SCÈNE II. Trasimond, Eudoxe, Narbal. §
EUDOXE, à Trasimond qui est quelque temps à la regarder sans lui rien dire.
Vous ne me dites rien, Seigneur : ah ! Tout conspire...
TRASIMOND.
Je cherche dans vos yeux ce que je dois vous dire.
EUDOXE.
685 Ne le trouvez-vous pas toujours dans votre coeur ?
Mais sans doute pour moi ce coeur se tait, Seigneur ;
Il ne partage point l’ennui qui me dévore.
Si votre coeur pour moi s’intéressait encore,
Vous n’auriez pas besoin, pour faire un long discours,
690 De chercher dans mes yeux d’inutiles secours.
Quel changement en vous s’est fait depuis une heure ?
Ah ! Je ne vois que trop qu’il est temps que je meure ;
Rien ne doit maintenant m’empêcher de périr :
Quand on n’est plus aimée, ingrat, il faut mourir.
TRASIMOND.
695 Je ne vous aime plus ! Que fais-je donc, Madame,
Lorsque incertain, confus, le désespoir dans l’âme,
Et retenant des pleurs qui sont prêts à couler,
Je cherche dans vos yeux à pouvoir démêler
Si c’est comme à ma soeur ou comme à ma princesse,
700 Que je vous dois parler...
EUDOXE.
Que je vous dois parler... Hé ! De quelle faiblesse
Soupçonnez-vous mon coeur ? Dieux ! Ne savez-vous pas...
TRASIMOND.
Votre crainte a fini mon funeste embarras.
Eudoxe m’aime encor ; je n’ai plus rien à craindre :
Rival, roi, père...
EUDOXE.
Rival, roi, père... Hélas ! Que nous sommes à plaindre !
705 On ne s’amuse point à soupirer pour moi ;
Les brutales fureurs, les menaces du roi,
Sont du prince Huneric les redoutables armes,
Contre qui vous savez que je n’ai que mes larmes.
TRASIMOND.
Vous comptez donc pour rien le secours de mon bras ?
EUDOXE.
710 Contre un frère, Seigneur, je ne le compte pas.
Quelque forte que soit la haine qui m’anime,
Je ne voudrai jamais qu’elle vous coûte un crime.
TRASIMOND.
Hé ! Vous aimerez mieux rendre heureux mon rival ?
Adorable princesse ! Ah ! Que vous aimez mal !
715 Mais, malgré vos raisons, s’il pousse l’insolence
Jusqu’à vous faire un jour la moindre violence,
Il saura, ce rival, ce que peut le courroux
D’un frère assez heureux pour être aimé de vous.
Vos beaux yeux dans mon coeur font taire la nature ;
720 Je punirai l’ingrat, l’insolent, le parjure,
Aux yeux de Genseric, au milieu de sa cour,
Et je ne connais plus de maître que l’amour.
EUDOXE.
De grâce, retenez un mouvement si tendre ;
Genseric vient à nous, il pourrait vous entendre :
725 Dissimulez, Seigneur, votre ressentiment.
SCÈNE III. Genseric, Eudoxe, Trasimond, Ispar, Narbal. §
GENSERIC.
Je vous allais chercher dans votre appartement.
Sous d’agréables lois je prétends vous réduire :
L’impératrice a dû tantôt vous en instruire ;
Et sans doute, Madame, elle vous a conté,
730 Pour finir vos malheurs, jusqu’où va ma bonté.
EUDOXE, à part.
Quelle bonté, grands Dieux !
TRASIMOND, à part.
Quelle bonté, grands Dieux ! Ah ! Rigueurs inhumaines!
GENSERIC.
D’où vient que vous pleurez, Madame ? Et quelles peines.
EUDOXE.
Accablée à la fois de crainte et de douleurs,
Peut-on me demander la cause de mes pleurs ?
735 Hélas ! Quand je remets dans ma triste mémoire
Des maux de ma maison la déplorable histoire,
Lorsque je me peins Rome en proie à vos soldats,
Lorsque je sens mes fers, puis-je ne pleurer pas ?
GENSERIC.
Rome que vous pleurez, vous doit-elle être chère ?
740 Elle est fumante encor du sang de votre père.
Perdez le souvenir de cet ingrat pays ;
Devenez africaine, en épousant mon fils.
EUDOXE.
Les larmes qu’a versé la coupable Italie,
Ont effacé le sang dont on l’avait remplie ;
745 Si ses forfaits sont grands, ses maux sont infinis ;
Et je n’y vois enfin que des crimes punis :
La mort aux trahisons a servi de salaire.
