M. DC. XCII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.
De Mr DANCOURT
À PARIS, chez Thomas GUILLLAIN, proche les Augustins, à la descente du Pont-Neuf, à l’image Saint Louis.
ACTEURS §
- MONSIEUR GROGNAC, père d’Angélique.
- MADAME JAQUINET, sœur de M. Grognac.
- MONSIEUR FILASSIER, père de Clitandre.
- ANGÉLIQUE, fille de M. Grognac.
- MIMI, fille de M. Grognac.
- CLITANDRE, fils de M. Filassier.
- LOLIVE, valet de Clitandre.
- LISETTE, servante de M. Grognac.
- JASMIN, petit laquais de Madame Jaquinet.
SCÈNE I. §
MONSIEUR GROGNAC, seul.
L’étrange chose que le monde ! Et qu’il est malaisé de vivre content ! Je suis riche et veuf, exempt d’avarice, sans ambition, sans amour, et je ne suis pas heureux. Il est vrai que j’ai une sœur tout à fait folle, et deux filles qui ne seront pas trop sages, peut-être. Ah, qu’on est sot de faire des enfants, et de n’être pas tout seul de la famille !
SCÈNE I.. Monsieur Grognac, Lisette. §
LISETTE.
Qu’avez-vous donc, Monsieur ? Vous êtes toujours chagrin, et depuis dix ans que je vous sers, je ne vous ai jamais vu de bonne humeur, pas même à la mort de Madame votre femme. En vérité, je ne vous comprends point ; et j’avais toujours ouï dire, moi, que les plus grands fous avaient quelquefois de bons intervalles.
MONSIEUR GROGNAC.
Écoutez, ma mie, vous êtes une insolente qui vous ferez chasser, je vous en avertis ; vous prenez des libertés qui ne me plaisent point du tout, et…
LISETTE.
Ah, le petit brutal, comme il prend les choses ! Quelle vivacité ! En vérité, la jeunesse d’aujourd’hui a l’esprit tourné d’une étrange manière.
MONSIEUR GROGNAC.
Qu’est-ce à dire la jeunesse ! Je ne suis point jeune, et…
MONSIEUR GROGNAC.
Que je ne dise pas cela ?
LISETTE.
Non.
MONSIEUR GROGNAC.
Et pourquoi ne le dirai-je pas ? J’ai cinquante-huit ans bien comptés.
LISETTE.
Hé, paix, paix, Monsieur, on ne vous croira point.
MONSIEUR GROGNAC.
On ne me croira point.
LISETTE.
Non, vous dis-je : ne voyez-vous pas vous-même que vous n’êtes point assez raisonnable pour avoir cet âge-là ?
MONSIEUR GROGNAC.
Comment, coquine, je ne suis pas raisonnable ?
LISETTE.
2 3Hé, non vraiment : si vous l’étiez, auriez-vous fait le dessein ridicule de donner votre fille à un subalterne de robe, un vieux conseiller Présidial, un crasseux qui…
MONSIEUR GROGNAC.
Ah, ah ? Voici qui est admirable ! Et qui suis-je donc, moi, pour prétendre un parti plus considérable ?
LISETTE.
4Vous êtes un peu crasseux aussi, j’en demeure d’accord, puisque vous le voulez ; mais comme vous avez du bien… croyez-moi, Monsieur, je ferais un peu décrasser ma fille, si j’étais à votre place.
MONSIEUR GROGNAC.
Tu ferais, tu ferais comme je ne ferai pas.
LISETTE.
Tant pis pour vous. Mademoiselle Angélique est une personne propre, qui se fera décrasser d’elle-même, je vous en avertis.
MONSIEUR GROGNAC.
Oui ? Oh je t’entends. Écoute : si les sentiments de ma fille ne sont pas conformes aux miens, je saurai à qui m’en prendre, et… Que je trouve quelque obstacle à mes intentions seulement, tu verras ce qui en arrivera.
SCÈNE III. §
LISETTE, seule.
5 6Il en arrivera tout ce qui pourra, nous ne laisserons pas d’y en mettre, si nous pouvons. Mais voyez un peu quelle extravagance ! Vouloir forcer une jeune fille de bourgeois et de bon esprit à se contenter d’un homme de Robe, et en hiver encore ? En été, passe, on prend ce qu’on trouve : mais dans le bon temps on serait bien sotte de n’en pas profiter. Allons, allons, mort de ma vie, je n’en aurai pas le démenti ; et je ne veux pas qu’il soit dit dans le monde qu’aucune fille de la connaissance de Lisette se soit engeancée d’un Robin.
7SCÈNE IV. Mimi, Lisette. §
MIMI.
Ma chère Lisette, que je t’embrasse.
LISETTE.
Ah, ah ! Quels nouveaux transports de joie et d’amitié sont-ce là ?
MIMI.
Je ne retournerai plus dans le Couvent, ma chère enfant, je ne retournerai plus dans le Couvent.
LISETTE.
Vous n’y retournerez plus ! En êtes-vous bien sûre ?
MIMI.
On ne peut pas l’être davantage. On marie ma sœur aujourd’hui ou demain, ma tante vient de me le dire. Je serai de la noce premièrement ; et quand ma sœur sera une fois mariée, il faudra bien que je demeure à la maison, moi, afin que mon tour vienne.
LISETTE.
Cela est fort bien réglé dans notre petite imagination ! Mais votre père et votre tante ne seront pas de votre avis, peut-être, et…
MIMI.
8Oh si fait, si fait, ma tante m’aime bien, je te réponds d’elle. Je la caresse tant, je lui dis qu’elle est jeune, jolie, bien faite, spirituelle ; elle croit tout cela, car elle est un peu folle, et elle me baise, elle me baise : et moi je me moque d’elle, au moins, je t’en avertis.
LISETTE.
Voilà qui est bien pour votre tante : mais votre père, de qui la chose dépend le plus…
MIMI.
Bon, mon père, c’est le plus facile à attraper, on le gouverne comme un enfant, il querelle toujours sans savoir pourquoi. Vous l’obstinez tous, vous le chagrinez ; et moi je lui dis toujours qu’il a raison de quereller, que vous êtes des canailles ; il ne faut que cela pour être de ses amis. Tiens, mon enfant, il ne trouve que moi de raisonnable dans toute la maison, je gage.
LISETTE.
Oh, sur ce pied-là vous y demeurerez ; il n’y aura plus de Couvent pour vous, je vois bien cela.
MIMI.
Je suis sûre de mon fait, te dis-je ; et le mari de ma sœur parlera aussi pour moi en cas de besoin.
LISETTE.
Oui ? Il est donc de vos amis, à ce compte ?
MIMI.
S’il en est ? Il en doit être plus qu’un autre. Je me fais si grande violence pour lui dire des honnêtetés. Ah le vilain homme, Lisette, le vilain homme ?
MIMI.
Oh pour cela oui. Je ne suis pourtant pas fâchée qu’on le donne à ma sœur.
LISETTE.
