ALZATE ou LE PRÉJUGÉ DÉTRUIT
PIÉCE EN UN ACTE ET EN VERS.

M. DCC. LII.

Par Monsieur GAZON-DORUXIGNE

À BERLIN

À MONSIEUR FREZON §

Moderne Photius, ami dont les Écrits
Instruisent à la fois et charment nos Esprits,
Daigne souffrir que je t’adresse
Ce faible fruit de ma jeunesse,
Ouvrage de l’Esprit moins que du sentiment.
Je connais de ton goût la sévère justesse
Et n’ose me flatter que sa délicatesse
Puisse en ce coup d’essai trouver quelque agrément ;
Mais si de cette bagatelle
L’hommage te parait une preuve fidèle
De l’amitié d’un coeur à te plaire empressé,
Je croirai mon travail assez récompensé.

PERSONNAGES §

  • ORONTE, père de Valère.
  • EGLÉ, femme d’Oronte.
  • VALÈRE, leur Fils.
  • ALZATE, épouse de Valère, sous le nom de Lisette, suivante d’Eglé.
  • ARISTE, ami de Valère.
  • UN VALET.
La Scène est à Paris dans une salle haute la maison d’Ariste, qui sépare son appartement de celui d’Oronte.

SCÈNE PREMIÈRE. Ariste, Ooronte. §

ARISTE.

He ! quoi ! Pour votre fils toujours inexorable,
N’adoucirez-vous point le malheur qui l’accable ?

ORONTE.

Non ; pour lui pardonner, il m’a trop irrité.
Devait-il me réduire à cette extrémité ?
5 Fils indigne de moi par ton vil hyménée ,
Traîne, loin de mes yeux , ta triste destinée ,
Dans la honte qui naît de l’oubli du devoir :
C’en est fait ; non , jamais, je ne veux te revoir.
Quelle douleur, Monsieur, peut égaler la mienne ?
10 Quoi ! Mon fils est l’époux d’une Comédienne !
Il s’est laissé charmer par de trompeurs appas !
Il souille un si beau sang d’un sentiment si bas !
Et vous voulez encor , qu’oubliant son offense,
Je ne poursuive pas une juste vengeance,
15 Et cesse de punir un si cruel affront,
Dont la honte à jamais rejaillit fur mon front ?
Pouvez-vous condamner le transport qui m’anime ?
Ma rigueur envers lui n’est que trop légitime.
En vain tous vos discours...

ARISTE.

Ah ! Quelle dureté !
20 N’est-ce donc pas assez qu’il soit déshérité ?
Doit-il encor sentir le poids de votre haine !

ORONTE.

Oui, je le hais sans doute.

ARISTE.

Ô colère inhumaine !
Funeste préjugé , dont le mortel poison
Dans les coeurs aveuglés étouffe la raison !
25 Vous haïssez ce fils ! Et quel est donc le crime,
Dont Valère, Monsieur, est l’injuste victime ?
Quelle erreur vous engage à le désavouer ?
Vous-même, avec raison , je vous ai vu louer
Les talents que du Ciel il reçut en partage,
30 Et rendre à son mérite un légitime hommage.
Vous vous félicitiez surtout avec ardeur
De trouver en ce fils les marques d’un bon coeur ;
Cependant devenu tout à coup inflexible,
Vous punissez son coeur d’avoir été sensible ;
35 Et contraire à vous-même on vous voit aujourd’hui
Blâmer cette douceur qui vous charmait en lui ;
Car enfin l’Amour seul contre lui vous irrite.

ORONTE.

Vous vous trompez, Monsieur ; c’est sa lâche conduite ;
Ma colère n’est point un effet du penchant
40 Qui le porte à brûler d’un amour innocent :
L’objet de son ardeur en est la seule cause ;
C’est à ce choix honteux que ma fierté s’oppose :
C’est lui seul qui m’aigrit, et je ne conçois pas >
Par quel charme secret, à d’indignes appas
45 Sacrifiant l’honneur d’une triste famille,
Il a pu s’avilir par l’hymen d’une fille
Élevée au milieu d’une troupe d’Acteurs
Dans l’art pernicieux de séduire les coeurs.
C’est-là ce qui m’offense, et ma gloire en murmure.
50 Je ne pourrai jamais pardonner cette injure ;
Et mon courroux sans cesse...

ARISTE.

Ah ! Père trop cruel >
Souvenez-vous du moins quel est ce criminel.
Ouvrez, ouvrez les yeux, et dans votre vengeance,
Épargnez votre sang en celui qui l’offense.
55 En accablant un fils de votre inimitié,
Conservez pour vous-même un reste de pitié :
Et ne permettez plus qu’une haine implacable
Le punisse d’aimer une épouse estimable.

ORONTE.

Une épouse estimable !... Ah ! Sa condition
60 N’autorise que trop mon indignation.
Pour haïr un ingrat, en faut-il davantage ?
Le déshonneur qui suit un pareil mariage
Peut-il se réparer ?

ARISTE.

Sans doute, je dis plus,
Se déshonore-t-on par l’amour des vertus ?
65 Quel que soit à nos yeux le voile qui la cache,
La vertu ne saurait en recevoir de tache.
Le mérite, Monsieur, est de tous les états.
D’une actrice sans moeurs , je ferais peu de cas ;
Mais lorsque la sagesse en sa conduite éclate,
70 Ne point la respecter, c’est avoir l’âme ingrate.
De mille qualités l’assemblage parfait
Entraîna votre fils dans le choix qu’il a fait.
Il trouva dans le coeur d’une comédienne
Les sentiments d’une âme au-dessus de la sienne,
75 Et crut pouvoir par-là justifier un feu,
Qui serait innocent, s’il avait votre aveu.