À ce prix-là, Carthage aura droit de me plaire.
GENSERIC.
Madame, abusez moins de toutes mes bontés.
EUDOXE.
750 Je ne puis oublier toutes vos cruautés.
GENSERIC.
Vous lier à mon fils d’une chaîne éternelle,
N’est pas avoir, Madame, une âme bien cruelle.
Ce généreux dessein, en vous tirant des fers,
De l’empire vous rend tous les chemins ouverts.
EUDOXE.
755 Hé ! Que m’importe à moi que devienne l’empire ?
Le repos est, Seigneur, le seul bien où j’aspire ;
Laissez-le moi goûter : l’état où je me vois,
Pour toutes les grandeurs me donne de l’effroi.
Tant et tant de Césars que pour aïeux je compte,
760 Ne servent aujourd’hui qu’à redoubler ma honte :
Je sentirais bien moins l’excès de mon malheur,
Si j’avais d’un esclave et le sang et le coeur.
GENSERIC.
Ces nobles sentiments, ce superbe langage,
Dans votre jeune coeur font voir un grand courage.
765 Épousez Huneric, je le veux, c’est assez ;
Je m’en suis expliqué : si vous n’obéissez,
Rien ne m’empêchera de vous faire connaître,
Malgré tant de fierté, que vous avez un maître.
EUDOXE.
Quelque droit que sur moi vous donne le bonheur,
770 Je n’en serai pas moins fille d’un empereur.
De cet illustre rang, de ce grand héritage,
Je n’ai que la fierté, c’est-là tout mon partage ;
Je la conserverai jusqu’au dernier moment.
Tout le reste, Seigneur, sujet au changement,
775 Peut suivre à votre gré la fortune infidèle ;
Mais pour mon triste coeur, il ne dépend point d’elle.
Elle sort.
GENSERIC.
Craignez de me porter à des extrémités.
Je respecterai peu ces aïeux tant vantés.
De votre orgueil enfin ma patience est lasse...
TRASIMOND.
780 Si j’osais à genoux demander une grâce :
Votre gloire, Seigneur...
GENSERIC.
Votre gloire, Seigneur... Un sage potentat
Doit immoler sa gloire au bien de son État.
TRASIMOND.
Vous devez à l’État ; mais, Seigneur, il me semble
Qu’ici la gloire et lui s’accordent bien ensemble.
785 Mon frère est-il à vous, après l’avoir donné ?
Ne vous souvient-il plus du jour infortuné,
Où le peuple en fureur vous donna tant d’alarmes ?
Il ne succomba point sous l’effort de vos armes.
L’hymen de Sophronie et du prince Huneric,
790 Au trône de Carthage affermit Genseric :
On vous le fit jurer : l’âge de Sophronie
Fit différer le temps de la cérémonie.
Si vous ne l’achevez, contre vous je prévois...
GENSERIC.
Le ciel a pris le soin de dégager ma foi ;
795 S’il avait un moment approuvé ma promesse,
Il eût fait dans leurs coeurs naître quelque tendresse.
Sur notre volonté vainement nous comptons ;
C’est au ciel à tenir ce que nous promettons.
TRASIMOND.
Dussé-je m’attirer toute votre colère...
GENSERIC.
800 Pour Sophronie enfin tout ce que je puis faire,
C’est de lui procurer chez les princes voisins,
De quoi la consoler de mes premiers desseins.
Elle y consentira.
TRASIMOND.
Elle y consentira. Par cette politique,
À des maux infinis vous livrerez l’Afrique ;
805 Vous serez odieux à la postérité ;
Et vos serments rompus...
GENSERIC.
Et vos serments rompus... Quelle témérité !
Qui vous rend assez vain pour régler ma conduite ?
Est-ce à vous que je dois la glorieuse suite
De tant de longs travaux, de tant de grands exploits
810 Qui m’ont mis au-dessus de tous les autres rois ?
Est-ce votre valeur, est-ce votre prudence,
Qui font dans mes états révérer ma puissance ?
Avez-vous oublié le respect qui m’est dû,
Fils ingrat !...
TRASIMOND.
Fils ingrat !... Non, Seigneur, je ne l’ai point perdu.
815 Je connais mon devoir ; comme roi, comme père,
De tous côtés, Seigneur, votre gloire m’est chère :
Sophronie a des droits qu’on ne peut contester ;
Qui sera son époux, en saura profiter.
