu fâcheux ressouvenir ? » (II, 4).

C'est en fait ici une corruption des valeurs positives que sont l’amitié, l’honneur, la foi, et surtout l’amour puisque l’amour qui existe entre Alvide et Torrismon est corrompu par l’inceste. On aboutit alors à une situation absurde, à un monde de l’absurde, du fait qu’il est privé de sens et du fait de l’échec de la Raison. L'absurdité de la situation, c’est entre autres celle qu’exprime Torrismon en I, 3 lorsqu’il s’exclame aux v.417-418 :

Alvide pourra-t-elle estant à Torrismon
Estre tout à la fois la femme de Germon ?

C'est aussi celle de Rosmonde lorsqu’elle dit en V, 3 :

Je me repens d’avoir monstré trop d’asseurance,
Et puis je me repens de cette repentance ! (v.1672-1673).

Face à l’échec de la Raison, seule la souffrance semble pouvoir racheter la trahison de Torrismon et l’inceste, la Raison étant alors jugée vaine, et plus encore étant considérée comme une ennemie des sentiments humains et une ennemie de leur intensité passionnelle -le terme est à prendre au sens étymologique-légitime59. On se retrouve alors à la limite d’une expérience christique. La Raison se révèle incapable de résoudre ici l’angoisse existentielle face à l’absurde. Le tragique de la situation, son absurdité, l’échec de l’Arcadie et de la Raison mène donc à la souffrance, qui se révèle une valeur ambivalente, à la fois positive et négative.

Enfin, cette souffrance se transforme dans la bouche de Torrismon et d’Alvide en un goût pour le Néant, en une attirance vers la Mort qui est avant tout une négation du temps, puisque le temps pour Torrismon –et en cela il s’oppose à la conception humaniste du Conseiller- n’est pas une valeur positive, n’est pas un allié, il ne peut pas effacer la douleur (v.407 et v.410-411, I, 3). C'est cette vision négative du temps qui le pousse à le nier, ce qui transparaît dans tout son comportement : en effet, son inaction montre son incapacité à agir au présent et sa peur du futur ; les évocations de sa gloire passée le replongent irrémédiablement dans l’inaction ; comme l’a écrit Marco Ariani60 qui a insisté sur l’aspect baroque du personnage, Torrismon devient une statue de cire, figé qu’il est dans son inaction et dans ses méditations. Et c’est là qu’il prononce son goût pour l’anéantissement, et donc pour la mort, qu’il entrevoit d’une manière positive et comme un soulagement (v.473-474, I, 3 ; mais aussi aux v.557-558, II, 2). Cette attirance vers la mort se retrouve aussi chez Alvide, en particulier à la fin de la tragédie (v.1641, V, 1), mais elle revêt alors un caractère précis : la mort désirée par Alvide est plus que la mort du corps, c’est aussi celle de l’âme parce qu’elle doit ainsi éteindre l’amour, qu’elle éprouve pour Torrismon, et avec lui la souffrance qu’elle endure (v.1643-1645, V, 1) ; la mort est la dernière expression de liberté et de dignité que possède Alvide, comme le montre la scène 4 de l’acte V. La Mort et le Néant sont alors un refuge aussi bien pour Alvide que pour Torrismon. Mais doit-on pour autant voir, toujours avec M.Ariani, une certaine forme de nihilisme dans la tragédie du Tasse ?

Le reflet d’une époque angoissée §

Il est inutile de rappeler que l’époque dont nous parlons n’est pas celle dans laquelle vécut D'Alibray, mais celle du Tasse, c’est-à-dire la seconde moitié du XVIe siècle, marquée par la Contre-Réforme catholique et l’ambiance des Cours italiennes dans lesquelles le Tasse évolua. Commençons pas ce second aspect : l’ambiance courtisane est certainement un des aspects qui tranche le plus avec le cadre médiéval et gothique qui sert de toile de fond à la tragédie. Comme il a été dit, le Conseiller est le personnage par excellence qui incarne cette morale courtisane propre à l’Italie du XVIe siècle. Il incarne la raison d’Etat, telle qu’aurait pu la concevoir Machiavel où l’on essaie toujours de trouver des solutions aux problèmes, quitte à passer par le compromis et l’entorse aux règles d’honneur. Ainsi, il fait passer ce que Torrismon considère comme un crime – le fait qu’il ait trahi Germon – à une simple erreur (v.367 en I, 3), met en avant le fait que le temps efface tout (v.403-404), et avance comme solution au dilemme du roi des Goths de proposer Rosmonde en échange d’Alvide à Germon, méprisant en cela l’amour que le roi de Suède a pour la princesse de Norvège. Mais c’est justement sur cet échange que revient Alvide à la scène 1 de l’acte V (v.1586-1588 et v.1606-1610) et au travers d’elle se profile une critique de telles pratiques, et donc d’une certaine absence de morale dans les affaires politiques d’une manière générale, en particulier dans celles des Cours du XVIe siècle qui faisaient passer avant tout la machiavélique raison d’Etat. Tout est réduit au niveau pratique et matériel, comme c’est le cas de l’amour qui est réduit au terme de convoitise. La crise des personnages est en ce sens le reflet de l’époque dans laquelle la pièce fut écrite : les Idéaux hérités de la Renaissance s’effondrent et l’homme est confronté à une réalité tout autre. Dans le Torrismon, on voit donc l’échec des Idéaux de la Renaissance, qui sont ceux de la liberté et de la grandeur de l’homme qui peut se faire maître de sa vie tout comme il est considéré centre de l’univers, celui de l’amour platonicien véhiculé par Pétrarque et tous les poètes à sa suite qui a contribué à former dans la pensée du Tasse le mythe de l’Arcadie, qui est dans le Torrismon à la fois une Arcadie chevaleresque (Germon et Torrismon) et une Arcadie religieuse (Rosmonde). Parce que l’idylle est impossible et est confiné dans le temps des pleurs et des regrets, dans le souvenir d’un paradis perdu, et parce que la liberté et le bonheur n’existent pas, il y a une défaite des principes humanistes de la Renaissance.

Enfin , au-delà des mythes de la Renaissance, le tragique du Torrismon vient aussi de cette inquiétude face à Dieu, face à un Dieu qui se fait toujours de plus en plus éloigné et inaccessible. On aboutit alors à une sorte de pessimisme chrétien, comme l’a montré Raffaelo Ramat61 où Dieu reste fermé aux hommes à la manière du Fatum des tragédies antiques. Comme dans presque toutes les tragédies, Dieu est absent du Torrismon  ; mais cette absence, toujours selon Ramat, renvoie au problème de la volonté devant Dieu, au problème du péché, de la grâce divine et de la responsabilité, de la Fortune et de la Providence. Problèmes qui sont ceux de la Contre-Réforme qui tente de stabiliser un monde qui a perdu son équilibre du fait de la Réforme Protestante et des guerres de religions ; du fait de la crise économique qui frappe l’Italie, l’Italie qui connaît aussi la Conquête espagnole et le Sac de Rome. La Contre-Réforme propose de ce fait un dogme, une autorité qui vont tenter de dominer l’angoisse, le manque de confiance, la résignation aussi et la volupté du naufrage qui caractérisent l’homme de la seconde moitié du XVIe siècle. Mais dans le Torrismon cette tentative est remise en question puisque le libre arbitre de l’homme, principe fondamental de la Contre-Réforme, est absent62. Ainsi dans une optique historique le Torrismon s’inscrit comme la pièce de la défaite de la Renaissance et de la mise en place, encore incertaine, du dogme de la Contre-Réforme catholique.

Le sentiment du tragique dans le Torrismon du Tasse, omniprésent dans toute la pièce, révèle une vision négative et pessimiste du monde et de l’homme, un monde absurde et sans repère, qui a perdu ses valeurs et ses idéaux, ainsi qu’un homme perdu au milieu de cet univers où seules la mort et la souffrance lui servent de soutien. Et de ce fait, c’est toute la condition de l’homme qui apparaît ici tragique, parce que vouée dès le début à l’imperfection et à la déception, et faisant ainsi l’originalité de la tragédie du Tasse.

Établissement du texte §

Édition §

Le Torrismon du Tasse, tragedie par le Sr. Dalibray ; Paris, De l’imprimerie de Denys Houssaye, 1636 ; avec Privilege du Roy.

L'édition s’organise ainsi : la page de présentation avec le titre de la pièce, le nom de l’auteur, le nom de l’imprimeur, la date d’impression et le lieu, enfin la mention Avec Privilege du Roy. Suit l’avis Au Lecteur qu’a écrit D'Alibray et qui est composé de 17 folios et demi (le recto du folio 18) ; puis vient l’Argument sur 3 folios et demi suivi de l’intitulé le Moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde Representation sur le folio 22 recto ; au verso de ce même folio figure d’une part, les Fautes survenuës en l’impression, d’autre part, l’extraict du Privilege du Roy. Au verso du folio 23 figure la listes des acteurs – des personnages. Puis commence à proprement parler le texte de la tragédie, composée comme il se doit de cinq actes, et qui est donnée sur 119 pages numérotées par l’éditeur, ce qui n’était pas le cas de tout ce qui précédait (nous avons nous-mêmes fait la numérotation des pages selon le procédé du recto/ verso sur chaque folio). L'édition que nous reproduisons ici provient de l’ouvrage conservé à la Bibliothèque Nationale, qui porte le numéro Yf 499, qui a été microfilmé sous le numéro R 54 770 ; un autre exemplaire – celui que nous avons consulté – se trouve à la Bibliothèque de l’Arsenal, enregistré sous le numéro 4°BL 3572 ; comme le numéro l’indique, la pièce a été imprimée en format in 4°, composée de 7 cahiers notés par les lettres a à g pour tout ce qui précède le texte de la tragédie, et de 15 cahiers notés par les lettres A à P pour le texte à proprement parler, soit un total de 22 cahiers.

Enfin, nous signalons un second tirage de la tragédie qui se trouve dans un recueil collectif avec d’autres pièces de la même période ; dans l’ouvrage collectif figurent ainsi : L'Amour tirannique, tragi-comédie par Monsieur de Scudéry ; L'Illustre Corsaire, tragi-comédie de Mairet ; Les deux Alcandres, tragi-comédie de Mr. de Boisrobert, Abbé de Chastillon ; Le Torrismon du Tasse par le Sieur Dalibray ; Le Grand et dernier Soliman ou la mort de Mustapha par Monsieur Mairet ; L'innocent exilé, tragi-comédie de Monsieur Provais. Toutes portent la date de 1640, à part la seconde pièce de Mairet que nous avons citée qui porte la date de 1639. Nous notons que l’imprimeur pour la pièce qui nous intéresse n’est pas le même : cette fois-ci, il s’agit de Pierre Rocolet, Imprimeur et Libraire ordinaire du Roy, au Palais dans la Gallerie des Prisonniers, aux Armes de la Ville. Cependant, ce second tirage ne diffère en rien du premier, il est en tous points identique, à la fois dans le texte de la tragédie, dans celui de l’avis Au Lecteur et de l’Argument, la pagination est la même ainsi que les coquilles et les bandeaux. À notre connaissance, cet exemplaire n’est conservé qu’à la Biblioteca Nazionale La Marciana à Venise, enregistré sous le numéro 109.C.51.

Corrections apportées au texte d’origine §

Nous avons reproduit exactement le texte et de ce fait conservé l’orthographe du XVIIe siècle ; nous n’avons corrigé que lorsqu’il y a des coquilles. Nous avons seulement remplacé automatiquement toutes les fois où apparaît la lettre ß par « ss », toutes les fois où apparaît le signe  au dessus d’une voyelle par son orthographe moderne ( ainsi, paßiõ, v.836, devient, passion ), et toutes les fois qu’un « i » vaut pour un « j » moderne.

Nous donnons l’orthographe d’origine des mots qui ont été changés dans la présente édition, avec l’indication du vers  : où (f.1v. ; f.3v. ; v.1075, 1225) ; souvvent (f.5r.) ; cest (f.11r.) ; lay-mesme (f.19v.) ; habillet (f.20v.) ; dautant (f.7r. ; f.18v. ; v.214) ; ou (f.3v. ; f.9r. ; f.14r. ; f.15r. ; v.805, 1327) ; d’iminuë (f.17r.) ; n’est (v.1241) ; assiegoient (v.1253) ; a present (v.1353) ; fuffit-il (v.1596) ; du'n (v.1603).

La seconde page qui porte le numéro 32 est en fait la page 40 ; nous avons corrigé l’erreur.

La ponctuation a été aussi conservée telle qu’on la trouve dans l’édition de 1636, à part pour quelques erreurs que nous donnons :

 ;=>, (v.44, 322, 471, 838, 1813).

?=>. (v.686, 802, 1341, 1347).

 :=>. (v.518, 892, 953, 957, 1279, 1344, 1357, 1402, 1488).

 :=> ; (v.1769, 1771).

,=>. (v.323, 694).

 ;=>. (v.1343).

 ;=> : (v.645).

.=>! (v.576).

!=> a été introduit à la fin du v.188 où rien ne figurait.

?=>, (v.649).

Les notes §

Ce sont des notes numérotées en bas de page, qui commence dès l’avis Au Lecteur. Les astérisques * renvoient au lexique situé avant le texte où figurent la définition des termes indiqués. En général, les définitions sont tirées du Dictionnaire de Furetière, auquel cas on trouve l’indication (F).

Dans l’avis Au Lecteur sont aussi indiquées par le signe ** et écrites en italique les notes que D'Alibray a faites lui-même en marge mais qu’il n’a pas été possible de rendre tel quel, faute de place, d’où le fait qu’elles aient été rejetées en bas de page.

Présentation §

Pour l’avis Au Lecteur, l’Argument, les parties qu’il est possible de retrancher dans le tragédie, les Fautes survenües en l’impression et le Privilege du Roy, nous avons indiqué le numéro des foglios nous-mêmes puisqu’ils étaient inexistants, entre crochets et à gauche du texte, numérotés selon le principe du recto/ verso, ainsi que la lettre du cahier, toujours entre crochets et à gauche du texte, à chaque fois que l’on change de cahier ; chaque changement de page est indiqué à l’intérieur du texte par le signe /  ; comme nous l’avons dit plus haut, les notes indiquées en bas de page en italique, souvent en latin et marquées par le signe ** sont du traducteur.

Dans la présente édition du texte de la piéce ont été rajoutés les vers dans la marge à gauche, qui ne figuraient pas dans l’édition d’origine. Dans la marge à droite nous avons reproduit d’une part, entre crochets le numéro des pages de l’édition d’origine –qui était donc numérotée- avec la lettre du cahier à chaque fois qu’on en change ; d’autre part, en caractères plus petits que ceux du texte de la tragédie et en italique, les notes en marge de D'Alibray.

LE TORRISMON
DU TASSE.
DU TASSE.
TRAGEDIE. §

AU LECTEUR §

[f.1r.]

C'EST à toy seul, LECTEUR, que je dédie cét ouvrage, afin de t’obliger, qui que tu sois, à deffendre ce que je te donne : Pour te rendre curieux de le voir, il suffit de dire qu’il est tiré du Tasse, Poëte si excellent que mesme un des plus grands hommes de son pays a monstré l’advantage que sa Hierusalem avoit sur l’Aeneide, & qu’un des nostres a chanté de luy qu’il estoit

Le premier en honneur, & le dernier en aage.

Neantmoins pour deferer à l’Antiquité le respect qui luy est deu, nous le louërons encore assez ce me semble, si nous disons avec un grand esprit de ce temps, que Virgile est cause que le Tasse n’est pas le premier, & le Tasse, que Virgile n’est pas le seul. Du moins on ne sçauroit nier qu’il n’ait cecy par dessus l’autre, que c’est un Autheur universel, et qui sans parler de tant de discours & de dialogues qu’il nous a laissez en prose, a travaillé & reüssy parfaictement en toutes sortes de Poësie, mais particulierement en la Dramatique & aux

[f.1v.] pieces de Theatre. De cela font foy l’Aminte63& le Torrismon : / l’un, Pastorale ; & l’autre, Tragedie : mais tous deux dans un stile serieux. Car pour les Comedies, il les avoit en aversion comme estant contraires à la gravité de ses mœurs & de sa modestie, & mesme il estoit marry qu’Aristote eut enseigné qu’on y devoit tirer matiere de risée des choses qui choquoient l’honnesteté & la bien seance : Aussi l’Intrigue d’amour qui passe sous son nom n’est pas un effect* de luy, & quoy que la difference du stile nous le monstre assez, son propre tesmoignage le confirme encore, d’autant qu’il se fascha plus qu’on la luy donnast, que d’aucun larcin qui luy fut jamais faict de ses ouvrages.

L'Aminte donc, & le Torrismon sont les seules pieces de Theatre qu’il nous a données, chacune tres accomplie en son espece. L'une fut le coup d’essay & le chef-d’œuvre tout ensemble des Pastorales : & l’autre est encore aujourd’huy estimée la merveille des Tragedies Italiennes. Et qu’on ne s’arreste pas à ce que nostre Autheur en escrit dans une de ses lettres, car ou il en parle plustost par humilité que par jugement, ou au pis aller ce qu’il en dit n’est qu’un effect* de ceste melancholie si naturelle aux grands hommes, & qui leur donne des dégousts de leurs plus beaux ouvrages. C'est ainsi que l’un condamne en mourant son Aeneide, & l’autre sa Hierusalem : de sorte qu’il ne faut pas s’estonner si par la mesme raison cette admirable Tragedie a peu déplaire aussi au Tasse. Il est certain que les esprits

[f.2r.] sublimes ont des pensées qui vont bien plus loin que les paroles, & qu’ils / n’expriment

[b] jamais si bien leurs idées, qu’ils ne voyent tousjours quelque degré de perfection au delà : mais ce n’est pas à dire qu’ils ayent juste subject, ny nous apres eux, de mespriser d’excellentes copies, à cause qu’elles ont esté tirées sur de plus excellents originaux. En effect le Torrismon n’est pas une piece qui ait esté composée à l’advanture, ses vers nous l’enseignent assez, ny le dessein n’en a pas esté pris à la haste, mais fut un dessein premedité. Le Tasse demeura long-temps sans achever cette Tragedie, & la raison qu’il en rapporte quelque part, c’est que se sentant desja fort triste par nature & par accident*, il craignoit de travailler sur une matiere qui ne pouvoit qu’entretenir sa melancholie : neantmoins à la sollicitation de ses amys il la mit enfin en l’estat où nous la voyons maintenant, sans s’arrester beaucoup toutesfois à ce qu’il en avoit desjà tracé. Il changea de nom à son principal personnage, luy donnant celuy qui sert de tiltre au livre, & fit mesme que le Roy des Goths qui dans son premier dessein estoit l’amy trahy, est icy celuy qui trahit : Ce qui monstre bien que son subject est entierement fabuleux, quoy qu’on le reconnoisse assez en considerant comme il est dans une intrigue de Roman64, & dans cet ordre que Castelvetre65 appelle renversé, si bien que pour le developper & luy donner une suitte naturelle, il faut commencer par la fin du quatriesme Acte.

Il sembleroit pourtant que le Poëte heroïque cherchant d’estre creu, & debvant

[f.2v.] tromper par la vray-semblance /, & non seulement persuader que les choses qu’il traitte sont veritables, mais les supposer si bien aux sens, qu’on pense estre present, les voir, & les ouyr : Il sembleroit, dis-je, qu’estant obligé de gaigner dans nos esprits cette opinion de verité, il viendroit bien mieux à bout de son intention s’il empruntoit son suject de l’Histoire : La raison en est que les grandes actions qui se sont passées jusques à nostre temps, comme sont celles que se propose la Tragedie, estant toutes escrites, celles qui ne le sont pas nous paroissent aussi-tost controuvées, & par consequent indignes de memoire ; Les Poëtes sont imitateurs, il faut donc que ce soit du vray, parce que la fausseté n’est rien, & ce qui n’est rien ne sçauroit estre imité. Le but d’un Poëte Heroïque, comme j’ay dit, c’est la vray-semblance, mais celuy qui prend un suject fabuleux la quitte d’abord, puis qu’il n’est pas croyable qu’une action illustre comme celle qu’il descript, n’ait pas esté donnée en garde à la posterité par la plume de quelque fameux Historien. Les evenemens extraordinaires ne peuvent demeurer inconnus, & quand on n’en a point ouy parler, de cela seul on tire une preuve de leur fausseté, & lors on leur refuse son consentement ; Enfin on attend point l’issuë des choses comme on feroit, si on les estimoit tout a fait ou en partie veritables ; la foy manquant, le desir, la pitié, la crainte, la tristesse, la joye, & toute sorte de plaisirs & de passions cessent. Voilà à peu pres ce que j’ay recueilly d’un costé & d’autre dans le Tasse,

[f.3r.] pour prouver qu’il faut que le suject de la Tragedie / soit veritable & connu ; Et quoy qu’il me suffist de dire que nostre Autheur n’ayant pas ignoré ces raisons puis qu’elles viennent de luy, il en a sans doute eu de plus fortes pour ne les pas suivre : Je repondray neantmoins que le Poëte n’est point obligé de chercher necessairement la vray-semblance de ce qui a esté, mais seulement de ce qui a peu estre66. Que la Tragedie n’estant qu’une tromperie selon l’advis de Gorgias, où celuy qui abuse le mieux est estimé le plus juste, il est certain que cela se fait plus aisément avec les couleurs & les artifices du mensonge : que les fables sont bien souvent plus belles que la verité mesme, au moins qu’elles sont d’ordinaire plus diversifiées, & par consequent plus agreables : que dans les sujects feints on peut faire tomber tous les incidens imaginables, & par là remplir l’esprit d’admiration & de merveille ; qu’il vaut encore mieux composer une piece qui soit toute d’invention, que pour plaire davantage, déguiser & alterer l’histoire de telle sorte qu’elle en soit méconnoissable, & sur un petit fondement de verité, eslever mille mensonges, qui s’ils ont de soy quelque laideur, doivent estre horribles, meslez avec leurs contraires. Enfin que si les Maistres de l’art ne deffendent pas d’inventer les sujects de Comedies, parce qu’on n’y introduit que des personnes de mediocre condition,

dont il n’importe pas que les avantures soient veritables, puis qu’aussi bien elles demeurent la

[f.3v.] plupart du temps inconnuës : Par la mesme raison il sera permis au Poëte Heroïque de feindre, pourveu que ce soit des / actions arrivées depuis long-temps en un païs esloigné, & dont nous ne puissions pas avoir une science si certaine.

C'est ce qu’a fait tres-judicieusement le Tasse, qui nous donnant une Tragedie fabuleuse, nous persuade que le Royaume des Goths, la Norvegue67 & la Suede en ont autrefois esté le theatre. De moy si j’avois à trouver quelquechose à redire en cette sorte de Tragedies, ce ne seroit pas precisément de ce qu’elles sont d’invention, mais de ce que leur suject estant tout nouveau, & outre cela plus ingenieux & plus embarrassé que les autres, il peut arriver qu’elles travaillent davantage nostre esprit pour les comprendre, que nous ne sommes émeus à compassion par les accidens* qu’elles representent. Le remede à cela c’est de les voir, ou de les lire plus d’une fois, car de cette sorte le suject nous devient tousjours plus familier, & s’establit si bien dans nostre creance, que nous prenons plaisir apres à nous y laisser toucher : Et puis comme il est malaisé de découvrir d’abord toute la disposition & toutes les beautez d’une piece inventée selon les regles, si nous y faisons une reveüe, nous venons à y remarquer mille nouvelles graces, & confessons que ce qui nous paroissoit au commencement obscur & confus, estoit seulement caché & brouïllé d’artifice. Il m’en est ainsi arrivé en la lecture du Torrismon que je n’ay point bien compris ny admiré qu’apres l’avoir regousté & repassé plus d’une fois. De quoy ne s’estonneront pas ceux qui l’auront veu

[f.4r.] en sa langue, sçachant qu’il n’est / guere moins difficile que beau.

Cependant je te promets de t’en faire entendre parfaitement dans ma Version & toute la finesse & toute la suitte des la premiere lecture. A quoy serviront de beaucoup l’argument que je t’en donne, & les additions que j’ay fait mettre à la marge, qui suppléent aucunement* ce qui devoit estre plus esclaircy : Ce qui est un avantage que sa representation ne pouvoit pas avoir : Outre que la parole vole trop viste pour laisser dans l’esprit de l’Auditeur une impression assez forte des moindres choses qu’il est besoin de remarquer pour une entiere intelligence, & qu’en un suject plein comme celuy-cy, une seule faute de memoire de l’Acteur, ou quelque changement dans le vers, sont bien souvent capables de causer de la confusion à tout le reste. Adjoustez à cela que chacun n’ayme pas ces longs recits, dont l’usage est pourtant si necessaire dans une piece composée dans les regles, & dont celle-cy est toute remplie ; Et neantmoins c’est une chose asseurée que si durant quelque narration l’esprit s’eschappe & se destourne ailleurs tant soit peu, il perd incontinent* le fil ou de l’histoire, ou de la fable. Aussi pour en parler franchement, je ne croy pas que ce fust l’intention du Tasse de faire une Tragedie pour le Theatre, mais seulement de feindre un suject agreable à lire, & de travailler plustost à de belles peintures qu’à des Scenes commodes & plaisantes à la veuë. On le peut recognoistre par ce long discours de Torrismon

[f.4v.] avecque le Conseiller, & particulierement par cette ample description / de la tempeste, en une occasion où il semble que le remords du crime qu’il estoit pressé de declarer, ne devoit pas tant luy permettre de s’y estendre ; On le void aussi dans ce recit exact de l’appareil des jeux & des magnificences qu’il commande qu’on fasse pour la reception de Germon, lors que l’arrivée prochaine de cét amy trahy luy jettoit bien d’autres soucis* dedans l’ame : Tant il est vray que ce grand Genie estoit comme un torrent qui ne pouvoit s’arrester ny souffrir* de digue ou de rivage : là où les fontaines & les estangs, c’est à dire ceux qui n’ont qu’une veine mediocre, demeurent paisibles & jamais ne se debordent. Mais comme les pauvres qui manquent des choses necessaires à la vie, mesdisent d’ordinaire de ceux qui sont dans l’opulence jusques au luxe : de mesme il ne faut pas s’estonner que des esprits secs & steriles ne vueillent point excuser en nostre Autheur un semblable vice qui vaut pourtant beaucoup mieux que leur vertu*. Et quoy que dans ma Version j’ay abbregé les endroits dont je parle ; & d’autres que je passe soubs silence, pour n’estre pas ennuyeux, neantmoins comme en une si vaste Tragedie il estoit bien difficile de rencontrer justement ce qui estoit de plus necessaire : dans la seconde representation, je retranchay encore beaucoup de choses qui sembloient un peu languissantes : Nonobstant* cecy je t’asseure que pour les raisons que je t’en ay dites, cette Tragedie sera tousjours plus agreable à lire qu’à ouyr reciter, ou si elle

[f.5r.] satisfait estant recitée, ce sera quand on l’aura leuë, ou qu’on l’aura desja / veu representer. Ce que tu ne dois pas trouver estrange, car si quelques pieces reüssissent d’abord dans l’action & sur le theatre, qui sont froides apres, & principalement quand on les void sur le papier & dans le cabinet, qu’est-ce qui empesche qu’il y en ait aussi, dont la premiere representation ne ravisse pas tant, & qui d’ailleurs sont miraculeuses à les lire ?68 Ces vers entrecouppez par plusieurs entreparleurs, qui ont de la grace dans la bouche des Acteurs, ne font qu’embrouïller l’esprit quand ils sont imprimez, comme ces recits longs & historiques historiques qui viennent à bout de la patience de quelques Auditeurs, sont trouvez admirables alors qu’on les considere & qu’on les lit attentivement. Ce n’est donc pas l’oreille qu’il faut prendre pour souverain Juge en ces occasions, mais seulement la veuë, c’est à dire la lecture : & c’est icy, comme par tout ailleurs, qu’un tesmoin oculaire vaut plus que dix qui n’ont qu’ouy : Aussi Thales interrogé de combien l’imposture estoit esloignée de la verité, respondit si sagement, d’autant que les yeux le sont des oreilles ; Et à ce propos tu me permettras de rapporter en passant ce qu’on attribuë au Tasse, quoy que je l’aye leu autre part, mais je suis bien aise parlant de luy de parler avec luy. Comme on luy demandoit pourquoy Homere avoit feint que les songes vrays venoient à nous par la porte de la Corne, & ceux qui estoient faux pas la porte d’Yvoire, il dit que par la Corne il falloit entendre l’œil, à cause de leur ressemblance en couleur (j’adjousteray que mesme une de ses tuniques

[f.5v] s’appelle Cornée) & que par / l’Yvoire, les dents nous estoient signifiées à cause de leur blancheur & de leur matiere pareille à l’Yvoire  ; Enfin qu’Homere nous enseignoit par là qu’on pouvoit seulement juger avec certitude de ce que nous voyions nous-mesmes, & non pas tousjours de ce que nous entendions de la bouche d’autruy. Que si cela doit avoir lieu quelque part, c’est particulierement dans la Poësie, tesmoin celuy qui allant reciter d’un mauvais ton des vers de Malherbe, disoit, escoutez les plus meschants vers du monde, & les allant bien reciter, escoutez les plus excellents qui furent jamais. Et affin qu’on ne se mocque pas de moy, si dans cette application je compare la Poësie aux songes, qu’est elle apres tout que la resverie d’un esprit tranquille, une chose douce, vaine, diverse & chimerique, comme la pluspart des songes, & qui s’attribuë je ne sçai quoy de divin aussi bien qu’eux ? Mais laissant ces menuës recherches à part, Je reviens, & dis qu’asseurément tu vas trouver cette Tragedie incomparable, tant pour l’invention dont tu descouvriras qu’elle est toute remplie, & qui pour peu qu’on la voulust estendre fourniroit un juste Roman69, qu’à cause de la beauté & de la varieté des passions qui y sont si naïvement representées. D'un costé tu verras Alvide agitée de deux mouvemens bien contraires, d’amour, & d’inimitié, d’amour pour son cher Torrismon, & d’inimitié pour Germon, contre lequel elle ne respire que des desirs de vengeance, qui d’ordinaire ont tant de grace dans les Tragedies  : & d’autre part tu la

