1836
Par ALEXANDRE DUMAS, musique de M. PICCINI, décors de MM. CICÉRI, NOLAU, DEVOIR, POURCHET.
PERSONNAGES §
- DON JUAN M. Bocage
- DON JOSÈS M. Delafosse
- DON MORTÈS M. Héret
- DON CHRISTOVAL M. Émile
- DON MANUEL M. Charles C.
- DON SANDOVAL M. Chilly
- DON PEDRE M. Tournan
- DON HENRIQUEZ M. Alfred
- DON FABRIQUE M. Albert
- DON SANCHEZ M. Auguste
- LE MAUVAIS ANGE M. Mélingue
- LE COMTE DE MARANA M. Durocher
- LE SÉNÉCHAL M. Vissot
- GOMEZ M. Marchand
- HUSSEIN M. Eugène
- UN VALET M. Ernest
- UN PAGE M. Jules
- L’ANGE DU JUGEMENT M. Dupuis
- LE BON ANGE Mlle Ida
- SOEUR MARTHE Mlle Ida
- TERESINA Mme Adolphe
- INÈS Mme Moralès
- VITTORIA Mlle Georges Cadette
- PAQUITA Mme Astruc
- CAROLINA Mme Isabelle
- JUANA Mme Cordier
- SOEUR URSULE Mme Aimé
- UN ANGE M. Lequien
- [LA VIERGE].
ACTE I §
SCÈNE PREMIÈRE. Le mauvais Ange, le bon Ange. §
LE MAUVAIS ANGE.
LE BON ANGE.
LE MAUVAIS ANGE, riant.
LE BON ANGE.
LE MAUVAIS ANGE.
SCÈNE II. Les mêmes, Don Juan, Don Christoval, Don Manuel, Carolina, Juana, Vittoria, pages, valets. §
DON JUAN, à Christoval, qui reste en arrière, un verre à la main.
Allons, Christoval, assez de xérès et de porto comme cela ! C’est boire en muletier et non en gentilhomme. Au salon, pour les glaces et les sorbets !
À moi, Carolina !
CAROLINA, passant son bras autour du cou de Don Juan.
Me voilà, Monseigneur !...
DON CHRISTOVAL, vidant son verre.
Alors décidément, Don Juan, tu me l’enlèves ?
CAROLINA.
Il ne m’enlève pas, je te quitte.
DON CHRISTOVAL.
Et pourquoi me quittes-tu, infidèle ?
CAROLINA.
Parce que, depuis trois jours que nous nous connaissons, il y en a deux que je ne t’aime plus, et un que je te déteste.
DON MANUEL.
Plains-toi encore de la fausseté des femmes, Christoval !
DON CHRISTOVAL.
Cela tombe admirablement bien ; car, pendant le dîner, je me suis fiancé à la Juana.
DON MANUEL.
M’aurais-tu fait cette infidélité, païenne ?...
JUANA.
Au contraire, j’agis par pure charité chrétienne : ce pauvre Christoval est si triste d’avoir perdu Carolina, qu’il mourrait de chagrin s’il ne trouvait à la minute quelqu’un qui le consolât.
DON MANUEL.
Très bien ! Alors, à moi la Vittoria !
VITTORIA, adossée au piédestal, et repoussant Don Manuel.
Non pas, Monseigneur ! J’aime Don Juan et pas un autre.
DON JUAN, se levant et allant à Vittoria.
Oh ! Sur mon honneur, voilà un trait merveilleux et qui demande récompense.
VITTORIA, l’arrêtant.
Si tu as quelque chose à me donner, Monseigneur, donne-moi ton poignard.
DON JUAN.
Que veux-tu faire ?
VITTORIA.
Que t’importe ?
DON JUAN.
Prends, ma jalouse.
CAROLINA.
Si tu fais de tels cadeaux à la femme que tu n’aimes plus, que donneras-tu à celle que tu commences à aimer ?
DON JUAN, se couchant sur un divan.
Je lui donnerai une fois ce qu’elle me montrera du doigt, deux fois ce qu’elle me demandera des yeux, et trois fois ce qu’elle exigera des lèvres.
CAROLINA.
Tu es magnifique, seigneur Don Juan ; mais je serai encore plus généreuse que toi...
Je ne veux pas que tu me donnes, je veux que tu me rendes.
DON JUAN.
Si j’étais roi, voilà un baiser qui me coûterait une province.
CAROLINA.
Mais, comme tu n’es que comte, je me contenterai d’un de tes châteaux. Combien en as-tu ?
DON MANUEL.
Il n’en sait pas le nombre.
DON JUAN.
Non ; seulement, ils sont à moi comme les Espagnes sont à l’infant.
CAROLINA.
C’est égal, je te prête dessus.
L’infant deviendra roi.
DON JUAN, l’embrassant.
C’est chose dite, j’emprunte.
DON CHRISTOVAL.
Tu oublies que la moitié des biens que tu engages appartiennent à Don Josès.
DON JUAN, négligemment.
Qu’est-ce que Don Josès ?
DON MANUEL.
Mais ton frère aîné, ce me semble.
DON JUAN.
Ah ! Oui. Eh bien, si j’ai un conseil d’ami à lui donner, à ce frère, c’est de trouve un juif qui lui achète son droit d’aînesse pour un plat de lentilles ; le juif sera volé.
JUANA.
Mais il est donc décidé à vivre toujours, le vieux comte ?
DON JUAN.
Tiens, ne m’en parle pas, Juana ; tu as peut-être entendu dire qu’il y a un Père éternel au ciel, n’est-ce pas ? Eh bien, je crois, Dieu me pardonne ! qu’il est descendu sur la terre.
UN DOMESTIQUE, levant la portière de la chambre à gauche du spectateur.
Monseigneur Don Juan, votre père se meurt.
DON JUAN, se soulevant.
Et il m’envoie chercher ?
LE DOMESTIQUE, traversant la scène.
Non ; il a entendu vos éclats de rire, et il ne veut pas vous attrister ; il envoie chercher son confesseur Don Mortès.
DON CHRISTOVAL, se levant.
Adieu, Don Juan ; nous ignorions la maladie du vieux Comte, et nous demandons pardon à Dieu d’avoir blasphémé dans une maison qui appartenait à la mort.
JUANA.
Adieu, Don Juan ; tu es un impie, et tu perdrais l’âme d’une sainte en soufflant dessus.
CAROLINA.
Adieu, Don Juan ; j’espère que Dieu me pardonnera dans l’autre monde de t’avoir aimé un instant dans celui-ci.
DON JUAN.
Surtout si nous faisons pénitence ensemble. Prenons jour.
CAROLINA.
Jamais !
DON JUAN.
Alors, je t’attendrai de huit à neuf heures du matin, à la petite maison du parc.
CAROLINA, souriant.
J’y serai.
DON JUAN.
Et toi, Vittoria, tu ne me dis rien ?
VITTORIA.
Si fait ; je te dis que, tel que tu es, Don Juan, maudit et damné d’avance, je t’aime ; et je te dis encore que, si Carolina vient au rendez-vous que tu lui donnes, foi d’Espagnole, je la tuerai.
DON JUAN.
Adieu, ma charmante.
Éclairez.
SCÈNE III. Le bon Ange, le mauvais Ange, Don Juan. §
DON JUAN.
Adieu, jeunes fous et belles courtisanes, qui jouez comme des enfants avec des baisers et des poignards, sans savoir ce qu’on en peut faire ; partez avec vos flambeaux, vos rires et votre bruit, et laissez-moi seul et dans l’obscurité : mes pensées ont besoin de silence et de ténèbres. Puissent, cette nuit, mes richesses, mes châteaux et mes titres ne pas s’évanouir comme vous !... Mon père ne me demande pas, je m’en doutais ; il demande Don Mortès, je m’en doutais encore. Il faut que ce prêtre passe par ici pour entrer dans la chambre de mon père, je lui parlerai le premier. Allons, Don Juan, il ne s’agit plus de séduire une jolie femme ou de combattre un brave cavalier ; plus de paroles dorées, plus de bottes secrètes : tu as affaire à un prêtre, parle-lui la sainte langue de l’Église.
SCÈNE IV. Les mêmes, Don Mortès. §
DON JUAN.
Vous êtes un digne serviteur de Dieu, mon père, toujours prompt à la prière et à la consolation.
DOM MORTÈS.
C’est mon devoir, Monseigneur.
DON JUAN.
Aussi, n’avons-nous pas douté quand nous vous avons fait mander...
DOM MORTÈS.
Pardon, mais je croyais que le comte seul avait besoin...
DON JUAN.
Tous deux, mon père, tous deux : la parole divine est peut-être plus nécessaire encore à ceux qui doivent vivre qu’à ceux qui vont mourir. N’avez-vous pas quelques minutes à me consacrer, mon père ?
DOM MORTÈS.
Parlez, Monseigneur.
DON JUAN.
Vous avez connu mon noble père dans sa jeunesse ?
DOM MORTÈS.
J’ai eu l’honneur d’étudier avec lui à l’université de Salamanque.
DON JUAN.
Vous savez qu’il était d’un caractère...
DOM MORTÈS.
Plein de grandeur et de seigneurie.
DON JUAN.
Mais en même temps fougueux et passionné.
DOM MORTÈS.
Cela lui a fait faire de grandes armes en Italie, Monseigneur.
DON JUAN.
Et de grands péchés en Espagne, mon père.
DOM MORTÈS.
Il a toujours obéi aux ordres de son roi, comme doit le faire un bon Castillan.
DON JUAN.
Certes ; mais il n’a pas toujours suivi les commandements de Dieu, comme aurait dû le faire un bon catholique.
DOM MORTÈS.
Je ferai tout pour l’amener là.
DON JUAN.
Il y a un péché qui doit lourdement charger sa conscience.
DOM MORTÈS.
Lequel ?
DON JUAN.
Vous savez qu’avant d’épouser ma mère, il avait eu de... Je ne sais quelle esclave mauresque, gitane ou bohémienne, qu’il avait ramenée d’Afrique, un fils qu’il a traité comme mon frère, et à qui il a permis de s’appeler Don Josès, comme je m’appelle Don Juan ?
DOM MORTÈS.
Je le sais.
DON JUAN.
Eh bien, mon père, voilà ce dont il est urgent qu’il se repente pour le salut de son âme ; et il se repentira certainement, si un saint homme comme vous lui reproche sa faiblesse pour cet enfant, s’il lui défend de le revoir avant sa mort, et s’il lui présente ce sacrifice comme une expiation de sa faute.
DOM MORTÈS.
Et pourquoi ?
DON JUAN.
Parce que, comme un païen et un hérétique qu’il est, il dissiperait les richesses des Marana en des jeux de cartes et de dés, au lieu d’en doter de saints couvents, comme je le ferais, moi... en orgies avec de jeunes étudiants, au lieu de donner une châsse d’argent à Saint-Jacques de Compostelle, et une chape d’or à Notre-Dame del Pilar, comme je le ferais, moi... enfin, en débauches avec de belles courtisanes du démon, au lieu de récompenser largement les saints hommes qui se dévouent au salut et à la consolation des mourants, comme je ferais encore, moi... Comprenez- vous, mon père ?...
DOM MORTÈS.
Oui, oui, Monseigneur... Cependant, je crois que, si Don Josès était à votre place...
DON JUAN.
Mais il n’y est pas... Et savez-vous où il est ? À Séville en Andalousie, dans la ville des amours, des sérénades et des fleurs, tandis que son père bien-aimé vous envoie chercher pour se préparer à la mort... Et que fait-il à Séville ?... Il chante des chants mauresques sur une guitare grenadine, aux pieds de je ne sais quelle Teresina, qu’il séduit en lui faisant croire qu’elle sera sa femme, et cela au lieu d’accourir ici pour prier et pleurer avec moi au chevet du lit mortuaire... Et voilà ce qu’il faut que mon père sache de votre bouche ; car, si au moment de mourir... la faiblesse humaine est si grande à l’heure suprême !... il allait, ce qui est possible, légitimer ce bâtard... Il ne faut pour cela qu’un parchemin, deux lignes, une signature, et le sceau des Marana près de cette signature... et alors ce ne serait plus moi, ce serait l’autre qui deviendrait comte de Marana, grand d’Espagne de première classe, et maître de vassaux assez nombreux pour faire à son propre compte la guerre au roi de France !...
DOM MORTÈS.
Rassurez-vous, Monseigneur, car je sais, dans ce cas, quelles seraient les intentions de votre frère.
DON JUAN.
Il vous les a dites ?... Oui, il a fait le grand, le généreux, le magnanime... Il est vrai que cela ne lui a coûté que des paroles. Il vous a dit, n’est-ce pas, qu’il me laisserait la seigneurie d’Olmedo ou d’Aranda, qui rapportent ensemble cinq cents réaux et vingt-cinq maravédis de rente ? puis encore, peut-être, qu’il consentirait à ce que l’on continuât de m’appeler Don ; c’est-à dire qu’il me fait l’aumône d’un morceau de pain et d’une épée... Oh ! Le digne, le noble, l’excellent fils, qui dispose de la succession paternelle du vivant même de son père !... Oh ! Le digne, le noble, l’excellent frère, qui se fait une part de lion, qui étend l’ongle sur l’héritage des Marana, et qui dit : « Ceci est à moi, Don Josès ! Cela est à toi, Don Juan !... »
DOM MORTÈS.
J’espère que Don Josès arrivera à temps pour que votre noble père règle, de son vivant, ses intérêts et les vôtres.
DON JUAN.
Oh ! Pour cela, vous vous trompez... Non !... Il laisserait mourir son père dans la solitude et l’abandon, si je n’étais pas là, moi... Je lui ai écrit dix lettres.
DOM MORTÈS.
Eh bien, moi, Monseigneur, je ne lui en ai écrit qu’une, mais je suis sûr du messager qui la porte.
DON JUAN, furieux.
Tu as écrit à Don Josès, prêtre !... Et qui t’a permis de le faire ?
DOM MORTÈS.
Celui qui en avait le droit : votre père.
DON JUAN.
Eh ! Que ne me disais-tu cela plus tôt, tu m’aurais épargné depuis une demi-heure cette comédie que je joue !... Ah ! Nous voilà enfin tous deux face à face, nos masques à la main, et pouvant tout nous dire !... Eh bien, donc, écoute, et retiens bien ce que tu vas entendre... Je ne veux pas, entends-tu bien, prêtre ? Je ne veux pas que le vieillard reconnaisse Don Josès pour mon frère... et cela, non pas parce qu’il est le fils d’une bohémienne, non pas parce qu’il est un païen, non pas parce qu’il déshonorerait mon nom dans l’autre monde, dont je m’inquiète fort peu ; mais parce que, dans celui-ci, il me prendrait mon titre de comte, dont j’ai besoin pour faire grande et noble figure par les Espagnes... Mes richesses, qu’il me faut pour acheter l’amour qu’on ne voudra pas me donner, et mes dix mille vassaux, qui me sont nécessaires pour m’assurer l’impunité que la justice se lassera peut-être de me vendre... Souviens-toi que je m’appelle Don Juan, et qu’un de mon nom, si ce n’est de ma race, est descendu vivant en enfer, y a soupé avec un commandeur qu’il avait tué après avoir déshonoré sa fille ; que j’ai toujours été jaloux de la réputation de cet homme, comme le roi Charles-Quint de celle du roi François Ier... Et que je veux la surpasser, entends-tu ? Afin que le diable ne sache lui-même qui préférer de Don Juan Tenorio ou de Don Juan de Marana... Maintenant, entre chez mon père ou sors de cette maison, sois pour Don Juan ou pour Don Josès, pour Dieu ou pour Satan, à ton choix ; mais n’oublie pas que je suis là, et que je ne perds pas une parole, pas un geste, pas un signe... Et que, selon ce que tu feras, je ferai.
DOM MORTÈS, entrant dans la chambre.
Dieu prenne pitié de vous, Monseigneur !
DON JUAN.
Priez pour vous-même, mon père.
SCÈNE V. Le bon Ange, le mauvais Ange, Don Juan. §
DON JUAN.
Allons, la lutte est engagée... il faut la soutenir : le prix est magnifique, Don Juan ! Tu as enfin rencontré un adversaire digne de toi ; il est fâcheux que ce soit sous la robe d’un moine ; car je m’entends mieux à me servir de l’épée que du poignard.
Ah ! Le voilà qui s’approche du lit de mon père. Prêtre, fais ton office de prêtre et pas autre chose, je te le conseille... Pourquoi t’éloignes-tu ? Que veux-tu faire de cette encre et de cette plume ?... Ah ! Tu tires un parchemin de ta poitrine ; ne mets pas la plume aux mains de mon père, ou, si tu le fais, tu vois bien que c’est toi qui cherches ta destinée, que c’est toi qui vas au-devant du malheur que j’ai voulu éviter... Ah ! Ah ! Voilà le vieillard qui écrit... Suis des yeux chaque ligne qu’il trace... Chaque ligne m’enlève un titre, un trésor, un château, n’est-ce pas ? Une seconde encore, et il ne me restera rien... Il va signer... Il... Prêtre maudit !...
Il était temps ! La signature manque seule, car ils avaient eu la précaution d’appliquer le sceau d’avance. Personne n’a vu entrer le vieillard.
Personne ne l’a vu sortir ! Mon père s’est évanoui... Et, quand il reviendra à lui, il prendra tout cela pour quelque songe de la fièvre... Pour quelque vision infernale !