ORONTE.

Je vois qu’en fa faveur votre coeur s’intéresse,
Jusqu’au point d’excuser en lui ce qui me blesse.
C’est me désobliger d’une étrange façon.
80 Je me serais passé d’une telle leçon ;
À mon âge, l’on sait comme il faut se conduire :
De peur de trop parler, enfin, je me retire,
Et vous laisse, Monsieur...

SCÈNE II. §

ARISTE, seul.

La colère l’aigrit.
Mon zèle impatient peut-être en a trop dit.
85 N’importe : poursuivons ce généreux ouvrage :
Remplissons le devoir où l’amitié m’engage.
Et par d’autres efforts ... Mais que vent ce valet ?

SCÈNE III. Ariste, Un Valet. §

LE VALET.

Un étranger, Monsieur, veut vous voir en secret.
Peut-il entrer ?

ARISTE.

Dis-lui qu’il s’en donne la peine.

SCÈNE IV. Ariste, Valère. §

ARISTE.

90 Quoi Valère, c’est vous ? Quel sujet vous amène ?

VALÈRE.

Ami, vous en serez tout à l’heure éclairci
Mais puis-je librement vous en parler ici ?

ARISTE.

Parlez, vous le pouvez sans crainte.

VALÈRE.

Cher Ariste,
Apprenez donc de moi combien mon sort est triste.
95 Sachez l’état horrible où d’un père irrité
Me réduit en ce jour l’insensibilité.
Sous cet habit honteux pouvez-vous reconnaître,
(Voyant ce que je suis,) ce que j’ai cessé d’être ?
Ce n’était point assez que le destin jaloux
100 Contre moi de mon père eût armé le courroux ;
Que d’un vil préjugé victime déplorable,
Dépouillé de mes biens et d’un rang honorable,
J’eusse vu l’objet seul qui sut fixer mes voeux
Livré par l’indigence aux maux les plus affreux.
105 La fortune toujours attachée à me nuire...
Je ne puis achever.

ARISTE.

Ciel ! Que voulez-vous dire ?
Valère , poursuivez. Craignez-vous que mon coeur
N’abandonne le vôtre à sa vive douleur ?
Ou, que de vos secrets ma confiance abuse ?
110 Ce serait m’offenser sensiblement.

VALÈRE.

Excuse,
Ami, de mon secret quand tu seras instruit,
Quand tu sauras l’état où le sort m’a réduit,
Tu ne paraîtras plus étonné, si j’hésite
À poursuivre un discours dont ma douleur s’irrite.
115 Je vais donc de mes maux te retracer l’horreur.
Ce récit seul pourra faire frémir ton coeur.
Victime d’une basse et noire ingratitude
Le mien.... Ah !

ARISTE.

Tirez-moi de cette inquiétude ;
Achevez...

VALÈRE.

Mon épouse...

ARISTE.

Et ! Bien ?

VALÈRE.

Dont les serments
120 M’ont juré mille fois les feux les plus constants,
Et pour qui prévenu d’une égale tendresse
D’une fidèle ardeur mon coeur brûla sans cesse ;
(Lorsque je faisais tout, pour adoucir l’aigreur
De l’état, où d’un père aveugle en fa fureur
125 Le désaveu cruel avait pu nous réduire,
Lorsqu’un rayon d’espoir commençait à nous luire.
Et que par le crédit d’amis zélés pour moi,
Je pouvais aspirer à remplir quelque emploi :)
Cette épouse si chère aujourd’hui m’abandonne !
130 Je frémis quand j’y songe, et mon âme soupçonne...

ARISTE.

Ah ! Devez-vous douter de fa fidélité ?
Jugez mieux de son coeur.

VALÈRE.

Non, d’une lâcheté
Je ne puis en effet croire Alzate capable ;
Cependant envers moi sa conduite est coupable.
135 Si sa fuite n’avait qu’un innocent motif,
Son coeur à m’en instruire eût-il été craintif ?
La crainte fut toujours la compagne des crimes.
Ah ! Si pour un rival des feux illégitimes
Allumés dans son âme...

ARISTE.

Eh ! Valère, arrêtez.
140 Ces soupçons peuvent-ils par vous être écoutés ?
Osez-vous vous livrer à cette jalousie
Sans être sûr...

VALÈRE.

Hélas ! Quelle est ma frénésie ?
Moi, jaloux ! Qu’à ce point je sois empoisonné ,
Ma raison jusques-là m’aurait abandonné !
145 Quelle erreur me séduit ? Eh, quoi, divine Alzate,
J’ai porté la noirceur jusqu’à te croire ingrate.
Pardonne à mon amour : il me trouble l’esprit.
D’un injuste courroux ton absence est le fruit ;
Je le vois trop : outré d’un hymen qui le blesse
150 Mon père a cru par là détruire ma tendresse,
Et t’a fait enlever sur ce frivole espoir.
Sans doute il s’est flatté, que cessant de te voir ,
J’oublierais tes appas, et qu’une longue absence
Triompherait enfin de ma persévérance ;
155 Mais qu’il apprenne hélas ! Que malgré son courroux,
Je suis et je serai pour jamais ton époux,
Et qu’aux pieds des autels, d’une flamme éternelle
Je ne t’ai pas donné la preuve solennelle ,
Pour aller aujourd’hui, sensible à sa rigueur,
160 Démentir des serments que m’a dictés mon coeur,
S’il m’a déshérité, ce père trop barbare,
Je ne fuis plus son fils... Pourquoi donc ? Je m’égare.
Pardonne à ton ami mortellement blessé
Ces funestes transports d’un époux offensé.
165 Ma force m’abandonne, et ma douleur extrême
Me livre au désespoir en perdant ce que j’aime.