Hé que vous a-t-elle fait ? Pourquoi cela ?
MIMI.
10Pourquoi ? Mon père sera fâché dans quelque temps de lui avoir fait épouser ce magot-là ; et cela fera qu’il me mariera mieux, ou qu’il me laissera peut-être choisir moi-même un petit mari comme je le voudrai.
LISETTE.
Mort de ma vie, vous ne choisiriez pas mal, je pense.
MIMI.
Ah, ah ! Mieux que mon père et ma tante, je vous en réponds. Si tu savais comme elle est amoureuse.
LISETTE.
Votre tante amoureuse ?
MIMI.
Paix, qu’elle ne sache pas que je vous ai dit cela, au moins.
LISETTE.
Non, non, ne craignez rien.
MIMI.
Elle ne croit pas que j’y prenne garde : mais je vois tout, moi.
LISETTE.
Et que voyez-vous ?
MIMI.
Il vient un petit homme causer avec elle dans sa loge toutes les fois que nous allons à l’Opéra.
LISETTE.
Je ne m’étonne plus qu’elle y aille si souvent. Et entendez-vous ce qu’ils disent ?
MIMI.
Si je l’entends ? Oh, ils sont tous deux bien amoureux et bien ridicules. Il l’appelle Armide, elle l’appelle son petit Renaud ; et quand quelque endroit de l’Opéra leur fait plaisir, ils se serrent les mains, ils se regardent, ils font des mines : et moi je crève de rire.
LISETTE.
Voilà une bonne petite personne. Mais voici votre tante, je pense : c’est elle-même.
SCÈNE V. Madame Jaquinet, Lisette, Mimi, Jasmin. §
MADAME JAQUINET.
Hé, laquais, laquais, holà, laquais, petit laquais.
JASMIN.
Madame ?
MADAME JAQUINET.
Qu’on aille dire à la Coliquet de me garder mes places pour demain. Entendez-vous ?
MIMI.
Oui, Madame.
MADAME JAQUINET.
Qu’on n’y manque pas, au moins, cela est plus de conséquence qu’on ne s’imagine. Ah, ah ! Que faites-vous donc là, petite fille.
MIMI.
Je contais à Lisette comme je vous aime, et combien je suis heureuse d’avoir une belle tante comme vous.
MADAME JAQUINET.
Vous n’avez point été à votre Clavecin d’aujourd’hui ?
MIMI.
Pardonnez-moi, ma tante, toute la matinée.
MADAME JAQUINET.
Hé bien, votre maître d’Italien va venir, allez-vous-en l’attendre dans ma chambre.
MIMI.
J’y vais, ma tante.
SCÈNE VI. Madame Jaquinet, Lisette. §
LISETTE.
Vous avez-là une aimable petite nièce, Madame.
MADAME JAQUINET.
C’est la seule que j’aime de toute la famille. Elle a un si bon petit cœur, c’est une simplicité, une complaisance, une discrétion… Il n’y a point de secrets que je ne confiasse à cet enfant-là.
LISETTE.
Ils seraient en bonne main. Vous en ferez votre héritière, apparemment ?
MADAME JAQUINET.
Mon héritière ! Elle mon héritière ! Oh si par malheur j’ai jamais des héritiers, je prétends bien qu’ils soient de ma façon, s’il vous plaît
LISETTE.
De votre façon, Madame ?
MADAME JAQUINET.
Hé vraiment oui, de ma façon.
LISETTE.
Vous avez donc des vues pour le mariage, Madame ?
MADAME JAQUINET.
Si j’en ai ? La plaisante demande ! Si j’en ai ? Oui vraiment, j’en ai, et de très belles, et de très vives, et de très prochaines.
11LISETTE.
C’est l’Opéra tout pur, madame ; je vous entends, vous aimez ?
MADAME JAQUINET.
Oui, ma chère Lisette, le plus aimable enfant, le plus joli petit homme ! Tu le verras ; il doit venir ici, je veux lui donner aujourd’hui un petit régal dans mon appartement, j’ai pris toutes mes mesures pour cela, et…
LISETTE.
Vous n’y songez pas, Madame, et Monsieur votre frère est un bourru, comme vous savez.
MADAME JAQUINET.
Monsieur mon frère ! C’est un plaisant animal que Monsieur mon frère. Est-il mon tuteur ?
LISETTE.
Oh pour cela non, vous êtes hors de tutelle, sans contredit.
MADAME JAQUINET.
S’il voulait me chagriner sur l’âge, je trouverais fort bien les moyens de me faire émanciper.
LISETTE.
Assurément.
MADAME JAQUINET.
Oh çà donc, ma chère enfant, tu es une fille d’esprit, je veux te faire voir mon petit homme, afin que tu m’en dise ton sentiment.
LISETTE.
Très volontiers, Madame.
MADAME JAQUINET.
Il sera de ton goût, j’en suis sûre, il est enchanté de moi, tiens, mon enfant.
12LISETTE.
Cela est bien tendre.
MADAME JAQUINET.
N’est-il pas vrai ? Il perd l’esprit, te dis-je, et il me le fait perdre à moi, voilà ce qui est admirable.
SCÈNE VII. Monsieur Grognac, Madame Jaquinet, Lisette. §
MONSIEUR GROGNAC.
13Ah ! Je vous trouve à propos, ma sœur, et je reviens exprès pour vous dire que votre procès se juge demain, et que si vous négligez de voir aujourd’hui votre rapporteur, vous pouvez compter votre affaire perdue.
MADAME JAQUINET.
J’irai, mon frère, j’irai ; voilà qui est bien, je vous remercie.
MONSIEUR GROGNAC.
Tu diras à ma fille, toi, que le mari que je lui destine soupe ici ce soir, et que nous aurons les violons ensuite. Qu’elle se pare, qu’elle s’ajuste : je vais faire dresser son contrat de mariage, et nous le signerons demain ; qu’elle songe à être de bonne humeur sur toutes choses.
LISETTE.
Oui, elle sera fort gaie, Monsieur, voilà une nouvelle bien réjouissante.
SCÈNE VIII. Madame Jaquinet, Lisette. §
MADAME JAQUINET.
Mon procès se juge demain ; mais voyez cet animal de Rapporteur, précipiter ainsi les choses sans qu’on l’en prie, dans le temps que je me propose une partie aussi gracieuse.
LISETTE.
Avec le petit homme, n’est-ce pas ? Nous ferons, vos nièces et moi, les honneurs du logis, Madame.
SCÈNE IX. Madame Jaquinet, Angélique, Lisette. §
ANGÉLIQUE.
Hé bien, ma pauvre Lisette, as-tu sondé l’esprit de mon père sur mon mariage ? Est-il toujours dans la résolution…
LISETTE.
Voilà votre tante.
ANGÉLIQUE.
Ah ! Madame, je ne vous voyais pas, je vous demande pardon.
MADAME JAQUINET.
Que je ne vous contraigne point, parlez, parlez : vous êtes bien aise qu’on vous marie.
