M. DCC. XIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
De Mr DANCOURT
À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image Saint Louis.
ACTEURS DU PROLOGUE. §
- PHILIS.
- THERSANDRE.
- Troupe de Paysans et de Paysannes.
ACTEURS DE LA COMÉDIE. §
- BACCHUS.
- L’AMOUR.
- SILENE.
- FORÊT.
- CLITANDRE.
- ÉRASTE.
- KERPINOT.
- LE CHEVALIER.
- LA FOLIE.
- LA VEUVE.
- NÉRINE.
- MADAME PINTERELLE.
- LUCILE.
- CLAUDINE.
PROLOGUE. §
PAYSAN conduisant une troupe de Paysans et de Paysannes.
THERSANDRE.
PHILIS.
CHŒUR.
THERSANDRE.
PHILIS.
THERSANDRE.
CHŒUR.
ACTE UNIQUE §
SCÈNE I. Bacchus, La Folie. §
BACCHUS.
Quoi donc la Folie sans l’Amour.
LA FOLIE.
Est-ce pour vous une nouveauté, Seigneur Bacchus ? Il est bien vrai que l’Amour ne va jamais sans la Folie ; mais je vais souvent sans l’Amour.
BACCHUS.
Je vous croyais inséparables.
LA FOLIE.
Hé, vous voilà bien seul aujourd’hui, tout cela me surprend.
BACCHUS.
J’ai laissé ma suite dans le Village.
LA FOLIE.
Hé, quel sujet vous y amène ?
BACCHUS.
L’envie de faire plaisir aux heureux habitants de cette agréable contrée ; je ne suis pas la seule divinité qui s’intéresse à leur bonheur.
LA FOLIE.
Je suis instruite de cela.
BACCHUS.
C’est un pays de vignoble, il est de mon domaine, je prétends le faire valoir, et lui donner des marques sensibles de ma protection.
LA FOLIE.
Cela est fort louable.
BACCHUS.
Je veux qu’il y ait cette année une très copieuse et très excellente vendange, qu’on puisse faire passer pour du vin de Champagne.
LA FOLIE.
Cela ne sera pas nouveau ; mais ces bienfaits-là ne seront que pour les Vignerons, et il faut que tout le monde se ressente ici de l’honneur de votre présence.
BACCHUS.
Il ne tiendra pas à moi, je vous assure.
LA FOLIE.
Nous avons deux jeunes filles qui ont grand besoin de votre secours, et nous vous prions, l’Amour et moi, de vous unir avec nous pour les rendre heureuses.
BACCHUS.
Très volontiers, vraiment, et qui sont-elles ?
LA FOLIE.
L’une est fille d’un vieil usurier de Marchand de vin, qui a fait fortune, et l’autre est la nièce de son associé ; ils ne veulent pas qu’elles épousent deux jeunes gens de Paris, qui les aiment éperdument.
BACCHUS.
Sont-elles du village ? Y demeurent-elles ?
LA FOLIE.
Oui, dans la maison d’un des deux amants dont le père a loué les caves pour en faire un magasin d’assez bon vin.
BACCHUS.
En a-t-il grande provision ?
LA FOLIE.
Oui, sans doute.
BACCHUS.
Cela est bon, je travaillerai à cela, il en faut faire la consommation, voilà de bonne besogne.
LA FOLIE.
Mais c’est au mariage des filles qu’il faut songer plutôt qu’à la consommation du vin.
BACCHUS.
Ne vous mettez pas en peine, l’un nous mènera à l’autre : je vais faire un tour dans les vignes, et je me rends ici dans un moment. .
LA FOLIE.
Je vous y attends.
BACCHUS.
Ayez soin de votre côté d’entretenir les filles et leurs amants dans des sentiments judicieux et raisonnables, tels que vous êtes capable d’en inspirer.
LA FOLIE.
Laissez-moi faire, je ne les quitterai point, et je ne me ferai pourtant point connaître à eux, que pour les assurer de votre protection.
SCÈNE II. Éraste, Lucile. §
ÉRASTE.
Savez-vous bien, ma chère Lucile, que vous me mettez au désespoir ?
LUCILE.
Je plains fort l’état où vous êtes. Ma situation n’est pas meilleure.
ÉRASTE.
Quoi ! Nous cesserions de nous voir ?
LUCILE.
Il faut bien s’y résoudre.
ÉRASTE.
Et vous cesserez de m’aimer ?
LUCILE.
Je ne vous dis pas cela, mon cœur dépend de moi, je vous l’ai donné, je vous le laisse, ma volonté dépend de celle de mes parents, je la soumets à ce qu’ils me prescrivent.
ÉRASTE.
Ah ! Lucile, Lucile ! Que l’amour est faible dans un cœur où le devoir se fait écouter !
LUCILE.
Éraste, Éraste que le cœur souffre se s’assujettir au devoir !
ÉRASTE.
Hé ! Pourquoi s’en faire l’esclave ? Mon père me défend de m’attacher à vous, il me déshérite si je vous épouse. Ai-je cessé de vous rendre des soins ? Ai-je changé de résolution ?
LUCILE.
Non, je n’ai pas lieu de m’en plaindre.
ÉRASTE.
Hé ! Ne rougissez-vous point, dites-moi, d’être si timide, quand je marque tant de fermeté ?
LUCILE.
Ce qu’on pardonne à votre sexe ; ne serait pas excusable dans le nôtre.
ÉRASTE.
En vérité charmante Lucile, vos chimères et vos scrupules me déconcertent, faites pour moi ce que je fais pour vous, ou je croirai que vous ne m’aimez point.
LUCILE.
Mais quel parti prendre, et quel espoir nous peut flatter ? Vous êtes homme de famille, vos parents se mésallieraient en consentant à notre mariage, mon père est un bon Bourgeois de Suresnes, qui vient de faire fortune dans son négoce, il ne veut point entrer dans une famille qui mépriserait peut-être la sienne. Ah ! Mon cher Éraste, que notre bonheur est éloigné !
ÉRASTE.
Moins que vous ne pensez. Commençons par désobéir, et mettons les choses dans un état qui puisse ôter à nos familles l’espérance de nous désunir.
LUCILE.
Il y a de la folie dans votre proposition.
ÉRASTE.
Il n’y a que de l’amour, je vous jure.
LUCILE.
L’Amour vous donne des idées bien extravagantes.
