M. DC. XCIV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
De Mr DANCOURT
À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image Saint Louis.
ACTEURS §
- MONSIEUR GRIFFARD, Financier.
- MARIANE, fille de Monsieur Griffard.
- CHOUCHETTE, filleule de Monsieur Griffard.
- CLITANDRE, neveu de Monsieur Griffard.
- MONSIEUR GUILLEMIN, Notaire.
- MADAME GUILLEMIN, femme de M. Guillemin.
- LE CHEVALIER.
- L’ABBÉ.
- CIDALISE, femme de Clitandre.
- ÉRASTE, Amant de Mariane.
- MADAME ARGANTE, vieille Coquette, Amoureuse d’Éraste.
- FROSINE, intrigante.
- L’OLIVE, Valet d’Éraste.
- LE TABELLION.
- LE NOURRICIER.
- TROUPE de PAYSANS et de PAYSANNES, etc.
SCÈNE I. §
CLITANDRE, seul.
Éraste me fait bien attendre, et il n’a guères d’empressement pour un homme aussi passionné qu’il paraît l’être.
SCÈNE II. Clitandre, l’Olive. §
CLITANDRE.
Ah ! Te voilà, l’Olive ! Où est ton maître ?
L’OLIVE.
Il m’envoie vous prier de ne vous point impatienter, Monsieur ; il va venir aussitôt qu’il sera débarrassé de Madame Argante.
CLITANDRE.
Sa Madame Argante est avec lui ?
L’OLIVE.
1Vraiment oui, Monsieur, ce sont des animaux tenaces que de vieilles coquettes, on ne les quitte pas comme on veut ; cependant comme il est sans façon avec elle, il la plantera là toute seule au premier endroit : nous l’aurons bientôt ici, le voilà, je pense.
SCÈNE III. Clitandre, Éraste, l’Olive. §
ÉRASTE.
Mille pardons, mon cher Clitandre, j’abuse de toute manière des bontés que tu as pour moi.
CLITANDRE.
Laissons-là les compliments, s’il te plaît, et venons au fait. Voilà la maison de mon oncle.
L’OLIVE.
Vous avez tort d’être brouillé avec lui, vous seriez bien logé en ce pays-ci.
CLITANDRE.
Il y est depuis deux jours, sa fille est avec lui. Tu es amoureux d’elle ; mon oncle est un homme extraordinaire qui ne la mariera point dans les formes ; il faut se servir, pour te rendre heureux, du petit stratagème que nous avons imaginé.
ÉRASTE.
Toutes nos mesures sont prises pour cela : mais l’exécution m’en paraît un peu difficile.
L’OLIVE.
Point du tout, Monsieur, c’est ce qui vous trompe : l’occasion de la Foire autorise la mascarade ; et pour donner plus d’apparence à la chose, j’ai engagé deux ou trois paysans des plus gros Bourgeois du Village, à être de la partie, tout ira bien.
CLITANDRE.
Ton aimable parente, Cidalise, a mis le moins scrupuleux petit Notaire de Paris dans ses intérêts ; nous l’avons amené avec nous. Mon oncle est amoureux de Cidalise à la fureur, elle le fera donner dans tous les panneaux qu’elle voudra lui tendre.
ÉRASTE.
Mais toi, qui aimes Cidalise, consentiras-tu, sans quelque répugnance, qu’elle flatte du moindre espoir l’extravagante passion de ton oncle ? Et la délicatesse de ton amour…
CLITANDRE.
Il faut te parler confidemment : prends garde que quelque curieux ne vienne point nous écouter, l’Olive. Nous sommes trop bons amis pour avoir des secrets l’un pour l’autre, et je me reproche de t’en avoir fait un, depuis six jours, de mon mariage avec Cidalise.
ÉRASTE.
Quoi, Cidalise !
CLITANDRE.
Elle a consenti à mon bonheur, nous nous intéressons à faire le tien. Tu seras heureux, j’ose t’en répondre.
ÉRASTE.
Et ton oncle, ne sait-il rien de cette affaire ?
CLITANDRE.
Je suis si mal avec lui depuis longtemps, et il en use si mal avec sa famille, que j’ai cru pouvoir me dispenser…
L’OLIVE.
Monsieur, je viens d’apercevoir Frosine qui se promène ici près toute seule. Monsieur est mal avec son oncle, je n’y suis pas bien, moi ; nous n’avons personne pour commencer l’intrigue, voulez-vous que je la mette de notre partie ?
ÉRASTE.
Elle est des amies de Madame Argante, prends garde…
L’OLIVE.
Elle aime l’argent plus que toutes choses, je vous réponds d’elle.
CLITANDRE.
Fais-la venir, que nous lui parlions, je suis fort de ses amis, moi.
L’OLIVE.
Je vous l’amène… Oh, par ma foi, il n’est plus temps, Madame Argante s’en est emparée : les voilà qui viennent de ce côté.
ÉRASTE.
Retirons-nous ; et toi, l’Olive, trouve quelque moyen pour éloigner Madame Argante de cet endroit-ci, nous en aurons besoin pour notre mascarade.
L’OLIVE.
Je m’en charge, et d’engager Frosine à vous rendre service, laissez-moi faire.
SCÈNE IV. Madame Argante, Frosine. §
MADAME ARGANTE.
Ah, quelle cohue, ma pauvre Frosine ! Quelle cohue que cette Foire de Besons !
FROSINE.
C’est une espèce de bal de campagne, où on laisse entrer tous les masques, comme vous voyez.
MADAME ARGANTE.
2Le cruel bal, et les vilains masques ! Je suis bienheureuse de t’avoir rencontrée. Il n’y a ici que moi de femme de qualité, je pense. En vérité je suis confuse de la complaisance que j’ai pour Éraste : il faut l’aimer autant que je le fais, pour ne pas rompre toutes les ridicules parties où il m’engage.
FROSINE.
Nous l’avons perdu dans la foule, et cela vous inquiète, à ce qu’il me semble : avouez de bonne foi la chose, Madame, c’est la jalousie plutôt que la complaisance qui vous fait être de ces parties : il ne vous a pas trop pressée pour celle-ci ; au contraire.
MADAME ARGANTE.
Jalouse, moi ! Moi jalouse ! Oh, je ne le suis point du tout, je t’assure : quand on est faite comme moi, et qu’on se connaît, la jalousie est une passion qu’on ne connaît guères.
FROSINE.
Il est vrai, Madame, que vous avez tous les sujets du monde de vous louer de la nature.
MADAME ARGANTE.
Franchement, Frosine, ma figure lui fait honneur, et depuis qu’on s’est avisé de porter des visages dans le monde, il n’y a guères que le mien qu’elle puisse se vanter d’avoir fait.
FROSINE.
Vous êtes bien contente de votre grosse personne, Madame ?
MADAME ARGANTE.
Tout ce qu’on peut l’être, ma chère Frosine : je suis belle, riche, et jeune encore, malgré la médisance : car il y a des mal intentionnées dans le monde.
FROSINE.
Oui, cela est vrai, des ridicules qui enragent de vieillir, et qui veulent que tout le monde vieillisse à proportion : quand il y a quarante ou cinquante ans qu’ils connaissent une femme, ils s’imaginent qu’elle a cet âge-là.
MADAME ARGANTE.
Le monde est si plein d’impertinents : car pour très jeune, je le suis, te dis-je.
FROSINE.
Hé, à qui le dites-vous, Madame ? Je le sais mieux qu’un autre ; vous n’étiez qu’un enfant quand ma grand-mère fut mariée.
MADAME ARGANTE.
Et avec tous ces avantages de la beauté et de la jeunesse, j’ai ceux aussi d’une naissance distinguée, d’une alliance considérable.
FROSINE.
Ah, Madame, qu’il y a de malignité dans le monde !
MADAME ARGANTE.
Comment donc, Frosine ?
FROSINE.
Le mérite et la vertu sont bien persécutés dans ce siècle-ci ! J’ai entendu dire à mille personnes que vous n’avez jamais eu ni père, ni mère, ni de mari même, quoique vous soyez veuve.
MADAME ARGANTE.
Mais en vérité, cela est trop plaisant, Frosine, cela est trop plaisant. Que le monde est extravagant ! Comme si l’on ne connaissait pas ma famille. J’ai deux jeunes garçons au Collège, une petite nièce dans le Couvent.
FROSINE.
Oh, pour des enfants, et des espèces de nièce, on ne vous dispute point cette famille-là : mais pour un mari et des ancêtres, ce sont des parents qu’on ne vous connaît point, à ce que j’ai ouï dire.
MADAME ARGANTE.
Il y a là-dedans un excès de ridicule qui me réjouit.
FROSINE.
Je vous demande pardon, Madame, de vous dire si naturellement…
MADAME ARGANTE.
Tu ne me fâches point, mon enfant ; je suis femme de bon esprit, je me mets au-dessus des discours du peuple, j’ai du bien, de l’argent comptant.