ARISTE.

’Allez : attendez tout de ma vive amitié ;
Votre malheureux sort est digne de pitié.
Soyez sûr que mon zèle auprès de votre père
170 De cet enlèvement percera le mystère.
D’ailleurs Eglé vous aime, et vous pouvez compter
Que de son repentir je saurai profiter.
Mes efforts redoublés ont su toucher son âme ;
Elle vient, laissez-nous.

SCÈNE V. Ariste, Eglé, Lisette. §

ARISTE.

J’allais chez vous, Madame :
175 Je suis confus par vous de me voir prévenir.

EGLÉ.

Laissons les compliments : j’ai cru devoir venir.
Vous consulter ici sur une grande affaire.
Vous m’êtes attaché par un zèle sincère.
Je me fais un devoir de suivre vos avis ;
180 Et je vous compte au rang de mes meilleurs amis,

ARISTE.

Cette distinction m’est trop avantageuse,
Pour ne pas...

EGLÉ.

Ah ! Monsieur, que je suis malheureuse !
Que je souffre de maux , depuis l’instant cruel,
Qu’étouffant pour un fils mon amour maternel,
185 Malgré la voix du sang qui me parlait sans cesse ,
De le sacrifier mon coeur eut la faiblesse !
Depuis ce jour affreux, de mes malheureux jours
Le remords qui me ronge empoisonne le cours.
De Valère toujours me retraçant l’image,
190 D’un préjugé cruel je déteste l’ouvrage.
J’embrasse son parti contre un père en fureur.
Je me reproche aussi l’excès de ma rigueur.
Man coeur éprouve enfin les plus rudes alarmes ;
Et mes yeux sont sans cesse arrosés de mes larmes.

ARISTE.

195 Votre remords est juste , et j’y vois clairement
De la nature en vous un doux pressentiment,
Que bientôt à ce fils rendant plus de justice,
Vous ne souffrirez pas, Madame, qu’il périsse.

EGLÉ.

Qu’il périsse, Monsieur, que j’endure sa mort !
200 De grâce, instruisez-moi de son funeste sort ?
Vit-il encore?

ARISTE.

Il vit ; mais dans son infortune
Il ne voit qu’à regret le jour qui l’importune,
Depuis qu’il a perdu l’objet seul dont l’ardeur
De ses tristes destins adoucissait l’horreur.
205 Il ne peut imputer qu’au courroux de son père,
L’enlèvement fatal d’une épouse si chère ;
Et dans le désespoir où ce coup l’a réduit,
De tant de cruauté sa mort sera le fruit.

EGLÉ.

Ciel ! Que me dites-vous ?

ARISTE.

N’en doutez point, Madame,
210 Si pourtant le remords qui s’élève en votre âme
Vous fait plaindre le fort d’un fils dont les malheurs
Aux plus barbares yeux arracheraient des pleurs,
Si rappelant pour lui vos premières tendresses
Vous pouvez de son coeur excuser les faiblesses ;
215 Si vous voulez enfin terminer ses ennuis ;
Servez-vous au plutôt, en faveur de ce fils,
De tout votre pouvoir sur l’esprit de son père.
Pourra-t-il résister aux larmes d’une mère ?
Tout irrité qu’il est, Madame, il est époux ;
220 Une femme aisément fléchira son courroux.
Pour Valère aujourd’hui que faut-il que j’augure ?
Vous pleurez ?... Mais songez, qu’en cette conjoncture,
Pour réparer d’un fils les injustes malheurs,
Il ne vous suffit pas de répandre des pleurs.
225 Ne vous arrêtez point à de stériles plaintes.
Portez à votre époux les plus vives atteintes.
Que son coeur paternel soit par vous ébranlé.
J’irai me joindre à vous, quand vous aurez parlé :
Découvrez à ses yeux votre douleur secrète.

EGLÉ.

230 J’y consens, aidez-moi ; mais tu gémis, Lisette.
Qu’il m’est doux de te voir partager mes ennuis !
J’ai besoin de secours en l’état où je suis.
Oui, Monsieur, sans tarder, je vais trouver son père,
Il reverra le fils dans les traits de sa mère.
235 Peut-être il ne pourra me voir à ses genoux,
Sans laisser à la fin désarmer son courroux.
Je répandrai des pleurs ; vous y joindrez les vôtres ;
Ses yeux en verseront voyant couler les nôtres ;
Et l’amour paternel du préjugé vainqueur
240 Lui fera révoquer l’arrêt de sa fureur.
Je l’espère du moins.

LISETTE.

Oui sans doute, Madame.
Vos pleurs le toucheront, il faudrait que son âme,
Pour s’obstiner encor dans cette dureté, •
Se dépouillât enfin de toute humanité.
245 Je ne le puis penser de mon généreux maître,
Et crois que, si son fils pouvait ici paraître ,
Il ne le verrait pas sans trouble à ses genoux :
Ses larmes porteraient d’inévitables coups.
Moi-même j’oserai défendre aussi sa cause ;
250 Et peut-être mes pleurs y feront quelque chose.

EGLÉ.