Allons, je suis toujours Don Juan, seigneur de Marana, fils aîné du comte !
Ah ! Disparu ! Cette vieille tradition de la famille serait-elle vraie ? Le mauvais ange des Marana devait reprendre, disait-on, sa liberté, lorsqu’un crime serait commis par un Marana. Eh bien, le crime est commis, le mauvais ange est libre.
Après ?
LE COMTE, appelant de la chambre voisine.
Don Juan !
DON JUAN.
J’attendais une réponse du ciel et la voilà qui me vient de la tombe : c’est la voix de mon père. Pourquoi cette voix me fait elle tressaillir jusqu’au fond des entrailles ? pourquoi me sentai-je malgré moi tout prêt à lui obéir ? Ah ! Ah ! Ah ! c’est qu’on m’a dit quand j’étais enfant : « Cet homme est ton père, et tu dois obéir à ton père. »
Préjugés de l’enfance, qui s’enracinent au coeur de l’homme !... Chaînes qui sortent de la bouche des nourrices, et qui garrottent les générations aux générations, ceux qu’il s’élèvent à ceux qui tombent, la vie à la mort !... Pourquoi le dernier cri du prêtre m’a-t-il moins ému que cette voix ?... Don Juan, Don Juan ! Poitrine de lion où bat un coeur de femme, obéis !
LE COMTE.
Don Juan !
DON JUAN, soulevant la tapisserie
Me voilà, mon père...
DON JOSÈS, dans l’antichambre.
Don Juan !
DON JUAN, laissant retomber la portière.
C’est la voix de mon frère, celle-là... Ah ! Celle-là aussi m’a fait tressaillir jusqu’au fond des entrailles, mais de haine et de jalousie !... Elle vient bien pour combattre l’autre. Merci, Satan !
SCÈNE VI. Don Josès, Don Juan. §
DON JOSÈS, s’élançant en scène.
Don Juan ! Don Juan ! Est-il encore temps ? Verrai-je encore mon père ?
DON JUAN, mettant le doigt sur sa bouche.
Silence, frère !... Il dort !...
DON JOSÈS, se jetant au cou de Don Juan.
Que je t’embrasse pour cette bonne nouvelle, frère ! Comprends-tu ? Si je n’avais pas reçu cette lettre du digne Don Mortès, mon père mourait sans que je le revisse ; il m’aurait appelé dans son agonie et je n’aurais pas été là pour lui répondre ! La terre aurait recouvert cette face vénérable sans que la dernière expression de ses traits fût restée éternellement en ma mémoire... Oh ! Cela n’était pas possible ! Dieu n’a pas voulu que cela fût... Laisse-moi pleurer, frère, car j’ai le coeur plein de sanglots et de larmes... Oh ! Mon père, mon père, mon digne père !...
DON JUAN, lui passant un bras autour du cou.
Pauvre Josès ! Et tu as ainsi quitté Séville, tes amours enchantées, ta belle Teresina ?
DON JOSÈS.
Tais-toi, Don Juan, tais-toi ; ne parle pas des amours du fils pendant l’agonie du père... Si j’ai quitté Teresina ! Oh ! J’aurais quitté ma vie si j’avais cru que mon âme vînt plus vite ! Est-ce que sa maladie est mortelle ? Est-ce qu’il souffre bien ? T’a-t-il parlé de moi ? S’est-il souvenu de Josès ?
DON JUAN.
Oui, frère, nous avons souvent parlé de toi ensemble... Et tu disais que doña Teresina ?...
DON JOSÈS.
Oh ! Frère ! Elle est belle parmi les belles, comme mon père était bon entre tous... Qu’il eût aimé ma Teresina, mon pauvre père ! Si j’avais pu voir sa bouche se poser sur ses beaux cheveux blancs, comme ces roses des Pyrénées qui fleurissent dans la neige, oh ! J’aurais été heureux, trop heureux !...
DON JUAN.
Et tu l’as abandonnée à Séville, seule et si loin de toi ?
DON JOSÈS.
Non, non !... Elle m’a accompagné jusqu’en Castille ; je l’ai laissée dans notre château de Villa-Mayor ; je ne voulais pas la faire assister à la scène de deuil qui m’attendait ici...
LE COMTE.
Don Josès !
DON JOSÈS.
N’ai-je pas entendu mon nom ? mon père ne m’a-t-il pas appelé ?
DON JUAN.
Non, tu te trompes... Oublieux, tu ne te rappelles donc pas combien de fois, enfants tous deux, nous avons écouté avec effroi le bruit du torrent qui roule au pied de ces murs, et dont l’eau parfois semblait se plaindre, comme une âme errante et qui demande des prières ?
DON JOSÈS.
Oui, c’est vrai ; mais moi seul tremblais... Tu n’avais pas peur, toi, et, tandis que je tombais à genoux, moi, tu chantais quelque vieille ballade impie où l’ennemi du genre humain jouait le principal rôle.
DON JUAN.
Oui, et alors, comme aujourd’hui, esprit dégagé des liens terrestres, tu oubliais les choses les plus nécessaires à la vie, comme de se reposer quand on est las, et de manger quand on a faim. Viens dans cette chambre, Don Josès !... Assieds-toi devant une table, et je te servirai comme je dois le faire, mon aîné, mon seigneur, mon maître... Viens, tu boiras à la santé de ta belle Teresina.
DON JOSÈS.
Oui, tu as raison, j’aurais bien besoin de réparer mes forces : il y a trois jours que je marche sans m’arrêter ; il y a vingt-quatre heures que je n’ai rien pris ; mais, si pendant ce temps, mon père...
DON JUAN.
Je te dis qu’il dort. Viens, viens.
LE COMTE, d’une voix mourante.
Don Josès !...
DON JOSÈS.
Oh ! Cette fois, je ne me trompe pas ; dis ce que tu voudras, frère, mais c’est sa voix. Me voilà, père, me voilà !
DON JUAN, le poussant.
Eh bien, va donc !
Maintenant, je te permets de l’embrasser.
SCÈNE VII. Don Juan, seul d’abord ; puis le bon Ange, puis le mauvais Ange. §
DON JUAN, après avoir écouté un instant.
Plus rien, rien que les sanglots de mon frère ; tout est fini !
Ah !
Qui est-ce qui me parle là ? Qui me dit que j’ai mal fait ? Quel est cet ennemi qui vit en moi pour me donner des conseils contre moi ?
La conscience ? Elle est comme Don Josès, elle arrive trop tard.
Il n’est jamais trop tard pour se repentir ? Et la mort du prêtre ?...
Une pénitence de toute la vie peut l’expier ?
Et mon père qui m’appelait, et que j’ai laissé mourir sans lui répondre !
Il est déjà au ciel, où il prie pour son fils ? Donc, l’avenir m’appartient encore.
LE BON ANGE, appuyé sur le dossier de son fauteuil.
LE MAUVAIS ANGE, sortant de terre et s’appuyant sur le dossier du fauteuil du côté opposé.
LE BON ANGE.
LE MAUVAIS ANGE.
LE BON ANGE.
LE MAUVAIS ANGE.
LE BON ANGE, s’éloignant.
LE MAUVAIS ANGE, s’enfonçant lentement en terre.
SCÈNE VIII. Don Juan, puis Hussein. §
DON JUAN, se levant.
Holà, esclave !
HUSSEIN, entrant.
Que plaît-il à Votre Seigneurie ?
DON JUAN.
Dis à un écuyer et à douze hommes d’armes de venir me rejoindre à la maison du parc, où j’ai, ce matin, un rendez-vous avec Carolina. Ce soir, nous partons pour Villa-Mayor.
HUSSEIN.
Préviendrai-je Don Josès, le frère de Votre Seigneurie ?
DON JUAN.
Retiens bien ceci, esclave, afin de ne plus tomber dans la même faute : je suis le fils unique du comte, le seul héritier de sa famille, et quiconque dira que Josès est mon frère en a menti.
ACTE II §
SCÈNE PREMIÈRE. Teresina, Paquita, lisant toutes deux. §
TERESINA.
Paquita !
PAQUITA.
Madame ?
TERESINA.
Est-ce que le livre que tu lis t’amuse ?
PAQUITA.
Prodigieusement ! Est-ce que le livre que lit madame l’ennuie ?
TERESINA.
À la mort !
PAQUITA.
De quoi traite-t-il ?
TERESINA.
Des vertus de très grande et très noble dame Pénélope, épouse de Monseigneur Ulysse, roi d’Ithaque. Et le tien ?
PAQUITA.
Des amours de la princesse Boudour avec les fils du roi de Serendib.
TERESINA.
Avec le fils, tu veux dire ?
PAQUITA.
Avec les fils, je dis.
TERESINA.
Cela ne se peut pas.
PAQUITA.
Pardon, Señora, elle les a aimés chacun leur tour : le premier, un peu ; le second, beaucoup, et le troisième, passionnément ; la progression ordinaire. C’est toujours le dernier qu’on aime davantage.
TERESINA.
Vous êtes folle, Paquita.
PAQUITA, se levant et s’approchant de Teresina.
Mais le plus joli de tout cela, madame, c’est qu’un jour, en se promenant au bord de la mer, elle trouva sur le rivage un vase de grès scellé avec du plomb ; elle s’approcha de ce vase, et elle entendit une petite voix plaintive qui en sortait ; elle le fit briser aussitôt, et elle se trouva en face d’un beau génie qui lui dit de souhaiter trois choses, et qu’elles seraient accomplies... Quand nous nous promènerons au bord de la mer, il faudra bien regarder !
TERESINA.
Pourquoi ?
PAQUITA.
Parce que, comme la princesse Boudour, nous trouverons peut-être un génie.
TERESINA.
Et quels sont les trois souhaits que tu formeras ?
PAQUITA.
Moi, je n’en formerai qu’un.
TERESINA.
Lequel ?
PAQUITA.
Celui d’être à la place de Madame.
TERESINA.
Et tu te trouverais heureuse ?
PAQUITA.
Certes ! Car, lorsqu’on est jeune et jolie, ce ne sont plus trois souhaits qu’on peut former, ce sont mille caprices qu’on peut avoir. Croyez-moi, señora, l’éventail d’une jolie femme est plus puissant que la baguette d’une fée.
TERESINA.
Et comment cela ?
PAQUITA.
D’abord cela parle, un éventail.
TERESINA.
Quelle langue ?
PAQUITA.
La plus jolie de toutes, la langue de l’amour. Écoutez. Vous êtes à la promenade, un jeune seigneur passe et vous salue ; s’il ne vous convient pas, vous regardez dédaigneusement les dessins ; cela veut dire clairement : « Passez au large, mon beau seigneur, car vous n’obtiendrez rien de nous. » Au lieu de cela, le cavalier qui passe vous plaît-il, oh ! Alors, comme vous ne pouvez pas tout de suite lui rendre son salut, vous vous couvrez la figure ainsi, comme si vous ne vouliez pas le voir, et vous le regardez à travers les branches ; cela signifie : « Vous êtes assez de notre goût, mon gentilhomme, et, si votre naissance et votre fortune répondent à votre tournure, on aura peut-être la faiblesse de vous aimer. » Le gentilhomme comprend cela comme si une duègne venait de le lui dire à l’oreille ; dix minutes après, il repasse, et trouve que la señora, en partant, a oublié son éventail sur sa chaise ; il s’approche de l’éventail, le prend, le porte à ses lèvres, et l’éventail lui dit : « Ma maîtresse ne vous voit pas avec indifférence ; rapportez-moi chez elle, car elle serait désolée de me perdre. » Vous entendez une sérénade sous votre balcon ; c’est votre éventail qui revient et qui vous dit : « Ma belle maîtresse, je suis aux mains d’un seigneur qui vous aime ; voyez comme il m’embrasse après chaque couplet ; c’est que vos jolies mains m’ont touché ; maintenant, répétez la ritournelle de l’air que la musique vient d’exécuter... Très bien, ma belle maîtresse ! Ne vous ennuyez pas trop de nous, bientôt nous viendrons vous remercier. En effet, dix minutes après, on entend des pas dans le corridor ; c’est un page qui annonce le seigneur Don Ramire Mendoce ou Don Alphonse, c’est notre gentilhomme. » Il entre ; vous examinez son costume, pour voir s’il est riche et de bon goût ; vous regardez son page, pour voir s’il a une livrée ; vous jetez un coup d’oeil sur sa litière, pour voir si elle a des armoiries ; et, s’il est beau, s’il est riche, s’il est noble, vous lui dites : « Je veux trois choses », et il vous les donne !...
TERESINA.
Mais sais-tu bien, Paquita, qu’une aventure à peu près pareille m’est arrivée aujourd’hui ?
PAQUITA.
Vraiment ?
TERESINA.
Oui, j’étais assise à la porte du parc qui donne sur la route de Santa-Cruz, lorsque je vis passer un beau cavalier ; ce devait être un grand seigneur, car il était suivi d’un écuyer et de plusieurs hommes d’armes ; il me salua en passant ; alors je me sentis tellement rougir, que je me cachai derrière mon éventail.
PAQUITA.
Bien !
TERESINA.
Sans doute, il crut que je le regardais, car à peine eut-il fait cent pas, qu’il jeta la bride aux mains de son écuyer, descendit de cheval, et vint vers moi à pied. Tu comprends que je ne l’attendis pas, et même je rentrai si vite
que...
PAQUITA.
Que ?...
TERESINA.
Mon Dieu ! Que je crois avoir oublié mon éventail sur le banc.
PAQUITA.
Très bien ! Alors nous allons avoir la sérénade.
TERESINA.
Oh ! J’espère bien que ce jeune seigneur n’y a pas même fait attention, car ce fut un oubli et pas autre chose ; demain, dès le matin, Paquita, tu iras le chercher à la petite porte du parc.
PAQUITA.
Tenez, ce n’est pas la peine ; entendez-vous ?
TERESINA.
Oh ! Mon Dieu !
PAQUITA.
Eh bien, qu’y a-t-il là d’effrayant ?
TERESINA.
Oui ; mais si Don Josès savait...
PAQUITA.
Ah ! Voilà la grande affaire... Il ne le saura pas.
TERESINA.
Que fais-tu ?
PAQUITA.
Je vais ouvrir.
TERESINA.
Je te le défends !
PAQUITA, ouvrant.
Ah ! Mon Dieu ! Vous avez parlé trop tard.
TERESINA.
Imprudente !...
PAQUITA.
Voulez-vous que je la referme ?
TERESINA.
Oh ! Puisqu’elle est ouverte...
PAQUITA.
Vous avez raison.
Venez tout doucement.
TERESINA, à la fenêtre.
Le voilà ! C’est bien lui... Je le reconnais à sa plume rouge.
PAQUITA.
Écoutez !...
DON JUAN, chantant au bas de la fenêtre.
PAQUITA.
La ritournelle est délicieuse.
La la la la la...
TERESINA, l’arrêtant.
Paquita !
PAQUITA.
Oh ! c’est vrai ; et moi qui ne pense pas...
TERESINA, soupirant
Heureusement que nous sommes enfermées dans ce vieux château, et qu’il n’y a pas à craindre que ce cavalier y entre !
PAQUITA, soupirant plus fort.
Oui, très heureusement !
TERESINA, redescendant la scène.
Aussi, je suis tranquille.
PAQUITA, à demi-voix.
Écoutez !
TERESINA.
Quoi ?
PAQUITA.
On marche dans le corridor !...
TERESINA, vivement.
Fermez cette porte, Paquita !
PAQUITA, écoutant.
On s’arrête !
TERESINA, écoutant aussi.
On frappe !
PAQUITA.
Il faut savoir qui cela est.
TERESINA.
Demande.
PAQUITA.
Qui est là ?
HUSSEIN, en dehors
L’esclave du Comte Don Juan.
TERESINA.
Paquita !
PAQUITA.
Silence !... Et que veut le Comte Don Juan ?
HUSSEIN.
Présenter ses hommages à la maîtresse de ce château.
PAQUITA, se retournant vers sa maîtresse.
Ses hommages !... C’est bien respectueux.
TERESINA.
N’importe, je ne puis le recevoir.
HUSSEIN.
Eh bien ?
PAQUITA.
Eh bien, allez dire au comte Don Juan que, ce soir, il est trop tard... Demain, nous verrons.
TERESINA.
Que dis-tu donc ?
PAQUITA.
Je répète vos paroles mot pour mot.
PAQUITA, se retournant vers sa maîtresse
À la camérière, je n’y vois pas d’inconvénient... D’ailleurs, il faut que je lui redemande votre éventail... Vous ne pouvez le laisser entre les mains de ce jeune homme, ce serait lui donner des espérances.
TERESINA, vivement
Tu as raison.
PAQUITA, à Hussein.
Allez dire au comte Don Juan que la camérière de doña Teresina consent à lui accorder l’entrevue qu’il sollicite.
TERESINA.
Paquita, je me retire dans ma chambre... Tu lui diras qu’il m’était impossible de le recevoir, que je suis fiancée à Don Josès, et qu’il sait qu’en pareille circonstance, les jeunes filles espagnoles ne paraissent devant aucun autre cavalier que leur mari.
PAQUITA, la poussant dans sa chambre.
C’est bien, c’est bien, c’est bien !
SCÈNE II. Don Juan, Paquita. §
DON JUAN, de la porte du fond.
Seule ?
PAQUITA, de l’autre porte.
Seule.
DON JUAN, s’approchant.
Tant mieux !
PAQUITA.
Seigneur cavalier, ma maîtresse...
DON JUAN.
