M. DCX. I. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
De Mr DANCOURT
À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image Saint Louis.
ACTEURS §
- MONSIEUR ROBINOT, tuteur d’Angélique.
- MADAME BRILLARD, tante de Monsieur Robinot.
- ANGÉLIQUE.
- CLAUDINE, fiancée à Mathurin.
- MONSIEUR MATHURIN, Jardinier de Monsieur Robinot.
- ÉRASTE, amant d’Angélique.
- LÉPINE, valet d’Éraste.
- LE BAILLI, cousin de Monsieur Robinot.
- VIOLONS.
- PAYSANS et PAYSANNES.
SCÈNE I. Monsieur Robinot, Mathurin. §
MATHURIN.
1Tatigué, Monsieur, vous devenez une marchandise bian rare ! On ne saurait jouir de vous, vous arrivez le soir à votre maison, et vous repartez drès le lendemain
MONSIEUR ROBINOT.
2Je reviendrai ce soir, mon enfant, je ne vais qu’à deux lieux d’ici, consulter un peu le Bailli de Pontoise, mon parent et mon ami, sur une petite affaire dans laquelle tu me feras aussi besoin.
MATHURIN.
Accoutez, si c’est pour faire du mal à queulqu’un, quoique je ne soyons pas Bailli, j’ons pour le moins autant de malice.
MONSIEUR ROBINOT.
Je n’en doute pas.
MATHURIN.
Vous resterez ici queuque temps de ce voyage, peut-être ? Je crois, Guieu me pardonne, qu’ous n’y avez pas bouté le pied depis que notre minagère Thomasse et Madame Robinot sont trépassées ?
MONSIEUR ROBINOT.
Non, Mathurin. Cette mort m’a laissé tant d’affaires…
MATHURIN.
3 4La brave femme que c’était que votre défunte ! On ne s’ennuyait pas avec elle. Oh pour ça oui, c’était un vrai boute-en-train. Je voudrais qu’ou l’eussiais vue, quand alle était ici aveuc ses bons amis, qui étiont aussi les vôtres, da ; car y beuviont tant à votre santé… Ma défunte à moi, qui était une maleigne bête, disait comme ça que ce n’était pas par amiquié qu’ils y beuviont, qu’ils se gobargiont de vous, qui s’en moquiont : mais mon opignon à moi, c’est qu’ils y alliont tout à la franquette ; et une marque qu’ils n’y entendiont point de finesse, c’est qu’ils n’y beuviont jamais qu’ils ne fussiont saouls.
MONSIEUR ROBINOT.
Ne parlons point de cela. Vois-tu, ce qui est passé est passé, mon pauvre Mathurin. La mort efface tout, et je ne prends sur mon compte que le présent : du reste, je suis un bon humain, qui aime la paix et la tranquillité, et j’ai toujours regardé une femme, moi, comme un mal nécessaire, comme une de ces choses dont on ne saurait se passer dans la vie, et qu’il faut prendre bonnes ou mauvaises.
MATHURIN.
5Morgué que c’est bian dit ! Cette Mademoiselle Angélique que vous avez amenée aveuc vous de Paris, Monsieur, n’est-ce point queuque mal nécessaire que vous auriais envie de prendre ?
MONSIEUR ROBINOT.
Cette jeune enfant qui est là-dedans auprès de ma tante ? Est-ce que tu ne l’avais pas encore vue ? (Ah ! Non à propos, elle était au Couvent.) Oh bien, cette aimable personne est sous ma tutelle, mon cher Mathurin, et de son tuteur je vais devenir son mari. Mais dis-moi un peu, toi, cette jeune paysanne avec laquelle je t’ai surpris tantôt causant dans la grange, hé, plaît-il ?
MATHURIN.
Claudeine, Monsieur ?
MONSIEUR ROBINOT.
Claudine, soit.
MATHURIN.
C’est un mal nécessaire que je me baille itou, Monsieur Robinot.
MONSIEUR ROBINOT.
Oui da.
MATHURIN.
Oh parguenne ce n’est plus un secret, je sommes déjà promis l’un à l’autre, et j’avons fait des façons de fiançailles. Ça se rencontre à marveilles, et il m’est avis qu’il est bian juste, quand vous nous baillez une maîtresse, que je vous baillons itou une Jardinière.
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, tu as raison, et je suis ravi que cela se rencontre ainsi, ce sera une compagnie pour Angélique. Comme elles sont de même âge, elles joueront ensemble à mille petits jeux, dont il faut quelquefois occuper ces jeunes personnes-là, afin de les distraire d’autres choses.
MATHURIN.
Oh morguenne oui, il faut de l’occupation à la jeunesse.
MONSIEUR ROBINOT.
6 7Croirais-tu bien, tout barbon que je suis, que je passe quelquefois des heures entières, avec mon petit domestique, à jouer à Colin-Maillard avec elle ? Cela la divertit, cela la divertit : surtout lorsque je fais Colin-Maillard, moi, elle saute, elle rit, elle gambade, elle est dans une joie qui n’est pas concevable.
MATHURIN.
8Je le crois morgué bian. Les filles et les femmes ne sont jamais plus aises que quand leurs tuteurs ou leurs maris faisont les Colin-Maillards avec elles ; et je crois que c’est pour ça, Gieu me pardonne, que ma défunte à moi m’affectionnait tant. Stanpendant je n’aimais pas trop ce jeu-là, voyez-vous ; et me souviant d’un jour, que par complaisance pour le vieux Signeur de notre Village, alle, ly et moi, avec une demi douzaine d’autres, j’y jouions tretous par ensemble : je n’avais morgué pourtant pas les yeux si bian bouchés, que je ne visse venir le jeune Lucas, qui se glissit tout bellement aux environs de ma femme, et qui eut la hardiesse de l’y prendre la main.
MONSIEUR ROBINOT.
Hé bien ?
MATHURIN.
Hé bian morgué je l’y pris la sienne, et je vous ly bailly un tour de poignet. Tout biau, ly dis-je, Monsieu Lucas, ce n’est pas pour vous que je jouons à ce jeu-là, vous n’en n’êtes pas, retirez-vous d’ici.
MONSIEUR ROBINOT.
Fort bien.
MATHURIN.
Oh, tatigué, je n’entends point de raillerie et Colin-Maillard n’est pas fait pour tout le monde ; n’est-ce pas ?
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, il faut prendre garde avec qui l’on y joue, et ne se pas laisser attraper.
MATHURIN.
N’est-il pas vrai ? Quand se fera le mariage ? Claudine et moi, j’aurons affaire à Paris ce jour-là, je vous en avartis.
MONSIEUR ROBINOT.
Tu n’auras pas la peine de venir si loin. J’ai choisi ma maison de campagne, comme plus convenable à mon dessein, et tu ne me vois à Andrésy que pour cela.
MATHURIN.
Tatigué, que cela me viant bian ! Acoutez, Monsieu, si vous m’en croyez, je ne ferons qu’une noce de toutes les deux ; et comme la mienne est la plus chétive, alle ira par-dessus le marché, ce sera autant d’épargné.
MONSIEUR ROBINOT.
Oh ! Non, mon enfant, je ne ferai point de noce, je crains trop l’éclat.
MATHURIN.
Un mariage sans noce, Monsieur ? Queulle vargogne ! Queu dévergondage ! Hé, mais, vela toutes les manières de la défunte : votre femme vous a gâté, Monsieur Robinot.
MONSIEUR ROBINOT.
Tu ne m’entends pas, Mathurin ? Je veux dire que j’ai des raisons pour faire les choses à petit bruit. La petite personne que j’épouse n’est point sans avoir quelque Amant ; et je suis bien aise, surtout, de prendre le temps qu’un certain Capitaine, qu’on appelle Éraste, est à la garnison. La présence de ce drôle-là pourrait mettre obstacle à mon dessein.
MATHURIN.
Oui voirement, alle en y boutrait. Ce sont des enjoleux, que ces Capitaines, des attrapeux de filles.
MONSIEUR ROBINOT.
Assurément, et tout absent qu’est celui-ci, il est important de garder le secret.
MATHURIN.
Ne vous boutez pas en peine.
MONSIEUR ROBINOT.
Je ne me fie point à ma tante, je crains qu’elle n’ait donné quelque avis à ce Capitaine, et je te recommande sur toutes choses de faire si bonne garde aux environs de ce logis, que personne n’en puisse approcher sans que j’en sois averti.
MATHURIN.
9Laissez-moi faire. Hé pargué, la vela qui viant Madame votre tante, demandez ly de queu bois je me chauffe. Tout petit que j’étais, alle s’est queuquefois sarvi de moi pour en faire accroire à votre bonhomme d’oncle, et s’est morgué de père en fils que je sommes attachés à la famille.
MONSIEUR ROBINOT.
Ma tante va m’amuser encore, et je manquerai le Bailli : dépêche, Mathurin, va dire au maître de l’Épée Royale qu’il m’amène sa cavale à la porte de derrière, je traverserai le clos à pied tout en me promenant avec ma tante, ce sera autant de chemin de fait ; va vite.
MATHURIN.
Alle y sera plutôt que vous, quelque vite que vous alliais. En tout cas, vous n’auriais qu’à attendre.
SCÈNE II. Madame Brillard, Monsieur Robinot. §
MADAME BRILLARD.
