SCÈNE I. Angélique, Jacinte. §
JACINTE.
Il faut au pis-aller s’y résoudre, Madame.
ANGÉLIQUE.
Quoi, d’un jaloux vieillard je me verrais la femme ?
Jacinte, nous aimons l’honnête liberté,
Nous serions toutes deux dans la captivité,
5 Plus de Bal, d’Opéra, de Jeu, de Comédie,
Qui faisaient nos plaisirs.
JACINTE.
Qui faisaient nos plaisirs. J’en suis toute étourdie,
Nous aurons vous et moi diantrement à souffrir,
Madame.
ANGÉLIQUE.
Madame. J’aime autant me résoudre à mourir
Que mon Père...
JACINTE.
Que mon Père... Voyez son avarice extrême,
10 Chez ce futur époux il vous conduit lui-même,
Il vous y fait loger et veut dès aujourd’hui,
Au plus tard dès demain vous marier chez lui,
Et même sans prier aucun de la famille,
Qui jamais de la sorte a marié sa fille ?
ANGÉLIQUE.
1
15 Son père est attaqué de la goutte, il est vieux.
JACINTE.
Que sa goutte remonte on en sera bien mieux.
ANGÉLIQUE.
Et Léandre me laisse au bord du précipice.
ANGÉLIQUE.
Mais... Cesse en l’excusant d’augmenter mon supplice.
JACINTE.
Il peut tout ignorer.
ANGÉLIQUE.
Il peut tout ignorer. Dis qu’il peut m’oublier,
20 Répond-il à ma lettre ?
JACINTE.
Répond-il à ma lettre ? On lui vient d’envoyer,
2
Jocrisse l’a portée.
ANGÉLIQUE.
Jocrisse l’a portée. Ha ! Si je lui suis chère
Qu’il vienne m’enlever dans les bras de mon père,
Qu’il me sauve de ceux de ce jaloux vieillard.
JACINTE.
3
C’est un vilain magot que ce Monsieur Grognard.
ANGÉLIQUE.
25 Mon Père le croit riche, et veut que je l’adore,
Il faut feindre d’aimer ce que mon coeur abhorre.
JACINTE.
Et vous feignez si bien, Madame, en vérité,
Que vous semblez l’aimer avec sincérité.
ANGÉLIQUE.
Toi-même m’as donné cet avis, je l’observe,
30 Et pour plaire à mon père, il faut que je m’en serve,
Si, dit-il, je ne l’aime avec emportement,
Il me fera finir mes jours en un couvent ;
Vois, pour les abuser comme il faut que j’agisse.
JACINTE.
Vous avez un esprit qui se démonte à visse.
ANGÉLIQUE.
35 Si Léandre hasardait de venir jusqu’ici.
JACINTE.
Jocrisse vous dira... mais déjà le voici.
SCÈNE IV. Monsieur Grognard, Angélique, Jocrisse. §
GROGNARD.
J’en vais faire avertir Léandre. Que dit-elle ?
ANGÉLIQUE.
55 Qu’avec votre départ vous me désespérerez,
Si près de nous unir serions-nous séparés.
GROGNARD.
Ce n’est que pour un jour.
ANGÉLIQUE.
Ce n’est que pour un jour. Et c’est ce qui m’étonne.
GROGNARD.
Mais je ne saurais m’en dispenser, mignonne,
Tu pleures.
ANGÉLIQUE.
Tu pleures. Si jamais je ne vous avais vu
60 Que je serais heureuse !
GROGNARD.
Que je serais heureuse ! Hé bien, aurait-on cru
Ce grand amour pour moi, franchement je l’admire,
Et j’en suis si surpris, que je ne sais qu’en dire.
ANGÉLIQUE.
Il est tard, ne partez que demain, s’il vous plaît.
Mon fils.
GROGNARD.
Mon fils. Ma montre est là, voyons quelle heure il est.
ANGÉLIQUE.
65 Va-t-elle bien ?
GROGNARD.
Va-t-elle bien ? Fort bien, elle est d’or et sonnante.
ANGÉLIQUE.
Elle vous coûte bien vingt Louis ?
GROGNARD.
Elle vous coûte bien vingt Louis ? Dites trente.
ANGÉLIQUE.
Vraiment elle est fort belle.
GROGNARD.
Vraiment elle est fort belle. Et bonne.
ANGÉLIQUE.
Vraiment elle est fort belle. Et bonne. Je le crois.