Que j’aime à voir, Lisette, éclater cette ardeur !
Ton zèle, pour Valère, est l’effet d’un bon coeur.
Je t’en suis obligée, et saurai reconnaître
Les tendres sentiments que tu me fais paraître.
255 Je pense qu’en effet, Monsieur, elle a raison.
Il faut que mon fils vienne, et que dans la maison,
Il se tienne caché de manière qu’il puisse
Se présenter à nous dans le moment propice.

ARISTE.

J’approuve ce projet : il est bien concerté,
260 Madame ; mais avant qu’il soit exécuté,
Si vous daignez m’en croire, il faudra, par avance,.
Sonder le coeur d’Oronte en cette circonstance,
Afin de l’engager, à ne pas refuser
La grâce de son fils, s’il venait s’excuser.
265 Alors persuadé du malheur de Valère
Votre époux promettra de calmer sa colère.
Il tiendra sa parole, et Valère aujourd’hui
Pourra sans crainte enfin se présenter à lui.

EGLÉ.

Je vous jure, Monsieur, d’y faire mon possible ;
270 Le malheur de mon fils ne m’est que trop sensible.
Mais faites-le venir ; je brûle de le voir.
Dites-lui que sa mère est presque au désespoir
D’avoir pu consentir un moment à sa peine.

ARISTE.

Dans une heure, Madame, à vos pieds je l’amène.

SCÈNE VI. §

ARISTE seul.

275 Ce début m’encourage, et j’espère en ce jour
Servir avec succès Valère et son amour ;
Mais déjà sur vos pas vous revenez, Lisette.

SCÈNE VI.. Ariste, Lisette. §

LISETTE.

Oui, je rentre, Monsieur, et mon ame inquiète
Voudrait vous confier un important secret ;
280 Si j’osais ...

ARISTE.

Pensez-vous que je sois indiscret ?

LISETTE.

Non, votre coeur sans doute est animé d’un zèle
Pour vos amis toujours tendre , actif, et fidèle.
Je tremble toutefois de vous importuner.

ARISTE.

Non, ne me cachez rien : parlez fans vous gêner.
285 Vous savez à quel point pour vous je m’intéresse.

LISETTE.

Bas.
Lui ferai-je l’aveu de toute ma faiblesse ?
Haut.
Je me trouble, Monsieur ; et comment, sans frémir,
Vous découvrir un feu qui me force à gémir ?
Je prévois le reproche où ce discours m’expose.
290 Dois-je de mes chagrins vous apprendre la cause ?

ARISTE.

Que dites-vous, Lisette, et qui peut en ce jour,
Rendre votre destin si malheureux ?

LISETTE.

L’amour
D’un père et d’une mère il m’a ravi l’estime
Le préjugé pourtant cause seul tout mon crime ;
295 Et votre coeur sans doute approuvera mes feux,
Quand vous saurez le nom de l’objet de mes v?ux.

ARISTE.

Ah ! Ne différez plus, et rompez le silence.
De ces retardements mon amitié s’offense.

LISETTE.

Vous connaissez Valère, et vous plaignez mon sort.
300 Je le plains encor plus, Monsieur...

ARISTE.

Mais quel rapport
Ses malheurs peuvent-ils avoir à votre affaire ?

LISETTE.

Je suis ...Hélas !...

ARISTE.

Parlez.

LISETTE.

L’épouse de Valère.

ARISTE.

î>Ciel ! Est-il possible ?

LISETTE.

Oui, Monsieur, je le suis,

ARISTE.

Quoi vous êtes Alzate ?

LISETTE.

Il est vrai.

ARISTE.

Je ne puis,
305 Madame, revenir de ma surprise extrême.

ALZATE.

Ce que j’ai fait pour lui prouve à quel point je l’aime.
J’ai cru de ses parents excitant la pitié
Sous ce déguisement gagner leur amitié.
Mais j’ouvre enfin les yeux ; mon espérance est vaine :
310 Ils ne verront en moi qu’une comédienne,
Qui d’un rebelle fils a causé les malheurs :
Et la prévention renaissant en leurs c?urs ;
Leur persuadera, que j’ai su d’une actrice,
Pour séduire Valère , employer l’artifice.
315 Cependant le Çiel sait que, malgré mon penchant,
J’ai longtemps combattu les voeux de mon amant ;
Je l’ai fui : j’ai cent fois dit moi-même à Valère,
Que cette passion irriterait son père,
À ses sens égarés j’ai rappelle cent fois
320 L’obstacle rigoureux qui reprouvait son choix ?
Mais qu’il est mal aisé d’arrêter dans une âme
Les rapides progrès d’une innocente flamme !
La raison parle en vain ; l’amour brave ses traits ;
Et sans cesse on combat, pour ne vaincre jamais.
325 Valère à mes discours fut toujours indocile ;
Et pour tout fruit enfin d’un effort inutile,
À l’épouser, Monsieur, il fallut consentir,
Depuis ce temps, nos feux, loin de se ralentir,
S’augmentaient chaque jour dans une paix profonde.
330 Satisfaits l’un de l’autre, oubliant tout le monde
Nous nous croyions heureux, lorsqu’un père en fureur
D’un préjugé cruel écoutant la rigueur
Priva de tous ses biens l’infortuné Valère.
Cet arrêt commença notre longue misère.
335 Quels maux, depuis ce jour, n’avons nous pas soufferts ?
L’indigence bientôt combla tous nos revers.
Ce fut alors, Monsieur, qu’au désespoir réduite
Je formai le projet d’une imprudente fuite.
Pour mieux l’exécuter, je crus devoir partir
340 Sans consulter Valère, et sans l’en avertir.
Je vins donc en ces lieux, où, par un sort propice,
Eglé, sous un faux nom, me prit à son service.
Ainsi, sans me connaître, utile à ses parents,
J’ai su gagner leur coeur par mes foins vigilants.
345 Déjà mes discours même avaient, de ma maîtresse
Pour un fils innocent réveillé la tendresse ;
Mais son père qu’en vain j’ai tâché d’émouvoir
Laisse à peine à mon coeur un seul rayon d’espoir,
D’ailleurs un juste effroi rend mon âme interdite ;
350 Valère ne sait pas le motif de ma fuite ;
Il ignore où je fuis : il peut me soupçonner
D’avoir honteusement voulu l’abandonner ;
Et maintenant peut-être il me traite en son âme,
D’ingrate, de parjure...

