M. DCC. XCIII
Par Dancourt
PRIVILÈGE DU ROI §
Louis, Par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : À nos amés et féaux Conseillers, les gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand-Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, et autres nos Justiciers qu’il appartiendra : SALUT. Notre amé Jean-Luc Nyon fils, Libraire à Paris, Ancien adjoint de sa Communauté, Nous a fait exposer qu’il désirait faire imprimer et donner au Public des Ouvrages qui ont pour titres : uvres de Regnard, de Dancourt et de Baron ; s’il Nous plaisait lui accorder nos Lettres de Permission pour ce nécessaires. À CES CAUSES, Voulant favorablement traiter l’Exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer lesdits Ouvrages, autant de fois que bon lui semblera, et de les vendre, faire vendre et débiter par tout notre Royaume, pendant le temps de trois années consécutives à compter du jour de la date des Présentes. Faisons défenses à tous Imprimeurs, Libraires, et autres personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance. À la charge que ces présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, dans trois mois de la date d’icelles : que l’impression desdits Ouvrages sera faite dans notre Royaume, et non ailleurs, en bon papier et bons caractères, conformément à la feuille imprimée, attachée pour modèle sous le contrescel des Présentes ; que l’Imprimeur sr conformera en tout aux Règlements de la Librairie, et notamment à celui du 20 Avril 1725 ; qu’avant de les exposer en vente, les Manuscrits qui auront servi de copie à l’impression des dits Ouvrages, seront remis dans le même état où l’approbation y aura été donnée, ès mains de notre très cher et féal Chevalier, Chancelier de France, et qu’il en sera ensuite remis deux Exemplaires de chacun dans notre bibliothèque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans celle de notre très cher et féal Chevalier, Chancelier de France, le Sieur DE LAMOIGNON, le tout à peine de nullité des Présentes. Du contenu desquelles Vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit Exposant, et ses ayant causes, pleinement et paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble et empêchement. Voulons qu’à la copie des Présentes, qui sera imprimée tout au long, au commencement ou à la fin desdits Ouvrages, foi soit ajoutée comme à l’original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent, sur ce requis, de faire, pour l’exécution d’icelles, tous Actes requis et nécessaires, sans demander autre permission, et nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, et lettres à ce contraires. CAR tel est notre plaisir. Donné à Versailles, le deuxième jour du mois de Mars, l’an de grâce mil sept cent cinquante-huit, et de notre Règne le quarante troisième. Par le Roi, en son Conseil.
Signé, LEBÈGUE.
J’ai cédé à Madame Veuve Gandouin et Compagnie, les droits qu’ils ont dans la présente Permission, pour en jouir chacun suivant leurs parts et portions.
À Paris, le 6 Mars 1758.
NYON.
Registré, ensemble la Cession, sur le Registre XIV de la Chambre Royale des Libraires et Imprimeurs de Paris, N°.309, fol. 180, conformément aux anciens Règlements, confirmés par celui du 28 février 1723.
À Paris, le 7 Mars 1758.
P. G. LEMERCIER, Syndic.
APPROBATION. §
J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Chancelier, les uvres de Regnard, de Baron, et de Dancourt, et je crois que cette nouvelle Édition sera bien reçue du Public.
À Paris, ce 22 Décembre 1717.
GIBERT.
AVIS. §
Je hasarde de donner au public cette petite comédie, que Messieurs les Comédiens du Roi ont négligé de représenter, quoiqu’ils l’eussent annoncée, mise dans leurs affiches, et répétée même. Ils croient avoir eu pour cela de bonnes raisons : ce n’est point à moi de les déduire, ni de les combattre, encore moins de les justifier, et il ne me siérait pas bien d’être leur apologiste. La lecture de cet ouvrage, qui ne doit être regardé que comme un Vaudeville, fera connaître si le mépris qu’ils en ont paru faire, comme de la "Métempsycose des Amours", a été bien ou mal fondé ; je me flatte que malgré les sages et solides décisions de leur savante Compagnie, il sera reçu favorablement, et qu’on ne me saura pas mauvais gré d’en avoir souffert l’impression.
ACTEURS. §
- BELISE, Bourgeoise, Joueuse.
- CELIDE, Fille de Bélise.
- BARTOLIN, Avocat, Frère de Bélise.
- MARTON, Servante de Bélise.
- VALÈRE, Amant de Célide.
- FRONTIN, Valet de Valère.
- GARBATACASE, Joueur adroit.
- LA COMTESSE, Joueuse.
- LA MARQUISE, Joueuse.
- L’INTENDANTE, Joueuse.
- CLITANDRE.
- ÉRASTE.
- LE MARQUIS.
- LE CAISSIER.
- JASMIN.
- TROUPE DE MASQUES et DE MUSICIENS.
ACTE UNIQUE §
SCÈNE I. Marton, Bartolin. §
MARTON.
Hé ! Que diantre venez-vous faire ici, Monsieur ? Vous aimez bien à prendre un peine inutile, et à persécuter Madame votre sœur infructueusement.
BARTOLIN.
C’est une extravagante, que je rendrai raisonnable malgré elle.
MARTON.
Elle a les mêmes desseins pour vous, et vous ne réussirez ni l’un ni l’autre.
BARTOLIN.
Madame la soubrette ?
MARTON.
Oh ! Doucement, s’il vous plaît, Monsieur Bartolin ; les soubrettes comme moi ne sont pas faites pour être traitées irrespectueusement, et nous sommes en train de faire une fortune, qui mettra quelque différence entre vous et moi.
BARTOLIN.
La pauvre créature devient aussi folle que sa Maîtresse !
MARTON.
Pauvre créature ! Voilà de plaisants termes.
BARTOLIN.
Écoutez, Mademoiselle Marton, je vous prie de tâcher de rappeler un peu cette lueur de bon sens et de raison que je vous ai connue, et de me dire de bonne foi où vous prétendez que tout ceci vous mène.
MARTON.
Ma foi, Monsieur, s’il vous faut parler franchement, je n’en sais rien : tout ce que je puis vous dire, c’est que nous menons une vie assez joyeuse, grande chère, bon équipage. Madame votre sœur, qui n’était que Lingère, s’appelle aujourd’hui Madame la Baronne, dans l’espérance de la devenir.
BARTOLIN.
Elle Baronne ! Et comment la deviendra-elle ?
MARTON.
En épousant un Baron, et un Baron de conséquence encore, un homme de distinction.
BARTOLIN.
Oui, quelque joueur distingué par ses friponneries ?
MARTON.
Non, Monsieur, un homme de qualité, un Gentilhomme étranger qui fait ici les affaires de je ne sais combien de petits Seigneurs ; c’est lui qui fait toutes leurs provisions : qui leur achètent des draps, des étoffes, des habites, et qui leur envoie toutes les modes nouvelles dès qu’elles commencent à vieillir. Oh ! Il est chargé de grandes affaires : c’est un homme qui a des correspondances par toute l’Europe. Si vous étiez d’humeur à vous prêter aux vues que nous avons, on vous ferait l’Agent de ces Seigneurs-là, et ce serait un poste qui vous mènerait loin.
BARTOLIN.
Tu te moques de moi, je pense. Plaisant emploi ! Est-il possible que ma sœur, qui avait autrefois de l’esprit, se repaisse ainsi de visions chimériques, et qu’elle ait quitté son négoce pour se livrer à un ridicule
MARTON.
Il n’y a point de ridicule dans ce qu’elle fait, c’est une femme qui a des vues solides. La voici, parlez-lui avec douceur, elle vous rendra raison de sa conduite ; et je suis presque sûre qu’elle vous persuadera de l’imiter.
BARTOLIN.
Le Ciel m’en préserve ! Je suis bien éloigné de penser comme elle.
SCÈNE II. Bélise, Marton, Bartolin. §
BELISE.
Ah, ah ! C’est vous, Monsieur mon frère ? Venez-vous ici pour moraliser, pour me quereller : pour invectiver bourgeoisement contre mes manières ? Si c’est là votre dessein, faites votre visite courte ; ou si vous êtes raisonnable, soupez avec moi, passez-y la soirée, et vous connaîtrez par vous-même la prudence de mes allures, et l’élévation de mon génie.
BARTOLIN.
Oui, Madame ma sœur, je veux bien souper avec vous.
BELISE.
Vous prenez le bon parti, nous aurons aujourd’hui grosse partie de jeu, Concert, Bal toute la nuit ; et vous y verrez un cercle de Dames qui ne sont pas indifférentes. Marton, dites à un garçon de la chambre de dire à mon Maître d’Hôtel qu’on nous fasse bonne chère.
MARTON.
Oui, Madame.
BELISE.
Que le Boursier ait soin d’envoyer des imprimés circulaires à huit ou dix Joueurs de distinction.
MARTON.
Oui, Madame.
BELISE.
1 2Les Dames sont priées : qu’on mette au bas de chaque lettre, par apostille, que le rôt sera de chez la Guerbois, le vin de Darboulin, le fruit, de la rue des Lombards ; et que j’essaie un nouveau cuisinier dont les ragoûts seront autant de chefs-d’œuvre.