GROGNARD.
Je la mets là, jamais je n’en porte sur moi.
ANGÉLIQUE.
Enfin, quelle heure est-il ?
GROGNARD.
Enfin, quelle heure est-il ? J’aurai du temps de reste.
ANGÉLIQUE.
70 Hélas ! Ne partez point.
GROGNARD.
Hélas ! Ne partez point. Ne pas partir, la peste
Il s’agit d’hériter, ce mien frère a du bien,
Et je veux avoir l’oeil, qu’on ne détourne rien.
Mais avant que de partir, mangeons dans la cuisine,
Un morceau près du feu, j’ai froid à la poitrine,
75 Mais je me charge ici...
ANGÉLIQUE.
Mais je me charge ici... Qu’est-ce encore que cela ?
GROGNARD.
5
Des Mémoires. Que veut ce petit drôle-là ?
SCÈNE X. Monsieur Grognard, Angélique, Jacinte. §
ANGÉLIQUE.
Ah ! Le vilain botté. Quoi, vous allez partir ?
GROGNARD.
Il le faut bien mamour, tu viens d’y consentir.
ANGÉLIQUE.
Non, absente de vous, je ne pourrai pas vivre,
150 Ou souffrez que je meure, ou laissez-moi vous suivre.
GROGNARD.
Mais, mon coeur, que veux-tu ?
ANGÉLIQUE.
Mais, mon coeur, que veux-tu ? Je veux toujours vous voir.
GROGNARD.
Mais tu sais...
ANGÉLIQUE.
Mais tu sais... Vous voulez me mettre au désespoir.
GROGNARD.
Ce n’est que pour deux jours.
ANGÉLIQUE.
Ce n’est que pour deux jours. Deux jours ! Ce mot me tue,
Je pourrais me priver deux jours de votre vue,
155 Deux jours !
GROGNARD.
Deux jours ! Je ne sais pas d’où vient cet amour-là,
Car je n’ai rien en moi qui l’oblige à cela.
ANGÉLIQUE.
Tout est charmant en vous, et tout a su me plaire,
Vous le savez fort bien.
GROGNARD.
Vous le savez fort bien. Non fait, ma foi, ma chère,
Laisse donc pour deux jours partir tous mes appas.
ANGÉLIQUE.
160 Non, non, si je ne pars, ils ne partiront pas,
Je ne vous quitte point.
GROGNARD.
Je ne vous quitte point. Mais, mamour, comment faire,
Tu sais bien qu’il s’agit d’une importante affaire.
JACINTE.
Vous nous désespérez.
GROGNARD.
Vous nous désespérez. Cela me fait damner.
ANGÉLIQUE.
Quoi, si près d’un hymen, vouloir m’abandonner ?
GROGNARD.
165 Quand je t’en ai parlé tu semblais t’y résoudre.
ANGÉLIQUE.
Hé ce moment venu m’est pis qu’un coup de foudre ;
Oui, j’ai cru me résoudre à vous laisser partir,
Mais je vois bien qu’enfin je n’y puis consentir.
GROGNARD.
Pour moi je ne sais pas où j’ai pris tant de charmes,
170 Je ne puis m’empêcher de répandre des larmes.
ANGÉLIQUE.
Quoi ! Vous pleurez, mon cher, ah cessez...
GROGNARD.
Quoi ! Vous pleurez, mon cher, ah cessez... Je ne puis,
Jamais amant ne fut plus aimé que je suis,
Vois-tu sa passion ?
JACINTE.
Vois-tu sa passion ? Elle est trop violente ?
S’il revient dans deux jours, serez-vous pas contente ?
ANGÉLIQUE.
175 Non, puisque son départ causera mon trépas.
GROGNARD.
Hé bien, mon petit coeur, je ne partirai pas,
Tu serais triste, et moi je serais à la gêne.
JACINTE.
Vos affaires iront d’une belle dégaine,
Vous ne seriez pas pis s’il était votre époux !
180 Votre ménage ira tout sens dessus dessous,
Un mari ne pourra jamais faire un voyage,
Sans qu’une femme soit à ses trousses, j’enrage,
Quelle honte !
ANGÉLIQUE.
Quelle honte ! Partez.
JACINTE.
Quelle honte ! Partez. Je la consolerai.
ANGÉLIQUE.
Quand viendrez-vous ?
GROGNARD.
Quand viendrez-vous ? Demain ou je ne le pourrai.