Ah, ah ! Mon neveu, vous voilà encore ? Je vous croyais bien loin.
MONSIEUR ROBINOT.
Vous voyez, ma tante, j’avais quelques ordres à donner à Mathurin, et le temps s’est passé en les lui donnant.
MADAME BRILLARD.
Vous le consultiez apparemment sur vos amours ? C’est un homme de bon conseil pour ces sortes d’affaires, que votre Mathurin.
MONSIEUR ROBINOT.
Je ne l’ai pas encore éprouvé là-dessus : mais, ma tante, si on l’en veut croire, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est utile à la famille.
MADAME BRILLARD.
Hé, hé, brisons là-dessus. Il n’y a qu’à l’écouter, je crois, pour entendre de belles choses ; c’est encore un bon babillard. Mais vous, Monsieur mon neveu, que prétendez-vous faire de votre Mademoiselle Angélique ?
MADAME BRILLARD.
Votre femme, mon neveu ! Votre femme ? Et ne vous souvient-il plus que la défunte et vous l’aviez promise à Éraste ? Ils s’aiment, ils sont de même âge et de pareille condition, et…
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, ma tante, du vivant de la défunte je l’avais promise à Éraste ; la défunte morte, vous ne trouverez pas mauvais que je la garde pour moi.
MADAME BRILLARD.
11Oh bien, faites, mon neveu, faites, vous allez faire de belles affaires. Pour moi, je n’y donnerai point les mains, et je m’en vais quitter la maison ; je ne saurais entendre tant gémir, tant soupirer. La pauvre enfant n’oserait dire ce qu’elle pense : mais je m’en doute bien. Je viens de la laisser là-dedans avec une jeune Paysanne, à peu près de son âge, peut-être lui ouvrira-t-elle son cœur plus volontiers qu’à moi : mais au bout du compte, mon neveu, l’on n’est point triste comme cela la veille de ses noces, quand on épouse ce qu’on aime.
MONSIEUR ROBINOT.
À cela près, commençons toujours par épouser, le reste viendra après comme il pourra, ma tante.
MADAME BRILLARD.
Le reste ne viendra peut-être que trop tôt, et il n’est pas difficile de faire l’horoscope d’un mari qui a épousé sa femme en dépit d’elle.
MONSIEUR ROBINOT.
J’en courrai les risques, ma tante, j’en courrai les risques. Je vous ai bien ouï dire à vous-même, que mon oncle ne vous devait qu’à la persécution de vos parents. Nous sommes hardis, comme vous voyez, dans notre famille. N’auriez-vous point tiré mon horoscope sur la sienne ?
MADAME BRILLARD.
Jour de dieu, mon neveu, ne raillons point sur de pareilles matières ; la chose est sérieuse, crois-moi.
SCÈNE III. Monsieur Robinot, Madame Brillard, Claudine. §
CLAUDINE.
Hé ! Venez vite, Madame ; venez vite.
MADAME BRILLARD.
Qu’est-ce qu’il y a, mon enfant ?
CLAUDINE.
Venez m’aider à la retenir, vous dis-je.
MONSIEUR ROBINOT.
Qui, retenir ?
CLAUDINE.
Cette Mademoiselle Angélique. Je crains, dieu me pardonne, qu’elle ne se défasse, elle se veut jeter dans le puits.
MADAME BRILLARD.
Se jeter dans le puits ? Vous voyez, mon neveu ?
CLAUDINE.
Elle pleure, elle se lamente, elle tape du pied, elle se tord les bras, elle se tourmente.
MADAME BRILLARD.
Hé ! Pourquoi fait-elle tout cela, ne te l’a-t-elle pas dit ?
MONSIEUR ROBINOT.
Hé bien ?
CLAUDINE.
13 14Hé bien, Monsieur, elle dit qu’elle aime mieux mourir que d’épouser un vilain, un pied plat, un laid mâtin, un vieux pénard.
CLAUDINE.
Comment, Madame, est-ce que vous croyez que c’est de Monsieur qu’elle parle ?
MONSIEUR ROBINOT.
Qu’est-ce à dire de moi ?
CLAUDINE.
Mais, écoutez, Monsieur, cela pourrait bien être ; car elle dit qu’elle ne vous aime point, et je gagerais bien qu’elle dit vrai.
MONSIEUR ROBINOT.
La petite insolente ! Hé pourquoi ne m’aimerait-elle point ?
MADAME BRILLARD.
Parce que vous ne lui paraissez point aimable. Hé puis : voulez-vous que je vous dise, il me paraît qu’elle en aime quelque autre.
CLAUDINE.
Elle en aime quelque autre ?
MADAME BRILLARD.
Vous voyez, mon neveu ?
CLAUDINE.
Est-ce que vous vous êtes doutée de cela, Madame ?
MADAME BRILLARD.
Si je m’en suis doutée ! Oui vraiment, je m’en suis doutée.
CLAUDINE.
Oh bien, n’en doutez plus, cela est certain.
MONSIEUR ROBINOT.
Cela est certain ? Qui te le fait accroire ?
CLAUDINE.
Ce qu’on m’a dit, et ce que j’ai vu.
MONSIEUR ROBINOT.
Hé ! Qu’as-tu vu ? Que t’a-t-on dit ?
CLAUDINE.
Ne vous impatientez point, je m’en vais vous le dire : mais que cela ne vous fâche point, au moins.
MONSIEUR ROBINOT.
Non, non, parle.
CLAUDINE.
Hier au soir, quand vous arrivâtes, il y avait un grand jeune Monsieur qui était arrivé dès le matin.
MONSIEUR ROBINOT.
Un grand jeune Monsieur, ma tante.
CLAUDINE.
Vous ne le connaissez peut-être pas, vous, Monsieur ? Mais il est de la connaissance de Mademoiselle Angélique, et c’était elle qu’il attendait, ce n’était pas vous.
MADAME BRILLARD.
Hé bien, mon neveu ?
MONSIEUR ROBINOT.
Hé bien, ma tante, il faut approfondir cette affaire, et chercher un peu…
CLAUDINE.
Bon, chercher, vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien, il est décampé.
MONSIEUR ROBINOT.
Comment, décampé ? Hé, se sont-ils vus ? Se sont-ils…
CLAUDINE.
S’ils se sont vus ! Ils ont parlé ensemble.
MONSIEUR ROBINOT.
Ils ont parlé ensemble ?
CLAUDINE.
Oui vraiment, et c’est moi qui ai conduis tout ça, j’avais le mot.
MONSIEUR ROBINOT.
Tu avais le mot ? Comment ; impudente !
CLAUDINE.
Oh dame, écoutez, je n’y entends point de malice ; ce jeune Monsieur m’avait priée de faire en sorte qu’il dit seulement deux ou trois paroles à une jeune personne qui viendrait avec vous. Tour en arrivant, je lui ai fait un signe : elle tout d’abord, m’en a fait un autre ; j’ai recommencé, elle a continué ; j’ai passé devant, elle m’a suivie ; et sans nous être jamais connues, nous avons fort bien entendu tout ce que nous voulions nous dire.
MADAME BRILLARD.
Hé bien, mon neveu, vous hasarderez d’épouser cette petite personne malgré elle ?
MONSIEUR ROBINOT.
Si je l’épouserai ! Mais il n’est pas question de cela maintenant. Où t’a-t-elle suivie ? Dis.
CLAUDINE.
Dans la salle où était ce jeune Monsieur ; et à peine s’étaient-ils dit quatre paroles, en tremblant tous deux, on vous a entendu venir, on a caché le Monsieur dans le cabinet, où il a demeuré pendant tout le souper, et il n’en est sorti que quand nous avons joué le soir à Colin-Maillard, pendant que c’était vous qui l’étiez.
MONSIEUR ROBINOT.
Pendant que j’étais Colin-Maillard ? Ah ! Je ne m’étonne pas si elle avait hier tant envie d’y jouer.
CLAUDINE.
Le tour est plaisant, n’est-ce pas ? Oh, ces Demoiselles de Paris ont l’esprit bien plus joli que nous autres Paysannes.
CLAUDINE.
Oh non, en vérité, je suis trop innocente, et ce n’est que faute d’invention que le jour des fiançailles de Mathurin et de moi, ce pauvre Blaise, qui m’était comme ça venu parler en cachette, fut enfermé plus de vingt-quatre heures chez ma mère, dans la grande huche, pendant que tout le monde était à table : il pensa étouffer, et il ne put sortir que le lendemain. Si j’avais eu de l’esprit comme votre Mademoiselle Angélique…
MADAME BRILLARD.
Allez, Claudine, retournez auprès d’elle, mon enfant, je vais vous joindre : en attendant, tâchez de lui remettre l’esprit, de lui faire entendre…
CLAUDINE.
Elle n’entendra rien, Madame, à moins que ce ne soit ce jeune Monsieur qui lui parle, ou que le vieux qu’elle craint lui promette de ne point l’épouser.
MONSIEUR ROBINOT.
Allez, impertinente, faites ce qu’on vous dit, et si vous vous mêlez encore de faire des signes davantage, j’avertirai Mathurin de l’histoire de la grande huche.
CLAUDINE.
Le grand malheur ! Je voudrais qu’il la sût, car je ne l’aime pas plus qu’on vous aime.
SCÈNE IV. Monsieur Robinot, Madame Brillard. §
MADAME BRILLARD.