MARTON.
Je vais faire exécuter tout cela moi-même à la lettre.
BELISE.
Voilà une fille tout-à-fait entendue.
SCÈNE III. Bélise, Bartolin. §
BARTOLIN.
Ma foi, ma chère sœur, vous devenez tout-à-fait folle.
BELISE.
Qu’est-ce à dire, Monsieur Bartolin ?
BARTOLIN.
Là, parlons doucement. Vous êtes veuve d’un riche Marchand qui vous a laissé plus de trente mille écus de bons effets et une fille unique ; il ne tenait qu’à vous de faire valoir les uns dans votre commerce, et de marier la fille avantageusement pour vous et pour elle, puisque Valère qui a plus de vingt-cinq mille livres de rente, vous a fait offrir par son oncle de la prendre sans aucune dot. Vous négligez une occasion si favorable.
BELISE.
Pour m’en assurer une meilleure.
BARTOLIN.
Vous quittez votre magasin.
BELISE.
Pour prendre un Hôtel, le troc n’est pas si mauvais que vous vous l’imaginez, Monsieur.
BARTOLIN.
Il est extravagant, Madame la Marchande ; l’Hôtel vous ruinera, et le magasin aurait continué de vous enrichir.
BELISE.
Le magasin m’aurait ruiné, le jeu fera ma fortune et la vôtre, si vous le voulez ; il n’y rien aujourd’hui de plus solide que le produit du Lansquenet et du Pharaon.
BARTOLIN.
Quelle solidité ! Les jeux seront défendus demain, aujourd’hui peut-être, il ne vous restera que la honte d’avoir entrepris une chose que tous vos amis, vos parents, et votre fille-même seront en droit de vous reprocher éternellement.
BELISE.
En vérité, Monsieur mon frère, vous avez bonne grâce de me tenir un pareil discours dans le cas où vous êtes. Je quitte mon magasin pour donner à jouer, vous avez quitté votre Étude pour devenir Agioteur ; vous croyez faire votre fortune avec du papier ; moi, je compte de faire la mienne avec des cartes.
BARTOLIN.
L’événement vous corrigera de cette espérance, mais il vous corrigera trop tard.
BELISE.
Je pense plus mal de vous encore, et je vous crois incorrigible, c’est une étrange passion que l’avarice.
BARTOLIN.
C’en est une abominable que celle du jeu.
BELISE.
Oui, quand on hasarde en louant. Mais cent écus par jour sont bons à prendre, Monsieur mon frère, et il n’y a point de magasin ni d’agiotage qui vaille cela
BARTOLIN.
Vous n’en avez guère de reste au bout de l’année ?
BELISE.
Et qu’importe, je fais figure, je vis, je me réjouis, les dupes paient tout, mon fond ne s’altère point. Il n’y a que les sots qui vivent de leurs rentes, les habiles gens vivent de celles d’autrui. Quand vous saurez mes raisons, peut-être ne vous paraîtrai-je pas si condamnable.
BARTOLIN.
Expliquez-les-moi donc, je vous prie, et nous verrons
BELISE.
3Cela serait trop long à déduire, elles s’éclaireront d’elles-mêmes, mais voici Monsieur le Baron de Garbatacase.
BARTOLIN.
Qu’est-ce que ce Monsieur le Baron ? Serait-ce ce gentilhomme étranger ?
BELISE.
C’est lui-même, il est assez bien fait, comme vous voyez.
BARTOLIN.
Oui, mais il porte une vilaine balafre sur le visage.
BELISE.
4C’est une blessure qu’il a reçue l’année dernière du siège de Corfou. C’est un homme de guerre et de cabinet, prenez bien garde à ne lui pas manquer de respect, au moins.
BARTOLIN.
Sa physionomie n’en imprime guère, et c’est encore, je crois, plus qu’il n’en mérite.
SCÈNE IV. Le Baron de Garbatacase, Bélise, Bartolin. §
GARBATACASE.
Bondi, Madame, bondi, comé se porta vo signorie ?
BELISE.
Fort à votre service, Monsieur le Baron, voilà mon frère que je vous présente.
GARBATACASE.
Vostro fratello, Madame.
BELISE.
Si, Signor : il aura l’honneur de souper avec nous.
GARBATACASE.
Ah ! Veramente mi fara un grand piacer, son schiavo hiumilissimo de sua persona et toute la familia, bella prestanza d’home, phisionomia gratiosa, Monsou e aparamenté un home de robe, un Conseiller de la Cita ou de la Province.
BARTOLIN.
Ni l’un, ni l’autre, Monsieur, je vis de mon bien.
GARBATACASE.
Ah ! Quel gousto, quel bel métier dy far niente ! Sarai ben contento d’effer comé vo Signoria mon cher Mousou : ma jai tanté cosé à far, de cosi grandés occupations qué non o casi pas il tempo de magniar, de bévir, de dormir, et de vivre à parlar propriamenté.
BARTOLIN.
J’entends, Monsieur, j’entends, vous n’avez quasi le temps que de jouer, n’est-ce pas ?
GARBATACASE.
É la verità : mà je ne joue que par complaisance, je suis né per la societa, per far plaisir à tout il mondo, per occupar les fénéans de qualità, les oisifs de la bourgeoisie, et les Dames sur tout, sono piou a ellé qu’à moi-même.
BARTOLIN.
Cela est tout-à fait louable. Voilà un maître fripon, si je ne me trompe.
BELISE.
Je vous l’avais bien dit, mon frère, que Monsieur était un homme de grand mérite.
GARBATACASE.
My fatté rougir doui, Madama sempré gratiosa, sempré obligeante : ma vi diro que sta matina o intéso una cosa qui mi fa péna.
BELISE.
Vous avez entendu quelque chose qui vous fait peine.
GARBATACASE.
Si Signora.
BELISE.
Et que pourrait-ce être ?
GARBATACASE.
5 6Si dicé nel la cità qué lés jeux dy hasard le lansquenet, le Pharaon, la Bassette seront défendous.
BARTOLIN.
Je vous le disais tout à l’heure, ma sœur.
BELISE.
Voilà une très fâcheuse nouvelle.
GARBATACASE.
Si si Signorà per populo, per la canailla, ma non per mi qui suis un home de distinction, un home de permission, les défenses ne sont pas faites pour les personnes qui savent se permette-ré-tout.
BELISE.
Non, non assurément, cela ne vous regarde pas.
GARBATACASE.
Je suis tranquille là-dessus, et je vas en attendant la partie, travailler al mié despêches ; mà si pourtant il arriva quelque difficultà, que j’en sois averti, Madama, il ne faut pas se laisser surprendre. Adio Signor, Adieu, Adieu, Madama.
SCÈNE V. Bélise, Bartolin. §
BARTOLIN.
Monsieur le Baron de Garbatacase n’est pas si sûr de son fait qu’il veut le paraître, ma sœur, je crains les suites de votre société.
BELISE.
Vous êtes un pauvre homme, mon frère.
SCÈNE VI. Bélise, Marton, Bartolin. §
MARTON.
Vos ordres sont donnés, Madame, vous ferez grande chère, et vous aurez bonne compagnie ; mais on vient de me donner là-bas un papier qui troublera la fête peut-être.
BELISE.
Qu’est-ce que c’est que ce papier ?
MARTON.
Du griffonnage, Madame : Quelque bagatelle apparemment, car cela est fort mal écrit. L’homme qui l’a apporté, a dit seulement que c’était une Lettre de Change de mille écus, je pense, que l’on tirait sur vous et sur M. le Baron, pour avoir donné à jouer sans permission ; et que si vous continuiez, on continuerait à en tirer d’autres à mesure qu’on le trouverait à propos ; que ces Lettres de change-là étaient payables à vue par provision, et qu’on nous mettrait au Châtelet faute de paiement.
BARTOLIN.
Voilà justement ce que j’avais prévu.
BELISE.
Voyez un peu ce que c’est que ce papier, Monsieur Bartolin.
BARTOLIN.
Et c’est, c’est une bonne amende de mille écus, à quoi vous êtes solidairement condamnée avec votre Monsieur le Baron.
BELISE.
Le Baron condamné à l’amende, il ne la paiera point.
BARTOLIN.
Oh ! Pour cela je n’en doute point, et vous pourrez bien la payer toute seule.
MARTON.
Voilà une belle occasion, Monsieur.
BELISE.
Oui, voyez un peu ce qu’il y a à faire à cela, mon frère : pour moi, je vais avertir Monsieur le Baron, afin qu’il prenne ses mesures, et qu’il soutienne avec vigueur l’incontestabilité des droits qu’il a.
SCÈNE VII. Bartolin, Marton. §
BARTOLIN.
Allez, ma sœur, il les soutiendra mal, sue ma parole. Hé bien, Lisette, voilà ta prétendue fortune un peu dérangée, à ce qu’il me semble ; et si ma sœur est bien conseillée, tu retourneras au Magasin, ou à la Boutique.