Écoute derrière quelque tapisserie, n’est-ce pas ? Sois tranquille, je parlerai bas... Ton nom ?
PAQUITA.
Paquita.
DON JUAN, allant à elle et la regardant.
Eh bien, Paquita... si je connais bien mes Espagnes, tu es Andalouse ; si je n’ai point oublié ma science des âges, tu as vingt-cinq ans, et, si je sais toujours lire dans les yeux, tu as déjà trahi un mari, trompé deux amants, et perdu trois maîtresses.
PAQUITA.
Vous êtes sorcier, Monseigneur !
DON JUAN.
Quant à moi, je suis le Comte Don Juan de Marana.
PAQUITA.
Noble ?
DON JUAN.
Je t’ai dit mon nom.
PAQUITA.
Riche ?
DON JUAN.
Comme une mine d’or.
PAQUITA.
Et magnifique ?
DON JUAN.
Comme le roi.
PAQUITA.
Vous croirai-je sur parole ?
DON JUAN, lui donnant sa bourse
Non, sur actions.
PAQUITA.
Je vous crois, Monseigneur.
DON JUAN.
Maintenant, parlons de ta maîtresse.
PAQUITA.
Elle a...
DON JUAN.
Dix-sept ans, je le sais.
PAQUITA.
Elle s’appelle...
DON JUAN.
Doña Teresina, je le sais.
PAQUITA.
Elle est fiancée...
DON JUAN.
À Don Josès, je le sais encore.
PAQUITA.
Qu’elle...
DON JUAN.
N’aime pas.
PAQUITA.
Qu’elle aime.
DON JUAN, lui passant sa chaîne au cou.
Ou plutôt qu’elle...
PAQUITA.
Croit aimer.
DON JUAN.
Ses défauts ?
PAQUITA.
Je ne lui en connais aucun.
DON JUAN, lui passant une bague au doigt.
Elle doit en avoir.
PAQUITA.
Elle est un peu curieuse, un peu coquette, un peu vaine...
DON JUAN.
J’ai deux chances de plus que le serpent... Ève n’était que curieuse.
PAQUITA.
Et elle n’avait pas de femme de chambre.
DON JUAN.
C’est juste, cela m’en fait au moins une de plus... Adieu, Paquita.
PAQUITA.
Vous vous en allez ?
DON JUAN.
Je sais ce que je voulais savoir.
PAQUITA.
Reviendrez-vous ?
DON JUAN.
Peut-être.
PAQUITA.
Au revoir, Monseigneur.
DON JUAN.
Ne me reconduis-tu pas ?
PAQUITA, prenant un flambeau
Oh ! Pardon.
SCÈNE III. Teresina, puis Paquita. §
TERESINA, entrant doucement
Il est parti !
PAQUITA, jetant un cri dans le corridor
Ah !
TERESINA.
Qu’y a-t-il ?
PAQUITA, rentrant sans flambeau.
Rien ; j’ai laissé tomber mon flambeau.
TERESINA.
Eh bien, ce cavalier ?
PAQUITA.
C’est un noble seigneur.
TERESINA.
Ses manières ?
PAQUITA.
D’un prince !... Et avec cela...
TERESINA.
Quoi ?
PAQUITA.
Timide !... Oh ! mais timide comme un écolier...
TERESINA.
Vraiment ?... Et t’a-t-il parlé de moi ?
PAQUITA.
De qui vouliez-vous qu’il me parlât ?
TERESINA.
Que t’a-t-il dit ?
PAQUITA.
Que vous étiez belle comme une madone.
TERESINA.
Après ?...
PAQUITA.
Qu’il vous aimait comme un fou.
TERESINA.
C’est tout ?
PAQUITA.
Et qu’il mourrait si vous ne lui ordonniez pas de vivre.
TERESINA.
Tu lui as dit que j’étais fiancée à Don Josès ?
PAQUITA.
Oh ! Mon Dieu, oui... Mais je m’en suis bien repentie, allez !...
TERESINA.
Pourquoi ?
PAQUITA.
Parce que cela a paru lui faire une peine !...
TERESINA.
C’est bien... Aidez-moi à me déshabiller, Paquita.
PAQUITA, portant la main sur sa maîtresse et s’arrêtant
Chut !...
TERESINA.
Quoi ?
PAQUITA.
Des pas !...
TERESINA.
Où ?
PAQUITA, indiquant le corridor.
Là !
TERESINA, écoutant
Ils s’approchent.
PAQUITA.
On place quelque chose à la porte.
TERESINA.
On s’éloigne.
PAQUITA.
Il faut voir ce que c’est.
TERESINA.
Attends encore.
PAQUITA.
Maintenant ?
TERESINA.
Oui, je crois...
PAQUITA, ouvrant la porte.
Une cassette !
TERESINA.
Avec un papier ?
PAQUITA, lisant.
« À doña Teresina, fiancée de Don Josès. »
TERESINA, prenant la cassette.
C’est vrai.
PAQUITA.
Elle est pour vous !
TERESINA, la lui rendant.
Remets cette cassette où tu l’as prise.
PAQUITA.
Oh ! Mon Dieu !
TERESINA.
Quoi ?...
PAQUITA.
Elle s’est ouverte toute seule...
Des perles, des diamants !
TERESINA.
Attends, que je voie.
PAQUITA.
Voyez...
TERESINA.
C’est un écrin royal.
PAQUITA.
« À doña Teresina, fiancée de Don Josès. »
TERESINA.
Reporte-le !
PAQUITA.
Ce soir ?
TERESINA.
À l’instant !
PAQUITA.
Mais je ne sais où est logé le comte, moi, et il me semble qu’il sera temps demain matin.
TERESINA.
Quel magnifique collier !
PAQUITA.
Comme ces perles iraient à votre cou !
TERESINA.
Et ces bracelets ! Regarde.
PAQUITA.
C’est le fils de quelque empereur.
TERESINA.
Et ces pendants d’oreilles, ce bandeau, cette ceinture.
PAQUITA.
Nous avons trouvé notre génie.
TERESINA, soupirant.
Malheureusement, nous ne pouvons pas accepter ce qu’il nous donne.
PAQUITA.
Pourquoi pas ? Ces bijoux sont offerts à la fiancée de Don Josès, et l’on accepte un cadeau de noces.
TERESINA.
Oui ; mais tu sais que Don Josès aime la vie retirée, et ce sont des bijoux à porter à la cour.
PAQUITA.
N’y allez pas : la reine en tomberait malade de jalousie, et l’infant en mourrait d’amour.
TERESINA.
Flatteuse !
PAQUITA.
La señora veut-elle que je lui essaye ces bijoux ?
TERESINA.
Non.
PAQUITA.
Madame veut-elle que je la déshabille ?
TERESINA.
Non.
PAQUITA.
Madame me permet-elle de me retirer ?
TERESINA.
Oui.
PAQUITA, allant jusqu’à la porte et revenant.
À propos, ces bijoux ?
TERESINA, étendant la main dessus.
Tu les viendras chercher demain matin.
PAQUITA.
Comme madame voudra.
TERESINA.
Demain matin, entends-tu ? N’y manque pas.
PAQUITA, de la porte.
C’est chose dite.
SCÈNE IV. Teresina, puis le mauvais Ange. §
TERESINA.
Je puis du moins les garder cette nuit, les essayer même ; car je suis seule, et personne ne peut me voir : ce sera comme un songe doré dans ma vie, et une fois je me serai vue riche et parée à l’égal d’une reine !
« Une fleur dans tes cheveux », me dit Don Josès.
Quelle différence !
LE MAUVAIS ANGE.
TERESINA.
Oh ! Que c’est étrange !
Jamais je n’avais eu de pareilles pensées... C’est le feu de ces diamants qui m’éblouit ; c’est ce bandeau qui brûle mon front ; c’est ce collier qui embrase ma poitrine... Oh ! l’air que je respire est de flamme... Ma vue se trouble. J’étouffe.
Don Juan !... Don Juan !...
SCÈNE V. Teresina, Don Juan. §
DON JUAN, entrant doucement et allant mettre un genou en terre près de Teresina.
Me voilà.
TERESINA, avec effroi.
Grand Dieu !
DON JUAN, toujours un genou en terre.
Vous êtes ma souve raine, et je suis votre esclave ; vous m’avez appelé, je suis venu... Qu’avez-vous à m’ordonner ?
TERESINA.
Oh ! Rien.
Et ces bijoux ! Oh ! N’allez pas croire que je voulais les garder... Ce matin, Paquita devait vous les rendre, et, puisque vous voilà...
DON JUAN.
Il est trop tard, Teresina ; ces bijoux ont une vertu magique : vous les avez touchés, cela suffit, et, s’ils ne vous appartiennent plus, vous leur appartenez encore, vous !...
TERESINA.
Vous les remporterez, n’est-ce pas ? Oh ! je vous supplie...
DON JUAN.
3Et, quand je les aurai remportés, croyez-vous qu’ils seront moins dangereux absents que présents ? Non, vous les chercherez des yeux ; non, vous porterez la main à votre front et à votre cou, croyant les y trouver ; non, vous les reverrez dans tous vos rêves. Vous vous êtes assise sous l’arbre de l’orgueil, Teresina, vous vous êtes endormie sous son ombre : c’est celle du mancenillier.
TERESINA, mettant ses mains sur ses oreilles.
Taisez-vous, taisez-vous ! Vos paroles vibrent dans ma poitrine, comme si elles étaient celles du mauvais esprit...
DON JUAN, jouant avec le collier et le faisant étinceler à ses yeux.
Vous ne les avez portés qu’un instant : eh bien, avouez, n’est-ce pas, qu’ils ont bouleversé tout votre être ? n’est-ce pas qu’ils vous ont, comme une parole magique, ouvert la porte de ces jardins enchantés, aux fleurs d’émeraudes et aux fruits d’or ?... N’est-ce pas que vous avez entrevu Madrid, la ville royale, avec ses sérénades, ses fêtes, ses bals, ses spectacles, ses courses au Prado ?
TERESINA.
Oh ! Ce fut un instant de folie enivrante, Monseigneur, laissez-moi l’oublier : silence ! Silence !
DON JUAN.
Vous étiez la plus belle de ces femmes, et toutes les femmes étaient jalouses.
TERESINA.
Songe ! Songe que tout cela !
DON JUAN.
Réalité, réalité... Aime-moi seulement, Teresina, et je te bâtis sur le mot je t’aime, un palais à rendre une fée jalouse.
TERESINA.
Don Juan, je vous demande grâce !... Laissez-moi, laissez-moi...
DON JUAN.
Teresina, je vous aime ! Je vous aime comme jamais je n’aimai aucune femme, comme jamais vous ne fûtes aimée d’aucun homme. Teresina, je suis riche et puissant ; je peux faire de vous quelque chose de pareil à une reine ; Teresina, vous aurez, chaque jour de la semaine, une parure différente de celle-ci ; vous aurez des valets, des pages, des vassaux, des carrosses armoriés... Teresina, le bonheur est là, le repousseras-tu ?
TERESINA, tombant à genoux.
Mon Dieu, ayez pitié de moi ; envoyez à mon secours quelqu’un de vos anges, ou, sans cela, oh ! Mon Dieu ! Je le sens, je ne pourrai pas supporter cette lutte.
Ah !
PAQUITA, entrant et sortant aussitôt.
Señora, señora, Monseigneur Don Josès arrive... Je vais l’arrêter un instant.
TERESINA, s’arrachant des bras de Don Juan.
Oui, va, va !... Don Josès ! Oh ! Je suis sauvée !... Merci, mon Dieu, merci !
SCÈNE VI. Don Juan, puis le bon Ange et le mauvais Ange. §
DON JUAN.
Allons, Don Juan, voici l’heure ; il s’agit de céder la place ou de la garder ; car, Dieu me pardonne ! Elle était à peu près prise... Tu as cinq minutes pour te décider.
LE BON ANGE, écartant le rideau de la Madone, à gauche du spectateur.
DON JUAN, se levant.
Oui, oui, je sais bien que la chose est scabreuse, et que peut- être il vaudrait mieux pour mon salut éternel...
LE MAUVAIS ANGE, apparaissant derrière lui.
SCÈNE VII. Don Juan, Paquita. §
PAQUITA, rentrant.
Encore ici, Monseigneur !...
DON JUAN.
Oui, je t’attendais pour te dire une chose.
PAQUITA.
Laquelle ?
DON JUAN.
Que jamais fiancé n’est venu plus à temps...
PAQUITA.
Pour reprendre sa maîtresse ?
DON JUAN.
Non, pour se voir enlever sa femme.
PAQUITA, le suivant des yeux.
Si cet homme n’est pas le démon, c’est au moins la créature humaine qui lui ressemble le plus.
SCÈNE VIII. Teresina, Don Josès, Paquita, au fond. §
TERESINA, appuyée au bras de Don Josès.
Oh ! Josès, Josès, vous voilà donc ! Dieu soit béni ! Car je suis bien heureuse de votre retour !
DON JOSÈS.
Vous faites un amant bien joyeux d’un fils bien triste, Teresina ! Oui, je suis revenu en toute hâte ; je ne sais quel pressentiment me poussait vers Villa-Mayor. À peine eus-je scellé la porte du tombeau sur le corps de mon noble père, qu’une voix surhumaine murmura votre nom à mon oreille avec des sons d’une tristesse étrange ; je crus que le bon ange de notre famille venait m’avertir que vous couriez quelque danger... J’accourus.
TERESINA.
Merci, vous ne vous êtes pas trompé, Don Josès ; la voix vous disait vrai, et votre retour m’a sauvée !
DON JOSÈS, souriant.
Et quel péril si grand poursuivait donc ma belle Teresina ? Les antiques châtelaines de Villa-Mayor étaient-elles jalouses de voir leur palais habité par une si jeune et si belle héritière ?
TERESINA.
Non, mon ami, elles m’eussent plutôt protégée, je crois, en faveur de mon amour pour vous. Ce ne sont point les morts, ce sont les vivants qui sont à craindre.
DON JOSÈS.
Comment cela ?
TERESINA.
Hier, un voyageur est venu demander l’hospitalité à la porte de ton château.
DON JOSÈS.
On la lui a accordée, je l’espère ?
TERESINA.
Oui ; mais il a désiré me remercier.
DON JOSÈS.
À sa place, j’eusse eu le même désir, surtout si j’avais seulement vu l’ombre de la châtelaine... Tu as reçu sa visite ?
TERESINA.
Non, je l’ai refusée ; alors il m’a envoyé un écrin plein de bijoux, adressé à la fiancée de Don Josès.
DON JOSÈS.
C’est d’un seigneur magnifique et d’un hôte reconnaissant. Et ces bijoux ?
TERESINA.
Les voici. J’avais donné ordre à Paquita de les lui reporter ce matin. Mais je suis femme, Don Josès, vous me pardonnerez, n’est-c e pas ? Et, faible devant une pareille séduction... Voyez comme ces diamants sont beaux !... Avant de les lui renvoyer, j’ai voulu essayer comment une telle parure m’irait... Eh bien... Oh ! Il faut que ces bijoux soient enchantés, car à peine ont-ils été sur mon front, sur mon cou, qu’un nuage a passé sur mes yeux, que toutes mes idées ont été perdues, qu’une voix est venue bruire à mon oreille, me parlant de titres, de richesses, de triomphes. Quand je suis revenue de ce délire, cet homme, cet étranger, ce démon tentateur était là, à mes genoux, à mes pieds... J’ai résisté, Don Josès ; mais il y avait un accent infernal, une magie enivrante, un entraînement fascinateur dans tout ce qu’il disait... J’ai résisté ; mais, si je l’avais vu une seconde fois...
Mais vous voilà, Don Josès !... Et je suis forte, car vous ne m’exposerez plus par votre absence, n’est-ce pas ?
DON JOSÈS, les yeux fixes.
Il n’y a qu’un homme dans toutes les Espagnes à qui Satan ait accordé ce pouvoir, Teresina... Comment appelez-vous cet étranger ?
TERESINA.
Don Juan.
DON JOSÈS.
C’est lui !... Voilà donc pourquoi il a quitté le lit mortuaire de mon père ! Voilà pourquoi il m’a laissé descendre seul le noble et bon vieillard dans la tombe ! voilà pourquoi il n’a pas même demandé quel était l’assassin de cette courtisane dont il allait chercher l’amour et dont il n’a trouvé que le cadavre... Ô Don Juan ! Don Juan !
TERESINA.
Tu le connais donc ?
DON JOSÈS.
Oui, je le connais ! Pour mon malheur dans ce monde et peut-être dans l’autre... Tu avais raison de craindre, Teresina ! Pauvre fleur ! tu avais deviné l’orage...
TERESINA.
Eh bien, je suis ta fiancée, n’est-ce pas ? Je devrais à cette heure être ta femme, si la lettre qui te rappelait au lit de mort de ton père n’était venue nous séparer presque au pied de l’autel ; sans cette lettre, je t’appartiendrais maintenant... Eh bien, Don Josès, appelle le chapelain, qu’à l’instant même il nous unisse... Une fois ta femme, oh ! Je serai forte, sois tranquille.
DON JOSÈS.
Teresina, vous êtes un ange... Paquita, vous avez entendu ce qu’a dit votre maîtresse ; allez avertir le prêtre que nous nous rendons à la chapelle... Dans une demi-heure, nous y serons...
PAQUITA.
J’y vais, Monseigneur.
DON JOSÈS, continuant.