[f.6r.] verras si sage & si resignée aux volontez de Torrismon / qu’elle croit son mary, que de

[c] consentir mesme d’aymer Germon pour l’amour de luy : Cependant nonobstant* une amour si honneste & si vertueuse, dés le commencement ; dans le progrez, & sur la fin de cette piece, elle te paroistra tousjours tres mal-heureuse & tres digne de pitié. Considere ses inquietudes dans le premier Acte, ses défiances dans le Troisiesme, & dans le Cinqiesme ce desespoir qui l’oblige à se tuër, & si tu n’en es touché, dy hardiment que tu as le cœur de marbre. De moy voyant combien ce personnage estoit funeste j’ay cherché la raison pourquoy le Tasse n’a pas intitulé cette Tragedie l’Infortunée Alvide plustost que le Torrismon, & je n’en trouve point d’autre sinon que Torrismon paroist dans tous les Actes, & qu’il est la principale cause des desastres qui arrivent. Si ce n’est qu’il faille dire avec un grand maistre en la connoissance de ces choses70, que la compassion s’excite par la misere d’une personne qui n’est ny tout à fait vicieuse, ny tout à fait vertueuse aussi ; non tout à fait vicieuse, parce qu’on ne plaint point le meschant, qui n’a que le mal qu’il merite, & comme chacun se flatte en l’opinion de sa probité, on n’apprehende point pour soy ce qu’on luy void souffrir. Il ne faut pas non plus que la personne soit entièrement vertueuse, d’autant que l’infortune de celuy qui est bon ne donne point de commiseration, puisque ce qui nous en donne, c’est de voir arriver aux autres, ce que nous craignons qui ne nous arrive, mais nul ne

[f.6v.] redoute de sinistres succez pour des vertus* qui doivent / bien plustost estre recompensées de quelque bon-heur. Suivant cette maxime & supposé que la Tragedie se doive appeller du nom du personnage le plus pitoyable*, c’est justement que celle-cy est dite le Torrismon, comme ayant toutes les conditions requises pour émouvoir la compassion : Car il n’est pas tout à fait bon puis qu’il a violé les loix de l’amitié & trahy Germon, ny tout à fait meschant, puis qu’il n’a failly que par force & apres une longue resistance, que ce n’a esté que par amour & par ignorance, qu’il a de si sensibles remords de son péché, enfin qu’il est plus mal-heureux que criminel, & plus digne de commiseration que de hayne. Mais s’il m’est permis de dire mon sentiment là dessus, je trouve la derniere partie de ce raisonnement d’Aristote plus subtile que solide, & je le quitterois volontiers en cecy pour ne le pas abandonner en une chose de plus grande importance, telle qu’est l’amour & la recherche de la verité : Son opinion auroit lieu si nostre vertu* pouvoit boucher toutes les avenuës à la fortune, & si par une secrette ordonnance* d’en haut nous n’estions pas bien souvent d’autant plus miserables que nous meritons moins de l’estre ; Mais cela estant, comme personne n’en doute, qui est-ce qui n’aura subject de craindre pour soy, & de plaindre par consequent les mal-heurs qu’il verra survenir à autruy, quoy que celuy qui souffre, & celuy qui void souffrir soient les plus gens de bien du monde* : Car tant s’en faut que l’affliction des hommes de bien ne se fasse pas ressentir à ceux qui font profession d’une mesme probité /, pour la raison qui a estée

[f.7r.] alleguée, qu’au contraire l’exercice le plus ordinaire des bonnes ames, c’est de prendre compassion de l’innocence opprimée & accablée sous le faix* des infortunes ; d’autant plustost qu’on peut accuser les autres de leurs desastres, & que pour une Alvide qui est seulement mal-heureuse, il y en a cent pareils à Torrismon, qui sont aucunement* coupables. Et quant à ce qui a esté dit qu’on n’a pitié que des maux qu’on apprehende, sans doute que cela n’est pas non plus absolument veritable, car il suffit qu’ils nous pouvoient arriver pour en avoir pitié, ainsi un vieillard pleurera le decez trop precipité d’un jeune homme, quoy que ce vieillard soit hors du danger de mourir en la fleur de son aage, ainsi l’on aura pitié d’un criminel qu’on meine au supplice, parce que c’est un homme comme nous, & qu’en effect nous pouvions naistre aussi enclins que luy au vice, & suivre un mesme train de vie.

De cette authorité de la fortune sur nous, & de cette cause secrette dont nous parlions un peu auparavant, qui fait que les evenemens ne sont pas en nostre puissance, on doit tirer la raison des miseres d’Alvide, & respondre en mesme temps à une autre objection qu’on fait au Tasse, d’avoir voulu que Sylvie dans son Aminte courut deux si grands dangers, l’un de son honneur entre les mains du Satyre, & l’autre de sa vie à la poursuitte du Loup, sans que ses actions eussent merité de si fascheuses rencontres, quoy qu’on peust dire que c’estoit pour punition du traictement injuste & cruel que son amant recevoit d’elle./ Certes je

[f.7v.] trouve rois bien plus mauvais que Sylvie aussi-tost qu’elle se void delivrée de ce Bouquin71, apres que sa virginité a couru un si grand peril, apres avoir estée exposée toute nuë aux regards d’un Satyre & de deux Bergers ; qu’une fille, dis-je, chaste & honneste comme on nous la depeint, s’en aille incontinent* à la chasse & à ses premiers passe-temps, veu que la seule pensée d’un si honteux accident* luy debvoit faire oublier toute autre chose, & la remplir de tant de confusion qu’elle eust mesme horreur de paroistre au jour. J'estime pour moy que cela ne sçauroit s’excuser que par la necessité de la regle des vingt-quatre heures.

Apres le personnage d’Alvide suit celuy de Torrismon, où tu considereras ce cruel combat qu’il ressent dans l’ame, pour avoir trahy Germon, & pour ne pouvoir quitter Alvide, la peine où le met l’arrivée & la presence de son amy, celle où il est, descouvrant que Rosmonde n’est pas sa sœur, apprenant qu’il a commis un inceste, & voyant Alvide morte : Mais quoy, si tu l’as veu representer à nostre Roscius François72 (car il est bien aussi honneste homme, & hante bien d’aussi honnestes gens que l’autre) cét homme qui parle de tout le corps, & qui fait trouver une narration de deux cents vers trop courte, & particulierement si tu as remarqué ces discours ambigus & artificieux qu’il tient lors qu’on luy annonce la venuë de Germon ou qu’il parle à luy mesme, & comme il monstre deux

visages, ainsi qu’il a deux cœurs, l’un pour son Amy, & l’autre pour sa Maistresse, tu

[f.8r.] confesseras / que s’il ne se peut rien adjouster à son action, aussi ne sçauroit-on rien desirer dans son personnage. Germon vient apres agité des mesmes passions que Torrismon, mais avec cette difference, que dans le combat d’Amour & d’Amitié qu’espreuve   Torrismon, l’Amour a le dessus ; & dans celuy de Germon, c’est l’Amitié qui l’emporte.

Considere en suitte ce zele loüable du Conseiller au service de son Maistre, ce desir de grandeur dans Rusille, & au contraire ce genereux mépris des couronnes dans Rosmonde, & ce puissant amour de la virginité qui luy fait mesme refuser un Monarque pour espoux : Considere, dis-je, ces divers & contraires mouvemens, & tu verras qu’ils tendent & s’accordent à composer un tout le plus accomply du monde ; Tu seras ravy de voir qu’une Tragedie contienne tant de matiere soubs une mesme forme, & que toutes ces choses soient tellement composées que l’une regarde l’autre & luy correspond, l’une dépend necessairement ou vray-semblablement de l’autre, si bien qu’une seule partie ostée le reste tombe en ruïne : Car de condamner comme superfluë, la dispute de la Reyne avec Rosmonde touchant le mariage, qui fut la premiere pierre d’achoppement à quelques uns, il n’y a point d’apparence, puisque mesme quand elle seroit aucunement* inutile, on nous enseigne qu’il faut laisser lieu aux digressions & à l’art dans les Tragedies, & que ces Episodes y font comme les meubles & les autres ornemens dans une maison. Mais je soustiens qu’elle est

[f.8v.] extremément necessaire, veu que le seul expedient*/ qu’il restoit, au point où les affaires se trouvoient reduites, c’estoit que Rosmonde espousast Germon, & que pour n’y avoir pas consenty, & n’avoir pas estée bien persuadée, tous les malheurs qui suivent, arriverent ; Elle n’est pas trop longue non plus, tant pour la raison de sa necessité, que parce qu’il est plus aisé de l’oster tout à fait, que d’en retrancher quelquechose sans la rendre defectueuse : Mais ils objectent que dans l’impatience que l’on a de sçavoir ce qui reüssira de la venuë de Germon, elle est importune, ou fait mesme oublier le principal suject : Pour ce dernier inconvenient, il me semble qu’il n’y a que ceux-là qui s’en doivent plaindre, dont l’esprit foible, s’il vient quand il est bandé à se relascher tant soit peu, se retrouve en son premier estat, & auroit presque besoin qu’on recommençast tout de nouveau les mesmes choses, semblable en cela à ces cordes de luth, lesquelles si on les lasche lors qu’elles sont tenduës, s’en retournent incontinent* d’où on les avoit tirées. Qu'elle soit importune non plus, il ne se peut dire, car encore qu’il faille tousjours se haster de venir à l’action, on doit prendre garde neantmoins à le faire sans se precipiter, & bien souvent mesme ce n’est pas un petit artifice de sçavoir retarder & retenir quelque temps le desir & l’esprit en suspens. Pour moy je croyois qu’encore que cette dispute fust assez serieuse & assez convenable en une Tragedie, que neantmoins apres les tristes recits d’Alvide & de Torrismon, c’estoit comme ces couleurs

[f.9r.] plus gayes qu’on applique dans les tableaux aupres des ombres./ Pour ce qui regarde quelques considerations particulieres que Rosmonde allegue contre le mariage, & que l’on trouve mal dans la bouche d’une Princesse, ou du moins d’une personne tenuë pour telle, quoy que je n’en sois pas responsable, & que ce m’ait esté trop de hardiesse de retrancher ou changer quelque chose dans la disposition de nostre Autheur, sans entreprendre aussi de reformer ses pensées, je soustiens encore pourtant qu’il n’y a rien contre la bien-seance & qui ne puisse estre facilement supporté d’un Juge equitable. Des paroles on en vient aux effects*, & l’on condamne l’inceste de Torrismon comme une chose qui choque l’honnesteté & les bonnes mœurs ; Vrayment de tous les deffauts imaginaires du Tasse celuy-cy est bien le plus injuste & le plus mal fondé : Que l’inceste soit un crime abominable, j’en demeure d’accord, & je ne repondray pas avec un impie, que pour monstrer la legereté de cette faute les Latins se sont contentez de la nommer inceste, comme qui diroit simplement contraire à la chasteté : car c’est ainsi que le Poëte appelle Busiris, non loüable au lieu de detestable73. Je sçay quelle est la pudeur de la Nature ; qu’un grave Philosophe & Medecin Espagnol a dit, qu’Adam ne contribua pas à la production de la premiere femme avec74 la matiere dont les hommes sont d’ordinaire engendrez, de peur qu’il ne se meslast apres avec sa fille, quoy qu’en ce temps là où le genre humain ne subsistoit qu’en deux personnes, la necessité de le multiplier peust

[f.9v.] servir aucunement* de dispense. Je sçay / que les bestes mesmes sont raisonnables en ce point,

Ferae quoque ipsa veneris evitant nefas
Generisque leges inscius servat pudor75.

& que jusques aux choses insensibles, les loix de ce respect s’observent, qu’on ne greffe pas un arbre de ses scions propres, & qu’on ne seme gueres un champ du grain qu’il a porté. Je n’excuseray donc pas dans le Tasse une amour illicite d’un frere envers sa sœur, telle qu’on la void dans la Canace76, piece Italienne. Je diray seulement qu’il y a une grande difference entre pecher ignoramment & pecher à escient, & de volonté deliberée, le dernier est digne de supplice, & le premier de commiseration : En effect, que peut-on remarquer dans l’inceste de Torrismon qu’un accident* pitoyable* de la vie & de la fortune, ordinaire suject de Tragedies, & tant s’en faut que son action soit de mauvais exemple, qu’au contraire elle tesmoigne combien ce crime-là est horrible qui oblige à se tuër celuy qui l’a commis quoique sans crime. Mais afin qu’on ne s’imagine pas que cecy soit sans authorité77, tu rencontreras une pareille chose dans l’Œdipe de Sophocle, & de Seneque, piece pourtant qui a esté universellement approuvée. En quoy lors que j’ay seulement dessein de deffendre le Tasse, je découvre un grand suject de loüange pour luy. Car si les Maistres de l’Art ont trouvé si bon qu’un vieillard envoyé de Corinthe abordant Œdipe pour luy dire qu’il estoit declaré Roy des Corinthiens, au lieu d’apporter une heureuse nouvelle fist tout le contraire, & luy

[f.10r.] apprist sans / dessein son inceste avec sa mere ; N'admirerons-nous pas aussi l’industrie de

  [d] nostre Autheur, qui fait venir si à propos le vieil Aralde78, de Norvegue, pour declarer à Torrismon que ce Royaume luy appartenoit par le decez de Galealte, & peu à peu luy apprend qu’Alvide, qui estoit sa femme, estoit aussi sa propre sœur. Ce qui plaist davantage en cecy, & qui se rencontre pareillement dans le Torrismon, c’est cette reconnoissance, & ce changement de fortune qu’on appelle Peripetie, car Œdipe & Torrismon apprennent, l’un que Jocaste est sa mere, & l’autre qu’Alvide est sa sœur : voilà la recognoissance, & tous deux inopinément deviennent tout à coup miserables : voilà le changement. Or il faut remarquer que la recognoissance est d’autant meilleure qu’elle se fait sans aucuns signes pris de dehors, qu’elle vient & se tire de la chose mesme & de la disposition du suject. Toucher seulement les yeux des Spectateurs, depend de l’Acteur & de l’appareil du Theatre, & non pas de l’art, mais icy ne faisant que lire & ne voyant rien representer chacun juge asseurément qu’Œdipe est fils de Jocaste & Torrismon frere d’Alvide, & de cette certitude naist une plus grande compassion pour eux, lors que l’un se crève les yeux, & que l’autre voulant tout à fait perdre la lumiere, se laisse tomber sur la pointe de son espée & se tuë. Au moins, poursuivent quelques uns, il faloit que la Tragedie finist à cette mort de Torrismon, puisqu’apres on ne

void plus aucun effect Tragique ; En cela s’il y a de la faute je t’avouë franchement qu’elle est

[f.10v.] de moy,/ & non du Tasse, qui suivant le precepte & la coustume loüable des anciens, cachoit

ces dernieres actions de desespoir & d’horreur, d’Alvide & de Torrismon, & se contentoit de les faire raconter sur le Theatre, & puis de remplir la Scene de regrets & de larmes qui touchoient bien autant pour le moins que la triste narration qu’on venoit de faire de leur mort : Au lieu que voulant donner quelque chose à ceux qui n’ayment que le spectacle, j’ay creu que je pouvois faire voir ce qui n’estoit que recité dans l’Autheur. Quoy qu’il en soit, il est aisé de retrancher la fin de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde representation, avec quelques autres endroits que je marqueray à part, & conclure avec les regrets de Germon sur la mort de son amy, car pour luy, il est necessaire qu’il paroisse encore, & qu’il lise la lettre par laquelle Torrismon luy declare le subjet de sa mort, & le laisse heritier des Goths, suivant la prediction des Oracles. Et afin que tu ne croyes pas que j’eusse non plus adjousté le reste sans raison, à ton avis estoit-il hors de propos que la Reyne, l’un des principaux personnages de la Tragedie, fust informée en la presence des spectateurs, d’une chose qui la regardoit de prés, comme estoit la mort de Torrismon & d’Alvide ? Je jugeois que c’estoit le moyen de toucher tout le monde de compassion par ces actes de pieté & d’amy, dont Germon consoloit une mere affligée, & puis s’offroit à son service : mais sur tout

[f.11r.] cela me sembloit d’autant mieux que par là detournant la Reyne de la veuë de ses enfans

morts, & l’emportant pasmée* de douleur entre ses / bras (ce qui est encore un accident*

aucunement* tragique) il se retiroit luy-mesme & s’exemptoit honnestement d’assister à un spectacle devant lequel quoy qu’il eût fait, auroit esté estimé lâche, s’il ne se fust tué. Joinct que je suis en doute s’il est necessaire que la Tragedie finisse tousjours par les actions les plus funestes. La raison sur quoy je me fonde, outre l’experience que j’ay souvent veuë du contraire, c’est que les maistres de l’Art appellent changement en la Tragedie, non seulement quand elle termine en quelque malheur, amsi aussi quand elle tourne en mieux, ce que nous nommons Tragi-comedie : Or selon cette regle je pouvois bien conclurre par quelque chose de moins triste, puisque je pouvois mesme conclurre par quelque chose de plus gay sans rien faire contre la Tragedie. Et puis supposé que le but de la Tragedie soit d’exciter à pitié, n’est-il pas vray que l’aspect de ces actions sanglantes nous surprend d’abord plus qu’il ne nous touche ? Et c’est peut estre pour cette raison que nostre Autheur & la pluspart des anciens se sont contentez de la narration, qui rendant toutes choses probables, & mesme celles qui ne sont pas arrivées, a par consequent plus de force de nous émouvoir, que non pas la veuë, qui comme je disois naguere, nous remplit moins de compassion que d’horreur : si bien qu’au cas mesme qu’on voulust faire voir ces spectacles, il seroit tousjours bon, afin de nous donner

[f.11v.] plus de pitié, d’adoucir apres nostre esprit par les plaintes, & de nous ayder à faire comme

fondre ce glaçon qui s’est emparé & saisy de nostre cœur à leur / aspect. Ou mesme pour

parler encore plus hardiment, je diray qu’il faut que les cris, l’indignation, l’amour ou la colere de ceux qui survivent aux mal-heurs qui nous viennent d’estre representez, eschauffent, & baignent, s’il faut ainsi dire, nostre douleur dans les larmes, afin qu’elle s’en imprime plus fermement dans nostre ame, de mesme qu’on met le fer dans le feu & dans l’eau pour luy faire recevoir une plus forte trempe.

Voila ce que j’avois à te dire, Lecteur, touchant le Torrismon du Tasse, non point pour le justifier, mais par maniere d’exercice ; Aussi se deffend-il assez de luy mesme & par sa propre reputation, & quand tu remarquerois icy quelque leger defaut, souvien-toy je te prie que c’est un tribut* que les plus grands personnages payent à l’humanité & de plus, que comme nous voyons de mauvaises herbes qui ne sçauroient croistre qu’en de bonnes terres, on trouve aussi des fautes dont il n’y a que les meilleurs esprits qui soient capables, en fin que ce n’est que sur les glaces bien polies que ces petits atomes paroissent, & qu’il ne te faut pas imiter ces insectes qui ne s’attachent qu’à ce qui est raboteux. Toutesfois avant que de finir, je seray bien ayse de t’advertir encore d’une chose qui regarde le corps entier de cette Tragedie, & qui n’est pas inutile que tu sçaches : C'est que bien que la Tragedie soit un Poëme heroïque qui nous represente des evenemens illustres, & des personnages de naissance Royale, neantmoins son stile doit estre moins sublime & plus simple que celuy du

[f.12r.] Poëte Epique, / pource que celui-cy discourt le plus souvent en sa propre personne ; Et comme on suppose qu’il est remply d’un esprit divin, & qui l’éleve au dessus de luy mesme, il luy est permis d’avoir un langage, & des pensées extraordinaires. Ce qui n’arrive pas dans la Tragedie, où il n’y a que ceux qui sont introduits comme agents qui parlent, & qui traitent de matieres plus pleines de passion. Or est-il que la passion demande d’estre pure & naïve, trop de lumiere & d’ornemens luy portent ombre & l’estouffent. Ces subtiles conceptions donnent plus dans l’esprit que dans l’ame, touchent plus d’admiration que de compassion, flattent plus qu’elles ne frappent. Ce sont des armes plus belles que bonnes, plus éclatantes que solides, & qui picquent plustost qu’elles ne percent. Le Poëte doit delecter, mesme dans les choses tristes, mais celuy-là le fait-il qui se sert de pensées qui mettent nostre entendement à la gesne*, telles que sont ces pointes estudiées, & qui portent souvent avec elles plus d’embarras que de nouveauté?79 Ce ne sont la pluspart du temps que des reflexions irregulieres d’un esprit esgaré, qui ne nous font jamais voir les choses en leur posture naturelle, comme on les void dans les droicts mouvemens d’une ame bien reglée80. Je ne dis pas cecy sans suject, parce qu’en effect il y a quantité de gens qui cherchent des pointes par tout81, mesme hors des Sonnets & des Epigrammes, & ne s’avisent pas cependant qu’il n’y a rien de si froid, ny qui fasse tant languir l’action sur le theatre, où l’on doit bien plus songer à

[f.12v.] l’importance / de la chose qui se traite, que non pas au jeu & à la rencontre des paroles. La Tragedie n’a donc garde de s’amuser à ces fleurettes82 ; elle dont la tissure doit estre toute virile, & qui s’occupe à de grandes passions, & en des evenemens de consequence, veu mesme que les Sentences, dont Aristote dit que le peuple est fort amoureux, & qui semblent partir des sentimens de l’ame, n’y sont pourtant pas par tout bien receuës. En effect il nous est deffendu d’en mettre en la bouche de ceux qui viendroient de tomber en calamité, & ce seroit manquer de jugement, que de leur en laisser trop en cette occasion. Nul ne raisonne vaincu par la force de la douleur qui n’en donne pas le loisir, & la sentence n’est pas sans raisonnement, puisque d’un accident* particulier elle tire des maximes generales, que si bien elles instruisent, ne nous esmeuvent pas pourtant, suivant ce que dit S.Thomas, que les choses universelles ne touchent point. C'est pourquoy on a repris justement le discours que fait Hercule au commencement des Troades pour ses sentences trop fortes & trop espaisses ; Comme aussi pour revenir à nos pointes, on s’est mocqué des plaines d’Hercule proche de la mort, à cause de ses subtilitez trop foibles & trop aigues, & l’on a trouvé qu’en cét endroit là Seneque tomboit presque autant de fois qu’il s’eslevoit83 ; Et à ce suject, la remarque qui a esté faite d’Homere est digne de ta curiosité, c’est qu’en ses deux Poëmes il ne se rencontre

qu’une seule pointe, mais qui contente sans faire rire, qui est belle sans affeterie84, & /

[f.13r.] bonne sans engendrer du dégoust. En quoy Sophocle & les Anciens Poëtes l’ont suivy, qui sçachant bien que l’usage de ces choses corrompoit les genereux sentimens, & avec eux les bonnes mœurs n’en ont pas voulu enerver leurs Tragedies. Ils n’en sont pas pourtant moins majestueux, ce defaut ne fait pas ramper leur stile, puisque ce n’est qu’au genre mediocre que Ciceron85 donne les antitheses & les contrepointes86 ; Leurs conceptions n’en valent que mieux pour n’estre pas si recherchées, & j’estime qu’il en est des pensées que la nature & la passion nous inspirent, comme de celles des femmes, dont les premieres sont presque tousjours les meilleures. Je ne doute donc point que pour ces raisons tu n’approuves la naïveté du stile & des pensées de nostre Autheur, apres avoir admiré l’invention & l’oeconomie entiere de sa Tragedie, & ce seroit faire tort au Tasse, & à ton jugement aussi, de m’estendre plus long-temps sur ce suject : Joint que je ne m’avise pas qu’en voulant deffendre mon Autheur je le charge de mes propres fautes ; Car qui doute que si quelque chose déplaist en ce que je donne, je n’en sois la seule cause, & que je ne l’aye renduë des-agreable en l’exprimant de mauvaise grace ? En effet il est bien croyable qu’on ne trouvera pas icy ny la douceur de ses paroles, ny la majesté de ses Vers, & moins encore dans les narrations qu’ailleurs, où la beauté du langage, qui est loüable dans toutes les autres parties, debvant principalement reluire, comme celle de l’homme sur sa face, elles en sont par

[f.13v.] consequent d’autant / plus difficiles à faire. Si bien que je m’imagine que de mesme que des tasches sur le visage se font plus remarquer qu’une disproportion des membres, ou quelque autre imperfection du corps : aussi quelque mauvais mot, j’adjousteray ou quelque fausse rithme87 que tu verras dans mes recits, mais dans toute ma Version, te choqueront plus que ne pourroient faire ces defauts plus cachez, quoy que plus grands, dont je t’ay parlé, s’ils se trouvoient veritablement dans le Tasse : Ainsi je me voy maintenant insensiblement engagé à m’excuser ou à me deffendre, & peut-estre tous les deux ensemble : Mais j’apprehende fort que si mes premieres & secondes fautes en ce mestier ont impetré88 de toy quelque sorte de pardon, tu ne juges cette recheute irremissible. En effect quelle necessité me contraint de faillir, pour me voir en peine d’implorer ta grace apres avoir commis le mal ? Nulle certes que le desir de contenter ta curiosité, qui est si grand en moy, que mesme ne reüssissant pas si bien que je voudrois, il ne diminuë point toutesfois, mais demeure tousjours aussi ferme & aussi entier qu’auparavant. Qu'ainsi ne soit tu peux voir aisément que je ne cesse point de chercher parmy les meilleurs Autheurs quelque chose d’excellent, ou en Vers, ou en Prose, affin de te l’offrir. En quoy tu m’as double obligation, puisque non seulement je te donne, mais je vay mandiant pour te donner. Les autres dans les ouvrages qu’ils mettent au jour ne songent qu’à leur propre reputation, & moy qu’à ta satisfaction ; Aussi ne crois-je pas que la

[f.14r.] gloire / doive estre le principal but d’un honneste homme : Il ne faut pas estre fasché qu’elle nous suive, mais de la faire marcher devant, c’est à dire, se la proposer, ou mesme la prendre pour compagne en ses desseins, c’est une chose indigne de nous, & il est certain qu’il est des actions comme des viandes, dont les meilleures ne valent rien, si elles sentent la fumée. Quant à moy si je travaillois pour l’honneur, je t’asseure bien que ce ne seroit pas à des Versions, où toute la plus haute loüange qu’on puisse acquerir, c’est de bien entendre une langue estrangere & la sienne : Et moins encore m’amuserois-je à traduire en Vers, particulierement en ce temps où on a le goust si delicat pour la Poësie, & où il est si difficile de faire entrer dans une version toutes les douceurs qu’on y desire : car si la rithme dans la liberté de l’invention, se peut dire comme un lien dont quelque Tyran des esprits s’est avisé d’arrester cette noble fureur des Poëtes ; dans la necessité d’exprimer fidellement ce qu’un autre aura dit, ne nous doit elle pas estre une gesne* insupportable ? Ce que je te prie d’avoir continuellement devant les yeux, lisant les mauvais vers que je te donne, & de considerer aussi que les pensées qui nous sont naturelles, & que nous concevons de nous mesmes, nous les enonçons tousjours mieux, & avec une elocution plus riche que celles qui entrent d’ailleurs dans nostre entendement, & qui nous sont comme estrangeres : de mesme que les herbes que la terre produit de son bon gré paroissent sans comparaison plus belles, &

[f.14v.] poussent bien / mieux & plus aysément que celles que le Jardinier seme. Et si j’oseray te dire

  [e] encore pour ma plus grande justification, qu’il semble mesme qu’il ne soit pas à propos de trop limer ni polir les vers d’une traduction, de crainte d’affoiblir & de rendre plus minces les pensées de l’Autheur, qui sans doute en sont plus naïvement renduës, moins nous les retenons, & d’autant moins alterées que nous y meslons moins du nostre, en fin qu’il en arrive comme d’une fléche qui plus elle va viste, plus elle va droit à son but. Je passeray encore plus avant, & te diray dans les sentimens mesmes du Tasse, que ce qui est si mol & si égal, peut estre plus agreable aux oreilles, mais ne vaut rien pour la magnificence, que la dureté des vers non plus que celle des marbres, n’empesche pas qu’ils ne soient beaux, que l’aspreté mesme & la rudesse de la composition fait d’ordinaire la majesté du Poëme, parce que cela mesme qui retient le cours des vers est cause de les faire tarder, & que la tardivité est le propre de la gravité, que ce qui n’est pas bien coulant de soy, ou par le defaut de ses particules, qui sont aucunement* necessaires à la liaison du langage, cause un parler plus heroique, & tesmoigne une liberté qui ne s’assubjettit pas aux regles de la Grammaire : Comme au contraire les vers qui s’entretiennent, & qu’il faut prononcer tout d’une haleine pour avoir l’intelligence du sens, en rendent aussi le discours plus pompeux, de mesme que le chemin semble plus grand lors qu’on marche quelque temps sans se reposer. Et pour aller