MARTON.
Elle aura bien de la peine à quitter un Hôtel pour reprendre son enseigne de la Picarde. Pour moi, mon parti est pris, cela ne me gênera point, et j’aime encore mieux la Boutique que le Châtelet.
BARTOLIN.
Tu as de fort bon sens.
MARTON.
7Franchement, Monsieur, je n’ai jamais guère donné dans tout cela, mais j’y trouvais mon compte : il y a plus de fatigue à remuer des paquets de toile, que des sixains de cartes, et cela faisait que je m’accommodais facilement au goût de Madame.
BARTOLIN.
Il faut cependant ; autant qu’il se pourra, prévenir, ou arrêter, la suite de ces procédures. Je vais tâcher d’y donner ordre ?
SCÈNE VIII. §
MARTON, seule.
Je ne sais ce que cela veut dire, mais je ne suis point trop fâchée de cet inconvénient. Madame en enragera, mais Mademoiselle sa fille en sera charmée. La voici, prenons ouvertement ses intérêts, et travaillons de concert avec elle pour faire réussir son mariage avec Valère.
SCÈNE IX. Célide, Marton. §
CELIDE.
Ah ! Ma chère Marton, que je suis ravie.
MARTON.
Hé ! De quoi donc, Mademoiselle ?
CELIDE.
De ce que je viens d’apprendre. Les Jeux sont défendus, ma chère enfant : on dit qu’on ne parle d’autre chose dans tout Paris, et je voudrais de tout mon cœur, je te l’avoue, que cette nouvelle fût bien confirmée.
MARTON.
Elle ne l’est que trop, et l’on vient d’en donner avis à Madame votre mère en papier timbré.
CELIDE.
Je ne me sens pas de joie, ma pauvre Marton.
MARTON.
Je suis assez comme vous, mais je n’oserais le témoigner à Madame.
CELIDE.
Le jeu ne me déplairait peut-être point si fort, si l’on jouait ailleurs que chez ma mère ; mais que cette maison sois une Académie ouverte à toutes sortes de gens, que tout ce qu’il y a de fainéants et d’extravagants, pour ne rien dire de plus fâcheux, soient les bienvenus dans ce logis ; que dans mon cabinet, à ma toilette même, je sois éternellement obsédée de mille figures désagréables, à qui je n’ose dire vous me fatiguez, parce que ce sont des dupes qui perdent sottement leur argent avec ma mère : en vérité, c’est un supplice dont je serai bien aise d’être débarrassée.
MARTON.
Valère vous en débarrassera, c’est un fort joli homme, Mademoiselle ; et il faut qu’il vous aime bien tendrement pour ne s’être point rebuté du parti qu’avait pris Madame votre mère, et du refus qu’elle fît à la personne qui vous demanda pour lui il y a quelques jours.
CELIDE.
Je ne sais : mais il me semble que dans l’état où sont les choses, si la nouvelle est bien vraie, il devait être le premier à m’en informer, et ne pas tant attendre à se rendre ici.
MARTON.
Nous l’y verrons bientôt, sur ma parole, Monsieur votre oncle, qui sort dans le moment, et qui a bon esprit, n’aura pas manqué de passer chez lui, il est dans ses intérêts, et le regarde déjà comme son neveu.
CELIDE.
Le voici, ma chère Marton.
MARTON.
Ne vous disais-je pas bien, qu’il ne tarderait pas à venir.
SCÈNE X. Valère, Célide, Marton. §
VALÈRE.
Hé bien ! Adorable Célide, puis-je espérer que le changement dont on parle aujourd’hui dans Paris, fera changer en ma faveur l’esprit et le cœur de Madame votre mère ? Et croyez-vous qu’elle me pardonne à présent de n’être pas joueur de profession ?
CELIDE.
Je ne sais qu’en penser, Valère.
MARTON.
Oh ! Je n’en doute point du tout, moi ; la déroute des Jeux vous donne beau jeu à vous, et Madame ne saurait plus condamner vos sentiments, puisque les voilà justifiés par Arrêt.
CELIDE.
Je vous réponds de mon cœur, Valère ; mais je ne vous réponds pas de ma mère ; je vous ai déjà dit les raisons qui jusqu’ici, je crois, l’ont rendue contraire à notre engagement. Elle m’a parlé tant de fois, et si avantageusement, d’un certain neveu du Baron.
MARTON.
Qui ! Ce petit freluquet qui se fait appeler Monsieur le Comte ?
CELIDE.
De lui-même, Marton, je la soupçonne de m’avoir destinée pour lui, dans la pensée qu’il est homme de grosse condition, et dans l’espérance d’une fortune considérable que son oncle et lui doivent faire au jeu.
VALÈRE.
8Ce sont deux aventuriers tombés des nues, des Chevaliers de l’industrie, que l’on ne connaît que par le jeu, et qui ne subsistent que par-là comme mille autres de leur caractère.
MARTON.
Voilà bien des Chevaliers à l’Hôpital. Que de banqueroutes ! Mais laissons-là les réflexions, s’il vous plaît, et songeons sérieusement aux moyens de tirer Madame votre mère de l’entêtement qu’elle a pour l’oncle et pour le neveu.
VALÈRE.
Cela ne sera peut-être pas tout à fait impossible ; j’ai depuis quelques jours à mon service un maître fripon, que je crois reconnaître ; il ne s’est point fait mon valet sans quelque dessein, et il pourrait bien nous être utile dans cette affaire.
MARTON.
Le voici qui vient tout à propos, comme si vous l’aviez mandé.
SCÈNE XI. Valère, Célide, Frontin, Marton. §
VALÈRE.
Oh çà, Frontin, il faut me rendre un service, mon ami.
FRONTIN.
Fort volontiers, je suis tout à vous. Depuis le peu de temps que j’ai l’honneur de vous servir, je vous ai pris en affection, je suis fort content de vous ; expliquez-moi votre affaire, que je vois si elle n’est point trop difficile, et si je me ferai prier ou non.
CELIDE.
Ah ! Mon pauvre garçon, tâche à suivre ce qu’on te dira, et sois assuré d’une parfaite reconnaissance.
FRONTIN.
Voilà de douces paroles qui me disposent.
CELIDE.
Et voilà vingt pistoles dans ma bourse qui te détermineront peut-être.
FRONTIN.
Votre affaire ira bien, voilà un heureux présage.
VALÈRE.
Oh ! Ce n’est point l’argent qui le gouverne, vous ne le connaissez pas si bien que moi, Madame, et il ne tient qu’à lui d’en avoir autant qu’homme de France.
VALÈRE.
Demandez-lui si je me trompe.
FRONTIN.
Monsieur
VALÈRE.
Hé ! Allons, allons, parlons franchement mon ami : je suis bon Prince, comme tu vois, je me connais en gens, et toute ta science ne se borne point à bien faire un message, à savoir peigner une perruque. Hé ! Plaît-il ? Qu’en penses-tu, Marton ?
MARTON.
Je lui trouve quelque chose de grand, quelque chose d’illustre dans la physionomie.
FRONTIN.
Ma physionomie est fort heureuse. J’enrage, me voilà découvert.
VALÈRE.
Nous nous sommes vus quelque part, assurément, rappelle un peu tes idées, je suis sûr des miennes, moi. Tu ne te nommais pas Frontin, dans ce temps-là ; tu es un adroit, un virtuose.
FRONTIN, à part.
Tout est perdu Monsieur, je ne me remets pas
MARTON.
Hé ! Mort de ma vie, tu fais bien des façons pour avouer la chose. Est-ce un si grand crime que l’industrie ? Et n’y a-t-il pas aujourd’hui mille honnêtes gens qui s’en mêlent ?
FRONTIN.
10Hé bien, Monsieur, puisqu’il faut vous dire les choses, je vous avoue ingénument que je me suis autrefois mêlé de quelques petites bagatelles, mais je vous assure que j’ai tout oublié : je ne vous conseille pas de jouer de moitié avec moi, je vous ferais perdre infailliblement, Mademoiselle
VALÈRE.
Non, non, garde la bourse, on ne te l’a pas donnée pour être de moitié ; c’est déjà quelque chose, de t’être autrefois mêlé de la bagatelle, et il n’est pas que tu n’en saches assez pour ce qu’il nous faut.
FRONTIN.
Puisque vous devinez si bien les choses, Monsieur, je ne vous nierai point quelques-unes de ces petites bagatelles : quelques Décrets mal purgés, quelques petites bouderies que la Justice et moi nous avons eues ensemble, m’ont fait résoudre à me cacher sous l’habit de domestique auprès quelque honnête personne, qui eût soin de moi, et qui m’honorât de sa protection, en cas de besoin.
VALÈRE.
Tu peux t’assurer de tout cela, si tu me sers sans me trahir. Ne connais-tu point un certain Baron de Garbatacase, par hasard ? Les illustres de même métier se connaissent ordinairement.
FRONTIN.
Le Baron de Garbatacase ! Je ne me remets point cela.
