LE DRAGON DE THIONVILE
FAIT HISTORIQUE EN UN ACTE, ET EN PROSE.

M. DCC. LXXXVI.

PAR LE CITOYEN DUMANIANT.

À PARIS, Chez CAILLEAU et fils, Libraires-Imprimeur, rue Gallande, n°64;

PRÉFACE. §

EXTRAIT du journal de Paris, du 14 juillet 1786.

Un dragon, nommé Bonnessere (I), servant dans le régiment de Ségur, s’était attaché depuis quelque temps, à Thionville, à un vieux chevalier de Saint-Louis, retiré, infirme, privé de la vue, persécuté de plus par une femme barbare qui, séparée de lui, voulait le forcer à lui payer une somme modique qu’il n’avait pu acquitter sur une pension de 1200 livres, seul bien qu’il possédait. Cette femme ayant poussé la dureté jusqu’à obtenir de le faire traîner en prison, sans respecter son âge et ses infirmités, le dragon ne put soutenir ce spectacle ; il demande un instant de grâce aux huissiers, court chez son capitaine, se rengage pour huit ans, satisfait la justice par l’argent de son rengagement, et rachète, au prix de sa liberté, celle du vieillard qu’il révère. Monsieur le vicomte de Ségur, colonel de ce Régiment, instruit de ce trait de noblesse et de générosité, a ordonné que l’on reçût sur le champ ce dragon bas-officier, et lui a promis que, si dans le cours des huit années de son nouvel engagement il désirait son congé, il l’obtiendrait sans même payer le prix de l’ordonnance. Le dragon a poussé la délicatesse jusqu’à refuser longtemps le grade qu’on lui proposait, ajoutant que sa récompense était dans la chose même, et qu’un bienfait divulgué perdrait tout son prix.

(I) M. Bonnessere est de Toulouse.

C’est d’après cet extrait que j’ai conçu l’idée d’arranger, pour le théâtre, un trait aussi touchant. Il me paraissait fournir des situations intéressantes, sans être obligé d’altérer les faits. Le public m’a prouvé, par l’accueil flatteur qu’il a fait à cette production, qu’il me savait gré d’avoir traité ce sujet. Je dois aussi des éloges à mes camarades, pour le zèle, l’intelligence et la vérité avec laquelle ils ont rendu leur rôle. Il est doux pour un auteur d’avoir à se louer de tout le monde, et il doit se faire un devoir de publier sa reconnaissance.

PERSONNAGES. ACTEURS. §

  • UN CHEVALIER DE SAINT-LOUIS. Cit. DUMANIANT.
  • DUSINCÈRE, Dragon SAINT-CLAIR.
  • LE COLONEL MICHOT.
  • UN CLERC DE PROCUREUR. NOEL.
  • UN HUISSIER.BOUCHER.
  • DES RECORS.
La Scène se passe à Thionville, dans le vestibule d’un hôtel garni.

SCÈNE PREMIÈRE. §

LE CHEVALIER seul, sortant d’une porte à droite des spectateurs.

Dusincère ne vient point. Son service le retient sans doute. Je sens davantage le poids de mes maux, quand je ne vois pas ce brave jeune homme ; quand il est près de moi, ses attentions, ses tendres soins me les sont presque oublier. Abandonné de tout le monde, je n’ai plus que lui qui me console. Ô douce amitié, verse ton baume sur les plaies de mon cœur, et quand je ne serai plus, quand un jour mon jeune ami sera comme moi courbé sous le poids de la vieillesse et des infirmités, accorde-lui, comme à moi, un autre Dusincère qui sache compatir à ses peines et les soulager.

SCÈNE II. Le Chevalier, Un Clerc de procureur. §

LE CLERC.

Monsieur, je viens savoir si vous voulez acquitter la lettre de change que vous avez contractée envers votre épouse ?

LE CHEVALIER.

Mon épouse !.... Une furie !.... Ne lui donnez jamais un nom qu’elle déshonore.

LE CLERC.

Je viens savoir, monsieur, si vos fonds sont arrivés.

LE CHEVALIER.

Non, monsieur, ma pension ne me sera payée que dans un mois et alors je serai honneur à cette dette.

LE CLERC.

Je suis chargé de vous dire que l’on ne peut vous accorder le moindre délai.

LE CHEVALIER.

Elle sait quelle sont mes ressources. Toute méchante qu’elle est, elle rend justice à ma probité, à mon exactitude à remplir mes engagements. Elle ne doit point douter que je ne la satisfasse, et que le premier usage que je fera de ma pension sera d’acquitter cette dette toute injuste qu’elle est, mais sacré pour moi, puisque je l’ai consentie.