Et tu auras tout ce que tu rêvais, ma Teresina ! Tu auras des bijoux, des châteaux, des armoiries ; car, moi aussi, je suis riche ; moi aussi, j’ai des domaines ; moi aussi, je suis noble ! Savais-je, moi, que toutes ces vanités humaines pouvaient ajouter à ton bonheur ? Cela est... Eh bien, ma belle Teresina, allez mettre votre voile blanc, et nous le troquerons contre un manteau de cour ; allez parer votre front virginal d’une branche d’oranger, et nous l’échangerons contre une couronne de comtesse. Allez, mon ange ! Allez !...
TERESINA.
Vous êtes bon, Monseigneur ! Oh ! Je ne reverrai plus cet homme, n’est-ce pas ?
DON JOSÈS.
Soyez tranquille.
SCÈNE IX. Don Josès, puis Don Juan. §
DON JOSÈS.
Oh ! Don Juan ! Don Juan ! Mauvais génie de la famille, je t’avais reconnu avant qu’elle prononçât ton nom ; rien n’a pu t’arrêter dans ta route fatale, rien n’a pu te distraire de ta mauvaise pensée, ni ton père mort, ni ta maîtresse assassinée ! Tu as enjambé deux cadavres, et tu es venu pour séduire la fiancée de ton frère !...
DON JUAN, à la porte.
Salut à Don Josès !
DON JOSÈS, tristement.
Bonjour, frère !
DON JUAN.
Tu as oublié de m’inviter à tes fiançailles, Don Josès...
DON JOSÈS.
Je comptais le faire aux funérailles de mon père ; mais je ne t’y ai point vu.
DON JUAN.
4Je ne me suis pas senti le courage d’y assister ; et, comme depuis longtemps je comptais visiter les domaines de mes aïeux, je me suis mis en route, et j’ai commencé par mon château de Villa-Mayor.
DON JOSÈS.
Est-ce le château seulement que tu es venu visiter ?
DON JUAN.
J’étais curieux aussi de connaître la châtelaine.
DON JOSÈS.
Oui, je sais que tu l’as vue.
DON JUAN.
Deux fois.
DON JOSÈS.
Et tu l’as trouvée ?...
DON JUAN.
Charmante la première, adorable la seconde.
DON JOSÈS.
Tu en parles comme un enthousiaste...
DON JUAN.
J’en parle comme un amant.
DON JOSÈS.
Mais tu sais qu’elle est ma fiancée, Don Juan ?
DON JUAN.
Eh bien, j’aime ta fiancée, Don Josès.
DON JOSÈS, lui tendant la main
Tais-toi, frère, tu es fou.
DON JUAN.
N’as-tu pas entendu que je t’ai dit que j’aimais cette jeune fille ?
DON JOSÈS, riant.
Si fait, j’ai entendu...
DON JUAN.
Tu as entendu et tu as ri... Tu ne connais donc pas l’amour de Don Juan ?
DON JOSÈS.
C’est le masque de la volupté sur le visage de la mort, je le sais... Mais je sais aussi que tu m’aimes, frère ; je sais qu’il y a des liens de nature que tu ne voudrais pas rompre.
DON JUAN.
C’est cela ! Et, pour cet amour fraternel, à cause de ces liens de nature, il faut que je dise à mon sang de cesser de battre ; et, si mon sang est indocile, si mon coeur est rebelle, s’ils refusent d’obéir à ma volonté humaine, j’irai implorer l’assistance divine, je demanderai aux macérations du cloître d’éteindre mes passions, je revêtirai le cilice pour que les douleurs du corps me fassent oublier les tortures de l’âme... J’userai mes genoux à prier Dieu de m’ôter du coeur cet amour qu’il m’y aura mis ?... Don Juan pénitent, Don Juan moine, Don Juan canonisé, peut-être !... Ce serait un miracle à mettre toutes les Espagnes en joie ! Et, pendant que je gagnerais le ciel, je m’en rapporterais à Don Josès du soin de perpétuer mon nom, et de soutenir la splendeur de notre famille ?
DON JOSÈS.
Laisse-moi croire que tu railles, Don Juan ; laisse-moi douter encore, frère !...
DON JUAN.
J’aime Teresina, te dis-je, et, sur ma foi de gentilhomme, elle sera à moi !
DON JOSÈS.
Alors, c’est une lutte que tu me proposes ?...
DON JUAN.
Non, tu ne lutteras pas... Je suis un fou et tu es un sage... Tu songeras aux dangers qu’entraînerait une pareille guerre, et le sage fera place à l’insensé.
DON JOSÈS.
Mais je l’aime plus que tu ne peux l’aimer... Toi...
DON JUAN.
Josès, Josès ! Ne compare pas les tempêtes des fleuves à celles de l’Océan !
DON JOSÈS.
Mes droits sont sacrés.
DON JUAN.
Parce qu’ils sont antérieurs aux miens, n’est-ce pas ? Tu veux me prendre ma place dans le coeur de Teresina, comme tu l’avais prise dans la maison de mon père... Prends garde, Don Josès !... Tu n’es pas heureux en usurpations !
DON JOSÈS.
Que dis-tu ?
DON JUAN.
Je dis qu’un aventurier peut bien se glisser dans le sein d’une famille, ou dans le coeur d’une femme, escroquer un titre ou voler un amour... Mais je dis aussi que, lorsque le véritable maître arrive, on chasse l’étranger. Me voilà !... Arrière, Don Josès, arrière !
DON JOSÈS.
Don Juan, Don Juan, tu te rappelles trop que je suis ton frère, et pas assez que je suis gentilhomme.
DON JUAN.
Tu en as menti, Don Josès, tu n’es ni l’un ni l’autre.
DON JOSÈS.
Oh ! C’en est trop !
SCÈNE X. Les mêmes, Teresina. §
DON JUAN, se croisant les bras.
Toi, gentilhomme ? Toi, mon frère ? Et où est ta lettre d’affranchissement, esclave ? Où est ton acte de reconnaissance, bâtard ? Ah ! Tu croyais sans doute que le révérend Don Mortès les avait arrachés à la main mourante de mon père ? Eh bien, tu te trompais.
Tiens, lis !...
TERESINA.
Don Josès ! Don Juan ! Qu’y a-t-il ?
DON JOSÈS, ramassant le parchemin.
Se pourrait-il ? Oh ! Mon Dieu !...
TERESINA.
Mais qu’y a-t-il ?...
DON JUAN, la prenant par le bras et lui montrant Don Josès.
Il y a... que cet homme vous avait dit qu’il était noble, n’est-ce pas ? Qu’il avait des châteaux et des titres, n’est-ce pas ? Qu’il vous donnerait un manteau de cour et une couronne de duchesse, n’est-ce pas ? Eh bien, cet homme, c’était un vassal et un serf, et voilà tout. Holà, messieurs ! Entrez !
TERESINA.
Est-ce vrai, Don Josès ?
DON JOSÈS, écrasé.
Mon Dieu ! Mon Dieu !...
DON JUAN.
Maintenant, pâlis et tremble devant ton seigneur, esclave !... Chapeau bas devant ton maître, vassal !
Dépouille ces vêtements, qui sont ceux d’un gentilhomme..
... et revêts la livrée d’un valet ; et, à l’avenir, n’approche plus de cette femme ; sois aveugle quand elle paraît, sourd quand elle parle, muet quand elle questionne...
; car cette femme est à moi !...
DON JOSÈS, tirant son épée.
Malheur sur celui de nous deux qui est le véritable fratricide !
TERESINA.
Ah !
DON JUAN, se tournant vers ses hommes d’armes.
Vous voyez que cet homme est fou, mes maîtres ; emmenez-le !
LE SÉNÉCHAL.
Monseigneur, quelle punition a-t-il méritée ?
DON JUAN.
Celle qu’on inflige aux serfs rebelles. Allez.
SCÈNE XI. Don Juan, Teresina, Paquita. §
PAQUITA, montrant Teresina évanouie.
Monseigneur !
DON JUAN, la soutenant.
Des flacons, des sels ! Allons, cours !
Esclave !
HUSSEIN.
Monseigneur ?
DON JUAN.
Mes hommes d’armes ?
HUSSEIN.
Sont prêts.
DON JUAN.
Mon cheval ?
HUSSEIN.
Est sellé.
DON JUAN.
Ma bannière ?
HUSSEIN.
Au vent.
DON JUAN, emportant Teresina.
Allons, alors !
HUSSEIN.
Vous n’attendez pas des secours ?
DON JUAN.
Le grand air la fera revenir...
Ferme cette porte derrière nous !
SCÈNE XII. Paquita, rentrant ; puis Don Josès. §
PAQUITA.
Voilà, Monseigneur, voilà ! Personne ! Où sont-ils ?
DON JOSÈS, au bas de l’escalier.
Teresina !
PAQUITA.
C’est la voix de Don Josès.
DON JOSÈS, se rapprochant.
Teresina !
PAQUITA.
Il vient ! S’il apprenait... Mon Dieu !
DON JOSÈS, se précipitant dans l’appartement par la porte de la chambre de Teresina, pâle et sans pourpoint.
Teresina !
PAQUITA, fuyant par la même porte qu’il a laissée ouverte.
Notre-Dame de la Garde, ayez pitié de moi !
SCÈNE XIII. §
DON JOSÈS, seul, secouant la porte par laquelle est sorti Don Juan.
Fermée !... C’est par cette porte qu’il est sorti.
Mais, par celle-ci, on peut le rejoindre.
Fermée aussi ! Cette fenêtre, du moins...
Fermée encore !... Des barreaux de fer !
Abandonné de Dieu !... Abandonné des hommes !... Abandonné de tout !... À moi, le démon !... À moi, Satan !... On dit que notre famille a un mauvais ange ; s’il en est ainsi, il doit apparaître quand on l’appelle. À moi, le mauvais ange des Marana !... À moi !...
SCÈNE XIV. Don Josès, le mauvais Ange. §
LE MAUVAIS ANGE.
Me voilà, maître... J’étais en train d’escorter en enfer l’âme de doña Vittoria ; c’est de la besogne que m’avait donnée votre frère.
DON JOSÈS.
À mon tour, maintenant !
LE MAUVAIS ANGE.
Ordonnez.
DON JOSÈS.
Démon, il faut que je me venge !
LE MAUVAIS ANGE.
De Don Juan ?
DON JOSÈS.
Oui !
LE MAUVAIS ANGE.
Qui vous a insulté, n’est-ce pas ?
DON JOSÈS.
Oui !
LE MAUVAIS ANGE.
Qui vous a enlevé votre maîtresse ?
DON JOSÈS.
Oui !
LE MAUVAIS ANGE.
Et qui vous a fait battre de verges ?
DON JOSÈS.
Tais-toi !...
LE MAUVAIS ANGE.
Ah ! Ah ! Ah !...
DON JOSÈS.
M’as-tu entendu, maudit ?
LE MAUVAIS ANGE.
À quoi puis-je vous être bon ?
DON JOSÈS.
Ouvre-moi ces portes ; donne-moi une épée, un poignard, une arme quelconque, et mène-moi sur le chemin où il doit passer.
LE MAUVAIS ANGE.
Pour qu’il vous fasse arrêter de nouveau par ses hommes d’armes, et conduire au gibet ? Battu et pendu dans le même jour ? Allons donc !...
DON JOSÈS.
Mais tu ne peux donc m’aider en rien ?
LE MAUVAIS ANGE.
Si fait ; y aura-t-il du sang versé ?
DON JOSÈS.
Tout ce que le corps d’un homme en contient, jusqu’à la dernière goutte.
LE MAUVAIS ANGE.
Y aura-t-il une âme perdue ?
DON JOSÈS.
Deux, je l’espère.
LE MAUVAIS ANGE.
Allons, je vois que je puis me mêler de la chose.
DON JOSÈS.
Hâte-toi !
LE MAUVAIS ANGE.
Vous avez du courage ?
DON JOSÈS.
Je t’ai appelé.
LE MAUVAIS ANGE.
C’est bien.
DON JOSÈS.
Que faut-il faire ?
LE MAUVAIS ANGE.
Il faut d’abord que vous soyez reconnu par votre père pour son fils, afin que vous soyez reconnu par votre frère pour gentilhomme.
DON JOSÈS.
Mais mon père est mort.
LE MAUVAIS ANGE.
Il y a quelque part un acte écrit de sa main, n’est-ce pas ? Scellé de son sceau, n’est-ce pas ?
DON JOSÈS, ramassant le parchemin.
Le voilà.... Oui, voilà l’écriture de mon père, le sceau de mon père, mais la signature manque.
LE MAUVAIS ANGE.
Eh bien, il faut que votre père le signe.
DON JOSÈS.
Mais je te dis que mon père est mort.
LE MAUVAIS ANGE.
Vous descendrez dans sa tombe.
DON JOSÈS.
Mon Dieu ! Mon Dieu !...
LE MAUVAIS ANGE.
Le corps meurt, mais l’âme survit ; or, l’âme, ce sont les passions, et chaque homme a eu une passion dont il a fait son âme : l’ambitieux, le trône ; l’avare, son trésor ; l’envieux, sa haine. En conjurant une âme au nom de la passion qui l’a animée, l’âme vous entend et remonte de l’enfer, ou redescend du ciel pour animer le corps ; or, l’âme du vieux comte, c’était son amour paternel pour toi ; conjure donc l’âme de ton père au nom de cet amour, et ton père sera forcé de te répondre.
DON JOSÈS.
Jamais, jamais je ne ferai un tel sacrilége !...
LE MAUVAIS ANGE.
Alors, il faut renoncer à te venger de ton frère.
DON JOSÈS, d’une voix sombre.
Je descendrai dans la tombe de mon père ; après ?
LE MAUVAIS ANGE.
Eh bien, après, ton père signera, mort, ce qu’il aurait dû signer vivant ; et alors, Monseigneur, vous serez le fils légitime du comte de Marana, l’ami de votre frère, le maître de ses biens et de ses vassaux. Après, eh bien, vous serez ce qu’il est, et vous lui ferez ce qu’il vous a fait, ou autre chose.
DON JOSÈS.
C’est infernal !... Mais n’importe : ordonne à ces portes de s’ouvrir, et marche devant, je te suis.
LE MAUVAIS ANGE.
Voulez-vous passer par le chemin le plus court ?
DON JOSÈS.
Oui.
LE MAUVAIS ANGE.
Donnez-moi la main.
DON JOSÈS.
La voilà.
LE MAUVAIS ANGE, s’enfonçant en terre avec lui
Allons !
INTERMÈDE. Le bon Ange, la Vierge. §
LE BON ANGE.
LA VIERGE.
LE BON ANGE.
LA VIERGE.
LE BON ANGE.
LA VIERGE.
LE BON ANGE.
LA VIERGE.
ACTE III §
SCÈNE PREMIÈRE. Don Fabrique, Don Henriquez, entrant. §
DON FABRIQUE.
Décidément, depuis le Cid, il n’y a eu qu’un homme dans toutes les Espagnes, et cet homme est Don Luis-de-Sandoval d’Ojedo.
DON HENRIQUEZ.
Je suis de ton avis ; seulement, cet homme ne se nomme pas Don Luis-de-Sandoval d’Ojedo, il s’appelle Don Juan de Marana.
DON FABRIQUE.
Je connais Don Luis, et je ne connais pas Don Juan ; je m’en tiens donc à ce que j’ai dit.
DON HENRIQUEZ.
Je ne connais pas plus Don Juan que tu ne le connais toi-même ; mais on m’a raconté de lui des entreprises merveilleusement hardies.
DON FABRIQUE.
Tout ce que l’on t’a raconté de Don Juan de Marana, je l’ai vu faire à Don Luis-de-Sandoval.
DON PEDRO, entrant.
Qui parle de Don Luis-de-Sandoval ?... On vient de me dire une étrange histoire sur son compte.
DON HENRIQUEZ.
Laquelle ?
DON PEDRO.
Savez-vous de qui il est fils ?
DON FABRIQUE.
Mais, jusqu’à présent, je ne lui ai pas connu d’autre père que le mari de sa mère, Don Carlos d’Ojedo.
DON PEDRO.
Certes ; mais vous oubliez de dire de qui il est fils... Or, savez-vous par quel moyen Don Carlos obtint ce fils ?
DON HENRIQUEZ.
Par les moyens ordinaires, je suppose.
DON PEDRO.
Voilà l’erreur... Don Carlos était marié depuis dix ans sans avoir pu, malgré ses prières, obtenir d’héritier. Or, un soir qu’il rentrait dans son château, après avoir fait une tournée dans ses domaines, désolé plus que jamais de ne savoir à qui léguer une fortune considérable et un nom noble, il passa dans une sombre galerie où se trouvait un vieux tableau représentant saint Michel terrassant le démon, lorsqu’à son grand étonnement, il s’aperçut que les personnages n’étaient plus sur la toile, et que leur place était vide... Au même instant, il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule ; il se retourna : c’était le démon... Don Carlos, qui était un vieil Espagnol, fut choqué de cette familiarité, et il demanda au maudit ce qu’était devenu saint Michel, et qui lui avait permis de se promener ainsi, au lieu de demeurer honnêtement sur la toile où le peintre l’avait cloué... À cette question, le démon répondit que, tous les cent ans, Dieu rappelait à lui saint Michel pour lui donner des instructions nouvelles, et que, pendant que son gardien montait au ciel, lui jouissait de quelques heures de liberté, et d’un pouvoir assez grand pour accorder quelquefois aux hommes ce qu’ils ne pouvaient obtenir ni de Dieu ni des saints...