VALÈRE.
Rêve un peu, tâche à rappeler ta mémoire, c’est le meilleur de tes amis, peut-être.
CELIDE.
Vous rêvez, Valère, de vous imaginer que ce Baron-là soit de la connaissance et des amis de votre valet.
VALÈRE.
Non, non, cette pensée n’est pas sans fondement, et je vous réponds qu’il n’y a pas deux ans que Frontin était un homme autant d’importance, que le personnage à qui nous avons affaire.
FRONTIN.
Ah ! Monsieur, c’est à Lyon que vous m’avez vu sans doute ; car je n’ai presque fait jamais l’homme de qualité que dans cette Ville-là.
VALÈRE.
Que vous disais-je ? Hé bien ! Crois-tu connaître celui que je t’ai nommé ?
FRONTIN.
11Ce nom-là, Monsieur, a assez de l’air de quelques-unes de nos Seigneuries Ultramontaines. Il y a beaucoup de Commanderies de notre Ordre du côté des Alpes ; mais il me semble que je n’ai pas encore ouï parler de ce Seigneur-là.
MARTON.
Il faudrait lui faire voir les gens en question ; il connaîtra quelqu’un d’eux, peut-être.
FRONTIN.
12Hom. Je pourrais bien les voir sans les connaître, car nous changeons de personnage dans le monde. Tantôt on est Marquis, tantôt Chevalier, puis Marchand, Abbé quelquefois, Financier souvent ; dans la dernière affaire qui m’est arrivée, je passais pour un Procureur, le croiriez-vous ?
MARTON.
Tu étais un fripon bien mal déguisé.
VALÈRE.
Çà voyons, comment ferons-nous ?
FRONTIN.
Si vous pouviez me faire jouer avec votre homme, ne fut-ce que quelques parties de Piquet seulement, pour peu que nous travaillions ensemble tête à tête, je vous dirai bientôt de quoi il est capable, de quelle école il est sorti, et en quoi il excelle, et quelque chose de plus encore, peut-être.
VALÈRE.
Me réponds-tu de cela ?
FRONTIN.
13Oui morbleu, je vous en réponds, nous nous connaissons en habiles joueurs, mieux que les brocanteurs ne se connaissent en tableaux.
MARTON.
Quelle perfection ! Cela est admirable.
VALÈRE.
Viens, suis-moi, tu prendras celui de mes habits qui te conviendra le mieux, et nous concerterons ensemble les moyens de te mettre aux prises avec le Baron.
CELIDE.
Le voici, je pense, avec ma mère.
VALÈRE, à Frontin.
Ne le reconnais-tu point, dis ?
FRONTIN.
Et comment diantre le reconnaître, il n’a que la moitié de son visage.
VALÈRE.
Ne perdons point de temps, songeons à notre affaire.
SCÈNE XII. Bélise, Garbatacase, Marton. §
BELISE.
Voilà, Monsieur le Baron, la situation où sont les choses
GARBATACASE.
No é bonà stà scituationé, ma bisogna pillar un poco di patience, et di veder le cours des affaires.
BELISE.
Oui, mais ces affaires-là vont vite, à ce que dit Monsieur Bartolin.
MARTON.
Et quand on s’amuse à les voir courir, elles attrapent les regardants quelquefois.
BELISE.
Croyez-moi, Monsieur, ne négligez rien ; représentez vos droits, faites-les valoir.
GARBATACASE.
No é tempo encorà, Madame, non é rempo ; é pericoloso di commettersi, la politica est le parti qu’un galant homme deve prendre, con la joustitia.
MARTON.
Mais la jousticia, elle n’a point de politicà, Monsieur, è une brutale qui va toujours son train.
GARBATACASE.
Qué faté a questo ? Quelle manière de si far jousticià de la joustitià habbi sempré la spadà a la mano, lasciamo far al tempo.
BELISE.
Oui, mais ces lettres de change de mille écus, que l’on tire sur vous et sur moi, et qui sont payables à vue ?
GARBATACASE.
Pagar Signora, pagar, nô fare rebellion ; al contrario de la politessà de l’accortise vi prometto que quel argent ritornera con l’usura.
BELISE.
Je n’y vois guère d’apparence.
GARBATACASE.
Si mutarono li tempi, et si la persécution persevera faremo viagi, andaremo tutti in Angliterrà.
BELISE.
En Angleterre, Monsieur.
GARBATACASE.
Si Signora, e païs excellente per la residenza.
BELISE.
Je n’en serais pas fâchée, je suis assez dans le goût des voyages. Vous viendrez avec nous, ma fille.
CELIDE.
Vous êtes la maîtresse, Madame.
MARTON.
Le joli pèlerinage.
GARBATACASE.
E à proposito, in queste conjonturé, di pillar di précaution, me ne vo cercar un Banquier, Per far passar la mer à mes fonds, li viagio si fara sur le vostri, madame, et les comptes si farono quando sarémo arrivari à Londres.
MARTON.
Adio, adunqué, signor bon viaggio.
SCÈNE XIII. Bélise, Célide, Marton. §
BELISE.
Hé bien, ma fille, voilà un terrible coup, à quoi je ne m’attendais guères, tout est perdu ; voilà notre fortune ruinée, ma chère enfant !
CELIDE.
Comment donc, Madame ?
BELISE.
Heureusement il nous reste la ressource des voyages, comme Monsieur le Baron l’a parfaitement imaginée.
MARTON.
C’est un homme de bon esprit, il en a jusqu’au bout des doigts.
CELIDE.
Voilà de terribles ressources, Madame, et je vous avoue qu’elles me font trembler.
BELISE.
Et pourquoi donc, Mademoiselle ? Rien ne forme tant les jeunes personnes que les voyages.
MARTON.
Assurément ; ne vous mènerez-vous point faire une petite campagne en Hongrie ?
BELISE.
Pourquoi non ; s’il y avait de l’argent à gagner ? Nous irons d’abord en Angleterre, ma fille.
CELIDE.
En Angleterre, Madame ?
MARTON.
Passer la mer comme des hirondelles ?
CELIDE.
Mais, avez-vous bien songé, Madame ?
BELISE.
Ces choses-là n’ont pas besoin de réflexions, et j’ai ouï dire toute ma vie que l’Angleterre était au Pérou pour un habile joueur, comme Monsieur le Baron, la plupart de ces Milords ne savent que faire de leur argent.
CELIDE.
Ah ! Juste Ciel ! Que je suis malheureuse ?
BELISE.
Quand nous aurons épuisé l’Angleterre, nous passerons en Hollande, il y a encore de bonnes bourses en ce pays-là.
MARTON.
Assurément ; et si vous ruinez la Hollande, je vous conseille de ne pas aller plus loin, et de revenir à Paris tout au plus vite.
BELISE.
Moi, je n’y remettrai les pieds de ma vie, que le Lansquenet et le Pharaon n’y soient rétablis dans tout leur éclat.
MARTON.
Voilà Madame la Comtesse qui fera le voyage avec vous, si vous voulez.
SCÈNE XIV. La Comtesse, Bélise, Célide, Marton. §
LA COMTESSE.
14 15Bonjour, ma chère ; qu’est-ce donc que ceci. Où est tout notre monde aujourd’hui. Quels paresseux ! Le Chevalier Toppe n’est point encore venu ? Où est Monsieur l’Abbé Quinze et le Và, ma Mignonne, et le petit Caissier ? Je ne le vois point ; il faut que la Marquise et la Conseillère soient malades, puisqu’elles ne sont pas arrivées des premières.
CELIDE.
Je suis dans un étrange accablement, Marton.
MARTON.
Allez vous reposer dans votre cabinet, je vous avertirai quand Valère et son valet seront ici.
SCÈNE XV. La Comtesse, Bélise, Marton. §
LA COMTESSE.
Dans quelle inaction tout me paraît ici ! Le jeu n’est point encore rangé, il n’y a nuls préparatifs pour la grosse partie que nous devons avoir.
BELISE.
Hé ! Madame la Comtesse, quel contretemps de plaisanterie ?
LA COMTESSE.
Je ne plaisante point du tout ; vraiment ; je ne vins point hier, ne m’en faites point de reproches, je ne sortis point de la journée, je ne vis personne ; je m’étais purgée par précaution, pour évacuer les mauvaises humeurs que ma mauvaise fortune m’a fait faire ; et mon Apothicaire, qui est un fort habile homme, m’a bien assurée que ma médecine me purgerait aussi de mon malheur. Oh ! Je suis sûre de gagner aujourd’hui tout ce que je voudrai.
MARTON.
Prendre médecine pour gagner, la sage précaution !
LA COMTESSE.
Je me porte à merveille, et je brûle d’impatience de commencer la partie, pour voir si le remède aura opéré.
MARTON.
Vous vous êtes purgée un peu trop tard, Madame.
LA COMTESSE.
Comment donc ?
BELISE.
Est-ce que vous n’avez appris aucunes nouvelles ?
LA COMTESSE.
