M. DCC. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
De Mr DANCOURT
À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image Saint Louis.
AU PRINCE ROYAL ET ÉLECTORAL DE SAXE. §
DANCOURT.
ACTEURS §
- ORONTE, tuteur de Clitandre.
- CLITANDRE, amant de Célide.
- MONSIEUR DE BUTORVILLE, amoureux de Cidalise.
- MONSIEUR DESMINUTES, amoureux de Lucile.
- CYNOEDOR, génie du Bal.
- L’OLIVE, valet de Clitandre.
- CIDALIE, aimée de Butorville.
- CÉLIDE, amoureuse de Clitandre.
- ARAMINTE, Mère de Lucile.
- LUCILE, aimée de Monsieur Desminutes.
- MARTON, suivante de Cidalise.
- FINETTE, suivante.
- TROUPE DE MASQUES et DE JOUEURS D’INSRUMENTS.
PROLOGUE DES FÊTES DU COURS. Choreda, Cynœror. §
CHOREDA.
CYNOEDOR.
ENSEMBLE.
ENSEMBLE.
CHOREDA.
CYNOEDOR.
CHOREDA.
ENSEMBLE.
SCÈNE I. Araminte, Cidalise, Marton, Lucile, Desminutes, Finette. §
ARAMINTE.
Voilà le plus heureux présage du monde, en arrivant on nous promet que l’Amour et les Dieux s’intéressent pour nous : la partie ne saurait manquer d’être heureuse.
FINETTE.
Il n’y a personne d’arrivé à Chaillot que le Fiacre, deux Cuisiniers, et la provision ; mais Clitandre ni l’Olive n’y sont point encore.
CIDALISE.
Ils arriveront : point d’impatience, peut-être sont-ils dans les allées qui nous cherchent.
LUCILE.
La foule paraît si grande qu’on n’y peut aborder, et si par hasard ils y étaient, nous aurions de la peine à les joindre.
DESMINUTES.
Le principal objet de la partie est le réveillon ; ils viendront d’abord à la maison qu’ils nous ont marquée.
ARAMINTE.
7Pour moi, c’est le plaisir du bal qui m’amène : j’aime la danse à la folie, je voudrais que vous m’eussiez vue dernièrement danser le Cotillon avec Monsieur Oronte. Nous devions bien l’amener le pauvre petit bonhomme.
LUCILE.
Il y a deux jours que nous ne l’avons vu, Madame, il me paraît que ses assiduités pour vous diminuent.
ARAMINTE.
8Cela est vrai, je crois m’apercevoir qu’il me néglige ; mais patience : il en soupirera six mois davantage, et je ne dirai oui qu’à bonnes enseignes.
MARTON.
9Hé mort de ma vie, pourquoi tant tarder à conclure votre mariage ? Ce devrait être une chose faite.
ARAMINTE.
Je pense quelquefois comme toi, ma pauvre Marton ; mais c’est un caractère si singulier que ce Monsieur Oronte ; il me rend des soins, il m’aime, je n’en saurais douter, mais il n’est pressant que quand je suis fière, quand je me radoucis, je l’embarrasse. Oh ! Ces manières-là me déconcertent, je vous l’avoue.
FINETTE.
Elles en déconcerteraient bien d’autres, vous avez raison.
ARAMINTE.
Allons Mesdemoiselles ; Monsieur Desminutes, cherchons les endroits où il y a des violons : le bal est mon centre, et je m’en vais danser jusqu’à demain matin.
LUCILE.
Prenons garde de ne nous point séparer.
CIDALISE.
On se rejoindra dans les Champs Élysées.
MARTON.
À Chaillot, Mesdames ; c’est le rendez-vous le plus sûr que celui de la table ; c’est là qu’il se faut rendre : remontons en carrosse. Allons-y d’abord, nous, Madame, car ce n’est ni le bal ni la promenade qui vous attirent ici.
SCÈNE II. Cidalise, Marton. §
CIDALISE.
Veux-tu que je te parle naturellement, ma chère Marton ? Je sens l’inconvénient qu’il y a d’aimer quelqu’un, et j’appréhende de m’y livrer.
MARTON.
Je l’appréhende aussi, moi, Madame.
CIDALISE.
Je me sens assez folle pour pouvoir quelque jour aimer Clitandre.
MARTON.
Je me trouve assez bonne connaisseuse pour être persuadée que vous l’aimez déjà.
CIDALISE.
Je ne m’en défends point trop, cela pourrait être ! Les soins sérieux qu’il rend à Célide, un certain relâchement d’assiduité pour ma maison, les difficultés qu’il a d’abord faites de venir à cette fête, et de nous donner au retour un réveillon ; tout cela m’a piquée, je te l’avoue, et je me suis presque aperçue qu’il ne m’est pas indifférent.
MARTON.
Il vous doit l’être, il aime Célide.
CIDALISE.
Je veux les brouiller, j’y réussirai, c’est dans cette vue que j’ai fait avertir Célide de notre partie, et que j’ai commencé, moi, depuis quelques jours, à me brouiller avec mon banquier d’Amiens.
MARTON.
Vous avez tort, Madame ; c’est un fort bonhomme que Monsieur Butorville.
CIDALISE.
Je lui ai renvoyé son portrait.
MARTON.
Mais vous avez gardé la boîte ?
CIDALISE.
Elle est garnie de brillants, Marton.
MARTON.
Fort bien, vous n’êtes curieuse que de bijoux, et vous n’aimez pas les tableaux.
CIDALISE.
C’est un bon benêt que Monsieur Butorville ; je ne l’ai reçu chez moi que pour le ruiner : l’affaire est finie, que faire de lui ?
MARTON.
Mais êtes-vous sûre qu’il soit bien achevé ?... Là…
CIDALISE.
Il y a plus d’un mois qu’il n’a plus ni argent, ni crédit, Marton.
MARTON.
10Sur ce pied-là, voilà un homme fort inutile dans le monde ; vous auriez dû vous en défaire plutôt.
CIDALISE.
Je n’y ai pas songé, mon enfant : l’amour dérange l’esprit quelquefois.
MARTON.
On m’avait dit qu’il en donnait.
CIDALISE.
Il en donne à ceux qui n’en ont point, et déconcerte celui des autres ; c’est son plaisir de métamorphoser les caractères ; j’ai toujours eu pour le mariage une antipathie des plus parfaites.
MARTON.
Hé bien, Madame.
CIDALISE.
Hé bien, Marton. Je ne suis occupée que de cela maintenant, j’ai la fureur d’être mariée : j’ai rêvé la nuit dernière que je l’étais.
MARTON.
Ah ! Le mauvais rêve ; il vous arrivera quelque malheur.
SCÈNE III. Cynœdor, Marton, Cidalise. §
CINOEDOR.
Bonjour, charmante Cidalise, serviteur aimable Marton. Je vous connais, Masques, comme vous voyez.