FROSINE.
De l’argent comptant ?
MADAME ARGANTE.
Oui, Frosine.
FROSINE.
Ah vraiment, je ne m’étonne plus que vous vous moquiez de tout ce qu’on peut dire, et que vous n’en preniez point de chagrin. Le chagrin et l’argent comptant ne doivent point loger en même maison.
MADAME ARGANTE.
J’ai du goût pour Éraste, il m’aime, cela suffit, je suis à la veille de l’épouser.
FROSINE.
Écoutez, Madame, on est dans le goût de vous disputer vos mariages, on pourrait bien vous disputer ce mari-ci. En temps de guerre les hommes sont rares, c’est à qui en aura.
MADAME ARGANTE.
Non, Frosine, il ne tient qu’à moi d’épouser Éraste, te dis-je, et cela ne tardera pas à se faire.
SCÈNE V. Madame Argante, Frosine, Cidalise. §
CIDALISE.
Ah Ciel ! Que vois-je ? L’heureuse rencontre ! Madame Argante à la Foire de Besons ! Hé, c’est vous, charmante personne !
MADAME ARGANTE.
Cidalise ! Quoi, Cidalise ! Ah, quelle prédestination ! Te trouver ici, mon incomparable ! Tu n’y es pas seule, apparemment ? Et ces sortes de parties…
CIDALISE.
Elles se font toujours en bonne compagnie, la mienne est assurément une des plus gaillardes. Clitandre m’a engagée d’y venir avec un Abbé, une fille d’Opéra, et un Notaire.
FROSINE.
Ne serait-ce point le mariage de l’Abbé que vous venez faire en ce pays-ci ? C’est une Foire pour ces sortes de mariages, que la Foire de Besons, Madame.
CIDALISE.
Ah ! Te voilà, Frosine. Tu es toujours aussi folle que de coutume.
FROSINE.
Fort à votre service, Madame.
MADAME ARGANTE.
Où as-tu laissé ta compagnie ?
CIDALISE.
Elle s’est dispersée de côté et d’autre. En sortant du bac, cinq ou six femmes à bonne fortune se sont emparées de Monsieur l’Abbé ; à cinquante pas plus loin, un gros d’ivrognes a accosté la fille d’Opéra, et Monsieur le Notaire est ici proche en affaire sérieuse.
MADAME ARGANTE.
En affaire sérieuse à la Foire de Besons ?
CIDALISE.
3 4Oui vraiment, et très sérieuse, même. Le pauvre petit tabellion en faveur du voyage avait arboré le plumet et l’épée pour imposer aux clercs et aux courtauts.
FROSINE.
Cela aura produit un effet tout contraire je gage.
CIDALISE.
Justement, Frosine, tu l’as deviné. Ils l’ont reconnu, il a pris querelle ; et ils achevaient de le battre quand je l’ai quitté, parce que je ne pouvais plus m’empêcher d’en rire.
MADAME ARGANTE.
Et toi, tu n’as point trouvé d’aventure ?
CIDALISE.
Une des meilleures de toute la Foire. Un joli Mousquetaire de dix-huit ans, qui m’a offert la collation, et de ma remener en croupe à Paris. Ce ne sont pas là des bagatelles, Frosine.
CIDALISE.
Oh, il me proposait d’aller en deux jours, pour éviter la fatigue du voyage.
MADAME ARGANTE.
Et voilà, Frosine, à quoi l’on est exposé dans ces sortes de plaisirs-ci ; et sérieusement, je me fais fort mauvais gré d’y être venue.
FROSINE.
7Ah, Madame ! Vous n’avez rien à craindre, et vous êtes à couvert d’aventures ; ce n’est qu’à de petites étourdies comme Madame, à qui on ose faire des propositions si téméraires. Mais il n’y a point de jeune homme, quelque déterminé qu’il puisse être, qui ose vous insolenter de cette manière-là.
SCÈNE VI. Madame Argante, Frosine, Cidalise, Monsieur Guillemin. §
CIDALISE.
Ah ! Vous voilà, Monsieur Guillemin. Hé comment avez-vous pu vous débarrasser de cette foule de frappeurs qui vous entourait ?
MONSIEUR GUILLEMIN.
J’en suis venu à bout, Madame : et grâce au Ciel, m’en voilà quitte.
MADAME ARGANTE.
N’est-ce pas là ton petit Notaire ?
CIDALISE.
Oui, lui-même.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Il arrive toujours quelque histoire plaisante dans ces promenades-ci, c’est la coutume, il faut s’y attendre.
CIDALISE.
Je ne sais pas où vous trouvez le plaisant de celle-ci, et elle me paraît assez triste pour vous.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Point du tout, Madame, ce n’est qu’une bagatelle.
FROSINE.
8Oh, Monsieur Guillemin est fait à ces sortes d’incidents-là, Madame ; il y a longtemps que nous nous connaissons, c’est un petit homme à bonne fortune.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Ah ! C’est toi. Serviteur, Frosine.
FROSINE.
Qu’il soit à Paris, ou à la campagne, il ne passe point de jour sans quelque aventure.
MADAME ARGANTE.
Cela est heureux, et je l’en félicite.
CIDALISE.
9Comment, ma charmante ; savez-vous bien que Monsieur Guillemin est en commerce avec ce qu’il y a de plus agréables libertines dans le monde ?
MONSIEUR GUILLEMIN.
C’est bien de l’honneur que vous me faites, Madame.
FROSINE.
Tout Notaire qu’il est, il ne se fait pas une affaire de disputer le cœur d’une coquette à un Prince, et à un Financier même.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Il y a une manière pour se faire aimer, que ces Messieurs-là ne connaissent pas mieux que d’autres.
CIDALISE.
Il est toujours le préféré, vous dis-je.
MADAME ARGANTE.
Je n’ai pas de peine à le croire.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Je ne m’en vante jamais, et cela se fait d’ailleurs, Madame.
FROSINE.
Oh, pour cela oui, ses affaires finissent toujours avec éclat. Il prend ordinairement querelle avec ses rivaux ou avec ses maîtresses, cela lui arrive des disputes avec les domestiques ; ces marauds-là sont insolents, il faut les battre, ou être battu quelquefois. Il y a toujours des coups donnés dans le dénouement des aventures de Monsieur Guillemin ; ce sont des espèces de Tragédies.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Je n’y joue pas le plus mauvais personnage, Frosine.
FROSINE.
Vous êtes souvent lésé dans la catastrophe.
CIDALISE.
Que ne souffre-t-on point pour les Dames ; il aime le beau sexe, c’est sa folie.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Ah, Madame !
FROSINE.
Lui, Madame ! Vous n’y songez pas. Il a la plus jolie femme de France, qu’il n’aime point du tout.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Fi, aimer sa femme, cela est-il permis à un galant homme ? Et se marie-t-on pour cela dans le monde ? À moins que d’être du dernier bourgeois…
CIDALISE.
10Monsieur Guillemin est un notaire de qualité, au moins ; c’est lui qui fait valoir tout l’argent comptant des petits-maîtres de la Cour, Madame.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Je ne me suis donné une femme que pour la forme, c’est une bonne personne qui ne sort point de chez elle, qui ne voit âme qui vive, et qui fait aller mon ménage pendant que je me divertis, et que je me promène.
CIDALISE.
Vous êtes bien prédestiné, Monsieur Guillemin, d’avoir une si bonne femme.
SCÈNE VII. Madame Argante, Frosine, Cidalise, Monsieur Guillemin, l’Abbé. §
CIDALISE.
Nous nous retrouverons tous à la fin. Voici Monsieur l’Abbé, je pense.
L’ABBÉ.
Nous l’avons échappé belle, Madame. Et l’aventure qui vient d’arriver…
MONSIEUR GUILLEMIN.
Comment ? Quelle aventure ?
L’ABBÉ.
On ne vous l’a pas encore dite ?
FROSINE.
Nous ne savons ce que c’est.
L’ABBÉ.
Le même bac qui nous a passé vient de s’ouvrir en abordant de ce côté-ci, il y avait dedans plus de trois cents personnes.
MADAME ARGANTE.
Au secours, au secours, miséricorde ! Hé ! N’y a –t-il personne de noyé ?
L’ABBÉ.
11Non, Madame, la plupart n’ont pris que le demi-bain même ; à la vérité il y a quelques chapeaux et quelques fontanges qui prendront le bain tout entier, et qui pourront bien aller jusqu’à Rouen porter des nouvelles du naufrage.
MADAME ARGANTE.
Ces pauvres chapeaux ! Ces pauvres fontanges !
SCÈNE VIII. Madame Argante, Frosine, Cidalise, Monsieur Guillemin, l’Abbé, Le Chevalier ivre. §
LE CHEVALIER, à l’Abbé.
Bonjour, mon ami.
L’ABBÉ.
Voilà un jeune homme qui se porte bien. Bonjour, Chevalier.
LE CHEVALIER.