ANGÉLIQUE.
185 Puisque je me résous à souffrir votre absence,
Loin de vous supplier à faire diligence,
Pour ne me plus jouer de si sensibles tours,
Au lieu de deux, de trois, prenez huit ou dix jours.
GROGNARD.
Je ne puis me résoudre à souffrir ton absence,
190 Je ne partirai point.
JACINTE.
Je ne partirai point. Mais vous rêvez, je pense !
ANGÉLIQUE.
Non, non, partez, Monsieur.
GROGNARD.
Non, non, partez, Monsieur. Je le veux, prends en soin.
Je m’en vais donc, mamour !
ANGÉLIQUE.
Je m’en vais donc, mamour ! Fussiez-vous déjà loin,
Je pourrais vous revoir plutôt que je n’espère.
JACINTE.
Laissez-le donc aller, Madame.
GROGNARD.
Laissez-le donc aller, Madame. Adieu, ma chère.
ANGÉLIQUE.
195 Il est déjà bien tard.
GROGNARD.
Il est déjà bien tard. Je gagnerai Poissy.
ANGÉLIQUE.
Mais la nuit vous prendra dans une heure d’ici.
JACINTE.
Mais la nuit à présent n’est pas noire, elle est blonde,
Puisque le clair de lune est le plus beau du monde.
ANGÉLIQUE.
Faut-il laisser aller ce que j’aime le mieux ?
JACINTE, les séparant.
200 Ma foi, vous finirez malgré tous vos adieux,
Partez, s’il fallait donc qu’il fit un grand voyage !
GROGNARD.
Ah Ciel ! Que nous allons faire un heureux ménage.
ANGÉLIQUE.
Adieu toute ma joie.
GROGNARD.
Adieu toute ma joie. Adieu tout mon désir.
SCÈNE XII. Angélique, Jacinte, Le Soldat, Barbe. §
LE SOLDAT.
Qu’est-ce ? Monsieur Grognard.
JACINTE.
Qu’est-ce ? Monsieur Grognard. Hé bien !
LE SOLDAT.
Qu’est-ce ? Monsieur Grognard. Hé bien ! Est-il ici ?
JACINTE.
Non, il est à la campagne.
LE SOLDAT.
Non, il est à la campagne. Un ordre que voici,
L’oblige à me loger cette nuit par étape.
JACINTE.
À moins qu’on ne coure après, et qu’on ne le rattrape,
On ne vous peut loger.
LE SOLDAT.
On ne vous peut loger. Il le faut pourtant bien.
JACINTE.
220 Étant seules ici...
LE SOLDAT.
Étant seules ici... L’on ne doit craindre rien.
JACINTE.
Je le crois, mais, Madame est une jeune femme,
Ou va l’être du moins.
LE SOLDAT.
Ou va l’être du moins. Que fait cela, Madame.
ANGÉLIQUE.
Comment, que fait cela ? Quoi, vous souffrir chez moi,
Seule.
LE SOLDAT.
Seule. Que voulez-vous, c’est un Ordre du Roi,
225 Puis il est tard, la nuit sera bientôt passée.
JACINTE.
L’honnêteté, Monsieur, n’en est pas moins blessée.
ANGÉLIQUE.
Puis-je, mon Accordé, Monsieur, étant aux champs,
Souffrir, avec honneur, le moindre homme céans ?
LE SOLDAT.
Mais, comment voulez-vous, Madame, que je fasse,
230 Ce que vous me devez, je le demande en grâce,
Et tout autre Soldat viendrait brutalement,
12
Ce billet à la main, prendre son logement,
Mais, j’en use partout avec respect, Madame.
JACINTE.
Rien n’est si chatouilleux que l’honneur d’une femme,
235 Vous le savez, Monsieur, nous avons ce malheur,
Le moindre homme suffit pour ternir notre honneur,
Et son ombre à présent nous ferait du scandale.
ANGÉLIQUE.
Je n’ai qu’une cuisine, une chambre et ma salle,
13
On ne peut vous coucher que dans un galetas.
LE SOLDAT.
240 Partout où vous voudrez, il ne m’importe pas,
Mais mon souper, Madame ?
JACINTE.
Mais mon souper, Madame ? Il n’y faut point de nappe,
Nous n’avons pain ni vin.
LE SOLDAT.
Nous n’avons pain ni vin. La peste, quelle étape !
La Ville est bonne.
JACINTE.