CIDALISE.
Je n’ai pas l’honneur, moi, de vous connaître.
MARTON.
Ni moi, Masque, je vous assure.
CINOEDOR.
Vous êtes pourtant de mes meilleures pratiques, et je suis, moi de vos meilleurs amis.
CIDALISE.
Nous vous en sommes fort redevables. Mais expliquez-nous plus clairement qui vous êtes.
CINOEDOR.
Basque de naissance, on m’appelle Cynœdor : je suis le génie du Bal, le Dieu des Fêtes nocturnes, le Diable de la Danse, et le Protecteur de tous les Masques.
MARTON.
Voilà une des belles directions qu’il y ait dans les affaires du monde. Il faut que vous soyez bien au Bureau pour avoir cet emploi-là.
CINOEDOR.
Je m’en acquitte avec distinction, et cependant je suis à la veille d’être révoqué.
MARTON.
Hé, pourquoi donc ?
CINOEDOR.
Pour avoir trop bien déguisé les masques dans un des derniers Bals qu’on donnait ici.
MARTON.
Hé, comment cela ?
CINOEDOR.
11 12On y prit des grisettes pour des Dames de conséquence, et des Bourgeois pour des Seigneurs ; cela dérangea les parties faites : cela en forma de bizarres qu’on avait intérêt de cacher, et qui furent découvertes.
MARTON.
Voilà de grands inconvénients !
CINOEDOR.
Ce n’est pas tout, je m’avisai sur la fin du Bal de dérober une mule à chaque Dame qui s’avisa de s’asseoir sur l’herbe : je les rendis ensuite à l’aventure ; la plupart des chaussures furent dépareillées, et cela fit faire de mauvaises conjectures. Asmodée se fâcha de la plaisanterie, et notre République m’envoie dans les pays étrangers pour arranger les esprits, les mœurs et la conduite sur le pied de ce pays-ci. Nous trouvons tous que c’est la meilleure forme qu’on y puisse donner pour notre profit.
CIDALISE.
Il est triste de ne faire connaissance avec vous, qu’à la veille de votre départ.
CINOEDOR.
Profitez du peu de temps que nous pouvons passer ensemble, et de la bonne volonté que j’ai de vous faire plaisir. Je ne me manifeste à vous aujourd’hui que pour assurer votre fortune, et pour redresser votre cervelle qui commence à se déranger.
CIDALISE.
Comment, comment donc ?
MARTON.
Le Génie n’a pas tort, Madame, vous avez envie de vous marier ; vous songez les nuits de mariage : cela vise furieusement à la folie.
CIDALISE.
Marton est une des plus folles créatures…
CINOEDOR.
C’est une des plus sages : je la connais mieux que vous, et qu’elle-même. Croiriez-vous bien que c’est moi qui vous l’ai adressée ?
CIDALISE.
Vous ?
MARTON.
Ah, ah ! Voici qui est plaisant.
CINOEDOR.
N’est-ce pas une Marquise de Valogne qui vous l’a donnée ?
CIDALISE.
Justement.
MARTON.
Qui est ma marraine.
CINOEDOR.
Et qui vous a élevée toute jeune ?
MARTON.
Hé, vraiment oui. Je n’ai jamais connu ni père ni mère.
CINOEDOR.
Je le sais bien. Elle est fille d’un Diable Gascon de mes intimes, et d’une vieille Sorcière de basse Normandie. Il n’est pas surprenant qu’elle ait de l’esprit, comme vous voyez.
MARTON.
Je vous suis bien obligé vraiment, de m’apprendre ainsi des nouvelles de ma famille, et voilà une belle généalogie.
CINOEDOR.
Nous savons d’étranges secrets, nous autres, et les Bals donnent ordinairement occasion à tant de naissances équivoques…
MARTON.
Il n’y a personne qui ne s’en doute.
CINOEDOR.
L’Amour m’a prié pour ce soir…
MARTON.
L’Amour est de vos amis ?
CINOEDOR.
S’il est de mes amis ? Il est de nos confrères. Je suis son substitut, moi qui vous parle, et c’est à sa prière que j’ai inspiré presque à tout Paris du goût pour cette nouvelle manière de Fêtes nocturnes.
CIDALISE.
Vous vous mêlez de mariages ?
CINOEDOR.
Oui ; quand les Amours ont embarqué une affaire, nous achevons souvent de la conduire à sa perfection.
MARTON.
Les Diables se mêler de faire des mariages ! Je croyais que leur intérêt était de les empêcher ou de les brouiller du moins quand ils étaient faits.
CINOEDOR.
Votre pénétration est en défaut. Il n’y a presque pas de moyens imaginables dont nous ne nous servions pour étendre notre domination sur tout tant que vous êtes : le jeu, le vin, l’amour, voilà les premiers pièges que nous tendons aux hommes. L’envie, l’ambition, l’avarice, sont pour le second ordre : cela les dispose pour ce que nous souhaitons. Nous les marions à un certain âge, et c’est ce qui achève de les faire donner à tous les Diables. Oh ! Il y a bien de la règle, et bien de la conduite parmi nous autres.
CIDALISE.
Mais sur ce pied-là, Marton, me voilà dégoûtée de mes idées de mariage, je n’y songe plus.
CINOEDOR.
Oh ! Vous vous marierez pourtant.
MARTON.
Et avec qui, s’il vous plaît ? Ce sera avec Clitandre, Madame.
CINOEDOR.
Non, ce sera avec un bon Picard qu’elle a congédié mal-à-propos, et avec qui je veux qu’elle renoue. Sa mère est morte, il n’en sait rien, c’est un bon homme fort riche encore, il faut qu’elle l’épouse.
CIDALISE.
Que j’épouse un sot, moi ?
CINOEDOR.
Parbleu, je vous défie d’en épouser jamais d’autre.
CIDALISE.
Non, cela ne sera pas. J’aime l’esprit, le goût, l’entendement, la politesse ; et j’ai une si grande aversion pour les imbéciles, que je ne voudrais point d’un sot qui fit ma fortune.
CINOEDOR.
Il n’y a pourtant qu’un sot qui vous la puisse faire, et il vaut mieux que ce soit celui-là qu’un autre.
CIDALISE.
Je ne m’y résoudrai point, je vous assure.
CINOEDOR.
Et je vous assure que cela sera, moi. J’ai bien d’autres assortiments plus bizarres à faire ici, à quoi les Parties ne s’attendent pas. Voyez-vous au bout de cette allée, ce Masque vêtu en Docteur ; le reconnaissez-vous ?
CIDALISE.
En aucune façon.
MARTON.
Il faudrait avoir la vue bonne.
CINOEDOR.
C’est Monsieur Oronte. Il fait le passionné d’Araminte ; il est effectivement amoureux de Lucile, et le voilà avec une de vos rivales.