LE CLERC.

Pardonnez, monsieur le Chevalier, au triste ministère que je suis obligé de remplir. J’ai ordre de vous annoncer que, si vous ne payez ce matin même, on mettra à exécution la sentence obtenue contre vous.

LE CHEVALIER.

Elle n’oserait.

LE CLERC.

Je vous dirai plus. Par mes sollicitations, j’ai suspendu jusqu’à ce moment l’effet de ses poursuites.

LE CHEVALIER.

Dites plutôt de sa haine.

LE CLERC.

Tâchez de faire un effort.

LE CHEVALIER.

Eh bien monsieur, qu’elle agisse, qu’elle porte au comble les indignités dont elle m’a accablé sans relâche, depuis le jour malheureux où j’unis ma destinée à la sienne. J’ai mérité mon sort, puisque je n’ai pas su la connaître et démêler son âme à travers ses caresses perfides. On verra une femme implacable faire traîner dans le séjour du crime un vieillard couvert de cicatrices qu’ont en vain respecté et la guerre et les ans. Elle jouira de sa noirceur, mais les honnêtes gens qu’elle abuse me plaindront sans doute un jour. Leur mépris tombera sur sa tête coupable ; elle sera flétrie, abandonnée, ou, si les hommes l’épargnent, croyez qu’elle n’échappera pas à la vengeance du ciel, souvent lente, mais toujours sûre. Croyez qu’elle en sera punie, il ne permet pas que les méchants prospèrent.

LE CLERC.

Vous me déchirez, monsieur le Chevalier. Je ne puis rien par moi-même ; mais je retourne auprès de votre femme, et peut-être serai-je assez heureux pour la faire changer de résolution et vous faire obtenir le délai que vous demandez.

SCÈNE III. §

LE CHEVALIER, seul.

Poursuis, poursuis, femme cruel ; mais quel crime ai-je commis envers-toi ? Je t’aimais comme un ami, comme un père. J’ai vu tes dérangements, je t’ai avertis, comme je le devais ; mes plaintes trop tendres ont achevé d’aigrir ton cœur, au lieu de le ramener. Tu m’as quitté, après m’avoir rendu malheureux. Tu as exigé la plus grande partie du fruit de mes travaux. Je t’ai tout accordé, et tu n’est pas contente !... Que te faut-il, barbare ? Ma vie ! Prends-la ; je la perdrai sans peine. En détruisant l’illusion qui me fit croire que tu m’aimais, tu as isolé mon cœur, tu m’as laissé seul errant sur les bords de ma tombe : elle s’ouvrait, mes maux allaient finir, lorsqu’un jeune étranger vint sécher mes larmes. Ah ! Laisse-moi jouir un instant des douceurs de l’amitié ; n’ai-je pas acheté ce moment de bonheur par des siècles de tourments et de peines ?

SCÈNE IV. Dusincère, Le Chevalier. §

DUSINCÈRE.

Il sort par la porte à gauche des spectateurs, en face de celle du Chevalier.

Bonjour, monsieur le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Ah ! Vous voilà, mon cher Dusincère. Je pensais à vous dans le moment. Vous étiez dans la maison ?

DUSINCÈRE.

Je descends de chez mon colonel. Il m’a parlé beaucoup de vous. Il est Fâché que, logeant dans le même corps de logis, vous ne vous soyez pas présenté chez lui.

LE CHEVALIER.

Mon cher ami, ce n’est point à mon âge, qu’il convient d’aller dans les sociétés brillantes. Un homme de mon caractère y serait déplacé ; je ne puis plus y porter cette gaîté nécessaire dans le commerce du monde.

DUSINCÈRE.

Vous ne connaissez pas mon colonel. Ce n’est point un de ces étourdis du jour, qui ne viennent dans leur garnison que pour y afficher un vain luxe. C’est un brave officier qui fait aimer le service par sa douceur, et qui, par son exemple, engage tout le monde à être exact à son devoir. Il respecte surtout les vieux militaires, et sachant qui vous êtes, je suis persuadé qu’il sera le premier à vous prévenir.

LE CHEVALIER.

Je ne suis point un misanthrope, mon ami, mes malheurs m’ont fait fuir les hommes, sans m’engager à les haïr. Je ne me déroberai point à ses honnêtetés. Je serai même enchanté de le connaître, et si votre dessin était de rester au service, je pourrais alors solliciter votre avancement ; vous êtes trop timide et trop modeste pour l’oser vous-même, et rien ne m’empêchera de parler pour mon ami.