Hé bien, mon neveu ?
MONSIEUR ROBINOT.
Hé bien, ma tante ?
MADAME BRILLARD.
Vous persévérez dans votre dessein ?
MONSIEUR ROBINOT.
Sans doute.
MADAME BRILLARD.
Une fille que vous voyez qui en aime un autre ?
MONSIEUR ROBINOT.
Elle en aimera tant qu’elle voudra : mais elle n’épousera que moi.
MADAME BRILLARD.
Hé ! Qui vous fait vous obstiner dans cette résolution ?
MONSIEUR ROBINOT.
De très fortes raisons, ma tante, mon repos, l’acquit de ma conscience.
MADAME BRILLARD.
L’acquit de votre conscience ? Auriez-vous abusé…
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, de son bien, ma tante, et c’est par manière de restitution que je l’épouse. Depuis douze ans qu’elle est ma pupille, ses revenus et les miens se sont tellement mêlés et confondus, que cela fait une espèce d’embarras ; et pour en sortir aisément, je veux tâcher de n’avoir de compte à rendre qu’à moi-même. C’est une raison que celle-là, comme vous voyez.
MADAME BRILLARD.
Oui, et très forte, même.
MONSIEUR ROBINOT.
Ce mariage-là me servira de quittance, et je voudrais bien pouvoir de même épouser tous mes autres créanciers.
MADAME BRILLARD.
Mais si les choses se faisaient un peu plus à l’amiable ?
MONSIEUR ROBINOT.
À l’amiable ou non, elles se feront : cependant, comme on me pourrait imputer d’avoir ou surpris ou contraint cette petite créature, je vais prier mon cousin le Bailli de dresser lui-même les articles, et de donner un bon tour à l’affaire. Vous, ma tante, rentrez, je vous prie, ayez l’œil un peu sur elle et sur la petite Paysanne ; et prenez garde aux signes, surtout.
MADAME BRILLARD.
Je ne jouerai point à Colin-Maillard, je vous le promets.
MONSIEUR ROBINOT.
Je saurai bientôt qui est le jeune homme ; et s’il est demeuré dans le Village, il ne peut pas s’y cacher longtemps. Cependant, ma tante, il faut étourdir Angélique à force de jeux, d’amusements et de petites fêtes ; et tâchez, s’il se peut, d’empêcher qu’elle continue de réfléchir à l’engagement que j’exige d’elle.
MADAME BRILLARD.
Vous aurez bien de la peine à y réussir.
MONSIEUR ROBINOT.
17Il n’importe, tout coup vaille. Faites avertir les violons, et toute la Jeunesse du Village, de se trouver ici tantôt à mon retour ; je tarderai le moins qu’il me sera possible. Sans adieu, ma tante.
SCÈNE V. §
MADAME BRILLARD, seule.
18Je vous baise les mains, mon neveu. Hom, le vieux fou, qui pense amuser une fille de seize ans avec les Ménétriers de Village, et des jeux d’enfants. Ce n’est ni l’esprit, ni les oreilles ; c’est le cœur qu’il faut amuser à cet âge-là. Mais que vois-je ? Est-ce toi, Lépine ?
SCÈNE VI. Madame Brillard, Lépine. §
LÉPINE.
Moi-même, Madame, à votre service.
MADAME BRILLARD.
Hé ! Que viens-tu faire ici, mon pauvre garçon ?
LÉPINE.
Tâcher de vous rencontrer et de vous parler, Madame. Je vous rencontre et je vous parle, voilà qui est fini.
MADAME BRILLARD.
Tu me parles ? Mais tu ne me dis rien ! Que fait ton maître ? A-t-il reçu ma lettre ?
LÉPINE.
Oui, Madame, il est ici.
MADAME BRILLARD.
Éraste est ici ?
LÉPINE.
Depuis hier matin, Madame. Il vit le soir Angélique en arrivant, il lui a parlé.
MADAME BRILLARD.
Quoi ! C’est lui qu’on a fait cacher dans ce cabinet…
LÉPINE.
Oui, Madame, et qui en est sorti pendant que vous dormiez dans un coin de la salle, et que Monsieur Robinot jouait à Colin-Maillard avec Angélique.
MADAME BRILLARD.
Mon neveu le croit à la garnison. Hé bien, quelles mesures prend-t-il ? Que prétend-t-il faire ?
LÉPINE.
Tout ce qu’il vous plaira, Madame, il attend vos ordres, et je viens les prendre.
MADAME BRILLARD.
Il a fort bien fait de venir.
LÉPINE.
Pas trop, Madame, et je crains bien qu’il ne soit arrivé que pour être de la noce de sa maîtresse.
MADAME BRILLARD.
Oh, non, non. Où est-il ? Il faut que je lui parle.
LÉPINE.
Il faut qu’il vous parle aussi, Madame.
MADAME BRILLARD.
Qu’il vienne, qu’il vienne ; mon neveu n’y est pas, et nous le ferons jouer à Colin-Maillard, s’il revient.
LÉPINE.
Voici mon maître.
SCÈNE VII. Madame Brillard, Éraste, Lépine. §
ÉRASTE.
Ah ! Madame, que j’ai de grâces à vous rendre des avis que vous m’avez donnés par votre lettre : mais suis-je assez tôt arrivé pour mettre obstacle à mon malheur ?
MADAME BRILLARD.
Vous parlâtes hier à Angélique, que vous a-t-elle dit ?
ÉRASTE.
Nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir.
MADAME BRILLARD.
Vous aime-t-elle ?
ÉRASTE.
J’ai lieu de le croire.
LÉPINE.
Si elle ne vous aime pas, elle hait Monsieur Robinot du moins, voilà ce qu’il y a de sûr.
MADAME BRILLARD.
Oui : mais Monsieur Robinot prétend l’épouser, voilà ce qu’il y a de plus certain.
LÉPINE.
Et nous prétendons l’en empêcher, nous : voilà de quoi il s’agit.
ÉRASTE.
Comment la tirer de ses mains, mon pauvre Lépine ?
LÉPINE.
Il faut obtenir d’elle qu’elle y consente, premièrement. Si Madame était d’humeur à lui donner un bon conseil. De bons conseils, donnés bien à propos quelquefois, déterminent bien utilement la jeunesse.
MADAME BRILLARD.
Mais quels conseils pourrais-je lui donner, moi ?
LÉPINE.
Examinons un peu cela. Allons, de la vivacité, Monsieur, rêvant chacun de notre côté, et nous rassemblerons ensuite nos idées.
SCÈNE VIII. Madame Brillard, Éraste, Lépine, Mathurin. §
MATHURIN.
19Tatigué, que ce Capitaine qui est amoureux de Mademoiselle Angélique, baille martel en tête à Monsieu Robinot.
LÉPINE.
Hé bien, Monsieur, trouvez-vous quelque chose ? Hem.
ÉRASTE.
Non, rien du tout.
LÉPINE.
Pauvre esprit !
MATHURIN.
Il croit qu’il est à la garnison, il pense que peut-être il est ici, il ne sait morguenne à quoi s’en tenir. Oh que c’est une sotte chose que d’être amoureux et défiant ?
LÉPINE.
Et vous, Madame, n’entrevoyez-vous rien qui pût…
MADAME BRILLARD.
Je ne sais par où m’y prendre.
LÉPINE.
Quelle faiblesse d’imagination !
MATHURIN.
Comment morgué ! Vela la tante avec deux parsonnes qui avons la physionomie de Capitaines.
LÉPINE.
Seriez-vous si peu ingénieuse que cela pour vous-même ?
MADAME BRILLARD.
Je crois que oui, mon enfant.
LÉPINE.
Oh je n’en crois rien, moi, je m’y connais.
MATHURIN.
Approchons-nous plus près pour acouter ce qu’ils disont.
LÉPINE.
Voyons un peu. Mettez-vous à a place d’Angélique, par exemple.
MADAME BRILLARD.
Hé bien ?
MATHURIN.
Ils parlent d’Angélique, il se trame queuque chose.
LÉPINE.
Figurez-vous que vous êtes elle-même, que vous n’avez que son âge.
MADAME BRILLARD.
Hom, ce temps-là n’est pas si fort éloigné, qu’il ne me soit quasi présent, Monsieur de Lépine.
LÉPINE.
Fort bien, Madame, vous entrerez mieux dans le fait de la chose.
MATHURIN.
Dans le fait de la chose ? J’y suis quasi, moi, dans le fait de la chose.
LÉPINE.
Vous êtes donc Mademoiselle Angélique, et vous n’avez comme elle que quinze ou seize ans tout au plus.
MADAME BRILLARD.
Oh, je valais mieux qu’elle à cet âge-là, sur ma parole.
LÉPINE.
Vous êtes passionnément aimée de Monsieur Éraste, que voilà ?
MATHURIN.
Justement.
LÉPINE.
20Qui est un joli homme, un grand garçon, beau, bien fait, Capitaine en pied dans un Régiment de garnison ?
MATHURIN.
C’est morgué ly, c’est le Capitaine : achevons d’acouter.
LÉPINE.
Ils savent bien aimer, Madame, ces Officiers de garnison, ils n’ont que cela à faire.
MADAME BRILLARD.
Hé ! À qui le dis-tu, mon enfant ? Nous en avons quelquefois fait soupirer quelques-uns.
LÉPINE.