Pardonnez-moi, mais peu importantes. Ce petit Conseiller m’a dit ce matin que cette grosse Marchande de dorure en avait vendu pour douze mille francs, à moitié de perte, et qu’elle avait perdu cet argent le même jour.
MARTON.
Elle n’avait pas eu la précaution de prendre médecine, Madame.
LA COMTESSE.
Le pauvre mari ! Pour réparer cette perte qui le mettait en situation de faire banqueroute, a risqué six cent pistoles qu’il avait dans la caisse, il les a perdues jusqu’au dernier sol. Le fils a vendu la vaisselle, pour remédier à ces deux inconvénients, même destinée. Le Pharaon a tout englouti, jusqu’aux garçons qui ont joué les lettres de change qu’on leur avait données à recevoir ; il y a garnison dans le logis, la banqueroute est faite.
MARTON.
La banqueroute n’est point frauduleuse.
LA COMTESSE.
On parle encore de cette petite Procureuse, qui est si fort amoureuse de ce grand Notaire.
BELISE.
Hé bien, Madame, qu’en dit-on de celle-là ? Elle est de mes amies.
LA COMTESSE.
Elle a perdu soixante pistoles avant-hier, elle a vendu son diamant et ses boucles d’oreilles pour les payer ; c’est son amant le notaire qui les a achetées, et qui en a fait présent à Madame sa femme.
MARTON.
Voilà un amant bien poli ; qu’il y a de noblesse là-dedans !
LA COMTESSE.
Un notaire est toujours notaire ; mon enfant, ces Messieurs-là savent le prix de l’argent, et il y a de certains bourgeois qui ne se dérangent point.
MARTON.
Ils ne sont pas tous de même, et j’en connais plus de quatre à Paris, à qui le Lansquenet et le Pharaon ont furieusement écorné les dépôts.
SCÈNE XVI. La Comtesse, Bélise, Clitandre, Marton. §
LA COMTESSE.
Ah, ah ! Le troupeau se rassemble à la fin ; voici déjà Clitandre, le bel esprit.
CLITANDRE.
Madame, je vous donne le bon jour.
LA COMTESSE.
Qu’il est triste, ma bonne ! Bonjour, Clitandre, allons gai, gai, point de mélancolie ; il perdit hier son argent, je gage.
CLITANDRE.
Hé, Madame ! Plût au Ciel que j’eusse perdu mille pistoles, et que ce malheur-là ne fût point arrivé.
BELISE.
Ah, Clitandre ! Que je vous sais bon gré d’être si sensible à ce funeste accident.
LA COMTESSE.
Comment donc ? Que voulez-vous dire ? Vous êtes, je crois, de concert pour me plaisanter l’un et l’autre. Plus je vous regarde, et moins je vous comprends tous deux. Quel malheur ? Quel accident ? De quoi parlez-vous ? Il semble que vous prévoyez la fin du monde, et qu’elle soit toute prête d’arriver.
CLITANDRE.
Madame la Comtesse ignore apparemment que le Lansquenet et le Pharaon sont défendus.
LA COMTESSE.
On a défendu le Pharaon et le Lansquenet !
CLITANDRE.
Hé ! Oui, Madame, on les a défendus.
LA COMTESSE.
Vous vous moquez de moi, et cela ne se peut pas ; ces défenses-là ne subsisteront point, et c’est comme si on défendait de dormir.
CLITANDRE.
Pour moi, je crois que j’aimerais mieux qu’on me défendit le boire et le manger.
BELISE.
Il est vrai qu’il vaudrait autant mourir.
MARTON.
Hé ! Allez, allez, il y a nombre de gens à Paris que la défense y réduira.
LA COMTESSE.
Mais cela ne peut pas être encore une fois.
CLITANDRE.
Hé ! Madame, je vous dis ce que tout Paris sait, ce que tout Paris dit, et ce que j’ai entendu publier ce matin sous mes fenêtres.
LA COMTESSE.
Ah, publier ! Publier, Monsieur, c’est autre chose. Ces publications sont pour le peuple, pour les laquais, pour la petite canaille à qui l’on défend de certains jeux qui ne sont faits que pour les gens de qualité.
CLITANDRE.
Oui, Madame, ce sont les laquais à qui l’on défend de jouer, sous peine de mille écus d’amende.
LA COMTESSE.
Mille écus ! Mille écus ! Il faut que vous ayez mal entendu, Monsieur ; et il me semble que si les défenses étaient pour les personnes de condition, ils valent assez la peine qu’on leur signifie la chose chez eux, sans la leur publier au coin des rues.
MARTON.
Oui, les bienséances et la civilité paraissent un peu négligées en ces matières, mais la Police n’est pas polie.
SCÈNE XVII. La Comtesse, Bélise, Clitandre, Marton, Jasmin. §
JASMIN.
Voilà Madame la Marquise dans votre antichambre qui se trouve mal, Madame.
BELISE.
Voyez ce que c’est, Marton, qu’on la fasse entrer.
LA COMTESSE.
Est-ce cette Marquise qui a perdu tant d’argent il y a huit jours ?
BELISE.
C’est elle-même.
CLITANDRE.
Elle a de quoi perdre, celle-là, son mari s’est mis dans les affaires ; mais je doute qu’elles soient assez bonnes pour fournir à toutes les dépenses que fait sa femme.
SCÈNE XVIII. La Marquise, Bélise, La Comtesse, Clitandre, Marton. §
LA MARQUISE.
Un fauteuil, laquais, un fauteuil. Ne me laisse pas tomber, ma pauvre Marton, je ne reviendrai point de cet accident-ci, me voilà morte.
BELISE.
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous, Madame ?
MARTON.
16 17Une suffocation de parolis et de masse en avant, dont bien des femmes vont être malades.
LA COMTESSE.
Elle parait fort mal, vraiment, elle pâlit, elle s’évanouit.
LA MARQUISE.
C’est bien pis, mesdames, j’agonise, et le moyen de vivre après un coup comme celui-là.
MARTON.
Hé ! Allons, Madame, contre fortune bon cœur, tous les jeux ne sont pas défendus ; et vous pourrez jouer à quelque autre où vous gagnerez peut-être davantage.
CLITANDRE.
Vous le voyez, Madame, la publication est pour tout le monde, et vous ne pouvez pas dire qu’une Marquise ne soit pas une personne de grosse qualité.
LA MARQUISE.
Hé, mon pauvre Clitandre ! Que me sert-il d’en avoir la qualité, ai-je plus de privilège qu’une simple bourgeoise ? Et le Pharaon Ah ! Je me meurs, Marton.
MARTON.
18Madame a raison, de quelque grande qualité qu’elle soit, le Pharaon n’est-il pas défendu pour elle comme pour sa belle-sœur qui n’est que la femme d’un apothicaire. Mort de ma vie, Madame, revenez donc à vous, si vous voulez.
LA COMTESSE.
Mais vraiment, c’est tout de bon qu’elle s’est évanouie.
BELISE.
Quoi sérieusement ?
CLITANDRE.
Parbleu, il n’y a point à rire à cela, Mesdames.
LA COMTESSE.
19 20Et tôt, tôt de l’eau des Carmes, de la Reine de Hongrie, du papier brûlé, du vinaigre : il faut lui couper son lacet d’abord.
MARTON.
Bon, bon, nous n’avons pas besoin de cela, laissez-moi faire, j’ai un remède dans ma poche qui vaudra mieux que tous les autres.
BELISE.
Un jeu de cartes. Qu’est-ce que tu veux faire ?
MARTON.
Vous l’allez voir, il n’y a point de Joueuses que cela ne ressuscite en moins de rien.
CLITANDRE.
Elle est folle, Mesdames.
LA MARQUISE.
Ah, juste Ciel ! Quelle main cruelle ma rappelle à la vie ?
MARTON.
Que vous ai-je dit ? C’est une belle chose que la force de la sympathie.
BELISE.
Hé de grâce, Madame, tâchez de sortir de cet accablement.
LA MARQUISE.
Je n’en sortirai point, Madame, que je ne rejoue malgré la défense.
BELISE.
Le rétablissement de votre santé coûterait cher, et les mille écus d’amende que l’on s’expose à payer
LA MARQUISE.
21Et qui saura que nous jouons ? Nous serons tous intéressés à ne le pas dire. Et quand on nous surprendrait une fois par mois voilà une belle bagatelle ; il n’y a qu’à faire un fonds pour l’amende en augmentant les rondes pour la payer, il n’y a rien de plus facile.
LA COMTESSE.
Madame la Marquise a raison. Où est le boursier ? Qu’on avertisse les garçons de la chambre, dépêchons, des cartes, et que Monsieur le Baron taille jusqu’à l’heure du souper seulement.
CLITANDRE.
C’est bien dit. Allons, Madame, commençons à jouer, je vous en conjure.
BELISE.
Monsieur le Baron n’est point ici ; et quand il y serait, il ne taillerait point, je sais ses sentiments.
LA MARQUISE.
Il en changera, faisons un Lansquenet en attendant qu’il vienne.