La Ville est bonne. Mais il est tard.
LE SOLDAT.
La Ville est bonne. Mais il est tard. J’ai grand faim.
JACINTE.
Barbe vous trouvera quelque morceau de pain,
245 Sans le mari, toujours la femme se chagrine,
Et pour lors il n’est rien plus froid que la cuisine.
LE SOLDAT.
N’avez-vous point ici d’eau-de-vie, ou du vin ?
JACINTE.
Oh, non, passez-vous-en jusqu’à demain matin.
LE SOLDAT.
Jamais jeûne ne fût plus loin de ma pensée,
250 Que celui-là l’était.
JACINTE.
Que celui-là l’était. La nuit est avancée,
Barbe, de la lumière, et conduisez Monsieur
Au galetas.
BARBE.
Au galetas. Montez.
LE SOLDAT.
Au galetas. Montez. Testigué, serviteur.
JACINTE.
Je crains... Ne craignez rien, la justice est si bonne,
Que l’on ose aujourd’hui faire insulte à personne.
SCÈNE XV. Angélique, Léandre, Jacinte, Barbe. §
LÉANDRE.
Madame, vous voyez ce que j’ose entreprendre,
Mais si vous ne m’aimez, que deviendra Léandre ?
ANGÉLIQUE.
275 Je vous aime, mon coeur ne dément point ma voix,
Je crois depuis deux ans vous l’avoir dit cent fois,
Je vous aime.
LÉANDRE.
Je vous aime. Hé, Madame, est-ce assez de le dire
Et d’en demeurer là, pour croître mon martyre ;
Vos souhaits et les miens seront-ils superflus,
280 Montrez que vous m’aimez, et ne le dites plus.
ANGÉLIQUE.
C’est dessus notre hymen que mon amour se fonde ;
JACINTE.
Voici l’occasion la plus belle du monde ;
Votre jaloux amant est parti pour deux jours,
L’agréable saison pour les tendres amours :
285 Madame, mettra-t-on le couvert dans la salle,
ANGÉLIQUE.
14
Où donc, vous prétendez me faire un grand régale.
LÉANDRE.
Non, Madame, ce n’est qu’un fort petit cadeau,
Et l’on ne peut ici vous le donner plus beau.
ANGÉLIQUE.
Jacinte, que je sens de trouble dans mon âme.
LÉANDRE.
290 Ah, Madame, serait-ce en faveur de ma flamme ?
ANGÉLIQUE.
Et ma bouche et mes yeux, ne vous l’ont que trop dit.
JACINTE.
Mais votre amour s’échauffe, et le souper froidit,
Si longtemps sans manger, est-ce être raisonnable,
Ne voulez-vous donc pas, Monsieur, vous mettre à table ;
295 Dites-lui qu’il s’y mette, il veut être prié,
Plus de soupirs, demain vous serez marié.
ANGÉLIQUE.
La porte du devant est-elle bien fermée ?
JACINTE.
Oui, Madame, elle l’est.
ANGÉLIQUE.
Oui, Madame, elle l’est. Je viens d’être alarmée.
ANGÉLIQUE.
De qui donc ? D’un soldat que nous avons là-haut.
ANGÉLIQUE.
Par étape ? Oui.
LÉANDRE.
Par étape ? Oui. Dort-il ?
ANGÉLIQUE.
Par étape ? Oui. Dort-il ? Il ronfle comme il faut.
LÉANDRE.
Quand ces gens soupent bien, ils dorment à merveille,
Et l’on leur tirerait le canon dans l’oreille,
Qu’ils dormiraient encore. Qu’a-t-il soupé ?
LÉANDRE.
Lui ? Rien. Tant pis, l’estomac vide, on ne dort pas bien.
JACINTE.
305 Qui diantre heurte ainsi ?
ANGÉLIQUE.
Qui diantre heurte ainsi ? Monsieur, quelle est ma crainte !
JACINTE.
Il faut bien que ce soit Monsieur.
LÉANDRE.
Il faut bien que ce soit Monsieur. Va voir, Jacinte.
ANGÉLIQUE.
Ah, si c’est lui, Léandre, où vous sauverez-vous ?
LÉANDRE.
Je ne sais, car par là, tout est fermé sur nous.
ANGÉLIQUE.
C’est lui-même. C’est lui ? Que lui ferai-je croire ?
JACINTE.
310 Mais il monte.
ANGÉLIQUE.