21Je le crois bien. La peste ! Celui-ci est averti qu’un vieux magot, qui est votre tuteur, vous veut épouser malgré vous. Il met d’abord en gage quelques vestes d’or, quelques justaucorps galonnés, une montre d’Angleterre…
ÉRASTE.
Es-tu fou, Lépine, avec ton détail ridicule ?
LÉPINE.
Hé non, Monsieur, je ne suis point fou ; laissez-moi faire. Cela est bien touchant, n’est-ce pas, Madame ?
MADAME BRILLARD.
Oui, je trouve cela fort tendre.
LÉPINE.
Il prend la poste, il part, il arrive, il vous trouve outrée de désespoir de la violence qu’on veut vous faire ; il soupire, il pleure, il gémit, il se jette à vos pieds, il embrasse vos genoux.
MADAME BRILLARD.
22Allons donc, tenez-vous, petit badin, vous m’attendrissez trop, vous m’attendrissez trop : je suis toute je ne sais comment.
LÉPINE.
Tant mieux, Madame, voilà comme il faut que soit Angélique. Il vous conjure de prévenir par la fuite le malheur qui vous menace également l’un et l’autre.
MATHURIN.
Tatigué, que vela un drôle qui a la langue bian pendue.
LÉPINE.
De consentir à un enlèvement, qui peut seul vous mettre à couvert des persécutions de ce vilain tuteur.
MATHURIN.
Un enlèvement, la peste !
LÉPINE.
D’abord vous ne répondez rien à cela, le mot d’enlèvement vous effarouche.
MADAME BRILLARD.
Mais vraiment, la proposition est un peu vive.
LÉPINE.
Assurément ! Et Angélique est une fille bien née de s’en effaroucher : mais elle a pour amie une personne de bon esprit, comme vous, qui entre charitablement dans ses intérêts, qui la rassure contre les scrupules, qui lui dit naturellement que dans les maladies désespérées les remèdes violents sont nécessaires, que c’est plutôt une promenade qu’un enlèvement. Cela donne à rêver à la petite fille.
MADAME BRILLARD.
Oui sans doute, cela donne à rêver.
LÉPINE.
N’est-il pas vrai ?
MATHURIN.
Queul enjoleux !
LÉPINE.
Le Capitaine saisit le moment de la réflexion. Il parle, il presse, il prie, s’arrache les cheveux, il se veut passer son épée au travers du corps ; cela persuade, Madame.
MADAME BRILLARD.
Ah, vraiment oui, cela persuade, cela ne persuade que trop. Ne m’en dis pas davantage, voilà qui est fini : qu’on m’enlève, allons qu’on m’enlève.
LÉPINE.
Comment, Madame ?
MADAME BRILLARD.
Oui, me voilà déterminée.
LÉPINE.
Hé, non, Madame, ce n’est pas pour l’enlèvement que vous êtes Angélique. Vous changez de personnage sur la fin, et vous devenez cette bonne amie qui lui conseille la chose.
MADAME BRILLARD.
Ah ! Cela est vrai. J’entre là-dedans ; tu as raison. Je m’égarais un peu : Mais tu dis les choses d’une manière si vive, si touchante, c’est un tableau si naturel ! Laisse-moi faire, va, je suis pénétrée, je vais le conseiller comme pour moi.
MADAME BRILLARD.
Ce rustre-là nous écoutait, je pense…
MATHURIN.
Oui palsangué, je vous acoutais, et bian en prend à Monsieu Robinot. Il a morgué bian raison de se défier de vous.
MADAME BRILLARD.
Que veut dire cet animal-là ?
MATHURIN.
Ce que je veux dire, Madame ? Que ça n’est ni bian ni honnête : à l’âge que vous avez, n’avez-vous point de honte ?
MADAME BRILLARD.
Quel insolent est-ce là ?
MATHURIN.
Oh, oui insolent, ta ta ta pa la pouf, il semble qu’il n’y a qu’à dire des injures.
MATHURIN.
Faquin, Monsieu ?
MATHURIN.
Nannin, nannin, Madame, Jardinier Concierge, et non pas Jardinier maroufle, entendez-vous ?
ÉRASTE.
Oh bien, Monsieur le Jardinier Concierge, vous me paraissez un maître fat, qui voulez faire l’important… Mais je vous avertis…
LÉPINE.
Hé, Monsieur, ne prenez pas garde à cet homme-là.
ÉRASTE.
Si…
MATHURIN.
Ah, oui si… pargué qu’il y prenne garde s’il veut, en bian faisant on ne craint parsonne ; je prends les intérêts de mon maître une fois, et je ne feront tantôt pas mal chapitrer Madame la tante.
MADAME BRILLARD.
Et moi, de mon côté je te la garde bonne. Je vais songer à vos intérêts, Éraste.
MATHURIN.
Oh, parguenne oui, vela de biaux songements. Tant que je serai ici, je vous mets morgué à pis faire.
MADAME BRILLARD.
C’est ce qu’il faudra voir. En attendant je vous demande pour toute reconnaissance, Éraste, de traiter ce coquin-là comme il le mérite, je vous le recommande.
SCÈNE IX. Éraste, Lépine, Mathurin. §
MATHURIN.
Ho, ho, ho, ho, ho, vela de bonnes chiennes de recommandations.
ÉRASTE.
Écoute, mon ami.
MATHURIN.
Non, morgué, je ne sis pas votre ami, et ça est bian vilain à un honnête Capitaine comme vous, d’avoir comme ça des enjoleux à gage qui venont prêcher dans les maisons, afin de parvartir les parsonnes faibles.
ÉRASTE.
Je perdrai patience.
LÉPINE.
Voilà un maraud qui prend tout le train de se faire battre. Mon camarade…
MATHURIN.
Hé bian, mon camarade ? Morgué vous ne me parvartirez point, je sis imparvartissable.
LÉPINE.
Je le crois : mais si tu es si rétif, voilà mon maître, Monsieur le Capitaine, qui est un peu brutal ordinairement, je le suis aussi de mon métier.
MATHURIN.
Hé tatigué, ne le sis-je pas itou, moi, de ma nature ? De brutal à brutal, il n’y a que la main.
LÉPINE.
Oui, mais nous sommes deux brutaux contre un, prends-y garde, tu te feras donner cent coups de bâton.
MATHURIN.
Cent coups de bâton !
LÉPINE.
Oui, de mon maître seulement, et autant de moi.
MATHURIN.
Et autant de vous ? Ça ferait deux cent, voyez-vous.
ÉRASTE.
Justement.
LÉPINE.
Il compte fort bien, au moins, Monsieur.
MATHURIN.
Et vous parlez fort mal, vous. Ce n’est morgué pas comme ça qu’on m’amadoue. Hé fi, queulle magnière ! Allons, de l’honnêteté, de la douceur, on a tout de moi par la douceur, j’aime qu’on me prie.
ÉRASTE.
Ah ! S’il ne tient qu’à te prier…
MATHURIN.
Oui : mais il y a magnière et magnière de prier.
ÉRASTE.
Ne t’oppose point à l’exécution des desseins favorables qu’on veut faire prendre à Angélique, je t’en conjure.
LÉPINE.
Je t’en conjure aussi.
MATHURIN.
Fort bian : mais avec quoi est-ce que vous faites ces conjurations, s’il vous plaît ?
ÉRASTE.
Avec toute l’ardeur imaginable, tous les sentiments de reconnaissance qu’un si bon office me peut inspirer.
LÉPINE.
On ne peut mieux prier que cela, mon pauvre garçon.
MATHURIN.
Si fait morguenne, on peut mieux prier. On m’a prié plus de cent fois pour des affaires comme ça : mais n’an s’y prenait d’une autre façon.
LÉPINE.
Comment ?
MATHURIN.
Oh, il y a des parsonnes bian plus stylées les unes que les autres. Tenez, on tirait une bourse d’abord, ça me baillait de l’attention, ça me faisait ouvrir les yeux, vous entendez bian ça, n’est-ce pas ?
LÉPINE.
Oui, à merveilles : mais…
MATHURIN.
On m’expliquait la chose, j’acoutais ; on ouvrait la bourse, je boutais la main dedans sans qu’on me fît seigne : car je comprends facilement les choses, moi, et il m’est avis que vous ne comprenez pas si bian, vous, Monsieu le Capitaine.
LÉPINE.
Si fait, si fait, nous comprenons bien : mais il y a une petite difficulté, c’est que nous ne portons jamais de bourse, nous autres.
MATHURIN.
Morgué, tanpis, c’est pourtant un meuble bian nécessaire.
LÉPINE.
Vous avez raison : mais au défaut de bourse, nous vous ferons notre billet si vous voulez, hem ?
MATHURIN.
Un billet ? Non. Je n’avons pas de foi pour des billets de Capitaine.
LÉPINE.
Mais…
MATHURIN.
Non, voyez-vous, je sis incorruptible.
LÉPINE.
Mon pauvre garçon…
MATHURIN.
Il n’y a rian à faire. Je prends mon cœur par autrui, moi. J’aime Claudine autant que Monsieu Robinot aime Angélique ; si on me l’enlevait, je mourrais de chagrin. Allons morguenne, point de faiblesse, il ne faut pas qu’un Jardinier soit cause du trépassement de son maître, ça serait trop parfide.
LÉPINE.
Mais écoute donc.
MATHURIN.