DUSINCÈRE.

Ah ! Monsieur le Chevalier, vous ne vous occupez que de moi, quand vous ne devriez songer qu’à vous. Toutes nos conversations roulent sur le même sujet.

LE CHEVALIER.

C’est bien plutôt vous, digne jeune homme, qui ne songez qu’à adoucir mes peines. Je ne le cache pas, sans vous, j’y aurais succombé. La reconnaissance n’est point un poids pour mon cour, elle est un plaisir. Sans amis, sans parents, accablé d’infirmités, je n’attendais que la mort ; vous avez paru, et j’ai senti que l’amitié pouvait encore me faire aimer la vie. Un instinct secret me fit répondre à vos premières honnêtetés, votre physionomie inspirait la confiance, et votre bon cour tient tout ce que promet votre abord. Vous renoncez aux amusements de votre âge, pour passer vos jours auprès d’un pauvre vieillard qui ne peut pas vous dédommager des plaisirs que vous abandonnez pour lui.

DUSINCÈRE.

Ah ! Monsieur le Chevalier, que ne vous dois-je pas pour la bonté que vous avez de me recevoir chez vous ! Ce sont vos sages leçons qui forment mon cour, qui m’instruisent des vrais devoirs d’un militaire. Vous m’avez appris à connaître ce que c’est que la bravoure ; vous m’avez appris à estimer mon état ; vous m’avez rendu fier du simple titre de Dragon ; enfin vous m’avez rendu homme, soldat et citoyen, et si je jouis de quelque estime parmi mes camarades, je la dois au titre de votre ami.

LE CHEVALIER.

Bon jeune homme ! Le ciel vous récompensera de votre humanité. Vous prospérerez sans doute. Hélas ! les vieillards sans fortune sont souvent abandonnés sur la terre. Leur aspect fatigue, leur conversation ennuie, on détourne les yeux du tableau de leur infortune ; ils ont survécu à leurs amis, à leurs connaissances... Et ils ne voient plus autour d’eux que les indifférents qui les méprisent, ou qui souvent les rebutent avec dureté.

DUSINCÈRE.

Tout le monde ne pense pas ainsi, monsieur le Chevalier, je connais des cours droits qui se sont un devoir d’aimer les vieillards, de les chercher, de leur épargner des peines ; mais il n’y a pas de mérite à cela, il ne faut que n’être pas méchant. Dieu imprime sur le front des vieillards un caractère sacré qui nous force au respect. Plus ils sont faibles, plus nos secours leur sont nécessaires, et plus nous devons les leur prodiguer. Ah ! cela n’a pas besoin d’être recommandé, la nature nous l’indique et le plaisir de les soulager est une si douce récompense, il remplit l’âme d’émotions si délicieuses, qu’on leur doit encore de la reconnaissance, quand ils acceptent nos services.

LE CHEVALIER.

Vous me faites sentir tout le prix de votre amitié. Hélas ! Il ne me reste plus que vous, et vous me quittez bientôt.

DUSINCÈRE.

Jamais, monsieur le Chevalier, jamais.

LE CHEVALIER.

Votre congé est sur le point d’expirer, vous ne resterez pas à Thionville : votre dessein n’est pas de vous rengager.

DUSINCÈRE.

Non. Mon colonel a fait ce matin tout ce qu’il a pu pour m’y déterminer ; mais j’ai chez moi un père à qui je puis être utile, et une maîtresse à qui j’ai promis de revenir.

LE CHEVALIER.

Il est juste que vous les préfériez.

DUSINCÈRE.

Que je les préfère, et que j’abandonne mon digne, mon respectable ami ? Que je vous abandonne, vous, à qui je dois des sentiments qui m’honorent ! Vous, qui m’avez rendu ce que je suis ! Tenez, voilà mon projet : dès que mon congé sera expiré, je viendrai vous trouver un matin : je vous dirai, je sais libre, monsieur le Chevalier, je retourne auprès de mon père et de ma Louise que j’aime bien. Partez avec moi, rien ne vous retient ici, vous n’avez plus ni parents, ni ami, vous pouvez toucher votre pension partout. Venez trouver une nouvelle famille à qui vous serez bien cher, et au lieu d’un cour qui vous aime, vous en aurez alors trois qui seront uniquement occupés de votre bonheur.

LE CHEVALIER.

Brave jeune homme ! Votre amitié me touche au point....

DUSINCÈRE.

Vous pleurez ?

LE CHEVALIER.

Laisse les couler ces larmes délicieuses, ces larmes du sentiment. Elles viennent de là.

Montrant son cour.