BELISE.
Non, Madame, on ne jouera point ici absolument, j’en connais trop les conséquences.
LA COMTESSE.
Hé ! Madame, vous êtes devenue bien raisonnable.
BELISE.
Les inconvénients m’ouvrent les yeux.
LA MARQUISE.
Ma toute bonne, nous ne jouerons que jusqu’à ce que j’aie regagné les milles pistoles que je perdis la semaine dernière, après cela je vous promets de renoncer au jeu pour toute ma vie.
BELISE.
Mais si vous continuez de perdre, Madame ?
LA MARQUISE.
22Mais, Madame, je ne perdrai point, je gagnerai indubitablement, j’en suis sûre. Je n’ai engagé mes pierreries que sur ce pied-là, et il faut que je les retire dans quinze jours au plus tard, car Monsieur mon mari arrivera dans ce temps-là.
LA COMTESSE.
Ah, voilà notre petit caissier, qui sait les nouvelles apparemment, car il paraît bien en colère.
SCÈNE XIX. Le Caissier, La Comtesse, Bélise, Clitandre, La Marquise, L’Intendante. §
LE CAISSIER.
Comment donc, Mesdames, est-ce que l’on ne joue pas aujourd’hui, je ne vois point de carrosses à la porte, personne dans le logis ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
LA COMTESSE.
Monsieur, faites-nous justice de cette défense-là.
LA MARQUISE.
Faites-moi raison, Monsieur, du procédé de Madame, qui ne veut plus qu’on joue chez elle, de peur qu’il ne lui en coûte mille écus : quelle petitesse ! Cela se doit-il faire, mon cher Monsieur. Et n’est-ce pas une chose qui crie vengeance ?
LE CAISSIER.
Il n’y aurait plus ici de jeu ! Oh, parbleu, je prétends bien qu’on y joue, moi, et nous verrons si j’en aurai le démenti.
CLITANDRE.
Ah, ah, voici un assez plaisant caractère d’homme.
BELISE.
Monsieur, Monsieur Bonne Main, vous vous oubliez, et vous devriez un peu songer qu’on ne parle point de la sorte dans un Hôtel comme celui-ci.
LE CAISSIER.
Un Hôtel, Madame ! Un Hôtel, morbleu ! C’est un bois, c’est un coupe-gorge. Mais ventrebleu on y jouera comme de coutume, ou je ferai beau bruit pour mon argent.
BELISE.
Que voulez-vous donc dire pour votre argent ?
LE CAISSIER.
Oui, Madame, pour mon argent ; morbleu, je suis ruiné, si l’on ne joue, mais ventrebleu, vous jouerez les uns et les autres jusqu’à ce que je sois payé de ce qui m’est dû. Je suis au désespoir, voyez-vous, et j’ai voulu me pendre trois fois depuis ce matin.
CLITANDRE.
Le pauvre diable ! Il me fait pitié.
LE CAISSIER.
23Monsieur, Monsieur Clitandre, vous Madame la Comtesse, et vous Madame, je vous en fais les juges, s’il vous plaît ; vous êtes des personnes raisonnables, et vous savez avec quelle bonne foi j’ai prêté mon argent au tiers et au quart depuis un certain temps.
CLITANDRE.
Vous ne l’auriez pas fait si vous n’aviez été bien sûr d’y trouver votre compte.
LE CAISSIER.
24Bien sûr, Monsieur : à l’un cinquante pistoles, à l’autre deux dents, mille écus à celui-ci, quatre cents à celui-là. Il m’est dû plus de vingt-cinq mille francs à l’heure qu’il est, et je n’ai point d’autres sûretés que de mauvais billets, des cartes à postes, et la conscience de vingt fripons de profession.
LA COMTESSE.
Voilà de l’argent bien aventuré si on ne joue plus.
LE CAISSIER.
Oh, Madame, on jouera, je n’en serai pas la dupe. Où diantre, sans cela, pourrais-je attraper tous ceux qui me doivent ? Pour deux ou trois personnes qui se feront honneur de payer, il y en aurait cinquante dont je ne tirerais jamais un sol. Voilà Monsieur Clitandre qui me doit cent cinquante pistoles, par exemple, je sais bien pour lui qu’il ne se fera pas tirer l’oreille, mais
CLITANDRE.
Moi, parbleu, je ne dois vous payer qu’à carte laissée, faites-moi jouer si vous voulez que je m’acquitte.
LE CAISSIER.
25Hé bien, Mesdames, que me feront les fripons, si les honnêtes gens en agissent de cette manière ? Oh, tête-bleu, je vous ferai tous jouer, je vous en réponds. Allons, Mesdames, des cartes, je vous prie, ou je vais tout tuer.
BELISE.
Monsieur, Monsieur le Caissier, si je fais monter les domestiques.
BELISE.
Allez, mon ami, vous êtes un fou, et c’est en fou qu’il faut vous traiter.
L’INTENDANTE.
Hé, Madame ?
LE CAISSIER.
Oui, Madame, je suis fou, et à bon titre, je suis endroit de l’être pour ce qu’il m’en coûte.
LA COMTESSE.
Il a raison, dans le fond, cet argent n’est peut-être pas à lui, et je le trouve fort embarrassé.
LE CAISSIER.
27C’est justement cela, Madame ! Il faudra que je rende mes comptes au premier jour, et il y aura plus de dix mille écus à dire.
LA MARQUISE.
Cela me fait souvenir de mes pierreries, il faut absolument nous laisser jouer, Madame, vous avez beau faire.
LE CAISSIER.
Hé morbleu, Madame, je vous en conjure.
BELISE.
Il n’en sera rien, je vous en réponds.
LE CAISSIER.
Tête-bleu Madame, cela n’est pas bien. Je me pendrai, j’y suis résolu, mon parti est pris ; mais je tuerai quelqu’un avant que je me pende.
BELISE.
Vous êtes un extravagant, prenez-vous de vos chagrins à ceux qui vous doivent.
LE CAISSIER.
28Non morbleu, c’est à vous, c’est vous qui avez profité de mon argent, vous m’avez engagé de le prêter aux joueurs à fin de le regagner dans la suite ; mais par la morbleu, je passerai cet article-là dans mes comptes, et vous aurez affaires aux Fermes.
CLITANDRE.
Cette affaire-ci est plus fâcheuse pour lui que pour un autre, et je vous assure qu’il perdra beaucoup.
SCÈNE XX. Éraste, La Comtesse, L’Intendante, Bélise, La Marquise. §
ÉRASTE.
29Hé cadédis, Mesdames, qu’avez-vous donc fait à ce pauvre petit Monsieur le caissier ? Il sort dans une rage épouvantable, je viens de le rencontrer ; il m’a pensé mordre.
LA COMTESSE.
Il prend les choses fort à cœur.
LA MARQUISE.
N’a-t-il pas raison de se désespérer ? Je ne sais à quoi il tient que je n’en fasse autant ; et si trois ou quatre personnes de résolution voulaient se désespérer avec moi, cela ferait peut-être ouvrir les yeux sur les désordres que ces défenses-là vont causer.
ÉRASTE.
Oh très certainement, il est bien sûr qu’on n’a point fait assez réflexion sur les inconvénients qui en peuvent arriver.
BELISE.
Vous voulez plaisanter peut-être ; mais je vous assure qu’il y a bien des choses à dire là-dessus.
ÉRASTE.
Je ne plaisante point, ou la peste m’étouffe : il faut savoir à combien de gens le Lansquenet et le Pharaon étaient utiles.
CLITANDRE.
Cela passe l’imagination.
ÉRASTE.
De quelque manière qu’une Dame fît l’acquisition d’un bijou, on en faisait honneur au Lansquenet ou au Pharaon, et le mari n’avait rien à dire.
LA COMTESSE.
Il a raison, cela était fort commode.
ÉRASTE.
Un fils de famille agiotait, passivement s’entend, il empruntait à grosses usures, faisait une dépense enragée, le père ne s’embarrassait point de cela.
LA MARQUISE.
Cela est vrai, Mesdames, il y a mille gens intéressés dans cette affaire, et il faudrait représenter toutes ces choses-là dans un bon mémoire.
ÉRASTE.
Moi, qui vous parle, moi, je suis à présent l’homme de France le plus embarrassé, peut-être.
CLITANDRE.
Comment donc ! Vous ne jouez presque point, non plus que Valère.
ÉRASTE.
30Je ne jouais pas, mais je paraissais jouer. Je carabinais, et j’avais beau perdre, je disais toujours en sortant, je gagne ; et cela n’était qu’un prétexte pour ménager la réputation de vingt femmes que je considère, et que voilà maintenant exposées aux traits de la médisance ; ce n’est pas de ma faute.
LA COMTESSE.
Hé bien, voilà vingt femmes raisonnables perdues de réputation, on a point pensé à toutes ces choses-là, je vous en réponds.
ÉRASTE.
Et tous les jeunes gens de Paris que voilà désœuvrés à l’heure qu’il est, qui vont ne savoir où donner de la tête.