ÉRASTE.
Les plus folles sont quelquefois justifiées par l’événement.
LUCILE.
Les idées folles déshonorent, et l’événement ne justifie point.
SCÈNE III. Nérine, Éraste, Lucile. §
NÉRINE.
Qu’est-ce que c’est, mes enfants, qu’y a-t-il de nouveau ? Vous voilà dans les réflexions dans les grandes phrases, poussez-vous les beaux sentiments ?
ÉRASTE.
Venez, charmante Nérine, venez m’aider à persuader votre aimable compagne de ne pas désespérer un amant que vous savez bien qui l’adore
NÉRINE.
Comment ? Que parlez-vous de désespoir ? Tu n’y songes donc pas, Lucile ? Un amant désespéré n’est propre à rien : ils sont rares, les amants, et il est important de les ménager, quand on en a de bons.
LUCILE.
Mon père vient de me défendre absolument de voir Éraste.
NÉRINE.
Le grand malheur ! Tu l’en aimeras davantage.
ÉRASTE.
Elle est résolue de lui obéir.
NÉRINE.
Voilà une sotte résolution, c’est une imbécile.
LUCILE.
Quoi, ru ne penserais pas comme moi ?
NÉRINE.
2Oui da, le premier mouvement pourrait bien m’inspirer quelque faiblesse, mais la réflexion vient au secours des personnes qui aiment ; et l’esprit sert à bien des choses, par exemple.
LUCILE.
Comment, par exemple ?
NÉRINE.
Mon oncle vient de me défendre aussi de voir Clitandre.
LUCILE.
Quoi tout de bon ?
NÉRINE.
Très sérieusement. Pourquoi veux-tu que mon oncle soit plus raisonnable que ton père ?
LUCILE.
Ils se sont donné le mot apparemment.
NÉRINE.
Ils sont associés pour leur négoce, ils ont voulu faire aussi société de caprice.
LUCILE.
Et quel est ton dessein, Nérine ?
NÉRINE.
Mon dessein ? Je viens d’envoyer chercher Clitandre tout à l’heure.
ÉRASTE.
Vous voyez, Lucile ?
LUCILE.
Tu n’y songes pas vraiment.
NÉRINE.
Je n’y songe pas ? Il faut bien lui signifier l’ordre et les menaces que l’on m’a faites en cas de contravention.
LUCILE.
Vous voyez, Éraste.
NÉRINE.
Lui faire bien voit toutes les conséquences qu’il y aurait de ne pas obéir.
LUCILE.
Je ne suis pas seule de mon sentiment.
NÉRINE.
Afin qu’il m’ait plus d’obligation de n’en rien faire, et que la passion que nous avons l’un pour l’autre s’augmente par les difficultés.
ÉRASTE.
On aime plus tendrement que vous, Lucile.
LUCILE.
Mais, ma chère Nérine…
NÉRINE.
Chacun pense à sa manière ; mon enfant, voilà la mienne.
LUCILE.
Et quel objet te proposes-tu ?
NÉRINE.
D’aimer et d’être aimée : d’attendre, du temps et de la fortune, un changement à la nôtre ; mériter par la persévérance un bonheur que les obstacles auront rendu plus sensible.
ÉRASTE.
Que Clitandre est heureux ! Et que ma destinée est différente de celle de mon ami !
NÉRINE.
Oh ! Je vous réponds bien qu’elle sera pareille. Le père et l’oncle défendent de concert, il faut que la fille et la nièce s’entendent de même.
SCÈNE IV. Clitandre, Éraste, Lucile, Nérine. §
CLITANDRE.
Que vient-on de m’apprendre, ma chère Nérine ?
NÉRINE.
Que je voulais vous parler.
CLITANDRE.
Pour me dire de ne plus vous voir.
NÉRINE.
Non, je ne vous ferez pas ce compliment-là ; c’est le style de mon oncle, mais ce n’est pas le mien : et comme nous pensons différemment, cela fait que nous ne nous exprimons pas toujours de même.
CLITANDRE.
Qu’ai-je fait pour m’attirer cette disgrâce de sa part ?
ÉRASTE.
Qu’ai-je fait pour m’en attirer autant de la part du père de Lucile ?
CLITANDRE.
Comment ?
ÉRASTE.
Nous sommes dans le même cas l’un et l’autre, et nous en ignorons le sujet.
NÉRINE.
3Cela est bien difficile à deviner ! Vous avez paru nous aimer, nous en avons paru contentes : le bonheur d’autrui leur fait peine, ils cherchent à le traverser.
CLITANDRE.
Ils ont été les premiers à nous souhaiter dans leur maison.
NÉRINE.
Je le crois bien, vous aviez un millier de pistoles à y dépenser, et vous n’en vouliez qu’à la cave. L’espèce vous manque, vous prenez à crédit, et vous vous attachez aux filles ; cela fait une grande différence, voyez-vous.
ÉRASTE.
Nous n’obtiendrons jamais leur aveu.
NÉRINE.
Nous l’aurons par force ou par adresse.
CLITANDRE.
Comment nous y prendre ?
NÉRINE.
C’est ce qu’il faudra voir. Le temps et l’Amour travailleront pour nous.
SCÈNE V. La Folie, Lucile, Nérine, Éraste, Clitandre. §
LA FOLIE.
Et la Folie ne vous sera pas inutile.
LUCILE.
La Folie ?
LA FOLIE.
4Comment donc ? Vous me méconnaissez tous quatre, et vous me regardez à deux fois ? Ce n’est pourtant pas d’aujourd’hui que nous avons commerce ensemble.
NÉRINE.
La Folie, soit. Nous ne nous défendons point d’être de votre domaine. Nous sommes encore d’âge à cela.
LUCILE.
Pour moi, je ne sais pas ce que cela veut dire : mais en vous voyant, je me confirme tout à fait dans la résolution d’obéir aux lois de l’Amour, plutôt qu’à celles de mon père.
NÉRINE.
J’aurai les mêmes égards pour mon oncle.
CLITANDRE.
Il n’y a point d’extrémité où je ne me porte.
ÉRASTE.
Il n’y a point de violence dont je ne sois capable.
CLITANDRE.
Contre ma famille et la vôtre.
ÉRASTE.
Contre toute la terre ensemble.
CLITANDRE.
Pour m’unir à l’aimable Nérine.
