Bérénice
Tragi-comédie en prose

Par P. DU RYER.

A PARIS,
Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE, en la Salle des Merciers, à l’Escu de France
et
Chez AUGUSTIN COURBÉ, Libraire et Imprimeur de Monseigneur le Duc D’Orleans, à la mesme Salle, à la Palme. Au Palais.
M. DC. XXXXV.
AVEC PRIVILEGE DU ROY

Édition critique établie par Marjolaine Georges sous la direction de Georges Forestier (2007-2008)

Introduction §

Du Ryer ? du Ryer ? Durier ? Duriez ? Les multiples graphies du nom de famille de notre auteur témoignent d’emblée des incertitudes concernant certains aspects de sa vie. Par convention, et parce qu’il s’agit de la graphie la plus répandue, nous adoptons la première, bien que Lancaster n’en privilégie pas aucune.

On écrit Du Ryer et du Ryer ; quelquefois un i remplace l’y. Plusieurs faits indiquent qu’on ne prononçait pas l’r finale, surtout l’orthographe duriez trouvée dans le Mémoire de Mahelot1.

Nous préférons opter pour la première car il semblerait qu’il ait appartenu à la petite noblesse2.

Dramaturge de nos jours inconnu du grand public, Pierre Du Ryer est l’auteur d’une Bérénice. Sans doute éclipsée comme tant d’autres par le succès de Corneille et de Racine, cette pièce apparaît, du fait de son titre, comme une énième version de l’histoire de la princesse juive. Et pourtant, il n’en est rien. La pièce de Du Ryer, qui est d’ailleurs antérieure aux versions de Corneille et de Racine, traite d’un tout autre sujet. Tout d’abord, il s’agit d’une tragi-comédie, ce qui implique nécessairement une fin heureuse3. Ensuite, Bérénice est sicilienne : réfugiée en Crète pour des raisons politiques, elle est tombée amoureuse, cinq ans avant que l’action ne commence, du jeune prince Tarsis, fils du roi de l’île. Des histoires d’amours contrariées par des pères-opposants, des monologues d’amants désespérés, des conversations houleuses entre des sœurs passionnées,… tout cela ne semble guère original. Cette pièce demeure néanmoins intéressante à de nombreux égards. Elle se distingue avant tout par une écriture en prose, chose rarissime à l’époque. Ensuite, en mettant en avant l’expression des sentiments des personnages, l’auteur aurait pu privilégier le discours sur l’action. Toutefois, celle-ci n’est pas réellement reléguée au second plan car c’est en discutant, en confrontant leurs idées que les personnages cherchent à sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Bref, il s’agit d’une tragi-comédie d’inspiration romanesque écrite en prose dans laquelle les amants sortent victorieux.

Indications sur Pierre Du Ryer §

Biographie §

Pierre est le fils d’Isaac Du Ryer, marié en 16034. Secrétaire du grand écuyer Roger de Bellegarde, tuteur de Racan et protecteur de Malherbe, Isaac perdit la faveur du duc et dut alors se contenter d’un emploi de clerc à la douane du quai Saint Paul à Paris où il recevait dix écus par mois5. Il acquit plus tard l’office de secrétaire de la chambre du roi qu’il céda à son fils en 1621. Isaac Du Ryer était un familier des milieux de la Cour et des grands seigneurs. C’est grâce à eux qu’il fit la connaissance d’écrivains et de gens de théâtre comme Malherbe, Racan, Isabelle Andreini (célèbre comédienne italienne), Tristan L’Hermite, qui avait à peu près l’âge de son fils, et Alexandre Hardy avec qui il était en conflit parce qu’il avait participé aux querelles suscitées par la publication de son théâtre. De son temps, Isaac Du Ryer était surtout connu comme écrivain. Poète lyrique6, il fut considéré par Sainte-Beuve comme « un des rares écrivains du commencement du xviie siècle7 ». De plus, il publia deux pastorales La Vengeance des Satyres en 1614 et Le Mariage d’amour en 1621 à une époque où la pastorale était perçue comme une œuvre poétique. Son œuvre se caractérise par une teinte nostalgique, celle d’une « revendication passionnée, et malheureusement presque toujours déçue, d’un statut honorable et rémunérateur pour les poètes dans la société 8 ». C’est sans doute ce qui fait dire à Lancaster qu’il inculqua à son fils « sa foi religieuse, sa dévotion envers le roi et les nobles, sa capacité à supporter la pauvreté, son esprit gaulois 9 ». De plus, il le qualifie de « flatteur, ivrogne, besogneux », ajoute qu’il ne « fut pas un père modèle, mais il donna sans doute à son fils […] son éducation classique, son amour des vers et des pièces de théâtre, et une certaine connaissance de la cour10 ». La pauvreté apparaît comme une fatalité héréditaire chez les Du Ryer ; c’est d’ailleurs ce que retient la postérité, en témoigne notamment cette remarque d’Edouard Fournier sur Pierre Du Ryer : 