ARISTE.

Eh ! Pouvez-vous, Madame,
355 Le penser d’un époux aussi tendre que lui ?

ALZATE.

Ah ! Quand cela serait, je ne puis aujourd’hui
Reprocher à son coeur un soupçon légitime.
Ma démarche, Monsieur, doit lui paraître un crime.
Il est temps d’éclaircir cette fatale erreur.
360 Daignez donc l’informer, que c’est ma seule ardeur
Qui chez ses parents même à servir m’a réduite,
Qu’un intérêt si tendre a seul causé ma fuite.
Crédule, j’espérais que d’un père irrité
Je pourrais par mes soins vaincre la dureté.
365 Dois-je encor m’en flatter ?

ARISTE.

De Valère lui-même
L’aspect va dissiper cette frayeur extrême.
Il vous chérit toujours.

ALZATE.

Mon époux est ici ?
Ah ! Courons le chercher...

ARISTE.

Madame, le voici.

SCÈNE VIII. Ariste, Valère, Alzate. §

VALÈRE.

Que vois-je ? Ô Ciel ! Alzate ?

ALZATE.

Oui, cher époux, c’est-elle,
370 Que sa fuite a dû rendre à vos yeux criminelle ;
Mais un mot suffira pour me justifier.
Hélas ! Loin que mon coeur ait pu vous oublier,
N’imputez qu’à mes feux ma soudaine retraite ;
Je sers chez vos parents sous le nom de Lisette.
375 Pour gagner leur estime, et fléchir leur courroux,
J’ai tenté cette voie.

VALÈRE.

Ah ! Que m’apprenez-vous ?
Après une petite pause.
Confus, désespéré, je rougis, chère Alzate ,
De t’avoir soupçonnée un instant d’être ingrate.
Comment réparerai-je un tel excès d’horreur ?
380 Mon trouble et mes remords ont déjà dans mon coeur,
Porté les premiers traits d’une juste vengeance.
C’est à toi d’achever de punir mon offense.
Cependant, si le crime est dans ta volonté ,
Je suis peut-être encor digne de ta bonté.
385 Mon soupçon fut l’effet de ma délicatesse ;
Ta fuite m’enlevait l’objet de ma tendresse :
Jaloux, j’osai douter un moment de ta foi,
Et mon crime est parti de mon amour pour toi.
Ce n’est pas que mon âme ouverte à l’artifice
390 Veuille de ses transports excuser l’injustice :
Il suffit que mon coeur ait pu te soupçonner ;
Et si le tien s’obstine à me les pardonner,
Je serai le premier à m’en punir moi-même.
Oui, je jure à tes pieds, tendre épouse que j’aime,
395 Que coupable envers toi...

ALZATE.

Valère, levez-vous.
C’est bien plutôt à moi d’embrasser vos genoux ;
À moi qui par ma fuite et par mon imprudence
Ai mérité l’affront de votre défiance.
Oublions l’un et l’autre un écart criminel,
400 Ouvrage infructueux d’un amour mutuel.
Ma fuite n’eut pour but que d’employer mon zèle
À réparer vos maux, et votre coeur fidèle
N’a soupçonné le mien durant quelques moments,
Que, parce que l’absence aigrissait vos tourments.
405 Pardonnons à nos coeurs cette injure commune.
Nous-mêmes n’allons pas combler notre infortune.
Évitons, cher époux, d’inutiles remords.
Livrons-nous seulement à nos tendres transports.
Soyez toujours certain de la foi d’une épouse :
410 Alzate en amour seul de vous vaincre est jalouse :
Disputez, s’il se peut, ce triomphe à mon coeur ;
Et jurons-nous sans cesse une éternelle ardeur.
Nul autre bien ne peut contenter ma tendresse.

VALÈRE.

Qu’oses-tu dire, hélas ! Pardonne à ma faiblesse,
415 Trop adorable Alzate, et connais mieux ma foi.
Que ces épanchements ont de douceur pour moi !
Que ton âme est sensible, et qu’elle est généreuse !
Ah ! Mon père, pourquoi ta haine rigoureuse
A-t-elle pour objet un coeur si précieux ?
420 En vain le préjugé t’a su fermer les yeux.
Quand tu reconnaîtras, qu’à te plaire empressée
Ta fille à te servir s’est sans peine abaissée,
Que Lisette est Alzate , un trait si généreux
Te fléchira sans doute, et comblera nos voeux.
425 L’épouse de ton fils pouvait-elle plus faire ?

ALZATE.

Je n’en ai pas encore assez fait, cher Valère.
J’aime mieux voir briser de si tendres liens,
Que de vous voir privé pour jamais de vos biens.
Oui : d’un père irrité si l’implacable haine
430 S’obstine à vouloir rompre une si sainte chaîne,
Si ma fuite peut seule apaiser sa rigueur,
Et vous rendre vos droits dans le fonds de son coeur,
Je fuirai sans murmure, et loin de votre vue,
Au reste des humains j’irai vivre inconnue,
435 Ne pouvant vous nommer du tendre nom d’époux,
J’irai vivre, ou plutôt, j’irai mourir pour vous.