ÉRASTE.
Pour posséder la charmante Lucile.
LA FOLIE.
Les jolies gens ! Voilà de mes traits, je me reconnais.
LUCILE.
Mais quels moyens mettre en usage…
LA FOLIE.
Ne vous inquiétez point, on travaille pour vous.
NÉRINE.
Comment ?
LA FOLIE.
L’Amour, Bacchus et moi, nous agirons de concert pour vous rendre service.
CLITANDRE.
Bacchus, l’Amour et la Folie s’intéressent à notre sort !
LA FOLIE.
Cela vous étonne ? Vous êtes deux jolis ivrognes. Vos maîtresses sont faites pour l’Amour ; vous l’êtes tous quatre pour la Folie. Nous cherchons tous trois à vous faire plaisir.
NÉRINE.
Ce que c’est que d’avoir du mérite, il ne manque jamais d’être récompensé.
LA FOLIE.
Voici Bacchus avec votre père, éloignons-nous : tout en marchant je vous instruirai de ce que vous aurez à faire.
SCÈNE VI. Bacchus, Foret. §
BACCHUS.
Vous êtes un fripon, Monsieur le Marchand de Vin, d’en faire de si gros magasins pour le renchérir. Voilà une nouvelle manœuvre ; Mais pour vous punir, je rendrai les vendanges prochaines si abondantes, que vous vous repentirez de votre usurière précaution.
FORÊT.
Puissant Dieu des buveurs, pouvais-je mieux marquer mon respect pour vous et pour votre divine liqueur, qu’en la conservant chèrement comme j’ai fait.
BACCHUS.
Oui, pour la vendre plus cher de jour en jour, et détruire presque entièrement le culte de ma divinité. Comment diable, depuis près de trois ans je n’ai presque pas remarqué que personne se soit mis en état de me faire véritablement honneur, tant l’avarice des usuriers, comme vous, a pris soin de faire triompher dans le monde mes deux grands ennemis, la soif et la sobriété.
FORÊT.
Cela commence à revenir, Seigneur Bacchus, et vous n’avez pas lieu de vous plaindre.
BACCHUS.
5 6Qu’est-ce à dire : Je n’ai pas lieu de me plaindre ? Il y a un temps infini qu’on ne voit plus de Bourgeois ivres dans les rues, ni de petits Maîtres entre deux vins rendre hommage au beau sexe dans les bosquets des Tuileries. On ne bat plus le Guet à Paris ; on ne casse plus de lanternes. Quelle honte est-ce là, Monsieur le Vinotier ! Oh, j’y veux mettre ordre.
BACCHUS.
Ce n’est pas votre faute ? Ce n’est pas la seule qu’on vous impute ; vous ne vous contentez pas d’empêcher de boire, vous ne voulez pas qu’on se marie.
FORÊT.
Moi, Seigneur !
BACCHUS.
Oui, vous. Je sais de vos nouvelles, et vous avez un associé qui est dans le même cas, à ce qu’on m’a dit ; mais je vous corrigerai l’un et l’autre, ou je vous ruinerai tous deux. Je vous en avertis.
FORÊT.
Hé ! Ne sommes-nous pas déjà tout ruinés, si vous rendez, cette année, les vignes si fertiles ?
BACCHUS.
Oh ! Pour cet article-là, je vous en réponds.
FORÊT.
Ah, malheureux que je suis ! Me voilà perdu : que deviendrai-je ? Hé, miséricorde, Seigneur Bacchus, laissez geler les vignes, je vous prie, et ne me refusez pas votre protection, pour me faire débiter le vin vieux qui me reste.
BACCHUS.
Ce maraud-là me présente une plaisante Requête ! Voilà comme sont les hommes. Ils ne nous adressent des prières que par rapport à leur intérêt.
FORÊT.
Si vous me refusez, j’irai me pendre de désespoir, et vous perdriez un fidèle serviteur.
BACCHUS.
Je ne perdrais pas grand-chose, et le Public y gagnerait. Mais il n’importe, je suis bon, j’aime à faire plaisir. Voyons un peu si tu te rendras digne de mes faveurs ; l’as-tu acheté bien cher ce vin vieux ?
FORÊT.
Qu’est-il besoin de vous le dire ? La conscience des hommes est-elle inconnue aux Divinités ?
BACCHUS.
Non, la conscience de ceux qui en ont : mais comme les Marchands de vin n’en ont guère, je ne saurais lire dans la tienne. Prends garde à ne me pas mentir pourtant.
FORÊT.
S’il faut vous dire la vérité ?
BACCHUS.
Oui, vraiment.
FORÊT.
8Depuis trois ou quatre ans, d’intelligence avec les Vignerons et les Courtiers, nous y mettions un prix fort haut, dont on nous donnait des contrelettres.
BACCHUS.
Fort bien.
FORÊT.
Ce prix servait de règle au Bourgeois délicat et au riche gourmet, chacun se pressait d’en avoir ; les aisés se ruinaient, l’artisan souffrait, le malheureux languissait, le Brasseur gagnait, et nous ne perdions pas nous autres.
BACCHUS.
Il n’y a rien à dire à cela, tu as profité de l’occasion. Oh bien, pour prix de m’avoir dit la vérité, je te ferai défaire de ton vin vieux.
FORÊT.
Que je vous aurai d’obligation ! Mais comment m’y prendre ?
BACCHUS.
Cela ne sera pas bien difficile. Ton magasin est dans le Village ?
FORÊT.
Oui, Seigneur.
BACCHUS.
Dans une grande maison ?
FORÊT.
Toutes des plus jolies.
FORÊT.
Oui, il y a de tout cela, vous avez raison.
SCÈNE VII. Bacchus, Foret, Claudine. §
CLAUDINE.
Hé vite, Monsieu, dépêchez-vous.
FORÊT.
Qu’est-ce qu’il y a ?
CLAUDINE.
Tout est au pillage dans votre magasin.
FORÊT.
Comment donc ?
CLAUDINE.
Les portes se sont ouvartes d’elles-mêmes ; il y a je ne sais combian de garçons qui tiront le vin dans de grandes cruches, les broches tournent dans toutes les cheminées. Il est tombé dans la maison une nuée d’affamés qui feront la cuisine jusques dans le jardin, et ils disont comme ça, qu’il y en a encore davantage de l’autre côté de l’iau, qui s’apprêtont à venir faire comme eux.