MARTON.
Ne serait-ce point Célide, Madame ?
CINOEDOR.
C’est elle-même, qu’il faut détromper de l’impression qu’on lui a donné de Clitandre ; c’est une commission que je vous donne, Mademoiselle Marton.
MARTON.
À moi, Madame ?
CIDALISE.
Je souscris volontiers à tout ce qu’il veut, tu n’as qu’à faire.
MARTON.
Mais de quelle manière ?…
CINOEDOR.
Je te communique pour toute la soirée, mes facultés et mes talents, et je te souffle une partie de mon esprit.
MARTON.
Miséricorde ! L’esprit du Diable !
CINOEDOR.
Cela ne changera pas beaucoup le tien. Célide approche ; venez avec moi dans une maison de ma connaissance où votre réveillon s’apprête, et où tu nous amèneras Célide.
MARTON.
Mais, je ne la connais point ; comment m’y prendre ? Que ferai-je ?
CINOEDOR.
Ce que t’inspirera ton génie secondé du mien ; tu ne saurais manquer de réussir.
MARTON.
Il ne tiendra pas à moi. Commençons d’abord à connaître la situation du cœur de Célide, pour prendre des mesures plus justes.
SCÈNE IV. Oronte, Célide. §
ORONTE.
Je ne sais pas, Madame, quel gré vous me saurez de la Mascarade ; mis il faut que vous ayez bien du pouvoir sur moi, pour m’engager à venir passer la nuit au Cours dans l’équipage où me voilà.
CÉLIDE.
Vous y trouverez peut-être Lucile, et vous n’êtes pas si fort ennemi des plaisirs que vous le voulez paraître, Monsieur Oronte. Je sais vos affaires…
ORONTE.
Madame…
CÉLIDE.
Mais, indépendamment de ce qui vous regarde, vous devez m’aider à éclaircir les soupçons que j’ai de Clitandre.
ORONTE.
Ils me paraissent sans fondement. Il n’est pourtant pas impossible qu’avant de s’attacher à vous, il ait eu quelque liaison de société avec quelques femmes du grand monde : quelques-unes d’elles aura pris, peut-être, contre les règles et l’usage de le fine coquetterie, un véritable attachement pour lui. Elle sait qu’il en a pour vous, on veut vous brouiller : voilà d’où viennent les avis qui vous mettent si fort en mouvement, et je gagerais que la partie se trouvera fausse.
CÉLIDE.
J’y vois peu d’apparence ; Clitandre n’est point chez lui, on l’en a vu sortir en carrosse ; il a passé chez la Guerbois, il a pris le chemin du Roulle, le carrosse de Cidalise, et un autre qui le suivait, ont fait la même route. La moitié de l’avis se trouve déjà vrai, il est question d’approfondir l’autre.
SCÈNE V. Marton, Célide, Oronte. §
MARTON.
Bonjour, beau Masque, vous me voyez à visage découvert, et vous ne me connaissez pas ? Vous êtes masquée, et je vous connais, moi.
CÉLIDE.
Cela n’est pas impossible.
MARTON.
Hé ! Voilà aussi notre bon ami, Monsieur Oronte. Qu’il est bien déguisé ! Un âne en Docteur. Il n’y a pas de mascarade plus parfaite.
ORONTE.
C’est Marton, je pense ? Lucile et Cidalise sont ici.
MARTON.
13 14Pour vous, Madame, vous êtes une façon de Junon, une déesse jalouse, qui venez chercher ici votre Jupiter, que vous croyez qu’une Nymphe de ma connaissance vous enlève.
CÉLIDE.
Vous êtes dans l’erreur, et vous me connaissez mal, je vous assure.
ORONTE, à Célide.
C’est la suivante de Cidalise.
CÉLIDE.
On pousse l’insulte, comme vous voyez ; la chose n’est que trop véritable, je suis outrée de chagrin.
MARTON.
Ces fêtes du Cours sont des plaisirs mêlés d’amertume, tout le monde ne s’y réjouit pas également.
CÉLIDE.
Ils sont instructifs, du moins, s’ils ne sont pas réjouissants ; et c’est savoir en tirer parti, que de régler sa conduite et ses affaires selon les incidents qu’on y découvre.
MARTON.
On est souvent la dupe de ce qu’on y croit voir : prenez-y garde.
CÉLIDE.
Je suis si vivement piquée…
MARTON.
C’est le moyen d’être trompée. Voulez-vous faire un petit marché avec moi ?
CÉLIDE.
Hé ! Quel ?
MARTON.
Je vous guérirai de votre passion, ou je vous détromperai de l’erreur où vous êtes, de croire Clitandre infidèle.
CÉLIDE.
Je n’ai point de passion, je vous assure.
MARTON.
Plus que vous ne voulez qu’on vous en croie.
CÉLIDE.
Non, sérieusement.
MARTON.
Plus même que vous ne vous en croyez.
CÉLIDE.
Ah ! Je vous jure…
MARTON.
Vous tachez de vous la cacher à vous-même, mais elle est trop vive, et sans cela vous ne seriez pas ici…
CÉLIDE.
Simple curiosité d’approfondir le caractère des hommes.
MARTON.
Curiosité dangereuse.
CÉLIDE.
Mais nécessaire pour assurer notre repos.
MARTON.
Et qui le trouble souvent, au contraire.
CÉLIDE.
Cela n’est que trop vrai.
MARTON.
Tranquillisez-vous, la vôtre ne vous causera point de chagrin, et je suis chargée de vous faire connaître que Clitandre n’aime que vous véritablement.
CÉLIDE.
Que je vous aurais d’obligation !
MARTON.
Cela ne me sera pas bien difficile, j’ai pour le reste de la nuit seulement une façon de toute-puissance dans ces promenades, dont je prétends me servir utilement pour le bonheur de bien des Amants.
ORONTE.
Si tu voulais t’intéresser au mien, Marton.
MARTON.
Pourquoi non ?
ORONTE.
Je n’en serais point ingrat, je t’assure.
MARTON.
Je le crois ; mais avec des soupirants de votre âge, il faut que la reconnaissance précède le bienfait, je vous en avertis.
ORONTE.
Hé bien, soit. J’ai dans ma bourse trente louis d’or, je te les promets.
MARTON.
Le terme de promettre n’engage point, il n’y a que celui de donner qui détermine.
ORONTE.
Je te les donne ; rends-moi service, et dispose le cœur.
MARTON.
Le cœur de Lucile. Elle est ici. Je sais ce qu’il vous faut ; laissez-moi faire. Mais comme l’Amour ne s’intéressera guères à vos affaires, il faudra tâcher que le diable s’en mêle ?
CÉLIDE.
Comment ! Que le diable s’en mêle ?
MARTON.