Alors...
... on assure que Don Carlos lui demanda si ce pouvoir allait jusqu’à lui faire avoir un fils, et que le démon lui répondit que rien n’était plus facile... Si bien...
SCÈNE II. Les mêmes, Sandoval. §
SANDOVAL.
Si bien que j’ai deux pères, n’est-ce pas, Pedrillo : l’un qui s’appelle Don Carlos d’Ojedo, et qui prie au ciel, et l’autre qui se nomme Monseigneur Satan, et qui rôtit en enfer ?... Merci de la généalogie !...
Voici ma place, messieurs... Je vais donner une sérénade à Doña-Inès, comtesse d’Almeida ; s’il y a quelqu’un à Madrid à qui cela déplaise, il me trouvera sous ses fenêtres.
SCÈNE III. Don Fabrique, Don Henriquez, Don Pedro, puis Don Juan. §
DON HENRIQUEZ.
Eh bien, Pedro, que dis-tu maintenant de cette histoire ?
DON PEDRO.
Je dis que tout à l’heure j’en doutais encore.
DON FABRIQUE.
Et que maintenant ?
DON PEDRO.
Je n’en doute plus.
DON HENRIQUEZ.
Eh bien, cette histoire n’est rien près de l’aventure qui vient d’arriver à Don Juan.
DON FABRIQUE.
Qu’est-ce que cette aventure ?
DON HENRIQUEZ.
D’abord, il faut que vous sachiez que le vin favori de Don Juan est le porto.
DON JUAN, entrant.
Vous vous trompez, señor : il préfère le valdepeñas. Nous savons parfaitement que le tabac n’a été apporté en Europe que depuis deux siècles, à peu près ; mais une tradition espagnole attribue à Don Juan la vaillantise qu’il raconte ici, et nous n’avons pas voulu lui faire tort d’un seul trait de son caractère.
DON JUAN.
Vous êtes dans l’erreur, mon maître : il en avait vidé quatre.
DON JUAN.
On vous a mal rapporté la chose, mon cavalier : c’était sur la rive droite.
DON HENRIQUEZ.
Si vous savez l’histoire mieux que je ne la sais, il faut la raconter.
DON JUAN.
Volontiers, mes gentilshommes... Or, Don Juan, se promenant sur la rive droite du Mançanarès, comme j’ai dit, était fort embarrassé pour allumer son cigare, lorsqu’il aperçut sur la rive gauche un homme qui fumait ; il lui ordonna aussitôt de passer le fleuve, et de lui apporter du feu... Mais le fumeur préféra allonger le bras, et l’allongea si bien, que le bras traversa le Mançanarès, et vint présenter son cigare à Don Juan1.
DON FABRIQUE.
Et que fit Don Juan ?
DON JUAN.
Don Juan y alluma le sien, et dit : « Merci. »
DON PEDRO, lui frappant l’épaule.
Seigneur cavalier !
DON JUAN.
Voulez-vous dire que ce n’est point ainsi que la chose s’est passée ?
DON PEDRO.
En aucune manière.
DON JUAN.
Qu’est-ce alors ?
DON PEDRO.
Je vous préviens que cette place est retenue.
DON JUAN.
Que m’importe !
DON PEDRO.
Mais retenue par Don Luis-de-Sandoval !
DON JUAN.
Après ?
DON PEDRO.
Vous êtes étranger, sans doute ?
DON JUAN.
Autant qu’un vieux Castillan peut l’être à Madrid.
DON PEDRO.
Alors, vous ne connaissez pas Don Luis-de-Sandoval ?
DON JUAN.
Si fait, de réputation.
DON PEDRO.
Et vous vous exposez ?...
DON JUAN.
Cela me regarde...
Gomez ! Une bouteille de malaga et deux verres !
SCÈNE IV. Les mêmes, Sandoval. §
SANDOVAL, entrant et allant à Don Juan.
Señor !
DON JUAN, avec hauteur.
Qu’y a-t-il ?
SANDOVAL.
Vous êtes assis à cette place...
DON JUAN.
Vous le voyez.
SANDOVAL.
Et votre intention est d’y rester ?
DON JUAN.
Sans doute.
SANDOVAL.
Il n’y a qu’une difficulté, c’est que cette place est à moi.
DON JUAN.
C’est justement pour cela que je l’ai prise.
SANDOVAL.
Peut-être ne savez-vous pas qui je suis ?...
DON JUAN.
Si fait !... un de ces messieurs a pris la peine de me le dire.
SANDOVAL.
Et vous vous êtes assis à la place de Don Luis-de-Sandoval, sachant qu’elle était à Don Luis-de-Sandoval ?... Alors, vous êtes Don Juan de Marana.
DON JUAN, lui tendant la main.
Touchez là, mon cavalier, vous avez trouvé votre homme.
SANDOVAL.
Tant mieux ! Car il y a longtemps que je désire vous rencontrer.
DON JUAN.
Et moi aussi.
SANDOVAL.
Je suis las d’entendre répéter qu’il y a dans les Espagnes une réputation qui balance la mienne.
DON JUAN.
Et moi aussi !
SANDOVAL.
De sorte que je vous hais.
DON JUAN.
Et moi aussi.
SANDOVAL.
Alors, nous allons nous entendre... Asseyons-nous, et causons.
DON JUAN.
Volontiers.
SANDOVAL, s’asseyant.
On vous dit brave cavalier ?
DON JUAN.
Voici mon épée.
SANDOVAL.
Beau joueur.
DON JUAN.
Voici ma bourse.
SANDOVAL.
Et bon compagnon auprès des femmes ?
DON JUAN.
Voici ma liste.
SANDOVAL.
La liste d’abord ; puis chaque chose aura son tour.
DON JUAN.
Et aucune ne se fera attendre.
SANDOVAL.
Cette liste est divisée en deux colonnes ?
DON JUAN.
Pour plus de clarté.
SANDOVAL.
D’un côté, les femmes séduites ?
DON JUAN.
De l’autre, les maris trompés.
SANDOVAL.
Elle commence par doña Fausta, femme d’un pêcheur.
DON JUAN.
Et finit par la signora Luisa, maîtresse d’un pape... Vous voyez que l’échelle sociale est parcourue, et que chaque classe m’a fourni son contingent.
SANDOVAL.
Erreur !...
DON JUAN.
Comment cela ?
SANDOVAL.
Le loup est entré dans le bercail, c’est vrai ; mais il a laissé échapper la plus belle et la plus tendre de toutes les brebis.
DON JUAN.
Laquelle ?
SANDOVAL.
Celle du Seigneur.
DON JUAN.
C’est par Dieu vrai ! Il n’y a pas de religieuses... Messieurs, j’engage devant vous ma foi de gentilhomme qu’avant huit jours cette lacune sera remplie.
SANDOVAL.
Maintenant, jouons !
DON JUAN.
À vos ordres.
SANDOVAL.
Gomez, des cartes !
DON JUAN.
Gomez, des dés !
SANDOVAL.
Vous préférez ?...
DON JUAN.
Cela va plus vite.
SANDOVAL.
Parfaitement.
DON JUAN.
Votre enjeu ?
SANDOVAL, jetant sa bourse.
Ce que j’ai sur moi.
DON JUAN, jetant la sienne.
Va !
SANDOVAL.
Votre bourse paraît mieux garnie que la mienne.
DON JUAN.
Oh ! Entre gentilshommes, on n’y regarde pas de si près.
SANDOVAL, secouant les dés.
En trois coups ?
DON JUAN.
En un seul, s’il plaît à Votre Honneur ?
SANDOVAL, amenant.
Cinq !
DON JUAN.
Sept !
SANDOVAL.
Ma revanche ?
DON JUAN.
Volontiers... Que jouons-nous, cette fois ?
SANDOVAL.
J’ai perdu tout ce que j’avais d’argent comptant.
DON JUAN.
Votre parole est bonne...
SANDOVAL.
Cette agrafe vaut encore mieux.
DON JUAN.
Cette chaîne !...
SANDOVAL.
Très bien... Neuf !
DON JUAN.
Onze !...
SANDOVAL.
J’ai dans les Algarves un vieux manoir de famille.
DON JUAN.
J’en possède trois dans les deux Castilles.
SANDOVAL.
Château contre château.
DON JUAN.
Le vôtre se nomme ?
SANDOVAL.
Almonacil.
DON JUAN.
Choisissez, de Villa-Mayor, d’Aranda ou d’Olmedo.
SANDOVAL, jetant les dés sur la table.
Onze ! Pour Villa-Mayor.
DON JUAN, les jetant à son tour.
Douze ! Pour Almonacil.
SANDOVAL, se levant.
Voyons si vous aurez le même bonheur à un autre jeu.
DON JUAN.
Êtes-vous déjà las de celui-ci ?
SANDOVAL.
Je n’ai plus rien au monde, que ma maîtresse.
DON JUAN.
Son nom ?
SANDOVAL.
Doña Inès, comtesse d’Almeida.
DON JUAN.
Cette bourse, cette agrafe et Almonacil, contre Doña-Inès d’Almeida.
SANDOVAL.
Vous êtes fou, Don Juan !
DON JUAN.
Prenez garde, seigneur cavalier !... Car je dirai partout que j’ai proposé à Don Luis-de-Sandoval un enjeu, et que Don Luis-de-Sandoval n’a pas osé le tenir.
SANDOVAL.
Vous ne le direz pas.
DON JUAN.
Gomez, des cartes !
SANDOVAL, montrant les dés.
Vous avez assez de ces joujoux ?
DON JUAN.
Ils vous portent malheur.
SANDOVAL.
Celui qui a dit le premier que vous étiez beau joueur a dit vrai, et je suis fâché de ne pas vous avoir rencontré hier.
DON JUAN.
Pourquoi cela ?
SANDOVAL.
Hier, j’aurais ajouté à mon enjeu dix mille piastres que j’ai perdues cette nuit et que j’ai payées ce matin.
DON JUAN.
Hier, j’aurais ajouté au mien une jeune fille d’Andalousie, que j’avais enlevée il y a trois jours à mon frère.
SANDOVAL.
Et qu’est-elle devenue ?
DON JUAN.
Satan le sait ! Je l’avais enfermée chez moi pour suivre avec plus de liberté une duègne qui avait eu l’imprudence de me remettre une lettre devant elle ; jugez de ma surprise, lorsqu’en rentrant, j’ai trouvé...
SANDOVAL.
La porte ouverte ?
DON JUAN.
Non, la fenêtre.
SANDOVAL.
Et elle donnait ?
DON JUAN.
Sur le Mançanarès.
GOMEZ, entrant.
Voici les cartes.
SANDOVAL.
Au premier as.
DON JUAN.
Va pour la bourse, l’agrafe et Almonacil.
SANDOVAL.
Va pour Doña-Inès d’Almeida.
LES SPECTATEURS.
Bravo ! c’est largement engagé.
SANDOVAL.
Henriquez, donnez les cartes !
DON JUAN, montrant l’as qui lui est échu.
Votre maîtresse est à moi, Don Luis.
SANDOVAL.
Gomez, du papier, de l’encre, des plumes !
GOMEZ.
Voilà, Votre Honneur.
SANDOVAL, écrit, plie et cachette.
Faites porter cette lettre à Doña-Inès, comtesse d’Almeida, place Mayor.
DON JUAN.
Que lui dites-vous ?
SANDOVAL.
Qu’un accident m’empêche d’aller chez elle et que je l’attends ici ; les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures.
DON JUAN.
Et ce second billet ?
SANDOVAL.
Vous le lui remettrez vous-même.
DON JUAN.
Il dit ?
SANDOVAL.
Lisez !
DON JUAN, lisant.
« Madame, je vous ai jouée et je vous ai perdue ; vous appartenez maintenant au seigneur Don Juan de Marana, à qui je cède tous mes droits sur vous ; j’espère que vous ferez honneur à ma signature. DON LUIS DE SANDOVAL D’OJEDO. »
SANDOVAL.
Maintenant, seigneur Don Juan, écoutez un avis qu’il est de mon honneur de vous donner : Doña-Inès, comtesse d’Almeida, est une véritable Espagnole, hautaine et jalouse, portant toujours un poignard de Tolède à sa jarretière, et une fiole de poison à sa ceinture ; gardez-vous de l’un et de l’autre.
DON JUAN.
Merci ; mais, à mon tour, un mot, seigneur Don Luis : votre dernier enjeu valait mieux que tout ce que j’aurais pu mettre contre lui ; reprenez donc, je vous prie, cette bourse et cette agrafe ; quant au manoir de vos pères, je suis un fils trop pieux pour vous en déshériter.
SANDOVAL, donnant la bourse et l’agrafe à ses amis.
Tenez, Pedro ; tenez, Henriquez, prenez ceci en mémoire de moi. Mon château d’Almonacil est à vous, Don Fabrique. Messieurs, vous attesterez que je le lui ai vendu.
DON FABRIQUE.
Vous êtes un magnifique seigneur, Don Luis.
DON PEDRO.
Un véritable hidalgo.
DON HENRIQUEZ.
Un Espagnol du temps de Rodrigue.
SANDOVAL.
Remerciez le seigneur Don Juan, messieurs, et non pas moi.
DON FABRIQUE.
Mais votre château ?
SANDOVAL.
Je m’y réserve six pieds de terre dans le caveau de mes ancêtres ; le reste est à vous.
DON JUAN.
Don Luis !...
SANDOVAL.
Don Juan, je commence à croire que vous serez aussi heureux à l’épée que vous l’avez été aux cartes et aux dés.
DON JUAN.
C’est vrai, j’avais oublié qu’il nous restait une dernière partie à faire.
SANDOVAL.
Je m’en souviens, moi : Don Juan, vous me trouverez toute la nuit au Prado ; ce n’est qu’à deux pas d’ici, comme vous savez. Allons, messieurs, suivez-moi.
SCÈNE V. §
DON JUAN, seul.
Ah ! c’est une véritable Espagnole, jalouse et hautaine, portant poignard à la jarretière et poison à la ceinture. Merci, Don Luis ! vous êtes vraiment un noble cavalier, et nous surveillerons Doña-Inès.
SCÈNE VI. Don Juan, Inès, introduite par Gomez. §
GOMEZ.
C’est ici, señora.
INÈS.
Merci.
Que vous est-il arrivé ? Qu’avez-vous, Don Luis ? Seriez-vous blessé ?
Un étranger ! un inconnu ! Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
DON JUAN.
Je suis un gentilhomme de Castille, fort jaloux de connaître votre beauté avant de l’avoir vue, et fort amoureux d’elle depuis que je la vois...
INÈS.
Laissons cela, señor. Où est Don Luis-de-Sandoval ? Que fait-il ?
DON JUAN.
Mais, s’il ne m’a point menti, il est à cette heure au Prado, avec ses amis, Don Fabrique et Don Henriquez... Ne fait-il pas, dites-moi, un magnifique temps de promenade ?
INÈS.
Mais pourquoi lui au Prado, et vous ici ?
DON JUAN, lui présentant le billet de Sandoval.
Tout vous sera expliqué par cette lettre, Madame.
INÈS.
Mais donnez donc ! Ne voyez-vous pas que je meurs d’impatience ?
Cette lettre n’est pas de Sandoval.
DON JUAN.
Ne reconnaissez-vous point son écriture ?
INÈS.
Si fait, par Notre-Dame, c’est bien la sienne ! Mais, écoutez, je ne comprends pas bien encore ; expliquez-moi tout cela.
DON JUAN.
Sandoval possédait un trésor dont il ne connaissait pas tout le prix ; il l’a joué, il l’a perdu, voilà tout !
INÈS.
Mais je ne vous aime pas, moi.
DON JUAN.
Si vous haïssez Sandoval, cela revient au même.
INÈS.
Oh ! Si j’étais sûre qu’il eût commis cette infamie...
DON JUAN.
Vous avez d’autres lettres de lui, comparez.
INÈS.
Oui, oui.
Voilà bien sa signature, la même qu’il ose mettre au bas de la première lettre où il me dit : « Doña Inès, vous êtes belle ; Doña-Inès, je vous aime. DON LUIS DE SANDOVAL D’OJEDO.» Un nom de noble que je croyais un noble nom ; Sandoval, c’est-à-dire l’homme que je préférais à tout dans ce monde, à ma soeur, à ma mère, à Dieu ! Et c’est celui-là, le même, le seul pour qui j’eusse dû demeurer sacrée, qui me joue, qui me perd, qui me livre, et c’est bien vrai tout cela, vrai sur l’honneur d’un Espagnol, vrai sur la foi d’un gentilhomme ?
DON JUAN.
Sur la foi d’un gentilhomme et sur l’honneur d’un Espagnol, c’est vrai.
INÈS.
Oh ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
DON JUAN.
Maintenant, le haïssez-vous, madame ?
INÈS.
Maintenant, je le méprise.
DON JUAN.
Et moi ?...
INÈS.
Vous êtes noble ?
DON JUAN.
Comme l’infant.
INÈS.
Vous êtes brave ?
INÈS.
Et vous vous nommez ?
DON JUAN.
Don Juan.
INÈS.
Don Juan, je t’aime !
DON JUAN.
Bien, ma Chimène.
INÈS.
Écoutez, cependant.
DON JUAN.
J’écoute.
INÈS.
Il m’a vendue, il en avait le droit, puisque je m’étais donnée... c’est bien ; mais vous qui m’avez achetée, vous ne saviez sans doute pas que j’avais fait un serment ?