BACCHUS.
Voilà des effets de ma protection, Monsieur Foret ; cela ne commence pas mal, comme vous voyez.
FORÊT.
Il est vrai, mais…
CLAUDINE.
Venez mettre ordre à ça, s’il vous plaît. On ne sait auquel entendre, et ils mettront peut-être le feu à la maison, s’ils ne voyont parsonne à qui parler.
FORÊT.
Miséricorde, que faut-il que je fasse ?
SCÈNE VIII. Bacchus, Foret. §
BACCHUS.
13Ne vous embarrassez de rien, c’est mon affaire. Commencez par m’envoyer votre jolie fille et sa camarade, cela contiendra tout. Malepeste, c’est le meuble le plus nécessaire d’une guinguette, que de jolies filles !
FORÊT.
Mais Monseigneur ?
BACCHUS.
Ne raisonnez point, faites ce qu’on vous dit, et laissez-moi faire.
FORÊT.
On me promet une belle fortune, je ne sais pas si on me tiendra parole.
SCÈNE IX. L’Amour, Bacchus, la Folie. §
L’AMOUR.
Mais où m’emmenez-vous, s’il vous plaît ? Madame la Folie ?
LA FOLIE.
À la guinguette, Monsieur l’Amour. Avez-vous oublié notre projet, et que nous y avons affaire ? Il y a un temps infini que nous n’avons pas fait de petite débauche avec notre gros ami le Dieu du vin.
BACCHUS.
Ce n’est pas ma faute, mes enfants.
L’AMOUR.
Ni la mienne, Seigneur Bacchus.
BACCHUS.
Ah, ah ! L’amour n’est plus aveugle, il me reconnaît en m’abordant.
LA FOLIE.
Aveugle, lui, est-ce qu’il l’a jamais été ? Ce n’était que pour me faire des tracasseries, qu’il se plaignit à Jupiter que je lui avais crevé les yeux ; et pour pouvoir mettre sur mon compte, en m’obligeant de lui servir de guide, toutes les sottises qu’il est très capable de faire par lui-même.
L’AMOUR.
Hé, là, là, Madame la Folie, un peu doucement, s’il vous plaît, vous ne devez pas trop vous plaindre que par malice ou par raison j’aie su vous attacher à moi. Vos plus gracieuses occupations sont celles que je vous donne, et il n’y a guères d’agréables folies que celles que l’amour fait faire.
LA FOLIE.
14Il n’y en a pas de moins excusables ; ni qui fassent tant murmurer contre moi. N’est-ce pas vous qui m’avez attiré l’indignation de cette famille de robe, dont la grand-mère épousa dernièrement ce joli petit Comte, à qui elle donna tout son bien, et qu’elle a laissé veuf au bout de huit jours ?
L’AMOUR.
Hé ! De quoi vous embarrassez-vous de l’indignation de la famille de robe, quand vous avez le plaisir d’avoir établi la fortune d’un joli homme, qui par plus de cent autres folies saura vous faire honneur de celle que vous avez fait faire en sa faveur ?
LA FOLIE.
Je ne prends point le change, et j’en veux pour juge notre ami ; c’est à vous que le petit homme sait gré de sa fortune, et c’est à moi que l’on se prend de l’extravagance de la vieille.
L’AMOUR.
Vous voilà bien malade ; j’ai plus à souffrir que vous des aventures dont nous nous mêlons. Ce jeune Chevalier qu’on croit à l’armée, et qui mange avec des coquettes et des filous le bien de sa mère, dont il ne jouit pas encore, est-ce à vous que l’on se prend de sa conduite ? C’est moi qu’on en accuse, quoique je ne m’en mêle, ni de part, ni d’autre : il n’est point amoureux, il n’est point aimé, la folie seule et la débauche ruinent ses affaires, et c’est pourtant l’Amour qu’on rend responsable de l’événement.
BACCHUS.
C’est là notre malheur, à nous autres Divinités ; on nous impute quelquefois des choses où nous n’avons pas la moindre part. Un honnête Procureur de ma connaissance donne tous les jours cent coups de pied dans le ventre de Madame sa femme ; on m’en accuse, on dit qu’il est ivre, il n’est qu’amoureux et jaloux ; ce sont vos affaires, et on en fait les miennes.
LA FOLIE.
Rendons-nous justice, Seigneur Bacchus ; il n’arrive guère de sottises dans le monde, dont nous ne soyons cause, ou tous trois ensemble, ou séparément ; et si vous voulez que je vous dise la vérité, nous n’avons pas là-dessus de grands reproches à nous faire.
BACCHUS.
Je ne m’en plains pas, et je laisse penser les hommes comme ils veulent.
L’AMOUR.
C’est la Folie qui se plaint sans cesse, et qui finit pourtant toute seule quantité d’affaires que nous ne faisons qu’ébaucher.
LA FOLIE.
C’est moi qui ai commencé celle qui nous rassemble ; mais ce sera vous qui la finirez, s’il vous plaît.
L’AMOUR.
Très volontiers, je m’intéresse au sort des jolies filles.
SCÈNE X. Bacchus, L’Amour, la Folie, Lucile, Nérine. §
LA FOLIE.
En voici deux que je vous présente.
L’AMOUR.
Je les connais, les Grâces me les avaient déjà présentées.
LA FOLIE.
Les Grâces ont pris soin de leur enfance ; mais je sais à présent leur gouvernante, moi.
L’AMOUR.
Et moi, je me déclare leur protecteur.
BACCHUS.
Hé, que leur ferai-je donc, s’il vous plaît ?
LA FOLIE.
Le promoteur de leur mariage.
BACCHUS.
Cet emploi-là ne sera pas difficile.
LA FOLIE.
Voilà de jolies filles de cabaret, au moins.
L’AMOUR.
Je dégarnis mes temples pour faire honneur aux vôtres.
SCÈNE XI. L’Amour, la Folie, Lucile, Nérine, Éraste, Clitandre, Bacchus. §
L’AMOUR.
Voici leurs amants qui se sont faits aussi garçons de cabaret, pour avoir l’honneur de servir sous vos ordres.
BACCHUS.
16L’imagination me plaît, je leur en sais gré, et voilà deux jeunes drôles qui se présentent bien, au moins. Écoutez, mes enfants, de filles de guinguette à garçon de cabaret, il n’y a que la main ; n’allez pas abuser de la protection qu’on vous donne, et anticiper…
ÉRASTE.