ANGÉLIQUE.
Ah, Ciel ! Que je suis malheureuse !
MADAME JAQUINET.
Comment donc malheureuse ?
ANGÉLIQUE.
Madame…
LISETTE.
Hé, mort de ma vie, expliquez-vous, faut-il faire tant de façons ? Vous avez une tante, qui est la meilleure personne du monde, elle est dans vos intérêts, et je suis sûre qu’elle vous aidera de tout son cœur à rompre le mariage qui vous chagrine.
MADAME JAQUINET.
Quoi ! C’est le mariage…
LISETTE.
Oui, Madame. Nous savons pourtant bien que c’est quelque chose de bon qu’un bon mariage : mais celui que nous propose Monsieur votre frère, n’est point du tout de notre goût, je vous assure.
MADAME JAQUINET.
Oh ! Pour cela vous avez raison, et monsieur Filassier, le Conseiller d’Amiens, mon prétendu neveu, est un personnage très peu ragoûtant, très peu ragoûtant, très peu ragoûtant.
ANGÉLIQUE.
N’est-il pas vrai, ma tante, que mon père est bien injuste de vouloir me forcer à prendre un engagement…
MADAME JAQUINET.
Vous ne le trouvez qu’injuste : il est fou, ma nièce. Allez, allez, croyez-moi, mon enfant, moquez-vous de lui, je suis de moitié.
LISETTE.
La bonne tante que vous avez-là.
MADAME JAQUINET.
Il veut vous marier à sa fantaisie, il prétend que je ne me marie pas, moi : vous avez quelque amant, sans doute, je ne suis pas sans cela, comme vous jugez bien. Sais-tu le parti qu’il faut prendre, Lisette ?
LISETTE.
Et quel, Madame ?
MADAME JAQUINET.
De faire nos petites noces en notre petit particulier ; et quand cela sera fait, que le bonhomme crie tant qu’il voudra, nous le laisserons crier tout à son aise.
ANGÉLIQUE.
Comment, ma tante, vous êtes dans la résolution…
LISETTE.
Vraiment oui, chacun a sa faiblesse dans le monde : Madame a la bonté de se prêter à la vôtre, il faut bien que vous lui passez la sienne.
MADAME JAQUINET.
Ah ! L’heureuse faiblesse, ma chère Lisette ! L’heureuse faiblesse que celle qui me domine !
ANGÉLIQUE.
Quoi ! Sérieusement, ma tante…
LISETTE.
Hé oui, vous dis-je : vous aimez un joli petit homme, Madame aime un joli petit homme aussi, et vous aurez chacune votre joli petit homme. Oh, cela sera fort joli, au moins.
MADAME JAQUINET.
14Ce sera une petite partie carrée bien aimable et bien assortie, ma nièce. Tiens, Lisette, je veux faire de mon appartement une espèce de petit palais enchanté, où nous les mettrons ensemble, de peur qu’ils ne s’ennuient.
LISETTE.
Que cela est bien imaginé, Madame ! Ce sont de fort jolis oiseaux à tenir en cage, au moins : il n’y a qu’une petite difficulté qui nous embarrasse nous autres.
MADAME JAQUINET.
Comment ?
LISETTE.
Nous ne savons où prendre le nôtre, nous ignorons où il est, il ne sait où nous sommes, et il y a près de trois mois que nous n’avons eu de ses nouvelles.
MADAME JAQUINET.
Trois mois ! Trois mois ! Il le faut faire afficher : Amant perdu, dix pistoles à gagner. Vous le retrouverez, j’ai retrouvé ma chienne.
LISETTE.
Oui, il n’y a qu’à bien marquer dans l’affiche le poil et les oreilles, quelque curieuse le ramènera, peut-être.
MADAME JAQUINET.
En attendant que le vôtre revienne, je vous ferai voir le mien ; mais au moins, ma nièce, écoutez donc…
MADAME JAQUINET.
J’ai quelques ordres à donner pour recevoir ce pauvre enfant, et il faut que je sorte ; je ne vous dis pourtant pas adieu, ma nièce. Que nous allons passer d’heureux moments, Lisette !
16SCÈNE X. Angélique, Lisette. §
ANGÉLIQUE.
Ma tante devient tout à fait folle, ma pauvre Lisette.
LISETTE.
Je voudrais qu’elle le fût cent fois davantage, et que sa folie pût nous être utile à détourner, ou à différer, du moins, ce maudit mariage que votre père s’est mis dans la tête.
ANGÉLIQUE.
Quelle apparence d’y réussir par là, et de quelle utilité…
LISETTE.
Si nous pouvions ménager un conflit d’extravagance entre Monsieur votre père et Madame votre tante, et que cela pût nous donner le temps… Écoutez, il arrive quelquefois de certaines choses à quoi l’on ne s’attend point du tout.
ANGÉLIQUE.
Que peut-il arriver qui me fasse plaisir dans la cruelle situation où je me trouve ?
LISETTE.
Mort de ma vie, vous le méritez bien. Voilà ce que vous coûte votre dissimulation, et vos scrupules chimériques d’une bienséance ridicule, que vous enragez d’avoir eus, je gage.
ANGÉLIQUE.
Que voulais-tu que je fisse davantage ? Je vais avec toi l’été dernier aux Tuileries, un jeune homme tout des mieux faits, et des plus spirituels nous aborde.
LISETTE.
Que son valet de chambre avait bonne mine ! Vous en souvient-il, Madame !
ANGÉLIQUE.
La physionomie du Cavalier me prévient en sa faveur.
LISETTE.
L’air insinuant du valet de chambre me donne dans la vue.
ANGÉLIQUE.
Sa conversation m’enchante.
LISETTE.
Ses petits quolibets me touchèrent l’âme.
ANGÉLIQUE.
Nous nous voyons plusieurs jours de suite.
LISETTE.
Sans nous ennuyer, n’est-il pas vrai ?
ANGÉLIQUE.
Il me parle de son amour.
LISETTE.
Il me fit ses petites propositions.
ANGÉLIQUE.
J’y devins sensible plus que je ne devais.
LISETTE.
Je ne m’éloignai pas trop de les accepter.
ANGÉLIQUE.
Je lui cache mon nom et mon logis.
LISETTE.
Et vous fîtes fort mal.
ANGÉLIQUE.
Je lui défends de me faire suivre.
LISETTE.
Il a très sottement fait de vous obéir : voyez où nous en sommes.
ANGÉLIQUE.
Pouvait-on prévoir que mon père nous emmènerait si précipitamment à la campagne ?
LISETTE.
Et que nous ne reviendrions qu’à la Saint Martin ? C’est une saison morte pour les amants des Tuileries que la Saint-Martin, ils décampent avec les feuilles.
ANGÉLIQUE.
Serait-il possible qu’il fût tranquille quand je ne suis occupée que de son souvenir ?
LISETTE.
Oh, pour cela oui, cela est fort possible, il n’y a rien de plus naturel même.
ANGÉLIQUE.