Mais il monte. Portez dans cette grande armoire
La Table comme elle est.
BARBE.
La Table comme elle est. Est-elle grande assez ?
ANGÉLIQUE.
Oui, vous dis-je, elle l’est plus que vous ne pensez,
Cachez-vous dans ce coin, Monsieur.
LÉANDRE.
Cachez-vous dans ce coin, Monsieur. Quoi qu’il arrive...
ANGÉLIQUE.
Dépêchez-vous, je suis bien plus morte que vive.
LÉANDRE.
315 Madame, vous n’avez à craindre nullement.
SCÈNE XVI. Grognard, Angélique, Jacinte. §
GROGNARD.
Je te surprends, mamour, fort agréablement,
Tu ne m’attendais-pas !
ANGÉLIQUE.
Tu ne m’attendais-pas ! Non, j’en suis si surprise,
Que de ce soir, Monsieur, je n’en serai remise.
GROGNARD.
D’où vient donc ?
JACINTE.
D’où vient donc ? Entendant que l’on heurtait si fort,
320 Nous croyons toutes deux qu’on vous rapportait mort.
ANGÉLIQUE.
Mort ! À l’heure qu’il est, que voulez-vous qu’on croie ?
GROGNARD.
Qu’elle m’aime !
JACINTE.
Qu’elle m’aime ! Oh !
GROGNARD.
Qu’elle m’aime ! Oh ! Mon coeur !
ANGÉLIQUE.
Qu’elle m’aime ! Oh ! Mon coeur ! Ah !
GROGNARD.
Qu’elle m’aime ! Oh ! Mon coeur ! Ah ! Reprends donc ta joie
Mon coeur !
ANGÉLIQUE.
Mon coeur ! Votre retour m’est un coup de poignard ;
Pourquoi s’en revenir puisqu’il était si tard
325 Et pourquoi me donner une frayeur mortelle.
GROGNARD.
Mais je ne suis pas mort, tu le vois bien, ma belle.
ANGÉLIQUE.
Oui, mais mon trop d’amour entretient ma frayeur,
J’aime, et je crains toujours.
GROGNARD.
J’aime, et je crains toujours. Mon pauvre petit coeur,
On ne peut pas, je crois, voir dans aucun ménage,
330 La femme et le mari s’entraimer davantage.
JACINTE.
On ferait tout Paris.
ANGÉLIQUE.
On ferait tout Paris. J’avais déjà l’effroi
D’un Soldat qui céans s’est logé malgré moi
Souffrir un homme ici, seules, en votre absence,
Que dira-t-on de moi ?
GROGNARD.
Que dira-t-on de moi ? Qu’en dira-t-on ? Je pense
335 Que nul n’y peut trouver à redire que moi,
C’est par étape et c’est par ordre du Roi.
J’ai sortant de Paris trouvé l’apothicaire,
Qui m’a dit qu’une crise avait sauvé mon frère,
Et je suis revenu pour souper, qu’avons-nous ?
ANGÉLIQUE.
340 Ne vous attendant pas, qu’aurions-nous eu sans vous.
JACINTE.
Nous n’avons employé ni broche ni marmite,
Et chacune a, je crois, mangé sa pomme cuite.
JACINTE.
Mais... À l’heure qu’il est on ne peut rien avoir.
SCÈNE XVII. Grognard, Angélique, Jacinte, Barbe, Le Soldat. §
LE SOLDAT.
Tant pis. Je viens, Monsieur, vous donner le bonsoir,
345 C’est un petit devoir qu’on doit à son Hôte,
Que j’importune ici.
GROGNARD.
Que j’importune ici. Ce n’est pas votre faute.
LE SOLDAT.
L’ombre d’un homme met Madame au désespoir.
GROGNARD.
La pauvre énfant n’a pas accoutumé d’en voir,
Il faut lui pardonner.
LE SOLDAT.
Il faut lui pardonner. Oui, Madame est fort sage,
350 Le seul nom de soldat, mon habit, mon visage.
GROGNARD.
Tout cela lui fait peur.
LE SOLDAT.
Tout cela lui fait peur. Je m’en suis aperçu,
15
Un cadet fort bien fait... eût été mieux reçu.
ANGÉLIQUE.
Ah, ne le croyez pas, Monsieur qu’allez-vous dire ?
GROGNARD.
Hé, que crains-tu ?
LE SOLDAT.
Hé, que crains-tu ? Je n’ai nul dessein de vous nuire.