[f.15r.] en mesme temps au devant de tout / ce qui te pourroit offencer, apres t’avoir parlé des Vers qui s’entresuivent, & qui ne composent qu’une pensée, J'adjouteray cecy des mots qui ne signifient qu’une chose, quoy qu’ils soient differens, qu’encore qu’il ne soit pas permis aux Orateurs d’en user, c’est pourtant une licence accordée aux Poëtes, comme aussi la repetition non seulement des semblables paroles, mais des mesmes en effet, passe bien souvent pour une grace, ou du moins pour une noble negligence. Pleust à Dieu, Lecteur, que tu fusses de cette opinion, ou mesme du goust de quelques autres que je connois, qui ont de la peine à lire ce qui a donné trop de peine à faire, & qui ayment mieux que la Poësie sente, s’il faut ainsi parler, le vin que l’huyle, c’est à dire, qu’il y paroisse plus de chaleur & de feu, que de douceur & de travail : Les Muses à leur advis sont de ces beautez qui ont plus d’agréement estant negligées : une certaine nonchalance & facilité dans les Vers les ravit, & ce qui sembleroit à d’autres, ou trop inégal, ou trop rude, est pour eux une diversité & une marque de force : Si dis-je tu estois de ce sentiment, je penserois avoir cause gaignée, car ny les vers que je te donne, n’ont esté faits mal-aisément (peut-estre aisément mal) ny tu n’y reconnoistras pas trop d’artifice & de soin* dont je me confesse du tout incapable. C'est seulement une fois l’année que pour me divertir je m’amuse à ce mestier, lors que je suis retiré à la campagne, où je ne trouve rien de plus utile que cét Art qui n’a rien d’utile, ny rien

[f.15v.] de plus agreable que de traduire, qui est le labeur le / plus ingrat de tous : L'invention qui demande une ame arrestée pour mieux contempler, travaille trop l’esprit d’un homme qui marche, & la lecture seule attache trop les yeux pour une personne qui se promene. Cette occupation est entre-deux, & d’autant plus propre en cette occasion, que la memoire n’a que faire non plus de se mettre beaucoup en peine. Les pensées & bien souvent mesme les paroles de l’Autheur, representent les rithmes dont on s’est servy en le traduisant, & les rithmes rappellent les vers en nostre ressouvenir quand on s’en veut descharger sur le papier. D'ailleurs le mouvement de la promenade nous eschauffant desja, la veüe d’une belle campagne, & la tranquillité des bois & des prairies achevent de nous inspirer une verve & une fureur tout à fait Poëtique : Car ce n’est pas au suject de la Poësie qu’il a esté dit, que les champs & les arbres ne nous pouvoient rien apprendre, mais seulement les hommes qui estoient dans les villes, puisque cet Art ne s’enseigne pas & ne s’acquiert que par un certain entousiasme. Aussi les Muses n’habitent pas les Courts, mais les solitudes, & si quelquefois elles paroissent dans les Courts, il ne faut pas conclurre de là qu’elles y aient esté élevées : le bruit* & la presse du monde* les espouvante, & trouble leurs imaginations, & parce qu’elles sont & doivent estre masles & robustes, elles se plaisent beaucoup mieux à la liberté d’un plein air, & de vivre à la veüe du Ciel & d’un beau jour, que non pas de se retirer dans un

[f.16r.] cabinet & à l’ombre d’une estude. Et c’est paravanture pour cela / qu’on a feint qu’Apollon, qui est la mesme chose que le Soleil autheur de la lumiere, leur predisoit & estoit comme leur pere, afin de nous faire entendre que ce bel Astre avec ses rayons nous communiquoit les influences de la Poësie ; Mais quoy que tout cecy peust tourner à mon advantage, je n’espere pas neantmoins qu’il me serve. Je crains que ce Dieu des Vers n’esclaire & n’eschauffe pas tousjours veritablement l’ame de ceux dont il éclaire & eschauffe le corps, qu’à ceux qui le suivent & le reclament, il ne presente bien souvent d’autre eau à boire que celle de la suëur qu’il fait ruisseler sur leur front, qu’enfin comme il contribuë esgalement à la production & à la corruption des choses, il ne cause aussi autant de mauvais que de bons Poëtes. Tout ce que je pretends donc tirer pour moy de cecy, c’est de te justifier mon travail, & de te rendre compte de mon loisir, afin que s’il est vray que l’occasion diminuë ou aggrave nos fautes, les circonstances que j’ay remarquées avoir esté cause de l’ouvrage que je te donne, quoy qu’elles puissent contribuer à ma honte, & me reprocher mon peu de genie, servent du moins à m’excuser envers toy de mon entreprise. J'ay mal employé de bonnes heures, je l’avoüe, mais je les eusse perdues : je n’ay rien fait qui vaille, mais je n’eusse rien fait du tout : Diray-je franchement ce que je pense, tu ne liras icy que des vers durs & rudes, mais qui ne respirent au dedans qu’un esprit de douceur & d’amour, capables d’attendrir les

[f.16v.] cœurs les plus sauvages, tu n’y verras pas la / couleur, le teint, ny l’embonpoint du Tasse, mais tu y verras tous ses muscles & ses nerfs, tu ne le trouveras pas si estendu, mais tu n’en recognoistras que mieux la force, tu n’y rencontreras pas le nombre, mais le poids de ses paroles, tu n’y remarqueras point tous les pas, mais tout le chemin qu’il a faict. Que si apres cela mon travail te déplaist encore, blasme-le si tu veux, je le souffriray* volontiers, pouveu que tu le fasses avec jugement, & non point par une vaine presomption. Ayant entrepris de suivre & de m’attacher au Tasse, je suis demeuré loin derriere ; mon stile au lieu de grave s’est trouvé pesant ; croyant faire des vers tristes, j’ay fait de tristes vers ; en fin Torrismon a trahy Germon, & moy j’ay trahy le Torrismon. Dis encore pis si tu veux, cela n’empeschera pas que tu ne voyes l’un de ces jours une autre piece de Theatre que j’ay habillée à la Françoise, si bien que tu ne dois pas t’estonner que je travaille tant à me deffendre, puisque ce que je dis maintenant ne servira pas peut estre seulement pour ce que je te donne, mais aussi pour ce que je te promets. C'est lascheté de n’oser entreprendre si un espoir apparent ne nous flatte*, on perd souvent quantité de bien faits avant qu’un reüssisse ; pourquoy ne hazarderay-je pas librement mes travaux, afin qu’un d’eux te profite ? On se mocqueroit de celuy qui fuyroit de mettre des enfans au monde de peur d’estre obligé de les voir peut-estre mourir : serois-je moins ridicule si je demeurois oisif dans l’apprehension que j’aurois de

[f.17r.] survivre aux ouvrages que je puis mettre au jour ? Celuy / dont je te veux parler, & qui est un fruit du dernier Automne, c’est le Soliman du Comte Bonarelli89 (tres-digne frere de ce digne autheur de la Phyllis de Scyre.) Je ne me suis pas si fort attaché à la traduction que je n’aye laissé & changé quelques choses, particulierement sur la fin, parce que d’une Tragedie que c’estoit, j’en ay fait une Tragi-Comedie ; Les raisons qui m’ont induit à cela je te les deduiray plus au long en son lieu ; Seulement te diray-je icy en passant, que le Poëte debvant avoir esgard à ce qui peut servir, non pas en tant que Poëte, mais en tant qu’il entre dans la societé civile, & qu’il fait un des membres de la Republique, il faut que le but des pieces de theatre soit de nous pousser aux bonnes actions, & de nous destourner des mauvaises, & de laisser les spectateurs satisfaits en leur faisant voir les justes evenemens des unes & des autres. C'est pourqouy j’ay creu estre obligé de donner une heureuse issuë à l’innocence de Mustapha & de sa Maistresse, & à la malice & trahison de Rustan, le chastiment qu’il avoit merité. Je t’avertis donc de bonne heure de n’y point chercher une entiere verité, mais seulement la vray-semblance, & de t’imaginer que Soliman, Mustapha & Rustan, sont plustost des noms de Turcs que de l’histoire. Si j’ay bien fait ou non, je te le laisse à juger, mais pour le moins tu ne me dois imputer ce changement à grand crime, puisque je l’ay fait avec raison & dessein. En la prudence morale, la connoissance augmente le mal : aux autres

[f.17v.] Arts & Sciences elle le diminuë : Si / bien qu’il ne faut pas que tu dises simplement que j’ay failly, mais seulement que j’ay voulu faire ainsi. Et puis si tu as approuvé & mesme loüé un excellent Autheur de ce temps, d’avoir fait mourir contre la verité de l’Histoire deux Rois, dont les plus grands crimes estoient d’amour, pour rendre cette merveille des Tragedies Françoises plus funeste & plus accomplie90 : ma cause sera-t’elle moins favorable d’avoir sauvé la vie à un Prince & à une Princesse innocens, pour ne l’oster qu’à un traistre, en partie contre la verité de l’histoire, & en partie contre l’intention de mon Autheur, afin que ma Tragi-Comedie en fust & plus agreable & plus juste ? Mais c’est inutilement que je me mets en peine de m’en justifier, puisque l’exemple de celuy-là mesme dont je viens de parler, sera seul capable de me deffendre, au moins s’il a persisté tousjours dans le dessein qu’il avoit d’accommoder aussi le Soliman en Tragi-Comedie ; C'est un bon-heur qui m’arrivera dans le malheur que j’ay de m’estre rencontré avec luy91 ; car d’un autre costé je ne doute point que mon Soliman qui peut-estre estoit assez bon de soy, ne se trouve mauvais par accident*, & lors qu’il sera comparé au sien, & que la plume de l’Aigle ne devore la mienne. Aussi souhaittois-je que le mien passast bien devant, afin que comme je n’avois pas entrepris de le choquer en marchant dessus ses pas, on ne me creut pas non plus si temeraire que de pretendre de m’égaler à luy en faisant representer ma Tragi-Comedie en mesme temps que la

[f.18r.] sienne : Mais puis qu’il a jugé / qu’il avoit desja trop d’avantages naturels sur moy, pour

  [f] donner encore quelque occasion de croire qu’il auroit peu profiter de mes fautes, j’ay bien voulu consentir à ne pas faire paroistre mon Soliman, que le sien ne fust prest, & je m’estimeray seulement trop heureux de luy servir de relief & de fueille. Outre que nostre subject estant Tragique & assez vaste dans son autheur, on aura sans doute de la curiosité, pour voir comment chacun l’aura retranché & disposé au Theatre en Tragi-Comedie. Que si, comme on m’a fait accroire depuis, il a mieux aymé le laisser en Tragedie, ce sera le moyen de rendre chacun content : car quoy que la plus-part des evenemens soient semblables, neantmoins la contrarieté des conclusions, dont l’une suivra la verité, & l’autre la vray-semblance, mettra une entiere diversité entre les deux pieces. Au moins je t’asseure bien que tu y reconnoistras tousjours à ma confusion la grande difference qu’il y a d’un mauvais versificateur à un bon Poëte. Adieu.

ARGUMENT. §

[f.18v.]

GALEALTE Roy des Goths92, eut une fille nommée Rosmonde, qu’il envoya aussi-tost qu’elle fut née en un Chasteau de Plaisance, pout là estre nourrie sous un air pur & serain. Celle à qui on envoyoit Rosmonde pour la nourrir, lassée de la Cour, s’estoit retirée en ce Chasteau, & d’autant que tous ses enfans mouroient en naissant, comme elle se vid enceinte pour la troisiesme fois, elle s’advisa de voüer aux Dieux ce qui viendroit d’elle, & les Dieux permirent qu’elle mit heureusement au jour une fille au mesme temps que la Reyne accoucha de Rosmonde. Mais la fille de cette nourrice qui estoit un fruit de la devotion de sa mere, servit bien-tost d’instrument à l’impieté d’un pere ; ce qui arriva de cette sorte :

Assez prez de ce Chasteau habitoit dans un antre une Nymphe qui predit de Rosmonde, Qu'estant parvenuë à la fleur de son aage & de sa beauté, elle seroit l’occasion d’une haute vengeance ; de faire perdre la vie à son frere Torrismon, & de faire passer ses Estats sous la domination d’un estranger. Le Roy se trouvant fort effrayé de ces menaces, la relegua dans cette caverne, & la donna à la Nymphe à eslever, sans en rien dire à la Reyne, qui n’adjoustoit pas foy aysément à toutes ses predictions. Et quelque temps apres au lieu de sa fille fit supposer93 & presenter à la Reyne celle de la Nourrice, qui eut depuis le nom & la place de la vraye Rosmonde ; Elle cependant estoit bien loin de la Cour de son pere ; car à peine eut-elle demeuré quatre mois dans cét antre de la Nymphe, que d’autres predictions qui menaçoient de mesmes maux, augmenterent les apprehensions du Roy de telle sorte, que pour son repos il fut contraint de commander à Fauston l’un de ses plus affidez serviteurs /

[f.19r.] de l’emmener en secret en un pays escarté, afin de frustrer* par là son mauvais destin ; Or comme ce Fauston estoit avec elle sur mer, il fut pris par des pirates de Norvegue, & mis dans un petit vaisseau, & la fille dans un autre. Ces pirates furent bien-tost attaquez & chassez par d’autres qui estoient du pays des Goths : mais qui ne purent arrester que l’esquif* où estoit Fauston, qui par ce moyen se vid delivré d’entre les mains des pirates de Norvegue, & ramené en son païs par les corsaires qui en estoient, & quant à l’esquif* où estoit la fille il se sauva & s’en retourna en Norvegue, où estant, la vraye Rosmonde fut presentée à Galealte Roy de ce pays, pour le consoler de la perte qu’il venoit de faire, d’une petite fille nommée Alvide. Ce Roy la receut avec joye, l’appella Alvide du nom de celle qui luy estoit morte, & la tint d’autant plus chere que les predictions de Norvegue aussi-tost qu’elle fut arrivée, portaient ainsi que celles de son pays, qu’elle debvoit estre l’occasion* d’une haute vengeance. Galealte dont le Royaume avoit receu mille injures de la Suede, tant par surprises & stratagemes de guerre, qu’à force ouverte, expliquoit cette prediction selon son desir, esperant que par le moyen de cette fille il pourroit un jour se vanger de tous ses affronts, & de toutes ses pertes. Comme il estoit dans ses pensées, il survint une chose qui aigrit encore davantage son inimitié contre les Suedois. C'est qu’ayant envoyé aux Danois qui estoient lors en guerre, le secours d’une armée commandée par son fils unique qui n’avoit encore que seize ans, il se rencontra que ce jeune Prince eut en teste Germon fils du Roy de Suede, homme desjà tout fait, & grand Capitaine, qui assistoit le parti contraire ; Germon porta bien-tost par terre & tua ce jeune Prince, mais avec des actes d’hostilité beaucoup pires que le meurtre. Cela fut cause que Galealte respira plus que jamais un grand desir de vangeance, & qu’il s’advisa pour cét effect* de faire un fameux tournois où l’on proposa pour prix une tres-riche couronne qu’Alvide elle-mesme devoit mettre sur la teste du vainqueur ; Le but de ce tounois estoit de faire choix du plus vaillant, & de l’engager par

[f.19v.] honneur & par une sorte de recognoissance à tirer raison de la mor / du frere d’Alvide : Comme la vaillance & la gallanterie estoient en Germon au souverain degré, il se presenta aussi en ce tournois au milieu de ses ennemis ; mais en chevalier inconnu : & ayant surmonté tous ceux qui disputoient du prix, il receut la couronne des mains d’Alvide sur son armet*. Car quoy qu’on le priast instamment de se découvrir, il ne fut si temeraire que de le faire : seulement fit-il sçavoir à Alvide en partant, qu’il s’en retournoit son serviteur, quoy que de tout temps il eut esté son ennemy : Germon ayant donc luy-mesme remporté ce prix, le dessein que le Roy de Norvegue avoit eu de se vanger par ce moyen, demeura sans effet*, mais ne s’allentit* pas pour cela : tant s’en faut, Alvide estant preste à marier, Galealte ne la vouloit donner à personne qu’à condition qu’on le vangeroit de Germon : C'estoit donc bien loin de faire la paix avec luy, qui cependant entretenoit au milieu de son cœur une secrette guerre que les beaux yeux d’Alvide y avoient allumée, si bien que les longs voyages & par mer & par terre qu’ils firent depuis ensemble luy & Torrismon avec qui il contracta durant ce temps-là une amitié tres-estroite, ne servirent qu’à agiter son feu pour le mieux r'enflammer : Estant donc de retour Torrismon & luy dans leurs Royaumes, dont le decez des Princes leurs peres les laissoit heritiers, Germon escrivit plusieurs fois au Roy de Norvegue de luy donner Alvide en mariage, mais ce Roy rejetta ses demandes ; de quoy Germon se sentant piqué, & son amour s’augmentant encore davantage par la resistance, il a recours à Torrismon, lui mande qu’il falloit qu’il fist pout luy un trait d’amy, qu’il allast en Norvegue demander Alvide en mariage comme si ce devoit estre pour luy mesme : & que quand il l’auroit amenée au pays des Goths, il feroit tant qu’il gaigneroit son cœur & l’espouseroit : que ce n’estoit point faire tort à Galealte de lui donner un Roy pour gendre, & de l’obliger à la paix. Torrismon meu de ces raisons, & plus encore de la priere de son amy va trouver le Roy de Norvegue, fait la demande, la fille luy est accordée, il luy donne la foy de mariage, & promet qu’il les vangera de Germon, en fin il remonte sur mer avec Alvide & s’en retourne,

[f.20r.] dit-il, en Arane principale ville / de son Royaume pour accomplir le mariage suivant les loix du pays ; & cependant qu’il est sur mer, Alvide qui le croyoit veritablement son espoux, ayant de l’amour pour luy, luy en donne, il resiste à ses attraits le plus qu’il peut, mais en fin une tempeste survenant qui écarte leur flotte & jette leur vaisseau en un bord solitaire & sauvage, fut la triste occasion qui fit violer à Torrismon la foy deuë à son amy. Le voila donc desormais bien empesché estant devenu amoureux & traitre tout ensemble, il ne sçauroit quitter Alvide & ne peut souffrir* d’estre infidelle. Dans ce trouble il arrive en Arane, où son remords luy fait fuyr l’abord & la presence d’Alvide, qui s’estonne de ses froideurs, du retardement* de son mariage &, ce qui l’offence plus que tout, de ce qu’on attend Germon son ennemy mortel ; de la venuë duquel Torrismon luy mesme bien embarassé parce qu’il ne pouvoit se resoudre à quitter Alvide, expose tout le fait à un sage vieillard qui avoit esté autresfois son gouverneur, luy demande conseil de ce qu’il doit faire, & ce vieillard trouve à la fin qu’il n’y a point de meilleur expedient* que de dire tousjours qu’Alvide ne pouvoit aymer le meurtrier de son frere, & de luy donner au lieu d’Alvide, Rosmonde, qui jusque là avoit encore esté tousjours creüe la sœur de Torrismon ; Car Galealte autheur de la tromperie fut tué en guerre auparavant qu’il eust encore rien decouvert à la Reyne, de ce secret, dont la Nourrice & Fauston qui en estoient seuls complices, n’avoient non plus jamais rien declaré : Hormis que la Nourrice avoit découvert en mourant à la fausse Rosmonde qu’elle estoit sa fille & tout le reste du mystere. Cett fille sçachant donc sa naissance, & comme elle avoit esté consacrée aux Dieux par sa mere, & de plus s’y estant aussi voüée elle mesme tesmoignoit de l’aversion pour les grandeurs & pour les vanités du monde* & desiroit infiniment de se voir dans une condition privée, où elle peust vacquer à son aise, à la devotion qu’exigeoit d’elle le vœu de virginité qu’elle avoit juré. Neantmoins je ne say quelle force d’amour & d’inclination particuliere pour Torrismon estouffoit de fois à d’autres94

[f.20v.] l’avoit retenuë jusques alors à la Cour aupres de luy ; / Mais cela n’empeschoit pas que pour tout autre son cœur ne fust de glace ; Si bien qu’elle n’avoit garde de vouloir ce que le Conseiller proposoit, c’est en vain que Torrismon approuve son advis, & en vain qu’il empoye l’authorité de la Reyne pour la faire consentir à prendre Germon pour espoux. Elle y resiste de tout son pouvoir, mais si sagement qu’il sembloit à la fin qu’elle en demeurast d’accord, quoy qu’elle eust dans l’ame un dessein tout contraire. Cependant, Germon arrive, Torrismon le reçoit assez froidement comme une personne qui luy pesoit fort, luy dit que ce qui le fasche le plus c’est qu’il ne sçauroit lui gagner le cœur d’Alvide, laquelle il prie pourtant de faire bon visage à Germon, ou parce qu’il estoit son amy, ou peut estre afin qu’il creut qu’il parloit pour luy à Alvide, & que tout ce qu’il en pouvoit obtenir, c’estoit qu’elle souffrist* sa veüe : Germon ne laisse pas de faire ses recherches, & pour cét effet* envoye à Alvide un manteau Royal & un portrait de diamants où il l’avoit fait habiller à la Suedoise, au dessous duquel estoient les armes de la maison de Suede, avec une Couronne à ses pieds & des Fléches en sa main, marques de subjetion & d’amour. Et ce qui estonne plus que tout cette jeune Princesse, il luy renvoye la Couronne qu’il avoit remportée & receüe de ses propres mains au tournois de Norvegue, par où elle apprend que luy mesme avoit esté le vainqueur & estoit party son Amant, ce qui luy donne mille defiances & entr'autres qu’on ne l’ait esté querir pour luy veu les froideurs de Torrismon, & qu’il a retardé le mariage jusques à la venuë de Germon. Mais tant s’en faut que Torrismon eust de veritables froideurs pour elle, qu’au contraire il donna charge au Conseiller de proposer à Germon comme de luy mesme & comme ne sçachant rien du secret qui estoit entre les deux amis, de prendre Rosmonde en mariage. A quoy Germon apres quelques discours respond, qu’il fera tout ce que son amy voudra, comme ne croyant pas qu’il voulust rien commettre d’injuste, ou bien faisant ceder l’amour à l’amitié. Il s’estonne poutant de ce procedé, accuse la froideur de Torrismon, & enfin l’excuse & se repose de tout sur luy. Sur ces entrefaites Rosmonde qui

[f.21r.] craint qu’il ne luy faille enfin rompre / son vœu de virginité en espousant Germon, declare à Torrismon qui elle est & comme elle passe à tort pour sa sœur. Torrismon s’en estonne, admire sa generosité & sa pieté qui luy font mespriser un si haut tiltre, est en peine où il pourra trouver sa sœur pour la donner en mariage à Germon, a recours au Devin qui luy parle obscurement & luy dit pourtant toute la verité. En fin il apprend de Fauston que comme il l’emmenoit au loin pour les mesmes raisons qu’avoit desja dites Rosmonde, elle luy avoit esté enlevée par un Pirate de Norvegue, & alors arrive un Messager de ce païs qui vient apporter à Alvide & à Torrismon des nouvelles de la mort de Galealte Roy de Norvegue, par laquelle la Norvegue leur appartenoit ; & ce Messager estoit justement celuy- là mesme qui avoit esté autresfois reduit par quelque disgrace à pratiquer cét infame metier de Pirate & qui avoit enlevé Alvide & l’avoit donnée au Roy de Norvegue ; Ce que Fauston qui le reconnut l’ayant obligé d’avoüer, Torrismon apprend son malheur & son inceste, & son amy survenant là dessus, il luy promet tout de bon de faire ce qu’il pourra afin qu’Alvide & la Norvegue soient à luy, & cependant deffend à Alvide qu’on die la mort de Galealte, parce qu’il sçavoit bien qu’elle avoit desja l’esprit assez troublé sans la surcharger encore de cette nouvelle affliction : mais elle l’ayant apprise d’ailleurs, s’imagine que son païs est d’intelligence avec Torrismon pour la trahir, elle entre en de plus fortes deffiances que jamais, & principalement apres avoir ouy de la bouche de Torrismon des choses si estranges, qu’elle estoit sa sœur, qu’elle avoit esté nourrie par une Nymphe dans une grotte, enlevée par des Corsaires, & qu’il faloit qu’elle espousast Germon  : elle devient furieuse, & se donne à la fin un coup de poignard, auquel coup Torrismon survenant s’estonne de sa rage & de son desespoir, luy jure que tout ce qu’il luy a dit estoit tres-vray, & puis la void mourir entre ses bras ; & apres avoir donné à un Gentil-homme qui estoit là present, une lettre qu’il venoit d’escrire à Germon dans la resolution de se tuër quand mesme Alvide ne fust pas morte (par laquelle lettre il luy mande la cause de sa mort & le fait heritier des Goths) il se laisse

[f.21v.] tomber sur son espée & expire aux pieds d’Alvide /. Germon reçoit la lettre, se desespere à cette triste nouvelle, console la mere de Torrismon, comme il luy avoit recommandé, fait enterrer son amy & sa maistresse ensemble, & demeure maistre du Royaume des Goths suivant les predictions qui portoient qu’il devoit estre soubmis à un estranger, lesquelles predictions parloient aussi d’une haute vangeance, qui n’estoit autre chose en effet que cette mesme mort de Torrismon, pour avoir trahy le Roy de Norvegue en luy enlevant Alvide pour Germon, pour avoir esté infidelle à son amy, & peut estre pour avoir commis un inceste, quoy qu’innocemment.

Le moyen de retrancher quelques endroits de cette Tragedie, comme on fit en sa seconde Representation. §

[f.22r. g]

DU premier Acte, on peut oster la seconde Scene que la Nourrice fait toute seule.

Du second Acte, on peut oster la troisiesme Scene, que Rosmonde fait toute seule, & retrancher de la quatriesme Scene, cette longue dispute pour & contre le mariage, de sorte que la Scene finisse par ce vers  :

Celles de mon pays n’ont point de ces appas.

Et de la cinquiesme Scene ne prendre que les quatre premiers vers.

Du troisiesme Acte, on peut oster si l’on veut, la premiere Scene que le Conseiller fait tout seul.

Du 4. Acte, il n’y a rien à retrancher.

Du cinquiesme, on peut oster la troisiesme Scene que Rosmonde fait seule. Et puis conclurre la Tragedie par les plaintes que Germon fait en la septiesme Scene, qui finissent pas ce vers,

Et fera mesme horreur à la race future.

En y adjoustant aussi ces deux qui sont les derniers de la Tragedie.

O ma vie ! ô mes jours ! non jours, mais tristes nuits,
Que vous me reservez de regrets & d’ennuis.

Fautes survenuës en l’impression. §

[f.22v.]

Page 6 pour Gennon, lisez Germon. page 15. Que je luy cederois, il semble qu’il faille un la, c’est pourquoy mets au lieu, Que je la luy rendois, ou bien si tu veux, Et de la luy ceder. Page 44. Au comble de beauté, de valeur, & des biens, l. & de biens. Page 84. Que le Roy la craignit pas quelque destinée. l. pour quelque destinée. Le reste des fautes, s’il y en a encore quelques-unes, tu les corrigeras aysément toy-mesme.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace & Privilege du Roy, Donné à Paris le 12. Mars 1636. Signé par le Roy en son Conseil, VIGNERON : Il est permis au Sr Dalibray, de faire imprimer par tel Imprimeur qu’il voudra choisir un Livre intitulé, Le Torrismon du Tasse, Tragedie, en telle forme & caractere qu’il advisera bon estre, & ce durant le temps de six ans, à commencer du jour que ledit Livre sera achevé d’imprimer : Et deffences sont faites à tous Libraires & Imprimeurs, de contrefaire ledit Livre, ny en vendre ou distribuer d’autres, que de ceux dudit Dalibray, ou de ceux qui auront droit de luy durant ledit temps, à peine de cinq cens livres d’amende, confiscation des exemplaires, & de tous despens, dommages & interests.

LES ACTEURS. §

[f.23v.]
  • LA NOURRICE.
  • ALVIDE.
  • TORRISMON. Roy des Goths.
  • CONSEILLER.
  • GENTIL-HOMME de la part de Germon.
  • ROSMONDE.
  • RUSILLE. mere de Torrismon.
  • GERMON. Roy de Suede.
  • DEVIN.
  • FAUSTON.
  • MESSAGER.
  • GENTIL-HOMME de Chambre de Torrismon.
La Scene est en Arane ville principale des Goths.
[A ; 1]

ACTE I. §

SCENE I. §

NOURRICE. ALVIDE.

NOURRICE.

A peine ayant quitté les portes d’Orient
Le soleil nous fait voir son visage riant ;
Quel sujet donc, Madame, aujourd’huy vous invite
A vous lever si tost? où courez vous si viste?
5 Quels puissans mouvemens de crainte & de desir [p. 2]
De vostre ame à la fois se sont venus saisir?
Car, Madame, je lis sur vostre front emprainte
La moindre passion dont vostre ame est attainte.
Moy qui suis vostre mere, & d’aage, & de devoir,
10 Que le sort a fait vostre, & bien plus mon vouloir,
Ne connoitray-je point le fonds* de vos pensees?
Comment, & de quels traits sont-elles donc blessees?
Non, non, ne feignez point de me rien découvrir,
A qui plustot qu’à moy vous pourriez vous ouvrir?

ALVIDE.