Oui, Madame, lui ou moi, c’est à peu près la même chose. Je suis un diable en fait d’intrigues, et il n’y en a point que je ne fasse réussir ; laissez-vous conduire, et venez avec moi seulement.
CÉLIDE.
Et Monsieur Oronte ?
MARTON.
Qu’il demeure ici ; qu’il tâche de rencontrer l’Olive ou Clitandre, et qu’il vienne m’en donner avis ici près, à Chaillot, dans ce grand pavillon couvert d’ardoise.
ORONTE.
Je vois cela d’ici. Je ne manquerai pas de m’y rendre.
SCÈNE VI. L’Olive, Oronte. §
L’OLIVE entre en chantant.
Morbleu, que de tumulte dans ces promenades ? Quelle affluence de badauds ? Depuis quelques jours on y rencontre que des Masques ; et de toute la soirée, je n’ai encore pu parler à aucun visage.
ORONTE.
Voici un drôle qui me parait avoir tout le son de la voix et toute l’encolure du valet de Clitandre. Ne serait-ce point lui ?
L’OLIVE.
Voilà une façon de Bourgeois déguisé, qui s’attache à m’observer ; prenons garde à n’être point reconnu.
ORONTE.
C’est lui-même, assurément. Hé, l’Olive.
L’OLIVE.
Plaît-il, Monsieur ?
ORONTE.
Ah ! C’est donc toi, je te reconnais.
L’OLIVE.
Pardonnez-moi, Monsieur, je ne suis pas moi, vous vous méprenez.
ORONTE.
Tu n’es pas l’Olive ?
L’OLIVE.
Non, Monsieur. Je suis Masque d’honneur, un petit Maître… de nouvelle fabrique, à la vérité, mais… Hé ! Attendez un peu, s’il vous plaît. Vous me paraissez un novice de Bal, tout vieux que vos êtes.
C’est Monsieur Oronte, le tuteur de mon Maître. Célide saura notre partie.
ORONTE.
Je vous connais, Masque, vous avez beau faire.
L’OLIVE.
Je vous connais aussi. Nous avons tous deux de mauvaises connaissances.
L’OLIVE.
Je pense que vous êtes un certain honnête homme. Oh ! Nous nous méprenons, comme vous voyez.
ORONTE.
Je ne me méprends point, tu es l’Olive.
L’OLIVE.
Hé bien ! L’Olive, oui. Mais fripon, non, entendez-vous ?
ORONTE.
Que fais-tu ici ? Avec qui ton Maître y a-t-il rendez-vous ?
L’OLIVE.
Avec des Dames de votre connaissance.
ORONTE.
Cidalise et Lucile, sans doute ?
L’OLIVE.
Araminte, moi et Marton ; voilà la partie.
ORONTE.
Oh bien ! Ton maître est un impertinent, d’avoir fait cette partie-là ; elle pourrait bien lui faire manquer le mariage de Célide. Sans adieu, l’Olive.
L’OLIVE.
Je l’en ai averti, ce sera sa faute. Le voici, je pense.
SCÈNE VII. Clitandre, L’Olive. §
CLITANDRE.
Je ne puis reconnaître personne sous le masque. Est-ce toi, l’Olive ?
L’OLIVE.
Oui, Monsieur, c’est moi-même.
CLITANDRE.
As-tu vu ces Dames ?
L’OLIVE.
Non, Monsieur. Je n’ai vu que Monsieur Oronte, qui sait votre partie avec Cidalise, et qui dit que cela vous brouillera avec Célide.
CLITANDRE.
Il en arrivera ce qui pourra. J’ai fait la partie en enrageant ; mais je ne saurais plus m’en dédire.
L’OLIVE.
Le mariage de Damon avec Célide n’est pas bien rompu encore, ni le vôtre bien arrêté. Cidalise est une dangereuse personne ; elle vous aime tout de bon.
CLITANDRE.
Plaisant amour, que celui d’une coquette ! Tu te moques, je pense.
L’OLIVE.
Monsieur, Monsieur, quand ces Dames-là, qui n’aiment pas ordinairement, se mettent en tête d’aimer quelqu’un, c’est cent fois pis que d’honnêtes femmes : celle-ci nous jouera quelque tour, prenez-y garde.
CLITANDRE.
Je ne la crains point ; fais hâter le repas, tâche de trouver Monsieur Oronte, et propose-lui d’en être : cela est de conséquence.
L’OLIVE.
Il ne se fera pas prier, je vous en réponds.
SCÈNE VIII. §
CLITANDRE, seul.
Je n’ai jamais fait de plaisir dont je me sois promis si peu de plaisir que celle-ci. Je suis vraiment amoureux de Célide, sans être fort sûr d’en être aimé. J’ai à combattre un rival riche, aimable, Damon, qu’elle estime, et qui mérite d’être heureux ; Et dans cette situation, je fais une partie de nuit au Cours, avec des coquettes de profession, qui m’aiment peu, que je n’estime guères. Pourquoi le fais-je ? Si j’en sais rien, que la peste m’étouffe. Sottise de jeune homme ; air ridicule de bonne fortune ; pure impertinence ; envie de donner matière à parler. On parlera ; je chagrinerai Célide ; j’enragerai ; il faudra des éclaircissements. L’agréable amusement que je me fais-là ! Ma foi, à commencer de compter par moi-même, la plupart des jeunes gens d’aujourd’hui sont de ridicules personnages.
SCÈNE IX. Marton, Clitandre. §
MARTON.
Voilà Clitandre comme on me l’a dépeint, et je ne saurais m’y méprendre. Bonjour, Masque. Je sais qui vous êtes.
CLITANDRE.
Je le sais bien aussi, je vous en réponds, et je me le disais tout à l’heure à moi-même.
MARTON.
Comment donc ?
CLITANDRE.
Je rendais justice à mon étourderie.
MARTON.
Et à quel propos ?
CLITANDRE.
Je trouvais que nous sommes de grandes dupes, de la mode et des fantaisies de certaines Dames, de venir ici nous ennuyer pendant la nuit à une promenade, qui devient cohue.
MARTON.
Je vous reconnais encore mieux à vos réflexions. Oui, justement, vous êtes Damon.
CLITANDRE.
Moi, Damon ?
MARTON.
Oui, vous-même. Je ne me méprends point, Monsieur l’Irrésolu. Voilà mon homme qui va partout en enrageant ; qui arrangerait de n’y pas aller ; qui ne sait jamais ni ce qu’il voudrait faire, ni ce que les autres veulent ; que le plaisir entraîne sans le contenter ; que la raison gourmande, et qu’elle n’assujettit point ; esclave de ses passions, sans croire en avoir ; heureux en apparence, et malheureux par tempérament. Est-ce vous, Damon ? Vous connaît-on, Masque ?
CLITANDRE.
Ce peut-être là mon portrait ; mais je ne suis point Damon, je vous assure.
MARTON.