VALÈRE.

Et moi, jusqu’au tombeau je jure de vous suivre.
Alzate, votre époux sans vous pourrait-il vivre ?
Le pouvez-vous penser, cruelle épouse, hélas !
440 Loin de moi vous iriez attendre un prompt trépas !
Croyez-vous que mon coeur approuvant votre envie
Aux dépens de vos jours veuille assurer sa vie ?
Que m’importent les biens, les plaisirs les plus doux,
Si je ne les peux pas partager avec vous ?
445 Je trouve tout en vous, rang , dignité, richesse :
Seule de mon destin vous calmez la tristesse :
Vous seule, de mes maux adoucissez l’aigreur :
Vous seule remplissez le vide de mom coeur.
Je borne tous mes voeux, à vous voir, à vous plaire :
450 Rien, sans vous, en un mot, ne peut me satisfaire.
Si pour s’unir à vous par de sacrés liens,
Mon coeur de la fortune a dédaigné les biens.,
Ce que j’ai déjà fait, je veux le faire encore.
N’en es-tu pas le prix, cher objet que j’adore ?
455 Tes grâces, tes vertus, ce sont là tes trésors ;
Et pour les conserver, Alzate, quels efforts
N’oserait point tenter le zèle qui m’anime ?
C’est peu que de braver le sort qui nous opprime,
( Je te le jure ici dans le sein d’un ami ; )
460 Si de mon père encor le courroux ennemi
À mes soumissions refusant de se rendre
Nous prive de la grâce où nous devons prétendre,
Si d’un oeil inflexible il me voit à ses pieds,
Sans terminer le cours de ses inimitiés ;
465 Il faudra , pour briser le saint noeud qui nous lie.
Qu’il commence d’abord par m’arracher la vie ;
Je vivrai pour toi seule ; et j’en saisie serment :
Chère épouse, ton coeur m’en jure-t-il autant ?

ALZATE.

Oui, je vous le promets, et veux de ma tendresse
470 Par cet embrassement garantir la promesse.

ARISTE.

Que mon coeur est touché ! vivez, tendres époux ;
Le Ciel à vos désirs prépare un sort plus doux.
Allez : pour confirmer ce que je vous annonce,
J’attends de votre mère une prompte réponse.

VALÈRE.

475 Ah ! Si notre sort change, et devient plus heureux,
Nous devrons ce succès à vos soins généreux,
Cher Ariste, et ce n’est qu’à votre amitié tendre
Que nous aurons tous deux mille grâces à rendre.
Mais ne présumez pas que notre âme jamais
480 Perde les sentiments dûs à tant de bienfaits ;
Et qu’au fond de nos coeurs leur image tracée
Par un oubli coupable en puisse être effacée.

ARISTE.

Je ne mérite pas un retour si parfait.
J’agis comme tout autre à ma place aurait fait,
485 Et lorsque d’un ami j’adoucis la souffrance,
Le plaisir que j’éprouve en est la récompense.
Pourrais-je faire moins pour signaler ma foi ?
La générosité m’impose cette loi ;
Et si je réussis, souvenez-vous, Valère,
490 Que mes soins seraient vains sans ceux de votre mère.

SCÈNE IX. §

ARISTE, seul.

Ainsi l’ascendant d’un préjugé honteux.
Force un père crédule à traverser leurs feux.
Il pense que le coeur d’une actrice charmante
Ne peut suivre, pour guide une vertu constante.
495 Ah ! S’il n’était séduit par la prévention,
Jugerait-il ainsi de sa profession ?
Je ne m’étonne pas qu’aveugle en son délire
Le vulgaire flétrisse un talent qu’il admire,
Source de nos plaisirs, comme de nos vertus :
500 Il se livre sans cesse à de pareils abus ;
Mais doit-on l’imiter ? Et faut-il que le sage
Esclave, malgré soi, d’un tyrannique usage
Que la droite raison ne saurait approuver,
Se borne à le blâmer, et n’ose le braver ?
505 Non, je veux...

SCÈNE X. Ariste, Eglé, Liseette, Alzate. §

EGLÉ, s’avançant vers Ariste et l’interrompant •avec précipitation.

Ah ! Monsieur, prenez part à ma joie ;
Valère de ses maux ne sera plus la proie.
Oronte lui pardonne : à son fatal courroux
Succède dans son coeur un sentiment plus doux.
Il consent à le voir, et lui rend sa tendresse.

ARISTE.

510 Et ne craignez-vous point qu’il manque à sa promesse ?

EGLÉ.

Non, je la crois sincère. À ses remords livré
Des malheurs de son fils Oronte est pénétré.
Mais bientôt, disiez-vous, Monsieur, par sa présence,
Valère allait calmer ma juste impatience.
515 Faites-le donc venir, à ses yeux aujourd’hui
Je veux faire éclater ma tendresse pour lui.
Son bonheur désormais occupe seul mon âme :
Il faut que je le comble en lui rendant sa femme.
J’y travaille : et déjà son père est revenu
520 Du préjugé cruel qui l’avait prévenu.
Mais, Lisette, qu’as-tu ? Tu me parais émue.

LISETTE.