Serviteurs, Mesdames. Allons vite, votre manteau, Monsieur l’Abbé.
L’ABBÉ.
Mon manteau ! Tu te moques, je pense.
LE CHEVALIER.
Je ne me moque point, tôt, dépêche.
MADAME ARGANTE.
Comment donc, est-ce qu’on vole ainsi les manteaux à la Foire de Besons ?
CIDALISE.
Cela est fort commode.
LE CHEVALIER.
On ne les vole point, Madame, on les emprunte aux Abbés officieux, pour envelopper les baigneuses du bac, en attendant que leurs habits sèchent.
FROSINE.
Il faut avouer que ces Messieurs les Abbés sont d’une grande ressource pour les Dames.
L’ABBÉ.
Mais je suis bien aise de savoir à qui mon manteau…
LE CHEVALIER.
Hé, donne, te dis-je, la petite personne qui s’en servira mérite bien qu’on lui fasse plaisir ; elle est d’humeur reconnaissante, et tu ne seras point fâché de l’avoir obligée.
L’ABBÉ.
Mon caractère m’engage à être charitable, il n’y a pas moyen de m’en défendre.
LE NOTAIRE.
Que Monsieur l’Abbé est bienfaisant, Mesdames !
LE CHEVALIER.
Il me faudrait encore une jupe. Allons Madame, faites bien les choses.
MADAME ARGANTE.
Comment ? Qu’est-ce à dire ?
LE CHEVALIER.
C’est une petite Bourgeoise des plus jolies, qui m’avait ici donné rendez-vous : il lui arrive un accident, je ne puis pas avec bienséance la ramener chez elle toute nue. Allons, Madame.
MADAME ARGANTE.
Mais, qu’est-ce que cela signifie ? Je n’ai que faire de votre petite Bourgeoise, moi.
CIDALISE.
Il faut avoir quelques égards pour son prochain, Madame.
L’ABBÉ.
Monsieur le Chevalier est fort joli homme, au moins, ce n’est pas un ingrat ; et quand une personne de mérite lui rend service, il a sa revanche de la bonne manière.
FROSINE.
Est-ce que vous voudriez être mois charitable que Monsieur l’Abbé, Madame ?
FROSINE.
Voilà une Dame bien obligeante.
LE CHEVALIER.
La petite Bourgeoise viendra vous remercier, je vous l’amène dans ce moment même.
SCÈNE IX. Monsieur Guillemin, Cidalise, Madame Argante, l’Abbé. §
MONSIEUR GUILLEMIN.
Voilà un naufrage du bac qui causera du désordre dans plus d’un ménage.
CIDALISE.
Oui, on verra bien que les habits mouillés ne viendront pas de visites sérieuses.
MADAME ARGANTE.
Oh, pour moi, je ne passerai point de bac assurément, on fera faire un pont si on veut que je m’en retourne.
L’ABBÉ.
13Il faut vous établir en ce pays-ci, Madame, le Bailli de Besons est veuf ; si vous voulez, c’est un mariage à faire.
MADAME ARGANTE.
Un bailli de Besons, Monsieur l’Abbé ! Un Bailli… Regardez-moi bien, ai-je l’air d’une Baillive… Je vous trouve admirable.
L’ABBÉ.
Vous vous emportez, je quitte la place.
Nous savons où nous retrouver : sans adieu, Madame.
MADAME ARGANTE.
Voilà un Abbé bien impertinent avec son Bailli de Village. Je ne sais qui me tient…
SCÈNE X. Madame Guillemin, Monsieur Guillemin, Le Chevalier ivre, Frosine, Madame Argante, Cidalise. §
MADAME GUILLEMIN.
Je ne sais à qui j’ai l’obligation de l’ajustement où me voilà ; mais on m’a fait si grand plaisir, que je ne puis remercier assez…
MONSIEUR GUILLEMIN.
Que vois-je ? Ventrebleu, c’est ma femme ?
MADAME GUILLEMIN.
Ah ! Monsieur le Chevalier, voilà mon mari, je suis perdue.
LE CHEVALIER.
Son mari !
MONSIEUR GUILLEMIN.
Comment malheureuse !
LE CHEVALIER.
Doucement, Monsieur, point de violence.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Qu’est-ce à dire ? Point de violence !
FROSINE, à Monsieur Guillemin.
Vous le disiez bien, Monsieur, voilà un petit naufrage qui causera du désordre.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Oui je vous en réponds, et vous verrez de quelle manière…
MADAME ARGANTE.
Est-ce ainsi que votre femme fait aller le ménage, pendant que vous vous promenez, Monsieur le Notaire ?
MONSIEUR GUILLEMIN.
Morbleu.
CIDALISE.
Cette aventure est plus triste que la première. M’en croirez-vous ? Je suis votre amie, avalez doucement la pilule. Si vous teniez chez vous compagnie à votre femme, elle n’en viendrait pas chercher à la Foire.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Quoi, Madame !
FROSINE.
Hé fi, Monsieur, vous faites comme le chien du Jardinier ; vous n’avez pas pris votre femme pour l’aimer, et vous ne voulez pas que d’autres l’aiment.
MONSIEUR GUILLEMIN.
L’aimera qui voudra : mais ce ne sera pas chez moi, je vous jure ; et je m’en vais tout de ce pas la remener chez son père.
MADAME GUILLEMIN.
Hélas ! Vous le pouvez, Monsieur, vous m’y avez prise : mais comme le carrosse de Monsieur le Chevalier m’a prise au logis, il faut auparavant qu’il m’y remène.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Quoi ! Vous avez encore l’effronterie…
MADAME ARGANTE.
Ce qu’elle propose est dans les règles, il n’y a pas le petit mot à dire.
MONSIEUR GUILLEMIN.
J’enrage.
LE CHEVALIER.
Allons point de bruit, Monsieur le Notaire, votre femme se met à la raison, il faut aussi que vous vous y mettiez ; vous la remènerez demain chez son père, et je la remènerai ce soir chez vous, moi. Nous allons toujours faire collation en attendant que ses hardes sèchent ; il n’y paraîtra pas, je vous assure.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Je ne vous quitterai pas, vous avez beau faire.
LE CHEVALIER.
Hé bien, venez, vous êtes le maître : mais point de mauvaise humeur surtout, ou nous vous mettrons dehors, je vous en avertis.
CIDALISE.
Vous n’êtes pas heureux à la Foire de Besons, Monsieur Guillemin, je ne vous conseille pas d’y revenir l’année prochaine.
MONSIEUR GUILLEMIN.
Si l’on m’y rattrape de ma vie…
LE CHEVALIER.
Donnez la main à votre épouse, Monsieur Guillemin : faites bien les choses.
MADAME GUILLEMIN.
Sans rancune au moins, mon petit mari.
LE CHEVALIER.
Tout cela s’accommodera, Mesdames ; avec nous autres gens de qualité, il faut bien qu’un Notaire soit bon homme.
SCÈNE XI. Frosine, Cidalise, Madame Argante. §
FROSINE.
15Jusqu’au revoir, Monsieur Guillemin. On va vous envoyer la petite fille d’Opéra, afin que la partie soit quarrée.
CIDALISE.
Épargne-le, Frosine : il est de mes amis, et il a assez de chagrin.
FROSINE.
Bon, Madame, il ne s’est donné une femme que pour la forme, et il n’est fâché que pour la forme, je vous assure.
MADAME ARGANTE.
Il n’a pas fait un heureux voyage.
SCÈNE XII. Madame Argante, Cidalise, Frosine, l’Olive. §
L’OLIVE.
Ah ! Madame, que je vous trouve bien à propos !
MADAME ARGANTE.
À qui en as-tu donc ? Te voilà bien essoufflé.
L’OLIVE.
On le serait à moins. Bonjour, Frosine.
FROSINE.
Bonjour, l’Olive.
L’OLIVE.
Il y a une heure que je galope toute la prairie pour vous chercher, Madame.
MADAME ARGANTE.
Que me veux-tu ?
L’OLIVE.
Ah ! La maudite Foire, Madame, la maudite Foire ! Vous aviez un bon pressentiment de vouloir rompre cette partie-là.
MADAME ARGANTE.
Qu’y a-t-il donc ?
L’OLIVE.
Ce qu’il y a, Madame ?
FROSINE.
Est-il arrivé quelque chose à Éraste ?
MADAME ARGANTE.
À Éraste ?
L’OLIVE.
Oui, Madame.
CIDALISE.
Que peut-il lui être arrivé ? Éraste n’a point de mauvaises affaires.
L’OLIVE.
Pardonnez-moi, vraiment, il connaît je ne sais combien de femmes.
MADAME ARGANTE.
Il a pris querelle pour des femmes ?
L’OLIVE.
Non pas, Madame, il n’est pas si bête : ce sont des femmes qui ont pris querelle pour lui !
FROSINE.
Des femmes qui ont pris querelle pour lui ! Que veut-il dire ?
L’OLIVE.