Il y a déjà longtemPs que la source en était tarie. Ah ! trop de bonheur m’attendait à la fin de ma carrière. Ô Dieu ! Combien vous me payez de tout les maux que j’ai soufferts ! Oui, je vous suivrai ; oui, ma patrie sera partout où nous serons ensemble. Mais, mon cher Dusincère, votre amitié vous aveugle. Croyez-vous que votre père vît arriver avec plaisir un étranger dans sa maison ?

DUSINCÈRE.

Il est mon père... Un bon père.

LE CHEVALIER.

Vos sentiments font son éloge.

DUSINCÈRE.

Il n’est pas riche, mais malgré sa modicité, il a encore le bonheur de rendre des services à des amis moins fortuné que lui. Mon père vous aimera, vous l’aimerez aussi, vous pensez l’un comme l’autre ; et quant à ma Louise je connais son cour, il me semble la voir vous caresser, vous appeler son père, vous rendre ces soins touchanTs à qui la main de l’innocence donne un prix plus doux encore. Comme nous serons heureux, monsieur le chevalier ! Ah ! Si le bonheur existe sur la terre, ma maison en deviendra le temple.

LE CHEVALIER.

Vous serez heureux, vous méritez de l’être : oui, c’est quand on est jeune l’un et l’autre, c’est quand les armes et les âges sont assorties qu’il convient de former ces nouds d’où dépend le bonheur de la vie entière. Ah ! Qu’il est cruel de s’être trompé dans son choix ! Et quels regrets amers en sont le fruit ! Qui jamais l’éprouva plus cruellement que moi ?

DUSINCÈRE.

Vous, monsieur le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Attaché à mon état par devoir et par sentiment, je ne pus dans ma jeunesse lier mon sort à celle à qui j’avais donné mon cour. Un autre la posséda, je quittai le service avec un revenu modique et une pension de mille deux cent livres. Sans parents, sans amis, la solitude qui m’environnait m’effraya. Dans l’espoir de me donner une compagne qui m’aidât à supporter les maux qui allaient bientôt m’assaillir, je m’unis à une personne sans fortune à qui j’assurais une existence honnête. Si je ne me flattai point d’inspirer de l’amour, je crus que je pourrais du moins obtenir l’amitié de celle pour qui je faisais tout. Je ne tardai pas a m’apercevoir qu’un sordide intérêt l’avait guidée. J’opposai longtemps la patience aux outrages les plus cruels ; enfin, je fis entendre la voix d’un ami qui conseille ; mais en vain, je voulus la ramener par la douceur. Son caractère violent acheva de s’enflammer, sa fureur ne connut plus de bornes, elle s’oublia jusqu’à porter sur moi ses mains criminelles, et je n’obtins une ombre de paix qu’en me séparant d’elle et en lui cédant les deux tiers de la pension honorable que mon maître m’accorda pour prix de mes services.

DUSINCÈRE.

Ah ! Monsieur le Chevalier, quel tableau ! Et il existe des cours aussi bas ?

LE CHEVALIER.

Elle exige le paiement d’une lettre de change déjà échue. J’ai signé sans trop prendre garde que le terme de l’échéance arrivAit avant le paiement de ma pension. Hélas ! les cours droits ne soupçonnent point qu’on cherche à leur tendre des pièges ; mais elle savait bien, elle, qu’en me faisant signer de la sorte, elle acquérait le droit cruel de me faire de nouveaux chagrins.

SCÈNE V. Dusincère, Le Chavalier, Un Huissier, Des Records. §

L’Huissier entre par le fond, et se place entre le Dragon et le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Que veulent ces gens-ci ? Que demandez-vous ?

L’HUISSIER.

C’est vous que nous cherchons.

LE CHEVALIER.

Pourquoi ?

L’HUISSIER.

Je suis, sauf votre respect, porteur d’une lettre de change consentie par vous au profit de damoiselle Isabeau Durocher, votre épouse, laquelle lettre de change a été protestée à défaut de paiement, et, vu le protêt, a été obtenue, par ladite damoiselle Isabeau Durocher, une sentence par corps dont je vous signifie copie, avec injonction de me suivre ; si mieux n’aimez payer la susdite lettre de change et les frais, dont le mémoire fait partie des pièces, desquels je puis pareillement vous bailler communication.

LE CHEVALIER.

Monsieur, je vous prie de vous expliquer plus clairement.

L’HUISSIER.

Je vois bien que monsieur n’est pas encore au fait des affaires, mais on l’y mettra.

DUSINCÈRE, à l’Huissier.