Nous vous le promettons.
LA FOLIE.
Ils auront peine à tenir parole ; l’air de Suresnes est terriblement dangereux pour ces choses-là.
BACCHUS.
Point, point ; il y a de la bonne foi parmi les ivrognes, c’est la meilleure qualité de mes sujets.
L’AMOUR.
Oui, mais les mœurs de mon empire sont toutes différentes.
LA FOLIE.
C’est que vos deux États relèvent des miens ; c’est moi qui en règle la police.
BACCHUS.
N’ayons point de dispute là-dessus, et allons prendre possession de la nouvelle guinguette ; comme maître-garçon, j’y ai ma table, et ce ne sera pas la plus mal servie.
L’AMOUR.
Nous allons être accablés de monde : il nous faudrait quelqu’un pour écarter un peu la foule, et ne laisser entrer que des masques de connaissances. Car tout le monde est aujourd’hui masqué dans le Village.
BACCHUS.
J’ai fait dire au bonhomme Silène de se rendre ici, nous en ferons notre Portier.
L’AMOUR.
Du bonhomme Silène, il est toujours ivre !
L’AMOUR.
Mais en attendant qu’il soit venu ?
LA FOLIE.
J’en ferai les fonctions, moi. Je n’aime point demeurer en place, et je ne me plais à table qu’à la fin des repas.
LUCILE.
Ne laissez point entrer mon père, Madame, je vous prie.
NÉRINE.
Ni mon oncle de grâce.
LA FOLIE.
Oh pour cela il sera bien difficile de les en empêcher ; mais leur présence ne gâtera rien.
CLITANDRE.
Les Dieux se mêlent de nos affaires, en pouvons-nous craindre l’événement ?
SCÈNE XII. L’Amour, la Folie, Bacchus, Lucile, Nérine, Éraste, Clitandre, Kerpinot. §
KERPINOT en dehors.
Holà, ho, quelqu’un, du vin, de la glace, et de l’eau cordiale !
L’AMOUR.
Voici déjà un honnête garçon, bien accommodé.
BACCHUS.
C’est un de mes favoris, Monsieur de Kerpinot, je le reconnais, tout masqué qu’il est.
LA FOLIE.
Oh ! Monsieur Kerpinot n’est point masqué, il est ivre, c’est son naturel.
BACCHUS.
Prenez soin de lui, il est en bon état.
LA FOLIE.
Je m’en charge, je vous l’enverrai, vous l’achèverez.
SCÈNE XIII. La Folie, Madame Pinterelle, Kerpinot. §
KERPINOT.
Comment donc ! Vous me voulez quitter, vous m’abandonnez dans l’occasion, mon adorable, ma divine, ma robuste !
MADAME PINTERELLE.
Holà donc, doucement, tenez-vous, petit badin, ces sortes d’empressements-là sont trop marqués, un peu de modestie.
LA FOLIE.
Il est avec Madame Pinterelle, une de mes intimes : voilà un joli tête à tête.
KERPINOT.
18Mais, mais, mais parbleu ! Charmante, je ne vous manque point de respect ; et si la vivacité de la passion autorise des mouvements de cœur… qui causent… une palpitation, qu’on n’est pas maître de renfermer dans une imagination toute remplie de vos charmes…
MADAME PINTERELLE.
Qu’il parle bien ! Qu’il s’exprime juste ! Un discours poli, bien soutenu !
KERPINOT.
Oh ! Pour cela, oui, mon discours se soutient mieux que moi, et si mes résolutions avaient autant de fermeté que ma pénétration a d’agrément… Hé ! Bonjour, ma chère… mon aimable petite folichon.
LA FOLIE.
Bonjour, Monsieur de Kerpinot, que vous voilà joli garçon ? Que vous vous portez bien !
KERPINOT.
Ma santé ne s’altère point, parce que j’ai soin de boire.
MADAME PINTERELLE.
C’est un homme de précaution, que Monsieur de Kerpinot.
KERPINOT.
Hé ! Par quelle heureuse aventure… vous n’êtes pas seule ici apparemment ?
LA FOLIE.
Oh, vraiment non ; c’est moi qui y ai amené plus de la moitié de la Compagnie.
KERPINOT.
19Ah ! Que vous avez bien fait ; voici une nouvelle petite guinguette aussi jolie, aussi attirante, je n’ai jamais pu m’empêcher d’y entrer, et si nous venons déjà de faire collation, dans une autre à Passy, Madame et moi, avec mon laquais, sa femme de chambre, notre Fiacre, tous cinq tête à tête. Quand on se trouve à la Ginguette, on n’y fait point tant de cérémonie.
LA FOLIE.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous vous connaissez, je sais de vos nouvelles, et Madame Pinterelle est depuis longtemps de vos amies.
MADAME PINTERELLE.
Le moyen de n’en pas être, il est si engageant.
KERPINOT.
20Oh ! Point du tout, mignonne, c’est vous qui êtes aimable ; je suis un ivrogne, un brutal, un cheval de carrosse.
LA FOLIE.
Quelle modestie ! Il n’y a point là d’amour-propre. Mais que vous ne vous épousez-vous puisque vous vous aimez tant.
KERPINOT.
Hélas ! De tout mon cœur, je ne demande pas mieux, moi, quelquefois. Mais Madame Pinterelle a dans l’esprit des contrariétés…
MADAME PINTERELLE.
Il ne sait ce qu’il dit, ma chère, c’est délicatesse… Je ne veux devoir son engagement qu’à lui-même.
KERPINOT.
Oui, voilà ce qui fait la difficulté. Mon amour, à moi est une passion qui est la suite d’une autre ; je ne veux épouser Madame que le soir, et Madame ne veut m’épouser que les matins ? Vous comprenez bien la différence ?
MADAME PINTERELLE.
Elle est assez grande, comme vous voyez.
LA FOLIE.
Point du tout ; du matin au soir seulement, c’est une bagatelle.
KERPINOT.
Ne pourriez-vous point trouver quelque milieu à cela, vous qui êtes si ingénieuse ?
LA FOLIE.
Cela ne sera pas difficile à accommoder, passez ici la nuit à table.
KERPINOT.
Voilà déjà une bonne proposition, cela m’accommode.
LA FOLIE.