Il n’est connu que par sa pauvreté et par ses œuvres qui, bien qu’en très grand nombre et très diverses, ne l’en tirèrent pas. Il en sortit un peu vers la fin […] mais n’eut guère que le temps de s’étonner de n’être plus pauvre. Son père, Isaac Du Ryer, lui avait donné le douloureux exemple du travail récompensé par la misère.11

La date de naissance de Pierre Du Ryer n’est pas connue. Il semblerait qu’il soit né sans doute à Paris, en 1604 ou en 1605, en témoigne la date de mariage de son père. Nous avons peu de détails concernant son enfance et son adolescence. C’est vraisemblablement pour son compte que son père écrivit une curieuse pièce intitulée Estreines à Monseigneur le Comte de Moret estudiant aux Iesuites, au nom des Escolliers de sa classe12. Jean-Pierre Chauveau pense que Pierre faisait partie de ses « escolliers »

fréquentant l’un des plus réputés établissements de l’époque, le collège de Clermont, rue Saint-Jacques à Paris, tenu par les Jésuites, et qui saluaient ainsi le truchement du père de l’un d’eux, l’arrivée dans leurs rangs du jeune comte de Moret, fils naturel d’Henri IV et de Jacqueline de Bueil.13

En février 1621, il reçut en survivance la charge de son père de secrétaire de la chambre du roi, office qui n’était détenue que par des nobles ou leurs descendants. En 1623, il acheta le droit de vendre dix « offices de sergens des aydes et tailles de l’eslection d’Arques, generalité de Rouen14 » pour lesquelles il fut remboursé 1909 livres quand elles furent abolies. En juin 1627, il devint conseiller et secrétaire du roi et de ses finances et ce pendant sept ans. Lancaster ajoute qu’à la même époque on

l’appelle aussi « porteur des lettres de provision de l’office de comptrolleur et garde des grandes et petites mesures au grenier à sel de Bayeux 15 », et noble homme, sieur de Paracy, demeurant à Paris, rue des Francs-Bourgeois, paroisse Saint-Gervais.16

Dans un document de la même année17, il est appelé « ayant droict par declaration de noble homme ». De plus, l’avis de son enterrement fait mention d’un « escuyer ».