Pas de verbiages. Au fait. Que voulez-vous ? De l’argent ? Monsieur le Chevalier n’en a pas à vous donner dans ce moment-ci.

LE CHEVALIER.

J’ai dit à la personne qui est déjà venue ce matin, pour cet effet, que je paierais dans un mois.

L’HUISSIER.

C’est dans ce moment même qu’il faut me satisfaire.

DUSINCÈRE, d’un ton dur.

Monsieur le Chevalier vous dit qu’il vous paiera dans un mois ; ce terme est assez prochain et la parole de monsieur doit suffire.

L’HUISSIER.

Bah ! Bah ! Les affaires ne se font point avec des paroles.

DUSINCÈRE.

Vous oser insister ?

L’HUISSIER.

Monsieur le Dragon, mêlez-vous de vos affaires. Voulez-vous payer pour monsieur ? Avez-vous quatre cens livres à compter ?

LE CHEVALIER, vivement.

Je n’en dois que trois cents.

L’HUISSIER.

Et les frais donc ? Pensez-vous que le procureur les ait fait gratis ? Et le protêt, le coût de la sentence, la capture ? Vous imaginez-vous que mes gens et moi irons nous déranger pour rien ? Mais je perds mon temps ici ; me payez-vous, monsieur le Chevalier ?

LE CHEVALIER.

Non.

L’HUISSIER.

En ce cas, suivez-moi.

LE CHEVALIER.

Où vous suivre ?

L’HUISSIER.

Mais en prison, peut-être.

DUSINCÈRE.

En prison ! Vous oseriez ?.....

L’HUISSIER.

Oh ! Ce n’est pas le premier. J’ai eu l’honneur d’y conduire des Marquis, des Comtes, des Barons, et bien d’autres encore. Marchez, monsieur, marchez.

DUSINCÈRE, avec chaleur.

Arrêtez. Si l’un de vous est assez osé pour mettre la main sur ce brave militaire, il paiera cette témérité de sa vie.

LE CHEVALIER.

Modérez-vous, mon cher ami, cette violence est inutile.

L’HUISSIER, s’éloignant du dragon, et faisant le grand tour pour aller à une table qui est à la gauche des spectateurs.

Je vais dresser mon procès-verbal de rébellion. Monsieur le Dragon, vous apprendrez, à vos dépens, que l’on n’offense pas impunément les membres de la justice.

DUSINCÈRE, à part.

Que faire ? Si mon Colonel...

Haut à l’huissier.

Monsieur, ne pouvez-vous pas m’accorder quelques instants ?

LE CHEVALIER, à l’huissier.

En vous donnant des nantissements pour la somme... Il me reste quelques effets. Prenez-les. Dites à la barbare qui vous fait agir, que je me suis dépouillé de tout pour elle. Qu’elle jouisse de son triomphe, mais qu’elle tremble. Tôt ou tard je serai vengé de son inhumanité.

L’HUISSIER.

Je n’entends rien à ce galimatias.

DUSINCÈRE.

Barbare ! Il ne vous reste donc aucun sentiment de pitié ?

L’HUISSIER.

Pitié ! De quoi me parlez-vous ? Je ne vous entends pas.

DUSINCÈRE.

Accordez-nous quelques instants.

L’HUISSIER.

Autant que je puis vous deviner, vous demandez du temps. Je ne puis vous en accorder ; cela m’est expressément défendu. Mais tout ce que je puis faire, c’est de procéder à l’inventaire des meubles et effets de monsieur le Chevalier, et si j’avise qu’en les vendant de suite je puisse retirer les trois cent livres, les frais loyalement dus et mon droit d’inventaire ; je surseoirai pour quelques instants à l’exécution de la sentence.

LE CHEVALIER.

C’est tout ce que j’exige.

L’HUISSIER, regardant autour de lui.

C’est ici votre appartement ?

LE CHEVALIER, montrant la porte à droite.

Non, le voilà. Daignez me suivre.

L’HUISSIER.

Oh ! Moi je ne demande qu’à obliger lorsque je le peux, sans déroger à l’ordonnance, et que j’y trouve mon petit bénéfice.

Il suit avec ses recors le Chevalier qui entre dans sa chambre.

SCÈNE VI. §

DUSINCÈRE, seul.

Le dépouiller ! L’entraîner en prison ! Et je le souffrirais ? Non. Montons chez mon Colonel. Il m’a proposé ce matin de me rengager...

Il va pour entrer chez son Colonel.

On descend de son appartement. C’est lui... Comment lui dire ?.... Taisons-lui du moins la cause de ma demande.

SCÈNE VII. Le Colonel, Dusincère. §

DUSINCÈRE, avec la plus grande timidité.