Comme vous ne serez point couché, le matin vous tiendra lieu du soir, et voilà la difficulté levée.
KERPINOT.
Oui, mais ce matin paraîtra aussi le soir à Madame Pinterelle, c’est une délicate qui veut qu’on l’épouse de sens froid, cela ne se peut pas, ce n’est pas la manière du pays, comme vous savez.
LA FOLIE.
Je vous ferai changer de sentiment à tous deux.
MADAME PINTERELLE.
Je défère beaucoup à vos conseils.
LA FOLIE.
Allez-vous-en trouver de ma part Bacchus et l’Amour qui tiennent table au fond de ce petit bois, vous ne sortirez pas d’ici sans être d’accord.
KERPINOT.
Le conseil est bon, ma Princesse, il le faut suivre.
MADAME PINTERELLE.
L’Amour et le Dieu du vin, voilà bonne compagnie.
KERPINOT.
21On ne nous encanaille point, allons ma Princesse : que vous m’allez aimer, et que je m’en vais boire.
SCÈNE XIV. La Folie, la Veuve. §
LA FOLIE.
Voilà une bonne recrue pour la table du Dieu du vin ; mais dans un repas de guinguette, il faut des fous et des folles de toute espèce. En voici une joliment masquée.
LA VEUVE.
C’est ici le lieu du rendez-vous, et le Chevalier n’y est point encore.
LA FOLIE.
Je la connais, c’est cette riche Veuve que l’Amour et moi avons rendu si folle d’un cadet Gascon dont nous voulons faire la fortune ; elle est ici sans lui, qu’est-ce que cela veut dire ?
LA VEUVE.
Hé, bon Dieu ! Madame, que faites-vous ici ? Quoi ! Toute seule à la Guinguette ? Je croyais qu’il n’y avait que moi dans le monde assez folle pour cela.
LA FOLIE.
Le pouvoir de la Folie est moins borné que vous ne croyez ; et si vous êtes folle, comme vous le dites, Madame, vous pouvez vous vanter de l’être en bonne compagnie.
LA VEUVE.
Je crois l’être, je crois ne l’être pas ; ma folie me parait sage, la sagesse des autres me parait folie. Je ne connais personne sans ridicule, les uns plus outrés, les autres moins. J’ai les miens, j’en suis persuadée ; mais ils me font plaisir, et je craindrais de les connaître, de crainte de m’en corriger.
LA FOLIE.
Je ne vous en crois point, moi, Madame, et vous me semblez toute parfaite.
LA VEUVE.
Rien moins que cela, Madame, j’ai un entêtement insupportable ; je suis esclave des bienséances. La crainte de la médisance me tient dans une gêne, dans une contrainte effroyable.
LA FOLIE.
Quelle simplicité !
LA VEUVE.
C’est mon ridicule ; je m’étais flattée que le veuvage me mettrait à portée de jouir un peu des douceurs de la vie, des petits plaisirs innocents que le commerce du monde peut fournir.
LA FOLIE.
Cela doit être, c’est la règle.
LA VEUVE.
Ce ne l’est pas chez moi. Il y a quinze jours que je suis veuve, et depuis ce temps-là, Madame, nulle satisfaction dans la vie, point de partie de plaisir. Il a fallu renoncer aux Spectacles ; plus d’Opéra ni de Comédie, pas de promenade même ; je n’ai de ressource qu’au Bal, parce qu’on s’y déguise, et quelquefois à le Ginguette, cela est sans conséquence. Oh ! Je suis bienheureuse qu’elle soit à la mode, et que ce plaisir-là n’ait point été connu quand on a fait les règles du veuvage.
LA FOLIE.
Vous y venez souvent apparemment ?
LA VEUVE.
Hélas ! Si peu, Madame ; Je me refuse à tout, je n’y ai encore soupé que huit ou dix fois depuis quinze jours ; mais je n’étais encore jamais venue dans celle-ci.
LA FOLIE.
Ce n’est pas une des moins attirantes, et vous attendez compagnie sans doute.
LA VEUVE.
Compagnie ? Non. Dans l’état où je suis, il ne me convient pas de voir grand monde ; et pour ne point m’écarter des règles, je me réduis au tête à tête.
LA FOLIE.
Quelle conduite !
LA VEUVE.
C’est avec un jeune homme de Province, qui me recherche, et que je prendrai le parti d’épouser, je pense, non pas par amour ni par faiblesse, mais pour changer de nom ; celui du défunt me fait toujours souvenir de la perte que j’ai faite, cela est trop triste.
LA FOLIE.
Oui vraiment, et vous ferez bien de vous en défaire tout au plus vite.
LA VEUVE.
C’est bien mon dessein. Voici le petit homme de Province.
LA FOLIE.
Qu’il est bien fait ! Qu’il a bon air !
LA VEUVE.
Nous nous aimons à la folie, et nous avons tous deux raison.
SCÈNE XV. La Folie, la Veuve, le Chevalier. §
LE CHEVALIER.
Hé, comment donc, la première ici ? Oh pour le coup, je suis un fat, belle personne, et vous n’êtes pas faite pour attendre.
LA VEUVE.
Je n’attends pas seule, au moins Chevalier, et l’amant de Madame n’a ni plus de politesse, ni plus d’empressement que vous.
LA FOLIE.
Moi, Madame, je n’ai point d’amant, mais on en trouve à la guinguette.
LA VEUVE.
Un amant de guinguette ? La jolie chose !
LE CHEVALIER.
Hé de grâce, Madame, ne méprisons pas les guinguettes, puisque je leur dois mon bonheur : c’était où nous avons fait connaissance.
LA FOLIE.
Le hasard ne vous a pas trop mal adressés l’un et l’autre.
LE CHEVALIER.
22 23Sandis, je m’en loue et l’en remercie ; hé, mardis, vive les guinguettes pour prendre des engagements. On s’y connaît, on s’y développe. En arrivant à Paris, je me dis d’abord à moi-même, il te faut une occupation, Chevalier. Gens du pays sans quelque intrigue, sont les Maltôtiers sans patron. Cherchons des belles ; je m’en informe, on me mène au Cours, on y voit les visages qu’au travers des glaces, ce sont des pastels, je n’achète point chat en poche, je veux connaître. Je vais aux Comédies, à l’Opéra ; maintes beautés toutes brillantes ; mais aux chandelles, cela m’est suspect. Que faire ? Il me faut une affaire de cœur absolument. Où la prendre pour n’être point trompé ? Ma bonne fortune me conduit à la guinguette, j’y vois sans glace et sans chandelles cette belle dame en plein jour, j’en étudie l’esprit et le caractère, j’en surprends le cœur, et j’en deviens fou. Voilà l’histoire, ai-je tort, Madame ?