Non, Lisette, il paraissait m’aimer si tendrement : son inquiétude est égale à la mienne ; il me cherche partout avec empressement, je gage, à l’Opéra, aux Comédies ?
LISETTE.
Il ne vous trouvera pas, à coup sûr : et comme ce sont les spectacles qui ont fait tourner la cervelle à Madame votre tante, votre père ne permettra jamais que vous y alliez.
ANGÉLIQUE.
Qu’il est étrange de ne nous pas laisser cette liberté, et que…
LISETTE.
Il n’est ma foi pas trop mal inspiré, Madame ; et vous en feriez, comme vous voyez, un usage fort contraire à ses intentions.
SCÈNE XI. Angélique, Lisette, Lolive. §
LOLIVE.
Faites-moi, s’il vous plaît, la grâce de m’enseigner l’appartement de Madame Jaquinet. Je ne trouve personne ici.
LISETTE.
Miséricorde, que vois-je, Madame ?
LOLIVE.
Aurais-je la berlue ?
ANGÉLIQUE.
Qu’est-ce que c’est ? Qu’es-tu donc, Lisette ?
LISETTE.
Le valet de chambre de votre petit homme qui demande votre tante !
ANGÉLIQUE.
Il n’est pas possible !
LOLIVE.
Je ne me trompe point, ce sont elles-mêmes. Holà, ho, Monsieur mon maître, montez vite.
SCÈNE XII. Angélique, Clitandre, Lisette, Lolive. §
CLITANDRE.
Hé bien, Lolive, as-tu trouvé…
LOLIVE.
Ho, par ma foi, oui, j’ai trouvé ; et j’ai trouvé mieux que nous ne cherchions même.
CLITANDRE.
Comment ?
CLITANDRE.
Mon pauvre Lolive !
LISETTE.
Le voilà retrouvé, Madame, et sans affiches.
ANGÉLIQUE.
Ah, Ciel ! Quelle aimable surprise, tous mes sens sont troublés, ma force m’abandonne ; soutiens-moi, Lisette.
LISETTE.
Hé ! Que faites-vous donc, Madame ? Vous n’y pensez pas.
LOLIVE.
L’occasion est belle, prenez-la dans vos bras, Monsieur.
CLITANDRE.
Quelle étrange révolution ! Je n’en puis plus, je me meurs, Lolive.
LOLIVE.
18Monsieur, holà, Monsieur ? Mais écoutez donc. Voilà un beau contretemps de sympathie ! Maugrebleu des sottes gens.
LISETTE.
Je ne puis plus vous soutenir, je vous en avertis, Madame.
LOLIVE.
Il pèse comme un diable. Je vous laisserai tomber, la peste m’étouffe.
LISETTE.
Voyons donc ce que nous en ferons.
LOLIVE.
Je meurs d’envie de t’embrasser, moi, et de te dire bonjour de plus près.
LISETTE.
Et moi aussi.
LOLIVE.
Cela est embarrassant.
LISETTE.
Hé bien, qu’est-ce, Monsieur de Lolive ! Vous n’avez guère pensé à moi depuis que nous ne nous sommes vus ?
LOLIVE.
Si fait, mon enfant, quelquefois par-ci, par-là dans de certains moments.
ANGÉLIQUE.
Ah, Ciel !
LISETTE.
Hé allons, mort de ma vie, revenez à vous : vous prenez bien mal votre temps pour vous évanouir.
LOLIVE.
Allons donc aussi, vous.
CLITANDRE.
Hélas !
LOLIVE.
Hélas ! Le grand dadais avec son hélas ! Cela n’a non plus de force…
ANGÉLIQUE.
Je vous revois après une longue absence, Monsieur ; mais je vous revois infidèle peut-être ?
CLITANDRE.
Moi, infidèle, Madame ? Ah ! Ne m’accablez point par un reproche aussi cruel qu’injuste, je vous jure…
ANGÉLIQUE.
Ne jurez point, Monsieur : ce n’est pas moi que vous cherchez ici.
CLITANDRE.
Ce n’est pas vous ?
LISETTE.
Oh ! Pour cela non : c’est notre tante ; on a demandé Madame Jaquinet.
CLITANDRE.
Lolive.
LOLIVE.
Cela est vrai, Monsieur, nous sommes pris pour dupes.
CLITANDRE.
Croyez, Madame, que la seule passion que j’ai pour vous…
ANGÉLIQUE.
N’espérez pas m’abuser, Monsieur.
LISETTE.
19Oh ! Pour cela, non. On sait de vos fredaines ; c’est Madame Jaquinet à qui vous en voulez, vous avez des rendez-vous avec elle tous les jours d’Opéra ; elle vous attend ici aujourd’hui, vous y venez, vous nous trouvez, vous vous évanouissez, vous nous en recontez. Mort de ma vie, vous êtes un fripon ; qu’avez-vous à dire ?
CLITANDRE.
Si je connais votre tante, Madame, si je l’ai jamais vue…
SCÈNE XIII. Angélique, Clitandre, Mimi, Lisette, Lolive. §
MIMI.
Ma sœur, ma tante vous prie de lui venir parler tout à l’heure, elle veut vous montrer… Ah ! Ah ! Vous voilà ici, Monsieur, est-ce qu’on vous a permis d’y venir ? Qui vous a dit où nous demeurions ?
CLITANDRE.
L’embarrassante conjoncture !
LISETTE.
Comment ! Est-ce que vous connaissez ce Monsieur-là, Mademoiselle Mimi ?
MIMI.
Si je le connais ? C’est le petit Renaud de ma tante. Si vous saviez, ma sœur, toutes les caresses qu’il lui fait, et comme ils s’aiment. Oh ! Vous verrez cela, vous en mourrez de rire.
LISETTE.
Cela sera bien divertissant.
ANGÉLIQUE.
Vous vous trompez, Mimi, Monsieur ne connaît pas ma tante, il ne l’a jamais vue.
MIMI.
Il ne l’a jamais vue qu’à la chandelle, peut-être, dans la loge de l’Opéra : c’est ce qui fait qu’il l’aime.
LOLIVE.
L’enfant dit vrai, Monsieur : on se moque de nous, il faut tout avouer.
CLITANDRE.
Je suis au désespoir.
LISETTE.
Je le savais bien, moi, qu’on cherchait Madame Jaquinet, et que c’était là son petit homme de l’Opéra.
MIMI.
Hé, vraiment oui, c’est lui-même, vous dis-je ; je m’en vais dire à ma tante qu’il est ici, vous allez voir comme ils se connaissent.
ANGÉLIQUE.
Attends, attends, Mimi.
MIMI.
Non, non, je m’en vais vous l’amener, laissez-moi, faire.
SCÈNE XIV. Angélique, Clitandre, Lisette, Lolive. §
ANGÉLIQUE.
Vous m’avez trahie, Monsieur, le hasard vous trahit à votre tour : je suis fâchée que votre procédé…
CLITANDRE.
Faites-moi la grâce de m’écouter un moment, Madame, et vous verrez…
LOLIVE.