Quoi, de leur pardonner vous seriez résolue ?
Votre bonté succède à vos inimitiés ?
Madame, il est donc temps que je fasse à vos pieds
525 D’une ruse innocente éclater le mystère.
C’est moi-même qui fuis cette épouse si chère,
Pour qui Valère épris d’une fidèle ardeur
D’un père et d’une mère a bravé la rigueur :
Et puisque la pitié qui vous parle, Madame,
530 À mon sort maintenant intéresse votre âme,
Voyez ce que mes soins ont fait pour l’obtenir ;
Et daignez en garder un tendre souvenir.
Vous aimâtes Lisette, et mon âme se flatte
Que vous retrouverez Lisette dans Alzate.
535 Pour vous en assurer, souffrez qu’à vos genoux
Par de nouveaux serments...

EGLÉ.

Alzate, levez-vous :
Embrassez votre mère. Oui, vous êtes ma fille :
Vos vertus ne sauraient qu’honorer ma famille,
Mon coeur, dès ce moment, cesse d’être surpris,
540 Que mon fils en ait su reconnaître le prix.
J’approuve son hymen, et sa juste tendresse
À mes yeux détrompés n’est plus une faiblesse.
Puisqu’il vous a connue, il a dû vous aimer :
Vos nobles sentiments ont droit de tout charmer.
545 Je reconnais en vous l’épouse de Valère,
Et ce titre à mon coeur vous rend encor plus chère.

ALZATE.

Ah ! Que d’un nom si doux mon coeur serait flatté !
Mais je n’ose compter sur ma félicité ,
Jusqu’à ce que je vois un inflexible père,
550 Ainsi que vous, Madame, apaiser sa colère,
Et de son coeur enfin dépouillant le courroux
Rendre le père au fils, et l’épouse à l’époux ;
Mais Valère paraît.

SCÈNE XI. Eglé, Valère, Ariste, Alzate. §

ALZATE.

Cher objet de ma flamme,
Approchez : on sait tout.

EGLÉ.

Oui, mon fils.

VALÈRE.

Ah, Madame,
555 Vous me permettez donc de paraître à vos yeux ;
C’est votre ordre absolu qui m’appelle en ces lieux.
De la plus vile ardeur vous m’avez crû coupable,
Avant que de connaître une épouse estimable ;
Mais de ses tendres soins je reconnais l’effet ;
560 Je vois le changement qu’en votre âme ils ont fait :
Il ne vous reste plus, pour terminer ma peine,
Que de fléchir mon père, et d’éteindre sa haine.
Achevez cet ouvrage, et par d’heureux efforts
De l’amour paternel réveillez les transports.
565 Faites-lui dans son fils voir un époux fidèle,
Qui comme lui brûlait d’une flamme éternelle,
Conserve à son épouse une constante foi.
Ce qu’il éprouve en lui, doit-il l’aigrir en moi ?
Non, pour vous il n’est rien que mon père ne fasse.

EGLÉ.

570 Que n’ai-je point tenté pour obtenir ta grâce ?
Je n’ai pas attendu que tes discours pressants
Réchauffassent en moi des transports languissants,
J’ai prévenu tes voeux en implorant ton père.
Mes pleurs, et mon exemple ont calmé sa colère :
575 Mais il n’a point encor rassuré mon amour.
Je crains du préjugé l’ordinaire retour.
Je sais trop que sa voix, souvent de la nature
Pour jamais dans un coeur étouffe le murmure.
Ainsi, pour confirmer un changement si doux,
580 Une seconde fois je veux voir mon époux.
Il vient •: rentrez, mon fils ; et vous, près de son père,
Ariste, secondez les efforts d’une mère.

SCÈNE XII. Eglé, Ariste, Oronte, Alzate. §

EGLÉ.

Vous venez à propos : nous voulions vous parler.

ORONTE.

De quoi ?...

ARISTE.

De votre fils : vous semblez vous troubler.
585 M’écouterez-vous ? Quoi !... Ce nom seul vous attriste,

ORONTE.

Ah ! Cessez de rouvrir mes blessures, Ariste,
Et pour un fils ingrat n’allez pas rallumer
Un amour mal éteint prêt à se renflammer,
Qui, malgré son offense ; à son sort m’intéresse,
590 Et me rendrait pour lui capable de faiblesse.

ARISTE.

En est-ce une, Monsieur, de sortir de l’erreur
Où la prévention entraîna votre coeur,
Et de ratifier un hymen légitime ?
Le véritable amour ne fut jamais un crime.
595 Au contraire, souvent ce penchant amoureux
Arrache un jeune coeur aux vices dangereux.
Il accroît le bonheur, soutient dans l’infortune ;
Anime les vertus, et lui-même en est une.
Telle est la passion dont Valère est épris ;
600 Et vous n’osez encor pardonner à ce fils ?

ORONTE.

Je l’aime ; mais comment, en cette conjoncture,
Satisfaire à la fois l’honneur et la nature ?

ALZATE.

Je tremble.

EGLÉ, à Oronte.

Quel propos ! Vous repentiriez-vous
D’avoir laissé tantôt fléchir votre courroux ?
605 Quoi donc ? Un faux honneur, un préjugé frivole
Pourrait vous engager à manquer de parole ?
Eh bien , barbare époux, insensible à mes cris,
Poursuis, viens m’immoler en immolant ton fils,
Épuise sur nous deux ta haine criminelle ;
610 N’épargne ni le fils, ni la mère...

ORONTE.