Vraiment, oui. Est-ce que vous ne savez pas que c’est à la Foire de Besons, que les curieuses de Paris se fournissent pour l’Automne, en attendant le retour de la campagne ?
CIDALISE.
Comment donc, l’Olive ?
L’OLIVE.
16Il y a des Foires pour les chevaux, et pour les bêtes à cornes : Madame, il est bien juste qu’il y en ait une pour les soupirants. Les Dames, qui veulent faire emplettes, viennent ici dans la prairie voir danser, sauter, gambader, trotter, galoper ce qu’il y a de jeunes gens, et quand il s’en trouve quelqu’un beau, bien fait, et de bonne mine… Je me donne au diable, je l’ai échappé belle, moi qui vous parle, la bonne marchandise est de défaite en ce pays-ci.
MADAME ARGANTE.
Qu’est-ce à dire ? Ce sont donc des femmes à ce compte, qui sont amoureuses de lui ?
L’OLIVE.
Justement, Madame. Ce garçon-là est d’assez belle encolure, et il ne trotte pas mal comme vous savez. Elles sont cinq ou six curieuses à qui il a donné dans la vue.
MADAME ARGANTE.
Cinq ou six, ma pauvre Frosine !
FROSINE.
Voilà un grand nombre de rivales ! On vous disputera ce mari-là, je vous l’avais bien dit.
L’OLIVE.
17Oh, pour cela oui, Madame, je vous en réponds. L’une veut le mener à Clichy, l’autre à Nanterre, celle-ci à Asnières celle-là à Colombes ; il y a la femme d’un Sous-fermier, qui est une connaisseuse confirmée, celle-là, qui veut à toute force qu’il aille souper à Argenteuil avec elle.
CIDALISE.
Il faut que vous rompiez ces parties-là, ma charmante.
L’OLIVE.
Il faut donc se hâter, Madame : la scène ne se passe qu’à cent pas d’ici sous ces premiers Saules. L’une le tire d’un côté, l’autre de l’autre, on le démembre peut-être à l’heure que je vous parle. Est-ce que vous souhaitez cela, Madame ?
MADAME ARGANTE.
Non vraiment, je ne le souffrirai pas. Ne viendras-tu pas avec moi, ma chère bonne ?
CIDALISE.
Volontiers.
L’OLIVE, bas à Cidalise.
18 19Défaites-vous de cette vieille masque-là, c’est une cassade que je lui donne.
CIDALISE.
Mais il faudra que je vous quitte pour rejoindre ma compagnie.
MADAME ARGANTE.
Ne m’abandonne pas, toi, Frosine.
FROSINE.
Non, Madame.
L’OLIVE.
Nous allons vous suivre, Madame. Je suis bien aise que Frosine vienne avec moi, pour me défendre des curieuses. Un homme seul à la Foire de Besons court de grands risques, comme vous voyez.
SCÈNE XIII. Frosine, l’Olive. §
FROSINE.
Oh, par ma foi, je suis votre servante : mais je ne vous aime pas assez pour vous garder, Monsieur de l’Olive.
L’OLIVE.
Tu prends la chose au pied de la lettre ; un peu de patience, mon enfant : j’ai quelques propositions à te faire de la part d’Éraste.
FROSINE.
Veut-il que je presse son mariage avec Madame Argante ?
L’OLIVE.
20Ce n’est pas cela : tout au contraire, il n’est pas content d’elle, il cherche condition.
FROSINE.
Comment donc ?
L’OLIVE.
Elle ne fait pas bien les choses.
FROSINE.
Elle est pourtant bien en argent comptant, à ce qu’elle dit.
L’OLIVE.
Bagatelles. Elle s’en vante pour attraper quelque jeune sot : mais nous ne sommes pas dupes, nous autres. Elle a eu du goût l’année dernière pour un Colonel de Dragons qui a furieusement dérangé ses affaires : il a fallu remonter un Régiment, et le quartier d’Hiver a été rude.
FROSINE.
Elle s’attendait bien à épouser ce Colonel-là.
L’OLIVE.
Bon, épouser ! Sont-ce des épouseurs que les Officiers, et les Officiers de Dragons encore ?
FROSINE.
Il est vrai, la plupart de ces messieurs-là s’imaginent que leur profession leur donne des droits sur les femmes des autres, ils n’en veulent point prendre en leur nom.
L’OLIVE.
N’ont-ils pas raison ? Au retour d’une campagne ils ne sont pas fâchés de trouver chez des Madame Argante, toutes les commodités de la vie. Ils regardent cela comme une espèce d’auberge ; bonne table, bon équipage ; crédit chez les Marchants, bourse bien garnie. Tant que cela dure, on a des empressements pour elles ; soins, complaisances, égards, assiduités, rien ne manque : le Printemps vient, le mois de Mars arrive, le dénouement approche, il est question d’épouser, ohé, ohé, l’amour s’envole, le Cavalier décampe, et la Dame enrage. Oh ça, le mariage est une espèce de conclusion qu’on ne connaît point parmi les Troupes, et la plupart des jolies femmes ne s’embarrassent pas de le supprimer.
FROSINE.
Mais Éraste n’est point dans les Troupes, et Madame Argante n’est point jolie femme.
L’OLIVE.
C’est ce qui fait qu’on a d’autres visées. Tiens, vois-tu cette première maison à côté de ces grands arbres ?
FROSINE.
Cette maison neuve ? Hé bien ?
L’OLIVE.
C’est une forteresse qui renferme une fille fort jolie, un vieux financier qui est son père, et cent mille écus d’argent comptant.
L’OLIVE.
Mon maître est amoureux de la fille.
FROSINE.
J’ai compris cela tout d’abord.
L’OLIVE.
Il a aussi une passion très forte pour les cent mille écus.
FROSINE.
Cela n’est pas difficile à croire.
L’OLIVE.
Et de mon côté, moi, j’ai une vieille rancune contre le Financier.
FROSINE.
Pour quel sujet ?
L’OLIVE.
Pour une bagatelle. Il y a deux ou trois ans que j’eus besoin d’argent ; il m’arriva de faire une méprise, je signai son nom au lieu du mien sur un papier qui n’était pourtant pas de conséquence ; je suis fort étourdi, moi, de mon petit naturel.
FROSINE.
Hé bien ?
L’OLIVE.
Hé bien, mon enfant, il eut le crédit de me faire faire à la Justice des excuses publiques de mon étourderie ; et la Justice eut la bizarrerie de me faire porter en plein jour un flambeau tout allumé dans les rues de Paris. Cela m’a donné un petit ridicule dans le monde ; et je suis engagé d’honneur à me venger du Financier, comme tu vois.
FROSINE.
Je vois bien que tu as tes raisons, ton maître a les siennes. Mais les miennes à moi ?
L’OLIVE.
Oh, pour les tiennes, elles se trouveront dans la bourse d’Éraste ; le voici le plus à propos du monde.
SCÈNE XIV. Frosine, l’Olive, Éraste. §
ÉRASTE.
Hé bien, l’Olive, où en sommes-nous ? As-tu fait confidence à Frosine…
L’OLIVE.
Je commençais à lui expliquer la chose, Monsieur ; mais elle fait déjà quelques petites difficultés.
ÉRASTE.
Comment donc ?
FROSINE.
Non, Monsieur, je ne suis point intéressée, je vous assure ; il va peut-être vous faire entendre…
L’OLIVE.
Non, Monsieur, ce n’est point l’intérêt qui la domine ; mais enfin il faut un motif aux personnes de mérite pour les faire agir. Et… allons, Monsieur, faites bien les choses.
ÉRASTE.
Je n’ai sur moi que vingt pistoles, les voilà, ma chère Frosine.
Et, fi donc, Monsieur, vous me faites rougir.
ÉRASTE.
Ce n’est qu’un échantillon de ce que je veux faire pour toi, si le dessein que j’ai peut réussir.
FROSINE.
Il ne tiendra pas à moi, je vous assure.
ÉRASTE.
Il n’y a que Madame Argante qui m’embarrasse en ce pays-ci.
FROSINE.
Pour quoi l’ameniez-vous ?
ÉRASTE.
A-t-il été possible de faire autrement ? Elle était chez moi dès six heures du matin, je n’ai pu me défaire d’elle.
L’OLIVE.
J’ai bien envie de vous en débarrasser en passant le bac, moi, Monsieur ; il m’a pris une légère tentation de lui donner un petit coup de coude, et de la noyer adroitement, cela lui aurait épargné bien des chagrins dans la suite.
FROSINE.
Voilà un garçon bien charitable.
ÉRASTE.
Où est-elle enfin ? Qu’est-elle devenue ?
L’OLIVE.
Je l’ai envoyée vous chercher de ce côté-là, parce que je savais bien que vous étiez de l’autre.
ÉRASTE.
Elle reviendra, comment ferons-nous ?
L’OLIVE.
Ne vous inquiétez point, elle est en bonne main, Cidalise la promène, elle tâchera de la perdre comme un animal incommode. Et Clitandre, qu’en avez-vous fait ?