Je me donne au diable, nous ne sommes point coupables ; il n’y a point de quoi fesser un chat, ou la peste m’étouffe.
LISETTE.
Écoutons-les, Madame, peut-être y a-t-il du malentendu dans tout ceci.
ANGÉLIQUE.
Allez, Monsieur, le choix que vous avez fait, me venge bien de votre légèreté, je vous assure : cela suffit, et je ne prétends pas…
LOLIVE.
Comment le choix ? Qu’est-ce à dire le choix ? Oh, ce n’est point par choix que nous voyons Madame Jaquinet, c’est par une nécessité presque indispensable.
LISETTE.
Par une nécessité indispensable ?
LOLIVE.
Oui, il faut avoir de la conduite dans le monde, on se trouve dans de certaines situations… Tenez, avec tous ces grands airs que vous voyez à ce petit Gentilhomme-là, ce n’est qu’un écolier de Droit, je vous en avertis.
CLITANDRE.
Ah, malheureux ! Que vas-tu dire ?
LOLIVE.
Paix, laissez-moi faire.
LISETTE.
Un écolier, Madame, un écolier !
LOLIVE.
Oui, vraiment, un écolier. Il est vrai que depuis que nous vous avons perdues, désespérés de ne point trouver dans le quartier de l’Université de quoi nous consoler de notre infortune, nous nous sommes logés dans le faubourg ; et par les conseils de Madame Jaquinet, Monsieur postule pour être Officier de Dragons.
LISETTE.
Votre tante aime furieusement ce corps-là, Madame.
LOLIVE.
Nous n’y demeurons que pendant l’hiver, jusqu’au commencement de la campagne, en attendant qu’il nous vienne de l’argent pour acheter une charge. Nous songeons à notre établissement, comme vous voyez.
CLITANDRE.
Dans la seule vue de vous plaire, Madame ; de me rendre digne de vous, et de vous aimer toute ma vie.
LOLIVE.
Voilà le fait, Madame. Pour vous aimer toute sa vie, il faut vivre ; pour vivre, il faut de l’argent : et comme une espèce de père que nous avons en Province ne nous en envoie point, et que Madame Jaquinet a la réputation d’en avoir ; que c’est une de ces âmes charitables qui s’intéressent aux petits besoins des jolis enfants de famille, une de ces généreuses personnes, que nous nommons entre nous autres, les Dames de la Providence… Enfin, Madame, vous comprenez bien qu’il n’y a point d’amour dans notre fait, et que notre visite et nos intentions ne sont point criminelles.
LISETTE.
Ces excuses là ne sont point trop mauvaises, qu’en dites-vous, Madame ! Il n’y a pas de mal de songer au solide : il faut vivre, une fois.
CLITANDRE.
Je vous proteste, Madame, que si vous me permettez de vous aimer, si vous me rendez votre cœur…
ANGÉLIQUE.
Si le vôtre était tout à moi…
LISETTE.
Et oui, vous vous aimez tous deux, ce n’est pas là l’affaire. Il y a une autre difficulté qui est bien plus embarrassante. Son père la marie ce soir ou demain, on dresse le contrat.
LOLIVE.
Ce soir ou demain ! Quel est le mari qu’on lui destine ?
LISETTE.
C’est un certain Monsieur Filassier, de par le monde.
LOLIVE.
Monsieur Filassier, Monsieur ?
LISETTE.
Oui, un Conseiller d’Amiens.
CLITANDRE.
Mon père, Lolive !
ANGÉLIQUE.
Votre père !
LOLIVE.
20Oui, Madame, cette espèce de père qui ne nous envoie point d’argent. Ah le vieux penard ! Il nous réduit par son avarice, à faire notre cour à des vieilles, pendant qu’il veut épouser les jeunes, lui. Oh par ma foi, j’en suis bien aise, il n’a qu’à se bien tenir.
CLITANDRE.
Te proposes-tu quelques moyens ?
LOLIVE.
Il en viendra. Nous allons raisonner Lisette et moi ; laissez-nous tête à tête seulement, et allez-vous-en trouver la tante.
CLITANDRE.
Mais…
LOLIVE.
Mais, mais, allez joindre la tante, vous dis-je, continuez avec elle sur le même ton. Et vous, Madame, point de caprice, ni de jalousie ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.
CLITANDRE.
Je m’abandonne à ta conduite.
ANGÉLIQUE.
Soyez sûre d’une parfaite reconnaissance, si vous réussissez à nous rendre heureux.
SCÈNE XV. Lisette, Lolive. §
LISETTE.
Tu nous embarques là dans une affaire…
LOLIVE.
Nous en sortirons bien, ne te mets pas en peine : notre Monsieur Filassier aime Monsieur son fils à la folie, quoiqu’il n’en use pas bien avec lui : il n’a que cet enfant-là.
LISETTE.
Et tu dis qu’il ne lui donne pas un sol ?
LOLIVE.
Oh diable, c’est qu’il aime l’argent encore plus que le fils, et s’il trouvait occasion de l’établir sans… Elle a la réputation d’être un peu folle, Madame Jaquinet.
LISETTE.
Elle l’est en perfection, la réputation n’est pas fausse.
LOLIVE.
Bon. Mais quelle heureuse folie est à présent en quartier chez elle ?
LISETTE.
Celle de l’amour et de l’Opéra surtout, ce sont les dominantes.
LOLIVE.
Et sais-tu ce que c’est que l’Opéra, toi ? Y as-tu été ?
LISETTE.
Si je le sais ? J’ai vu Armide trois ou quatre fois avec Madame Jaquinet, dans les commencements, avant que vous eussiez fait connaissance.
LOLIVE.
Trois ou quatre fois ! Tu dois savoir cet Opéra-là par cœur ?
LISETTE.
Ma foi, je n’en ai guères retenu. Je ne suis pas fort pour la musique, moi. Le Prologue m’ennuie, le premier Acte m’assoupit, cet endroit du Sommeil m’endort, et je ne me réveille qu’à ce grand tintamarre de la fin.
LOLIVE.
Mais enfin, n’en as-tu rien retenu du tout ?
LISETTE.
Fort peu, te dis-je, quelques petits endroits par-ci par-là, ceux que tout le monde chante.
LOLIVE.
Cela suffit, en voilà de reste.
LISETTE.
Mais quel est ton dessein ?
LOLIVE.
Tu le sauras, il faut…
LISETTE.
Voici le père de ma maîtresse, et Monsieur Filassier ; il ne serait pas à propos qu’ils se vissent.
LOLIVE.
Tu as raison. Comment nous en débarrasser ?
LISETTE.
Ma foi je ne sais.
LOLIVE.
Attends, attends, je vais faire Ubalde et le Chevalier Danois. Voici à propos une espèce de sceptre.
LISETTE.
Que diantre veut-il dire ? Il est aussi devenu fou, je pense.
SCÈNE XVI. Monsieur Filassier, Monsieur Grognac, Lisette, Lolive. §
MONSIEUR FILASSIER.