15 Oüy, ma chere Nourrice, il est bien raisonnable
Que tu sçaches l’estat d’un coeur si miserable,
Et qu’icy je commette* à ta fidelité
Les secrets mouvemens dont il est agité :
La crainte, & le desir, Nourrice, je l’avoüe,
20 Mettent, comme Tyrans, mon esprit à la roüe* ;
Mais ce qui plus me gesne*, & dont plus je me plains,
Je sçay ce que veux, & non ce que je crains ;
Une Ombre, un Songe noir, m’espouvante & m’afflige,
Quelque nouveau Fantosme, un ancien Prodige* ;
25 En fin je ne sçay quoy me remplit de terreur,
Et confond* mes pensers de tristesse & d’horreur :
A peine pour dormir mes paupieres sont closes, [p. 3]
Que je commence à voir mille effroyables choses :
On arrache tantost Torrismon de mon flanc,
30 Tantost un marbre suë, & la terre est de sang ;
Quelquefois seule errante au milieu des tenebres,
J’entends à chaque pas gemir des cris funebres,
Ou je vois d’un sepulcre un grand Geant sortir
Qui le foüet en la main me presse de partir,
35 Si bien que dans les maux que le sommeil me livre
Alors que du travail* tout le monde il delivre ;
Si tu me vois si tost mon lit abandonner,
Nourrice, tu n’as pas sujet de t’estonner ;
Dans ce fascheux estat, helas je suis semblable
40 A celle qui languit d’une fievre incurable,
Et qui durant la nuict transissant* de froideur
Brule sur le matin d’une mortelle ardeur :
Car la peur dont la nuict mon ame est occupee,
Par les rayons du jour à peine est dissipée,
45 Qu’un desir amoureux s’allume dans mon coeur,
Qui petit à petit consomme ma vigueur.
Nourrice, tu le sçays que dés l’heure premiere95
Qu’à mes yeux Torrismon s’offrit plein de lumiere,
On me dit qu’il venoit pour estre mon espoux,
50 Et de là me pleut tant son maintien grave & doux,
Que de ce que j’estois ne faisant plus de conte [p. 4]
J’oubliay peu s’en faut, ma promesse & ma honte ;
Car j’avois fait serment entre les mains du Roy,
De n’accepter jamais de conjugale foy*,
55 Que l’on ne nous promit cette juste allegeance,
Que de mon frere mort on tireroit vengeance.
Ah! combien de sermens, Amour le plus souvent,
Comme un foible jouet vas-tu jettant au vent?
Je suis tellement prise* à sa premiere veuë,
60 Et de tout jugement restay si despourveuë,
Que sans quelque pudeur qui lors me retenoit
Mon desir à l’instant au sien s’abandonnoit ;
Mais si tost qu’en parlant & découvrant sa flame,
Il tenta de se faire une place en mon ame :
65 Aussi-tost que je creus qu’il souspiroit pour moy,
Et qu’il m’eût asseuré la vengeance & sa foy,
Ne pouvant plus tenir mon ardeur violente
Je fus en meme temps & l’Espouse & l’Amante96.
Or comme apres cela de son Royaume entier,
70 Le Roy le reconnût legitime heritier ;
Comme en signe d’un chaste & fidelle hymenée,
Devant toute la Cour, sa main me fut donnée.
Comme il remit la nopce à celebrer icy,
Et nous dit, que leurs Loix en ordonnoient ainsi.
75 Qu’entre les Roys des Goths l’hymen estoit profane, [p. 5]
Qui ne se faisoit pas dans leur ville d’Arane.
Tout cela tu le sçais, ou je me trompe fort :
Et qu’avant d’assembler ses navires au port,
Estant encor sur mer & pres d’un bord sauvage
80 Bien moins Espoux qu’Amant, il fit le mariage,
Qui fut si bien caché sous l’ombre de la nuict
Et si secret qu’aucun n’en entendit le bruit.
Toy seule tu le sceus, & le peus reconnestre
Aux signes que la honte en mon front faisoit naistre.
85 Nous voicy maintenant venus en ceste Cour,
Où se devoient cueïllir les fruits de nostre amour :
Cependant je ne scay pourquoy tant l’on differe,
Le jour heureux qui doit accomplir ce mystere*.
Une nuict auroit-elle amorty tout son feu?
90 Certes s’il est ainsi, Torrismon en eût peu :
Des-jà cét horizon a veu vingt fois l’Aurore97,
Depuis nostre arrivée, & l’on retarde encore ;
Tandis*, te le diray-je? En l’ardeur où j’attends,
Je fonds comme la neige au Soleil du Printemps.

NOURRICE.

95 Comme je trouve vain ce qui vous espouvante,
Je trouve juste aussi le feu qui vous tourmente.
Quelle femme jamais monstra tant de froideur [p. 6]
Que pour un jeune espoux elle n’eust cette ardeur :
Mais il est à propos qu’une honesteté sainte
100 Restraigne nostre amour d’une chaste contrainte,
Afin que nos amans ne s’apperçoivent pas,
Combien nous souspirons apres leurs doux appas* :
Toutesfois à vos maux je vois un prompt remede,
On attend tous les jours le Prince de Suede.

ALVIDE.

105 On l’attend, je le scay, mais ce retardement*
Parce que c’est pour luy, m’afflige doublement :
C’estoit Germon qui l’avoit tué.
C’est donc de la façon98 que l’on vange mon frere?
Ainsi que l’on console & satisfait mon pere?
Est-ce là mon pouvoir & ce que j’ay voulu?
110 C’est ce que Torrismon avoit donc resolu,
De ne point recevoir Alvide dans sa couche,
Qu’elle n’eût veu devant* ce monstre, ce farouche*,
Ce Germon99 ennemy de toute ma maison?

NOURRICE.

Torrismon le cherit, & c’est bien la raison,
115 Que dans ses mouvemens une femme bien saine
Suive ce qu’un Espoux a d’amour ou de hayne.

ALVIDE.

[p. 7]
Soit comme tu voudras, je t’accorde ce point,
Je puis pour luy complaire*, aymer, ou n’aymer point ;
Que ne puis-je aussi bien allentir* cette flame
120 Qui consomme mon coeur & me devore l’ame ;
Ou luy tant agréer* qu’il pensast plus en moy,
Et me fit recevoir des preuves de sa foy.
Las! Je l’espere en vain, en vain je le desire,
Mon aspect, que je croy, le gesne & le martyre100 ;
125 Je luy suis à dégoust, & depuis ce moment,
Il n’est ny mon mary, ny mesme mon amant.
Nourrice, je le dy, quoy qu’une pudeur sainte
Deust dans ma propre bouche étouffer cette plainte,
Je prends souvent sa main, & m’approche de luy,
130 Et l’entends souspirer de regret & d’ennuy*.
Je le vois tout tremblant, sa face devient blesme,
Et me paroist, helas! celle de la Mort mesme.
Et comme s’il cherchoit quelques objets meilleurs,
Il la panche vers terre, ou la détourne ailleurs :
135 Que s’il daigne à la fin dire quelque parole,
C’est avec une voix interrompuë & molle,
Et qui finit tousjours en quelque autre souspir.

NOURRICE.

[p. 8]
Ma fille, tout cecy marque un ardent desir.
Trembler, paslir, jetter une timide oeillade*,
140 Ce sont tous accidens* d’un coeur d’amour malade.
Entrecoupper* sa voix, souspirer en parlant ;
Certes tout cela montre un feu bien violent.
Et s’il tient maintenant ses flames plus couvertes,
Qu’il ne le faisoit pas dans ces rives desertes101 ;
145 Tu sçauras que la nuict, & ce desert sejour*
Estoient des esperons pour réveiller l’amour.
Au lieu que le Soleil, le bruit, & le grand Monde102,
Dont un Palais Royal incessament abonde,
Jette souvent la honte au milieu du desir,
150 Et nous contraint d’attendre un jour avec plaisir,
Où nous en ressentons de plus vives delices,
Plus l’attente a donné d’agreables supplices.
Si bien que sur ces bords s’il fut Amant hardy,
Excuse s’il paroist icy plus refroidy.

ALVIDE.

155 Plaise au Ciel que cecy se trouve veritable,
Tandis* je me repais de sa veuë agreable ;
Et venois103 tout exprés en ce champ spacieux,
Où souvent ses Coursiers* s’exercent à ses yeux.

NOURRICE.

[B ; 9]
Madame, la maison vous est bien plus seante,
160 Vous pouvez sans sortir vous rendre aussi contente,
Et de vostre Palais, assise en un balcon,
Le contempler à l’aise accompagnée ou non.

SCENE II. §

NOURRICE Seule.

Nulle condition n’est si douce sur terre
Que toujours quelque soin* ne luy fasse la guerre :
165 Ny rien de grand, si fort, que le sort inconstant
Elle avoit esté donnee petite au Roy de Norvegue par un Pirate, comme il se void dans le quatriesme Acte.
Ne le menace, esbranle, ou ne l’aille abbattant.
Cette jeune Princesse autresfois fortunée,
D’autant plus que Princesse elle croit estre née,
Et que presque aussi-tost qu’elle vit la clarté
170 Son destin l’éleva dans cette dignité :
Lors que le Ciel devoit la rendre plus contente, [p. 10]
C’est lors qu’elle craint plus, s’irrite, s’épouvante ;
Mais où regne l’Amour, tout courroux est banny,
Dans nous, tout reconnoist son pouvoir infiny,
Elle consent d’aymer Germon pour l’amour de Torrismon.
175 Et si par son ardeur la hayne s’est esteinte,
Qu’elle dissipe aussi son soubçon & sa crainte ;
Et puis qu’elle a si bien fait choix de ses amours,
Que rien de son bon-heur n’interrompe le cours ;
La Nourrice craignait que Torrismon n’eut découvert qu’Alvide n’estoit de naissance Royale, ainsi que la Nourrice croyoit elle mesme.
Mais j’apprehende fort que le contraire avienne,
180 Et ma crainte provient d’une cause ancienne,
Qui peur tirer des pleurs de sa nouvelle peur,
Si l’Amour ne resoud cette nuë en vapeur.

SCENE III. §

TORRISMON. LE CONSEILLER.
[p. 11]

TORRISMON.

Quel fleuve, ou quelle mer si vaste & si profonde
Suffiroit pour laver mon crime dans son onde?
185 J’en ay l’ame & le corps entierement tachez,
Et les rayons du jour ne me sont pas cachez!
Je vis doncques encore! Encore je respire!
Je suis encor Seigneur d’un si puissant Empire
J’ai l’espée au costé, le Sceptre dans le poing,
190 La couronne en la teste, & je ne rougis point104!
Il se trouve quelqu’un qui m’estime & m’honore,
Et peut-estre quelqu’un qui me cherit encore!
Las c’est asseurément cét amy si parfait
Qui de son amitié reçoit un tel effet*,
195 Mais que sert tout cela, si j’abhorre la vie, [p. 12]
Si je me voudrois voir la lumiere ravie?105
Que me sert de me voir de tant d’honneur pourveu
Si je me crois moy-mesme indigne d’estre veu?
Dequoy m’importe-il de sçavoir que l’on m’ayme,
200 Si je me suis moy-mesme en horreur à moy-mesme?
Je m’irois bien cacher dans quelque antre écarté,
Où mesme de la Nuit, je fuyrois la clarté :
Mais qui m’asseureroit qu’une honte secrette
Ne me vint pas troubler dans ma sombre retraitte ;
205 Toute fuitte est bien vaine, en l’estat où je suis
Je suis celuy qui fuit, & celuy que je fuis :
Ny sages, ny le bruit* d’un peuple temeraire
Par leurs propos mordans ne me sçauroient pis faire,
Je me suis à moy-mesme un plus pesant fardeau,
210 Moy-mesme mon tesmoin, mon juge, mon bourreau.

CONSEILLER.

Si ma fidelité, Sire, vous est connuë,
De grace, monstrez-moy vostre ame toute nuë,
Ce qui fait vostre plainte, & qui vous trouble tant,
Lors qu’un mal se découvre, il s’allege d’autant.

TORRISMON.

215 S’il faloit que quelqu’un ignorast ce mystere, [p. 13]
C’estoit devant toy seul que je m’en devois taire,
Toy de qui mon enfance eut de si bons avis,
Que j’ay si bien reçeus, que j’ay si mal suivis :
Mais ta fidelité, ta prudence & ton aage,
220 De te declarer tout me donnent le courage ;
C’est pourquoy tout exprés je t’ay conduit icy
Pour t’ouvrir sans tesmoin ma peine & mon soucy*.
Tu te ressouviens bien comme sortant d’enfance,
Et de dessous le joug* de ta douce puissance,
225 Affamé d’acquerir du bruit* par les dangers
Je me mis à courir les Païs estrangers :
En ce temps-là je fis une amitié si sainte,
Que rien que le trépas n’en peut rompre l’estrainte.
Le Prince qui commande aux peuples Suedois
230 Est celuy que je crus digne d’un si beau choix,
Jeune, comme j’estois, ardent apres la gloire,
Et d’un pareil desir d’eternelle memoire :
Avecques luy je vis cent peuples differans,
Avec luy je dontais de superbes Tyrans,
235 Nous fusmes compagnons, & sur mer & sur terre,
Nous fusmes compagnons en la paix, en la guerre,
Souvent dans les perils je luy servis d’écu, [p. 14]
De mesme que souvent sans luy j’estois vaincu
Et depuis que tous deux par la mort des deux Princes
240 Nous fusmes rappellez à106 regir nos Provinces,
Quoy qu’esloignez de lieux, nos coeurs plus que jamais
Gousterent les douceurs d’une agreable paix :
Tousjours mille devoirs entre nous s’exercerent,
Ny lettres, ny presens, aucun temps107 ne cesserent ;
245 Helas! voicy le point qui me tourmente tant :
Ce Prince genereux, & cet Amant constant,
Devant* que l’amitié nous liast de ses charmes,
Au tournois de Norvegue avoit porté ses armes.
Là sur mille luy seul il remporta le prix,
250 Et là des yeux d’Alvide, il fut aussi-tost pris*,
Parce qu’il estoit ennemy & combattit en Cavalier inconnu, comme on void au troisiesme Acte.
Et bien qu’il n’osast pas luy declarer sa flame,
Il la garda pourtant si vive dans son ame,
Que ny longueur du temps, ny guerres, ny dangers,
Ny l’agreable aspect des païs estrangers,
255 Ny travail du chemin, ou quelque autre mes-aise*
N’amortirent en rien son amoureuse braise ;
Ainsi durant ce temps entre Amour, & nous deux,
De ses pensers secrets il nourrissoit ses feux ;
Mais depuis qu’heritant le Sceptre & la Couronne,
260 Il se chargea des soins* qu’un Empire nous donne,
Tousjours l’ame tenduë à son premier dessein, [p. 15]
Et tousjours ce brasier brulant dedans son sein,
Il tenta tout moyen, pratiqua toute voye,
Afin de parvenir au comble de sa joye :
265 Tantost priant en Prince, & tantost en Amant,
Exposant sa puissance, ou monstrant son tourment.
Mais jamais du vieux Roy l’ame implacable & fiere
Ne voulût accorder Alvide à sa priere,
Apres tant de fureurs, & de meurtres commis
270 Il refusa la paix avec ses ennemis,
Et la mort de ce fils qui fut son esperance,
Excitoit encor plus son ire*, & sa vengeance ;
Cette mort dont Germon fut estimé l’autheur,
Et certes en cecy le bruit n’est pas menteur.
275 Cét amy voyant donc rejetter sa demande,
Quoy qu’il ne peust bruler d’une flame plus grande,
Sentit que ce refus, & cette inimitié
Croissant sa rage, accreût son amour de moitié,
Il resoud de l’avoir en depit de son pere.
280 Pour cét effet* voicy comment il delibere ;
Il m’escrit de l’aller demander au vieux Roy ;
Que je luy108 cederois quand je l’aurois à moy :
Quoyque je sçeusse bien qu’une telle entreprise
M’irritoit la Norvegue, & blessoit ma franchise,
285 Je pensay toutesfois que tout estoit permis [p. 16]
Alors qu’il s’agissoit de servir ses amis,
J’eus ma tranquillité moins chere que la sienne,
Et preferay sa paix aux douceurs de la mienne,
En un mot, devenu traistre par trop de foy,
290 Moy-mesme Ambassadeur je vay treuver le Roy ;
Je suis le bien-venu, je parle d’hymenée,
Ma recherche luy plaist, la fille m’est donnée,
Je remonte sur mer, ayant mon congé pris,
Et l’emmene avec moy comme un butin de prix.
295 Nous mettons voile au vent, esloignons le rivage,
Alvide ayant tousjours les yeux sur mon visage,
Et comme m’invitant par des regards transis
A vouloir seconder* ses amoureux soucis*.
Je fis comme celuy qui se recueille & serre
300 Contre109 les ennemis qui l’assiegent en guerre,
Mais en fin le long-temps, & le destroit des lieux110,
Les traits de son amour, l’embusche de ses yeux,
Ce pourparler müet, mais si plein d’eloquence,
Forcerent malgré moy ma trop foible deffence :
305 Qu’il est bien vray qu’Amour lors qu’il est combattu
Nous en attaque après avec plus de vertu*,
Et que c’est un arrest infallible & supréme,
Qu’on n’évite jamais d’aymer ce qui nous ayme ;
Toutesfois la raison maistresse de mes sens [p. C ;17]
310 Gouvernoit jusques-là mes desirs innocens,
Quand du milieu de l’air vindrent à l’impourveuë*,
Mille esclairs redoublez esblouyr nostre veuë,
Le Sort, le Ciel, l’Amour contre moy conjurez
Poussent les Aquilons111 sur les flots azurez,
315 Cent nuages espais desrobant la lumiere,
Ramenent du Chaos l’obscurité premiere,
Sinon qu’en cette nuit tousjours brille un esclair,
Mais qui semble espaissir les tenebres de l’air ;
Jusqu’aux cercles du Ciel la tempeste s’esleve,
320 Et jusques aux Enfers la mesme apres se creve
Enfin l’orage fond112 : Tandis que nos vaisseaux
Tristement dispersez errent parmy les eaux ;
Le nostre fut porté dedans un bord sauvage :
Là tandis que chacun descend sur le rivage
325 Que l’un allume un bois tout fumant & mouïllé,
L’autre essuye un habit de limon* tout souïllé,
Je reste avec Alvide au fonds* de nostre tante,
Qui me serroit encor de peur toute tremblante,
Et desjà la nuit propre aux doux larcins* d’Amour,
330 A ses sombres flambeaux faisoit ceder le jour ;
Ce fut en ce moment que je rendis les armes
Et que je fus vaincu par de si puissans charmes ;
Une rage d’amour tout mon corps vint saisir, [p. 18]
Qui lors me contraignit d’assouvir mon desir,
335 Alors je violay par un enorme crime
L’honneur, la foy, les loix d’une amour legitime,
D’amy je devins traistre, & ma lasche action
Me rendit en aymant digne d’aversion :
Depuis mille pensers incessament m’assaillent
340 Mille pressans remords nuict & jour me travaillent*,
Quelque part que je tourne & les yeux & l’esprit,
Ma faute que la nuit de ses ombres couvrit,
Me semble d’un chacun en plein jour apperceuë,
Voire qu’en la faisant tout le monde l’a sceuë ;
345 Ce mien amy trahy113, s’offre à tous coups à moy,
Il m’accuse, se plaint, me reproche sa foy ;
Mais las! ce n’est pas tout à ces remords de l’ame,
L’Amour adjouste encore ses tourmens & sa flame,
Et de croire jamais que je puisse laisser
350 Alvide sans mourir, je n’y sçaurois penser,
Aussi certes la mort est la plus courte voye,
Pour sortir des ennuis* où mon coeur est en proye :
Et puisque d’un tel noeud je suis enveloppé
Qu’il ne se peut dissoudre, il faut qu’il soit couppé :
355 Car au moins en mourant j’auray cette allegeance*,
Que d’un si cher amy je feray la vengeance,
Lavant dedans mon sang ma honte & mon forfait [p. 19]
Si rien peut effacer le crime que j’ay fait114.

CONSEILLER.

Sire, plus la personne est eminente & haute,
360 La honte en est plus grande, & plus grande la faute,
Un coup dessus le bras blesse legerement,
Mais receu dans la teste il porte au monument115 :
De mesme cette erreur qui mise à la balance
Seroit peu dans quelqu’un de petite importance,
365 Dans des coeurs genereux, & parmy de grands Roys,
Est certes, je l’avoüe une erreur de grand pois :
Mais ce n’est qu’une erreur, & nullement un crime,
Erreur où l’Amour sert d’excuse legitime,
Comme on ne se doibt point donner d’eloge faux,
370 On ne doibt point à tort imputer de defaux.
Sire, vous n’estes point ny scelerat, ny traistre,
Celuy seul est meschant qui prend plaisir de l’estre.
Mais qui sans consentir par force est emporté,
Peche peu, puis qu’il peche estant sans liberté :
375 Les grandes passions troüblent les grands courages,
Comme les grandes mers ont les plus grands orages.
Et partant* recevez dans ce triste mal-heur,
Le frein que la raison offre à vostre douleur.
Je veux laisser à part tant de fameux exemples [p. 20]
380 De Herôs à qui mesme on erigea des temples,
Qui se monstrant d’ailleurs invincibles guerriers,
Aux myrthes* de l’Amour, soubsmirent leurs lauriers,
Une jeune beauté fut en vostre puissance,
Long-temps à ses attraits vous fistes resistance,
385 Il vous fallut enfin respondre à ses amours,
Mais moderant vos feux, vos regards, vos discours :
Depuis l’Amour, le lieu, le Temps & la Fortune,
Se pleurent à destruire une foy non commune116 :
Vous faillistes de vray117, mais d’un peché d’amour,
390 Qui ne merite pas que l’on se prive du jour ;
Et celuy qui se cause une fin violente,
N’amoindrit pas sa faute, au contraire il l’augmente.

TORRISMON.

Si la mort ne sçauroit amoindrir mon peché,
Par elle au moins mon deuil* se verra retranché*.

CONSEILLER.

395 Mais plutost s’accroistra d’une gesne* nouvelle.

TORRISMON.

Vivray-je avec Alvide, ou bien separé d’elle?
Je ne la puis garder sans une trahison, [p. 21]
Et ne puis sans mourir l’oster de ma maison :
Ainsi c’est vainement que tu m’enjoins de vivre,
400 Il faudra bien qu’en-fin la douleur m’en delivre.
Non, non, cela n’est pas eschapper à la mort,
Mais plutost pour mourir choisir le pire sort.

CONSEILLER.

Le Temps, grand Medecin, obtient ce privilege,
Qu’il n’est point de douleur qu’à la fin il n’allege ;
405 Mais sans vouloir attendre un si lasche appareil*,
Appelez au secours vostre propre conseil.

TORRISMON.

Mon mal sera bien long s’il faut que le Temps m’ayde
Et si c’est ma raison, bien foible est mon remede.

CONSEILLER.

La raison a tousjours de quoi nous consoler,
410 Et le Temps est si prompt qu’il nous semble voler.

TORRISMON.

Il vole en apportant ce qui trouble & tourmente,
Mais s’il apporte un bien, lors sa demarche est lente.

CONSEILLER.

Son vol est neantmoins tousjours precipité, [p. 22]
Et nostre esprit fait seul son inegalité.

TORRISMON.

415 Mais quand (comme tu dis) pour rendre ce mal moindre,
La Raison & le Temps leurs forces viendroient joindre,
Alvide pourra-t’elle estant à Torrismon,
Estre tout à la fois la femme de Germon?
L’effect qui confirma ma foy devant donnée118,
420 Fait qu’Alvide est à moy par un juste hymenée :
Verray-je donc ma femme entre les bras d’autruy?
Non, non, la seule mort finira mon ennuy*.
Moy mort, Germon l’aura comme une honneste femme,
Et vivant, il ne peut l’avoir que comme infame.

CONSEILLER.

425 Sire, il est bien certain que Germon ne doit pas
La posseder à femme119, avant vostre trespas :
Mais il ne s’ensuit point que d’une main sanglante,
Vous deviez vous causez une mort violente.
L’ame ne doit jamais par d’injustes efforts,
430 Sans le vouloir des Dieux abandonner son corps ;
S’il est besoin pourtant que l’un ou l’autre arrive120 : [p. 23]
Que Germon perde Alvide, & que Torrismon vive.

TORRISMON.

Luy privé de sa Dame*, & moy d’un tel amy,
Ah! Vivre en cest estat n’est pas vivre à demy.

CONSEILLER.

435 Il faut bien supporter d’une ame resoluë,
Des arrests du Destin la puissance absoluë.

TORRISMON.

Fasse donc ce Destin ma perte ou mon bon-heur.

CONSEILLER.

J’ay pourtant un moyen qui sauve vostre honneur :
Car s’il est vray qu’Alvide a pour vous tant de flame
440 Que vous soyez son coeur, son esprit & son ame,
Pourra-t’elle souffrir d’avoir pour son espoux121
Cét Amant odieux, l’object de son courroux?
Qui fut un peu devant* aux siens si fort contraire,
Et qui semble encor teint du sang de son cher frere.
445 Sa hayne & son refus vous pourront trop fournir,
De subjects specieux* de quoy la retenir.
Ce n’est pas, direz-vous, le faict d’un bon courage122 [p. 24]
De vouloir jamais faire aux Dames nul outrage,
Nous la prirons ensemble, & ne laisserons rien
450 De ce que nous verrons, estre pour vostre bien :
Tandis* si de Germon l’ame est si genereuse,
Les froideurs esteindront son ardeur amoureuse :
Par là vous obtiendrez ce sensible bonheur
De conserver l’amy, l’espouse & vostre honneur.

TORRISMON.

455 L’honneur suit & s’attache à l’action louable
De mesme que du corps l’ombre est inseparable.

CONSEILLER.

L’honneur qui vient du monde* est un bien qui souvent
Gist en l’opinion, & se repaist de vent,
Un mal caché ne peut ternir nostre memoire
460 Non plus qu’un bien secret accroistre nostre gloire,
Mais afin que l’honneste avec l’honneur soit joint,
Et que vostre amitié ne se demente point ;
Donnez-luy vostre soeur ; On ne perd rien au change,
Alors que l’on reçoit un Ange pour un Ange.

TORRISMON.

465 L’Amour ne souffre point un eschange pareil. [p. D ; 25]

CONSEILLER.

De la Raison, l’Amour suit souvent le conseil*.

TORRISMON.

Helas! Rosmonde fuit d’une hayne obstinée,
La Pompe*, la Grandeur, l’Amour, & l’Hymenée.

CONSEILLER.

Elle est & sage & douce, un advis sage & doux,
470 La fera consentir à prendre cét Espoux.

TORRISMON.

Seul & dernier refuge au malheur qui me presse,
Je suivray ce conseil qui vient de ta sagesse :
Et s’il se trouve vain, mon recours est la mort,
Qui presente à tous maux un favorable port123.

Fin du premier Acte.

[p. 26]

ACTE II. §

SCENE I. §

GENTIL-HOMME de la part de Germon.
TORRISMON.

GENTILHOMME.

475 Grand Roy dont la valeur à nulle autre ne cede,
J’arrive de la part du Prince de Suede.
Il souhaitte tout heur* à vostre Majesté,
Et m’a donné ce mot pour vous estre porté124.

TORRISMON.

La lettre est de creance125 : Or tout ce qui vous reste [p. 27]
480 C’est que vous me rendiez son desir manifeste.

GENTIL-HOMME.

Sire, sans vous tenir plus long-temps en soucy*,
Le Roy Germon mon maistre, est si proche d’icy,
Qu’avant que du Soleil la brillante lumiere
Estincelle à nos yeux du haut de sa carriere126
485 Il aura dans ce lieu le bonheur de vous voir.
Je suis venu devant vous le faire sçavoir,
Et qu’on ne peut luy faire une faveur plus grande
Qu’en l’accueillant ainsi que l’amitié demande
Sans qu’on se mette en peine afin de l’honorer,
490 C’est ce dont par ma bouche il vous vient conjurer :
Comme ayant à desdain toutes ces vaines marques
Dont se laissent flatter la pluspart des Monarques :
Il se ressouvient bien de cét aage plus doux
Où toute chose estoit si commune entre vous,
495 Les voyages, les prix, les combats & la gloire,
Sur tout vostre amitié demeure en sa memoire :
Peut-estre toutesfois j’en parle sans besoin
A qui la garde aussi dans son coeur avec soin*.

TORRISMON.

O Souvenir! ô temps! ô la douce nouvelle [p. 28]
500 Que j’apprens maintenant d’un amy si fidelle!
Je le reverray donc, & dans si peu de temps!
Ah! j’en souspire d’aise, & mes esprits contents
Il souspire.
Ne pouvant plus tenir un tel excez de joye
Ont pour se descharger recours à cette voye.

GENTIL-HOMME.

505 Sire, si vous aymez nostre invincible Roy
D’une si pure ardeur, & d’une telle foy,
Je vous puis bien jurer qu’il vous rend la pareille
Et qu’il est icy bas des amis la merveille*.

TORRISMON.

Ie le sçay par espreuve*.

GENTIL-HOMME.

Il est si satisfait
510 De voir que vostre hymen aujourd’hui se parfait,
Qu’en guise d’un torrent qui franchit son rivage127
Vostre contentement desborde en son visage ;
Il est ravy d’ouyr quelqu’un luy raconter
Ces grandes actions qui vous font redouter,
515 Tant de rares vertus*, & de paix, & de guerre, [p. 29]
Et ces longues erreurs128, & sur mer, & sur terre,
Le prix de vostre espouse, & d’un hymen si doux,
Enfin il ne se plaist qu’à s’enquerir de vous.

TORRISMON.

Aussi fais-je de luy ; Mais lassé du voyage
520 Ne vous travaillez* pas par un plus long langage,
Je recevray le Prince, ainsi qu’il l’a voulu,
Icy comme en Suede il est maistre absolu.
Cependant la fatigue au repos vous invite,
Allez, & luy rendez tout l’honneur qu’il merite.
Parlant à ses gens.

SCENE II. §

TORRISMON seul.