Mon Colonel ?

LE COLONEL.

Te voilà encore ?

DUSINCÈRE.

Il s’enhardit par gradation.

Je montais chez vous, mon Colonel.

LE COLONEL.

Tu as l’air bien troublé.

DUSINCÈRE.

Je viens vous demander une grâce.

LE COLONEL.

As-tu commis quelque étourderie ? Sois tranquille. On excuse une première faute, et l’habitude d’une bonne conduite fait que tu l’exagères peut-être à toi-même.

DUSINCÈRE.

Mon Colonel, mon cour ne me reproche rien, et je ne me présenterais pas devant vous si j’étais coupable d’une bassesse.

LE COLONEL.

Il y a loin d’une bassesse à une étourderie. Mais qui peut te mettre dans l’état ou je te vous ? Il se passe en toi quelque chose qui n’est pas naturel, ton front n’a pas sa sérénité ordinaire.

DUSINCÈRE.

Pardonnez-moi, je suis tranquille.

LE COLONEL.

Tu me le dis d’un ton à me persuader le contraire. Que me veux-tu enfin ?

DUSINCÈRE.

Vous m’avez proposé ce matin de me rengager, j’ai refusé... J’ai fait mes réflexions... Et je vous supplie de vouloir bien me passer mon engagement tout de suite.

LE COLONEL.

Tu as sans doute reçu de mauvaises nouvelles de ton pays, et ta Louise t’est sans doute infidèle ?

DUSINCÈRE.

Non, mon Colonel, je suis sûr de son cour, elle m’aime toujours ; ma Louise ne peut changer.

LE COLONEL.

C’est à cause d’elle cependant que tu as refusé de signer ce matin. Tu ne peux l’épouser, si tu reste au régiment ; tu sais bien qu’on ne souffre pas que les soldats se marient.

DUSINCÈRE.

Je le sais.

LE COLONEL.

Et tu renonces à elle.

DUSINCÈRE.

Y renoncer ? Jamais, jamais. Plutôt mourir.

LE COLONEL.

Quel est donc ce caprice ?

DUSINCÈRE.

Ce n’est point un caprice. Accordez-moi ce que je vous demande.

LE COLONEL.

Reviens demain matin. Si tu es dans les mêmes dispositions, je serai enchanté de conserver au corps un aussi bon sujet que toi.

DUSINCÈRE.

Demain, mon Colonel, demain il serait trop tard.

LE COLONEL.

Je ne veux point abuser d’un moment où ta tête paraît troublée.

DUSINCÈRE.

Non, mon Colonel, elle ne l’est pas. Je sais ce que je fais, et jamais, non, jamais je n’aurai le moindre remords de cette action. Bien loin de-là, je vous bénirai tous les jours de ma vie de m’avoir accordé la faveur la plus précieuse que je puisse obtenir de vous.

LE COLONEL, après un moment de réflexion.

Hé bien ! Monte chez moi. Je vais te faire passer ton engagement et t’en faire compter le prix.

DUSINCÈRE.

J’ai une autre grâce, non moins essentielle à obtenir de vous.

LE COLONEL.

Et laquelle ?

DUSINCÈRE.

C’est de vouloir porter à quatre cent livres le prix de mon engagement.

LE COLONEL, fixant Dusincère.

J’ai cru que l’honneur seul te guidait. Un brave soldat ne met pas de prix à son service.

DUSINCÈRE.

Vous m’accablez.

LE COLONEL, avec mépris.

C’est un peu plus d’argent qui te détermine. Je perds dès ce moment toute la bonne opinion que j’avais de toi.

DUSINCÈRE, avec sensibilité.

Ah ! Mon Colonel, vous me percez le cour par ces paroles cruelles. Moi ! Vendre mon service ! Moi céder à un peu plus d’argent ! M’a-t-on connu au régiment pour une âme ville et intéressée. Ah ! Si vous saviez...

LE COLONEL.

Parles, as-tu contracté quelques dettes ?

DUSINCÈRE.

L’honneur m’impose la loi de me taire.

LE COLONEL.

Je suis fort mécontent de ce silence, et je ne puis t’accorder ce que tu exiges.

Il va pour sortir.

Dusincère l’arrête et se jette à ses genoux.

DUSINCÈRE.

Arrêtez, mon Colonel ; j’embrasse vos genoux. Je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au monde de ne point fermer votre oreille à ma prière. Votre refus serait la mort pour moi. Accordez-moi cet argent que je vous demande avec les larmes du désespoir. Cédez à ma supplication. Je suis prêt à signer un engagement pour le reste de ma vie, et si le zèle, la conduite, l’attachement à ses devoirs sont les bons soldats, jamais, jamais vous n’aurez à vous repentir de m’avoir exaucé.