Ah ! Te voilà. Bonjour, Lisette.
LISETTE.
Votre servante, Monsieur.
MONSIEUR FILASSIER.
Avec qui es-tu là, n’est-ce pas là… oui, vraiment. Ah, ah ! Que faites-vous de ce coquin-là chez vous, Monsieur ?
MONSIEUR GROGNAC.
Moi, je ne sais. Qui est cet homme-là ? Parle.
LISETTE.
Est-ce que je le connais moi ? Qu’il vous le dise lui-même.
MONSIEUR GROGNAC.
Quelque voleur que cette coquine-là m’attire chez moi.
MONSIEUR GROGNAC.
Que veut dire ce misérable-là, avec son impertinente chanson ?
LISETTE.
C’est un pauvre diable, qui a perdu l’esprit, apparemment ; laissez-le là, si vous m’en croyez.
MONSIEUR FILASSIER.
Non, non, c’est le laquais de mon coquin de fils, il ne vient pas ici pour rien, mais si je prends un bâton.
MONSIEUR GROGNAC.
Oui, oui, c’est le moyen de lui apprendre à parler.
LOLIVE.
23LOLIVE.
Messieurs les monstres, si vous m’approchez de trop près, le sceptre enchanté jouera son jeu, je vous en avertis.
MONSIEUR GROGNAC.
Attends, attends, je vais te payer de ton avis.
LISETTE.
Et, Monsieur, qu’allez-vous faire ? Vous voyez bien que c’est un extravagant, vous n’auriez pas d’honneur de le battre ; il vous donnerait peut-être quelque coup qui vous ferait mal.
MONSIEUR FILASSIER.
On se moque ici de vous et de moi, je pense ?
MONSIEUR GROGNAC.
Montons là-haut, nous y trouverons ma fille et ma sœur, et nous en saurons davantage.
MONSIEUR FILASSIER.
C’est bien dit, allons.
LISETTE, bas.
Ils vont surprendre ton maître avec elles, ils ne sont encore avertis de rien.
LOLIVE, bas.
Ne pourrions-nous point les retenir par quelque chose de bien amusant ? Ces chansons du quatrième Acte d’Armide, par exemple.
LISETTE.
Oui, cela est bien amusant, tu as raison.
25LOLIVE et LISETTE.
26MONSIEUR GROGNAC.
Ouais, je perds patience, et je me fâcherai à la fin.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais qu’est-ce donc que cela ? Me fait-on venir pour m’insulter ? Est-ce une Comédie que nous jouons, s’il vous plaît ?
LOLIVE.
Non, Monsieur, c’est un Opéra.
MONSIEUR FILASSIER, en prenant Lolive à la cravate.
Un Opéra, bourreau ! Un Opéra ! Il faut que je t’étrangle.
LOLIVE.
Hé ! N’en faites rien, Monsieur, ce serait trop grand dommage. Si vous saviez…
MONSIEUR FILASSIER.
Quoi ! Si je savais ? Chien que tu es.
LOLIVE.
Je perds l’esprit, Monsieur, je vous l’avoue, et c’est Monsieur votre fils qui me le fait perdre.
MONSIEUR FILASSIER.
Mon fils !
LOLIVE.
Oui, Monsieur.
LISETTE.
Je vous le disais bien, que c’était un extravagant…
MONSIEUR GROGNAC.
Nous verrons la fin de tout ceci.
MONSIEUR FILASSIER.
C’est toi qui me le gâtes, coquin, et qui lui as fait quitter ses études pour mener une vie…
LOLIVE.
Oh ! Oui, il mène une vie fort agréable, et vous avez bien sujet de vous en plaindre. Ah ! Mon maître, mon cher maître, mon pauvre maître !
MONSIEUR FILASSIER.
Je le renonce pour mon enfant.
LOLIVE.
Vous avez tort, il est bien votre fils, je vous assure. Quel accident ! Le pauvre garçon !
MONSIEUR FILASSIER.
Il lui est arrivé quelque accident ?
LOLIVE.
Vraiment, il est devenu fou, Monsieur.
MONSIEUR FILASSIER.
Mon fils est devenu fou ?
LOLIVE.
Oui, Monsieur, vous voyez bien qu’il tient furieusement de vous ce garçon-là.
MONSIEUR FILASSIER.
Mon fils est devenu fou, mon cher ami ?
MONSIEUR GROGNAC.
Il faut voir ce que c’est, et s’il n’y a point de remède.
LOLIVE, bas à Lisette.
Va, va-t’en lui dire de venir ici, et de faire le fou, mais à outrance.
LISETTE, bas.
Je lui ferai répéter son rôle, laisse-moi faire.
MONSIEUR FILASSIER.
Hem, quoi ? Que dites-vous ?
SCÈNE XVII. Monsieur Filassier, Monsieur Grognac, §
LOLIVE.
Nous disons, Monsieur, que c’est une belle cure à faire.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais où est-il ? Que fait-il ? Que dit-il ?
LOLIVE.
Il est, Monsieur, il fait, il dit des choses qui vous feraient saigner le cœur.
MONSIEUR FILASSIER.
Et comment ce malheur-là lui est-il arrivé ?
LOLIVE.
Il lui est arrivé par la poste, Monsieur, dans vos dernières lettres.
MONSIEUR FILASSIER.
Dans mes dernières lettres ?
LOLIVE.
Oui vraiment, vous lui écriviez des choses si désespérantes, cela l’a saisi. Il vous aime tendrement.
MONSIEUR GROGNAC.
Il est dangereux quelquefois d’avoir trop de sévérité, Monsieur Filassier.
LOLIVE.
Oui, n’est-il pas vrai, Monsieur ? Vous êtes un bon père, vous, je vois bien cela.
MONSIEUR FILASSIER.
Que je suis malheureux ! Mais de quelle espèce de folie est-il attaqué encore ?
LOLIVE.
Ah ! Monsieur ; d’une folie, d’une folie toute des plus folles, ou la peste m’étouffe.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais comment cela a-t-il commencé, encore ? Dis.
LOLIVE.
Cela a commencé par une grande fâcherie. Désespéré de vous avoir déplu, et de voir que nous ne recevions plus ni de vos nouvelles, ni de votre argent, il s’est abandonné à la douleur, il s’est jeté dans le jeu à corps perdu, il a gagné sept ou huit cents pistoles.
MONSIEUR FILASSIER.
Sept ou huit cents pistoles ! Il n’y a point de folie jusques-là.
MONSIEUR GROGNAC.
Non, vraiment, il n’y a que du bonheur.
LOLIVE.
Du bonheur ? Ah ! Monsieur, c’est cet argent-là qui nous a perdus, cela lui a augmenté la folie du jeu, cela lui a donné celle des femmes et de la bonne chère. Si vous aviez vu, Monsieur, la vie que nous faisions, toujours au cabaret. Ah ! Monsieur, cela est bien chagrinant.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais je ne vois point encore moi…
LOLIVE.