525 A la fin se retire, & s’oste de mes yeux,
Un qui me reprochoit mon forfait odieux.
Chaque mot qu’il disoit m’estoit comme une fléche
Qui faisoit dans mon coeur une mortelle bréche.
O sale conscience! o pôvre Torrismon! [p. 30]
530 Que vas-tu devenir à la voix de Germon?
La pierre sur Sysiphe129 incessament pendante,
Ne le presse pas tant que me fait son attente,
Ah Dieux! Que son aspect m’est un fardeau pesant,
De quel front, de quels yeux le verray-je present?
535 Ciel, qui n’as plus pour moy que des objets funebres,
Que n’enveloppes tu l’univers de tenebres?
Et toy Soleil pourquoy retournant sur tes pas
Afin de me cacher, ne te caches tu pas?
Je devois, je devois faire cette priere
540 A l’heure que si mal j’usay de ta lumiere,
Et que je tins mes yeux attachez à l’objet
Qui de tous mes malheurs est le triste subjet ;
Alors ils en tiroyent un bien illegitime
Qui depuis a fourny de matiere à mon crime,
545 C’est pourquoy maintenant ils s’ouvrent justement
A la douleur, aux pleurs, à la honte, au tourment :
Afin que cette main constante & genereuse
Mette une prompte fin à ma peine amoureuse ;
Mais desjà l’heure approche, & le moment fatal
550 Où je veux, mais en vain, eschapper à mon mal :
Si par la volonté d’une mere absoluë
Ma soeur aux loix d’hymen ne se void resoluë.
Pour Alvide130 elle est preste à faire mon vouloir, [p. 31]
Sur elle, son amour me donne tout pouvoir ;
555 Mais qui dit que Germon oublie ainsi sa Dame
Et reçoive aisement une nouvelle flame?
Ah! Si je treuve vain ce fidelle conseil,
La mort seule à mes maux servira d’appareil*.

SCENE III. §

ROSMONDE seule.

Heureuse celle-là, soit maistresse ou suivante
560 Qui sçait tousjours garder une vertu constante,
Et qui dans la douceur des plaisirs innocens
Conserve en pureté l’usage de ses sens :
Mais qui peut vivre icy sans soüilleure ny tache,
Si l’honneur & les biens où nostre ame s’attache,
565 Eux mesmes ne sont rien qu’un bourbier où souvent
Nous sommes empeschez de passer plus avant ; [p. 32]
Moy qu’un vent de fortune en ces lieux a portée,
Elle n’estoit pas veritable soeur de Torrismon, mais fille de la Nourrice qui l’avoit vouée aux Dieux devant mesme qu’elle vint au monde, comme il se void dans le 4.acte.
Qui comme soeur de Roy par tout suis respectée,
Je fuyrois ces grandeurs, pour suivre en liberté
570 Les doux contentemens d’une humble pauvreté :
Au lieu que maintenant les festins & la dance
Demandent jour & nuit mon temps & ma presence,
D’où vient qu’aucunefois un repentir secret
Me trouble & me remplit de honte & de regret131 :
575 Qu’une fille voüée aux Dieux dés sa naissance
Pour les choses du monde ait tant de complaisance!
Mais qui peut se deffendre & s’empescher d’aymer?
Qui proche d’un beau feu ne pourroit s’enflamer?
Helas malgré moy, j’ayme , & brûle pour mon maistre,
580 Je le cherche & le fuis quand je le voy parestre ;
Ainsi, je me deplais & de ma passion
Et mesme bien souvent de son affection ;
Ou dont il entretenoit la sienne, ou qu’il temoignoit pour Alvide.
Me le faut-il aymer comme soeur ou servante?
Mais s’il hayt d’une soeur l’ardeur trop violente :
585 Soyons donc sa servante, & dessous un tel nom
Essayons de gaigner le coeur de Torrismon .

SCENE IIII. §

RUSILLE, mere de Torrismon. ROSMONDE.

RUSILLE.

[E ; 33]
Hé quoy! n’aurois-tu peu, ma fille, encore apprendre,
Qu’icy le Roy Germon dedans peu* se doit rendre?

ROSMONDE.

Madame, je le sçay.

RUSILLE.

Tu ne le fais pas voir.

ROSMONDE.

590 En cette occasion quel est donc mon devoir?

RUSILLE.

Tu le dois recevoir avec la jeune Reine.

ROSMONDE.

Je m’y prepare aussi. [p. 34]

RUSILLE.

Que ne mets tu donc peine132
A croistre ta beauté par de plus beaux habis,
A te faire briller de perles, de rubis?
595 Seroit-ce pas pecher contre la bien-seance,
De recevoir un Prince en cette negligence?
Encore un en tel jour, où chacun à l’envy*
Tesmoigne le plaisir dont son coeur est ravy :
Joint qu’en un simple habit la beauté perd sa grace,
600 Comme le diamant qui dans le plomb s’enchasse.

ROSMONDE.

La beauté dont la femme à tort fait tant de cas
Nuit autant à qui l’a qu’à ceux qui ne l’ont pas ;
Et je tiendray, Madame, une fille bien sage
Qui ne fera jamais montre de* son visage.

RUSILLE.

605 Cette beauté, ma fille, est nostre propre bien,
Comme à l’homme, le cœur133, & la force est le sien134.
La Nature voulut qu’en nous elle tint place, [p. 35]
D’eloquence, d’esprit, de prudence & d’audace,
Et fust en ce seul don plus prodigue envers nous,
610 Qu’elle n’avoit esté liberale envers tous.
Par elle, le Sçavoir, le Conseil*, le Courage,
Abbaissez à nos pieds nous viennent rendre hommage.
Par elle, la Victoire & les sanglants Lauriers
Appartiennent à nous & non pas aux guerriers ;
615 Nos combats sont plus beaux, plus grand nostre trophée
Que ceux dont l’ennemy void sa rage estouffée ;
Car celuy-cy vaincu deteste dans son coeur
Sa honteuse deffaite, & maudit son vainqueur :
Où ceux de qui nos yeux remportent la victoire,
620 En benissent les coups & les tiennent à gloire :
Ils deviennent amans, aussitost que soubmis,
Et n’ont plus rien de cher comme leurs ennemis ;
Or si l’on ne croit pas que celuy-là soit sage
Qui refuse l’honneur d’estre homme de courage,
625 Quelle estime fais-tu d’une jeune beauté,
Qui mesprise ce titre, & cette qualité?

ROSMONDE.

Je croyois qu’il falust faire bien plus de conte135
D’une honeste pudeur, d’une modeste honte :
Qu’un coeur chaste ou brûlant d’un feu religieux, [p. 36]
630 Fust dedans nous un don qui valoit beaucoup mieux ;
Et me persuadois qu’en nous un beau silence
Recompensoit le prix d’une heureuse eloquence :
Ou bien que la beauté n’avoit rien de charmant
Qu’entant que des vertus* elle estoit l’ornement.

RUSILLE.

635 Si c’est un ornement la femme est obligée
A ne la136 pas laisser sottement negligée.

ROSMONDE.

Si c’est un ornement, elle est belle de soy :
Mais quoique je ne sçache aucuns attraits en moy,
Et que vous me voiyez d’un regard favorable,
640 Pour vous sembler pourtant encor plus agreable,
Je veux bien m’enrichir de plus beaux ornemens.

RUSILLE.

Tu commences d’avoir de meilleurs sentimens,
Et je veux esperer que ce Prince invincible
Sera comme je suis, à tes graces sensible,
645 Et qu’il dira souvent en souspirant tout bas :
Celles de mon païs n’ont point de ces appas*.

ROSMONDE.

Ne permette le Ciel qu’aucun pour moy souspire. [p. 37]

RUSILLE.

Non pas mesme le Roy d’un si puissant Empire?
Quoy! tu ne voudrois pas qu’épris d’un chaste amour,
650 Des peuples Suedois il te fist Reyne un jour?

ROSMONDE.

Madame puis qu’icy je ne puis plus me taire,
Mon dessein est de vivre, & libre, & solitaire ;
Et j’estime le prix de ma virginité,
Plus que tous les honneurs d’une Principauté.

RUSILLE.

655 Je ne m’estonne pas qu’une jeune personne
Ignore que la vie en mille maux foisonne :
Qu’elle est comme un dur joug* au dire des plus sains,
Que Nature & le Ciel imposent aux humains,
Soubs qui dans peu de temps on se lasse & s’ennuye*,
660 Si reciproquement l’hymen ne nous appuye :
Alors l’homme & la femme ayant un seul vouloir,
Vont partageant entr’eux leur charge & leur devoir :
Lors chacun d’eux reçoit une nouvelle vie, [p. 38]
Au milieu des plaisirs où l’amour les convie,
665 Et le faix* qui devant* leur sembloit importun,
Est facile & leger estant rendu commun.
Qui vit jamais Taureau tirer à la campagne,
Cette comparaison semble- roit un peu rustre si elle n’estoit adoucie par cette metaphore qui la precede, que la vie est un dur joug, & puis que est tirée une chose familiere en ce pais là.
Sans qu’un autre à ses flancs son labeur accompagne?
C’est encor un subjet de plus d’estonnement,
670 De voir vivre une Dame, & seule, & sans amant.
Et ce que je te dis, je le dis par science,
Et comme en ayant fait moy-mesme experience :
Car durant que vesquit137 le Roy mon cher espoux,
Il m’ayda tellement que tout mal me fut doux :
675 Mais depuis que la Mort m’eût de luy separée,
Ah Mort! tousjours amere, & tousjours honorée!
Je languis à toute heure, & mes membres pesans,
Succombent plus d’ennuy* que du fait de mes ans ;
Las! je ne viens jamais à fouler cette couche,
680 Où j’ay tant recueilly de douceurs sur sa bouche,
Tant donné de baisers, & tant receu des siens,
Où nous avons meslé de si doux entretiens,
Et gousté d’un repos remply de tant de charmes,
Qu’au mesme instant mes yeux ne la baignent de larmes :
685 Mais où m’emportes-tu, fâcheux ressouvenir?
Que je retourne au poinct où je voulois venir.
S’il a comblé mes jours d’honneur & d’allegresse, [p. 39]
J’ay souvent adoucy l’aigreur de sa tristesse.
Et d’autant qu’il m’aydoit avec son bon conseil
690 Il recevoit de moy quelque secours pareil ;
Enfin durant le temps d’un si cher hymenée,
Autant qu’il est en nous je vesquis fortunée,
Malheureuse en ce point que le mesme tombeau
N’esteignit pas mes jours, esteigant son flambeau.
695 Ma fille, plaise aux Dieux qu’un tel hymen t’arrive!
Donc si Germon t’aymoit, ne fais point la retive :
Voudrois tu refuser ce Prince pour amant
Qui te pourroit combler d’un tel contentement?

ROSMONDE.

Encore qu’il soit vray qu’en celles de nostre àge,
700 Plus sage est celle-là qui croit estre moins sage,
Et qui sans controller138 ce qu’une Mere dit
Donne à ses sentimens un absolu credit.
Je diray toutesfois, sans pourtant me deffendre,
Ce qu’en communs discours j’ay peu souvent entendre :
705 Qu’encore qu’un espoux allege quelques maux,
Aux ennuis* qu’il nous cause, ils ne sont pas egaux ;
Hé! N’est-il pas fascheux qu’il faille qu’on revere139
Son seul commandement, ou facile, ou severe?
Un grand nombre d’enfans n’est-ce pas un grand soin*? [p. 40]
710 Leurs courses, leurs perils, leurs voiages au loin ;
Leur mort, leur maladie, & tant de maux semblables
Que font-ils qu’affliger les meres pitoyables*?
Et si l’on me dit vray la grossesse est aussi
Un long fardeau qui doit donner bien du soucy*.
715 Ainsi, l’enfant d’hymen, la chose la plus chere,
Est pour le Pere un fruit, mais un fais* pour la Mere,
Qui comme s’il estoit à son mal destiné,
Luy pese avant que naistre, en naissant, estant né140 :
On ne doit point trouver à redire qu’une Princesse comme on croyoit Rosmonde, ait ces considerations, car la Fortune n’oste rien aux droits de la Nature, quelque grandeur qu’ait une mere elle est tousjours mere. Ny qu’une fille parle de sa grossesse, puis que c’est en termes tres-honnestes.
Or vous m’accorderez qu’une fille est exente
720 De toutes ces douleurs que l’hymen nous presente :
Que s’il arrive aussi que la femme & l’espoux
Entretiennent entr’eux la hayne & le courroux :
Est-il quelque malheur plus estrange sur terre,
Que d’estre ensemble joints pour se faire la guerre?
725 Ou si la femme encor trouve un sot, un brutal ;
Quel sort si detestable au sien peut estre egal?
Se peut-on figurer un si cruel servage*
Que celuy qu’elle souffre au joug* du mariage?
Mais posons que tous deux d’ame & de coeur unis
730 Goustent dans leur accord des plaisirs infinis :
Pourrons nous esperer qu’une semblable vie
De mille soins* cuisants* ne sera pas suivie?
Alors plus la femme aime, & plus on l’ayme aussi, [F ;41]
Et moins vous la verrez exente de soucy*.
735 Si son espoux a peur, elle est dans les alarmes,
Son deüil* cause le sien, & ses pleurs font ses larmes,
Et quoyque renfermée en quelque Chasteau fort
Elle craint tous les maux de la guerre & du sort ;
Je ne veux point icy chercher d’autres exemples,
740 J’en ay Madame en vous des preuves assez amples,
En vous qui quelquefois me prestez du secours
Que je puis opposer à vos propres discours141 :
Car si par un arrest de la mere Nature
Son espoux bien aimé tombe en la sepulture,
745 Tous ses contentemens entrent lors au cercüeil,
Elle est autant que morte, & ne vit plus qu’au deüil* ;
Ainsi le mariage ou fecond, ou sterile,
En mille desplaisirs sera tousjours fertile,
Et la Hayne, & l’Amour causent egalement
750 Ses dégousts, ses soucys*, sa peine, & son tourment :
Ce n’est pas toutesfois pourquoy je le mesprise,
D’un plus noble desir je me sens l’ame éprise ;
Un zele, & saint amour de la virginité,
Fait que je l’ay tousjours jusqu’icy rejetté ;
755 J’aymerois beaucoup mieux le coeur enflé d’audace
Presser* avec ardeur un sanglier142 à la chasse,
Lancer le javelot, & dans le fort d’un bois* [p. 42]
Le voir tout écumant, & reduit aux abbois ;
Et puisque je ne puis me couvrir d’un heaume143
760 Comme faisoient jadis celles de ce Royaume144,
Au moins à la façon d’un genereux guerrier
Porter sa hure en main, en guise de laurier ;
Mais puisque je me voy loin de toute apparence
De parvenir au but d’une telle esperance,
765 Du moins j’imiteray vivant en liberté
La biche solitaire en un bois écarté,
Plustost que le Taureau qui tire à la campagne
Sans qu’un autre à ses flancs son labeur accompagne.

RUSILLE.

Rien n’est en l’univers si fort exempt de pleurs,
770 Qu’on n’y trouve tousjours des subjets de douleurs.
Mais sans plus comparer une vie avec l’autre,
Sçaches que tu nasquis pour ton bien, & le nostre,
Tu nasquis pour le bien de moy, qui t’enfantay,
Pour le bien de celuy qu’en ces flancs je portay145,
775 Tu nasquis pour le bien de cette grande ville146,
Et pour la maintenir en un estat tranquille,
Pourquoy doncques ma fille (ah! perds ce vain desir)
Voudrois-tu tousjours vivre & seule, & sans plaisir?
Le bien de ce Royaume, & celuy de ton frere, [p. 43]
780 Demandent qu’à l’hymen tu ne sois pas contraire.
Pourras tu donc priver d’un si juste secours,
Ton frere, ton païs, ta mere en ses vieux jours?
Ah! prends pitié de moy, songe que mes années,
Par ma prochaine fin vont estre terminées ;
785 Pourquoy donc m’envier147 ce reste de plaisir
Avant qu’un prompt trepas me le vienne saisir :
Ne veux-tu pas souffrir* qu’avant ma mort je voye
D’autres portraits vivants148 renouveler ma joye?
Et que pour accomplir le comble de mes voeux,
790 De l’un & l’autre fils, me naissent des neveux*?

ROSMONDE.

Madame, j’y consens, & qu’à cela ne tienne
Qu’un si noble souhait bientost ne vous avienne :
par force, & en souspirant.
Une fille a sa mere obeyt justement149.

RUSILLE.

Va donc pour te parer d’un plus riche ornement.

SCENE V. §

RUSILLE seule.

[p. 44]
795 Une veuve ne peut se dire infortunée
Qui flatte* en ses enfans sa douleur obstinée,
Et qui trouvant en eux comme un puissant appuy,
Y laisse reposer tout ce qu’elle a d’ennuy*.
Jamais il ne luy faut vivre plus retirée,
800 Ils font que sa vieillesse est tousjours honorée.
Quoy qu’un nombre150 d’enfans soit sans doute un grand don,
Il suffit d’une fille avec un seul garçon.
Dans ce nombre aujourd’huy ma fortune amoureuse
Entreprend de me rendre entierement heureuse :
805 Jour pour moy glorieux, où j’apperçoy les miens
Au comble de beauté, de valeur, & de biens151 :
Mais voicy Torrismon en habits magnifiques,
Et tel qu’il se fait voir en nos festes publiques ;
Cependant que sa sœur, autre astre de mes yeux,
810 S’en va pour se parer de ce qu’elle a de mieux.

SCENE VI. §

RUSILLE, TORRISMON.
[p. 45]

RUSILLE.

Apres s’estre long-temps contre moy deffenduë,
Enfin à mon vouloir Rosmonde s’est renduë ;
Mais, non sans tesmoigner un secret desplaisir ;
Et sans quitter la place en jettant un soupir ;
815 O! s’il plaisoit aux Dieux qu’une mesme journée,
Estraignist les saints noeuds de ce double hymenée,
Et que comme j’espere, elle se trouvast bien
D’avoir suivy l’advis de son frere, & le mien!

TORRISMON.

Je crois que ce n’est pas faire en homme bien sage
820 De joindre avec ce Prince, un coeur ainsi sauvage,
Et que c’est tout ainsi que qui voudroit forcer
Quelque limier* farouche à courir & chasser152.
Mais soit ce qui pourra153, s’il la veut qu’on luy donne.

RUSILLE.

A la bonne heure soit. [p. 46]

TORRISMON.

Ou malheureuse, ou bonne.
825 Cependant que la Cour soit superbe en habis,
Que tout y brille d’or, de perles, & de rubis :
Que ma soeur soit suivie ainsi qu’elle merite :
Qu’Alvide à ses costez ait cent filles d’elite ;
Qu’elle fasse esclater un appareil* Royal
830 Et porte dessus soy le manteau nuptial,
Que les jeux, les festins, les balets, & la dance
Tesmoignent à l’envy* nostre rejouïssance.
De moy154, puisque le Prince est si prés d’arriver,
Avec mille chevaux je m’en vay le treuver.
[p. 47]

ACTE III. §

SCENE I. §

LE CONSEILER Seul.

835 On void peu d’amitiés qui ne fassent naufrage,
Tousjours la passion sousleve quelque orage  :
Toutesfois l’amitié dont s’est lié mon Roy,
Par les noeuds mutuels d’une esternelle foy ,
Quoy que du vent d’amour cruellement poussée,
840 Demeure encore ferme, & n’est point renversée  :
Ainsi, tel qu’un Nocher* qui conduit le timon*, [p. 48]
Je suis prest de voguer où m’enjoint Torrismon.
Je doibs tantost parler au Prince de Suede,
Pour luy tirer du coeur l’amour qui le possede  ;
845 Je trouve cependant les Ministres des Roys
Certes absujettis à de fascheuses lois  :
Que tout ce qu’un Royaume a de dures affaires
Ce soit là seulement leurs emplois ordinaires,
Et que nous prononcions de rudes jugemens,
850 Et condamnions souvent aux derniers chastimens,
Tandis que nos Seigneurs se gardent la puissance
D’octroyer les faveurs, les dons, la recompense.
Ce n’est pas toutesfois que la difficulté
M’empesche de tenter ce qu’on m’a consulté155,
855 Je cheris tellement mon Prince, & son merite,
Que j’estime pour luy ma peine trop petite  ;
Mais je crains bien souvent de travailler en vain
S’il ne daigne luy mesme aussi prester la main.
Que la fortune donc soit icy favorable,
860 Et donne à mon conseil un succez souhaitable  :
Qu’au grand Prince des Goths, celuy des Suedois
Quitte ce mariage, & cet amoureux chois  :
Car encor que des deux pareille soit la gloire,
Des vieux Goths toutesfois plus noble est la memoire156.

SCENE II. §

ROSMONDE Seule.

[G ;49]
865 Apres qu’en si haut lieu tu m’as daigné porter,
Fortune veux tu donc encore me flatter ?
M’eleves tu tousjours afin que j’apprehende
De plus sensibles coups d’une cheute plus grande ?
Je ne voy desormais que des subjets de peur,
870 Ton éclat me paroist mensonger & pipeur*  ;
Il est temps, il est temps que je quitte tes pompes*
Et la fausse lueur des biens dont tu nous trompes  :
Qu’attends-je pour laisser ce qui n’est pas à moy ?
Ne suffisoit-il pas qu’on me creût soeur de Roy ,
875 Sans qu’il me faille encore usurper effrontée
La couche qu’une Reyne a seule meritée ?
Donc ma mere aura fait des veux qui seront vains ?
Sur qui j’ai tant jetté de fleurs à pleines mains,
Dont la tombe souvent de mes pleurs arrosée,
880 Sçait quel zele pour elle a mon ame embrasée  ;
Non, il n’en sera rien  : Je remets à la fin [p. 50]
Tout ce que m’a presté le Sort & le Destin,
Je n’en ay que par trop gardé la jouyssance,
J’ay vescu fille heureuse, & dedans la puissance.
885 Maintenant je vivray dans ma condition,
Loin du grand bruit* du monde*, & sans ambition.

SCENE III. §

TORRISMON, GERMON.

TORRISMON.

La hayne des mortels devroit estre mortelle,
Il avoit autrefois eu des grandes guerres entre le Royaume des Goths et celuy de Suede .
Comme leur amitié demeurer eternelle  :
Qu’à present tous courroux soient pour jamais esteints
890 Avec ce noble sang dont nos champs furent teints  :
Et qu’en ce lieu, la paix du vouloir des deux Princes,
Commence à s’establir dans toutes nos Provinces .

GERMON.

Si devant*, par l’effect* d’une sainte amitié [p. 51]
Vous fustes Torrismon ma plus chere moitié  :
895 A cette heure je suis tout à vous sans reserve,
Hormis tousjours la part que l’Amour se conserve  ;
C’est par vostre moyen* qu’Alvide dans ce jour
Va rendre fortunez ma vie & mon amour .
C’est par vous que je vis, par vous que j’ayme encore,
900 Et que je puis jouïr de celle que j’adore,
Et s’il arrive aussi que par vostre moyen*
Alvide soit ma femme, & me veuille du bien*,
Recueillir pour sa hayne157, une amour conjugale,
Est-il quelque faveur a vos faveurs égale158 ?

TORRISMON.

905 Aussi suis-je tout vostre, & me donnant à vous
Avec elle qui croit que je suis son espoux,
Il dit cela à dessein, & veut tes- moigner de la franchise, mais pourtant avec beaucoup de froideur.
J’accomplis mon devoir, mais sans vaincre sa hayne  :
Que ne puis-je aussi bien fléchir cette inhumaine159,
Amollir sa rigueur, & vous gagner sa foy,
910 Comme vous pourrés voir qu’il ne tient pas à moy  :
Qu’aujourd’hui donc par moy vostre espoir reüssisse,
Qu’Alvide aime Germon, & Germon me cherisse  ;
C’est en vain qu’on attend des vangeances de nous160, [p. 52]
Je n’ay ny coeur ny bras à trancher contre vous.

GERMON.

Germon aymoit Alvide avant qu’estre amy de Torrismon ; comme on void dans le I.Acte. C'est pourquoy il ne faut pas expliquer cecy de l’affection qu’il a pour elle, car il ne la qualifieroit pas du tiltre de nouvelle amour, où l’on doit l’entendre de l’augmentation que son amour pourra recevoir de nouveau dans la possession d’Alvide.
915 Aussi n’en ay-je moy que pour vostre defense  ;
Plustost rebrousseront les eaux vers leur naissance,
Et plustost le Soleil doit prendre un autre cours
Que mon amitié cede à de nouveaux amours161  ;
Mais adieu, je vous laisse avec la belle Alvide.

TORRISMON.

920 Ah ! si tu connaissois combien je suis perfide .

SCENE IIII. §

TORRISMON, ALVIDE.

TORRISMON.

Madame, ce Seigneur est venu tout expres
Pour honorer l’hymen dont on fait les apprets  :
C’est un grand Cavalier, & d’une haute estime,
Et ce qui passe tout162, nostre amy plus intime  ;
925 Et quoy que la Norvegue ait par luy tant souffert, [p. 53]
Son bras à vous servir vous est pourtant offert  ;
Donc pour gage asseuré de paix & d’alliance,
Donnez luy vostre main & vostre bienveillance.
Faites-le, car il m’ayme, & vous cherit aussi.

ALVIDE.

930 Rien que vostre amitié ne m’oblige à cecy  :
Une femme ne doit avoir pour agreables
Que ceux que son espoux luy rend considerables  :
Sa valeur ne me plaist, ny son affection,
Que pour avoir gagné vostre inclination.

TORRISMON.

935 De vostre sage amour j’avois cette asseurance,
Et les effets* n’ont point trompé mon esperance  ;
Donc qu’un ressouvenir amer & soucieux,
à cause de l’inimitié qu’elle avoit pour Germon.
Ne trouble point ce jour, ny l’éclat de vos yeux.

ALVIDE.

Mon cœur n’aura jamais d’ennuy* ny d’allegresse,
940 Que ce que vous aurez de joye ou de tristesse,
Sur moy vous possedez un absolu pouvoir.
En me donnant à vous, j’y donnay mon vouloir  :
Je pourray me hayr si Torrismon ne m’ayme  : [p. 54]
Et s’il aime Germon, je puis l’aymer de mesme.

TORRISMON.

945 Toute hayme s’esteigne en ce bienheureux jour,
Il la quitte voyant venir le Gentihomme avec les pre- sens de la. part de Germon
Et la hayne jamais n’esteigne nostre amour.

SCENE V. §

GENTIL-HOMME de la part de GERMON, ALVIDE.

GENTIL-HOMME.

Grande Reyne, ces dons viennent du Roy mon maistre,
L’un de vos serviteurs qui prise* plus de l’estre,
Et qui fait plus de cas d’un si sensible honneur,
950 Que si du monde entier on le disoit Seigneur.

ALVIDE.

Voila certes des dons d’une main liberale*,
Et vostre courtoisie est aussi sans égale .

GENTIL-HOMME.

Rien ne peut égaler ce que vous meritez  : [p. 55]
Que ces dons toutesfois ne soient pas rejettez  ;
955 Recevez en faveur de celuy qui les donne,
Ce manteau, ce portrait, avec cette couronne.

ALVIDE.

Mon oeil à leur aspect demeure tout ravy,
Et la richesse & l’art combattent à l’envy* ;
Et j’adjouste bien-tost le nom de magnifique,
960 Au bruit* de sa valeur en ce lieu si publique !
Tant s’en faut que ces dons soient au dessous de moy,
Que je ne sçay comment remercier le Roy.

GENTIL-HOMME.

Vous luy rendez, Madame, une grace assez grande,
Agréez* ses presens, c’est tout ce qu’il demande.
[p. 56]

SCENE VI. §

ALVIDE, NOURRICE.

ALVIDE.

965 Quels presens voy-je icy! Quels discours ay-je ouys!
Quel riche portrait s’offre à mes yeux éblouys!
A qui ressemble-t’il? c’est là ma propre image!
Je reconnois icy les traits de mon visage!
Cét habit tient pourtant mes esprits esbahis,
Germon l’avoit fait habiller à la Suedoise.
970 Il n’est point de Norvegue, & moins de ce païs,
Pourquoy mettre à mes pieds ces couronnes brisées?
Symboles de servitude & d’amour.
Pourquoy dedans mes mains ces fléches embrasées?
Que veut dire d’ailleurs ce Lion couronné
Armes de la maison de Suede.
Et dessous un dur joug* richement enchaisné?
975 Ce beau manteau Royal est tout semé de fleches!
De noeuds entretissus*! & de mille flamméches*!
Ouvrage tout parfait d’un ouvrier163 sans pareil ;
Mais que cette couronne est d’un émail vermeil! [H ; 57]
Ah! Je m’en ressouviens : C’est là, c’est d’asseurance*,
980 Cet agreable prix d’une douce vengeance164,
Considere la bien, Nourrice, & reconnois
C'est que celuy qui remporteroit ce prix estoit obligé de vanger la mort du frere d’Alvide, & Germon l’ayant remporté luy mesme, il ne s’en ensuivit aucune combat.
Cette couronne offerte en ce fameux tournois,
A qui remporteroit l’honneur de la victoire,
Pour gages d’un combat bien plus remply de gloire :
985 Ce prix, mais vainement, par mes mains fut donné,
Car ainsi le voulut ce pere infortuné.

NOURRICE.

Je connois la couronne, & j’ay bien souvenance*
Du jour où cent guerriers preuverent leur vaillance ;
Mais de ce qu’en passant vous avez dit icy,
990 Mon esprit n’en est pas encor trop esclaircy165  :
A peine touchiez vous à la cinquiesme année,
Lors que par le vieux Roy vous me fustes donnée :
Je te laisse dit-il, & commets* à ta foy
Il expliquoit la praediction suivant ses interests & sa passion, car il avoit receu de grands maux des Suedois & de Germon, neantmoins cette haute vengeance qui qui estoit predite en la personne d’Alvide, au Royaume de Norvegue comme au Royaume des Goths d’où on l’avoit fait sortir, n’estoit autre que la mort mesme de son amy le vieux Roy de Torrismon pour avoir trahy Norvegue en luy enlevant Alvide pour Germon, & peut- commis un inceste quoy que innocemment.
Ce qui me doit vanger & mon Royaume & moy,
995 Des tributs*, des affronts, des embusches souffertes,
D'une secrette fraude*, & de toutes mes pertes ;
C'est tout ce qu’il me dit, & sans plus m’enquérir*
J'emploiay tous mes soins* depuis à vous nourrir :
J'appris pourtant d’ailleurs de certaine science
1000 Qu'on predisoit au Prince une haute vengeance.