GROGNARD.
355 Je le crois fort, Monsieur.
LE SOLDAT.
Je le crois fort, Monsieur. Pour souper, qu’avons-nous ?
GROGNARD.
Rien du tout, dont j’enrage.
LE SOLDAT.
Rien du tout, dont j’enrage. Écoutez entre nous,
Je vais vous découvrir une importante affaire,
Et dans ce même instant vous faire fort grande chère,
Ne me perdez pas, à vingt ans j’eus le bien,
360 De servir quatre mois un grand magicien,
Je sais tout ce qu’on peut savoir dans les magies,
Informez-vous dedans nos compagnies,
Vous saurez de quel bois se chauffe Joli-coeur,
C’est mon nom et celui de votre serviteur,
365 J’ai pouvoir sur le Diable, et si je lui commande
D’apporter promptement dans ce lieu, pain, vin, viande,
D’un seul mot tout cela se va trouver ici.
16
Dites quel rôt vous plaît.
ANGÉLIQUE.
Dites quel rôt vous plaît. Jacinte, qu’est ceci ?
LE SOLDAT.
Ne vous alarmez point, je vous ferai grand chère.
GROGNARD.
370 De tous ces contes-là, je ne me repais guère,
Si ce n’est que cela, je crois, sans vous fâcher,
Que nous n’avons tous trois qu’à nous aller coucher ;
Car nous ne verrons point ce souper-là paraître.
LE SOLDAT.
La frayeur fait passer votre appétit peut-être,
375 Et de tout ce rôt-là vous ne mangerez rien.
GROGNARD.
Pourquoi, s’il était bon, j’en mangerais fort bien.
LE SOLDAT.
Il sera merveilleux.
GROGNARD.
Il sera merveilleux. Goûtons-le pour le croire.
LE SOLDAT.
Démon, qu’en cet instant se trouve en cette armoire,
Deux oiseaux de Rivière, un Levraut, trois Perdrix,
380 Et que ce Rôt-là soit le meilleur de Paris,
Qu’on ajoute à cela deux faisans, je te prie.
GROGNARD.
Hé, Monsieur Joli-coeur, trêve de raillerie.
LE SOLDAT.
Filles, apportez tout.
ANGÉLIQUE.
Filles, apportez tout. Il me prend un frisson.
LE SOLDAT.
Madame, ne craignez en aucune façon.
ANGÉLIQUE.
385 Ah, Monsieur, c’est un Diable.
GROGNARD.
Ah, Monsieur, c’est un Diable. Il n’en a nulle tache,
Et je suis sûr qu’il est sorcier comme une vache.
LE SOLDAT.
Les verres et le vin, il faut tout apporter.
ANGÉLIQUE.
C’est un Magicien, il n’en faut plus douter.
GROGNARD.
Oui, c’en est un, j’en vois une marque sensible.
LE SOLDAT.
390 Voilà de quoi, soupons.
ANGÉLIQUE.
Voilà de quoi, soupons. Cela m’est impossible.
GROGNARD.
Et moi je ne suis pas d’un repas infernal.
LE SOLDAT.
Qui n’en mangera pas s’en trouvera fort mal.
GROGNARD.
J’en vais manger.
ANGÉLIQUE.
J’en vais manger. Et moi.
JACINTE.
J’en vais manger. Et moi. J’en mangerai de même.
LE SOLDAT.
Çà, je vais vous servir.
BARBE.
Çà, je vais vous servir. Ah ! Que Monsieur est blême.
ANGÉLIQUE.
395 Ah, Monsieur est un Diable, il va nous perdre, Hélas !
JACINTE.
Monsieur est un bon Diable, il ne nous perdra pas.
LE SOLDAT.
Non, non, il est souvent des diables favorables,
Qui dans certains périls se trouvent secourables ;
Vous auriez bien sujet d’avoir le coeur contrit,
400 Mesdames, bien vous prend que j’aie un peu d’esprit,
Du vin, à la santé de celui qui nous traite,
Et pour rendre la fête à mon gré plus complète,
Je vais l’accompagner d’un couplet de chanson,
Qui vous plaira, je crois, puisqu’il me semble bon.
Il chante.
405 Bacchus et L’Amour font débauche,
Buvons à droit, buvons à gauche,
Ils sont d’accord ici tous deux,
Et la fête n’est que pour eux,
Quel plaisir de les voir à table,
410 Qu’avec un peu d’amour Bacchus est agréable,
Et que l’Amour est divin
Quand il a pris un petit doigt de vin.