Vous êtes fort sur la négative : il faut vous approfondir, et vous détailler pour vous réduire.
CLITANDRE.
Les détails sont longs, et je cherche ici compagnie.
MARTON.
Vous la trouverez, elle y est ; je sais qui c’est.
CLITANDRE.
Vous vous tromper encore. Adieu, Masque.
MARTON.
Je ne me trompe point. Je viens de la quitter ; c’est Célide.
CLITANDRE.
Célide, dites-vous ?
MARTON.
Ah, ah ! Ce nom vous émeut. Vous n’êtes pas Damon ; j’étais dans l’erreur ; l’amour vous trahit. Adieu, Masque. Je n’en veux pas savoir davantage.
CLITANDRE.
Attendez, je vous prie. Célide a donné ici rendez-vous à Damon ?
MARTON.
Vous n’êtes pas Damon ; je n’ai rien à vous dire.
CLITANDRE.
Un mot, de grâce.
MARTON.
Non, je croyais parler à Damon. Je parle à un inconnu, qui ne prend aucune part à Célide : à quoi bon l’entretenir ?
CLITANDRE.
La cruelle situation ! Je suis ce que vous voulez, Masque. Je m’intéresse à Célide, j’en conviens ; je sais qu’elle est ici : mais ce n’est point pour le malheureux Damon qu’elle y vient. Elle aime Clitandre.
CLITANDRE.
Il se flatte de l’épouser.
MARTON.
Belle marque d’amour !
CLITANDRE.
Y en a-t-il de plus forte ?
MARTON.
En savez-vous de moindre ?
CLITANDRE.
Je suis sûr de mon malheur, je suis au désespoir.
MARTON.
Vous êtes facile à désespérer.
CLITANDRE.
Clitandre touche au moment d’être heureux.
MARTON.
Il touche au moment d’être dupe.
MARTON.
Damon…
CLITANDRE.
Quelle certitude avez-vous que Clitandre ne soit point aimé de Célide ?
MARTON.
Elle l’épouse ; que faut-il davantage ?
CLITANDRE.
Ah, ah ! Voici qui est plaisant.
MARTON.
Il ne l’aime pas trop lui-même, puisqu’il veut bien devenir son mari.
CLITANDRE.
Il l’adore, je le sais ; elle l’aime, si elle l’épouse, je n’en puis douter ; je connais la vertu de Célide ; je réponds du cœur de Clitandre.
MARTON.
Il est dangereux d’être sa caution.
CLITANDRE.
Hé ! Le connaissez-vous ?
MARTON.
Qui ne le connaît pas ? C’est le plus grand fou, le plus impertinent personnage…
CLITANDRE.
Doucement, de grâce. Je suis son rival, mais je vous prie de l’épargner.
MARTON.
Hé ! Mérite-t-il qu’on le fasse ; un extravagant qui a vingt fois manqué sa fortune, faute de conduite ; et qui peut-^être serait véritablement aimé de Célide, s’il savait mériter de l’être ?
CLITANDRE.
Que trouvez-vous donc en lui qui l’en rende indigne ?
MARTON.
Sa conduite, ses inégalités, sa perfidie. Dans le moment qu’il jure qu’il l’adore, il vient ici avec d’autres Dames, qu’il y régale.
CLITANDRE.
Et Célide en est informée ?
MARTON.
Ce sont elles qui l’en ont fait avertir.
CLITANDRE.
Voilà d’indignes procédés.
MARTON.
Oui de part et d’autre, n’est-il pas vrai ?
CLITANDRE.
Et cela rompra le mariage de Célide avec Clitandre ?
MARTON.
Tout au contraire, elle l’épousera pour s’en mieux venger.
CLITANDRE.
Je ne conseillerais pas à qui que ce fût d’être de moitié de la vengeance.
MARTON.
Une jolie femme ne manque pas de vengeurs en ce pays-ci.
CLITANDRE.
Hé ! Qui oserait s’exposer à la juste fureur de Clitandre ?
MARTON.
Qui ? Moi.
CLITANDRE.
Vous ?
MARTON.
Oui, moi-même. Je connais Clitandre ; je sais que je lui parle, et je me moque de lui.
CLITANDRE.
Ah ! C’en est trop, et je connaîtrai…
MARTON.
Vous connaîtrez un Masque qui est bien fâché de ne pouvoir être votre rival.
CLITANDRE.
Que vois-je ? C’est toi, Marton, qui me parle ainsi de Célide ?
MARTON.
Et par ordre de Cidalise. Célide et elle sont ensemble.
CLITANDRE.
Célide est ici ?
MARTON.
Avec Monsieur Oronte ; fort fâchée de votre partie, et du mystère qu’on lui en fait.
CLITANDRE.
Voilà tout ce que je craignais.
MARTON.
Ne vous inquiétez point, on l’apaisera.
SCÈNE X. L’Olive, Clitandre. §
L’OLIVE.
Je vous retrouve à propos, Monsieur. Je vous avais bien dit que c’était une méchante masque que votre Cidalise.
CLITANDRE.
En as-tu quelque nouvelle preuve ?
L’OLIVE.
Oh, vraiment oui. Célide et elle sont ensemble, et elles ont troqué d’habit de masque pour vous mieux tromper. Je les ai vues sans qu’elles me vissent : on vous prépare quelque trahison, prenez-y garde.
CLITANDRE.
J’en sais assez pour me tirer d’affaires. Où sont-elles ?
L’OLIVE.
Dans quelqu’une de ces allées.
CLITANDRE.
Ne me suis point, je vais tâcher de les y joindre.
SCÈNE XI. §
L’OLIVE, seul.
Il a raison de ne me pas mener. Elles le rosseront, si elles le reconnaissent. Mais voici un Masque qui me tourne et qui paraît m’en vouloir, à moi. Sur quel ton le prendre ?
SCÈNE XII. Marton, L’Olive. §
MARTON.
Que voilà un jeune homme bien fait et de bonne mine.
L’OLIVE.
C’est la voix d’une femme ; il ne faut pas manquer cette bonne fortune-là, elle se présente de trop bonne grâce.
L’OLIVE.
Elle se connaît en gens d’aujourd’hui, de condition ou en condition, c’est à peu près la même chose.
MARTON.
Il cherche ici quelque aventure.
L’OLIVE.
Vous vous trompez, Masque, je n’en cherche point. J’en ai plus d’une douzaine tout assurées : mais il ne tiendra qu’à vous de me les faire manquer toutes, je vous en assure.
MARTON.
Ah, le bon traître ! Cela est bien obligeant vraiment.
L’OLIVE.
J’aime les affaires imprévues : les coups de hasard me font plaisir, et je préférerais une simple petite Grisette, qui ne s’attendrait pas à l’honneur de me voir, à vingt Marquises des mieux apprêtées.
MARTON.