LA MARQUISE.
Pour moi, Mesdames, je vous l’avoue, je tremble des occupations qu’ils se vont faire.
ÉRASTE.
Oh, cadédis, n’ayez point de peur, Madame la Marquise, cela ne vous peut intéresser que par jalousie.
SCÈNE XXI. L’Intendante, La Comtesse, Bélise, Célide, Éraste, Marton, Clitandre. §
BELISE.
Ah ! Vous voilà, d’où venez-vous, Célide ?
CELIDE.
31De votre grand cabinet, Madame, où Monsieur le Baron joue au piquet avec un jeune homme que je ne connais point, mais qui est apparemment de la connaissance de Valère ; car il les regarde jouer avec attention.
MARTON.
Pour moi je ne les regardés qu’un moment, et la tête me fait un mal horrible. Ah, pour cela c’est un triste jeu que ce piquet. Et c’est ce jeu-là qu’il fallait défendre, et non pas le Lansquenet et le Pharaon, qui sont les plus beaux jeux du monde, les plus universels, qui peuvent amuser utilement trente ou quarante personnes à la fois, et où l’on ne saurait faire la moindre petite friponnerie.
CLITANDRE.
Mais cela me passe en effet, attaquer directement ces jeux-là, et souffrir tous les autres ?
MARTON.
Oui, pourquoi ne pas défendre plutôt ces vilains jeux d’exercices où l’on gagne quelquefois de bonnes pleurésies, et où l’on court risque à tout moment d’être estropié de quelque bon coup de balle ?
SCÈNE XXII. La Comtesse, Bartolin, Bélise, Célide, La Marquise. §
BARTOLIN.
Je viens de courir pour votre affaire, ma sœur, on ne pressera point le paiement de l’amende, et on la fera diminuer de manière qu’il vous en coûtera peu ; mais il ne faut pas vous exposer à le récidive, on est au guet pour attraper les contrevenants, et les premiers pris paieront pour les autres.
BELISE.
Vous voyez, Mesdames, que j’ai de bonnes raisons pour ne pas permettre qu’on joue, et Monsieur le Baron est entier là-dessus.
BARTOLIN.
34C’est lui qui attire l’attention de la Justice ; il n’y est pas en bon prédicament, et l’on m’a fait voir un petit registre où il est marqué en lettres rouges.
LA MARQUISE.
Vous lui en voulez d’ailleurs, Monsieur Bartolin, et il faut que vous soyez prévenu contre lui ; c’est un si honnête homme, qui taille si honorablement.
SCÈNE XXIII. Le Marquis, La Comtesse, La Marquise, Bélise, Clitandre, Éraste, Bartolin, Marton. §
LE MARQUIS.
Allégresse, Mesdames, allégresse, tout va pour le mieux du monde, nous jouerons malgré les jaloux, je viens vous en avertir en diligence.
LA COMTESSE.
Nous jouerons, Mesdames ! Mon cher Marquis, que je vous embrasse pour une si bonne nouvelle.
LA MARQUISE.
Que je vous embrasse aussi, mon cher enfant, le Ciel en soit loué. Allons, des cartes, Messieurs ; Mesdames, recouvrons le temps perdu, s’il vous plaît.
CLITANDRE.
Serait-il possible, Mon cher Marquis, que ce n’eût été qu’une fausse alarme ?
BELISE.
On l’aurait prise bien mal-à-propos.
LE MARQUIS.
Non vraiment, l’alarme n’est point fausse.
BARTOLIN.
Oui, les défenses sont expresses.
ÉRASTE.
Hé ! Que diantre vient-il de nous dire ?
LA COMTESSE.
Il ne fallait point tant accourir, c’est pour vous moquez de nous apparemment, Monsieur le Marquis ?
LE MARQUIS.
Non, Mesdames, il ne tiendra qu’à vous de jouer tant qu’il vous plaira, et sans craindre l’amende ni les Commissaires.
LA COMTESSE.
Si je joue tant qu’il me plaira, je jouerai le jour et la nuit assurément.
LA MARQUISE.
Et moi de même.
BELISE.
Dépêchez-donc de nous proposer votre expédient.
ÉRASTE.
Sandis, il va vous proposer de jouer sur les tuiles entre les gouttières, et si quelqu’un vient nous y surprendre, on pourra le faire sauter dans la rue sans le jeter par les fenêtres.
BARTOLIN.
L’expédient ne serait pas mauvais dans un autre temps, mais à présent la place n’est pas tenable.
MARTON.
Non assurément, mais vous serez chaudement dans la cave, et l’on ne s’avisera jamais d’aller chercher des joueuses parmi des tonneaux.
LA MARQUISE.
Tout me convient à moi, le grenier ou la cave, il ne m’importe pourvu que je joue.
LE MARQUIS.
Ce que j’ai à vous dire vaut mieux que tout ce que vous pouvez vous imaginer et à l’heure que je vous parle, il y a trois ou quatre grosses parties de commencées.
LA COMTESSE.
Hé ! Dites-nous promptement où c’est ?
LE MARQUIS.
Hors le Faubourg Saint-Antoine, mais que cela soit secret au moins.
LA MARQUISE.
Hors le Faubourg Saint Antoine !
MARTON.
Vous allez devenir des joueuses de grand chemin, gare les suites.
LE MARQUIS.
Oui, Madame, dans des carrières, on se trouvera là à certaine heure, les carrosses se tiendront à une certaine distance ; et on jouera aussi beau jeu que dans l’Hôtel le mieux meublé, je vous en réponds.
CLITANDRE.
Ce manège sera découvert à la fin.
LE MARQUIS.
Point du tout, on n’y mettra point de lampions comme dans la ville, il n’y aura point de bals point de repas.
ÉRASTE.
Point de repas, les vilaines assemblées ! Je ne suis point joueur de profession, mais les bals et les soupers me faisaient plaisir, je vous l’avoue.
LA COMTESSE.
Et pourquoi les retrancher. On fait bonne chère partout, et ce ne serait point un vilain spectacle qu’une carrière bien éclairée.
BELISE.
Les bals feront tout découvrir.
BARTOLIN.
Assurément.
LE MARQUIS.
On ne s’assemblera pas toujours au même endroit, on ira de faubourg en faubourg, et de carrière en carrière
MARTON.
Ces assemblées-là auront assez l’air d’un petit sabbat.
LA MARQUISE.
Oh ! Sabbat tant qu’il vous plaira, rien ne m’empêchera d’y aller, je veux absolument regagner mes pierreries.
MARTON.
Mais si je vous proposais un expédient cent fois meilleur que les vôtres ?
LA COMTESSE.
Oh ! Les carrières sont admirables, et le Marquis nous y conduira.
MARTON.
Un bateau serait bien meilleur.
LA MARQUISE.
Un bateau, Marton !
BARTOLIN.
En, voici bien une autre ?
MARTON.
Oui, Madame, une de ces barques pontées qui depuis quelque temps viennent à la voile et qui apportent des huîtres. Il faudrait la prendre au Pont Royal, on descend en jouant jusqu’à Mantes. Si vous n’avez pas gagné votre argent, et que le cœur vous en dise, vous pouvez aller jusqu’à Rouen, et de là au Havre ; et Madame se trouverait à moitié chemin de l’Angleterre où elle veut aller.
LA COMTESSE.
Je ferai volontiers le voyage avec elle. Quelqu’un veut-il y venir, me voilà prête ?
SCÈNE XXIV. Bélise, Clitandre, La Marquise, Marton, Bartolin. §
BELISE.
Que veut-on ? Qu’est-ce que c’est que cette figure-là ? Voyez un peu, Marton.
MARTON.
Oui, Madame.
LA MARQUISE.
L’imagination du bureau n’est pas mauvaise, je donne assez là-dedans.
CLITANDRE.
Je l’approuve fort aussi, moi.
BELISE.
Elle est bien de mon goût, il n’y a point là, d’amende à craindre, le cours de la rivière est libre. Qu’en dites-vous, mon frère ?
BARTOLIN.
Je dis, ma sœur, que je vous admire, et que vous avez de belles imaginations.
MARTON.
Ce sont les violons et les Dames figurantes du Bal qui envoient savoir si on aura besoin d’elles cette nuit, et si on leur paiera leurs droits de présence.
LA COMTESSE.
Oui, vraiment, ma chère, ne nous refusons pas tout au moins ce plaisir-là ; les jeux sont défendus, mais les Bals ne le sont point.
LA MARQUISE.
35Madame la Comtesse a raison, il faut tirer parti de tout ceci, et enterrer la synagogue avec honneur.
BELISE.
Qu’elles viennent à l’ordinaire, Marton, il n’y aura rien de changé.
MARTON.
Oui, Madame.
BELISE.
Quel bruit est-ce que j’entends dans ma chambre ? Quel désordre est-ce là ?
MARTON.
Ma foi, Madame, c’est Monsieur le Baron qui tient au collet un homme qui le tient, lui par les oreilles.
BARTOLIN.