Je n’acoute rian, l’attention me manque.
ÉRASTE.
Il faut pourtant absolument…
MATHURIN.
Point de brutalité, Monsieu, vous m’avez prié fort civilement, je vous refuse de même. Jusqu’au revoir, Monsieu le Capitaine.
LÉPINE.
Hé, attends, attends, on fera un effort.
MATHURIN.
27Oh, oui tarare, je vous en réponds, ça vous apprendra une autre fois à porter une bourse.
SCÈNE X. Éraste, Lépine. §
LÉPINE.
Il a raison, Monsieur, c’est un grand secours que celui d’une bourse bien garnie, et malheureusement la nôtre ne l’est pas.
ÉRASTE.
Je dois recevoir de l’argent à Paris.
LÉPINE.
Oui : mais ce rustre-ci ne veut point de billet, et sans argent comptant, ces maroufles-là…
ÉRASTE.
Au défaut de l’argent comptant, il faut payer d’imagination ; il est amoureux de cette petite Claudine, qui me fit parler à Angélique ?
LÉPINE.
Hé bien, Monsieur ?
ÉRASTE.
La voici que le hasard me livre le plus à propos du monde.
LÉPINE.
Qu’en prétendez-vous faire ?
ÉRASTE.
Tu le verras. Tâche de rejoindre le Jardinier, et de l’amener ici comme sans dessein.
LÉPINE.
Ah, je vous devine à peu près. L’idée est bonne, et nous en aurons bonne issue.
SCÈNE XI. Éraste, Claudine. §
CLAUDINE.
Hé ! Que faites-vous là, Monsieur ? Que n’entrez-vous ? Monsieur Robinot n’y est pas, et Mademoiselle Angélique m’envoie vous chercher, pour vous dire qu’elle sera ravie de vous voir. Allons, venez, venez.
ÉRASTE.
Non, demeurons, belle Claudine, je me plais mille fois plus avec vous qu’avec elle, et je voudrais y pouvoir demeurer toute ma vie.
CLAUDINE.
Avec moi, Monsieur ? Vous n’y songez pas. Est-ce que ce n’est pas pour Mademoiselle Angélique que vous êtes venu ici ?
ÉRASTE.
Oui, Claudine : mais je vous ai vue ; j’aimais hier Angélique en arrivant, aussitôt que je vous vis, mon amour diminua pour elle.
CLAUDINE.
Oh vous mentez, Monsieur, cela ne s’est pas fait si vite. Vous fûtes hier avec moi toute la journée ; et quand Mademoiselle Angélique arriva, vous l’aimiez encore de tout votre cœur, je sais bien cela.
ÉRASTE.
Non, je vous assure. Un reste de tendresse combattait pour elle, je vous l’avoue : mais dès le moment que je vous vis toutes deux ensemble, aussitôt que je pus comparer vos charmes aux siens…
CLAUDINE.
Vous me trouvâtes plus jolie, moi ?
ÉRASTE.
Sans comparaison.
CLAUDINE.
Hé bien, Monsieur, vous mentez encore, ou bien vous ne vous y connaissez pas, et peut-être aussi vous voulez m’en faire accroire ?
ÉRASTE.
Point du tout ; et pour marque de ma sincérité, promettez-moi seulement de m’aimer, et je vous promets de ne voir Angélique de ma vie.
CLAUDINE.
Hé fi donc, Monsieur, vous venez ici pour elle, et vous ne la verriez pas ? Cela serait beau vraiment.
ÉRASTE.
Il est vrai, je venais ici pour elle : mais je n’y demeure que pour vous, je vous assure.
CLAUDINE.
Si cela est comme ça, Monsieur, allez-vous-en ; car ça est inutile, nous ne sommes pas pour être mariés ensemble.
ÉRASTE.
Pourquoi non ? Si vous voulez m’aimer, il n’y a rien de plus facile.
CLAUDINE.
Oui, de nous aimer : mais de nous marier, ce n’est pas de même ; et quand des Messieurs comme vous épousent de petites paysannes comme moi, on dit que ce n’est jamais pour de bon, et je veux que ce soit tout de bon qu’on m’épouse.
ÉRASTE.
Ce sera tout de bon aussi.
CLAUDINE.
Que ma mère, ma tante et mes cousines soient de la noce.
ÉRASTE.
C’est comme je l’entends.
SCÈNE XII. Éraste, Claudine, Mathurin. §
MATHURIN.
Oh palsanguenne, en vela bian d’une autre : Claudine avec cet enjoleux de Capitaine.
CLAUDINE.
Mais comment faire, Monsieur ? Il faudrait donc me défiancer d’avec Mathurin ?
MATHURIN.
Se défiancer d’avec moi ? Le vela morgué après.
CLAUDINE.
Car nous sommes fiancés, je vous en avertis.
ÉRASTE.
On vous défiancera, voilà une belle bagatelle. Aimez-moi seulement.
CLAUDINE.
28 29Oh ! Ce n’est pas là la difficulté, je vous aimerai mieux que lui, c’est un vilain, un rustre, un butor.
MATHURIN.
Fort bian, notre accordée, fort bian. Vous dites-là de biaux vars à notre louange.
CLAUDINE.
Est-ce que tu étais-là, Mathurin ?
MATHURIN.
Oui palsanguenne j’y étais, ça ne va pas mal ; stanpendant je ne sommes que fiancés, et que sera-ce donc quand je serons mari et femme ?
CLAUDINE.
Oh ! Ne t’embarrasse pas de ça, nous ne le serons point, c’est ce Monsieur-là qui m’épouse.
MATHURIN.
Bon ! Qui t’épouse, queu peste de conte !
CLAUDINE.
Il n’y a point de conte, il m’épouse tout de bon : le voilà, demande-lui plutôt.
ÉRASTE.
Non, Monsieur le Jardinier, non, ce ne sont point des feintes : Claudine sera ma femme, je vous en réponds.
MATHURIN.
Comment votre femme ?
CLAUDINE.
Hé bien, Mathurin ?
ÉRASTE.
Je me fais un plaisir sensible de réparer l’injustice du sort qui l’a fait naître paysanne.
CLAUDINE.
C’est bien de la bonté à vous, Monsieur. Tu entends, Mathurin ?
ÉRASTE.
Que j’ai d’impatience de la voir habillée d’une belle étoffe d’or.
CLAUDINE.
Mathurin ?
ÉRASTE.
Avec une belle croix de diamants, et de belles pierreries à ses oreilles.
CLAUDINE.
Ho, Monsieur ! Sont-ce là des feintes, Mathurin ?
ÉRASTE.
Qu’elle sera brillante, dans ce beau carrosse que je lui ferai faire !
CLAUDINE.
Un carrosse, Mathurin !
MATHURIN.
31 32Par la jarnigué, vela une mauvaise langue, il n’y a morgué pas un mot de vrai à tout ce qu’il dit là. Et comment te baillerait-il tout ça ? Aga, tiens, Claudeine, son valet ni ly n’avont pas seulement de bourse.
ÉRASTE.
Non, Monsieur le Jardinier, pour acheter vos soins auprès d’Angélique, dont je ne me soucie plus : mais pour rendre Claudine la plus heureuse personne du monde, vous verrez que rien ne nous manquera.
CLAUDINE.
Oh ! Moyennant que cela soit comme ça, je vous aimerai bien, Monsieur, je vous en réponds.
MATHURIN.
33La parfide ! Qu’il dise vrai ou non, la vela morgué emboisée. Monsieur le Capitaine, mettez la main à la conscience, je sommes fiancés Claudeine et moi ; est-ce que vous voudriais me faire ce tort-là ?
ÉRASTE.
Que veux-tu que je te dise ? Je trouve Claudine si charmante, et tu m’as fait tant de difficultés pour Angélique…
MATHURIN.
Oh palsanguenne, s’il ne tiant qu’à ça, je vous en ferai encore davantage pour stelle-ci.
ÉRASTE.
Nous trouverons moyen de les surmonter.
CLAUDINE.
Ça ne sera pas malaisé, Monsieur, je vous veux déjà, moi, c’est le principal ; il n’y a plus qu’à me demander en mariage à ma mère, elle le voudra bien aussi, je vous en réponds.
ÉRASTE.
Je ferai tout ce qu’il faudra faire, ne vous mettez pas en peine.
CLAUDINE.
Dépêchez-vous donc, Monsieur, je vous en prie, je m’en vais faire part de mon bonheur à tout le Village.
SCÈNE XIII. Éraste, Mathurin. §
MATHURIN.
Alle ne me dit pas adieu tant seulement, Queu dommage qu’alle soit si gentille et si changeuse ! Comment faire ?
ÉRASTE.
Oh ça, mon pauvre garçon, enseigne-moi vite, je te prie, où demeure la mère de cette aimable enfant.
MATHURIN.
Comment morgué, que je vous l’enseigne ? J’aimerais mieux que vous fussiais pendu.
ÉRASTE.
Tu ne veux pas me le dire ? Je le saurai de quelque autre.
MATHURIN.
Mais acoutez donc, Monsieur le Capitaine, une petite parole.
ÉRASTE.
Hé bien ?
MATHURIN.
Est-ce que vous êtes fou, de vouloir épouser cette petite créature-là ? C’est une maleigne bête, je vous en avartis.
ÉRASTE.
Elle me paraît si simple, si douce.