Ah, que vous êtes bien dans le vrai, mais cependant, Monsieur, si l’entretien des Grisettes est tout ce qui vous charme, nous n’aurons pas longue conversation ensemble, et je ne suis pas votre affaire.
L’OLIVE.
Mille pardons, mon adorable, ne vous offensez point du terme : il y a Grisette et Grisette, et j’en sais bien faire la différence.
MARTON.
Je suis une Grisette de condition, moi, afin que vous le sachiez.
L’OLIVE.
21Et moi un Grison de même, ma chère enfant. Vous verrez que nous nous convenons à merveilles.
MARTON.
22Non, croyez-moi, nous ne nous convenons point, Monsieur de l’Olive, vous êtes un maroufle de valet qui cherchez fortune.
L’OLIVE.
Et moi ravi de connaîtrez vos allures, Madame la… Il ne faut pas dire d’injures à une femme.
MARTON.
J’en conviens ; je t’ai attaquée de conversation, mais pour t’éprouver ; je savais bien qui tu étais, et je t’ai vu parler à ton maître.
L’OLIVE.
Oh bien, pour moi, je suis de bonne foi. J’étais dans l’erreur, et je croyais avoir trouvé une bonne fortune.
MARTON.
Et voilà les hommes.
L’OLIVE.
Et voilà les femmes. Va, va, pardonne-moi cette petite faiblesse ; tu auras peut-être quelque jour besoin que je t’en passe d’autres.
MARTON.
Ce n’est qu’à cette condition-là que je te pardonne, au moins. Mais j’ai à chercher ici Monsieur Butorville, et voici des gens de notre compagnie qui se rapprochent : va-t’en hâter le réveillon, dépêche.
L’OLIVE.
Je cours faire mettre le couvert. Sans adieu, ma charmante.
SCÈNE XIII. Lucile, Monsieur Desminutes. §
LUCILE.
Ah, que vous êtes incommode Monsieur Desminutes ! Avec vos doléances perpétuelles. Les Amants plaintifs ont toujours tort : plus ils se plaignent, plus ils deviennent à plaindre, et l’on n’en a jamais pitié.
DESMINUTES.
Après plus de trois années que je m’attache à rendre tous les services imaginables à vous et à Cidalise ?
LUCILE.
On vous en a obligation, nous ne sommes point ingrates.
DESMINUTES.
Je ne suis pas content de la reconnaissance.
LUCILE.
C’est que nous ne sommes pas convenus de prix, vous surfaites et nous rabattons.
SCÈNE XIV. Finette, Lucile, Monsieur Desminutes. §
FINETTE.
Quel marché faites-vous-là ? Vous ne me paraissez pas bien d’accord.
LUCILE.
Tu viens fort à propos, Finette, pour être juge de notre différend. Monsieur Desminutes veut absolument que je l’aime : qu’en dis-tu ?
FINETTE.
Je dis que Monsieur Desminutes a bien raison, et que vous êtes assez aimable pour lui inspirer une forte envie d’être aimé.
DESMINUTES.
Finette se déclare pour moi, comme vous voyez.
FINETTE.
Assurément, j’approuve fort la passion que vous avez pour Mademoiselle.
DESMINUTES.
Qui ne l’approuverait pas ?
FINETTE.
Mais j’approuve bien plus encore Mademoiselle de n’y pas répondre.
DESMINUTES.
Ah, ah ! Mademoiselle Finette, après m’avoir dit vingt fois, à moi-même, que vous me trouviez fait pour l’amour.
FINETTE.
Je ne m’en dédis point, je le répète encore : vous êtes fait pour en prendre, et point du tout pour en donner.
DESMINUTES.
Trois années de soins, d’assiduités, et de complaisance doivent tenir lieu de quelque mérite.
LUCILE.
C’est quelquefois ce qui le diminue, l’amour ne plaît qu’autant qu’il est jeune, et le vôtre n’est rien moins qu’enfant, Monsieur Desminutes.
DESMINUTES.
Ce n’est qu’au moment que je vous ai vue, qu’il a pris naissance dans mon cœur.
FINETTE.
Hé ! De quoi diantre s’est-il avisé, d’aller naître là ? Tenez, Monsieur, un amour qui se place si mal en naissant, est un petit monstre qu’il faut étouffer dès le berceau, ou le faire du moins crever de chagrin quand on l’a trop laissé vivre.
DESMINUTES.
Vous n’êtes pas de mes amis, Mademoiselle Finette.
FINETTE.
Je ne masque que mon visage, et point du tout mes sentiments, comme vous voyez.
DESMINUTES.
Quand vous m’empruntez de l’argent, vous n’êtes pas toujours si sincère.
FINETTE.
Je vous ai rendu ce que je vous dois, j’ai racheté mes droits de sincérité, je ne flatte plus.
SCÈNE XV. Araminte, Monsieur Desminutes, Lucile, Marton, Finette. §
ARAMINTE.
Mais laissez-moi donc, Masque. Vous êtes trop pressant. À mon secours, Marton.
MARTON.
C’est moi, Madame ?
ARAMINTE.
Vous m’avez quittée bien mal à propos, vous autres.
DESMINUTES.
Est-ce quelque insulte qu’on vous fait ?
ARAMINTE.
Non pas à ma personne, mais à ma pudeur.
LUCILE.
Qu’y a-t-il donc, Madame ?
ARAMINTE.
On m’attaque trop vivement, on me trouve trop de mérite, trop de charmes ; on exige que je me démasque.
MARTON.
Gardez-vous bien de le faire, Madame, cela est trop de conséquence.
ARAMINTE.
Oui, la vivacité augmenterait ; l’amour triompherait ; le vainqueur s’emporterait à des excès peut-être, et dans une aussi nombreuse assemblée cela donnerait matière à la médisance.
FINETTE.
Si vous craignez ces inconvénients-là, démasquez-vous, Madame. Vos traits triompheront de ceux de l’Amour, et vous ferez taire la médisance.
ARAMINTE.
Non, non. Ne m’abandonnez pas, je vous prie, voilà mon persécuteur qui me cherche, je ne veux point du tout contenter sa curiosité.
FINETTE.
Cela est fort judicieux.
SCÈNE XVI. Butorville, Araminte, Marton, Finette, Lucile, Monsieur Desminutes. §
BUTORVILLE.
Ne vous offensez pas de mon empressement belle Masque. Je vous connais, vous dis-je, et si je vous connaissais moins, je vous serais moins importun, sans doute.
ARAMINTE.
Vous ne m’importunez point : mais vous me pressez trop ; cela est indiscret : demeurons-en là, demeurons-en là.
MARTON.
Un peu de ménagement pour les Dames, de la complaisance et de la politesse, Masque.
BUTORVILLE.
Je n’en manque point. Je sais à qui je parle, je connais toute la compagnie : vous êtes Marton, vous, Lucile, vous Finette ; Madame est Cidalise.