On ne respecte pas fort le Gentilhomme étranger.
SCÈNE XXV. Valère, Garbatacase, Frontin, Célide, Bélise, La Comtesse, Le Marquis, Éraste, Bartolin, Clitandre. §
VALÈRE.
Messieurs, Messieurs, si vous ne vous séparez, je frapperai sur l’un et sur l’autre, et je vous séparerai à bons coups de canne.
GARBATACASE.
Mi far un insulte de la sorte !
CELIDE.
Qu’est-ce donc que tout ceci, Valère ?
VALÈRE.
Une bagatelle, Madame, une petite dispute de rien qu’ont eue ces Messieurs.
FRONTIN.
Je lui arracherai les oreilles.
GARBATACASE.
Mi parlar de la manière à mi, è dans mon Hôtel ?
FRONTIN.
Dans ton Hôtel, misérable ? Tu n’as jamais eu de domicile que la prison.
ÉRASTE.
Ah ! Cadédis, voilà une Scène assez ridiculement plaisante ; comment se terminera-t-elle ?
FRONTIN.
Cela n’est pas bien, Madame, de souffrir des fripons dans votre maison.
GARBATACASE.
Và via forfanté, parti di qua mammaluco ; aveté grand tort, Signor Valère, di produire in questa casa un homme de ce caractère.
VALÈRE.
Ma foi, Monsieur le Baron, je vous crois aussi honnêtes gens l’un que l’autre.
BARTOLIN.
Et vous ne vous trompez pas.
FRONTIN.
Moi, Monsieur, je ne voudrais pas me troquer contre lui ; il croit nous en imposer, avec son baragouin et sa grande mouche.
GARBATACASE.
Ah ! Impudenté, io t’amassero.
FRONTIN.
Il parle français comme moi, tel que vous le voyez, et il n’a point de balafre, je vous en réponds.
BELISE.
Ah, ah ! Que veut dire ceci ?
BARTOLIN.
Que j’ai pensé juste, ma sœur.
FRONTIN.
Oh ! Parbleu, je le reconnais mieux à présent que je ne faisais. Oui, justement, c’est Mathieu Membrin, le fils d’un barbier de Falaise.
LA MARQUISE.
Mais vraiment, voici une aventure qui devient sérieuse.
LA COMTESSE.
Monsieur l’Étranger est de Falaise ?
GARBATACASE.
Et per gratia, Mesdames, é un scélérat, un pendard, que vinté volte a mérita les galéres ; ti reconnosso à présent, tu faisais le Marchand de Vin dans le Carrosse de Rheims.
FRONTIN.
Et toi le Marchand de Bœufs dans la diligence de Lyon, et je m’en souviens.
GARBATACASE.
Và, và, qué ti ricordé de la manière dont tu fus régalé à Orléans, où le Prévôt te vouli far impicar.
FRONTIN.
Hé qué ti ricordé Qu’il te souvienne à toi des coups de bâton que nous te donnâmes à Auxerre, pour avoir notre part des mille écus que tu voulais garder pour toi seul.
CLITANDRE.
Ces Messieurs-là se disent d’étranges choses.
BARTOLIN.
Et ne se disent que des vérités.
FRONTIN.
Je ne l’avais pas bien remis d’abord ; mais sa culotte large, et l’enflure des deux côtés de son juste-au-corps, me l’ont fait connaître.
GARBATACASE.
Ah, traditor.
FRONTIN.
La grande culotte et les plis du juste-au-corps, sont autant de magasins de cartes apprêtées.
LA MARQUISE.
Comment ! Que dites-vous ?
FRONTIN.
Voyez, voyez dans sa culotte, Madame.
LA MARQUISE.
Vous vous moquez vraiment, je n’y veux point regarder.
ÉRASTE.
Oh cadedis, j’y regarderai bien, moi.
CLITANDRE.
Cela mérite d’être éclairci.
GARBATACASE.
Signori, Signori, questo ni si fait point, è mi fareré rationé
BARTOLIN.
Doucement, doucement, baissez un peu la voix.
ÉRASTE.
Ah cadédis, les magasins sont bien garnis, ce n’est point un conte, et voilà un fripon qui dit vrai.
FRONTIN.
Je le savais bien, moi, que je ne me trompais pas.
GARBATACASE.
Mousu, mousu Valère, je me prends à vous de cette insulte.
VALÈRE.
Va misérable, je t’en ferai raison, comme tu le mérites.
BELISE.
Je ne sais où j’en suis ; quelle aventure ?
VALÈRE.
Ce n’est pas tout, Messieurs, il faut qu’il convienne qu’il n’a point d’autre métier que celui de fripon de jeu. Parleras-tu ?
GARBATACASE.
Hé là là, Messieurs, point de violence, je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira ; mais ne me perdez pas, je vous en conjure.
LA MARQUISE.
Et l’argent qu’il nous a volé à tous tant que nous sommes ?
GARBATACASE.
J’en rendrai la moitié, que chacun fasse ses comptes : il me semble que c’est avoir de la conscience.
CLITANDRE, à Bélise.
Votre banque était en bonne main, Madame.
BELISE.
J’y ai été trompée la première, et j’y perdrai peut-être plus qu’un autre.
ÉRASTE.
Et l’autre fripon, qu’en ferons-nous ? Il mérite grâce, et récompense même.
VALÈRE.
Je m’en charge, Messieurs, je la lui ai promise ; c’est mon valet, et je ne lui ai fait jouer ce personnage que pour détromper Madame, et lui faire voir quel homme c’était que le Baron.
BELISE.
Je suis ravie d’être désabusée, et je vous donne ma fille.
VALÈRE.
Vous me rendez le plus heureux de tous les hommes.
LA MARQUISE.
Et en faveur du mariage, jouons donc quelques reprises de Lansquenet, ou quelques tailles de Pharaon.
VALÈRE.
38Nous ferons tout ce qu’il vous plaira, Mesdames, je prends sur moi les risques de l’amende, et je taillerai même, si l’on veut, pour la première fois de ma vie.
ÉRASTE.
Je suis de moitié de la banque.
VALÈRE.
Volontiers.
BELISE.
Que l’on fasse avertir les gens du Concert et du Bal.
MARTON.
Ils sont presque tous là-dedans, Madame.
BELISE.
Pendant que nous serons au jeu, que l’on commence l’un et l’autre, on continuera après le souper.
FRONTIN, à part.
Il y aurait ici un beau coup à faire. Mon maître a plus de deux cents louis sans sa bourse ; j’ai vingt pistoles, tâchons de trouver quelque associé pour enlever la banque.
[CHOEUR.]
SCÈNE XXVI. Valère, Garbatacase, Frontin, Célide, Bélise, La Comtesse, Le Marquis, Éraste, Bartolin, Clitandre. §
VALÈRE en se levant brusquement de la Table du Jeu.
Oh parbleu, il y a ici quelque chose d’extraordinaire, et que je ne comprends pas.
ÉRASTE.
40Sandis, je le comprends bien, moi. Nous avons chassé deux fripons, il en est revenu d’autres en masques ; cette Chauve-Souris et ce Perroquet sont des oiseaux de mauvais présage : mais sandis ils ne s’envoleront pas, et je leur vais rogner les ailes ; je tiens le mien, saisissez le vôtre.
LE MARQUIS.
Une banque de plus de deux cents louis enlevée en moins de deux tailles ?
ÉRASTE.
Messieurs les Masques, on saura qui vous êtes.
GARBATACASE.
Moi, Monsieur, l’être in pon gentilhomme allemand : vous prendre garde.
ÉRASTE.
Un Gentilhomme Allemand ! C’est ce coquin de Baron.
GARBATACASE.
41Oui, Monsieur, on ne veut plus que je taille : je suis venu ponter ; quel mal y a-t-il à cela ?
LE MARQUIS.
Quel mal il y a, misérable ? Tu nous voles ?
VALÈRE.
Et celui-ci est mon coquin de valet, ils étaient d’intelligence.
FRONTIN.
Nos haines ne durent pas, comme vous voyez, nous sommes d’honnêtes gens, il n’y a point de rancune parmi nous autres.
VALÈRE.
Ah insolent ! Te jouer à moi.
FRONTIN.
Nous voulions vous corriger à votre coup d’essai, pour vous empêcher de continuer.
FRONTIN.
Ce sont les vingt pistoles de Mademoiselle qui sont cause de cela, je voulais les faire valoir.
ÉRASTE.
Ah sandis, Messieurs les coquins, vous rendrez gorge.
VALÈRE.
Reprenons d’abord notre argent, et qu’on les abandonne à leur mauvaise destinée.
FRONTIN.
Oui, nous tâcherons de la corriger.
MARTON.
On a servi, Madame.
BELISE.
Allons nous mettre à table, que le Bal continue, et que cette aventure nous corrige de l’extravagance qu’il y a de jouer avec des masques.
MARTON.
Et gardez-vous des visages, mêmes.
DIVERTISSEMENT §
[ENSEMBLE.]
MERLIN.