ALVIDE.

[p. 58]
Une injure nouvelle augmenta ses douleurs,
Et plus que tous ses maux luy fit verser des pleurs ;
La guerre en Dannemarch estant fort allumée,
Son fils unique y fut conducteur d’une armée ;
1005 Là pour ses ennemis il eut les Suedois,
Que Germon animoit, fameux de mille exploits ;
Ce fils encor novice au metier de la guerre,
Dés le premier assaut se vid porter par terre ;
Superbe en ses habits, le diademe au front,
1010 Que ce puissant guerrier arrache & puis luy rompt,
Fait tomber son cheval, jette au vent sa depoüille,
Et dans des flots de sang le renverse & le soüille :
Ainsi mourut mon frere en la fleur de ses ans,
Laissant à tous les siens des regrets bien cuisans*.
1015 Ce malheur fut suivy de mille autres batailles,
De mille autre affronts, de mille funerailles,
Et depuis dans les cœurs ne s’establit jamais
Un repos asseuré, ny de fidelle paix :
Quand voicy que le Roy convoque à la barriere*
1020 Ceux qui se vantoient plus d’une valeur guerriere,
Il propose au vainqueur ce noble & riche prix166,
Et la gloire & le gain attirent les esprits :
Maint fameux Cavalier à cette voix publique, [p. 59]
Accourt de tous costez, superbe & magnifique ;
1025 Dans la ville partout le fer resplendissoit :
Et le champ d’alentour au bruit retentissoit :
Le Roy hors de l’enclos de l’ample Nicosie167,
Pres des Juges du camp sa place avoit choisie :
Moy j’estois vis à vis168, & de l’autre costé,
1030 Avec ce que la Cour eut de rare en beauté ;
En mille & mille choqs mainte lance est brisée,
Et de coups flamboyans mainte espée embrasée ;
Le champ est tout jonché de guerriers renversez,
La victoire & le prix, demeurent balancez :
1035 Lors que vient à paroistre ( un armet* noir en teste )
Un Cavalier sans nom, fier de mainte conqueste ;
A sa premiere course il ressemble169 un éclair,
Qui bien-tost est suivy de l’orage de l’air :
Apres qu’il eut rompu jusqu’à l’onziesme lance,
1040 Et de l’espée encor monstré mieux sa vaillance,
Au son de la trompette, il se vit couronné.
Et de ma propre main le prix luy fut donné :
J’eusse bien desiré connoistre son visage ;
Mais il requit de nous comme un grand avantage,
1045 De pouvoir demeurer tout à fait inconnu,
Et depuis nul ne sçait ce qu’il est devenu :
De sçavoir qui c’estoit chacun fut fort en peine, [p. 60]
Et chacun en disoit sa pensée incertaine :
De moy ce que j’appris par un moyen secret :
1050 C’est que ce Cavalier s’en alloit à regret,
Estant mon serviteur, quoy que le sort contraire
En eut fait de tout temps mon plus fier adversaire :
Maintenant je connois170 la couronne & ce pris,
C’estoit Germon! Germon avoit donc entrepris,
1055 Contre ses ennemis, en ce peril extresme,
De combattre au milieu de la Norvegue mesme!
Comment si grande audace en un si vain dessein171!
Puis avec tant d’amour, tant de secret au sein!
S’il fut comme on me dit amant si veritable,
1060 Hé comment fut sa foy si foible & si muable!
Que si ce n’estoit luy qui fut lors couronné,
D’où luy vient donc ce prix? Qui peut l’avoir donné172?
Et pourquoy maintenant faut-il qu’il me l’envoye?
A quoy bon ce manteau brodé d’or & de soye?
1065 Qu’est ce que signifie un si riche portrait?
Que veulent les discours & les dons qu’on me fait?

NOURRICE.

Madame je ne sçay, le temps couvre des choses
Qui par luy mesme en fin au jour seront ecloses.

ALVIDE.

[p. 61]
Sont-ce des dons d’amour ou d’amy seulement?
1070 Qui me tente? Germon, ou bien mon cher amant?
Sont-ce presens d’honneur, ou marques d’infamie?
Me prend-on pour espouse, ou si c’est pour amie?
Les dois-je renvoyer, ou bien les recevoir?
Les tiendray-je cachez, ou les lairray-je voir173?
1075 Quel vaut mieux que je parle ou garde le silence?
Quelle est à mon espoux plus grande ou moindre offense?
Qui luy déplaira plus l’audace ou le mespris?
De rejetter ses dons, ou de les avoir pris
Montreray-je que j’ayme afin qu’il me cherisse?
Torrismon luy avoit enjoint de faire bon visage à Germon.
1080 Ou bien dois-je hayr de peur qu’il me haysse?

NOURRICE.

Madame, quels soupçons vous allez vous formant?

ALVIDE.

Je crains la peur d’autruy, non ma peur seulement :
L’esprit jaloux d’autruy cause ma jalousie,
Elle craint la jalousie de Torrismon, & l’infidelité de son amy.
Et ses soubçons174 trop clairs troublent ma fantaisie* :
1085 Ah! s’il est abusé pour avoir trop de foy,
Qu’en luy cette foy manque, ou qu’elle augmente en moy ;
Qu’il n’en ait que pour moy, qui la receus en gage ; [p. 62]
Qui me l’oste, ou quel autre avec moy la partage?
A cause de Germon en qui Torrismon se confioit.
Mais peut-estre en Germon n’a-t’il pas trop de foy,
1090 Et dessous ce pretexte il est jaloux de moy175 :
Las! quel autre subjet peuvent avoir mes plaintes
Sinon, ces vains soubçons & ces frivoles craintes ;
S’il n’apprehendoit pas, me fuyroit-il ainsi?
Torrismon la fuyoit depuis les remords du crime qu’il avoit commis.
Qui craint, fuit, ou du moins qui fuit, doit craindre aussi.

NOURRICE.

1095 Madame, vostre peur vous figure la sienne.

ALVIDE.

Quel amant ne craint pas une amour ancienne?

NOURRICE.

Si par ces riches dons il ne peut rien sur vous,
Vostre espoux ne peut pas en devenir jaloux :
Madame, croyez-moy, perdez tous ces ombrages ;
1100 Tantost vous redoutiez d’un songe les presages,
Maintenant en plein jour vous vous imaginez
Des fantosmes nouveaux dont vous vous estonnez* ;
Vous craignez vos amis, vostre espoux qui vous ayme,
Et vous n’avez pourtant à craindre que vous mesme.

ALVIDE.

[p. 63]
1105 A quoy donc desormais me reserve le sort?
Cecy se rapporte à ce que la Nourrice a dit un peu devant que le Roy de Norvegue luy avoit dit en luy donnant Alvide à eslever ; car elle doute si cette vengeance de fraudes & embusches secrettes ne regarde point Germon qu’elle croyoit la vouloir tenter par ces dons.
Que me faut-il vanger ? quelle embusche? quel sort?
Où donc est le trompeur, & la fraude* qu’on cache?
Qu’on la sçache bien tost ou jamais ne se sçache :
Je crains Nourrice, helas! je crains je ne sçay quoy,
1110 Et puisque je ne dois craindre que moy, c’est moy176.
Rien ne peut rasseurer mon coeur triste & malade
Que mon cher Torrismon par une douce œillade* ;
Qu’il me console donc, & qu’il rende à mes yeux
Agreables ces dons, ou s’il veut, odieux.
[p. 64]

ACTE IIII. §

SCENE I. §

CONSEILLER, GERMON.

CONSEILLER.

1115 Sire, vostre arrivée en cette grande ville,
Asseure à tous les Goths un estat fort tranquille,
Elle accroist nostre joye, & chasse loin de nous
La guerre, la terreur, la rage & le courroux  :
D’une ferme amitié nos nations unies, [p. I ; 65]
1120 S’en vont gouster en paix des douceurs infinies  ;
Vostre gloire à tous deux s’éleve jusqu’aux Cieux,
Et là vous donne un rang parmy les autres Dieux  ;
Cette insigne* valeur à l’univers fatale,
Et le bruit* de vos noms à vos grandeurs s’égale  ;
1125 Sans vous deux tous nos forts seroient mal deffendus,
Et leurs peuples bien tost aux ennemis rendus  :
Il est donc asseuré qu’une heureuse alliance
Serviroit à tous deux d’une ferme deffence,
Sauveroit vostre honneur du peril de tous maux,
1130 D’une embusche secrette, & des plus fiers assauts  :
Lors nous ne craindrions177 pas que des bouts de la terre
Un monde conjuré nous vinst porter la guerre,
Puisque nous sçavons bien que pour vostre vertu*
Des-ja tout l’univers s’est veu presque abbattu  ;
1135 Ainsi que deux torrents enflez, & gros d’écume
Vous portastes l’effroy jusqu’où le jour s’allume  :
Mais par là vous avez excité contre vous,
Mille Roys dont le coeur ronge un secret courroux  ;
Et sans aller plus loin, que pense l’Allemagne
1140 De mettre maintenant tant de gens en campagne ?
C’est à quoy seul souvent je m’occupe à réver,
Et tout l’expedient* que j’y puisse trouver,
C’est qu’un noeud fort liast ces trois païs ensemble [p. 66]
Que le grand Ocean soubs ses ondes assemble  ;
La Norvegue, la Suede & le Royaume des Goths sont com- me une Isle dans la mer Oceane.
1145 Desjà deux sont unis  ; & dans le mesme jour
Qu’Alvide & Torrismon se joingnent par amour,
Il ne resteroit plus que ce bon-heur supresme,
Que Rosmonde avec vous se vid jointe de mesme  ;
Quoy qu’unis d’amitié, ne veuillez oublier
1150 Rien de ce qui vous doit davantage lier  :
Maintenant que du Ciel la paix daigne descendre,
Faites tout ce qui peut plus ferme nous la rendre  ;
Par vostre affection, & par cette bonté
Il faut remarquer qu’il avance cette proposition comme de luy mesme  ; Germon pourtant met en doute si ce n’est point de la part de Torrismon.
Qui de vous en parler m’ouvre la liberté,
1155 Par la priere aussi de cette noble terre
De tous temps si fameuse en tant d’exploits de guerre,
Et qui requiert de vous cette grace aujourd’huy,
Ne nous refusez pas ce favorable appuy.

GERMON.

J’approuve vostre zele, & vostre bienveillance,
1160 Et ce que vous monstrez de sage prevoiance,
Mais Torrismon & moy sommes si bien d’accord,
Qu’aucun noeud ne sçauroit nous estraindre plus fort.

CONSEILLER.

Jamais un second noeud ne rend l’autre plus làche  :
L’amour à l’amitié sert d’une forte attache .

GERMON.

[p. 67]
1165 L’amitié, de l’amour produit en nous l’effet*.

CONSEILLER.

L’hymen est dangereux que l’amitié ne fait.

GERMON .

Quand le peril est grand, la gloire en est plus grande.

CONSEILLER .

Sans honte178, le peril pour autruy s’apprehende.

GERMON.

Nos esprits sans raison se montrent refroidis
Il croit que son seul courage est capable de rendre tous les siens courageux.
1170 Quand l’audace d’un seul rend les autres hardis.

CONSEILLER.

L’audace a sa saison, & le conseil* la sienne,
On prevoit dans la paix que le trouble ne vienne  ;
Ce temps clair & serain semble exiger de vous
D’eviter promptement la tempeste & les coups  ;
1175 Le Roy de la Norvegue a par la foy donnée
Joint au Prince des Goths sa fille en hymenée,
Et puisque nous voyons le port nous estre ouvert, [p. 68]
Que vostre Majesté nous y mette à couvert 179 :
Qu’un double mariage en mesme jour se fasse,
1180 Et parmy tant d’amour ne soiez pas de glace.

GERMON.

J’ayme avant Torrismon, il ne le peut nier,
Le premier en valeur il m’ayma le dernier,
Et je le dois aymer tant qu’une humeur guerriere
Nourrira dans ce corps une ame noble & fiere  ;
1185 Je me ressouviens bien que nous avons juré
Un serment par nous deux cent fois reiteré,
Que nous serions tousjours prests à prendre vengeance
De ce que l’un ou l’autre auroit receu d’offence  ;
Ainsi qu’est-il besoin qu’un pacte tout nouveau
1190 Vienne rompre ou troubler cét ancien plus beau ?
Et s’il est si content qu’un heureux mariage
Rasseure son païs & l’exempte d’orage,
J’en suis content aussi  ; son destin fait le mien,
Et je trouve en sa paix mon bien avec le sien.
1195 Qu’une vraye amitié fasse donc sur ma teste
Gronder à son plaisir ou cesser la tempeste  ;
M’empesche d’estre amant ou me fasse estre époux,
Tout ce qu’elle fera tousjours me sera doux  :
Allez, ne manquez pas de dire à vostre maistre [p. 69]
1200 Que tout ce qu’il voudra, je suis tout prest de l’estre.

SCENE II. §

GERMON seul.

Il se faut bien garder qu’un mauvais jugement
Ne nous pousse trop tost à quelque changement  :
La perte de la vie est beaucoup moins cruelle
Que celle d’un amy qui nous estoit fidelle  ;
1205 Si depuis tant de jours, & si par tant d’effets*
Torrismon est au rang des amis plus parfaits,
Je ne veux point quitter ny changer ma creance,
Et je bouche mon cœur à toute deffiance  :
Plaise aux Dieux seulement qu’une semblable foy
1210 Puisse tousjours rester aussi ferme dans moy  ;
Et que le roy des Goths, & son Germon fidelle,
D’une vraye amitié soient un jour le modelle  ;
Toutesfois cét accueil, ce regard moins serain,
Ce maintien qui ressent je ne sçay quel dédain,
1215 Ce peu de mots suivis d’un si morne silence, [p. 70]
Cette courte entreveuë apres si longue absence,
Comme font ceux qui arrivent dans les Estats a l’avenement de nouveaux Roys à la Couron- ne. Il l’excuse encore tant il est son amy.
Et d’une & d’autre part de tels evenemens ,
Jette dans mon esprit de grands estonnemens  :
Mais c’est un lourd fardeau qu’un nouveau diadéme,
1220 Il trouble nostre front, nous fait la face blesme,
Et remplissans nos cœurs de mille soins cuisans*,
Nous rend graves & frois en l’ardeur de nos ans  ;
L’amour, l’amour luy seul conserve sa jeunesse,
Ou n’arrive du moins que tard à la vieillesse  ;
1225 Ny sceptre, ny dangers, ny perte, ou desplaisirs,
N’ont jamais de mon cœur tiré tant de souspirs,
Que l’amour qui sans cesse agite mon courage,
N’en tire de ce cœur mille fois davantage  :
O bien-heureux tournois ! ô glorieux esbas !
1230 O victoires ! ô prix ! ô travaux ! ô combas !
Vostre ressouvenir n’est point doux à mon ame
S’il n’apporte avec soy l’image de ma Dame.
De ce sage vieillard j’approuve les conseils,
Touchant la paix, l’hymen, & ses advis pareils  :
1235 Mais pour tomber d’accord de ce qu’il me propose
Je n’ay manque de biens, ny d’aucune autre chose ;
180Que Torrismon pourtant en fasse à son plaisir,
Je ne me conduiray que selon son desir.

SCENE III. §

[p. 71]
TORRISMON, ROSMONDE.

TORRISMON.

Je suis à tes propos le plus confus du monde,
Rosmonde craignant qu’on ne resolust son mariage avec Ger- mon declare qui elle est.
1240 Tu n’es donc pas ma sœur ! tu n’es donc pas Rosmonde !

ROSMONDE.

Toute une autre Rosmonde, & toute une autre sœur.
Elle se nommoit Rosmonde comme l’autre dont elle tenoit la place qui estoit Alvide, & estoit aussi sœur de Torrismon, mais sœur de lait, puis qu’elle estoit fille de sa nourrice, comme elle le declare.

TORRISMON.

Dieux ! l’estat d’une vierge a-t’il tant de douceur
Qu’il te puisse obliger à tenir ces paroles !

ROSMONDE.

Les tiltres mal acquis sont des tiltres frivoles*.

TORRISMON.

[p. 72]
1245 Declare moy comment ils te sont mal acquis,
Qui fit la tromperie, & de qui tu nasquis.

ROSMONDE.

Desja vostre Nourrice avoit quitté la pompe*
Dont la Cour des grands Roys nous attire & nous trompe,
Et deux de ses enfans estoient morts en naissant,
1250 Quand je fus à son ventre un fais* plus menaçant  :
Si bien que dans les maux d’une longue grossesse,
Et parmy les perils qui l’assiegeoient sans cesse  ;
Son fruit par elle mesme aux Dieux fut consacré,
Qui receurent son offre & son saint zele en gré  ;
1255 Ainsi donc je nasquis sans que comme un vipere181
J’acheptasse le jour, du trespas de ma mere.

TORRISMON.

Tu veux donc accomplir ses veux & non les tiens ?

ROSMONDE.

Ma mere fit ses veux  : Depuis ils furent miens  :
Cette triste journée, ou pasle & langoureuse,
1260 Elle rendit au Ciel son ame bien-heureuse,
Comme je l’embrassois assise sur son lit, [K ; 73] 182
Voicy ce qu’en pleurant alors elle me dit  :
Ma fille, c’est vraiment un acte charitable
De ne pas rejetter sa mere veritable  ;
1265 Ce fut moy qui neuf mois dans ces flancs te portay,
Moy qui dans les douleurs au jour te presentay,
Mais qui t’offris aux Dieux, autheurs de la lumiere,
Qui daignerent ouyr mes veux & ma priere  ;
Toy cependant ma fille, accomplis si tu peux,
1270 Te consacrant aux Dieux, ma promesse & mes veux.

TORRISMON.

Ta pieté vraiment est digne de loüange  :
Mais qui fit de ma sœur, avec toy, cet échange ?

ROSMONDE.

Ma mere, mais plustost vostre pere le fit.

TORRISMON.

Quelle raison l’y mût, quel dessein, quel profit ?

ROSMONDE.

1275 Il avoit peur.

TORRISMON.

De quoy ?

ROSMONDE.

Qu’une haute vengeance [p. 74]
Ne soubmist cét estat à quelqu’autre puissance.
C’est ce qui arrive à la fin de la tragedie.

TORRISMON.

D’où luy pouvoient venir ces apprehensions ?

ROSMONDE.

D’une Nymphe fameuse en ses predictions183.

TORRISMON.

Il eut donc tant de peur de ces contes illustres*
1280 Qui n’ont point eu d’effet* en trois ou quatre lustres ?

ROSMONDE.

Ouy vraiment, & de plus afin de s’en guerir,
A la Nymphe il donna vostre sœur à nourrir.

TORRISMON.

La Reyne ne sceut rien de ce mystere estrange ?

ROSMONDE.

Non, car elle eut sans doute empesché cét échange  :
1285 Loin d’adjouster creance à ces predictions, [p. 75]
Elle les reputoit de sottes fictions  ;
Ainsi pour vostre sœur, dans ma plus tendre enfance
Je fus mise & nourrie en un lieu de plaisance* ;
Dont l’ait pur & serain, & les ombrages frais,
1290 Pour nous maintenir sain semblent formez expres  ;
Et quelque temps apres on m’offrit à la Reyne
Qui me prit pour sa fille, & me receut sans peine .

TORRISMON.

Ma sœur habite-t’elle encore dans ces bois ?

ROSMONDE.

A peine avec la Nymphe elle y fut quatre mois,
1295 Que les predictions de quelques autres sages
Redoublerent au Roy sa peur & ses ombrages  ;
De sorte que pour vivre en toute seureté
Il la fit emmener en païs écarté.

TORRISMON.

Celuy qui l’emmena, sçais-tu comme il se nomme ?

ROSMONDE184.

1300 Fauston, ou je me trompe, est le nom de cet homme .
L’autheur le nomme Fronton.

TORRISMON.

Et la Reyne jamais n’en apprit rien du Roy ? [p. 76]

ROSMONDE.

Il n’en avoit encor rien commis* à sa foy,
Lors qu’avec les Danois continuant la guerre,
Un coup prompt & mortel luy fit mordre la terre  ;
1305 Voilà ce que ma mere alors me declara
Et puis entre mes mains toute froide expira.

TORRISMON.

Certes un tel secret meritoit le silence,
Et qu’un peuple indiscret* n’en eut pas connoissance  :
Cependant qu’on me cherche & me fasse venir
1310 Fauston, & le vieillard qui predit l’avenir.

SCENE IIII. §

[p. 77]

TORRISMON seul.

Fut-il jamais douleur comparable à la nostre?
Las ! d’un costé l’Amour, la Fortune, de l’autre,
Me tirent à l’envy* mille traits inhumains,
Sans que de pas un d’eux les coups soient jamais vains  :
1315 Mes pensers sont leurs traits, mon cœur est leur visée185,
Et ma vie est le prix de leur victoire aisée  ;
Ny l’un ny l’autre Archer n’a point encor cessé,
Et je languis pourtant mortellement blessé  :
Malheureux que je suis ! une sœur m’est ostée,
1320 Et par une autre sœur sa place est rejettée  :
Le moyen de changer manque où manqua la foy,
Je ne puis rien offrir qui soit digne d’un Roy  ;
Le conseil que j’ay pris se trouvera frivole*,
Et n’aura point d’effet* non plus que ma parole  :
1325 O Sort ! injuste Sort ! ton caprice nouveau [p. 78]
Supposa186 pour une autre, une sœur au berceau,
Et sans que maintenant le trespas me l’arrache,
Tu m’en viens ravir une, & l’autre encor se cache  :
O Nymphe, ô lieux secrets qui l’eustes autrefois,
1330 O du Septemtrion*, montagnes, vallons, bois,
Où la pui-je trouver, & dessous quelle plage ?
En quelle Isle ? en quel bord solitaire & sauvage ?
J’iray par tout cherchant, j’iray dessus les mers,
Malgré l’effort des vens, & ceux des flots amers*,
1335 J’iray dis-je cherchant, non point ma foy perduë,
Hé ! par qui pourroit-elle helas ! m’estre renduë ?
Mais du moins le moien de couvrir mon peché  :
Mais voicy le vieillard à qui rien n’est caché187.
[p. 79]

SCENE V. §

TORRISMON, LE DEVIN

TORRISMON.

Toy qui sçais les secrets que l’univers enserre,
1340 Apprens moy si ma sœur n’est point en cette terre188.

DEVIN.

O Dieux ! que le sçavoir qui ne nous sert de rien
Qu’à faire qu’on nous blasme, est un nuisible bien.

TORRISMON.

Pourquoy te troubles-tu ?

DEVIN.

Je ne repons qu’à peine189,
Ma sagesse aussi bien te sera sotte & vaine.

TORRISMON.

1345 Rends de ce doute seul mon esprit éclaircy, [p. 80]
Et me dis si ma sœur est en ce païs cy .

DEVIN.

Elle fait maintenant sa demeure dernière
Elle devoit bientost mourir & estoit en son propre pays.
Au pais qui premier luy donna la lumiere .

TORRISMON.

Est-elle en terre ?

DEVIN.

Non, mais je croy que ses os
Ils meurent & sont enterrez ensemble.
1350 Reposeront bien-tost au lieu de ton repos.

TORRISMON.

Je n’entends point du tout, tes paroles confuses,
Ny de quel artifice* à present tu m’abuses  :
Apprends moy seulement si ma sœur est icy .

DEVIN.

Tu te trompes toy-mesme, & nous trompes aussi.

TORRISMON.

1355 Si tout ce que tu sçais n’est qu’une réverie,
Decouvre moy ma sœur, avec la tromperie .

DEVIN.

[L ; 81]
Ta sœur est parmy nous.

TORRISMON.

En quels lieux, & comment ?
Est-ce celle qu’on croit, ou s’il est autrement190 ?
Et si ce ne l’est pas, où donc ma sœur est-elle ?

DEVIN.

1360 Autre qu’elle est ta sœur, donc l’avanture est telle,
On ne la connoist pas pour la sœur de Torrismon, & dés qu’il trouvera qu’elle est sa sœur, il faut qu’il la quitte ne la pou- vant pas avoir lors pour femme
Qu’on ne la connoist pas, où l’on la void pourtant,
Et que tu la pourras trouver en la quittant.

TORRISMON.

Tu persistes tousjours à nous conter des songes
Pour accroistre le prix & l’art de tes mensonges  :
1365 Il faut que nos discours dans la simplicité,
Monstrent naïvement la pure verité.

DEVIN.

Ton Destin est certain, ta creance incertaine  ;
Mais quand tu m’offrirois pour le prix de ma peine
Ce que la Terre enclost de plus riches butins,
1370 C’est tout ce que je puis t’apprendre des Destins  :
Le reste par dessus nostre humaine foiblesse [p. 82]
Demeure ensevely dans une Nuit espaisse  ;
Mais je voy le Centaure* armé dedans les Cieux,
Qui tire & court apres un Monstre furieux,
1375 Mais luy mesme en a peur, & prend en main sa lance.
Je voy choir la Couronne, & trembler la Balance  ;
Tous les astres entr'eux ont un mauvais aspect  :
Je voy chasser du Ciel des Dieux sans nul respect
J’en voy d’autres armez d’éclairs & du tonnerre
1380 Qui jurent aux mortels une immortelle guerre.

TORRISMON.

Va, va-t’en mon amy retrouver tes desers,
Où tu puisses tout seul parler avec les airs  ;
Là tandis que la Nuit estend ses sombres toiles,
Travaille à mesurer & conter les estoiles.

DEVIN.

1385 Devant* que ce grand Astre ait achevé son tour,
Et que la Nuit succede à la place du jour191  ;
O Cour qui me bannis comme un homme profane,
Que d’estranges effets* tu verras dans Arane.

SCENE VI. §

[p. 83]
FAUSTON, TORRISMON.

FAUSTON.

Apres avoir gousté d’une si longue paix,
1390 Qui me rappelle au bruit d’un superbe Palais ?
Bien-heureux est celuy qui peut cacher sa vie
Exempt d’ambition, d’avarice, & d’envie  :
Mais où le Sort puissant ne jette-t’il les yeux,
Puisque de mon repos il me tire en ces lieux ?
1395 Que pour le moins le vent qui souffle en mon vieil aage
Ne me menace point de trouble ny d’orage !
Grand Roy, je viens ouyr vostre commandement.

TORRISMON.

Tu viens pour me tirer de peine & de tourment  :
Sois donc en tes discours veritable & fidelle,
1400 Celle que je croyois estre ma soeur l’est-elle ?

FAUSTON.

Non, Sire. [p. 84]

TORRISMON.

Et jusqu’icy la Reyne n’en sceut rien ?

FAUSTON.

Vostre pere & le Sort l’ont voulu pour un bien.

TORRISMON.

Pour quel bien ?

FAUSTON.

Vostre soeur estoit à peine née,
Que le Roy la craignit pour quelque Destinée192.

TORRISMON.

1405 Quelle peur, nonobstant* les menaces du Sort,
Eut d’une jeune fille un Roy prudent & fort ?

FAUSTON.

L’Oracle l’estonnoit* d’une Nymphe fort sage,
Qui dit qu’elle croissant & de beautez & d’âge,
D’un funeste trespas vous nous seriez ravy193, [p. 85]
1410 Et sous un estranger ce païs asservy,
Si bien que pour frustrer* sa fiere destinée
Dans l’antre de la Nymphe elle fut destournée.

TORRISMON.

Qui de cét antre obscur l’emmena plus loin ?

FAUSTON.

Vostre pere & le Ciel me commirent* ce soin*.

TORRISMON.

1415 Où fut-elle ?

FAUSTON.

Où voulut la fortune contraire,
Où je ne voulois pas ny le feu Roy son pere,
Qui l’envoyoit bien loin des provinces du Nort,
Afin de la pouvoir cacher mesme à son Sort  :
Mais bien-tost nostre nef* errante & vagabonde
1420 Tantost au gré des vents, tantost au gré de l’onde,
Fit sans nous abismer* naufrage sur les eaux  ;
Et vogua par malheur devers194 quatre vaisseaux,
Où des gens de Norvegue alloient d’un cours rapide
Picorant le butin dessus la plaine humide195  ;
1425 Nous leur fusmes livrez par ce triste hazard, [p. 86]
Ils nous mirent chacun dans un esquif* à part  ;
Moy parmy les captifs, la fille avec les femmes,
Elle libre, mais moy chargé de fers infames !
Or comme leurs vaisseaux en Norvegue abordoient  ;
1430 Dans un certain destroit des Goths les attendoient
Qui pratiquant sur mer le mesme brigandage,
Fondirent dessus eux pour les mettre au pillage  ;
L’esquif* prompt & leger où vostre soeur estoit,
Fuit devant eux aidé du vent qui l’emportoit  ;
1435 Pour le mien, il fut pris, & le Chef mis au chaisnes
En ma place souffrit plus justement mes peines.

TORRISMON.

Sçais-tu point quel azyle, ou quel heureux chemin
Prit l’esquif* qui portoit un si noble butin ?

FAUSTON.

Si le captif fut vray qui l’eut en sa conduite196,
1440 Au païs de Norvegue il terminoit sa fuitte.

TORRISMON.

Ce Chef que devint-il ?