GROGNARD.
Je ne vois pas ici que nous fassions débauche,
Votre Démon voit trouble, ou du moins voit à gauche ;
415 Ainsi je crois pouvoir dire avec raison,
Que cette chanson-là, n’est guère de saison.
LE SOLDAT.
J’en vais chanter une autre.
Il chante.
L’amour vous récompense
De votre long chagrin,
420 Profitez de l’absence
Du vieux faquin,
Du vieux faquin,
Du vieux bouquin,
Du vieux bouquin,
425 Qu’il perde toute espérance,
17
Le gros pendard,
Le sot bavard,
Le grand braillard,
18
Le vieux pénard,
430 Trompez tous deux d’intelligence,
Le laid hibou
19
Le loup garou,
Le vieux houhou,
20
Le franc coucou.
GROGNARD.
435 Hé bien, c’est encor pis,
Que voulez-vous donc dire avecque tous vos ris ?
JACINTE.
Mes ris ! Je ne ris pas, Monsieur, c’est que je pleure.
GROGNARD.
Elle pleure à présent, et riait tout à l’heure.
Quelle sera la fin de ce désordre ici !
440 Mais il est trop certain qu’un Démon est ici.
LE SOLDAT.
Pour troubler les amours...
ANGÉLIQUE, s’écriant.
Pour troubler les amours... C’est pour troubler les nôtres.
GROGNARD.
Hé vraiment oui, le Diable en fit-il jamais d’autres ?
LE SOLDAT.
Ce n’est pas encor tout, il faut que vous voyiez
Le Diable cuisinier qui nous a régalés.
ANGÉLIQUE.
445 Lui ! Si nous le voyons, Monsieur, je suis perdue.
On sort de table, et on l’emporte.
GROGNARD.
Ah ! De grâce, Monsieur, privez-nous de sa vue.
JACINTE.
Nous verrons, s’il le faut, l’Enfer de bout en bout,
Mais ne nous montrez point ce Diable-là surtout.
LE SOLDAT.
21
Mais comme il est céans, il faut bien qu’il en sorte,
450 Ou par la cheminée enfin, ou par la porte,
Pour la forme, il l’aura telle que je voudrai,
Choisissez-la vous-même, ou je la choisirai,
La voulez-vous d’un boeuf, ou d’un homme, ou d’un diable ?
ANGÉLIQUE.
La figure de l’homme est la plus agréable :
455 Que comme un tourbillon il sorte de ces lieux,
Je tournerai le dos, ou fermerai les yeux.
GROGNARD.
Moi, pour ne le point voir je ferai l’un et l’autre.
LE SOLDAT.
Tournez le dos, Jacinte, et vous Barbe, le vôtre.
GROGNARD.
Moi, je ferme les yeux, et je tourne le dos,
460 Pour ne point voir l’objet qui trouble mon repos.
LE SOLDAT.
Démon tu vas sortir, qu’on ouvre chaque porte ;
Comment souhaitez-vous qu’il soit vêtu ?
LE SOLDAT.
Qu’importe ? Prends un habit galant, des plumes, des rubans,
Quand je battrai des mains, sors vite de céans,
465 Quitte ta laide face, prends-en une plus belle,
Pour ne point faire peur à cette Demoiselle,
Car tu peux être vu d’elle et de son amant,
Et prends garde surtout d’en user autrement,
Vous le verrez un peu, tournez-vous d’autre sorte.
GROGNARD.
470 Qui, moi ? Si je le vois que le Diable m’emporte.
LE SOLDAT.
Prépare ta sortie, et ne t’arrête pas.
Il bat des mains.
LÉANDRE, paraît.
Angélique venez vous jeter dans mes bras,
Suivez-moi tous.
GROGNARD, seul.
Suivez-moi tous. Ah, ah, quelle voix infernale,
Nul mortel ici-bas n’a de voix qui l’égale,
475 Suivez-moi tous. Comment je reste seul ici ?
Angélique, Jacinte, et le Soldat aussi,
Tout est au Diable, et moi bien plus qu’eux misérable,
J’ai tort, je suis mieux qu’eux puisqu’ils sont tous au Diable ;
Angélique, un Démon vous enlève aujourd’hui,
480 Ah ! N’avez-vous point fait quelque pacte avec lui ?
Un Diable me l’emporte.