LA VEUVE.
Il n’y a que celles-là de bonnes, mais on n’a que faire de dire d’où on se connaît. Oh çà, Chevalier, quand nous marierons-nous ?
LE CHEVALIER.
Quand, Madame ? Et quand vous voudrez. Suis-je de taille et de pays à dire non dans une affaire ? Dès ce soir, dès le moment même.
LA VEUVE.
Son empressement me charme ; je me fais une idée si gracieuse de vivre avec lui.
LE CHEVALIER.
25Ah cadédis, laissez-moi faire, je vous attends dans la Province, vous n’y tiendrez pas, vous y mourrez de gloire et de joie.
LA FOLIE.
De gloire et de joie, cela flatte agréablement.
LE CHEVALIER.
Gouverneurs, Présidents, Directeurs d’affaires, Commis des postes, Gens de plaisir et de bonne chère ; ce sera belle Dame, à qui nous régalera, j’en suis sûr.
LA VEUVE.
Madame ?
LE CHEVALIER.
Vous aurez le fauteuil chez l’Intendante, au moins, sans contestation.
LA FOLIE.
Quelle prérogative !
LE CHEVALIER.
Pour ma famille, je n’en parle pas : le soleil n’a que douze maisons, et nous avons trente châteaux que je parcours toute l’année.
LA FOLIE.
Toujours en mouvement, on n’a pas le temps de s’ennuyer.
LE CHEVALIER.
Magnificence, grand régal, et de l’argent partout ; nous jouissons entre nous de quatre-vingt-quinze mille livres de rente.
LA VEUVE.
Et vous êtes l’aîné, Monsieur le Chevalier ?
LA VEUVE.
Mais les aînés chez vous n’ont-ils pas tout le bien ?
LE CHEVALIER.
Bonne partie quand on partage ; mais le père et la mère vivent, nous jouissons par indivis ; qui plus en prend, plus en possède, et je prétends vous faire voir que je n’ai pas la main mauvaise : cette vie aisée vous conviendra-t-elle ?
LA FOLIE.
Il, faudrait que Madame fût bien difficile. Oh çà, çà, puisque vous voilà si bien d’accord, il faut que vos noces se fassent en bonne compagnie ; l’air de ce pays-ci est admirable pour les mariages.
LE CHEVALIER.
Cadédis, oui, je vous en réponds.
LA FOLIE.
Allez m’attendre dans ce petit bois, et joignez-vous à la compagnie que vous y trouverez à table avec l’Amour, vous n’y serez point de trop.
LE CHEVALIER.
Volontiers, je suis sans façons, et ne refuse ni partie d’amour, ni partie de table, ce sont mes centres.
LA VEUVE.
Allons, mon cher Chevalier, je me trouve bien partout où vous êtes.
LA FOLIE.
27Voilà une noce bien avancée ; mais ne vois-je pas le bonhomme Silène ? C’est lui-même, il est avec le Marchand de vin. Laissons-les ensemble, et allons parcourir un peu tous les échos de la nouvelle guinguette.
SCÈNE XVI. Silène, Foret. §
SILENE.
Ne vous emportez point, mon ami, un peu de douceur et de tranquillité, il n’y aura point de désordre, je vous en réponds. Moi, je suis le père de Silène. Bacchus m’a donné ordre de faire garder la porte pour éviter les inconvénients ; la pratique donne bien, comme vous voyez, la maison ne désemplit point, on se bat pour entrer.
FORÊT.
Il est vrai, on se bat pour entrer ; mais tout le monde sort sans payer. Voilà une bonne chienne de pratique, les bords de l’eau sont pleins d’ivrognes, qui emportent des bouteilles, et qui boivent en chemin à la santé du maître-garçon.
SILENE.
N’ont-ils pas raison ? Le maître garçon leur fait crédit, il prend tout sur son compte, ils en ont de la reconnaissance ; voilà d’honnêtes gens, il n’y a rien à dire.
FORÊT.
Il prend tout sur son compte ? Mais ce n’est pas le mien.
SILENE.
Vous l’y trouverez, ne vous mettez pas en peine, tout votre vin vieux sera consommé, il n’en restera pas une goutte : oh pour cela, il n’y a que Bacchus qui puisse imaginer des choses comme cela.
SILENE.
Paix, paix, taisez-vous, et nous laissez faire, nous rétablirons l’abondance, il faut bien faire renaître le crédit.
FORÊT.
Je ne veux point qu’il revive à mes dépens, je n’ai que faire de cela.
SILENE.
Fi donc, il serait à souhaiter que vous fussiez crevés tous tant que vous êtes, et que le crédit fût ressuscité. Oh ! Le voilà en bon train.
FORÊT.
Et me voilà en train de tout perdre, moi, si cela continue.
SILENE.
Oh ! Non, diable ; nous avons affaire à d’honnêtes gens, tous enfants de Paris ; et j’ai bien recommandé qu’on ne laisse entrer que des personnes de connaissance.
FORÊT.
29On laissera entrer qui on voudra ; mais je vais être le Portier, moi, pour ne laisser sortir personne qu’à bonnes enseignes.
SILENE.
30Qu’à bonnes enseignes ? Je ne te le conseille pas, tu t’attireras quelque mauvaise influence.
FORÊT.
Que peut-il m’arriver de pis, que d’être ruiné ?
SILENE.
J’ai encore le bras bon, tout vieillard que je suis, il me reste des forces dont tu feras l’épreuve.
FORÊT.
On s’expose à tout pour défendre son bien.
SILENE.
Je t’abandonnerai aux mécontents, et tu auras cent coups de bâton, prends-y garde.
FORÊT.
C’est ce qu’il faudra voir.
SCÈNE XVII. La Folie, Foret, Silène. §
LA FOLIE.
Qu’entends-je ? Quel bruit fait-on ? Quelle impertinence, quelle audace ? Oser faire du désordre dans notre guinguette ?
FORÊT.
Votre guinguette, Madame ? C’est bien la mienne, puisque c’est mon vin qu’on y boit.