ÉRASTE.
Il cherche un habit de Paysan pour se déguiser avec nous, il veut être du divertissement.
L’OLIVE.
Et les Musiciens, les Danseurs, sont-ils arrivés ?
ÉRASTE.
Je ne sais point encore.
L’OLIVE.
Où leur avez-vous donné rendez-vous ?
ÉRASTE.
Au premier Cabaret du Village, à la Croix blanche.
L’OLIVE.
Au Cabaret ! Ils y sont dès le matin, sur ma parole. Oh diable ! Pour ces sortes de rendez-vous-là la Musique et la dansez sont d’une exactitude admirable. Allez-vous-en leur dire de se tenir prêts, pendant que j’achèverai d’expliquer à Frosine ce qu’il faut qu’elle fasse.
ÉRASTE.
Mais…
L’OLIVE.
Hé, ne perdez point de temps, allez vite ; je m’en vais vous joindre.
SCÈNE XV. Frosine, l’Olive. §
L’OLIVE.
Oh çà, Mademoiselle Frosine, maintenant que vous avez vos raisons en poche.
FROSINE.
Me voilà prête à entrer en action, de quoi s’agit-il ? Que faut-il faire ?
L’OLIVE.
Fort peu de chose ; tendre cette lettre à Mariane, premièrement.
FROSINE.
Ce ne sera pas bien difficile.
L’OLIVE.
Si je n’étais pas trop connu du Financier, je t’en aurais épargné la peine.
FROSINE.
Et est-ce une intrigue à entamer, ou si la connaissance est déjà faite ?
L’OLIVE.
Oh, vraiment oui, la connaissance est déjà faite ; et sans la vigilance du Financier, elle serait peut-être bien avancée.
FROSINE.
Comment nommes-tu ce Financier ?
L’OLIVE.
Monsieur Griffard.
FROSINE.
Monsieur Griffard ! Je connais cet homme-là, c’est un de mes intimes.
L’OLIVE.
Tout de bon !
FROSINE.
Oui, te dis-je.
L’OLIVE.
À la bonne heure, cela se rencontre le mieux du monde.
FROSINE.
Cela se rencontre fort mal au contraire ; et je ne puis en conscience, moi, donner les mains au bernement d’un Financier de ma connaissance.
L’OLIVE.
Ah, ah, fort bien, la conscience de Frosine, qui a des égards pour un Financier ! Cela est nouveau. Savez-vous bien que vous n’y songez pas, au moins, mignonne ?
FROSINE.
Qu’est-ce à dire, je n’y songe pas ?
L’OLIVE.
22Tu baisses furieusement, je ne te connais plus, moi, qui te parle ; et où est ce feu, cette vivacité, cette ardeur exempte de scrupule que j’au toujours vue jusqu’à présent ? Quoi, cette illustre Frosine, qui a elle-même enrôlé son mari pour avoir le plaisir d’être plutôt veuve : cette héroïne, qui, pour s’approprier le petit bien de sa famille, a fait mettre son frère aux petites-maisons, et a envoyé son oncle aux galères ? Je ne parle point de sa nièce qu’elle a très avantageusement mariée à un riche Magistrat, qui n’est pourtant pas veuf encore… Cette même Frosine…
FROSINE.
Oh, oh, oh, tais-toi donc l’Olive ; si tu me piques d’honneur, tu me feras faire tout ce que tu voudras ; voilà qui est fini, tu n’as qu’à parler.
L’OLIVE.
Rends la lettre à Mariane, et persuade à ton intime qu’il est fort aimé de Cidalise ; on ne te demande pas autre chose.
FROSINE.
Je vais y travailler tout de ce pas, laisse-moi faire.
L’OLIVE.
On ouvre la porte, quelqu’un sort, je vais trouver mon maître.
SCÈNE XVI. Frosine, Chouchette. §
CHOUCHETTE.
Il en arrivera ce qu’il pourra ; puisqu’on ne me mène point promener en ce pays-ci, j’irai fort bien me promener toute seule.
FROSINE.
Voilà une petite personne dont le visage ne m’est point inconnu.
CHOUCHETTE.
Tout le monde se réjouit, tout le monde danse à la Foire ; il ne sera pas dit, assurément, que je ne danse pas comme les autres.
FROSINE.
C’est la petite nièce de Madame Argante, je pense ?
CHOUCHETTE.
J’ai vu cette femme-là chez ma tante, à ce qu’il me semble.
FROSINE.
Je la reconnais, c’est elle-même.
CHOUCHETTE.
Hé, bonjour, ma chère Frosine.
FROSINE.
Quoi ! C’est vous, Mademoiselle Chouchette ? Et d’où sortez-vous ?
CHOUCHETTE.
De chez mon parrain.
FROSINE.
Est-ce que Monsieur Griffard est votre parrain ?
CHOUCHETTE.
Oui, je demeure chez lui depuis que ma tante a fait semblant de me mener au Couvent.
FROSINE.
Elle dit à tout le monde que vous y êtes : mais à ce que je vois, c’est votre parrain qui a soin de vous.
CHOUCHETTE.
N’allez point vous imaginer que c’est mon père, au moins. Tout le monde le croit : mais ma tante dit bien que cela n’est pas vrai.
FROSINE.
Il faut en croire votre tante, elle doit le savoir mieux qu’un autre.
CHOUCHETTE.
Oui vraiment, c’est elle qui est ma mère ; mais je ne fais pas semblant d’en rien savoir.
FROSINE.
La petite rusée ! Vient-elle voir votre parrain, quelquefois ?
CHOUCHETTE.
Qui ; ma tante ? Non, elle ne sait pas qu’il a cette maison-ci, seulement ; il se cache d’elle et de tout le monde, mon parrain : il est amoureux d’une personne qui venait quelquefois chez ma tante, et il voudrait bien qu’elle l’aimât, afin de l’épouser sans qu’on en sût rien.
FROSINE.
N’est-ce point Cidalise ?
CHOUCHETTE.
Vous l’avez deviné justement. Il a une grande fille qu’on appelle Mademoiselle Mariane, qui voudrait bien aussi se marier sans le dire à son père ! Ils sont fort secrets, dans cette famille-là.
FROSINE.
Hé, qui vous a dons dit tous leurs secrets, à vous ?
CHOUCHETTE.
Mademoiselle Mariane ! Nous sommes bonnes amies : elle me dit tout ce qu’elle pense. Et quoique je ne sois qu’une petite fille, elle trouve que j’ai de l’esprit.
FROSINE.
Oui ?
CHOUCHETTE.
Il y a un jeune Monsieur qu’on appelle Éraste, qu’elle aime à la folie : tenez, elle l’aime presque autant que nous haïssons mon parrain.
FROSINE.
Hé, pourquoi le haïssez-vous ?
CHOUCHETTE.
Il ne veut point que Mademoiselle Mariane ait des amants, elle le hait pour cette raison-là, elle : quand je serai plus grande, il ne voudra peut-être pas que j’en aie, moi ; je le hais par avance.
FROSINE.
Voilà un enfant qui promet beaucoup. Hé, où est-elle à présent, Mademoiselle Mariane ?
CHOUCHETTE.
Dans le logis.
FROSINE.
Que fait-elle ?
CHOUCHETTE.
Elle achève de s’habiller en paysanne, à cause de la Foire : c’est elle qui m’a coiffée, comme vous voyez, et qui m’a mis ma robe neuve.
FROSINE.
Cela vous sied fort bien, vous êtes fort jolie.
CHOUCHETTE.
Nous nous mettons un peu de bon air aujourd’hui, parce que nous nous attendons de voir Éraste. Il doit venir en masque, et il avait promis d’envoyer des violons, mais on n’a point eu de ses nouvelles. Les hommes sont si traîtres ! Oh, s’il ne venait point, Mademoiselle Mariane serait bien fâchée contre lui.
FROSINE.
Faites-moi parler à elle, Mademoiselle Chouchette.
CHOUCHETTE.
Je m’en vais la chercher : elle sera bien aise de vous connaître, et que vous la voyiez ; car elle est bien belle. Hé, tenez, la voilà qui vient d’elle-même.
SCÈNE XVII. Mariane, Chouchette, Frosine. §
MARIANE.
Vous sortez toute seule, Chouchette, vous ne serez pas mal grondée.
CHOUCHETTE.
Hé là, là, ma bonne, ne faites point tant la fière, on vous gronde aussi souvent que moi ; et pour être plus grande, vous n’êtes pas plus exempte de la mauvaise humeur de mon parrain.
MARIANE.
Qui est cette Dame à qui vous parlez ?
CHOUCHETTE.
C’est la meilleure personne du monde, ma chère bonne.
FROSINE.
Mademoiselle, je suis votre très humble servante.
MARIANE.
Je suis bien la vôtre, Madame.
CHOUCHETTE.