FAUSTON.

Cecy ne sçay-je pas  ; [p. 87]
Lors le Roy fut ravy par un sanglant trespas,
Apres quoy d’autres morts, & d’autres tristes guerres
De Norvegue & des Goths vindrent troubler les terres.

TORRISMON.

1445 Mais le connois-tu point ?

FAUSTON.

Ils estoient deux amis,
Envoiez en exil pour un meurtre commis,
Celuy qui fut captif se nommoit Clitorompe,
Et celuy qui s’enfuit, Aralde, ou je me trompe.

SCENE VII. §

[p. 88]
MESSAGER, TORRISMON, FAUSTON.

MESSAGER.

Cette soudaine mort d’un Roy si généreux
1450 Ne fera que haster cét hymen bien-heureux  ;
Avant que de mourir il assembla les Princes,
Les pria qu’à sa fille on gardast ses Provinces  :
Mais j’apperçoy le Roy. Grand Prince que pour vous,
Le Sort tousjours se monstre & favorable & dous.

TORRISMON.

1455 Toy mesme sois heureux  : Mais quel subjet t’ameine ?

MESSAGER.

J’estois icy venu devers197 la jeune Reyne.

TORRISMON.

Conte moy librement tout ce que tu luy veux,
La mort de ce Roy qu’on n’annonce pas à Alvide & qu’elle decouvre pourtant, augmente ses defiances, & donne le dernier branle à son desespoir.
Entre nous il suffit qu’on parle à l’un des deux.

MESSAGER.

[p. M ; 89]
Desormais la Norvegue est dessous sa puissance,
1460 Et s’appreste à vous rendre une humble obeïssance.

TORRISMON.

Galealte est donc mort !
L’autheur, par mégarde que je croy, nommoit ce Roy Aralde, qui est aussi le nom qu’il vient de donner au Pira- te qui se sauva & qui est celuy là mesme qui apporte ces nouvelles.

MESSAGER.

Ouy ce grand Prince est mort.

TORRISMON.

La Parque198 dessus luy fit donc un prompt effort199 !

MESSAGER.

Le mal abbat bien-tost un corps usé d’années.

TORRISMON.

Aussi faut-il ceder aux loix des destinées,
1465 Qui du plus vertueux dans un si petit cours
Bornent injustement & le regne & les jours.

MESSAGER.

Apres avoir vescu si redoutable en guerre,
Il vous laisse son Sceptre, & son corps à la terre.

FAUSTON.

Sire, à voir son visage, à sa voix, à son port, [p. 90]
1470 C’est Aralde luy-mesme, ou je m’abuse fort.

TORRISMON.

Il ne pouvoit icy plus à propos parestre  :
Mais si tu le connois, te doit-il pas connestre ?

FAUSTON.

Ne te souvient-il point de m’avoir jamais veu ?

MESSAGER.

Non, ou je suis d’esprit tout à fait depourveu.

FAUSTON.

1475 Souviens toy qu’autresfois Chef de quelques Pirates,
Tu pris, accompagné de trois autres fregates,
Une esquif* qui laissant le Royaume des Goths
Cingloit vers Dannemarch, agité sur les flots  :
J’estois dans cét esquif*, me peux-tu méconnestre200 ?

MESSAGER.

1480 La Fortune & le Temps font assez souvent naistre
La triste occasion qui nous porte aux forfaits, [p. 91]
Comme ils causerent seuls les crimes que j’ay faits.

FAUSTON.

Mais encor, que fis-tu de cette jeune fille ?

MESSAGER.

Je fis qu’un Roy daigna la prendre en sa famille.

TORRISMON.

1485 Las ! je n’en sçay que trop, & crains d’en trop sçavoir  :
Mais pour le moins mon mal se doit connoistre & voir,
Doncques declare moy la verité sans feinte.

MESSAGER.

Voyant l’ame du Roy sensiblement attainte
Du malheur qui luy mit une fille au cercueil,
1490 Je pensay que cette autre allegeroit son deuil  ;
Aussi la receut-il le plus joyeux du monde,
La nommant comme l’autre, Alvide, pour Rosmonde  :
Celle qui luy estoit morte se nommoit Alvide & celle qu’on luy donnoit estoit la veritable Rosmonde.
L’histoire est jusqu’icy demeurée en secret.

TORRISMON.

Las ! elle est maintenant trop claire à mon regret.

SCENE VIII. §

[p. 92]
GERMON, TORRISMON.

GERMON.

1495 Faut-il tousjours qu’un tiers entre nous s’interpose,
Torrismon avoit lors l’esprit extremement troublé quand Germon survient luy faire encore des reproches, ce qui fait qu’il luy respond quelquefois assez cruement et quelquefois avec des excuses qui ne sont pas les vrayes, et qui sembleroient l’accuser plustost que de le justi- fier, car ny la mort du pere d’Alvide estoit la cause de sa dou- leur, ny il ne pouvoit tesmoigner qu’elle la fust, qu’en monstrant qu’il prenoit beaucoup de part aux interests d’Alvide qui luy devoit estre indifferente, neantmoins il revient et promet tout de bon à son amy de faire ce qu’il pourra pour luy envers Alvide.
Et que tousjours pour moy vostre bouche soit close ?
Je voudois que Germon de l’amy mesme apprit
Ce que le Roy des Goths roule dans son esprit.

TORRISMON.

Tousjours le Roy des Goths & son Royaume est vostre,
1500 Mais l’obstination des volontez d’une autre,
Vostre amour si constante, & mes propres malheurs,
Certes causent en moy de bien vives douleurs.

GERMON.

Je ne suis pas venu troubler par ma presence
Ny cét heureux hymen, ny sa resjouyssance  ;
1505 Si mon aspect vous nuit, il me faut retirer, [p. 93]
Par là se peut mon crime aisément reparer.

TORRISMON.

Tout le crime est du Sort, qui dans nostre allegresse
Mesle inopinement des subjets de tristesse  :
Car si le Messager n’est indigne de foy,
1510 Alvide perd un pere, & la Norvegue un Roy :
Mais si le mal vous trouble aussi-tost qu’il se montre,
Si d’abord vous fuyez sa funeste rencontre,
Il est en vostre choix ou de vous en aller
Ou bien de tenir ferme, & de nous consoler.

GERMON.

1515 Méconnoissez-vous donc vostre amy de la sorte ?
Ah ! vrayment je voy bien que le deuil* vous transporte  :
Pourrois-je d’un oeil sec vous voir verser des pleurs,
Et ne pas prendre part à toutes vos douleurs ?
Je répandray des pleurs, s’ils font vostre allegeance*,
1520 Et du sang, si vos maux veulent quelque vengeance.

TORRISMON.

Je ne suis pas tombé dans un si grand malheur
Que d’avoir oublié vostre insigne* valeur  ;
Comment serois-je aveugle aupres tant de lumiere201, [p. 94]
Et ne verrois-je plus vostre vertu* premiere ?
1525 Je sçay vostre merite, & connois mon devoir,
Non, je ne change point d’advis, ny de vouloir,
Je l’ai dit une fois, & le redis encore,
Cette jeune beauté que vostre coeur adore,
Alvide, & ses Estats sont à vous si je puis,
1530 Encore est-ce trop peu, veu ce que je vous suis.

Fin du quatriesme Acte.

[p. 95]

ACTE V. §

SCENE I. §

ALVIDE, NOURRICE.

ALVIDE.

En quelles regions, Alvide infortunée,
Et parmy quelles gens le Sort t’a-t’il menée
O Dieux imploreray-je en vain vostre secours !

NOURRICE.

[p. 96]
Tousjours vous vous plaignez, & vous craignez tousjours.

ALVIDE.

1535 Je n’ay plus desormais aucun subjet de crainte,
Mon mal est trop certain, trop certaine ma plainte  :
Ma honte est asseurée, on me manque de foy  ;
Torrismon la perdit, quand je perdis le Roy  ;
D’une part il deffend que personne m’appréne
1540 Le triste evenement d’une mort si soudaine  ;
Et de l’autre il me vient publier hautement
Qu’il est temps que je songe à prendre un autre amant  :
Il m’appelle sa soeur, se lamente, m’embrasse,
Et dessous ce faux nom l’infidelle me chasse  :
1545 O mer ! ô port des Goths ! ô Palais glorieux
Qui receustes jadis les Reynes de ces lieux,
Où puis-je desormais trouver une retraite
Qui tienne ma misere & ma honte secrette ?
Iray-je en mon païs pour voir ce desloyal
1550 Injustement assis sur mon thrône Royal ?
Iray-je me ranger dessous sa servitude
Et le voir jouyssant de son ingratitude ?
Ou si je dois aller en quelqu’autre [N ; 97]
Dont je rende à mes maux les peuples esbahis*202 ?

NOURRICE.

1555 Que Torrismon peust faire une action si noire !
Madame excusez moy, je ne le sçaurois croire.

ALVIDE.

Il l’a faicte, Nourrice, il est trop asseuré,
Son crime, & ce trespas203 n’est que trop averé  :
Je sçay trop son dessein, sa violence est claire  ;
1560 Mais je sçay bien aussi ce qu’Alvide doit faire.

NOURRICE.

Peut-estre tenez vous pour une verité
Ce qui ne sera pas, & qui n’a point esté  :
Mais a-t’on jamais veu qu’avec tant d’insolence,
De deux Amants le Sort troublast la jouyssance ?
1565 Et vous figurez-vous que dans la mort du Roy
Amis, subjets, parens, tout ait perdu sa foy ?
Qu’on n’escoutera plus ny raison ny justice ?
Qu’on lairra204 desormais toute licence205 au vice ?
Que la honte soit morte avec l’honnesteté ?
1570 Et qu’icy la vertu* n’ait plus de seureté ?
Certes si vostre peur se trouvoit veritable, [p. 98]
Nostre perte, autant vaut*, seroit inévitable.

ALVIDE.

Ce bon vieillard mourant, la Justice mourut,
Ou remontant au Ciel, avec luy disparut  :
1575 Et la force & la fraude* occuperent la terre,
Et prirent place aux coeurs pour nous livrer la guerre  ;
La Foy n’oseroit plus avoir levé la main,
L’Honneur baisse le front, & nous est à dédain,
La Raison est muette, ou pour le moins ne flatte*
1580 Que les vaines grandeurs dont la Fortune éclatte  ;
Le sage & bon advis cede aux rigueurs du Sort,
La majesté des Loix succombe sous l’effort,
Cependant que le fer en guise d’un tonnerre,
D’un effroyable bruit va menaçant la terre  :
1585 Le plus puissant est Roy  ; la peur de son courroux
Nous fait servilement embrasser ses genoux  ;
Cela seul qui luy plaist est juste & raisonnable  ;
Je trouble ses desirs, luy suis desagreable206,
Pour Princesse des Goths, je luy suis à mespris,
1590 Mais quant à mon païs, ce brave Roy l’a pris.

NOURRICE.

Vous croyez trop peut-estre à quelques apparences,
Un grand amour troublé vit dans les deffiances.

ALVIDE.

Soit du reste, Nourrice, ainsi qu’il plaist au Sort, [p. 99]
De mon traistre pays, du bruit* de cette mort207,
1595 Ne me suffit-il pas de voir qu’on me refuse ?
J’ay moy mesme entendu le refus dont il use,
Mon coeur n’est en cecy défiant ny jaloux,
Alvide, m’a-t’il dit, Germon est vostre espoux,
Ne dédaignez de prendre un Prince pour un autre,
1600 Et que vostre vouloir s’accorde avec le nostre  ;
Ainsi doncques bien loin de ce qu’il m’a promis
Il me met dans les mains d’un de mes ennemis.
Ainsi doncques il veut que d’un coeur impudique*
Je consente aux desirs d’un amant tyrannique  :
1605 Ainsi donc l’un me quitte, & l’autre me reprend,
Ainsi m’accepte un Prince, ainsi l’autre me vend,
Et dans un tel mespris, & tant de convoitise,
A leur sale trafic je sers de marchandise,
A-t’on jamais parlé d’un échange pareil ?

NOURRICE.

1610 Peut-estre n’est-il pas sans quelque grand conseil*.

ALVIDE.

La raison qu’il en donne, est vaine & mensongere,
Et ne fait qu’augmenter ma honte & ma colere,
Cependant qu’il me chasse & me manque de foy, [p. 100]
Le barbare* me joüe, & se mocque de moy  ;
1615 Chere Alvide, m’a dit cette ame si legere,
Germon est vostre espoux, moi je suis vostre frere  ;
Il me va figurant un faux enlevement,
Une Nymphe, une grotte, un bois, un vray Romant208  ;
Et tous ces discours feints, & ressentans la fable209
1620 Sont l’injuste subjet d’un refus veritable  ;
Et c’est mon Torrismon qui m’abandonne ainsi.
Luy qui me repudie, & qui me tuë aussi  :
Celuy qui remporta ma dépouïlle premiere210
Et qui joieux attend maintenant la derniere  :
1625 Aujourd’huy que je suis fille d’un Prince mort,
Je me vois refusée  ; ô Ciel ! ô terre ! ô sort !
Pourray-je vivre encor me voyant mesprisée ?
Vivray-je n’estant plus qu’un objet de risée ?
Survivray-je à ma gloire ? hé ! qu’est-ce que j’attends ?
1630 Que crains-je ? le trépas, ou qu’il ne vienne à temps ?
Et quoy non seulement encore je respire,
Mais j’ayme & pleure encore, encore je souspire !
Alvide n’es-tu point honteuse de pleurer ?
Hé de quoy maintenant te sert de souspirer ?
1635 Foible main, lâche coeur qui fait que tu differes
Le genereux dessein de finir tes miseres,
Ay-je quelque besoin d’une arme en mon courroux ? [p. 101]
Ou si211 mes mouvemens sont trop lents & trop doux ?
Helas ! si mon amour abhorre la vengeance212,
1640 Un seul coup à mes maux peut fournir d’allegeance*  ;
Je ne veux que mourir, & mourir en aymant  ;
Mais si la mort n’esteint un amoureux tourment,
Qu’elle fasse plustost mourir aussi mon ame
Afin qu’il ne luy reste aucun trait de sa flame213.

NOURRICE.

1645 Hé de grace perdez cette vaine terreur,
Et bannissez de vous ses pensers pleins d’horreur  :
Alvide s’en va sans l’escouter.
Personne ne vous force, & ne vous chasse encore,
Au contraire chacun pour Reyne vous honore.

SCENE II. §

[p. 102]

RUSILLE seule.

A la fin la fortune apres un si long-temps,
1650 Me ramene un beau jour & rend mes voeux contents  ;
Là dedans214 toute chose est richement ornée,
Un double hymen se fait dedans cette journée  ;
Je suis preste de voir deux Reynes, & deux Roys,
Mais plustost quatre enfants vivre dessous mes loix.
1655 Mon sang Royal se mesle à la race Royale,
Leur beauté, leur valeur, leur gloire est sans égale  ;
Aujourd’hui les festins, les jeux, & les balets,
Joindront trois nations en un mesme Palais  :
Ah ! si rien du Destin ne change l’ordonnance*,
1660 Mon coeur, que ne pers-tu ta dure souvenance* ?
Que ny ce front ridé, ny ces pas tremblottans
N’amoindrissent en rien le plaisir que j’attents  ;
Et toy mon cher espoux manquant à cette feste,
Si tu daignes du Ciel tourner icy la teste,
1665 Si tu viens quand je dors consoler mes tourmens, [p. 103]
Assistes si tu peux à nos contentemens  ;
Et prends part aux grandeurs dont ton fils & ta fille
S’en vont heureusement accroistre ta famille.

SCENE III. §

ROSMONDE seule.

Quoy l’estat de ma vie est encore incertain!
1670 J'apprehende & nourris encore un espoir vain !
Je me repens d’avoir monstré trop d’asseurance,
Et puis je me repens de cette repentance* !
J’ignore où tout cecy doit enfin reüssir  ;
Le vouloir seul des Dieux nous en peut éclaicir  :
1675 Je m’en vay cependant leur faire mes offrandes,
Et parer leurs autels de ces belles guirlandes  :
En ce jour solemnel, la meilleure action
C’est de leur tesmoigner nostre devotion  ;
Daigne donc le grand Dieu qui lance le tonnerre, [p. 104]
1680 D’un oeil doux & benin regarder cette Terre215 .

SCENE IIII. §

ALVIDE seule dans sa chambre.

Enfin je sçauray bien moy-mesme me guerir
Sans qu’aucun desormais m’empesche de mourir  ;
Voicy de tous mes maux la medecine pronte,
La mort d’Alvide & celle de Torrismon sont seulement racontées dans le Tasse, mais je les ay fait representer.
Et qui peut m’exemter de refus & de honte  :
1685 Sus doncques* tesmoignons par un dernier effort
Qu’on nous peut bien oster la vie, & non la mort

SCENE V. §

[O ; 105]
TORRISMON survenant.
ALVIDE. GENTIL-HOMME de chambre.

TORRISMON.

ALVIDE qu’est-ce cy ? quel penser ? quelle rage
T’ont poussée à te faire un si cruel outrage ?
Cette sanglante playe est-elle de ta main ?

ALVIDE.

1690 Pouvois-je donc survivre à ce honteux dédain ?
Helas ! si vostre amour estoit toute ma vie,
Qui me l’auroit sinon vostre hayne ravie ?
Ouy mon cher Torrismon, le trépas m’est plus doux,
Que de souffrir jamais d’estre à d’autres qu’à vous.

TORRISMON.

1695 Et moy puis-je souffrir une douleur si forte ?
Pourray-je vivre encor voyant Alvide morte ?
Ah non ! trop justes Cieux ne le permettez pas, [p. 106]
Que j’abandonne ainsi mon Alvide au trépas  :
Alvide par ce coup le coeur tu me transperces,
1700 Et je puis dire mien tout le sang que tu verses  :
Alvide chere soeur, ha que ce nom m’est cher,
Puis qu’il m’oste aujourd’hui ce que j’ay de plus cher  ;
J’atteste des grands Dieux la puissance supréme,
Que tout ce que j’ay dit est la verité mesme.

ALVIDE.

1705 Torrismon, je vous crois mon feu fut indiscret* ;
Et je quitte à present la lumiere à regret  :
Mais dedans mon malheur, cecy me reconforte,
Que je meurs estant vostre en mourant de la sorte,
Et ce penser tout seul a pour moy tant d’appas*,
1710 Que je trouve une vie au milieu de trépas  :
Tout ce qui me déplaist & croist mon mal au double,
C’est de voir que ma mort vous afflige & vous trouble.

TORRISMON.

Desormais comme frere, & non plus comme amant,
Que d’un chaste baiser j’allege mon tourment  ;
1715 Et garde à ton espoux le reste à ma priere216  ;
Tu ne peux pour ce coup perdre encor la lumiere.

ALVIDE.

[p. 107]
O frere plus que frere, & plus que bien-aymé,
Ce coup est plus mortel que tu n’as estimé.
Ta derniere demande est bien vaine & frivole*  ;
1720 La mort me clost les yeux, & mon esprit s’envole.

TORRISMON.

Alvide es-tu donc morte ! ô sort plein de rigueur !
Se peut-il que je vive ayant perdu mon coeur ?
Faloit-il que si tost tu cessasses de vivre ?
Mais si je fus trop lent, au moins te dois-je suivre  :
1725 Je rougis qu’une femme icy m’ait devancé,
Et de voir que son sang m’ait le chemin tracé  ;
Mais pourquoy s’estonner qu’un coeur lâche & perfide
Marche encor en la mort apres les pas d’Alvide ?
Et toutesfois je suis exempt de lâcheté,
1730 Puisqu’avant ton trespas le mien fut arresté  ;
Car ces lignes font foy que ma rage estoit preste
D’immoler* à mon sort cette coupable teste.
Amy tiens cette lettre, & la rends à Germon,
Il apprendra par là ce qu’a fait Torrismon.
Il se tuë.

GENTIL-HOMME.

1735 Sire, que faites vous !

TORRISMON.

[p. 108]
Accomplis ton message,
Et me laisses finir en homme de courage  :
Sçaches que c’est icy la plus douce des morts
Que m’ont fait ressentir l’amour & mes remords  :
Dis luy que je trahis nostre amitié si pure,
1740 Et que j’ay mesme enfraint les loix de la nature  ;
Enfin peins luy mon crime & si lâche & si noir,
Qu’il n’ait point de regret de ne me plus revoir  : 
A Dieu, sers ce Seigneur avecques plus de gloire,
Et conserves tousjours mon nom dans ta memoire.

SCENE VI. §

Gentil-homme descendant de la chambre sur le Theatre217.

1745 O Miserables Goths ! tout vostre heur, vostre appuy,
Et toute vostre gloire est perdue aujourd’huy  :
O deplorable Reyne ! ô Cour infortunée !
O cruelle avanture ! ô funeste journée!

SCENE VII. §

[p. 109]
GERMON, GENTIL-HOMME.

GERMON.

Quelle dolente* voix, & quels cris redoublez
1750 En ce jour d’allegresse ont mes esprits troublez ?
Sont- ce des cris de peur, ou si218 ce sont des plaintes ?
L’ennemy pourroit-il causer icy des craintes
Tandis qu’un Torrismon a Germon pres de soy ?

GENTIL-HOMME.

Las il n’eut d’ennemis que soy-mesme, & sa foy.

GERMON.

1755 Dequoy me parles-tu ?

GENTIL-HOMME.

Voyez-le219 en cette lettre,
Qu’en mes mains, pour vous rendre, il a voulu remettre  :
Et je crois qu’apprenant sa resolution, [p. 110]
Vous serez trop certain de l’execution.

GERMON.

Las entends comme il parle  ;
O mon amy fidelle
1760 Si je pûs violer une amitié si belle ,
C’estoit bien la raison que mon sang espanché
Me fist du moins fuyr l’horreur de mon péché  ;
Mon peché qui tousjours pesant à ma memoire
Ne me quittera pas dans la nuit la plus noire  :
1765 Celle dont tu devois estre seul possesseur,
Alvide fut ma femme, & la mesme ma soeur  ;
Je te la recommande, & plus encor Rusille,
L’amour te doit assez recommander la fille  ;
Sois de tout mon païs general heritier  :
1770 C’est ce que ton amy te peut offrir d’entier  ;
Souffres que pour le moins cecy me reconforte,
Que je puisse en mourant m’appeler de la sorte220 ;
Vis, & console toy. C'est ce que de Germon
Pour derniere faveur demande Torrismon.
1775 O lettre tristement commencée & suivie !
Mais en quels lieux est-il ? n’est-il donc plus en vie ?

GENTIL-HOMME.

Non, il suivit Alvide.

GERMON.

[p. 111]
Alvide morte aussi !

GENTIL-HOMME.

Elle mourut depuis qu’il eut escrit cecy,
Et luy suivit sa soeur.

GERMON.

Je ne puis rien connestre
1780 A ce que tu me dis, à ce que m’escrit ton maistre.
Alvide estoit sa soeur !

GENTIL-HOMME.

Elle l’estoit vrayment
Elevée en Norvegue, & vous sçaurez comment  ;
Et Torrismon l’ayant pour sa soeur reconnuë,
A cet extreme point sa fureur* est venuë,
1785 Qu’il s’est tué luy mesme, afin comme je croy,
De vous vanger du tort commis contre sa foy.

GERMON.

Il se defia trop de son amy fidelle,
Et condamna ma foy par cette mort cruelle  :
Las quel crime est si fort indigne de pitié, [p. 112]
1790 Qu’il n’obtienne pardon d’une vraye amitié ?
Il m’auroit fait sans doute un moins sensible outrage,
Si contre mon sein propre il eust tourné sa rage  :
Je devois seul subir les rigueurs d’un tel sort,
Seul je suis le subjet de sa tragique mort  :
1795 S’il commit quelque mal, je fus l’autheur du crime,
Et ma mort pour la sienne eût esté legitime  ;
Ah fortune, ah promesse, ah foy, nuisible foy !
Est-ce ainsi qu’il te garde, ainsi qu’il me fait Roy ?

GENTIL-HOMME.

Tout ce qu’il pût donner, son trépas vous le donne.

GERMON.

1800 Mais dit qu’il m’oste tout, en m’ostant sa personne  ;
Amour, cruel amour, c’est toy qui me reduis
Au pitoyable* estat où maintenant je suis  ;
Tu m’ostes un amy, tu m’ostes une Dame*,
Et de deux coups mortels tu me transperces l’ame  :
1805 Je perds tout, le perdant  : ah gain trop malheureux,
Triste acquest* où se perd un Roy si valeureux,
Où le fils perd sa mere, une espouse, soy mesme,
Un amy, son amy  ; mais celle aussi qu’il aime  :
Où la milice* perd sa gloire & son honneur, [P ; 113]
1810 L’Univers, un grand Prince, & les Goths, leur Seigneur  ;
Où je perds mes plaisirs, toute mon esperance,
Et de tant de perils la douce recompense,
Dedans cét accident à nul autre pareil  ;
Certes le Ciel devroit perdre aussi son Soleil,
1815 Le Soleil, ses rayons, & le jour, sa lumiere,
Et la Nuit, ramener, l’obscurité premiere,
Pour cacher à jamais d’un manteau tenebreux
Les funestes effets* de ce crime amoureux* ;
Les fleuves, & les mers, par d’horribles ravages,
1820 Devroient perdre la Terre en perdant leurs rivages  ;
Elle qui peut souffrir* d’estre ingrate à ce point ,
Qu’elle connoist sa perte, & ne s’en ressent point  ;
Que sur ses fondemens demeurant immobile,
Elle n’esbranle pas ses tours, ny cette ville,
1825 Et ne revomit point du ventre du cercueil,
Des fantosmes hurlans pour tesmoigner son deuil*,
Et pour mieux celebrer cette triste avanture,
Qui fera mesme horreur à la race future.
[p. 114]

SCENE VIII. §

GENTIL-HOMME. RUSILLE. GERMON. ROSMONDE.

GENTIL-HOMME.

SIRE, voicy la Reyne.

RUSILLE.

Hé que me cache-t’on ?
1830 De qui suis-je enfin mere ? ou suis- je mere, ou non ?

GENTIL-HOMME.

La verité long-temps de nous tous ignorée,
Nous est, grande Princesse, aujourd’huy declarée
Mais que sa Majesté montre en cét accident*,
Combien est son esprit courageux & prudent*.

RUSILLE.

1835 Si celle-cy ne l’est, quelle autre est donc ma fille221 ?

GENTIL-HOMME.

[p. 115]
Celle que Galealte eut dedans sa famille.

RUSILLE.

Mais il doit y avoir quelque autre mal caché,
Plus grand que le regret d’un hymen empesché  ;
Pourquoy s’affliger tant d’une soeur retrouvée ?
1840 Et du recouvrement* d’une fille enlevée ?
Donc où ma fille est elle ?

GENTIL-HOMME.

Où pas un ne voudroit.

RUSILLE.

Et mon fils Torrismon ?

GENTIL-HOMME.

Il est au mesme endroit.

GERMON.

Desja vostre constance à nulle autre commune,
Vous a fait supporter d’autres traits de fortune  ;
Germon apres avoir composé son visage vient au devant d’elle.
1845 Il vous faut, grande Reyne, encor souffrir ceux-cy,
Et tesmoigner un coeur à ces coups endurcy  :
Si vous fustes jadis heureuse en vostre race, [p. 116]
Ne me dedaignez pas, ils m’ont quitté leur place.

RUSILLE.

Si vous fustes, dit-il, ah mes enfans sont morts.
Elle s’evanouyt.

GERMON.

1850 Hé prestez du secours à son debile* corps  ;
D’un costé Torrismon, & d’autre-part Alvide,
De chacun de mes yeux font une source humide,
Et dans les sentimens d’amour & d’amitié,
Elle m’arrache encor des larmes de pitié  :
1855 Pôvre Reyne, le jour qu’elle avoit plus d’attente
D’estre dans ses enfans parfaitement contente  ;
C’est lors qu’elle se void par leur funeste mort,
L’exemple mal-heureux d’un deplorable sort.
Je veux mesler mes pleurs, & ma plainte à la sienne,
1860 Madame permettez qu’aussi je vous soustienne.

ROSMONDE.

Que ne suis-je bons Dieux, morte dans le berceau,
Ou du moins ce jour mesme, alors qu’il estoit beau !
La mort estoit pour moy bien douce & fortunée,
Lors que je n’avois pas troublé cette journée  :
1865 Maudite que je suis, à present ma fureur* [p. 117]
Remplit toute la Cour d’espouvante & d’horreur  ;
Je fus de cette erreur l’occasion* premiere,
Et j’ay fait maintenant perdre au Roy la lumiere  :
Oseray-je pour fille à la Reyne m’offrir ?
1870 Moy qui n’ay pas voulu pour mere la souffrir* ?
Chétive* que je suis, pour complaire* à moy mesme,
J’ay refusé l’amour, l’honneur, le diadéme  ;
Qu’il eut bien mieux valu, qu’au lieu de mon berceau,
J’eusse innocente encor rencontré mon tombeau.

RUSILLE revenant de pasmoison*.

1875 Qui me retient en vie ? ah vieillesse importune,
Dois-je encor respirer apres cette infortune ?
A quoy doresnavant me reserve le Sort
Qu’à pleurer mes enfans ? qu’à les voir en leur mort ?
Donc, que pasles & froids je les voye & les touche  ;
1880 Et qu’un dernier adieu me colle sur leur bouche.

GERMON.

Ils ne vous causeroient que des pleurs superflus,
Hé que vous serviroit de voir ce qui n’est plus ?

RUSILLE.

Prenez doncques pitié d’une mere affligée,
Par vous, soit dans ce sein vostre lame plongee222,
1885 Afin qu’abandonnant le fardeau de ce corps, [p. 118]
J’aille avec mes enfans errer parmy les morts.