Vous ne voyez point ? Oh vous allez voir, donnez-vous patience.
MONSIEUR FILASSIER.
Finis donc.
LOLIVE.
Tout à l’heure, Monsieur. Le jeu, le cabaret et les femmes, sept ou huit cents pistoles ne mènent pas loin avec ces Messieurs-là ; il a dépensé, il a perdu, il a fallu avoir recours aux expédients…
MONSIEUR FILASSIER.
Ah ! Le misérable a fait quelque mauvais coup ?
LOLIVE.
Vous l’avez deviné, Monsieur il est devenu amoureux d’une vieille.
MONSIEUR FILASSIER.
Amoureux d’une vieille ! Et n’a-t-il que cette folie-là encore ?
LOLIVE.
Et n’est-ce pas assez, Monsieur ? C’est à l’Opéra qu’il est devenu amoureux, et à l’Opéra d’Armide encore. Figurez-vous ce que c’est, Monsieur, qu’un amour qui prend naissance à l’Opéra. Il s’est mis dans la tête des idées confuses de Palais, de Démons, d’enchantements, il croit être Renaud.
MONSIEUR FILASSIER.
Il croit être Renaud ?
MONSIEUR GROGNAC.
Voilà une plaisante folie !
LOLIVE.
Oui, Monsieur, et quand il ne voit point sa vieille, qu’il appelle Armide, parce qu’elle fait assez bien les choses…
MONSIEUR FILASSIER.
Hé bien, quand il ne la voit point ?
LOLIVE.
Sa folie augmente, il est dans des agitations… Quelques-uns de ses amis et moi, nous faisons ce que nous pouvons pour le divertir ; mais il nous dit avec une colère qui tient un peu de la fureur :
27MONSIEUR FILASSIER.
Voilà qui est étrange !
MONSIEUR GROGNAC.
Cette folie-là n’est pas dangereuse, et dans la suite…
LOLIVE.
Elle n’est pas dangereuse ? Si vous saviez ce qu’il nous a fait aujourd’hui.
MONSIEUR FILASSIER.
Comment ? Qu’a-t-il fait ?
LOLIVE.
Nous étions auprès de lui trois ou quatre ; car on le garde à vue, afin que vous le sachiez.
MONSIEUR FILASSIER.
Hé bien ?
LOLIVE.
Il nous a pris pour des Démons, et il voulait à toute force que nous l’emportassions au bout de l’univers.
MONSIEUR FILASSIER.
Le pauvre enfant !
MONSIEUR GROGNAC.
Cela est chagrinant.
LOLIVE.
Nous n’en avons rien voulu faire, comme vous jugez bien ; et pour y aller tout seul, il a sauté par la fenêtre.
MONSIEUR FILASSIER.
Par la fenêtre, mon cher enfant ! Miséricorde !
LOLIVE.
Ne vous affligez point, Monsieur, il ne s’est point fait de mal.
MONSIEUR GROGNAC.
Il ne s’est point fait de mal en se jetant par la fenêtre ?
LOLIVE.
Non, Monsieur. Dans les commencements de sa maladie, j’ai eu la précaution de le loger dans une salle basse.
MONSIEUR FILASSIER.
Que je te suis obligé, mon pauvre Lolive.
LOLIVE.
Oh, Monsieur, il n’y a pas de quoi, je vous assure. Tout ce qui me chagrine, c’est que quand il a été échappé, il s’est d’abord enfui chez sa vieille, qui le tient à l’heure qu’il est, et qui est aussi folle que lui, pour le moins.
MONSIEUR GROGNAC.
On devrait faire un bon exemple de ces coquines-là, qui débauchent ainsi la jeunesse.
MONSIEUR FILASSIER.
Et qui est cette créature-là, dis ?
LOLIVE.
Une extravagante, de par le monde, qu’on appelle Madame Jaquinet.
MONSIEUR FILASSIER.
Madame Jaquinet, monsieur Grognac !
LOLIVE.
Oui, justement, la sœur d’un Monsieur Grognac, qui est un grand imbécile, à ce qu’on dit.
MONSIEUR GROGNAC.
Parle donc, hé maraud, sais-tu bien que c’est moi qui suis Monsieur Grognac ?
LOLIVE.
Monsieur Grognac l’imbécile ? Je vous demande pardon, Monsieur, je ne vous connaissais que de réputation.
MONSIEUR GROGNAC.
Tu es un insolent…
MONSIEUR FILASSIER.
Monsieur Grognac ?
MONSIEUR GROGNAC.
Ce coquin-là…
MONSIEUR FILASSIER.
Un peu de patience… Mon fils est donc ici, apparemment ?
LOLIVE.
Oui, Monsieur.
28Quand vous êtes venu, Monsieur, je répétais le rôle d’Ubalde, s’il vous en souvient ; et vous voilà tout à propos pour faire celui du Chevalier Danois.
29MONSIEUR FILASSIER.
C’est bien dit : allons, mène-moi où il est, que je le vois.
MONSIEUR GROGNAC.
Ouais, qu’est-ce que tout cela signifie ?
SCÈNE XVIII. Monsieur Grognac, Monsieur Filassier, Lolive, Lisette. §
LISETTE.
Ah ! Messieurs, où allez-vous ? Le triste objet à voir ! La folie de ce pauvre jeune homme et l’extravagance de Madame Jaquinet, ne font que croître et embellir. Ils sont dans l’accès à l’heure que je vous parle.
LOLIVE.
Ils sont dans l’accès ? Quelle pitié, Monsieur ! Ils sont dans l’accès.
MONSIEUR GROGNAC.
Il faut que je vois un peu cela de plus près.
SCÈNE XIX. Monsieur Filassier, Lolive, Lisette. §
LISETTE.
30Il a fallu leur aller chercher dans l’Office des feuilles et des fleurs, pour faire des guirlandes. Si vous voyez comme il est bâti ; il se tourne quelquefois du côté d’Angélique, qu’il appelle la Gloire : cela fait juroter Madame Jaquinet.
LOLIVE.
Bon, bon, bon, Monsieur, il a encore du goût pour la gloire ; cela veut dire quelque chose.
MONSIEUR FILASSIER.
Comment ? Qu’est-ce que cela signifie ?
LISETTE.
Cela signifie qu’un clou chasse l’autre, comme vous savez ; et s’il pouvait prendre de l’amour pour quelque jolie personne qu’on lui ferait épouser… Vous comprenez bien, Monsieur.
LOLIVE.
Tu n’y songes pas : marier un homme pour le remettre dans le bon sens ; c’est le moyen de le faire devenir fou.
MONSIEUR FILASSIER.
Point, point, elle a raison. Hé plût au Ciel que cela pût réussir !
LOLIVE.
Oui, vous êtes de cet avis-là ? Oh bien, laissez-nous flatter un peu sa manie pendant quelques moments.
LISETTE.
Les voici avec Monsieur Grognac, je pense.
MONSIEUR FILASSIER.