DON JUAN.
Lequel ?
INÈS.
De ne point appartenir à un autre tant qu’il serait vivant... Vous voyez donc bien qu’il faut qu’il meure pour que je puisse être à vous.
DON JUAN, prenant son manteau.
C’est juste ; il mourra.
INÈS, allant à lui avec un dernier doute.
C’est bien vrai, au moins, ce que vous m’avez dit ?
DON JUAN.
Aussi vrai qu’il est au Prado, où je vais le chercher...
INÈS.
Allez donc ! Et amenez-le là... Là, devant cette fenêtre, pour que je sois sûre qu’il m’a trahie... Et, quand il sera là, frappez, et que je le voie tomber, afin que je sois sûre qu’il est mort.
DON JUAN.
Et vous m’attendrez ici ?
INÈS, sonnant.
Maître !
Des glaces, des sorbets... Je soupe chez vous avec ce gentilhomme...
Ou, si mieux vous aimez, prenez la clef et enfermez-moi !...
DON JUAN.
Merci, ma lionne... J’ai confiance en votre parole.
SCÈNE VII. §
INÈS, seule.
Ô Sandoval ! Sandoval !... c’est bien infâme de me traiter ainsi, comme on fait d’une courtisane que l’on donne quand on n’en veut plus... Moi qui habite un palais, me faire venir dans une taverne !
Bien, notre hôte, merci !
Je t’avais fait maître de ma personne, Sandoval, je t’avais confié mon honneur, et voilà ce que tu as fait de ce trésor !... N’importe, ta dernière volonté me sera sacrée, j’acquitterai ta dette, mais pas un de nous trois ne se lèvera demain pour raconter à Madrid le secret de notre triple mort.
Fermez les yeux, sainte mère du Christ, vous qui n’êtes qu’indulgence et charité, car une oeuvre de vengeance va s’accomplir.
Fermez les yeux et priez, priez pour moi.
Ces cavaliers orgueilleux, ils croient, parce qu’ils portent une épée au côté, qu’il n’y a qu’eux qui puissent se venger, et que le fer seul donne la mort !... Et, dans cette croyance, ils rient de nous, de nous autres, pauvres femmes, sans défense et sans courage... Et maintenant, Don Juan, viens me prendre, je t’attends. Des pas...
Deux hommes !... Ils viennent de ce côté, ils s’arrêtent sous cette fenêtre.
Ce sont eux. La nuit est si noire, que je ne puis distinguer lequel est Don Luis et lequel est Don Juan... Ils tirent leurs épées !... Ils se battent.
Un cri !... L’un des deux tombe !... Lequel ?... Si c’était Don Juan !... Malheur ! Qui me vengerait de Sandoval ?... On vient... On monte... Don Juan !...
SCÈNE VIII. Don Juan, Inès. §
DON JUAN.
Vous êtes libre, Inès !...
INÈS, immobile.
Oui, je l’ai vu tomber.
DON JUAN.
Alors, madame, vous avez vu choir un noble gentilhomme.
INÈS, prenant un flambeau.
C’est bon, je reviens.
DON JUAN, l’arrêtant.
Où allez-vous ?
INÈS.
M’assurer que c’est lui et non pas un autre.
SCÈNE IX. §
DON JUAN, seul.
Va donc, Inès, va... Car c’est bien lui !
Allons, Don Juan... Qu’est-ce donc ? Ce n’était qu’un homme, après tout... Oui, mais un de ces hommes de bronze comme la nature en coule un sur mille... Eh bien, tant mieux ! cet homme eût été pour ma renommée un rival trop dangereux... Fatalité, qui l’a jeté sur ma route ! Allons, allons... C’est un rival de moins et une maîtresse de plus.
Venez, ma charmante !
SCÈNE X. Don Juan, Inès. §
DON JUAN.
Eh bien, Sandoval ?...
INÈS, pâle et posant son flambeau sur la table.
Sommes-nous ici pour parler de lui ?
DON JUAN.
Vous avez raison, sur mon âme !... et vous êtes une noble Espagnole, et vous êtes belle, et je vous aime ! je vous aime ! Vous avez raison, la vie est si étrangement courte, qu’il faut mettre à profit ses heures, ses minutes, ses secondes... Vous avez raison, nous ne sommes point ici pour nous souvenir du passé, nous y sommes pour jouir du présent...
À nos amours, Inès !
INÈS.
À nos amours, Don Juan !
DON JUAN, le verre à la main.
Asseyez-vous... C’est une chose sainte que l’amour quand deux coeurs nés l’un pour l’autre fleurissent ensemble comme deux boutons sur une même tige... Mais c’est chose rare que ces amours juvéniles et transparentes, et nul ne peut dire, en voyant sourire une femme, que cet amour est exempt de perfidie...
C’est une bonne chose que le vin !... mais dans le meilleur, la main d’un ennemi peut traîtreusement verser du poison.
« Don Juan, me disait Sandoval en expirant, ne buvez jamais le vin versé par une maîtresse qui ne vous aime plus, ou qui ne vous aime pas encore, si cette maîtresse ne goûte pas le vin la première. » C’était un homme d’un grand sens que Sandoval ; qu’en dites-vous, Madame ?
Gomez !
Quel est ce vin ?
GOMEZ.
Du montilla.
DON JUAN.
Et celui que tu apportes dans cette bouteille ?
GOMEZ.
Du Valdepeñas.
DON JUAN, posant sur la table le verre empoisonné et en prenant un autre.
Verse du Valdepeñas, je le préfère.
Merci !
Allons !
Eh bien, qu’y a-t-il, mon amour ?
INÈS, se soutenant au dossier d’un fauteuil.
Rien ! Rien !
DON JUAN, se levant.
Rien, n’est-ce pas ? si ce n’est que Doña-Inès a pris, jusqu’à cette heure, Don Juan de Marana pour un écolier de Salamanque ou un étudiant de Murviedro, et qu’elle s’est dit à elle-même : « J’aurai bon marché de cet homme ; je vais lui faire tuer d’abord mon amant, qui m’a trahie, puis ensuite je m’empoisonnerai avec lui... » Il y a, du reste, grandeur et courage dans cette résolution... Mais je suis jeune, riche, noble : j’aime la vie et je ne veux pas mourir, moi...
Avez-vous des commissions pour ce monde, Madame ?
INÈS.
Oui, dites à ma soeur, qui est une sainte fille du couvent de Notre-Dame du Rosaire, qu’elle ait à prier pour l’âme d’une pécheresse.
DON JUAN.
La chose sera fait en conscience ! J’étais embarrassé de trouver un prétexte pour entrer dans une de ces saintes maisons, et vous me le donnez...
Merci, Doña-Inès, merci !
INÈS, allant tomber près de la Madone.
Sainte mère de Dieu, ayez pitié de moi !
INTERMÈDE §
SCÈNE I. Don Josès, le mauvais Ange, le Comte de Marana, couché sur un tombeau. §
LE MAUVAIS ANGE, à Don Josès, qui est assis sur une des roches supérieures.
Pardon, maître, si je vous ai quitté un instant, mais j’étais impérieusement rappelé à Madrid pour souffler un mauvais conseil à votre frère.
DON JOSÈS, se levant.
C’est bien.
LE MAUVAIS ANGE.
À la manière dont il les suit, ce serait péché que de l’en laisser manquer ; il y a à cette heure deux âmes de plus qui voyagent sur la route de l’enfer avec des passe-ports signés Don Juan.
DON JOSÈS.
Tant mieux, et que la colère de Dieu s’amasse sur sa tête !
LE MAUVAIS ANGE, s’arrêtant.
Vraiment, si Votre Seigneurie n’était si pressée, je lui ferais observer que nous traversons en ce moment une mine d’argent qui n’appartient à personne, et qui attend un pauvre pour en faire un riche.
DON JOSÈS.
Tu sais que ce n’est point cela que je cherche... Marche !
LE MAUVAIS ANGE, descendant quelque escaliers et s’arrêtant de nouveau.
Maître, voilà sur mon honneur un filon de l’or le plus pur. Il fallait que le roi Ferdinand fût bien fou pour envoyer chercher au Mexique ce qu’il pouvait trouver en grattant cette noble terre d’Espagne. De l’or, maître, de l’or ! va dénoncer cette mine à Charles-Quint, et il te fera ministre ; et il te permettra de garder ton chapeau devant lui, et il te pendra au cou un mouton au bout d’une chaîne.
DON JOSÈS.
Je n’ai pas le temps d’être ambitieux... Marche !
LE MAUVAIS ANGE.
Pardon ! Mais, si pressé que vous soyez, permettez que je vous offre ce diamant : regardez son eau, pesez sa lourdeur, et, lorsque vous serez de retour sur la terre, brisez-le en trois morceaux, et, avec chacun d’eux, vous achèterez, si vous voulez, la sultane de Soliman, la maîtresse de François Ier, et la femme de Henri VIII.
DON JOSÈS.
Il n’y avait en ce monde qu’une femme que je désirasse posséder ; elle est morte ou déshonorée, et il faut que je la venge... Marche !
LE MAUVAIS ANGE.
Nous sommes arrivés ; voici les murs du caveau où est enfermé le tombeau de votre père...
DON JOSÈS.
Mais la porte ?
LE MAUVAIS ANGE.
Ah ! La porte, vous m’avez demandé le chemin le plus court ; elle est de l’autre côté.
DON JOSÈS.
Et comment entrerai-je ?
LE MAUVAIS ANGE.
N’est-ce que cela qui vous inquiète ?
Passez, Monseigneur ; quant à moi, je vous attends ici, j’aime autant ne pas me hasarder en terre sainte.
SCÈNE II. Le mauvais Ange, assis sur la dernière marche de l’escalier, Don Josès, entrant dans le tombeau du Comte. §
DON JOSÈS, s’avançant avec respect.
Pardon, mon père, si je descends dans votre tombeau avec d’autres mots à la bouche que des mots de prière, avec un autre sentiment dans le coeur que celui de l’amour filial. Mais vous savez ce qui est arrivé, mon père ; eh bien, s’il est vrai que vous ayez aimé ma mère d’un amour conjugal ; s’il est vrai qu’elle fut toujours pure et que je suis votre fils aîné ; s’il est vrai qu’au moment de mourir vous vouliez me reconnaître pour l’héritier de votre nom ; si ce parchemin que je vous apporte est l’expression de votre volonté ; s’il est écrit de votre main, s’il est scellé de votre sceau, s’il n’y manque que votre signature, si la mort seule a fait tomber la plume de vos doigts, par l’amour de l’amant, par l’honneur du chevalier, par le coeur du père, je vous adjure, entendez-vous ? votre fils bien-aimé sur le sein duquel vous avez rendu le dernier soupir ; votre fils au désespoir vous adjure de demander à Dieu, comme unique récompense de votre noble vie, qu’il délie les chaînes glacées qui vous attachent au cercueil, afin que vous vous souleviez sur votre tombe, et mettiez votre signature au bas de cet acte.
DON JOSÈS, les bras étendus et les yeux fixes.
Père ! Père !... Mais non, le voilà redevenu immobile.
Froid ! c’était une illusion... Et ce parchemin ?
Il a signé ! Ah ! Je ne suis donc plus un vassal ! Je ne suis donc plus un bâtard ! Je suis Don Josès de Marana. Merci, père, merci !
Tu m’as donné le droit de porter l’épée !... Malheur à toi, Don Juan, malheur !
LE MAUVAIS ANGE.
Eh bien, vous ne m’attendez pas, Monseigneur ?
DON JOSÈS.
Je n’ai plus besoin de toi.
LE MAUVAIS ANGE.
Mais, moi, j’ai encore besoin de vous, maître !
ACTE IV §
SCÈNE PREMIÈRE. Don Juan, entrant ; Don Sanchez, Marthe, agenouillée et priant ; religieuses. §
DON JUAN, s’adressant à Don Sanchez, qui va sortir.
Mon révérend, pourriez-vous me dire laquelle de ces jeunes filles est soeur Marthe ?
DON SANCHEZ.
Celle qui prie encore quand les autres ne prient déjà plus.
DON JUAN.
Merci, mon père.
SCÈNE II. Don Juan, Marthe. §
DON JUAN, lui présentant de l’eau bénite.
Dieu soit avec vous, soeur Marthe !
MARTHE, le regardant.
Merci, mon frère ; mais d’où savez-vous mon nom ?
DON JUAN.
Je l’ai appris d’une personne qui vous était bien chère ; et, comme sa voix mourante n’aurait pu le répéter une seconde fois, je l’ai retenu à la première.
MARTHE.
Vous connaissiez ma soeur Inès ?
DON JUAN.
J’étais près d’elle lorsqu’elle rendit à Dieu une des plus nobles âmes que Dieu ait envoyées sur la terre.
MARTHE.
Oui ; j’ai vu entrer hier dans cette église des gens qui portaient un cadavre et qui pleuraient ; je leur ai demandé la cause de leurs larmes, et ils m’ont dit qu’ils pleuraient parce que Doña-Inès d’Almeida était morte, et que Doña-Inès était la mère des pauvres. Alors je suis tombée à genoux, et je leur ai dit : « Pleurons ensemble, mes frères, car c’était ma soeur. »
DON JUAN.
Doña Inès est ensevelie dans cette église ? Tant mieux ! Elle verra si je suis un messager fidèle.
MARTHE.
Elle avait une vénération si profonde pour Notre-Dame du Rosaire qui la protége, que, vivante encore, elle y avait fait élever son tombeau ! Hélas, la mort a été bien vite jalouse de la vie ; et la tombe s’est lassée d’attendre !... Soyez béni, vous qui avez connu ma soeur !
DON JUAN.
Mais ne voulez-vous pas entendre ses dernières paroles ? Ce sont des paroles d’amour.
MARTHE, se rapprochant.
Oh ! Si, répétez-les-moi sans en oublier une seule et sans y changer une syllabe.
DON JUAN.
« Don Juan, m’a-t-elle dit, allez trouver ma soeur au couvent de Notre-Dame du Rosaire ; dites-lui qu’un cavalier m’avait insultée, et que vous m’avez vengée ; mais ajoutez que je n’ai pas voulu survivre à cette insulte, et annoncez-lui qu’elle est maintenant la seule héritière de mon bien et de mon titre. »
MARTHE.
Je vais donc avoir un sacrifice méritoire à faire à Dieu ; car, lorsque j’entrai dans ce couvent, j’étais la soeur cadette d’Inès, et notre père y paya ma dot, et voilà tout !
DON JUAN.
Et comptez-vous pour rien le sacrifice de vos quinze ans, d’un coeur qui n’avait pas encore battu, et d’une beauté qui rendrait le roi jaloux de Dieu ?
MARTHE, voulant s’éloigner.
Mon frère, il nous est défendu d’écouter des paroles mondaines.
DON JUAN.
Non pas lorsqu’elles sortent de la bouche mourante d’une soeur, et j’atteste son âme, qui nous écoute, que je répète ici ses dernières volontés. Elle me dit donc : « Don Juan, vous êtes un cavalier loyal, un ami sincère, un homme pieux, incapable d’égarer une jeune âme comme celle de ma soeur ; dites-lui donc en mon nom que, si elle se sent une vocation réelle pour la vie monastique...
... que, si jamais elle n’a soupiré en enfermant un corps si merveilleux sous une robe de bure ; que, si jamais elle n’a pleuré l’heure solennelle où ses blonds cheveux sont tombés sous le ciseau du prêtre ; alors, dites-lui qu’elle lègue ses biens au couvent, et qu’elle y reste à prier pour mon âme. »
MARTHE.
Hélas ! Hélas !
DON JUAN.
« Mais que, si, au contraire, le monde qu’elle a quitté lui est resté présent avec toutes ses promesses, tous ses enchantements, tous ses délices ; que, si son cloître lui paraît désert, sa cellule étroite, sa vie désenchantée, elle vous confie, à vous, mon ami, qui êtes instruit en matière de religion, ses ennuis, ses doutes, son espoir ; alors vous la conseillerez, n’est-ce pas ? » Je le lui ai promis. Eh bien, Marthe, au nom de votre soeur, votre frère vous interroge ; voyons.
MARTHE.
Oh ! Mon Dieu ! Ce sont des sentiments si inconnus que ceux que j’éprouve, des paroles si étranges que celles que j’entends, des visions si bizarres que celles qui m’apparaissent, que je n’ai point encore osé les avouer à notre directeur lui-même.
DON JUAN.
Pourquoi craindre ? Ces sentiments inconnus sont sans doute ceux de votre âge ? C’est le besoin d’aimer et d’être aimée ; ce sont les battements d’un coeur de dix-huit ans plein de sang espagnol ; c’est la perception encore vague de ces émotions délicieuses que l’amour éveillera plus tard dans votre âme ; ce sont des pressentiments d’un bonheur à venir qui vous semblent des souvenirs perdus d’un bonheur passé.
MARTHE.
Oh ! oui, oui, c’est cela.
DON JUAN.
Ces paroles étranges, c’est la voix du monde qui vous appelle ; elle vous dit : « Marthe, on m’a calomnié à tes yeux ; je ne suis point tel que l’on m’a peint à toi, plein de séductions trompeuses et infernales ; je ne suis point le chemin de perdition qui conduit au royaume de Satan : je suis un jardin de délices où la beauté est reine et commande. Viens, Marthe ! tes yeux se sont illuminés du feu de ton âme ; tes longs cheveux ont repoussé sous ta coiffe de religieuse ; ta taille d’enfant s’est développée sous la robe sainte ; à défaut de miroir, l’eau de la fontaine t’a dit que tu étais belle. Viens, Marthe, viens, un trône t’attend ! »
MARTHE.