MARTON.
C’est le benêt que je cherche, Monsieur de Butorville.
BUTORVILLE.
C’est pour elle que je suis ici.
MARTON.
Tout de bon ?
BUTORVILLE.
C’est moi qui donne les violons dans ce canton des Champs-Élysées.
FINETTE.
Vous avez bien choisi votre emplacement.
BUTORVILLE.
J’ai su que Cidalise devait s’y trouver.
MARTON.
Vous vous méprenez, ce n’est point elle.
BUTORVILLE.
C’est elle-même, et mon cœur me le dit.
FINETTE.
Votre cœur est en défaut aussi bien que votre esprit quelquefois.
BUTORVILLE.
Elle m’a renvoyé mon portrait, elle ne veut plus me voir en face : mais je lui en parlerai en masque tout du moins.
MARTON.
Ce n’est point elle, vous dit-on, c’est Araminte : démasquez-vous, Madame, pour contenir ce furieux-là. Il n’y aurait pas moyen sans cela d’en venir à bout.
ARAMINTE.
Vraiment, Monsieur, vous êtes un sot masque, et un impertinent visage, de me prendre pour une autre, et de me confondre avec Cidalise : on ne se changerait pas pour elle.
BUTORVILLE.
Madame…
ARAMINTE.
Allez, mon ami, l’instinct vous conduisait mieux que le discernement, vous êtes une bête.
BUTORVILLE.
Il est vrai, je le vois bien, vous n’êtes pas Cidalise, elle n’est pas si ridicule.
ARAMINTE.
Le vilain masque avec sa méprise !
BUTORVILLE.
La sotte masque avec sa colère !
MARTON.
J’ai quelque affaire pour mon compte avec ce masque là, regagnez le carrosse et le lieu du réveillon, et laissez-nous quelque temps ensemble.
SCÈNE XVII. Marton, Butorville. §
MARTON.
Hé que diantre ! Monsieur de Butorville, est-il possible que vous vous mépreniez si grossièrement ?
BUTORVILLE.
Tout ce que je vois me paraît Cidalise : je suis plus fou que jamais Mademoiselle Marton.
MARTON.
Vous l’avez pourtant furieusement été.
BUTORVILLE.
Oui, j’en ai pensé perdre l’esprit.
MARTON.
Ce n’est pas là la plus grande perte que vous eussiez pu faire. Je me souviens toujours du temps que vous arrivâtes d’Amiens en deuil de la mort de votre père.
BUTORVILLE.
Je vins à Paris avec plus de vingt mille écus, tant en argent qu’en billets de change.
MARTON.
Cela est vrai ; vous arrivâtes en bonne compagnie.
BUTORVILLE.
Je fis d’abord connaissance avec votre charmante maîtresse.
MARTON.
Et d’une manière bien gracieuse.
BUTORVILLE.
Je donnais de grands repas, des concerts, des bals, des cadeaux, toutes sortes de réjouissances.
MARTON.
Oui, je m’en souviens, j’étais de tout cela.
BUTORVILLE.
Des présents, des bijoux, des diamants, mille petites drôleries.
MARTON.
Oh ! Voilà de quoi je n’ai point été, et c’est peut-être une des fautes que vous avez faites.
BUTORVILLE.
Je dépensai plus de dix mille écus pour la disposer à croire que je l’aimais, avant que de lui parler de mon amour seulement.
MARTON.
Vous parlâtes à la fin ?
BUTORVILLE.
J’ai bien fait pis, je lui en ai écrit.
MARTON.
Hé bien.
BUTORVILLE.
Cela l’a fâchée ; elle ne veut croire, ni la parole, ni l’écriture.
MARTON.
Voilà une femme bien difficile à persuader !
BUTORVILLE.
Oui, elle veut toujours douter, et moi, je veux toujours convaincre. Je lui ai écrit, je lui ai reparlé, j’ai consommé le reste des vingt mille écus sans avoir de réponse. Oh ! Il y a une grande obstination là-dedans.
MARTON.
Assurément, et je ne sais qui est le plus obstiné de vous deux.
BUTORVILLE.
Oh parbleu, c’est moi, je vous en réponds. Je suis d’Amiens ; nous sommes têtus, nous autres : je n’en démordrai point ; je veux voir une fin.
MARTON.
Vous avez déjà vu celle de votre argent, et Madame vous a donné votre congé ; en voilà assez à ce qu’il me semble.
BUTORVILLE.
Oh ! Non, elle ne m’a point parlé, elle m’a renvoyé mon portrait seulement, elle m’a fait dire par un de mes amis qu’elle ne voulait plus voir l’original.
MARTON.
Mais de cette manière-là cela me paraît fini.
BUTORVILLE.
Oh ! Oui, de sa part, peut-être ; mais non pas de la mienne. Oh ! Je ne suis pas si facile à rebuter.
MARTON.
Vous vous voulez donc renouer avec elle ?
BUTORVILLE.
J’ai emprunté depuis quatre jours mille pistoles pour me rapprocher en bon équipage.
MARTON.
Vous êtes bien conseillé.
BUTORVILLE.
Et j’attends encore la succession de ma bonne femme de mère qui est bientôt presque morte.
MARTON.
Oh ! Vous vous raccommoderez, je prévois cela. Voulez-vous que dès cette nuit je vous fasse faire réveillon avec elle ?
BUTORVILLE.
Hé ! Je vous en conjure.
MARTON.
Vous lui reparlerez sur le champ de votre amour ; entre deux vins vous serez plus hardi, on viendra dire à table que vous êtes orphelin, il n’y a pas de meilleur moment pour avoir réponse.
BUTORVILLE.
Je la paierai bien, je vous assure.
SCÈNE XVIII. Célide, Marton. §
CÉLIDE.
Est-ce vous, Marton ? Cidalise vous cherche.
MARTON.
Ne perdons point de temps, allons la joindre.
SCÈNE XIX. Célide, Cynœdor. §
CÉLIDE.
Votre conversation est tout à fait gracieuse, Seigneur Cynœdor, et vous êtes assurément le Génie du meilleur commerce.
CINOEDOR.
Je ne cherche qu’à faire plaisir, et vous pouvez vous fier à moi.
CÉLIDE.
Vous paraissez de meilleur foi que tous les gens du monde ; et à raisonner juste sur tout ce que vous m’avez fait remarquer dans toutes ces allées, on ne doit absolument faire aucun fonds sur la fidélité des hommes.
CINOEDOR.
Un tant soit peu plus que sur celle des femmes, mais de guères.
CÉLIDE.
Tout le monde se trompe donc aujourd’hui ?
CINOEDOR.
Non, au contraire, on ne se trompe plus ; on se trompait autrefois, parce qu’on avait de la confiance ; mais à présent on met tout au pis : on s’attend à tout ; om compte là-dessus, et on ne peut être dans l’erreur, comme vous voyez.