Elle venait presque tous les jours chez ma tante, et elle m’apportait tant de confitures ; elle prenait toujours mon parti contre elle, quand elle me grondait.
MARIANE.
Je ne m’étonne pas que tu sois si fort de ses amies.
CHOUCHETTE.
23Faites connaissance avec elle, croyez-moi, ma bonne ; elle vous aidera, si vous voulez, à faire endêver mon parrain. C’est une fort bonne femme, elle veut bien qu’on ait des amants, elle ; elle connaissait tous ceux de ma tante.
MARIANE.
Ta tante a donc des amants, Chouchette ?
CHOUCHETTE.
Tant qu’elle veut, ma bonne, elle n’a point de père.
MARIANE.
Qu’elle est heureuse ! On ne la contraint point.
FROSINE.
Vous regardez donc la liberté comme un grand bonheur, Mademoiselle ?
MARIANE.
Je ne conçois rien de plus agréable, Madame.
CHOUCHETTE.
J’aime à faire tout ce que je veux, je suis déjà comme elle.
FROSINE.
Et vous serez bien aise de ne plus dépendre d’un père ?
MARIANE.
Oui, je vous l’avoue.
CHOUCHETTE.
Ne vous ai-je pas dit qu’elle meurt d’envie d’être mariée ?
FROSINE.
Comment, petite fille, vous avez l’indiscrétion…
MARIANE.
Ne vous alarmez point, votre secret est en sûreté, j’en sais plus qu’elle ne m’en peut dire, et je cherchais, quand je l’ai trouvée, à vous parler de la part d’Éraste.
MARIANE.
Paix, parlez bas. De la part d’Éraste !
CHOUCHETTE.
Je vous le disais bien qu’elle était bonne femme.
FROSINE.
Voilà un billet qu’il vous envoie.
MARIANE.
Il n’est donc pas ici ?
FROSINE.
Il ne tardera pas à s’y rendre ; voyez, en attendant ce qu’il vous écrit.
MARIANE.
Chouchette ?
CHOUCHETTE.
J’entends bien ce que vous me voulez dire. Hé, la, la, ma bonne, faites vos petites affaires, je m’en vais amuser mon parrain, afin qu’il ne vienne point vous surprendre.
SCÈNE XVIII. Mariane, Frosine. §
FROSINE.
La petite filleule de Monsieur Griffard a de grands talents pour entrer dans le monde ! Elle y fera fortune, sur ma parole.
MARIANE.
Qu’Éraste m’écrit tendrement ! Mais qu’il agit avec lenteur ! Pourquoi ne pas me demander en mariage à mon père ?
FROSINE.
Il appréhende d’être refusé ; Monsieur votre père est un bizarre qui ne se gouverne pas comme un autre ; il a ses caprices, le bonhomme.
MARIANE.
Vous le connaissez donc, à ce que je vois, Madame ?
FROSINE.
Si je le connais ?
MARIANE.
Hé, mon Dieu, n’allez pas lui dire que j’aime Éraste, je ne lui en ai point parlé, je serais perdue.
FROSINE.
Ne craignez rien.
MARIANE.
Il ne veut pas que je fasse la moindre chose sans l’avertir : cela est bien gênant, Madame, n’est-il pas vrai ?
FROSINE.
Bon c’est à lui de le vouloir, et à vous de n’en rien faire : le ridicule ! Est-ce que pour aimer un joli homme, il faut qu’une fille demande permission ? Et combien y en a-t-il dans le monde qui se marient tous les jours incognito, même ?
MARIANE.
Se marier incognito ! Et se marie-t-on beaucoup comme cela, dites ?
FROSINE.
Très souvent. À la vérité ces mariages-là ne durent pas tant que les autres ; mais ils sont bien plus à la mode.
MARIANE.
Je suis très humble servante à la mode, je n’épouserai point Éraste de cette manière ; car je veux que notre mariage dure toujours.
FROSINE.
Oh, pour le vôtre, nous le ferons de la bonne sorte, ne vous mettez pas en peine.
MARIANE.
Vous ferez mon mariage, Madame ?
FROSINE.
Nous ne sommes ici que pour cela, et ce ne sera pas incognito, votre père sera de la noce.
MARIANE.
Vous plaisantez peut-être ? Je veux être mariée sérieusement, moi, je vous en avertis.
FROSINE.
Vous le serez sérieusement aussi.
MARIANE.
Et vous y ferez consentir mon père ?
SCÈNE XIX. Mariane, Cidalise, Frosine. §
CIDALISE.
Il faudra bien qu’il y consente, puisque tu le veux si sérieusement.
MARIANE.
C’est vous, ma chère Cidalise ? Vous me surprenez ainsi ? Je vous le pardonne, et je n’ai point de secrets pour vous.
FROSINE.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous connaissez, à ce que je vois ?
CIDALISE.
Oh, çà, Mariane, tu aimes toujours Éraste, et tu seras bien aise de l’épouser, apparemment ?
MARIANE.
Il est votre parent, l’ami de Clitandre. C’est vous qui me l’avez fait connaître dans le Couvent où nous étions, vous l’avez vu me jurer cent fois qu’il m’aimerait toute sa vie, je lui ai promis de l’aimer éternellement, je lui tiendrai parole, je vous assure.
FROSINE.
La pauvre enfant ! Cela m’attendrit. Mort de ma vie, Madame, il faut que Monsieur Griffard consente au mariage ou que le diable l’emporte, car j’y ai regardé.
MARIANE.
Cidalise n’a qu’à vouloir être ma belle-mère, elle lui fera faire tout ce qu’elle voudra.
CIDALISE.
Moi, ta belle-mère ? Je t’aime trop pour cela, et c’est une chose qui n’est plus faisable. Tout ce que je puis pour ton service, c’est de faire bonne mine à Monsieur Griffard tout aujourd’hui. Que Frosine lui dise que je suis ici, que c’est pour le voir que je suis venue même, qu’elle flatte son imagination de tout l’espoir qu’il voudra prendre, je l’avouerai de ce qu’elle aura dit.
FROSINE.
Je ne gâterai rien, allez : si je lui promets quelque chose de trop, je lui tiendrai parole pour vous, laissez-moi faire.
MARIANE.
Mais où cela nous mènera-t-il ?
CIDALISE.
À le faire donner plus aisément dans une fourberie que nous lui préparons pour faciliter ton mariage.
MARIANE.
Vous voulez lui faire une fourberie ?
CIDALISE.
Oui, de concert avec toi-même.
MARIANE.
Avec moi ?
FROSINE.
Avez-vous quelque répugnance à le tromper, dites ?
MARIANE.
Hé, non vraiment, je n’en ai point. Qui ne trompe-t-on pas pour être mariée ?
SCÈNE XX. Chouchette, Cidalise, Mariane, Frosine. §
CHOUCHETTE.
Hé, vite, vite, rentrez, ma chère bonne, voilà mon parrain qui va venir.
MARIANE.
Quoi, tout à l’heure ?
CHOUCHETTE.
Oui, je pense. Afin de vous donner le temps de causer avec Frosine, je lui avais caché sa perruque ; mais il l’a retrouvée, il va venir, vous dis-je. Ah, ah ! Vous voilà donc aussi, vous. Toutes mes connaissances se rassemblent. Bonjour, Madame.
CIDALISE.
Bonjour Chouchette ?
CHOUCHETTE.
Vraiment, je suis bien aise que vous soyez ici, cela mettra mon parrain de bonne humeur, peut-être.
CIDALISE.
Je ne veux pas qu’il me voie avant que tu lui aies parlé, Frosine.
FROSINE.
Allez-vous-en donc trouver Éraste, il est à l’entrée du Village, à la Croix blanche.
CIDALISE.
C’est où j’ai donné rendez-vous à mon petit Notaire et à Clitandre : viens, viens-t-en avec moi, Mariane.
MARIANE.
J’en ai bien envie, mais je n’ose.
CHOUCHETTE.
Hé, menez-moi avec vous, ma chère bonne, nous rentrerons par la porte de derrière, que je viens d’ouvrir, et je dirai à mon parrain que j’aurai toujours été avec vous dans le jardin. Il me croira : car, Dieu merci, il ne m’a point encore attrapée en menterie, et je lui en dis pourtant très bien tous les jours.
CIDALISE.
Chouchette a plus d’esprit que tous tant que nous sommes. Allons, viens.
MARIANE.
Vous me menez où est Éraste, je n’ai pas la force de m’en défendre.
SCÈNE XXI. §
FROSINE, seule.
Il fallait autrefois avoir de l’expérience pour bien conduire une affaire amoureuse ; aujourd’hui les filles naissent avec tant d’esprit, que la plus jeune est quelquefois la plus habile. Mais voici notre Monsieur Griffard : qu’il me paraît rêveur ! Il doit avoir fait cette nuit quelque mauvais songe.
SCÈNE XXII. Monsieur Griffard, Frosine. §
MONSIEUR GRIFFARD.