Le peuple, qui toujours pour elle se partage...
GENSERIC.
820 Hé bien ! Il la faudra marier dans Carthage.
TRASIMOND.
Elle ne voudra point d’un sujet pour époux.
TRASIMOND.
Je le crois. Qui l’épousera donc, Seigneur ?
GENSERIC.
Je le crois. Qui l’épousera donc, Seigneur ? Vous.
TRASIMOND.
Moi ! Grands dieux ! Qui, Seigneur, qui venez-vous de dire ?
Sophronie ?
GENSERIC.
Sophronie ? Et d’où vient que votre coeur soupire ?
825 L’héritière d’Afrique est-elle à mépriser ?
Vous êtes trop heureux de pouvoir l’épouser.
TRASIMOND.
Moi, j’irais épouser qui doit être à mon frère ?
Sophronie à mon coeur a toujours été chère ;
Avec quelque raison je m’en crois estimé :
830 Mais, à ce nom de soeur mon coeur accoutumé,
Ne pourrait s’émouvoir ni soupirer pour elle,
Sans se croire rempli d’une ardeur criminelle.
Si vous n’avez dessein, Seigneur, de me haïr,
Ne me contraignez point à vous désobéir.
GENSERIC.
835 De pareilles raisons sont des raisons frivoles.
Mais, pour ne point perdre trop de temps en paroles,
J’attacherai demain, par les noeuds les plus doux,
Eudoxe à votre frère, et Sophronie à vous.
N’irritez point un roi jaloux de sa puissance.
TRASIMOND.
840 Je vous dois une aveugle et prompte obéissance,
Mon devoir, ma raison, me le font assez voir ;
Mais le coeur ne connaît ni raison, ni devoir.
GENSERIC.
Ispar, disposez tout pour cette grande fête.
À ne pas obéir, il y va de la tête :
845 Songez-y, je vous laisse ; et, sans plus différer ,
Pour cet hymen allez, prince, vous préparer.
SCÈNE IV. Trasimond, Narbal. §
TRASIMOND.
Quel supplice, grands Dieux ! Quoi, je verrai sans cesse
Mon père d’un côté, de l’autre ma princesse ?
Des plus sacrés devoirs je serai combattu ?
850 Malheureux Trasimond, à quoi te résous-tu ?
Écoute ta raison ; arrête, et considère
Que tu dois à ton roi, que tu dois à ton père.
Mais, hélas ! Si je dois beaucoup à tous les deux,
Ne dois-je rien enfin à l’objet de mes voeux ?
855 Ah ! Je sens que vers lui ma tendresse m’emporte.
Nature, c’en est fait, vous êtes la moins forte ;
Mais n’en murmurez pas ; on voit également
Tous les devoirs céder au devoir d’un amant.
Ne balançons donc plus dans ce péril extrême;
860 Quittons ces lieux, Narbal, pour sauver ce que j’aime.
Mais, Dieux ! Je ne ferai que changer de malheurs,
Et j’aurai des rivaux dans tous mes protecteurs.
Par où donc m’arracher au soin qui m’importune ?
N’est-ce pas d’Huneric que vient mon infortune ?
865 Je ne le connais plus pour mon frère, Narbal,
Je ne vois plus en lui qu’un odieux rival ;
Faisons, faisons tomber sur sa coupable tête
Cette foule de maux que son amour m’apprête.
Quand ce juste dessein me coûterait le jour,
870 Il faut que dans son sang j’éteigne cet amour.
C’est laisser trop longtemps son audace impunie ;
Vengeons de cet amant Eudoxe et Sophronie.
Pour ma belle princesse il ose soupirer !
NARBAL.
Attenter à ses jours !
TRASIMOND.
Attenter à ses jours ! Cesse d’en murmurer :
875 Dans l’affreux désespoir où me réduit mon père,
Me venger et mourir, est tout ce que j’espère.
N’était-ce pas assez des maux que j’ai soufferts
En voyant accabler ma princesse de fers ?
N’était-ce pas assez d’avoir reçu la vie
880 D’un roi son ennemi, d’un roi qui l’a trahie ?
N’était-ce pas assez de m’en voir rebuté,
Quand j’allais à ses pieds chercher sa liberté ?
N’était-ce pas enfin assez pour sa colère,
De m’avoir fait trouver un rival dans un frère,
885 Sans m’avoir, le cruel, commandé que demain
Je donne à Sophronie et mon coeur et ma main ?