MATHURIN.
Alle ne vaut rian, ne vous y fiez pas.
ÉRASTE.
Je ne saurais me persuader de cela.
MATHURIN.
Alle me change pour vous, parce que je ne sis que Jardinier, et que vous êtes Capitaine ; alle vous changera contre queuque Colonel, prenez-y garde. Hé fi, c’est une volage.
ÉRASTE.
Je trouverai moyen de la fixer.
MATHURIN.
Hé morgué, n’entreprenez pas ça, c’est une dévergondée, une petite libartine.
ÉRASTE.
Quelle apparence que tu dises vrai ? Tu veux l’épouser.
MATHURIN.
C’est que ça est bon pour moi, qui ne sis que du village : mais vous…
ÉRASTE.
Mon parti est pris, rien ne me peut changer.
MATHURIN.
Hé, ne me baillez pas cette mortification-là, Monsieur le Capitaine. Comme on se moquera de moi.
ÉRASTE.
Je n’y saurais que faire.
MATHURIN.
Je vous en prie.
ÉRASTE.
Non.
MATHURIN.
Je me boute à vos pieds.
ÉRASTE.
Cela est inutile.
SCÈNE XIV. Éraste, Lépine, Mathurin. §
LÉPINE.
Comment donc ? Qu’est-ce que cela signifie, Monsieur ? C’était nous qui prions tantôt cet animal-là, et je le trouve à vos genoux.
ÉRASTE.
Ah ! Mon pauvre Lépine, il s’est fait depuis tantôt aussi d’étranges révolutions dans mon cœur
LÉPINE.
Comment donc, Monsieur ?
MATHURIN.
Il va épouser mon accordée.
LÉPINE.
Ton accordée !
MATHURIN.
Oui, il est tombé tout subitement amoureux de Claudeine.
LÉPINE.
Ah ! Monsieur, où est la charité ? Voudriez-vous faire ce tort-là à ce pauvre diable ?
MATHURIN.
Oui.
ÉRASTE.
Ma passion est trop vive, je n’en suis pas le maître.
LÉPINE.
Il faut l’être, Monsieur, allons, allons, un peu d’humanité ; voilà un pauvre coquin que vous mettez au désespoir.
MATHURIN.
Cela est vrai. Parlez pour moi, Monsieu Lepeine, je vous en conjure.
LÉPINE.
As-tu une bourse ?
MATHURIN.
Je vous ferai un billet de cent francs.
LÉPINE.
De cent francs ? Je suis plus honnête que toi, je l’accepte. Oh çà, Monsieur, il faut avoir un peu de conscience dans la vie. Voilà des gens qui sont fiancés une fois, je regarde cela, moi, comme mari et femme ; et pour une petite fantaisie qui vous passe dans la tête, vous venez troubler la paix d’un ménage, cela n’est pas bien.
MATHURIN.
Oui, ça serait fort malhonnête, Monsieu le Capitaine.
LÉPINE.
Le voilà rêveur… nous en viendront à bout. Le beau dessein à un homme comme vous, d’épouser une paysanne ? Une petite étourdie apparemment : sans conduite, sans jugement, sans retenue, sans scrupule.
MATHURIN.
Alle est encore pis que vous ne dites.
LÉPINE.
Il en reviendra, laissez-moi faire. Elle vous fera peut-être au premier jour le même tour qu’elle fait à cet homme-ci.
MATHURIN.
C’est ce que je ly disais, Monsieu de Lépeine.
LÉPINE.
Et cependant vous rompez pour elle des engagements très solides, vous oubliez Mademoiselle Angélique.
ÉRASTE.
J’ai peine à l’oublier, je te l’avoue, l’amour combat encore un peu pour elle.
LÉPINE.
Il faut se laisser vaincre, Monsieur, il faut se laisser vaincre.
MATHURIN.
Oui, il n’y a pas de honte à ça.
ÉRASTE.
Un tendre souvenir me rappelle à ses charmes.
MATHURIN.
Retornez-y, Monsieu le Capitaine.
ÉRASTE.
J’y trouve tant d’obstacles.
MATHURIN.
Morgué, je les lèverons, ne vous boutez pas en peine.
ÉRASTE.
Non, je fais cas de ta fidélité, je ne veux point que tu trahisses ton maître.
MATHURIN.
Oh, palsangué je le trahirai.
LÉPINE.
Voilà un fort honnête garçon, Monsieur.
ÉRASTE.
Il mourrait de douleur.
MATHURIN.
Morguenne, il ne m’importe, partant que j’aie Claudeine.
ÉRASTE.
Ce serait une trop grande perfidie à toi de me livrer une personne qu’il regarde comme sa femme.
MATHURIN.
Ça n’y fait rian, je vous la livrerai. J’aime mieux que vous épousiais sa femme que la mienne.
LÉPINE.
Il a raison, Monsieur, il n’y aura point de mal à tout cela, je n’y trouve qu’un petit inconvénient.
MATHURIN.
Pargué, je n’y en trouve point, moi.
LÉPINE.
Hom, si fait, si fait, il y en a.
ÉRASTE.
Comment, qu’est-ce ?
LÉPINE.
Monsieur Robinot s’informe de nous dans le Village, on est venu de sa part au cabaret demander qui nous sommes.
ÉRASTE.
Hé bien ?
LÉPINE.
35Avant qu’Angélique se soit déterminée à ce que vous souhaitez, il se passera du temps peut-être ; de jeunes filles qui sortent du Couvent sont un peu barguigneuses quelquefois.
ÉRASTE.
Hé bien ?
LÉPINE.
Hé bien, hé bien, si Monsieur Robinot vient à savoir que c’est vous qui êtes ici, il se tiendra sur ses gardes, et cela rendra l’exécution de vos projets plus difficile.
ÉRASTE.
Tu as raison ; que faire à cela ?
MATHURIN.
Que faire ? Il n’y a qu’à déloger du cabaret, faire semblant de partir, et changer de figure.
ÉRASTE.
Comment changer de figure ?
MATHURIN.
Parguenne oui. J’ai un grand dadais de cousin qui est tout fait comme vous, il vous baillera un habit, j’en baillerai un à votre homme, moi, n’an vous prendra pour queuques Paysans des environs, et vous aurais comme ça tout le temps d’ajuster toutes vos manigances.
LÉPINE.
Cela est de fort bon sens, Monsieur, ne perdons point de temps, allons.
MATHURIN.
Venez, venez, je vous aurons biantôt fagotés, et puis après ça je songerons au reste.
LÉPINE.
Dépêchons, Monsieur : voilà un bon garçon, ce serait conscience de lui prendre son accordée.
SCÈNE XV. Claudine, Mathurin. §
CLAUDINE.
Mathurin, holà, ho ; Mathurin, écoute donc, j’ai quelque chose à te dire.
MATHURIN.
Bon, tant mieux, j’ai à te parler itou, moi, je m’en vas revenir.
CLAUDINE.
Ma mère dit que ru ailles vite la trouver, qu’il faut que tu lui rendes sa parole.
MATHURIN.
Oh pargué nannin, je ne ly rendrai pas, je ne sus pas si bête ; et tu seras trop heureuse de me r’avoir, va, laisse faire.
SCÈNE XVI. §
CLAUDINE, seule.
Je serai trop heureuse de le r’avoir ! Il aura dit du mal de moi à ce Monsieur, peut-être : mais cela n’aura rien fait, il m’aime trop. Mais voici cette Mademoiselle Angélique.
SCÈNE XVII. Angélique, Claudine. §
ANGÉLIQUE.
Ah, ma pauvre Claudine, à quoi t’amuses-tu donc ? Que tu es lente ! As-tu trouvé ce jeune Monsieur ?
CLAUDINE.
Oui vraiment, je l’ai trouvé : mais je crois que vous l’avez perdu, vous, Mademoiselle Angélique.
ANGÉLIQUE.
Je l’ai perdu ! Comment ?
CLAUDINE.
J’ai eu beau lui dire que vous lui vouliez parler, que Monsieur Robinot n’y était pas, que ce serait un grand plaisir pour vous de le voir.
ANGÉLIQUE.
Hé bien ?
CLAUDINE.
Il m’a dit que ce n’en serait pas un pour lui, qu’il aimait mieux demeurer avec moi.
ANGÉLIQUE.
Demeurer avec toi !
CLAUDINE.
Oui vraiment, et que si je voulais l’aimer, il y demeurerait toute sa vie.
ANGÉLIQUE.
Hé bien ?
CLAUDINE.
Hé bien, Mademoiselle, je l’ai bien voulu.
ANGÉLIQUE.
Comment, impudente ?
CLAUDINE.
Impudente ? Oh doucement, s’il vous plaît, je serai bientôt plus grande Dame que vous. Mais voyez un peu avec son impudente !
ANGÉLIQUE.
Ce qu’elle me dit là n’est pas concevable : elle a perdu l’esprit, ou bien Éraste est devenu fou. Non, non, il n’y a pas d’apparence qu’il la préfère à moi.
CLAUDINE.
Il n’y a pas d’apparence ? Ah ! Voyez donc comme il n’y en a pas. Hom, quand j’aurai de belles pierreries aux oreilles, avec ces beaux habits dorés, dans ce beau carrosse qu’il me fera faire…
ANGÉLIQUE.
Elle extravague assurément. Ma pauvre Claudine, ma chère enfant, parlons sérieusement, je te prie.