Est-il possible que je puisse être un seul moment sans songer à cette inhumaine de Cidalise.
FROSINE.
Est-il possible que parmi tant de monde, je ne trouverai point quelqu’un qui puisse me dire, où est la maison de Monsieur Griffard ?
MONSIEUR GRIFFARD.
C’est à moi à qui l’on en veut.
FROSINE.
Aurais-je le chagrin de retourner à Paris, sans avoir rendu mes petits devoirs à cet honnête homme-là ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Hé, c’est Frosine, je pense ! Bonjour, Frosine.
FROSINE.
Bonjour, Monsieur, ne pourriez-vous point m’enseigner…
MONSIEUR GRIFFARD.
Hé, c’est moi-même, me voilà, c’est moi que tu cherches.
FROSINE.
Comment gouvernez-vous les petites paysannes de Besons ? Vous êtes un compère, et du vivant de la défunte (c’était par droit de représailles, peut-être), mais je vous ai vu bien alerte.
MONSIEUR GRIFFARD.
J’ai quelquefois fait des miennes, oui, Frosine.
FROSINE.
C’était le bon temps, Monsieur : Vous souvient-il de cette jeune Avocate, au mari de qui vous donniez à plaider toutes les causes de la Ferme, et qui venait déjeuner avec vous, pendant que le pauvre diable s’égosillait au Palais ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Ce petit Avocat-là m’a donné de la peins, il était furieusement jaloux.
FROSINE.
Ce sont d’incommodes personnages que ces Avocats ! Parce qu’ils savent les anciennes lois, ils prétendent que leurs femmes les observent, et ils ne veulent point souffrir qu’elles suivent la nouvelle coutume ; cela est bien ridicule.
FROSINE.
Et ce Commissaire à qui vous aviez prêté de l’argent pour payer sa charge ? Son épouse ne vous haïssait pas encore.
MONSIEUR GRIFFARD.
C’était un fort honnête homme, que ce commissaire-là.
FROSINE.
Oui, vous avez raison, un homme d’ordre, son quartier était toujours bien réglé, mais en revanche sa femme ne l’était guères.
MONSIEUR GRIFFARD.
Oh, oh, oh, Frosine.
FROSINE.
Je ne médis de personne : mais pendant que Monsieur le Commissaire courait la ville pour faire observer les Ordonnances de la Police, Madame sa femme tenait chez elle une petite police, où Monsieur le Commissaire lui-même était souvent condamné à l’amende.
FROSINE.
Vous n’aimez point qu’on vous reproche vos fredaines, cela vous chagrine ; laissons-là le passé, parlons du présent.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ne parle point de cela Frosine, tout cela est fini, j’ai bien autre chose dans la tête : je suis véritablement amoureux, ma pauvre Frosine
FROSINE.
Bon, amoureux ! Vous n’avez jamais été que libertin.
MONSIEUR GRIFFARD.
Je n’ai été que libertin dans mon jeune âge, je crève d’amour sur mes vieux jours ; l’amour ne perd point ses droits, c’est la règle.
FROSINE.
Mort de ma vie ! Je suis bien fâchée que vous ayez le cœur occupé de cette manière-là.
MONSIEUR GRIFFARD.
J’en suis plus fâché que toi, je t’assure.
FROSINE.
Je suis venue me promener à la Foire avec une fort jolie personne, qui me paraît avoir du goût pour vous, et si vous n’étiez point prévenu d’une passion si forte…
MONSIEUR GRIFFARD.
Une jolie personne qui a du goût pour moi !
FROSINE.
Oui, une de vos voisines de Paris.
MONSIEUR GRIFFARD.
Que tu appelles ?
FROSINE.
Cidalise.
MONSIEUR GRIFFARD.
Comment, Cidalise ? Tu te moques, je pense.
FROSINE.
Je ne me moque point, je vous dis vrai.
MONSIEUR GRIFFARD.
Et c’est elle dont je suis si fort amoureux, ma pauvre Frosine.
FROSINE.
Est-il possible ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Oui, te dis-je.
FROSINE.
Vous ne lui en avez donc jamais rien dit ?
MONSIEUR GRIFFARD.
26Si fait, vraiment, et c’est ce qui me met au désespoir. Elle m’a traité d’une manière…
FROSINE.
La petite dissimulée ! Ah ! Que les filles sont traîtresses, Monsieur ! Oh, bien, bien, elle est folle de vous, je vous en avertis.
MONSIEUR GRIFFARD.
Folle de moi ?
FROSINE.
La Foire de Besons n’est qu’un prétexte qu’elle a pris pour venir ici vous rendre une visite sans conséquence.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ma pauvre Frosine !
FROSINE.
Elle n’a fait que me parler de vous pendant tout le chemin.
MONSIEUR GRIFFARD.
De moi ? Et, que disait-elle ?
FROSINE.
Que vous étiez le plus honnête homme du monde.
MONSIEUR GRIFFARD.
Tout de bon ?
FROSINE.
Qu’elle était charmée de votre seule physionomie.
MONSIEUR GRIFFARD.
Sérieusement ?
FROSINE.
Sérieusement. Et n’avez-vous jamais remarqué que depuis quelque temps, elle est presque toujours à ses fenêtres pour vous voir passer ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Non, je ne me suis point aperçu de cela.
FROSINE.
C’est que vous avez la vue basse : mais elle n’en bouge : elle vous aime à la fureur, je vous assure.
MONSIEUR GRIFFARD.
Tu me fais grand plaisir de me le dire, Frosine ; car la peste m’étouffe, à ses manières, je ne l’aurais jamais deviné.
FROSINE.
Elle va venir ici, c’est à vous à prendre vos mesures ; la voici, je pense. Je suis fâchée qu’elle me surprenne avec vous, elle se doutera de ce que je vous ai dit.
MONSIEUR GRIFFARD.
Je suis tout hors de moi-même, quand je la vois seulement, Frosine.
SCÈNE XXIII. Cidalise, Monsieur Griffard, Frosine, Le Nourricier. §
CIDALISE.
Oui, cela me fera plaisir ; je le veux bien, mon pauvre Nourricier : mais amenez donc ici toute la noce, il y a moins de monde que partout ailleurs, et nous y danserons plus à notre aise.
LE NOURRICIER.
Je m’en vas vous les amener, Madame.
CIDALISE.
Ah, te voilà ! Je te croyais perdue, Frosine.
FROSINE.
Vous me trouvez en bonne compagnie, Madame.
CIDALISE.
Avec Monsieur Griffard ! Ah ! Perfide, vous m’avez fait une trahison : mais vous vous en repentirez.
FROSINE.
Moi, Madame ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Non ne craignez rien, belle personne, ne craignez rien, je n’abuserai point de la confidence qu’elle m’a faite, ni de l’heureuse sympathie…
CIDALISE.
Ne croyez pas tout ce qu’elle vous a dit, au moins, Frosine est une fausse personne, je vous en avertis.
MONSIEUR GRIFFARD.
Que je suis heureux d’avoir une maison en ce pays-ci, pour jouir de l’avantage de vous y recevoir !
CIDALISE.
Frosine vous fait entendre peut-être qu’on venait exprès pour vous ? Elle ment bien fort, prenez-y garde.
FROSINE.
Bon, bon, voilà de belles façons. Vous aimez : Monsieur il n’est pas cruel, il vous aime aussi : à quoi bon faire mystère des choses ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Elle a raison.
FROSINE.
Ces chiennes de Coquettes, elles en sont toutes logées-là, pour se faire valoir ! C’est leur rage. Il faut encore qu’on les prie, et qu’on leur ait obligation de ce qu’elles souhaitent le plus quelquefois.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ne nous contraignons point, Madame, ne nous contraignons point. Puisque nos cœurs sont si bien d’accord, pourquoi chercher à se faire de la peine ?
CIDALISE.
L’indiscrétion de Frosine vous a appris des choses que je vous aurais peut-être cachées toute ma vie.
MONSIEUR GRIFFARD.
Madame ! Madame !
FROSINE.
Le pauvre bon homme !
CIDALISE.
Mais, je vous demande en grâce de ne me point parler d’amour de toute la journée ; ne songeons qu’à nous divertir, je vous prie.
MONSIEUR GRIFFARD.
Que puis-je faire qui vous fasse plaisir ?
CIDALISE.
Être de bonne humeur, danser, chanter, rire, et faire figure à une noce où je vous invite.
MONSIEUR GRIFFARD.
Volontiers. Et quelle noce est-ce ?
CIDALISE.
C’est le fils de ma nourrice qui épouse une petite fille du Village. Ils font aujourd’hui leurs fiançailles ; ils vont venir danser ici, nous danserons avec eux, s’il vous plaît, et ce soir vous donnerez à souper à la compagnie.
MONSIEUR GRIFFARD.
De tout mon cœur. Hé ! Plût au Ciel, Madame, que cette noce put vous mette en goût de faire bientôt la nôtre.
FROSINE.
Ne la pressez point, cela viendra : donnez-vous patience.