Oh ! Oui, oui, et ces paroles, quand je les entends, c’est un délire.
DON JUAN.
Et, parmi ces visions bizarres, ne passe-t-il point parfois un jeune cavalier qui s’approche de vous et qui vous dit : « Marthe, ma bien-aimée, je t’ai vue depuis que ma jeunesse a des songes d’amour... Je te cherche dans le monde et je ne t’y rencontre pas !... Pourquoi te caches-tu dans l’ombre du cloître au lieu de briller au soleil de nos cités ?... Fleur de beauté, tu dois éclore dans un jardin, et non sur une tombe... Viens, Marthe ! Franchis la porte de ton couvent ; elle donne sur le monde, c’est-à-dire sur le bonheur... Sur la vie... Sur l’amour. »
MARTHE.
Oh ! Mais c’est bien cela ! Par quelle magie devinez-vous ainsi mes plus secrètes pensées ?... Ce jeune homme surtout, cet habitant inconnu de mes nuits de fièvre et d’insomnie... qui vous a dit qu’il venait les visiter ?...
DON JUAN.
Qui me l’a dit, Marthe ? Qui me l’a dit ?... Oh ! Si vous ne me devinez pas, je suis bien malheureux.
MARTHE, le regardant.
Mon Dieu !
DON JUAN.
Je vous ai reconnue, moi... À l’instant où je vous vis, je me suis dit : « Celle que je cherche, la voilà !... La bien-aimée de mon coeur, la voilà !... la fiancée de mes rêves, la voilà ! C’est elle ! » Car vous avez passé dans mes nuits comme j’ai passé dans les vôtres, et, si j’ai éclairé votre sommeil, vous avez brûlé le mien.
MARTHE.
Eh bien, écoutez, écoutez à votre tour, et que Dieu me pardonne ; si je fais mal, je l’ignore... Mais c’est étrange, ce que je vais vous dire. Je ne vous avais jamais rencontré avant aujourd’hui, non, j’en suis sûre ; eh bien, cependant je vous ai reconnu ; il m’a semblé vous avoir vu déjà dans un autre monde, sinon dans celui-ci... Vous avez parlé, le son de votre voix m’a fait tressaillir et m’a inondée d’une mélodie familière à mon oreille ! Vous avez dit votre nom, Don Juan, ce nom... Certes, je ne connaissais aucun homme de ce nom !... Eh bien, il m’a semblé que c’était un nom familier à mon coeur, il m’a semblé que je l’avais prononcé déjà... Où, je ne sais... À quelle occasion, je l’ignore... Car il y a un voile entre mon corps et mon âme, car il me semble que j’obéis, en ce moment même, malgré moi, à un pouvoir surhumain qui me pousse vers vous, qui fait renaître d’anciennes pensées dans mon esprit, qui arrache du plus profond de mon coeur des paroles qui y dormaient oubliées... Don Juan, j’aime votre nom !... Don Juan, j’aime votre voix !... Don Juan...
Pardonnez-moi, mon Dieu ! Prenez pitié ! Ici, dans votre église, dans votre maison sainte, j’allais lui dire : « Don Juan, je vous aime ! »
DON JUAN.
Marthe, n’est-ce pas dans une église que ceux qui s’aiment font serment de s’aimer toujours ?
MARTHE.
Oui, lorsque leur amour n’est pas un crime.
DON JUAN.
Et quel amour, si nous le voulons, peut être plus pur et plus selon Dieu que le nôtre ?
MARTHE.
Oubliez-vous que je suis liée par des voeux éternels ?
DON JUAN.
Oubliez-vous qu’il y a un homme qui peut vous relever de ces voeux ?
MARTHE.
Le Saint-père !...
DON JUAN.
Nous irons le trouver, Marthe.
MARTHE.
Ensemble ?
DON JUAN.
Ensemble.
MARTHE.
Et comment ?
DON JUAN.
Vous fuirez.
MARTHE.
Avec mon amant ?
DON JUAN, lui passant un anneau au doigt.
Avec votre fiancé.
MARTHE, respirant.
Ah !
DON JUAN.
Nous lui dirons que, depuis longtemps, nous nous aimons, et c’est vrai ! Car nous nous aimons depuis le jour où nous avons rêvé l’un de l’autre. Nous nous jetterons à ses pieds, et il nous pardonnera et nous bénira, et nous aurons une vie de délices et d’amour, au lieu de cette vie triste et solitaire que nous avons eue jusqu’aujourd’hui.
MARTHE.
Et, à compter de ce jour, je suis votre fiancée.
DON JUAN.
Marthe, conduisez-moi devant la tombe de votre soeur.
MARTHE.
Non, Don Juan, non, ne mêlons pas le néant de la mort aux espérances de la vie... Vous m’avez engagé votre foi devant Dieu, Dieu a entendu votre serment, et cela suffit.
Voici la cloche qui nous appelle à la prière du soir ; si je ne m’y rendais pas, on s’apercevrait de mon absence...
DON JUAN.
Mais, aussitôt la prière finie ?...
MARTHE.
Je reviendrai... Mais vous, vous retrouverai-je ?
DON JUAN.
Oh ! Oui.
MARTHE.
Tant mieux ! Car, si je ne vous retrouve pas, je mourrai !...
SCÈNE III. Don Juan, puis Hussein. §
DON JUAN.
Au revoir... Ah ! Ah ! Ah ! Parlez-moi de ces blanches colombes, dont aucun souffle humain n’a terni le plumage. Voilà qui est confiant et crédule ! Une femme du monde m’aurait pris huit jours ; il est vrai que celles-là sont si souvent trompées !
Hussein ! Hussein !
Va m’attendre dans la petite ruelle qui longe cette église, derrière les murs du couvent ; prends mes meilleurs chevaux et munis-toi d’une échelle de cordes. Lorsque tu entendras frapper trois fois dans les mains, tu jetteras l’échelle par-dessus le mur.
HUSSEIN.
Cela sera fait, maître.
DON JUAN.
Va !
SCÈNE IV. Don Juan, puis la statue d’Inès, puis les ombres de Don Mortès, de Carolina, de Vittoria, de Don Luis-de-Sandoval, puis l’ange du Jugement et l’ombre du Comte de Marana. §
DON JUAN.
Maintenant, Doña-Inès, pardon de n’avoir pas suivi ponctuellement vos instructions ; mais pourquoi votre soeur est-elle si belle, que je n’ai pu lui parler que d’amour ?... D’ailleurs, vous avez contracté certain engagement avec moi, et vous êtes morte sans l’acquitter... Marthe ne fera que payer une dette de famille... Vous m’avez aidé en bonne chrétienne, je ne l’oublierai pas, et maintenant je vous dois, non-seulement des prières, mais encore des remerciements, et, si je savais laquelle parmi toutes ces tombes est la vôtre...
LA STATUE, agenouillée sur le tombeau d’Inès.
Celle-ci.
DON JUAN, reculant d’un pas.
Qu’est-ce à dire ?... Je crois que la statue a parlé ! Est-ce une erreur ou bien ai-je réellement entendu ? Écoute, femme ou statue, ange ou démon, voix du ciel ou de l’enfer, parle une seconde fois, et je jure Dieu que j’irai lever ton voile de marbre, afin de savoir de quelle bouche sont sorties tes paroles.
LA STATUE D’INÈS.
Viens.
DON JUAN.
Me voilà.
LA STATUE D’INÈS.
Regarde !
DOM MORTÈS, après que le dernier soupir de l’orgue s’est éteint.
Je suis Don Mortès, révérend prieur des dominicains. Sans pitié, sans religion pour mon ministère, Don Juan a levé le poignard sur moi et m’a frappé... Vengeance contre le meurtrier ! Vengeance !...
CAROLINA.
Je suis doña-Carolina de Valence. Comme j’allais au rendez-vous que Don Juan m’avait donné, j’ai rencontré une rivale sur mon chemin ; elle m’a poignardée en me disant : « Carolina, c’est Don Juan qui te tue !... » Vengeance contre le meurtrier ! Vengeance !
VITTORIA.
Je suis doña Vittoria de Séville. Don Juan me quitta pour une autre femme ; j’attendis sa nouvelle maîtresse et je la frappai. L’inquisition me condamna au bûcher. Mon crime et ma mort sont à Don Juan... Vengeance contre le meurtrier ! Vengeance !
TERESINA.
Je suis doña Teresina, fiancée de Don Josès. Don Juan m’enleva évanouie ; lorsque je revins à moi, j’étais déshonorée ; je n’ai pu survivre à ma honte, je me suis précipitée dans le Mançanarès... Vengeance contre le meurtrier ! Vengeance !
SANDOVAL.
Je suis Don Luis-de-Sandoval d’Ojedo. J’ai joué contre Don Juan ma fortune, le tombeau de mes pères, le coeur de ma maîtresse ; j’ai tout perdu... J’ai joué contre lui ma vie, et je l’ai perdue encore... Vengeance contre le meurtrier ! Vengeance !...
L’ANGE DU JUGEMENT, une épée flamboyante à la main, descend du ciel et s’arrête à une quinzaine de pieds au-dessus du cercueil.
N’y a-t-il aucune voix qui s’élève en faveur de Don Juan ?
LE COMTE DE MARANA.
Je suis le vieux comte de Marana. Seigneur ! Seigneur ! Ayez pitié de mon fils !
L’ANGE DU JUGEMENT.
Dieu donne à Don Juan une heure pour se repentir !
SCÈNE V. Don Juan, évanoui ; Marthe. §
MARTHE.
Don Juan, me voilà ; je suis prête à vous suivre... Don Juan, où êtes-vous ?
Don Juan, mon fiancé, mon époux !
DON JUAN, revenant à lui.
Je ne suis plus Don Juan ton fiancé, je ne suis plus Don Juan ton époux ! Je suis frère Juan le trappiste... Soeur Marthe, souvenez-vous qu’il faut mourir !...
CINQUIÈME TABLEAU §
SCÈNE PREMIÈRE. Don Sanchez, Don Juan, couché sur une tombe. §
DON SANCHEZ.
Frère Juan.
DON JUAN, relevant son capuchon.
Me voilà.
DON SANCHEZ.
Que faites-vous ici ?
DON JUAN.
Vous le voyez, mon père, j’accomplis une des règles de notre ordre saint, je creuse ma propre tombe.
DON SANCHEZ.
Je vous ai cherché dans votre cellule.
DON JUAN.
Je n’ai pas pu y rester, j’étouffais entre ces murs étroits comme un tombeau ! La nuit a été terrible, ô mon père !
DON SANCHEZ.
Je n’ai rien entendu.
DON JUAN.
Vous dormiez.
DON SANCHEZ.
Je priais.
DON JUAN.
J’ai voulu prier aussi, moi ; puis, quand j’ai vu que je ne pouvais prier, j’ai voulu dormir ; est-ce donc le même Dieu qui fait les nuits si calmes pour les uns et si terribles pour les autres ? À peine ai-je eu les yeux fermés, qu’il m’a semblé que les murs de ma cellule s’ouvraient ! Oh ! Le monde ! Le monde ! Pourquoi me poursuit-il quand je le fuis, mon père ? Le froissement du bal, les chants du festin, les rires de l’orgie, tout cela bruissait autour de moi ; j’avais beau fermer les yeux, boucher mes oreilles, je voyais, j’entendais. Je sautai à bas de mon lit ; je me précipitai dans le cimetière ; le ciel s’ouvrait, des éclairs sillonnaient la nuit comme l’épée flamboyante de l’Archange ; oh ! du moins, le bouleversement de mon être était en harmonie avec celui des éléments ; pâle, échevelé, ruisselant de sueur et d’eau, je me crus un instant le génie de la tempête, et je mêlai l’orage de mon coeur à celui de la nature ! Oh ! Tous les deux ont été terribles ; et autour de moi, au dedans de moi, tout n’est que ruine !...
DON SANCHEZ.
Ce sont les nuits d’orage qui font les jours tranquilles ; voyez, mon fils, comme le soleil est brillant, comme le jour qui a commencé si sombre va finir pur ! Il en est ainsi de la vie ; les orages du coeur ressemblent à ceux de la nature ; et les uns et les autres se calment au souffle de Dieu !
DON JUAN, s’asseyant.
Qu’il souffle donc sur mon front, s’il ne veut pas qu’il se brise à l’angle de quelque tombe.
DON SANCHEZ.
Je prierai le Seigneur de ramener le calme dans ton coeur, comme il l’a ramené dans la nature. Je prierai le Seigneur de poser le sceau de sa grâce sur ton front brûlant. En attendant, crois, espère et prie ; c’est avec ces trois mots qu’on ouvre les portes du ciel.
SCÈNE II. §
DON JUAN, seul.
Oui, oui, mon père, c’est la sagesse divine qui me parle par votre bouche ; et, tant que j’entends votre voix, je crois, j’espère, et je prie ; mais, dès que je suis seul, l’amour et l’orgueil, ces deux grands adversaires de l’âme, viennent me tenter. Mon Dieu, Seigneur, donnez-moi la force de leur résister.
SCÈNE III. Don Juan, Marthe. §
MARTHE, vêtue d’une robe blanche déchirée et verdie par l’herbe, les cheveux épars, passe par une brèche, et entre en scène.
Oh ! Le beau jardin, et comme les marguerites y poussent ! J’en aurai bientôt assez pour me faire une couronne, s’ils ne me rattrapent pas.
Don Juan ! Don Juan !
DON JUAN, l’apercevant.
Grand Dieu, est-ce Marthe ? Oh ! Mon Dieu, donnez-moi des forces contre l’amour !
MARTHE.
D’ailleurs, s’ils courent après moi, je me cacherai comme cette nuit dans les buissons avec les oiseaux... Il fait froid, la nuit !
DON JUAN, les bras étendus vers elle.
Marthe ! Marthe !
MARTHE.
Et pourtant ils chantent en se réveillant ! Je sais ce qu’ils chantent, moi ; je suis leur soeur ; ce matin, il y en avait un qui disait :
Tiens, une statue... Elle s’est endormie au soleil... Il fait bon au soleil !
Le soleil vient de Dieu.
DON JUAN.
Pauvre enfant, elle est folle !
MARTHE, appelant.
Don Juan ! Don Juan ! Me voilà, mon fiancé ; vois comme je suis jolie, comme je suis parée, comme j’ai une belle couronne !
DON JUAN.
Prenez pitié de moi, mon Dieu ! Prenez pitié de moi !
MARTHE.
Et puis je suis riche, maintenant ; j’ai hérité des châteaux et des bijoux de ma soeur Inès, qui est morte empoisonnée.
DON JUAN.
Qui t’a dit cela ?
MARTHE, levant la tête.
Inès. Elle revient toutes les nuits ; car, quoique son corps ait été déposé en terre sainte, son âme est errante ; elle aussi, elle chante comme les oiseaux qui s’éveillent, mais tristement, tristement, tristement.
Tiens, tiens... la vois-tu qui passe ?... Oui, soeur, oui, je sortirai ton corps de cette église, pour que ton âme perdue puisse revenir le visiter... Je le couvrirai de terre ; puis, sur cette terre, je planterai des fleurs... Les fleurs poussent bien sur les tombes... Ils voulaient m’empêcher d’aller te rejoindre... Ah ! Ah ! Ah ! Ils ne savaient pas que j’ai des ailes... Ils ont voulu me retenir, mais je me suis envolée, et j’ai ri alors.
Ah ! Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Que je souffre, mon Dieu !
DON JUAN.
Marthe ! Reviens à toi, mon enfant, ma soeur.
MARTHE.
Laissez-moi, je sais de belles prières.
Je vais prier.
Oh ! Je ne me rappelle plus... Si je me rappelais... Il me semble que je serais guérie.
Allons, voilà que j’ai perdu mes fleurs (se relevant) ; il faut que j’en cherche d’autres, maintenant ; j’ai cueilli toutes celles qui sont ici.
Don Juan ! Don Juan !
DON JUAN, marchant derrière elle jusqu’aux cyprès.
Ô mon Dieu ! Je suis un être bien fatal aux autres et à moi-même ; tout ce que je touche se brise ou se flétrit ; et ceux à qui je n’ôte pas la vie perdent la raison.
SCÈNE IV. Don Juan, Don Josès et le mauvais Ange. §
LE MAUVAIS ANGE.
Par ici, Seigneur Don Josès, par ici !
DON JOSÈS, étonné.
Dans un cloître ?
LE MAUVAIS ANGE.
Votre Seigneurie n’a-t-elle jamais entendu parler d’un certain loup qui s’était fait berger ?... Voilà votre homme.
DON JOSÈS.
Sous ce costume ?
LE MAUVAIS ANGE.
Regardez.
DON JOSÈS, s’élançant par-dessus le mur.
Oui, je le reconnais.
Je te trouve enfin, Don Juan.
DON JUAN, se retournant.
C’est toi, frère ? Sois le bienvenu !
DON JOSÈS.
Je te saluai des mêmes paroles lorsque tu m’apparus au château de Villa-Mayor ; il paraît que, si j’avais oublié de t’inviter à mes fiançailles, tu avais oublié, toi, de m’inviter à ta prise d’habit... Connais-tu ce parchemin ?
DON JUAN.
C’est celui que j’arrachai aux mains mourantes de Don Mortès... Le Seigneur me pardonne !