LA FOLIE.
Ton vin qu’on y boit ! Je t’en félicite, il s’en est fait grande consommation.
FORÊT.
La consommation est grande, mais il n’y a point de recette.
LA FOLIE.
Cela est écrit sur le livre, il n’y a rien à perdre, à moins que je ne brûle le livre, et cela pourrait bien arriver ; car je suis la Folie, au moins, défie-toi de mes caprices.
FORÊT.
La Folie ?
SILENE.
Oui, ta patronne, et celle de bien d’autres.
FORÊT.
Il a raison, il faut être fou pour confier sa cave au Dieu des ivrognes.
SILENE.
Surtout quand la Folie s’en mêle.
FORÊT.
D’accord, mais les plus courtes folies…
LA FOLIE.
Sont les mauvaises. Les plus suivies sont les meilleures, on s’épargne le moment de la réflexion, Bacchus tient ici table à ses dépens, avec l’Amour. Ne te brouille pas avec eux.
LA FOLIE.
Est-ce que nous allons jamais l’un sans l’autre.
FORÊT.
L’Amour, Bacchus, et la Folie, le beau trio pour faire fortune ! Mais, qu’est-ce que j’entends ?
LA FOLIE.
Tu entends d’assez jolies musiques, on a soin de tout, comme tu vois, rien ne manque dans ta guinguette.
SCÈNE XVIII. La Folie, Lucile, Nérine, Foret, Silène, Éraste, Clitandre. §
FORÊT.
Oh, vraiment non, rien n’y manque, mais il y a quelque chose de trop, de par tous les diables.
LA FOLIE.
Que pourrait-ce être ?
FORÊT.
Ces deux Messieurs que je vois là-bas avec ma fille, et sa compagne, à qui on avait défendu de les voir.
LA FOLIE.
Tu es mal obéi, comme tu vois. Mais pour l’être par de jolies filles, il ne leur faut commander que ce qu’elles souhaitent.
FORÊT.
C’est une grande imprudence à elles...
SCÈNE XIX. Bacchus, la Folie, Foret, l’Amour, Lucile, Nérine, Clitandre, Éraste, Silène. §
LA FOLIE.
Taisez-vous, insolent, vous manquez de respect au maître garçon, c’est lui qui se mêle de cette affaire.
FORÊT.
Il n’y a respect qui tienne ; ma fille est ma fille, et il ne sera pas dit…
BACCHUS.
Doucement, maraud, c’est moi qui viens de faire ces deux mariages.
FORÊT.
Ma fille est mariée sans mon aveu ? Et vous, Nérine, sans celui de votre oncle ?
NÉRINE.
Ne suffit-il pas de celui de Bacchus et de l’Amour ?
LUCILE.
Le moyen de résister à leurs volontés ?
FORÊT.
Oh ! Parbleu, j’y résiste, moi.
CLITANDRE.
Cela est inutile, c’est une chose réglée dans le conseil que l’on vient de tenir à table.
FORÊT.
Je me moque de ce conseil-là, j’en appelle.
SILENE.
32Il n’y a point d’appel, mon bon ami, ce sont des Arrêts de guinguette, qui s’exécutent toujours par provision.
FORÊT.
Marier ma fille, et vider mon magasin sans que je reçoive d’argent !
BACCHUS.
Tu en recevras, donne-toi patience, et fais les choses de bonnes grâces, tout ton vin vieux sera payé le double de ce que tu l’aurais vendu.
FORÊT.
Mon vin vieux sera payé double ; et de quelle manière ?
BACCHUS.
Je te donnerai une Lettre de change sur la Fortune, moitié comptant, et le reste après vendanges.
LA FOLIE.
Et nous l’endosserons l’Amour et moi.
FORÊT.
Les bons endosseurs ! Ce sera là de bon papier !
L’AMOUR.
Oui, oui, ce sera de bon papier. Oh ! Il n’y a personne sans vanité qui ait jamais eu dans le monde tant de crédit qu’en ont l’Amour et la Folie.
FORÊT.
Il faudra donc s’en contenter.
BACCHUS.
Et être de bonne humeur, surtout, ce n’est pas ici une Fête ordinaire, nous faisons cinq noces à la fois, et voilà comme on achalande les Guinguettes.
FORÊT.
Comment, cinq noces à la fois ; voudriez-vous aussi me remarier, moi ?
BACCHUS.
Te remarier ! Es-tu veuf ?
FORÊT.
Morbleu, non ! Mais par votre moyen, avec un de ces Arrêts de Guinguettes, qui s’exécutent par provision, on pourrait toujours en attendant…
BACCHUS.
Cela viendra quelqu’un de ces jours, épouse Claudine, ta servante, ce sont les allures des Marchands de Vin ; pour aujourd’hui, célébrons les mariages de ta fille et de sa camarade, avec leurs amants.
L’AMOUR.
Celui du Chevalier et de la Veuve.
LA FOLIE.
De Monsieur Kerpinot, et de Madame Pinterelle.
BACCHUS.
Et le mien avec la Folie ?
LA FOLIE.
Voilà qui est fait, je le veux bien, vous n’en ferez pas dédit, et la plus grande folie que la Folie puisse faire, c’est d’épouser le Dieu des ivrognes.
L’AMOUR.
Écoutez, voilà bien des mariages, prenez-y garde ; ce n’est pas là le moyen de me garder longtemps parmi vous.
BACCHUS.
Vous y demeurerez plus que vous ne croyez. C’est votre élément, que les Guinguettes. Allons, Messieurs de la Symphonie, de la Musique tendre, un peu folle, où il y ait quelque air d’ivresse en ma faveur.
LA FOLIE.
Vous serez content. C’est le caractère des Musiciens de la Guinguette.
DIVERTISSEMENT. §
L’AMOUR.
CHŒUR.
PHILIS, L’AMOUR ET THERSANDRE.
L’AMOUR.
CHŒUR.
PHILIS.
33LA FOLIE.
34L’AMOUR.
35KERPINOT, ivrogne.
L’AMOUR.
PHILIS.
36THERSANDRE.
L’AMOUR.
FORÊT.
LA FOLIE.
BACCHUS.
LUCILE.
LA FOLIE.
42 43TOUS LES ACTEURS ET ACTRICES chantent en refrain ces deux vers.
LA FOLIE.