CIDALISE.
J’entends des violons. Voilà le marié et la mariée qu’on promène en cérémonie. C’est apparemment la mode du Village.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ma chère Frosine, dis, je te prie, qu’on fasse venir ma fille et ma filleule, il faut qu’elles soient de la noce.
FROSINE.
Assurément, la fête ne serait pas complète sans elles.
SCÈNE XXIV. Monsieur Griffard, Cidalise, l’Olive en Marinier, Clitandre et Éraste en Paysans, Le Tabellion, et plusieurs personnages de la noce. §
L’OLIVE.
27Allons, Monsieur le Tabellion, jarnigué trémoussez-vous donc ? Faites votre charge : est-ce que ce Contrat n’est pas encore bâti ? À quoi tient-il que je ne le signions ? Je sommes ici pour ça.
LE TABELLION.
28Oh, doucement, s’il vous plaît, n’engendrons point de chaleur de foie, il faut rendre l’honneur à qui il appartient Monsieur le Marinier.
L’OLIVE.
Hé bien morgué, rendez-le donc, cet honneur, afin sue j’en soyons quittes, et que je commençions le prélude de la noce.
LE TABELLION.
Vous aviais promis à votre Nourricier, Madame, que vous prendriais la peine de bouter-là votre paraphe.
CIDALISE.
Priez Monsieur de signer le premier, je signerai ensuite.
L’OLIVE.
Si Monsieur a assez de bonté que de vouloir bian nous faire st’honneur-là ; quoique je n’en sois pas daignes…
MONSIEUR GRIFFARD.
Oui da, donnez, donnez, il suffit que ce soit le fils de la Nourrice de Madame.
L’OLIVE.
Tatigué, elle vous a fait une belle nourriture, n’est-ce pas ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Je signerai quand vous voudrez notre contrat de mariage aussi aveuglément que celui-là.
CIDALISE.
Vous ne hasarderiez pas plus qu’à signer celui-ci, je vous assure.
SCÈNE XXV. Monsieur Griffard, Cidalise, Clitandre, Éraste, Mariane, Chouchette, Frosine, l’Olive, Le Tabellion, etc. §
FROSINE.
Voilà ces Demoiselles que je vous amène, Monsieur.
L’OLIVE, bas à Frosine.
Tout va bien. Va-t-en vitement avertir Madame Argante de ce qui se passe, et nous l’envoie ici, nous aurons besoin d’elle pour le dénouement.
FROSINE.
Il faudra qu’elle soit bien égarée, si je ne trouve.
SCÈNE XXVI. Monsieur Griffard, Cidalise, Clitandre, Éraste, Mariane, Chouchette, l’Olive, Le Tabellion, etc. §
CHOUCHETTE.
Vous nous envoyez quérir pour être de la noce. Et est-ce que vous vous mariez, mon parrain ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Non, c’est vous qu’on va marier ; faites la signer aussi, Monsieur le Tabellion. Là, signez, petite fille.
CHOUCHETTE.
Volontiers ; je ne me fais pas prier, comme vous voyez. Et ne signez-vous-vous pas, ma chère bonne ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Oui, oui, elle signera.
MARIANE.
Moi, mon père ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Oui, vous-même, signez, vous dis-je.
MARIANE.
À moins que vous ne me le commandiez absolument, mon père…
MONSIEUR GRIFFARD.
Hé oui, oui, le vous le commande. Que de façons ! Quand ce serait vous qu’on marierait, vous n’en feriez pas davantage. Et le marié et la mariée ne signet-ils pas, eux ?
L’OLIVE.
Ils signeront une autre fois : vela assez d’écritures pour un Contrat de Village ; je n’y voulons pas tant de façons, nous autres. Allez vous-en sarrer ça, Monsieur le Tabellion, et puis vous viandrez boire un coup. J’allons toujours commencer en vous attendant, faites vite.
Votre parmission, Monsieur, j’ons le cœur en joie, excusez si je prenons la libarté…
MONSIEUR GRIFFARD.
Vous faites fort bien, mes enfants, réjouissez-vous, et tâchez de divertir cette aimable personne, vous ne me sauriez faire plus de plaisir. Allons ; qu’on apporte du vin et des sièges, et qu’on fasse comme il faut les honneurs de la Foire et de la noce.
L’OLIVE, chante.
SCÈNE XXVII. Monsieur Griffard, Cidalise, Mariane, Clitandre, Éraste, Chouchette, Madame Argante, l’Olive. §
MADAME ARGANTE.
Qu’est-ce que c’est donc que tout ceci ? Frosine vient de me conter de jolies choses.
ÉRASTE.
Frosine ! L’Olive !
L’OLIVE.
Oui, Monsieur, c’est de mon Ordonnance.
MONSIEUR GRIFFARD.
Madame Argante en ce pays-ci, Quel contretemps !
MADAME ARGANTE.
Oh, ce n’est pas à vous à qui j’en veux, ne craignez rien.
MONSIEUR GRIFFARD.
À qui en voulez-vous donc, Madame, et pourquoi venir troubler un divertissement ?
MADAME ARGANTE.
La bonne dupe que vous êtes, avec votre divertissement !
MONSIEUR GRIFFARD.
Comment donc dupe ? Que voulez-vous dire ?
MADAME ARGANTE.
Savez-vous bien quel Contrat vous venez de signer, vieux fou ?
MONSIEUR GRIFFARD.
Madame Argante ?
MADAME ARGANTE.
Le Contrat de votre fille, et d’un perfide qui vous fourbe.
MONSIEUR GRIFFARD.
Le Contrat de ma fille ! Vous ne savez ce que vous dites, laissez-nous en repos avec vos visions, que diable…
MADAME ARGANTE.
Je ne sais ce que je dis ! N’est-ce pas là Éraste ? Réponds, traître, réponds ?
ÉRASTE.
Hé bien, oui, Madame, je suis Éraste.
MADAME ARGANTE.
Et tu as l’insolence de m’amenez ici pour me trahir à ma barbe, petit vilain ?
ÉRASTE.
Vous y êtes venue malgré moi, Madame ; et je ne vous trahis point, je ne vous ai jamais aimée.
MADAME ARGANTE.
Ah ! Je suis morte.
MONSIEUR GRIFFARD.
Que veut dire ceci, Mariane ?
MARIANE.
Je ne sais, mon père, vous m’avez commandé de signer, je me suis fait un devoir de vous obéir.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ah, je suis trahi ! Je le vois bien.
L’OLIVE.
31Allez, allez, Monsieur, ce n’est qu’une bagatelle, et cela ne doit pas vous empêcher de continuer la noce. Sans rancune, venez vous en danser les tricotets ; Madame Argante.
MADAME ARGANTE.
Ah ! Tu t’en mêles aussi, pendart.
MONSIEUR GRIFFARD.
Comment ? Et c’est mon coquin de l’Olive, je pense ?
L’OLIVE.
Vous l’avez deviné, Monsieur, c’est moi-même : mais je n’ai pas signé pour vous cette fois-ci, vous avez bien signé vous-même.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ah ! Cidalise, vous avez aidé à me tromper, mais je vous pardonne tout, pourvu que vous consentiez à m’épouser.
CIDALISE.
Volontiers, Monsieur, je ne demande pas mieux ; mais il faut attendre que je sois veuve.
MONSIEUR GRIFFARD.
Comment veuve ! Vous êtes donc mariée ?
CIDALISE.
Depuis huit jours je suis votre nièce, je ne puis pas sitôt devenir votre femme.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ma nièce !
CLITANDRE.
Vous ne pouvez désapprouver le choix que j’ai fait, mon oncle, puisqu’il est si fort de votre goût.
MONSIEUR GRIFFARD.
Ôte-toi de mes yeux, misérable, ôte-toi de mes yeux.
MADAME ARGANTE.
Nous sommes les dupes de tout ceci, Monsieur Griffard, et je ne sais pas comment vous l’entendez.
L’OLIVE.
Ma foi vous êtes faits l’un pour l’autre, associez vos chagrins et vos infortunes, c’est le meilleur parti que vous puissiez prendre.
MONSIEUR GRIFFARD.
Le voulez-vous, Madame ? Je donnerai tout mon bien à ma filleule.
MADAME ARGANTE.
Voilà qui est fait, Monsieur, j’y consens pour faire enrager votre famille.
L’OLIVE.
En attendant l’effet de vos menaces, profitons du temps présent nous autres ; et continuons de nous réjouir, puisqu nous avons réussi dans notre entreprise.
CHANSONS DU DIVERTISSEMENT. §
L’OLIVE, chante.
UN MARINIER, chante.
L’OLIVE, chante.
TOUS.
LE MARINIER, chante.
L’OLIVE, chante.
L’OLIVE, adresse ce dernier couplet à L’assemblée.
LE CHEVALIER.
[TOUS.]
Hé pourquoi, Chevalier ! Vous êtes si bien avec Madame Guillemin ?