DON JOSÈS.
Connais-tu cette signature ?
DON JUAN.
C’est celle de notre digne père... Le Seigneur a fait un miracle, sans doute, et je l’en remercie.
DON JOSÈS.
Et sais-tu ce que contient cet écrit ?
DON JUAN.
C’est la reconnaissance de Don Josès, comme fils aîné du comte et comme seigneur de Marana.
DON JOSÈS.
Tu avoues donc que je suis gentilhomme ?
DON JUAN.
Oui, frère.
DON JOSÈS.
Que tu n’es que le second fils, toi ?
DON JUAN.
Oui, frère.
DON JOSÈS.
Et que tu me dois hommage, comme ton aîné ?
DON JUAN.
Je suis prêt à vous le rendre, Monseigneur.
DON JOSÈS.
Ce n’est point cela que je veux !
DON JUAN.
Que voulez-vous ?
DON JOSÈS.
Voici deux épées... Choisis.
DON JUAN.
Et pour quoi faire ?
DON JOSÈS.
Je te montre deux épées, et tu me demandes pourquoi faire ces deux épées ?... Je vais te le dire alors : Parce que je te hais d’une haine de frère !... Parce que la terre est trop étroite pour nous porter plus longtemps tous les deux ! parce que tu dois avoir soif de mon sang comme j’ai soif du tien, et qu’il faut que l’un de nous deux boive celui de l’autre ! Voilà deux épées, te dis-je ! Voilà une tombe prête...
DON JUAN.
Je l’ai creusée pour moi, frère, et, si ce n’est que ma vie qu’il te faut, elle est à toi... Frappe...
DON JOSÈS, prenant une des deux épées.
Si j’avais voulu te tuer comme une bête fauve, c’est une arquebuse que j’aurais prise, et non deux épées... En garde ! Don Juan, en garde !
DON JUAN.
Frère, je te demande pardon à genoux, les yeux en larmes, le front dans la poudre...
DON JOSÈS, le prenant sous le bras.
Debout ! Hypocrite, debout !
DON JUAN.
Je t’obéis !
DON JOSÈS.
Prends une de ces épées.
DON JUAN.
Adieu, frère.
DON JOSÈS.
Où vas-tu ?
DON JUAN.
Laisse-moi aller.
DON JOSÈS.
Te laisser aller, toi !... Mais tu oublies donc ?
DON JUAN.
Si j’avais oublié, je ne serais point ici.
DON JOSÈS.
C’est cela !... Et parce que, lassé de vices, repu de débauches, gorgé de sang, il te plaît de venir demander asile à un cloître, tu crois fuir le châtiment ?... Et qui me vengera de toi, si je ne me venge pas ?
DON JUAN.
Mon repentir.
DON JOSÈS.
Ton repentir, rendra-t-il l’honneur et la vie à ma fiancée ?... Rendra-t-il la vie à mon épouse ?... Que m’importe ton repentir, à moi ! Me rendra-t-il mon bonheur brisé entre tes mains ?... Pourquoi ne m’as-tu pas tué comme Teresina, Don Juan ? Tu le pouvais, il fallait le faire ; mais non, tu n’as voulu que m’avilir... Allons donc ! Du courage, Don Juan ! Tu vois bien que je suis venu pour me battre avec toi et qu’il faut que nous nous battions...
DON JUAN.
Jamais, frère...
DON JOSÈS.
Je saurai bien t’y forcer... Prends garde !... ce que tu as fait, je le ferai !... Tu m’as jeté ce parchemin au visage...
Tiens !...
DON JOSÈS.
Seigneur, donnez-moi l’humilité.
DON JOSÈS.
Tu m’as déchiré mes habits de gentilhomme...
Tiens !...
DON JUAN.
Seigneur, donnez-moi la patience.
DON JOSÈS.
Tu m’as fait battre de verges par tes valets.
DON JUAN.
Don Josès, tu feras plus que tout cela : tu me feras perdre mon âme.
DON JOSÈS, le frappant du plat de son épée.
Tiens !
DON JUAN, s’élançant sur l’épée.
Ah !
DON JOSÈS.
Enfin !
DON JUAN.
Frappé ?
DON JOSÈS, chancelant.
Oui, frappé !... Le frère frappé de la main du frère !...
Le frère, maudissant le frère !... le sang du frère sur la tête du frère...
DON JUAN, le regarde un instant, puis prenant son manteau et son chapeau.
Don Josès dans la tombe de Don Juan ! Allons, décidément, il paraît que le diable ne veut pas que je me fasse ermite.
LE MAUVAIS ANGE, riant.
Démon de l’orgueil, j’avais compté sur toi... Tu ne m’as pas trompé... Merci !
ACTE V §
SCÈNE PREMIÈRE. Marthe, Ursule. §
UN ANGE, entr’ouvrant les rideaux du lit
MARTHE, se réveillant.
Merci, bel ange, merci ! Oh ! Ton souffle m’a enlevé du front un cercle de feu... Où es-tu, que je t’adore ?... Rien, rien... Allons, c’était une dernière vision de ma folie, un dernier fantôme de ma fièvre.
URSULE.
Eh bien, ma soeur ?
MARTHE.
C’est vous, Ursule...
URSULE.
Vous me reconnaissez ?
MARTHE.
Oui ; j’ai eu le délire, n’est-ce pas ?
URSULE.
Et vous vous êtes sauvée ; vous avez quitté le couvent, vous avez erré par les plaines et par les montagnes, exposée à la chaleur du jour, au vent de la nuit... Vous ne nous donnerez plus de semblables inquiétudes, n’est-ce pas ?
MARTHE.
Non, car je ne suis plus folle...
URSULE.
Quel bonheur pour notre sainte communauté, à qui je vais annoncer cette bonne nouvelle !
MARTHE.
Ne vous pressez pas trop, ma soeur ; car Dieu m’a rendue à la raison et non à la vie, il m’a repris ma folie et non mon amour... Courez, je vous prie, chercher notre saint directeur, et dites-lui qu’une mourante réclame son ministère.
URSULE, sortant.
J’y vais, ma soeur...
SCÈNE II. Marthe, puis le mauvais Ange. §
MARTHE.
Oh ! Jamais il n’arrivera à temps ; oh mon Dieu !... Oh ! Je sens que je meurs. Mourir sans revoir Don Juan ! Mourir sans lui entendre dire une fois encore qu’il m’aime ! Mourir en le laissant au milieu du monde où il m’oubliera, où il en aimera une autre ! Oh ! Mille ans de mon éternité pour un jour passé près de Don Juan !
LE MAUVAIS ANGE, soulevant le rideau.
C’est un marché qui peut se faire.
MARTHE, épouvantée.
Qui me parle ?
LE MAUVAIS ANGE.
Celui que tu as appelé.
MARTHE.
Que viens-tu faire ?
LE MAUVAIS ANGE.
N’as-tu pas offert mille ans de ton éternité pour un jour passé près de Don Juan ?
MARTHE.
Oui.
LE MAUVAIS ANGE.
Eh bien, j’accepte.
MARTHE.
Mais il n’y a qu’avec Dieu, ou avec Satan, qu’on puisse faire un pareil pacte !
LE MAUVAIS ANGE.
Je viens au nom de l’un d’eux : que t’importe lequel pourvu que la chose se fasse ?
MARTHE, frissonnant.
Tu es le mauvais esprit... Oh ! Oh !
LE MAUVAIS ANGE.
Marthe, tu as encore cinq minutes à vivre.
MARTHE.
Tu as raison, je ne vois plus, et j’entends à peine.
LE MAUVAIS ANGE.
Marthe, tu ne reverras jamais Don Juan.
MARTHE.
Je veux le revoir !... Oui... Oui, je le veux à tout prix !
LE MAUVAIS ANGE.
Rien de plus facile.
MARTHE.
Que faut-il faire ?
LE MAUVAIS ANGE.
Signer ce papier.
MARTHE.
Que contient-il ?
LE MAUVAIS ANGE.
Le pacte proposé.
MARTHE.
Mille ans pour un jour !
LE MAUVAIS ANGE.
Pas une minute de plus, pas une seconde de moins, il serait nul s’il n’était exact ; nous sommes gens d’honneur, en enfer !
MARTHE.
Et quand le reverrai-je ?
LE MAUVAIS ANGE.
Le voilà qui frappe à la porte du couvent.
MARTHE.
Oh ! Je serai morte avant qu’il entre dans cette chambre !
LE MAUVAIS ANGE.
Qu’importe, si tu ressuscites quand il y sera entré ?
MARTHE.
Donne-moi la plume.
LE MAUVAIS ANGE.
Attends.
MARTHE.
Ah !
LE MAUVAIS ANGE.
Ce n’est rien... Signe.
MARTHE.
En aurai-je la force ? Ah !
Ah ! Je me meurs.
LE MAUVAIS ANGE.
Il est, ma foi, bien heureux que son nom n’ait eu que deux syllabes. Ah ! ah ! ah ! chacun son tour, mon bon ange.
MARTHE.
Ah ! Don Juan ! Don Juan !
À toi mon dernier soupir ! À toi ma dernière pensée.
SCÈNE III. Marthe, Ursule, Don Juan, sous l’habit d’un trappiste. §
URSULE, ouvrant la porte.
Don Sanchez n’était point au couvent, ma soeur ; mais un saint homme que j’ai rencontré, et qui se charge de le remplacer...
DON JUAN.
En m’offrant pour remplir cette sainte tâche, j’ai plus compté sur mon zèle que sur mes mérites ; Dieu m’aidera. Ma soeur, laissez-nous.
SCÈNE IV. Don Juan, Marthe. §
DON JUAN.
Allons, la chose est en bon train, me voilà dans le bercail... et Hussein m’attend au bas de cette fenêtre...
Diable ! il me semble que la pénitente de dom Sanchez n’est point malade de vieillesse... Ma soeur... Elle ne me répond pas. Ma soeur... Évanouie, sans doute...
Glacée, morte !... Pauvre enfant, si jeune, morte dans un cloître, sans avoir goûté la vie, sans avoir connu l’amour !... Trésor enfoui, diamant perdu !... Pourquoi ne t’ai-je pas rencontrée joyeuse et florissante au milieu du monde, au lieu de te trouver pâle et froide sur ton lit mortuaire ?... Je t’aurais aimée, car tu devais être jolie : de si beaux cheveux ne peuvent cacher qu’un beau visage...
Mon Dieu !... Oh ! Non... ce n’est pas possible... Ce sont ses traits, c’est elle !... C’est Marthe !... Marthe, froide... Inanimée, morte !... Ah ! Don Juan !... Quel mauvais esprit as-tu irrité, que, depuis quelques jours, rien ne te réussisse et que tout aille au pis ? À qui t’adresser, maintenant que tes péchés t’ont brouillé avec Dieu, et tes remords avec Satan ?... Oh ! Il y a cependant eu pour moi un temps de bonheur où mes désirs s’accomplissaient avant d’être formés, où un palais enchanté se fût élevé sur ma route pour me donner l’hospitalité pendant une nuit !... Ai-je donc perdu quelque amulette précieuse, quelque talisman souverain ?... Ou plutôt n’est-ce pas que, depuis que mon père a reconnu Don Josès, il y a une malédiction sur moi ?... Autrefois, t’eussé-je retrouvée morte, prête pour la tombe, je crois que je n’aurais eu qu’à dire : « Je veux qu’elle vive », et l’âme, à moitié chemin du ciel, serait redescendue sur la terre... Marthe ! Marthe !... Ma bien-aimée !...
Ah ! Il m’a semblé sentir un mouvement... Elle se lève...
Marthe !...
Toujours froid, toujours morte... Marthe, parle-moi, je t’en supplie, ou je ne pourrai pas croire que tu vis ! Oh ! Un mot, une parole !...
Oui, je comprends... Ah ! Ma fortune ne m’a donc pas abandonné ! Je suis toujours moi, je suis toujours l’heureux et le puissant ! Ô Marthe ! Cette fois, tu es à moi, et ni l’enfer ni le ciel ne t’arracheront plus de mes mains.
Hussein ! Hussein !
HUSSEIN.
Monseigneur ?
DON JUAN.
Les chevaux sont-ils prêts ?
HUSSEIN.
Oui, Monseigneur.
DON JUAN.
L’échelle de cordes ?
HUSSEIN.
La voilà.
DON JUAN.
Allons, ma bien-aimée, l’amour, le bonheur, l’avenir, tout est à nous !... Es-tu prête ? Veux-tu venir ?
Minuit !... Eh bien ?
Allons !...
SEPTIÈME TABLEAU §
SCÈNE PREMIÈRE. Don Juan, Marthe, pénétrant au milieu des ruines. §
DON JUAN.
Vive-Dieu ! voilà une manière de voyager dont je n’avais pas idée : cent cinquante lieues en vingt heures !... Il paraît que le diable avait quelque course pressée à faire, et que, pour ménager ses jambes, il est entré dans le ventre de mon cheval.
En tout cas, s’il a fait preuve de vitesse dans la route, il me semble avoir manqué de jugement pour le choix de l’auberge...
Tu dois être écrasée de fatigue et mourir de faim, pauvre enfant !... Puis il faut que nous changions de costume : nous ne passerons pas toujours par des montagnes nues et des landes désertes, et, si nous ne voulons pas être reconnus et arrêtés, il faut troquer ces habits religieux contre d’autres, quels qu’ils soient... Holà ! quelqu’un !... Il y a un très-bel écho, ici, mais voilà tout... Écuyers !... Camérières !... Personne ?... Je crois que le mieux est de remonter sur le dos d’Ali et de chercher un autre gîte.
Allons, il paraît que vous avez tout pouvoir en ces lieux, ma belle châtelaine ?...
Alors, je dois suivre ces... Ces messieurs ?...
Et nous nous retrouverons ici ?...
Vous jurez de venir m’y rejoindre, Marthe ?
Pas un mot depuis notre départ de Madrid... Voilà, par ma foi, une étrange chose !
SCÈNE II. §
LE MAUVAIS ANGE, seul.
SCÈNE III. Don Juan, les fantômes. §
DON JUAN.
Suis-je donc dans l’île des illusions ?... Est-il possible qu’un homme voie de pareilles choses autrement qu’en rêve ? suis-je bien éveillé, voyons, et ce qui m’entoure a-t-il un corps ou n’est ce qu’une ombre ? Ceci est-il une coupe ?
UN SERVITEUR, voyant Don Juan la coupe à la main
Que faut-il que je vous serve, Monseigneur ?
DON JUAN.
Du vin !...
Qu’est-ce que ce vin ?
UN HOMME ENVELOPPÉ D’UN MANTEAU.
Le sang que tu as fait couler.
DON JUAN, jetant le vin, et tendant la coupe.
De l’eau !...
Qu’est-ce que cette eau ?
L’HOMME AU MANTEAU.
Les larmes que tu as fait répandre !
DON JUAN, se retournant furieux.
Et toi, qui es-tu ?
L’HOMME, écartant son manteau, et montrant sa poitrine ensanglantée.
Don Luis-de-Sandoval d’Ojedo.
DON JUAN.
Je croyais t’avoir mieux tué... Qu’as-tu fait de ton épée ?
SANDOVAL.
Je l’ai laissée tomber au moment où la tienne me traversait la poitrine.
DON JUAN.
Eh bien, va la chercher, et reviens.
SANDOVAL.
Es-tu donc las d’attendre la justice divine ?
DON JUAN.
Oui ; car j’en entends éternellement parler, et je ne la vois jamais venir... Écoute : Dieu m’a donné une heure pour me repentir ; je lui donne un quart d’heure pour me foudroyer !...
Jamais ! Toujours ! L’heure marquée est minuit moins cinq minutes.
SCÈNE IV. Les mêmes, Sandoval, une épée à la main ; puis, successivement, Carolina, Vittoria, Teresina, Inès, Marthe. §
SANDOVAL.
Es-tu prêt, Don Juan ?
DON JUAN.
Je t’attends...
Ah !... Enfer ! Disparu !... Et moi, blessé !...
Qu’est cela ?
Ah !...
Ah !...
Ah !...
Ah !...
Marthe !...
MARTHE.
Don Juan, je t’ai aimé... Ange, je t’ai aimé ! Je t’ai aimé, folle ! Je t’ai aimé, morte !... Au nom de mon amour, qui a survécu à ma raison ; au nom de mon amour, qui a survécu à ma vie, repens-toi !
DON JUAN.
Marthe !...
MARTHE.
Don Juan, une larme de repentir qui tombe des yeux du coupable suffit à éteindre un lac de feu... Repens-toi, Don Juan, repens-toi !
DON JUAN.
Marthe !...
MARTHE.
Don Juan, je suis l’ange du pardon, parce que je suis l’ange de l’amour... Je viens de la part du Seigneur... Repens-toi ! Repens-toi !
DON JUAN.
Il est trop tard ! Minuit va sonner...
MARTHE, arrêtant l’aiguille.
Les autres ont avancé l’aiguille pour te perdre : je l’arrête pour te sauver. Il te reste une seconde... Repens-toi, Don Juan, repens-toi !
DON JUAN.
Ange de l’amour, ange de la miséricorde, tu triomphes !... Pardonnez-moi, mon Dieu ! Je me repens !...
MARTHE.
Seigneur, Seigneur, vous l’avez entendu !
DON JUAN.
Mes yeux se ferment... Je meurs !...
MARTHE.
Tu n’es qu’ébloui, Don Juan : tes yeux vont se rouvrir pour l’éternité !