LE COLONEL, à part.

Il y a là-dessous quelque chose d’extraordinaire. Lève-toi, je vais te donner ce que tu demandes.

DUSINCÈRE.

Mon Colonel, vous me rendez la vie. Hâtons-nous, tous les momens sont précieux.

LE COLONEL.

Je respecte ton secret. Suis-moi je vais te satisfaire.

SCÈNE VIII. §

DUSINCÈRE seul, regardant la porte de la chambre du Chevalier.

ILS ne sont pas sortis encore. Ah ! Que je suis heureux ! Quel beau jour ! Je serai digne de mon ami.

Il entre chez son Colonel.

SCÈNE IX. L’Huissier, Le Chevalier, Les Records. §

L’HUISSIER.

Impossible, Monsieur, impossible ; toutes ces guenilles que vous venez de me montrer ne valent pas cinquante livres à être vendues sur la place.

LE CHEVALIER.

Et vous avez ordre de me conduire en prison ?

L’HUISSIER.

Il n’y a pas de milieu ; payer ou marcher.

LE CHEVALIER.

Faire cette infamie à un vieux militaire !

L’HUISSIER.

Monsieur le Chevalier, qui doit à tort. Mais il y a déjà une heure que nous sommes ici. Nous en avons d’autres à expédier, marchez.

LE CHEVALIER.

Non, je ne puis souffrir que l’on m’entraîne en plein jour.

L’HUISSIER.

Ça ne déshonore pas.

LE CHEVALIER.

Puisque vous ne pouvez changer mon sort, puisque vous êtes forcé d’obéir à celle qui vous envoie ; accordez-moi du moins une grâce qui dépend de vous, c’est d’attendre qu’il soit nuit.

L’HUISSIER.

Nous avons d’autres affaires.

LE CHEVALIER.

Vous reviendrez ce soir ; alors je vous suivrai.

L’HUISSIER.

Oh bien ! Oui, nous vous trouverions. Comme on se fie à ces promesses !

LE CHEVALIER.

Je vous donne ma parole d’honneur.

L’HUISSIER.

Nous ne nous fions qu’à nous.

LE CHEVALIER.

Scélérat, tu m’oses insulter ! Vois qui je suis.

L’HUISSIER.

Nous ne prenons pas garde aux personnes. Marchez, marchez.

Il fait un mouvement pour aller au Chevalier.

LE CHEVALIER.

Mon sang bouillonne. Lâches, si mon jeune ami était là, ou si l’âge n’avait pas affaibli mes forces, vous trembleriez de m’outrager.

L’HUISSIER, même jeu.

Point de raisons, marchez.

LE CHEVALIER.

Non, vous ne m’entraînerez pas en plein jour comme un vil scélérat.

L’HUISSIER, le saisissant au collet.

Allons donne. Allons donne.

LE CHEVALIER, le repoussant.

Trembles, trembles. Le désespoir me donnera des forces.

L’HUISSIER, aux records qui entraînent le Chevalier.

1

À moi, camarades. Bourrez-le, s’il résiste.

LE CHEVALIER.

Ah ! Dieu. Grands Dieux !

SCÉNE X. Les Précédents, Dusincère. §

DUSINCÈRE, sortant de chez son Colonel, et s’élançant sur les records qu’il écarte. De sa main gauche il tient le bras droit du Chevalier. Les records et l’huissier sont à droite et à gauche.

Ciel ! Que vois-je. Perfides.

LE CHEVALIER.

Ah ! Mon ami, sans toi ils m’entraînaient.

DUSINCÈRE.

Scélérats ! Si je n’écoutais que ma juste fureur, vous seriez déjà punis de votre insolence. C’est ainsi, barbares, qu’à l’abri de la loi, vous vous livrez à toute votre inhumanité. Dès que le malheureux devient votre proie, vous oubliez qu’il est homme, et vous vous vengez sur lui du juste mépris que votre profession inspire. Est-ce ainsi que l’on vous prescrit d’exécuter les ordres dont vous êtes chargés ? Des actes de justice deviennent dans vos mains des actes de rigueur, et votre lâcheté éclate avec d’autant plus d’horreur, que vous vous faites un jeu d’accabler l’innocent et le faible d’outrages qu’il ne vous serait pas même permis de faire essuyer aux derniers scélérats.

L’HUISSIER, allant à la table.

Rébellion notoire. Verbalisons, messieurs, verbalisons.