Ah ! Cruelle,
Pouvez-vous me tenir un semblable discours ?
Est-ce vous qui parlez ? Vous pour qui j’ai toujours
Ressenti les ardeurs d’une constante flamme ?
Vous qui fûtes toujours l’idole de mon âme ?
615 Ne m’a-t-il pas suffi de voir couler vos pleurs ?
N’ai-je pas tout promis pour calmer vos douleurs ?
Que fallait-il de plus pour prouver ma tendresse ?
Que dis-je ? Je suis prêt à remplir ma promesse.
De quel reproche donc venez-vous m’accabler ?
620 Chère épouse, cessez, cessez de vous troubler.
Que ne ferais-je point pour finir vos alarmes ?
Mais que vois-je ? Grand Dieu ? Vous versez tous des larmes ?
Vous Eglé, vous Lisette, et vous Ariste aussi ?
À quelle horreur hélas ! Suis-je réduit ici ?

EGLÉ.

625 Excusez les transports d’une mère inquiète.
Consentez que Valère à vos genoux se jette ;
Et ne différez plus la fin de ses malheurs.

ORONTE.

Je lui pardonne tout ; mais, essuyez vos pleurs.
Vos sanglots redoublés déchirent trop mon âme,
À Ariste.
630 Faites venir mon fils, cher Ariste.
Ariste sort.

SCÈNE XIII. Eglé, Oronte , Alzate. §

ORONTE, continuant.

Oui, Madame,
Je l’attends avec joie, et lui rends en ce jour,
Son épouse, ses biens, et même mon amour.
En est-ce assez ? Parlez, et pour vous, satisfaire ,
À Alzate qui se jette à genoux.
Ordonnez ; je suis prêt... Mais que prétends-tu faire
635 Lisette ?...

ALZATE.

Mon devoir. Par cet abaissement,
Et les pleurs que mes yeux versent, dans ce moment,
Reconnaissez en moi cette épouse coupable
D’avoir à votre fils pu paraître estimable.

ORONTE.

Quoi ! Vous êtes ma fille, et vous serviez chez moi ?

ALZATE.

640 Oui ; trop heureuse encor, vivant sous votre loi,
Si je vois au courroux qui causa ma tristesse,
De mon père aujourd’hui succéder la tendresse.
Je ne recherche qu’elle : hélas ! Pour l’acquérir,
C’est peu de vous servir ; vous me verriez mourir,
645 Satisfaite en mourant que mom âme flattée
Pût se féliciter de l’avoir méritée.
Mais voici votre fils.

SCÈNE XIV ET DERNIÈRE. Eglé, Oronte, Valère, Ariste, Alzate. §

ALZATE.

Avancez, cher époux ;
Venez de votre père embrasser les genoux ;
Implorez, comme moi, ses bontés.

VALÈRE.

Ah ! Mon père,
650 Permettez qu’à vos pieds l’infortuné Valère
Ose vous faire entendre une timide voix ?
Que dois-je présumer du trouble où je vous vois ?
Parlez : si de mes maux votre âme est attendrie »
Pour vous avec plaisir je conserve ma vie ;
655 Mais si vous persistiez dans vos inimitiés,
C’en est fait : votre fils périrait à vos pieds.

ORONTE le relevant, après une longue pause.

Vivez ; si mon ardeur n’a point paru plus prompte,
Ce silence, mon fils, est l’effet de ma honte.
De remords déchiré mon coeur en ce moment
660 Se retraçait l’excès de son aveuglement :
Ma consolation est de pouvoir vous rendre,
Avec mon amitié, l’épouse la plus tendre.
Soyez ensemble heureux : mon coeur serait content,
Si vous pouviez savoir combien il se repent
665 De vous-avoir causé tant, de peines cruelles.
Je vous rends tous vos biens : vivez époux fidèles
Et faites désormais les plaisirs les plus doux
D’un père qui ne veut respirer que pour vous.
Ô vous, dont la vertu surpasse encor les charmes,
670 Vous dont mon injustice a fait couler les larmes,
Me pardonnerez-vous l’involontaire erreur
Qui contre vous arma mon aveugle fureur ?
A mes yeux prévenus cachant votre mérite
Un préjugé fatal excita ma poursuite.
675 Ah, daignez recevoir dans mes embrassements
Le juste désaveu de mes faux sentiments.
Embrassez-moi, ma fille ; un père vous en prie.

ALZATE, l’embrassant.

Par ce retour, Monsieur, vous me rendez la vie.
Je reconnais mon maître à ces tendres bontés.

ORONTE.

680 Viens donc mettre le comble à mes félicités,
Mon fils, et ne crains plus cette rigueur austère,
Qu’efface pour jamais un repentir sincère.

VALÈRE.

Je vous retrouve enfin, et n’ai plus en ce jour
De voeux à faire au Ciel qui me rend votre amour.
685 Quel heureux changement ! Ah, mon père ! ah, Madame !
Quelle reconnaissance acquittera mon âme ?
De vous ouvrir mon coeur que ne m’est-il permis ?
Vous verriez à quel point ce coeur vous est soumis.

ORONTE.

De ces soumissions ma tendresse s’offense.
690 Vous ne nous devez pas tant de reconnaissance.
Je devrais bien plutôt me reprocher toujours
D’avoir pu si longtemps abandonner vos jours
Aux persécutions qu’un préjugé vulgaire...

EGLÉ.

Ah, Monsieur, oublions une injuste colère,
695 Et songeons seulement à réparer leurs maux.

ORONTE.

Oui je veux désormais qu’en des liens si beaux
Ils coulent avec nous leur douce destinée.
Allons ratifier un si tendre hyménée ;
Et que cette union des vertus l’heureux fruit
700 Triomphe dans ce jour du PRÉJUGÉ DÉTRUIT.