Le parjure à ses yeux ne paraît point un crime ;
Pour me faire souffrir rien n’est illégitime ;
Et, grâce au soin qu’il prend de me persécuter,
890 Je ne vois plus, Narbal, de maux à redouter :
Je puis en sûreté défier la fortune.
NARBAL.
Si vous n’aviez, Seigneur, une âme peu commune...
SCÈNE V. Trasimond, Sophronie, Narbal, Justine. §
SOPHRONIE.
Je viens... En me voyant vous êtes interdit !
Dois-je croire, Seigneur, ce que le roi m’a dit ?
TRASIMOND.
895 Ah ! Pour votre malheur, il n’est que trop sincère ;
Il rompt la foi donnée entre vous et mon frère :
J’ai su qu’il vous destine un prince pour époux,
Dont le coeur ne saurait être digne de vous.
SOPHRONIE.
Pleine d’une charmante et dangereuse idée,
900 Dont depuis le berceau j’ai l’âme possédée,
Peut-être aurai-je mal entendu son discours.
Quand on aime, Seigneur, on se flatte toujours.
J’aurai sans doute cru, dans l’ardeur qui m’enflamme,
Que le roi pénétrait le secret de mon âme,
905 Et qu’il me destinait pour ce jeune héros
Que l’amour a rendu fatal à mon repos.
Je me faisais un sort plein de bonheur, de gloire.
Mais vous-même jugez si je devais le croire :
Cet époux, dont j’ai cru qu’on flattait mon espoir,
910 Est un de ces mortels redoutables à voir ;
Un seul de ses regards porte jusque dans l’âme,
Avecque le plaisir, le désordre et la flamme ;
Certain air tendre et fier qui touche, qui surprend,
Un mérite, un esprit dont rien ne se défend ;
915 Une âme grande et belle, une valeur insigne,
De l’empire des coeurs rendent ce prince digne.
TRASIMOND.
Je pensais que mon frère était assez heureux
Pour fixer votre coeur et remplir tous vos voeux ;
Et je nommais déjà la fortune cruelle,
920 Qui rompait le dessein d’une union si belle ;
Mais, à ce que je vois...
SOPHRONIE.
Mais, à ce que je vois... Si vous pouviez savoir
Les efforts que j’ai faits pour suivre mon devoir,
Vous condamneriez moins ce que je fais paraître.
De ses égarements, hélas ! est-on le maître ?
925 Le coeur se mêle-t-il d’aimer ou de haïr ?
Aux ordres du destin il ne fait qu’obéir.
Tant qu’a duré la foi que l’on m’avait jurée,
J’ai caché les ennuis dont j’étais dévorée ;
Et vous ne sauriez point mes secrètes douleurs,
930 Si le prince Huneric ne s’engageait ailleurs.
J’aurais sacrifié le bonheur de ma vie
À la tranquillité dont jouit ma patrie ;
Mais, puisqu’un heureux sort me rend la liberté,
Vous opposerezvous à ma félicité ?
935 Vous avez tout pouvoir, Seigneur, sur ce que j’aime ;
Vous ferez mon destin.
TRASIMOND.
Vous ferez mon destin. Moi, Madame ?
SOPHRONIE.
Vous ferez mon destin. Moi, Madame ? Vous-même.
Je ne vous dirai rien davantage, Seigneur ;
Il n’est pas encor temps de vous ouvrir mon coeur.
Sauvez-moi cependant de l’indigne hyménée
940 Où le roi, dites-vous, m’a tantôt condamnée.
Étrange et tendre effet de ces impressions
Que font sur les amants les fortes passions !
Quoi que vous me disiez, il me paraît encore
Que le roi m’a parlé d’un prince que j’adore.
945 Pour me désabuser, de grâce, apprenez-moi
Quel est l’indigne époux dont m’a parlé le roi.
Que contre ses défauts ma colère s’irrite !
TRASIMOND.
Il a de la naissance, il a quelque mérite ;
Il n’est indigne enfin d’être un jour votre époux,
950 Que parce que son coeur ne saurait être à vous :
Il brûle pour une autre ; et rien ne peut, Madame,
Éteindre dans son coeur cette sincère flamme.
La puissance du roi, celle de vos appas,
La mort même, la mort ne la détruira pas.
955 Voilà, quel est l’époux...
SOPHRONIE.
Voilà, quel est l’époux... Ah ! Qu’ai-je fait, Justine?
Seigneur, je reconnais l’époux qu’on me destine ;
Vainement je voudrais déguiser plus longtemps ;
Vous m’avez entendue, et moi je vous entends.