CÉLIDE.
Voilà des mœurs bien perverties !
CINOEDOR.
Elles sont à la mode, il faut s’y faire.
CÉLIDE.
On a bien à souffrir, quand on a le cœur trop bon.
CINOEDOR.
Quand on a le cœur trop bon, il faut le troquer contre un bon esprit ; c’est ce qu’il y a de plus nécessaire.
CÉLIDE.
Vous établissez là d’étranges maximes.
CINOEDOR.
Elles se sont établies toutes seules : le plaisir, l’intérêt, l’ambition ; voilà les mobiles du commerce du monde. On feint d’aimer une Dame, parce qu’elle est riche : on aime effectivement une autre, parce qu’elle est aimable ; et l’on en épouse une troisième, par raison de famille : on ménage celle-ci par intérêt ; on voit celle-là par plaisir, et on prend l’autre par convenance.
CÉLIDE.
Les grands scélérats que sont les hommes !
CINOEDOR.
Cela se pratique aussi parmi les femmes ; c’est la même manœuvre.
CÉLIDE.
Quelle dépravation ! Quels caractères !
CINOEDOR.
Ce sont les moins déraisonnables et les plus d’usage : le siècle courant est un Bal continuel ; les passions s’y déguisent et tout le monde s’y masque.
CÉLIDE.
C’est-à-dire que Clitandre est peut-être masqué pour moi ?
CINOEDOR.
Masquez-vous pour lui, rendez –lui le change.
CÉLIDE.
Je l’ai fait ; j’ai cru ne pas l’aimer, je le feignais, du moins : la jalousie m’a démasquée ; je l’aime de bonne foi, je ne saurais plus feindre.
CINOEDOR.
Le voici qui vient de ce côté, il ne vous reconnaîtra point : éprouvons un peu s’il vous aime de même.
SCÈNE XX. L’Olive, Clitandre, Célide, Cynœdor. §
L’OLIVE, à Clitandre.
Elles ont troqué d’habit, Monsieur ; c’est là Célide ?
CLITANDRE, bas.
Je ne serai pas la dupe de l’aventure.
Masque à bonnes fortunes, je trouble mal à propos votre tête à tête ; mais je suis le premier en date, et c’est à moi que cette Dame avait donné rendez-vous ici.
CINOEDOR.
Masque indiscret, vous vous méprenez, ne continuez pas à vous méprendre.
CLITANDRE.
À me méprendre ? Ah ! Je connais trop Cidalise pour prendre le change avec elle.
L’OLIVE, bas à Clitandre.
C’est Célide, Monsieur, vous n’y songez pas.
CLITANDRE, bas.
Te tairas-tu ?
Il ne fallait pas, Madame, m’engager dans cette partie, pour vous y trouver avec d’autres.
CINOEDOR.
Vous n’êtes pas malheureux de m’y rencontrer.
CLITANDRE.
Je ne sais pas de quelle utilité votre présence me peut-être, à moins que vous ne vouliez faire pour moi les honneurs du réveillon, et que Madame me permette de retourner dans le moment à Paris, où ce très puissantes raisons me pressent de me rendre.
CINOEDOR.
Cela serait incivil et bizarre à un galant homme comme vous.
CLITANDRE.
Ce n’est ni bizarrerie ni impolitesse, c’est inquiétude. Je me suis engagé dans cette partie comme un étourdi, comme un sot ; achevez-la pour moi, je vous prie : les frais en sont faits, je vous laisse le maître. Adieu, Madame, demeurons amis, et ne nous voyons plus, je vous en conjure.
CINOEDOR.
Ah, Masque, que vous êtes amoureux de Cidalise ! Vous êtes jaloux ; mais vous n’avez pas sujet de l’être.
CLITANDRE.
Amoureux et jaloux de Cidalise, moi ? Je n’aime et n’aimerai jamais véritablement que Célide.
L’OLIVE, à part.
Il le prend bien. Allons, courage.
CLITANDRE.
Je me flatte d’en être aimé : cette partie, toute indifférente qu’elle est, peut la chagriner ; elle la fait, peut-être, elle me soupçonne, les apparences sont contre moi, je me reproche tous les moments que je tarde à me justifier.
CINOEDOR.
Si vous aimez si fort Célide, venir ici sans elle avec d’autres Dames, c’est une étourderie.
CLITANDRE.
Je suis en âge d’en faire, je vous l’avoue ; mais c’est beaucoup de les reconnaître, et de tâcher de les réparer.
CÉLIDE, se démasquant.
Cela ne vous sera pas difficile, Clitandre.
CLITANDRE.
Que vois-je ! Quelle surprise ! C’est vous, Madame Célide ? Dans le même déguisement que j’ai vu tantôt à Cidalise ?
L’OLIVE.
On vous tendait un panneau, Monsieur ; Mais la force de la vérité a de grandes prérogatives.
CÉLIDE.
Vous vous reprochez d’avoir donné des soupçons à Célide ; Célide se reproche d’en avoir eu. Je ne puis vous cacher que je vous aime : redites-moi que vous m’aimez, Clitandre, et ne me trompez pas, je vous en conjure.
CLITANDRE.
Par quelle heureuse aventure, Madame ?…
CINOEDOR.
On vous instruira de tout le verre à la main.
SCÈNE XXI. Cidalise, Cynœdor, Marton, Butorville, Araminte. §
CIDALISE.
Nous vous cherchons tous de tous côtés ; vous êtes d’accord, apparemment ; le réveillon est prêt, on se mettra à table quand il vous plaira.
CINOEDOR.
Il faut auparavant régler les places, et assortir les Masques avec convenances.
MARTON.
Comme chacun sait qui vous êtes, et le droit que vous avez de présider ici, on vous laisse le maître des arrangements.
CINOEDOR.
Celui de Clitandre et de Célide est déjà réglé, et j’ai parlé de Cidalise pour le bon Monsieur de Butorville.
CIDALISE.
Je ne résiste point à vos ordres.
MARTON.
Il y a d’heureux moments dans la vie, comme vous voyez.
BUTORVILLE.
Je ne me sens pas de joie, Madame, Madame, Madame.
CINOEDOR.
Le reste de la compagnie ne sera pas moins heureux.
ARAMINTE.
J’ai bien compté là-dessus, et je vous recommande mes intérêts.
CINOEDOR.
Ils sont en bonnes mains, et je n’ai pas imaginé ces nouvelles fêtes, pour y faire des mécontents.
MARTON.
Tout le monde s’en flatte ; mais voici une bande de violons et quelques Masques qui s’approchent.
CINOEDOR.
C’est par mon ordre qu’ils viennent vous régaler d’une petite Musique, que Monsieur Butorville a préparée, et nous irons nous mettre à table.
DIVERTISSEMENT DES MASQUES. §
TOUS.