CLAUDINE.
Je vous parle sérieusement aussi.
ANGÉLIQUE.
Éraste est amoureux de toi ?
CLAUDINE.
Comme un perdu. Il m’épouse dès demain : il est allé demander le consentement de ma mère.
ANGÉLIQUE.
Il est allé demander le consentement de ta mère ?
CLAUDINE.
Oui vraiment ; et il est si hâté, si hâté de m’épouser, qu’il m’épouserait sans ça si je voulais. Demandez à Mathurin, on va me défiancer d’avec lui.
ANGÉLIQUE.
Tout cela peut-être. Elle parle avec une confiance qui m’assassine ; et ce qui me désespère le plus, je ne vois point Éraste : il devrait me chercher, il m’évite, il est infidèle.
CLAUDINE.
36Oh pour ça oui, je vous en réponds : demandez à Mathurin, vous dis-je, il m’a chanté pouille, il est aussi fâché que vous, et il n’y a que le Monsieur et moi qui soyons bien aises.
ANGÉLIQUE.
Ah, Claudine, Claudine ! Vous m’avez trahie.
CLAUDINE.
Je vous ai trahie, moi ? Je ne vous connais quasi point, suis-je obligée de refuser ma fortune pour l’amour de vous ? Non pas, s’il vous plaît, je ne suis pas si sotte, il faut prendre son bon quand on le trouve.
ANGÉLIQUE.
Non, cela n’est point, ce sont des contes, je ne suis point assez touchée de cette prétendue perfidie ; j’y serais plus sensible, si elle était véritable. Mais qu’elle le soit ou non, il néglige de me voir et de me parler pendant l’absence de Monsieur Robinot, cette apparence de mépris lui coûtera cher s’il m’aime encore ; et s’il ne m’aime plus, il ne jouira pas au moins du plaisir de croire qu’on ne l’aura pas prévenu.
CLAUDINE.
Oui, c’est bien dit. Oh pour ce qui est de cela, vous ne sauriez mieux faire que de prendre votre parti.
ANGÉLIQUE.
Si je le prendrai ! Dussé-je le reste de mes jours traîner une vie languissante et malheureuse avec Monsieur Robinot, prévenons, du moins en apparence, en lui donnant la main, la honte de n’avoir pu garder un cœur qui devait n’être qu’à moi.
CLAUDINE.
C’est bien prendre la chose. Hé, tenez, le voilà tout à propos.
SCÈNE XVIII. Monsieur Robinot, Angélique, Claudine. §
MONSIEUR ROBINOT.
Ah, ah ! C’est vous, mignonne ? Vous voilà bien émue ! Qu’avez-vous ?
ANGÉLIQUE.
Je suis dans un état un peu violent, Monsieur, je vous l’avoue ; et les moments de votre absence ont donné lieu à des réflexions qui m’ont très cruellement agitée.
MONSIEUR ROBINOT.
Comment, comment donc ?
ANGÉLIQUE.
Nr vous alarmez point, elles n’ont servi qu’à me faire sentir tout le tort que j’avais de refuser l’offre de votre cœur.
CLAUDINE.
Voilà bien du changement, Monsieur, comme vous voyez.
ANGÉLIQUE.
C’est à vous que je dois mon éducation, et la reconnaissance que j’en ai ne saurait souffrir de retardement : trop heureuse, si le don de ma main peut aujourd’hui m’acquitter envers vous du soin que vous avez pris de mon enfance.
MONSIEUR ROBINOT.
Ah ! Le charmant aveu ! Les douces paroles ! Je ne me sens pas de joie, et il ne tient qu’à moi de mourir de plaisir tout subitement.
CLAUDINE.
C’est moi, Monsieur, qui suis cause de ça.
MONSIEUR ROBINOT.
Toi, Claudine ? Que je te suis redevable ! Oh, pour cela, mignonne, je ne m’attendais pas à te trouver si raisonnable à mon retour. Ces sentiments-là te sont venus bien à propos ; mon cousin le Bailli doit arriver dans un moment avec nos articles tout dressés et tout prêts à signer, et notre mariage est une affaire à terminer dès demain si nous voulons.
ANGÉLIQUE.
Dès demain, Monsieur ! Non, dès aujourd’hui : point de retardement.
CLAUDINE.
Dès aujourd’hui ! Ces personnes de Paris sont bien pressées !
MONSIEUR ROBINOT.
Mais aujourd’hui, mignonne…
ANGÉLIQUE.
Vous hésitez, Monsieur, et vous voulez que je croie que vous m’aimez ?
MONSIEUR ROBINOT.
Il y a dans ces sortes d’affaires de certains délais auxquels il faut bien…
ANGÉLIQUE.
Les délais ne me conviennent point.
MONSIEUR ROBINOT.
Cela est admirable ! Oh bien, mignonne, on vient à bout de tout avec de l’argent, je m’en vais voir ce qui se peur faire, et je t’en viendrai dire des nouvelles. Ah ! L’heureux changement, l’heureux changement ! Adieu, ma poule.
SCÈNE XIX. Angélique, Claudine. §
CLAUDINE.
Le voilà presque aussi aise que moi.
ANGÉLIQUE.
À quoi je m’engage, et quelle résolution viens-je de prendre !
CLAUDINE.
Ah ! C’est lui, c’est ce Monsieur qui m’aime, et qui s’est habillé en Paysan pour me faire plaisir.
ANGÉLIQUE.
L’indigne Amant ! Je n’en puis plus douter, c’est un perfide.
SCÈNE XX. Éraste, Angélique, Claudine. §
ÉRASTE.
Charmante Angélique, je mourais d’impatience…
CLAUDINE.
Avez-vous vu ma mère, Monsieur ?
ÉRASTE.
Non, pas encore… La tante de Monsieur Robinot vous a-t-elle parlé d’un dessein…
CLAUDINE.
Mais dépêchez-vous donc de parler à ma mère, Monsieur, s’il vous plaît.
ÉRASTE.
Tout à l’heure. Vous ne me dites mot, me méconnaissez-vous, Angélique ? Je le pardonnerais à vos yeux : mais votre cœur devrait vous dire que sous cet habit de Paysan vous voyez le tendre, l’amoureux Éraste.
ANGÉLIQUE.
Ah, scélérat !
ÉRASTE.
Moi, scélérat, aimable Angélique !
CLAUDINE.
Mais qu’est-ce que c’est donc que ça, Monsieur, vous disiez que vous ne la verriez plus, et vous lui parlez plutôt qu’à moi ?
ANGÉLIQUE.
Cet habillement-là vous sied à merveille, et celle pour qui vous l’avez pris vous est bien redevable. Adieu, Monsieur.
ÉRASTE.
Je veux vous expliquer…
ANGÉLIQUE.
Ne me suivez pas.
ÉRASTE.
Voulez-vous ma mort ?
ANGÉLIQUE.
Non vraiment, vivez, Monsieur le Paysan, vivez pour votre aimable Paysanne, et jouissez avec elle…
ÉRASTE.
Quelle est votre erreur, Angélique ? Il faut vous dire…
CLAUDINE.
Elle est fâchée de ce que vous m’aimez, et elle va épouser Monsieur Robinot par dépit.
ÉRASTE.
Épouser Monsieur Robinot ?
ANGÉLIQUE.
Oui, traître, et mon plus grand chagrin, c’est que cela ne puisse pas t’en donner.
ÉRASTE.
Adorable Angélique, écoutez.
ANGÉLIQUE.
Ne me suivez pas, vous dis-je.
ÉRASTE.
Ah ! Je ne vous quitterai point, aimable Angélique, que je ne sois justifié du crime imaginaire que vous m’imputez.
SCÈNE XXI. Claudine, Mathurin. §
CLAUDINE.
Comme il court après, Mathurin, qu’est-ce que ça veut dire ?
MATHURIN.
Il y a morgué bian de la bizarrerie là-dedans.
CLAUDINE.
Je n’y comprends rien.
MATHURIN.
Je m’en vas te l’expliquer. Ce sont de drôles de parsonnes que ces gens de Paris.
CLAUDINE.
Comment ?
MATHURIN.
Quand ils sont Monsieux, ils courront les Paysannes ; s’habillont en Paysans, c’est aux Damoiselles qu’ils en voulont. Ils ne faisont jamais rian de ce qu’ils devont faire. Ha, ha, ha.
CLAUDINE.
Ah ! Mathurin, je crois que celui-ci s’est moqué de moi, mon pauvre Mathurin.
MATHURIN.
Oui da, oui da, ça se pourrait bian ; ils sont un tantinet gausseux ces drôles-là.
MATHURIN.
Oh ! Morgué non.
CLAUDINE.
Tu reviens si aisément quand on t’a donné quelque chagrin.
MATHURIN.
Ça est vrai, je n’ai point de fiel.
CLAUDINE.
Hé bien, touche donc là. Va, je t’aime mieux que personne.
MATHURIN.
Oh nanin, nanin, je ne te veux point faire pardre ta fortune.
CLAUDINE.
Je n’en veux point d’autre que la tienne.
CLAUDINE.
Bon, c’est encore un bon nigaud avec ses contes. Va ! Mathurin, je n’y serai plus attrapée.
MATHURIN.
Tu me le promets, au moins ?
CLAUDINE.
Oui, je te le promets.