DUSINCÈRE, lui jetant un sac d’argent.

Voilà ton argent.

L’HUISSIER, ramassant le sac qu’il pèse dans sa main.

Voilà les pièces.

Il va pour dénouer le sac.

DUSINCÈRE.

Sors, sors, te dis-je. Il me serait impossible de résister plus longtemps aux mouvements d’indignation que ta présence m’inspire.

L’Huissier sort.

SCÈNE XI. Le Chevalier, Dusincère. §

Dusincère court dans les bras du Chevalier, qui, de son côté, le presse avec tendresse.

LE CHEVALIER.

Mon libérateur ! Mon ami !

DUSINCÈRE.

Mon père ! Ah ! Dieux ! J’en tremble encore de colère. Les inhumains ? Ni votre rang, ni votre âge : rien ne pouvait leur en imposer.

LE CHEVALIER.

Je ne puis revenir de mon saisissement. C’est par toi que je suis libre !... Mais je frémis ?... Dusincère !... Ah ! Dieux ! Où avez vous pris cet argent ?

DUSINCÈRE.

Vous êtes libre.

LE CHEVALIER.

Il s’élève des doutes dans mon esprit.

DUSINCÈRE.

N’en ayez aucun.

LE CHEVALIER.

Je veux savoir absolument......

DUSINCÈRE.

Je vous l’expliquerai dans un autre temps. Ne troublez point la douce joie qui remplit tout mon cour. Je n’ai jamais mieux dans ce moment combien l’amitié est un sentiment délicieux. Le plaisir que j’éprouve est au-dessus de toutes les jouissances de l’amour et de la fortune.

LE CHEVALIER.

Je tremble, jeune homme, que vous ne soyez la victime de votre tendre attachement pour un malheureux vieillard. Je veux savoir absolument à quel prix vous avez obtenu ma liberté.

SCÈNE XII ET DERNIÈRE. Les Précédents, Le Colonel. §

Il sort de chez lui au commencement de la scène précédente, et s’arrête pour écouter.

LE COLONEL.

Au prix de la sienne.

LE CHEVALIER.

Qu’ai-je entendu ?

DUSINCÈRE.

Qu’avez-vous fait, mon Colonel ?

LE COLONEL.

Brave jeune homme ! Et j’avais pu le soupçonner d’inconduite ou de légèreté ! J’ai pensé cependant qu’un cour tel que le sien ne pouvait jamais se dégrader. Je l’ai suivi, j’ai été témoin de son dévouement, de sa générosité. Incapable de se démentir, il aurait enseveli cette action dans le silence. Le ciel a voulu que j’en fusse le témoin et je la récompenserai.

DUSINCÈRE.

Non, mon Colonel, vous m’en enlèveriez le prix.

LE COLONEL.

Vous avez fait votre devoir, et je ferai le mien. Je vous fais dès cet instant, maréchal-des-logis, et je vous donne en même temps la permission d’épouser cette Louise que vous abandonniez pourtant pour sauver votre ami. Quant à votre engagement, il est annulé dès cet instant. Le service d’un homme tel que vous, doit être toujours libre. Vous resterez au corps tant que vous vous y plairez, je souhaite que vous l’honoriez en y restant longtemps attaché ; et croyez que votre colonel n’oubliera jamais de vous donner des preuves de son estime et de son amitié.

LE CHEVALIER.

Ô mon ami ?

LE COLONEL.

Monsieur le Chevalier, souffrez aussi que je sois votre ami. J’emploierai mon crédit à vous venger de vos persécuteurs, et croyez que le tableaux de vos infortunes, mis sous les yeux d’un gouvernement équitable, vous fera obtenir la justice qui vous est due.

LE CHEVALIER.

Monsieur...

LE COLONEL.

Point de remerciements. Quoique vous puissiez jamais me devoir.

Il montre Dusincère.

Voilà, voilà votre vrai bienfaiteur.

LE CHEVALIER.

Bon jeune homme ! Comment pourrai-je jamais te payer de ce que tu as fait pour moi ?

DUSINCÈRE.

En continuant de m’aimer, en ne me parlant jamais d’une action si simple et si naturelle, qu’elle ne mérite pas vos éloges. Eh ! N’ai-je pas été trop récompensé par le plaisir qu’elle m’a procuré.

LE COLONEL.

Un trait si beau ne restera pas dans l’oubli.

DUSINCÈRE.

Mon Colonel !

LE COLONEL.

On ne saurait trop publier les belles actions. Leur récit console les bons, corrige quelquefois les méchants, et fait aimer la vertu à tout le monde.