GERMON.

Madame, si ma mort leur rachetoit la vie,
Leur mort seroit bien-tost, de la mienne, suivie  ;
Mais puisque c’est l’arrest d’un severe Destin,
1890 Que la Parque jamais ne rende son butin  ;
Je vivray dans les pleurs, & dedans la complainte
Pour alleger le deuïl dont vostre ame est attainte  ;
Tandis qu’avec honneur vos enfans bien aimez,
Seront dessous un marbre ensemble renfermez,
Suivant ce que le Devin avoit predit.
1895 Ce sont là les devoirs, & la gloire derniere
Qu’on sçauroit rendre à ceux qui perdent la lumiere  ;
Bien qu’aux Roys valeureux, par un Destin plus beau,
Le Ciel soit leur demeure, & la Terre un tombeau  :
Il dit cela pour son amy.
Pour vous donc seulement je reste encor en vie,
1900 Et pour la voir sous vous desormais asservie  ;
Si l’offre que je fais n’est de vous rejetté,
Pour vous je porte encore une espée au costé  ;
Seule vous empeschez que je ne foule à terre
Ma Couronne, & ce fer, jadis heureux en guerre,
1905 Et que devant vos yeux, mon ame avec mon sang,
D’un coup de desespoir ne sortent de ce flanc  ;
Mais tant que dureront ma vie & ma puissance, [p. 119]
Grande Reyne, elles sont soubs vostre obeissance.

RUSILLE.

Mon esprit desja prest à rompre ses liens,
1910 N’attend pour me quitter qu’à voir la mort des miens,
Afin que s’animant par ce triste spectacle,
Rien ne luy puisse plus servir d’aucun obstacle.
Helas mes chers enfants !

GERMON.

L’excez de sa douleur
Elle s’evanouyt derechef*.
Luy fait perdre à la fois, la force & la couleur  ;
1915 Portons la là dedans, & tous ayons la veuë,
A ce que la douleur, ou le fer ne la tuë  :
O ma vie, ô mes jours, non jours, mais tristes nuits,
Que vous me reservez de regrets & d’ennuis*.

FIN.

Lexique du Torrismon §

Abismer
« Jeter dans un abysme, y tomber, se perdre, se noyer" (F)
V. 1421
Accident
« Symptômes »
V. 140
Désigne le dérivé du terme de philosophie, c’est-à-dire « ce qui survient à la substance et qui ne luy est pas essentiel » (F) et qui signifie donc hasard, coup de fortune ou par extension événement
F. 3v. ; f.7v. ; f.9v. ; f.11r. ; f.12v., v.1833
Par accident
Par hasard, du fait d’une cause extérieure
F. 2r. ; f.17v.
Acquest
(F) « Bien immeuble qu’on ne tient point de ses parents, qu’on a acquis ou qui est venu d’ailleurs » ; ici, à prendre au sens figuré de don, de récompense ; d’ailleurs, Germon y associe le terme de « gain » dans le vers qui précède
V. 1806.
Agréer
Plaire, être agréable
V. 121
Il aurait plus le sens d’« approuver », c’est-à-dire de recevoir avec plaisir les dons de Germon.
V. 964
Allegeance
(F) « Soulagement d’un mal »
V. 355, 1519, 1640.
Allentir
(F) « Rendre un mouvement plus lent, une action plus lente » ; atténuer l’amour qu’Alvide éprouve pour Torrismon en l’occurrence
F. 19v., v.119.
Amoureux
Ou plutôt « crime amoureux », crime qu’on commet par amour, c’est-à-dire le suicide d’Alvide et Torrismon
V. 1818.
Appareil
« Ce qu’on prépare pour faire une chose plus ou moins solennelle » (F)
V. 405 et 829
Il prend le sens particulier de « la premiere application d’un remède sur une playe qu’on panse » (F).
V. 558
Appas
À prendre au sens figuré, (F) « en choses morales, ce qui sert à attraper les hommes, à les inviter à faire quelque chose » ; en matière amoureuse comme ici, cela désigne les charmes d’Alvide et de Torrismon
V. 102, 646, 1709.
Armet
(F) « Casque ou habillement de teste »
F. 19v. ; v. 1035.
Artifice
À prendre au sens négatif de « fraude, déguisement, mauvaise finesse » (F)
V. 1352.
Asseurance (d’)
Sans aucun doute, avec certitude
V. 979.
Aucunement
(F) « adverbe qui se dit aussi à l’affirmative, pour dire, en quelque façon » ; signifie donc dans une certaine mesure
F. 4r, f.7r., f.8r., f.9r., f.11r., f.14r.
Autant vaut
Signifie : cela est fait, s’en est ait, il n’y a plus d’issue
V. 1573.
A l’impourveuë
« Avec surprise » (F), dans le sens de par surprise
V. 311.
Barbare
« Cruel, impitoyable, qui n’écoute point ni la pitié, ni la raison » (F)
V. 1614.
Barriere
« Petit parc fermé de semblable façon – avec des barrières donc –, où on faisoit des combats de taureaux, et où on faisoit des joutes, des tournois, des courses » (F). « Convoque à la barriere » signifie par conséquent convoquer pour un tournoi.
V. 1019
Bruit
Clameurs, protestations, celles du peuple ici
V. 207
Prend le sens particulier de renommée, de réputation, celles en l’occurrence de Germon et de Torrismon
V. 225, 960 et 1124
Sens négatif d’agitation (vaine) du monde terrestre ; on rappelle que c’est Rosmonde qui parle
V. 886
A le sens de rumeur, celle de la mort du père d’Alvide. On retrouve ce sens au f.15v.
V. 1595 et f. 15v.
Centaure
(F) « Demi-homme et demi-cheval ; monstre fabuleux »
V. 1373.
Chetive
(F) « Qui a peu de valeur »
V. 1871.
Commettre
(F) « Confier quelque chose à la prudence, à la fidélité de quelqu’un »
V. 17, 993, 1302, 1414.
Complaire à
Plaire
V. 118, 1871.
Au v. 1871, Rosmonde veut dire qu’elle n’a pensé qu’à elle, et n’a obéi qu’à ses désirs.
Confondre
(F) «  se dit de ceux qu’on surprend en quelque action honteuse et qui les fait rougir » ; troubler
V. 26.
Conjugale foy
Mariage ; « la foy que le mari et la femme se donnent en se mariant » (F)
V. 54.
Conseil
A le sens traditionnel d’avis
V. 466
Ailleurs possède le sens particulier de « sagesse », en tant que vertu, c’est pourquoi il prend une majuscule au v. 611 et est opposé à « l’audace » au v. 1171 ; au v. 1610 désigne plutôt une sage décision.
Contes illustres
Histoires inventées dont le mérite et la renommée sont tels qu’ils les élèvent au-dessus des autres histoires.
V. 1279.
Coursiers
(F) « Grand cheval propre pour monter un homme d’armes ; cheval de bataille » ; le coursier est donc le cheval privilégié de Torrismon, roi, grand guerrier et chevalier courtois.
V. 158.
Cuisans
Qualifie « soins »
V. 732, 1221
« Regrets »
V. 1014
Signifie « de chaleur excessive et véhémente » (F) ; on dirait aujourd’hui de peines intenses et de regrets mordants.
Dame
Au sens particulier de maitresse, amante, femme que l’on aime ; ce sens est hérité de la poésie courtoise
V. 433, 1803.
Débile
(F) « Qui n’a pas les forces qu’il doit avoir ordinairement et naturellement », soit, défaillant
V. 1850.
Dedans peu
Dans peu, sous peu, bientôt ; indication temporelle
V. 588.
Derechef
Une seconde fois
Didascalie p. 119
Deuil
Douleur
V. 394, 736, 746, 1516, 1826.
Devant
Avant ; « devant que » signifie donc « avant que »
V. 112, 247, 443, 665, 893, 1385.
Dolente
Qui souffre ; (F) « Qui se plaint et qui souffre de la douleur au corps, ou à l’esprit, qui est triste »
V. 1749.
Effet
(F) « ce qui est produit, qui résulte de l’opération des causes agissantes », ce qui est proche du sens moderne de « conséquence », résultat ; ce sens se retrouve dans toutes les occurrences
F. 1v. ; f.9r. ; f.19r. ; f.20v. ; v. 194, 280, 893, 936, 1165, 1205, 1324, 1388, 1818.
À l’envy
(F) «  à qui mieux mieux » ; en rivalisant
V. 597, 832, 958, 1314.
Ennuy
(F) « Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant ou trop long »
V. 130, 352, 422, 678, 706, 798, 939, 1918
Il prend le sens encore plus fort de « tristesse profonde » au dernier vers de la tragédie.
S'ennuyer
Éprouver du chagrin, de la tristesse
V. 659.
S'enquerir
(F) « S'informer, demander une chose qu’on ne sçait pas à une personne qu’on croît la sçavoir »
V. 997.
Entrecoupper
Interrompre
V. 141.
Entretissus
(F) « Vient de « tissuë », adjectif et substantif : qui vient du participe du verbe "tistre". "tistre" signifie faire de la toile, du drap, des etoffes, sur un métier » ; on dirait aujourd’hui nœuds tissés entre eux, ou entrelassés
V. 976.
Esbahis
(F) « être surpris par quelque chose d’extraordinaire qui cause de l’estonnement, de l’admiration » ; ici, puisque c’est le fait de rendre quelqu’un « esbahi », cela signifie plutôt « surprendre », « étonner »
V. 1554.
Par espreuve
Par expérience
V. 509.
Esquif
(F) « Petit vaisseau de mer propre pour le service des grands et qui ne va guères qu’avec des rames »
F. 19r. ; v. 1426, 1433, 1438, 1477, 1479.
Estonner
(F) « Causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte » ; au sens moderne de « perturber mentalement »
V. 1102, 1407.
Expedient
(F) « Moyen qu’on trouve pour sortir d’une affaire difficile » ; solution
F. 8v. ; f.20r. ; v. 1142.
Fais
Poids, fardeau, ici employé surtout au sens figuré
F. 7r. ; v.665, 716, 1250.
Fantaisie
Imagination
V. 1084.
Farouche
(F) « Se dit des hommes bourrus, fantasques, ennemis de la société civile » ; on dirait aujourd’hui « rustre », « mal éduqué »
V. 112.
Flamméches
(F) «  petite étincelle de feu qui s’esleve en l’air, et qui se convertit en suye »
V. 976.
Flatter
A le sens d’adoucir sa douleur
V. 796 et au f.16v.
Possède le sens moderne du terme.
V. 1579.
Flots amers
Formule poétique ; « amer signifie qui a une saveur très rude, désagréable à la langue tel que le fiel des animaux, l’aloes, l’eau de mer » (F) ; désigne de ce fait les flots marins
V. 1334.
Fonds
Au sens moderne de « fond », c’est-à-dire de partie la plus basse de quelque chose ; la distinction ne semble donc pas encore faite avec le terme actuel de « fonds » qui désigne le capital, l’ensemble des biens immobiliers. Furetière en revanche la fait
V. 11, 327.
Fort d’un bois
Endroit le plus épais d’un bois
V. 757.
Fraude
(F) « Tromperie cachée et subtile »
V. 996, 1107, 1575.
Frivole
(F) « Ce qui n’a aucune valeur, qui ne mérite pas qu’on le considere »
V. 1244, 1323, 1719.
Frustrer
Dans le sens de priver quelqu’un de ses prétentions, de ses légitimes espérances
F. 19r. ; v. 1411.
Fureur
(F) « emportement violent causé par un dérèglement de l’esprit et de la raison »
V. 1784, 1865.
Gesne
Question, torture ; puis, toutes les peines ou afflictions du corps et de l’esprit ; tourments
F. 12r. ; f.14r. ; v.395.
Gesner
(F) « donner la gesne, la question ; tourmenter le corps ou l’esprit ; se contraindre, s’incommoder »
V. 21.
Heur
Bonheur
V. 477.
Immoler
Acte de religion par lequel on tue une victime pour une Divinité
V. 1733.
Impudique
(F) « Qui n’a pas de chasteté ».
V. 1603.
Incontinent
Sur l’heure, dans un moment
F. 4r. ; f.7v. ; f.8v.
Indiscret
A le sens moderne de celui qui ne sait pas garder un secret
V. 1308
A le sens de « celuy qui agit par passion sans considérer ce qu’il dit ni ce qu’il fait » (F), d’où le fait qu’il qualifie l’amour d’Alvide pour Torrismon.
V. 1705
Insigne
(F) « Remarquable, excellent, qui se fait distinguer de ses semblables »
V. 1123, 1522.
Ire
Colère ; terme plutôt employé dans le vocabulaire religieux.
V. 272
Joug
Pièce de bois qui sert à atteler les bœufs à la charrette, ici, toujours employé au sens figuré d’asservissement (négatif), ou de tutelle (positif)
V. 224, 657, 728, 974.
Larcins
D’amour : (F) « larcins amoureux : les plaisirs dérobés, pris en cachette ou des baisers surpris à la personne aimée »
V. 329.
Liberale
(F) « Qui donne avec raison et jugement, en sorte qu’il ne soit ni prodigue, ni avare »
V. 951.
Limier
(F) « Grand chien qui sert à quester le cerf et à le lancer hors de son fort »
V. 822.
Limon
Boue
V. 326.
Merveille
Personne rare, extraordinaire, surprenante
V. 508.
Mes-aise
(F) « Incommodité, facherie, chagrin » ; synonyme au XVIIe siècle de « malaise », qui désignait aussi un cachot très étroit. Le sens était donc beaucoup plus fort qu’aujourd’hui
V. 255.
Milice
Armée
V. 1809.
Monde
Dans le sens particulier de la société, de la communauté humaine
F. 6v. ; f.15v. ; f.20r. ; v. 457, 886.
Montre de
Faire (F) « Ce qui est exposé et paraît à découvert »
V. 604.
Moyen
Adresse qui permet de parvenir à ses fins
V. 897, 901.
Myrthes
(F) « arbrisseau, plante aromatique ; en poësie symbole de l’Amour parce que dédié à Venus ; les amants heureux sont couronnés de myrte »
V. 382.
Mystere
Au sens de sacrements, de cérémonies de l’Eglise ; ici, plus précisément de mariage
V. 88.
Nef
(F) « Vieux mot qui signifiait autrefois navire »
V. 1419.
Neveux
(F) « au pluriel, se dit de tous les hommes qui viendront après nous, de la postérité » ; la descendance
V. 790.
Nonobstant
Sans avoir égard, malgré toutes les choses
F. 4v. ; f.6r. ; v. 1405.
Nocher
(F) « Vieux mot qui signifiait autrefois pilote »
V. 841.
Occasion
Cause, sujet
F. 19r. ; v. 1867.
Œillade
(F) « Regard, action de veuë »
V. 139, 1112.
Ordonnance
(F) « Loy, precepte ; commandement d’un Souverain, d’un Supérieur »
F. 6v. ; v. 1659.
Pasmée
Évanouie
F. 11r.
Pamoison
Évanouissement
Didascalie p. 117
Partant
Par conséquent, donc
V. 377.
Pipeur
(F) « Filou qui trompe au jeu, qui jouë de mauvaise foy » ; trompeur ; ici sous forme d’adjectif
V. 870.
Pitoyable
Digne de pitié, qui éveille la pitié
F. 6v. ; f.9v. ; v. 712, 1802.
Plaisance (lieu de)
(F) «  Pour dire une maison, un jardin que des gens riches ornent et embellissent seulement dans la veuë de s’y aller divertir et non pour en tirer du revenu »
V. 1289.
Pompe
(F) « Dépense magnifique qu’on fait pour rendre quelque action plus recommandable, plus solennelle et plus éclatante » ; possède toujours un sens négatif ici.
V. 468, 871, 1247.
Presser
(F) « poursuivre vivement tant au combat qu’à la dispute »
V. 756.
Pris(e)
Épris(e) d’un sentiment amoureux
V. 59, 250.
Priser
Estimer en bien
V. 948.
Prodige
(F) « Signe ou accident surprenant dont on ignore la cause » ; ici, il est personnalisé, donc on penserait plutôt à un être surnaturel et extraordinaire
V. 24.
Prudent
Dans le sens de réfléchi, calme, posé
V. 1835.
Recouvrement
(F) « Action qui rétablit la possession d’une chose perdue »
V. 1840.
Repentance
Action par laquelle on se repent
V. 1672.
Retardement
(F) « Delay, action qui se fait avec négligence, le plus tard qu’on peut »
F. 20r. ; v.105.
Retranché
Supprimé
V. 394.
Rouë
Au supplice de la roue : (F) « Se dit d’un supplice qu’on fait souffrir à de grands criminels, à qui on brise les os sur un échaffaut, et puis on les expose, et on les fait expirer sur une roue. On condamne à la roue les parricides, les assassins, les voleurs de grand chemin » ; torture donc.
V. 20.
Seconder
Répondre à ; ici, répondre aux regards amoureux d’Alvide
V. 298.
Sejour
(F) « lieu où l’on habite » ; ici, prend le sens de lieu, d’endroit d’une manière peu précise
V. 145.
Septemtrion
(F) « Se dit de la partie du Globe qui est depuis l’Equateur jusqu’à nostre Pole (Nord, donc). Ainsi, on appelle Septemtrion toutes le régions qui sont du costez de ce Pole et particulierement la Suede, la Norvege, le Dannemarc etc. »
V. 1330.
Servage
Esclavage ; Furetière indique que c’est un vieux mot qui signifiait autrefois « esclavage », « servitude » et qui s’est employé pour marquer la captivité, l’attachement d’un amant à une maîtresse
V. 727.
Soin
Sens fort de souci, inquiétude
V. 164 et 260
Sens faible et moderne de « dilligence qu’on apporte à faire réussir une chose, à la garder & à la conserver, à la perfectionner » (F).
V. 498, 709, 732, 998 et 1414 et f.15r.
Soucy
(F) « chagrin, inquietude de l’esprit peut-être à cause qu’il fait devenir jaune (comme la fleur) »
F. 4v. ; v.222, 298, 481, 714, 734, 750.
Souvenance
(F) « action de la mémoire ; ne se dit guère qu’en une phrase : rire de souvenance » ; cependant, D'Alibray l’utilise ici dans un autre type de phrase pour signifier « se souvenir »
V. 987, 1660.
Souffrir
Au sens de supporter
F. 4v. ; note f.5r. ; f.16v. ; f.20r. et v. ; v. 787, 1821, 1870.
Specieux
(F) « Qui a belle apparence, surtout en matière de raisonnement »
V. 446
Sus doncques
(F) « exclamation pour exciter quelqu’un au courage »
V. 1685.
Tandis
Adverbe qui signifie « pendant ce temps » ; cet emploi adverbial sera condamné par Vaugelas, et est sorti de l’usage à la fin du XVIIe siècle ; il ne sera alors employé que comme conjonction suivi de « que »
V. 93, 156, 451.
Timon
(F) « En termes de marine est une longue pièce de bois qui repond du costez de l’habitacle à la manivelle du gouvernail d’un navire. C'est le pilote qui tient le timon, qui gouverne le vaisseau » ; gouvernail donc
V. 841.
Transissant
Participe présent de « transir » qui signifie « geler, être saisi de froid jusqu’à en devenir tremblant et immobile » (F)
V. 41.
Travail
Au sens fort de labeur et de torture
V. 36.
Travailler
Au sens de torturer
V. 340
Fatiguer
V. 520.
Tributs
(F) « Redevance qu’un Estat est obligé de payer à un autre, en vertu de quelque traité qu’il a fait avec luy pour acheter la paix »
V. 996
Redevance que l’on doit à quelqu’un d’une manière générale
F. 11v.
Vertu
(F) « puissance d’agir qui est dans tous les corps ; force, vigueur tant du corps que de l’ame », sens positif qui tend au sens moderne de « qualité »
F. 6v. ; v.306, 515, 634, 1133, 1524
En revanche, au v.1571 et au f.4v. le terme est clairement opposé à celui de « vice ».
V. 1571 et f.4v.
Vouloir du bien
(F) « Avoir de l’amitié pour quelqu’un »
V. 902.

Bibliographie §

Dictionnaires, encyclopédies et ouvrages sur la langue du XVIIe siècle §

FURETIERE Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Le Grand Dictionnaire de MORERI, nouvelle et dernière édition, Paris, Les Libraires Associés, 1759.
LITTRE, Dictionnaire de la langue française, Paris, 1877.
BLOCH Oscar et VON WARTBURG Walter, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1991 (8e éd. ; 1re éd., 1932).
GAFFIOT, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1934.
Trésor de la Langue Française, Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), Paris, CNRS, 1974.
Le Grand Livre de la Mythologie grecque et romaine, Paris, Éditions des Deux Coqs d’Or, 1978.
Le Grand Larousse de la langue française, sous la direction de Louis GUILBERT, 7 vol., Paris, 1978.
Grand Larousse universel, 15 vol., Paris, 1982.
BOCH Raoul, Dizionario Francese Italiano, Italiano Francese, 2e éd., Bologna, Zanichelli, 1985-1987.
Dizionario critico della letteratura italiana, diretto da Vittore BRANCA, seconda edizione, Unione Tipografico-editrice Torinese, Torino, 1986.
Il Grande Dizionario Garzanti della lingua italiana, Milano, Garzanti, 1987.
Le Grand Robert de la langue française, 2e édition dirigée par Alain REY, 2001.
SPILLEBOUT Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIe siècle, Paris, Picard, 1985.

Ouvrages généraux sur le théâtre, en particulier le théâtre du XVIIe siècle §

L'Abbé D'AUBIGNAC, La Pratique du Théâtre, Paris, Sommaville, 1657 ; rééd. de Pierre Martino, Paris, Champion, 1927 ; réimpr., Genève, Slatkine reprints, 1996.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1950 ; rééd. 1986.
UBERSFELD Anne, Lire le théâtre I, Paris, Editions Sociales, 1977 ; rééd. Paris, Belin, Lettres Sup, 1996.
FORESTIER Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Nathan, coll. 128, 1993.
DELMAS Christian, La Tragédie de l’âge classique (1553-1773), Paris, Seuil, 1994.
DEMONT Paul et LEBEAU Anne, Introduction au théâtre grec antique, Paris, Le Livre de Poche, 1996.
GOT Olivier, Le Théâtre antique, Paris, Ellipses, 1997.
LOUVAT Bénédicte, Poétique de la tragédie classique, Paris, SEDES, 1997.

Ouvrages sur D'Alibray et sur sa traduction du Torrismon §

C.P. GOUJET, Bibliothèque françoise, vol. XVI, p.189-197, Guérin et Le Mercier, in 12°, 1754.
VICOMTE DE GAILLON, « Charles de Vion, Sieur de Dalibray », Bulletin du Bibliophile, 1853, p.251-269.
LACHEVRE Frédéric, Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, Paris, 1905 ; vol. II, p.231-234, vol. III, p.281-282.
MICHAUT Gustave, « Un poète ami de Pascal : Dalibray », Revue Latine, V, 1906, p.561-569.
LEFRANC Abel, « Pascal et Dalibray », Bulletin du Bibliophile, 1906, p.381-384.
DALIBRAY, Oeuvres poétiques, ed. Adam Van Bever, Paris, E. Sansot & Cie, 1906.
LANCASTER Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 part. en 9 vol., Paris, PUF, 1929 ; Part I, The Pre Classical Period, 1610-1634, tome I, p.171, tome II, p.377, 381, 399-405, 692, 706 ; Part II, The Period of Corneille, 1635-1651, tome I, p.33-39 ; Part V, Recapitulation 1610-1700, p.39, 70, Paris, Les Belles Lettres, 1942.
RIDGELY Beverly S., « Dalibray, Le Pailleur and the "New Astronomy" in French Seventeenth Century poetry », Journal of the History of Ideas, XVII, 1956, p.3-27.
DALLA VALLE Daniela, « Le Torrismon du Tasse, entre tragédie et tragicomédie », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, n°6, 1984, p.105-114.
GENETIOT Alain, Les Genres lyriques mondains (1630-1660). Etudes des poésies de Voiture, Vion D'Alibray, Sarasin et Scarron, Genève, Droz, 1990.
MAURI Daniela, « Vion Dalibray tra Arcadia e Tragedia », dans Dalla Tragedia rinascimentale alla tragicomedia barocca. Esperienze teatrali a confronto in Italia e in Francia. Atti del convegno Internazionale di Studio, Verona-Mantova, 9-12 ottobre 1991, a cura di Elio Mosele, Schena editore, 1993, p.255-266.
DALLA VALLE Daniela, Aspects de la pastorale dans l’italianisme du XVIIe siècle, Paris/Genève, Champion ; Slatkine, 1995.
MAURI Daniela, « L'Aminta du Tasse traduite par Charles Vion Dalibray », p.91-104, Pastorale italiana, pastorale francese : pastorale italienne, pastorale française. Actes du Colloque interuniversitaire Fribourg-Chambéry-Turin, 1994-1995, éd. dell’Orso/Champion-Slatkine, 1996.

Ouvrages relatifs au Tasse, à sa tragédie Il re Torrismondo et à la tragédie italienne du XVIe siècle §

CARDUCCI Giosuè, Su l’Aminta e il Torrismondo : Saggi, Bologna, Zanichelli, 1895.
NERI Ferdinando, La Tragedia italiana del CinqueCento, Firenze, tipografia Galletti e Cocci, 1904.
D'OVIDIO Francesco, Due Tragedie del CinqueCento, Studii sul Petrarca e sul Tasso, vol. IX delle Opere, Caserta, Tipografia della Libreria Moderna, 1926, p.316-333.
DONADONI Eugenio, Torquato Tasso, Saggio critico, Firenze, La Nuova Italia editrice, 1928 ; 6e éd. 1967. Chapitre XVIII " Il Torrismondo", p.397-417.
CROCE Benedetto, Poesia Popolare, poesia d’Arte, Studi sulla Poesia italiana dal Tre al CinqueCento, 1933 ; 5e éd., Bari-Laterza, 1967, « La tragedia », p.305-340.
GETTO Giovanni, Interpretazione del Tasso, Ed. Scientifiche italiane, 1951 ; rééd. 1967. Chapitre « Dal Galealto al Torrismondo », p.171-209.
TASSO Torquato, Opere, vol. 2, Dal Rinaldo, dalle Rime, Aminta, il Re Torrismondo, Rogo amoroso, dal Mondo Creato, a cura di Bertolo Tommaso Sozzi, Classici UTET, 1re éd. 1956 ; 2e éd. 1964.
GOUDET Jacques, « La nature du tragique dans Il re Torrismondo du Tasse », Revue des études italiennes, nouvelle série, Paris, Librairie Marcel Didier, t. VIII, 1961, p.146-168.
GOUDET Jacques, « Johannes et Olaus Magnus et l’intrique de Il re Torrismondo », Revue des études italiennes, t. XII, n°1, janvier-mars 1966, p.61-67.
RAMAT Raffaelo, Saggi sul Rinascimento, Firenze, La Nuova Italia, 1969, Chapitre « Il re Torrismondo », p.218-271.
ARIANI Marco, Tra Classecismo e Manierismo. Il teatro tragico del CinqueCento, Firenze, Olschki, 1974, Chapitre V « Tra Manierismo e Barocco : Il Torrismondo di Torquato Tasso », p.231-287.
DI BENEDETTO Arnaldo, Stile e Linguaggio, Roma, Bonacci, 1974, Chapitre « Per una valutazione del Re Torrismondo », p.136-141.
SCRIVANO Riccardo, La Norma e lo scarto. Proposte per il CinqueCento letterario italiano, Roma, Bonacci, 1980, Chapitre « Tasso e il teatro », p.209-248.
BIGAZZI Roberto, « La Dibattuta storia di Torrismondo », Modern Language Notes, XCVIII, 1983, p.70-86.
DANIELE Antonio, Capitoli Tassiani, Padova, Antenore, 1983, Chapitre IX « Sul Re Torrismondo », p.242-256.
TASSO Torquato, Teatro, a cura di Marziano Guglielminetti, Garzanti, 1983.
PIERI Marzia, « Interpretazione teatrale del Torrismondo », Rassegna della letteratura italiana, seria VIII, n°3, settembre-novembre 1986, p.397-413.
SCARPATI Claudio, Dire la verità al principe, ricerche sulla letteratura del Rinascimento, « Vita e pensiero », Milano, Pubblicazioni dell’Università Cattolica, 1987, Chapitre « Sulla genesi del Torrismondo », p.157-187.
CREMANTE Renzo, Teatro del CinqueCento. Tome I, La Tragedia, Milano-Napoli, Riccardo Riccardi Editore, 1988.
MARTIGNONE Vercingetorige, « Modelli metrici della tragedia cinquecentesca in rapporto con il Torrismondo tassiano », Studi Tassiani, n° XXXVII, 1989, p.7-36.
CHIODO Domenico, « Il re Torrismondo e la riflessione tassiana sul tragico », Studi Tassiani, n° XXXVII, 1989, p.37-63.
TASSO Torquato, Il re Torrismondo, a cura di Vercingetorige Martignone, Fondazione Pietro Bembo, Ugo Guanda Editore, Parma, 1993.

Pièces qui ont servi à la présente édition §

Nous n’indiquons pas d’édition précise pour ces textes, ni de traduction particulière, d’autant plus que, pour notre part, ils ont été lus dans une traduction italienne.

SOPHOCLE, Antigone.

SOPHOCLE, Œdipe Roi.

Recueils bibliographiques qui ont permis les recherches §

CIORANESCU Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, CNRS, 1965.
KLAPP Otto, Bibliographie der Französisches Literaturwissenschaft, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main. ; Band XXII, 1984 ; Band XXVIII, 1990 ; Band XXXIII, 1995 ; Band XXXVII, 1999.
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