MATHURIN.
Hé bian vela qui est fait, je te le pardonne. Stanpendant vois-tu, autant c’en serait si j’avions déjà été mari et femme ; t’étais folle de ly, et il n’en faut morgué pas plus que ça pour gâter un ménage.
CLAUDINE.
Tu as raison.
MATHURIN.
39C’est que, vois-tu, Claudeine, il est bon que tu saches ça. Il en est du ménage, vois-tu, comme d’une charrue, où sont attelés le mari et la femme ; tant qu’ils tiront tous deux de conçart, la charrue va bian : mais si la femme se met queuque fantaisie dans la çarvelle, le mari se chagraigne ; l’un tire à dia, l’autre à uriau : la charrue deviant mal attelée, et le ménage s’en va à tous les diables.
CLAUDINE.
Cela est fort bien dit, Mathurin. Que tu as d’esprit !
MATHURIN.
Oh ce n’est pas par l’esprit que je sais ça, c’est par l’expérience, et ma défunte, à moi, tirait à uriau tout autant que parsonne de sa sorte : mais, acoute donc, ne va pas faire de même.
CLAUDINE.
Non, non, va, ne crains rien.
MATHURIN.
Vela nos gens qui revenont, et qui ne querellont plus.
CLAUDINE.
C’est cette bonne Madame qui les as raccordés.
SCÈNE XXII. Madame Brillard, Angélique, Éraste, Mathurin, Claudine. §
ANGÉLIQUE.
Ne me trompez-vous point, Éraste ?
MADAME BRILLARD.
Non, je suis caution de sa sincérité.
ÉRASTE.
S’il vous en faut encore quelque autre, voilà Mathurin qui vous rendra compte…
MATHURIN.
Tout ce qu’il en faisait n’était que gausserie. Je sommes raccommodés moi et Claudeine.
CLAUDINE.
Oui ? C’est un plaisant visage, vraiment, d’avoir cru se moquer de moi, on donne bien là-dedans.
ANGÉLIQUE.
Ah ! Qu’ai-je fait, Éraste, vous n’étiez point coupable, vous m’aimez, et mon dépit m’a fait promettre à Monsieur Robinot de l’épouser dès aujourd’hui.
ÉRASTE.
Je dégagerai votre parole, avouez-moi de tout seulement, et consentez au dessein que l’on vous a dit.
ANGÉLIQUE.
M’en aller seule avec vous ? Prendre la fuite ?
MADAME BRILLARD.
Je vous accompagnerai moi, je servirai de chaperon, j’aime à voyager.
ANGÉLIQUE.
C’est une démarche si peu de mon goût.
MATHURIN.
Paix, voilà Monsieur Robinot.
ANGÉLIQUE.
Sa présence me détermine. Je ferai tout ce que vous voudrez, Éraste.
SCÈNE XXIII. Monsieur Robinot, Madame Brillard, Angélique, Éraste, Claudine, Mathurin. §
MONSIEUR ROBINOT.
Me voilà de retour, moutonne, et tu seras mariée dès ce soir, comme tu le souhaites.
ANGÉLIQUE.
Que cet espoir me flatte agréablement, Monsieur, et que je serai contente de ma destinée !
MONSIEUR ROBINOT.
La pauvre enfant, comme elle m’aime ! Vous voyez, ma tante ?
MADAME BRILLARD.
Cela est vrai, mon neveu, je le sais mieux que personne ?
MONSIEUR ROBINOT.
Qui est cet homme-là, Mathurin ? J’ai quelque idée de son visage.
MATHURIN.
La grande marveille ! Vous l’avez queuquefois vu ici peut être. C’est un de mes cousins d’auprès de Bourgenville, qui ayant ouï dire dans le Village qu’on disait qu’il y avait ici des Ménétriers…
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, j’ai donné ces ordres-là : y avez-vous songé, ma tante ?
MATHURIN.
Parguenne oui, c’est moi qui les ai avartis, et ils ne tarderont pas à venir… Hé bian l’ai-je dit ? Qui ne les voit, les entend, les vela eux-mêmes avec tout le Village.
MONSIEUR ROBINOT.
Ils viennent le plus à propos du monde, rangeons-nous, faisons-leur place. Ah, mignonne, je ne me sens pas de joie, et je vais cabrioler comme un jeune homme de quinze ans.
ANGÉLIQUE.
Ah, c’est assez chanter, danser, changeons d’amusement, Monsieur, je vous en prie.
MATHURIN.
Alle a raison, j’aime itou la divarsité, moi.
MONSIEUR ROBINOT.
Tout comme tu voudras, fanfan, tu n’as qu’à dire.
CLAUDINE.
45Oh, non, non, à Colin-Maillard : c’est un joli jeu que Colin-Maillard, n’est-ce pas, Monsieur ?
ANGÉLIQUE.
Ah, oui, j’aime le Colin-Maillard à la folie.
MONSIEUR ROBINOT.
Ah ! Fi, je ne le puis souffrir, moi. Dispensez-moi, mignonne…
ANGÉLIQUE.
Oh, non, Monsieur, vous y jouerez : cela serait beau vraiment, qu’au moment de ce qui va se faire vous manquassiez de complaisance !
MONSIEUR ROBINOT.
Mais c’est que…
CLAUDINE.
Allez, allez, Monsieur, ne craignez rien, Il n’y a point de Monsieur dans le cabinet.
MONSIEUR ROBINOT.
Et dans la grande huche, n’y est-il point encore Blaise ?
MATHURIN.
Hem, plaît-il, qu’est-ce que vous dites de Blaise ?
CLAUDINE.
Il dit qu’il fera tout ce qu’on voudra, qu’il en est bien aise. Çà, çà, allons vite, au doigt mouillé, voyons qui le sera.
ANGÉLIQUE.
Donne, donne-moi que je tire la première.
CLAUDINE.
Non pas, s’il vous plaît, c’est au maître du logis que l’honneur appartient, et il est bon qu’une femme s’accoutume de bonne heure à porter respect à sa personne. Allons, Monsieur.
MONSIEUR ROBINOT.
Allons, je le veux bien, voyons. Claudine est fille d’ordre.
CLAUDINE.
Et vous êtes Colin-Maillard, Monsieur. Tiens, Mathurin, voilà un mouchoir blanc, bouche-lui bien les yeux.
MONSIEUR ROBINOT.
Le sort tombe toujours sur moi, cela est étrange.
MATHURIN.
Oui, mais stanpendant que je jouerons, que les ménétriers jouiont itou, et poursuivons de nous divartir, ça n’en sera que mieux. On ne prendra pas sti qui chante.
SCÈNE XXIV. Monsieur Robinot, Le Bailli, Mathurin, Claudine. §
LE BAILLI.
Ah, ah ! Qu’est-ce que ceci ? Fort bien, je suis bien aise de voir ainsi tout le Village en joie à la veille d’une noce.
MONSIEUR ROBINOT.
Ah parbleu, je tiens quelqu’un pour le coup, il ne m’échappera pas. C’est un homme justement, oui, c’est Mathurin.
LE BAILLI.
Non, c’est moi, cousin ; je ne suis pas du jeu, mais il n’importe.
MATHURIN.
Oh parguenne, Monsieur, vous êtes pris pour dupe, vous croyais me tenir : allons, allons rebouchez-vous les yeux.
MONSIEUR ROBINOT.
Non, voilà qui est fini, je ne saurais plus jouer, cela m’étouffe ; continuez vous autres. Hé bien, cousin ?
LE BAILLI.
J’ai votre affaire toute prête dans ma poche, le Contrat tout dressé, il n’y a qu’à le signer.
MONSIEUR ROBINOT.
Oui, c’est bien dit, signons. Je n’ai jamais rien fait avec tant de joie. Allons, mignonne… Comment donc, où est Angélique ?
MATHURIN.
Pargué, Monsieur, pendant que je jouons à Colin-Maillard, je crois qu’alle est allé jouer à la cleumisette.
MONSIEUR ROBINOT.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
MATHURIN.
Vous apportez le Contrat trop tard, Monsieur le Bailli, la mariée est partie.
MONSIEUR ROBINOT.
Angélique partie ?
CLAUDINE.
Oui, vela Madame votre tante et le cousin de Bourgenville qui l’emmenont ; ils l’avons enrôlée, et ils disont que c’est une recrue pour un Capitaine.
MONSIEUR ROBINOT.
Pour un Capitaine ?
CLAUDINE.
C’est ce Monsieur du cabinet d’hier au soir.
MONSIEUR ROBINOT.
Ah, je suis trahi, je suis assassiné !
CLAUDINE.
Vous n’êtes pas heureux à Colin-Maillard, n’y jouez plus.
MONSIEUR ROBINOT.
Vous étiez tous de concert, vous êtes des coquins, des canailles. Allons, cousin, ils ne peuvent être loin ; courons après ; et si je les attrape, je ferai tout pendre, et ma tante et Angélique même.
SCÈNE XXV. Claudine, Mathurin, et les Acteurs du divertissement. §
MATHURIN.
Oh palsanguenne, il aura biau courir, il ne fera pendre parsonne. Allons, enfants, les Ménétriers sont payés ; pendant qu’il courra, que chacun se prenne par la main, et achevons notre Branle. Je ne craignons plus le Capitaine, vela une bonne épeine hors de mon pied : touche-là Claudeine.