Ah ! Mon enfant, mon cher enfant !
LOLIVE.
Ne pleurez donc pas comme cela, Monsieur, vous ferez rire tout le monde.
SCÈNE XX. Monsieur Grognac, M. Filassier, Me. Jaquinet, Clitandre, Lisette, Lolive. §
MONSIEUR GROGNAC.
Allez, ma sœur, vous êtes une vieille folle, avec vos visions.
MADAME JAQUINET.
Taisez-vous, mon frère, vous ne savez ce que vous dites.
MONSIEUR GROGNAC.
Et vous, Monsieur, qui vous mettez dans la cervelle.
LOLIVE.
Comme il se tourmente, voyez-vous ?
MADAME JAQUINET, une bourse à la main.
32CLITANDRE.
MADAME JAQUINET.
CLITANDRE.
MADAME JAQUINET.
CLITANDRE.
MADAME JAQUINET.
Pour cela, je fais de belles passions, n’est-il pas vrai ?
LOLIVE.
Vous voyez bien, Monsieur, ce n’est pas un conte.
MONSIEUR FILASSIER.
Hélas non, il n’est que trop vrai.
MONSIEUR GROGNAC.
Mais, vraiment oui, je pense que c’est tout de bon, qu’ils ont perdu l’esprit l’un et l’autre.
MADAME JAQUINET.
Hé bien, mon frère, vous êtes témoin de notre amour extrême, ayez bien soin de ce pauvre garçon pendant mon absence, je ne serai pas longtemps sans revenir.
MONSIEUR GROGNAC.
Il en faut rire malgré moi.
MADAME JAQUINET.
Je te le recommande aussi, Lisette.
SCÈNE XXI. Monsieur Grognac, Monsieur Filassier, Clitandre, Lolive, Lisette. §
LISETTE.
Allez, allez, Madame ; et nous,
33LOLIVE.
C’est fort bien dit.
CLITANDRE, bas.
Comment tout cela finira-t-il, mon pauvre Lolive ?
LOLIVE, bas.
Cela finira bien, nous approchons du dénouement.
Allons, Messieurs, venez-vous-en faire de vieux diables, sous la figure des plaisirs.
MONSIEUR GROGNAC et FILASSIER.
Que nous fassions les diables ?
LISETTE.
Et vraiment oui, il faut bien amuser cet enfant-là, en attendant qu’Armide revienne.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais c’est entretenir son extravagance, au lieu de songer à le guérir.
LOLIVE.
Point du tout, au contraire, Monsieur, donnez-vous patience, Lisette et moi nous le divertirons bien tout seuls. Allons, ma Reine, la passacaille d’Armide ; chorus, vous autres.
LISETTE et LOLIVE, chantent.
34LOLIVE, chante en montrant Clitandre.
MONSIEUR FILASSIER.
Oh ! Si tu les tires de là, je te paierai bien, je t’en réponds.
SCÈNE XXII. M. Filassier, Monsieur Grognac, Angélique, Clitandre, Lisette, Lolive. §
ANGÉLIQUE.
Est-il vrai, mon père, que ce jeune Monsieur qui a perdu l’esprit est le fils de Monsieur Filassier ?
MONSIEUR GROGNAC.
Oui, ma fille, mais cela n’empêchera pas…
LOLIVE.
Que vois-je, Monsieur ? Ah, Ciel !
MONSIEUR FILASSIER.
C’est Angélique, la fille de Monsieur Grognac.
LOLIVE.
Voilà le remède qu’il faut à votre fils, Monsieur, que cette grande fille-là.
MONSIEUR GROGNAC.
Ah ! Voici qui est plaisant. Le valet est aussi fou que le maître, je pense.
MONSIEUR FILASSIER.
Comment donc ?
LOLIVE.
Oui, vous dis-je : voulez-vous en faire l’expérience ?
MONSIEUR FILASSIER.
Et de quelle manière en faire l’expérience ?
LOLIVE.
Cela ne sera pas bien difficile, tenez.
Tout va bien.
Profitez d’un temps si précieux.
CLITANDRE.
Que vois-je ? Quel éclat vient de frapper mes yeux !
LISETTE.
Ô merveilleux effet de la sympathie !
LOLIVE.
CLITANDRE.
LOLIVE.
Hé bien, Monsieur, n’avais-je pas raison : qu’en dites-vous ?
MONSIEUR FILASSIER.
Cela est fort bien, mais…
LOLIVE.
Mariez-le avec cette fille-là, si vous m’en croyez. Je vous le garantis fou à lier s’il ne l’épouse.
MONSIEUR FILASSIER.
Mais est-il aussi fou que tu le dis ?
LOLIVE.
Oh pour cela, oui, le diable m’emporte, il ne tient qu’à lui de l’être davantage même, vous n’avez qu’à dire.
MONSIEUR GROGNAC.
On nous joue, Monsieur Filassier, sur ma parole.
MONSIEUR FILASSIER.
De quelque manière que la chose puisse être, je vous demande votre fille pour mon fils, me la refuserez-vous ?
MONSIEUR GROGNAC.
Pour vous, ou pour lui, cela m’est indifférent, pourvu que ce ne soit pas une vraie folie ; et que ma sœur…
LISETTE.
La voici, nous n’avons qu’à nous bien tenir.
LOLIVE, à Clitandre.
CLITANDRE.
Mon père, je vous demande…
MONSIEUR FILASSIER.
Entrons là-dedans, nous y parlerons sérieusement de cette affaire. Allons, Monsieur Grognac, venez.
SCÈNE XXIII. Madame Jaquinet, Lolive, Lisette. §
MADAME JAQUINET.
Hé bien, ma chère Lisette, ce pauvre Renaud ne s’est-il point ennuyé pendant mon absence ?
LISETTE.
Lui, Madame, ennuyé ? Il est gai comme un Pinson, le voilà qui décampe avec la Gloire.
MADAME JAQUINET.
Avec la Gloire ? C’est ma nièce.
35LISETTE.
Ne vous désespérez point, Madame.
MADAME JAQUINET.
Ah, je n’en puis plus, je me meurs ; perfide, barbare !
LISETTE.
Hé, allons, Madame, contre fortune bon cœur.
MADAME JAQUINET.
Traître, attends, je le tiens, je le tiens, son cœur perfide. Ah ! Je ne tiens rien, je suis trahie, je suis outrée ; mais je me vengerai, je me vengerai.
LOLIVE.
La folie de mon maître était plus facile à guérir que celle de Madame Jaquinet. Si tu voulais m’épouser aussi, toi, pour me guérir la mienne ? Qu’en dis-tu.
LISETTE.
Moi, je dis que La chaîne de l’hymen m’étonne.
LOLIVE.
Et va, va, mon enfant, tu n’en mourras pas non plus qu’une autre.
LISETTE.
M’en répons-tu ?
LOLIVE.
Oui vraiment.
LISETTE.
Allons donc ; et si nos maîtres sont d’accord, nous n’aurons pas de peine à nous accorder.