À la même époque, il est avocat au Parlement de Paris. En 1628, il fait jouer sa première pièce Arétaphile ; la deuxième, Clitophon, l’année suivante18. L’année 1628 est importante dans la carrière de Pierre Du Ryer car elle marque à proprement parler son entrée dans la vie littéraire. En effet, un petit groupe de jeunes auteurs dramatiques se constitua autour de lui19 : Auvray, Rayssiguier, André Mareschal et Pichou entretinrent des relations amicales qui se manifestent dans la rédaction de pièces liminaires20. Leur amitié s’étiola aux environs de 1633. Ce groupe se caractérisait principalement par sa modernité, un désir de nouveauté que leur reprocha le vieil Hardy. De cette altercation qui opposa Hardy à Du Ryer et Auvray, Oneil J. Richard pense qu’elle préfigure la querelle des Anciens et des Modernes qui éclata véritablement en 1687 avec Perrault21. La querelle prit son point de départ dans la publication du dernier tome du théâtre de Hardy en 1628. Dans l’avis au lecteur, Hardy prit à partie, sans jamais les nommer, deux jeunes avocats qu’il accusa de se mêler de poésie22. Du Ryer et Auvray, avocats et poètes, se sentirent visés. Les deux amis eurent alors l’idée de répondre indirectement à l’attaque ; sous le couvert de pseudonymes (Du Ryer devint Damon, Auvray, Poliarque), ils s’écrivirent des lettres tout aussi virulentes. Du Ryer accusa Hardy de pédanterie, de jalousie et de conservatisme littéraire23. Auvray lui répondit avec la même verve. Ces deux lettres, publiées par Targa (l’éditeur de Hardy) provoquèrent chez le vieux dramaturge de l’indignation et une grande colère. À la fin de l’année 1628, il contre-attaqua en rédigeant La Berne des deux rimeurs de l’Hostel de Bourgogne24 dans laquelle il défendait ses œuvres tout en affublant de tous les noms d’oiseaux ses deux adversaires25. La dispute s’arrêta là, sans que personne ne s’y intéresse véritablement. Néanmoins, il semblerait qu’un poète contemporain – probablement Isaac Du Ryer – ait réagi en soutenant les deux jeunes auteurs26.

En 1629 parut son Dialogue de la Digue et de La Rochelle qui contient trois poèmes patriotiques à l’occasion de la prise de la ville. Il publia d’autres poèmes lyriques en même temps qu’Argénis et Poliarque (1630) et Lisandre et Caliste (1632)27. Selon Lancaster, l’intérêt de ces poèmes réside dans les indications biographiques qu’ils contiennent. Ainsi, ils nous présentent Du Ryer « non seulement comme le catholique que nous connaissons, mais aussi comme un bon vivant, assez libertin, qui n’annonce guère le père de famille digne et laborieux qu’il devient plus tard28 ».

Pierre Du Ryer se maria l’année suivante (1633) avec Geneviève Fournier. Cette union avec une bourgeoise peu fortunée, « peu cultivée, mais bien dévouée à son mari savant29 » apparaît pour certains commentateurs comme une des causes des difficultés financières qu’auraient connues l’auteur un peu plus tard ; une véritable fatalité pour Edouard Fournier qui qualifie ce « mariage d’amour » comme le « pire des coups de folie »30. Ils eurent quatre enfants qui moururent tous en bas âge31. Ayant fait un « mariage d’inclination32 », il vendit l’année suivante33 sa charge de secrétaire du roi et entra dans le service de César, duc de Vendôme34, où il resta comme secrétaire jusqu’à la fin de 1640.

De 1633 à 1634, sept de ses pièces figurèrent au répertoire de l’hôtel de Bourgogne : son unique pastorale, sa comédie et cinq tragi-comédies35. Il publia la même année sa première traduction d’une œuvre latine, le Traité de la Providence de Dieu de Salvien (évêque de Marseille). Elle fut accueillie favorablement, notamment par le groupe des Illustres bergers. « Le démon de la traduction36 » occupa dans la carrière littéraire de Du Ryer une place importante, à telle point que certains ont cru rétrospectivement qu’il était venu à la traduction après avoir fait un peu de poésie37. Cette image de Du Ryer est inexacte : s’il est vrai qu’il a finit par se consacrer exclusivement à la traduction dans les dernières années de sa vie, il ne faut pas oublier qu’il s’était engagé dans cette voie dès les années 1630, c’est-à-dire au début de sa carrière de dramaturge. Pierre Du Ryer appartenait à l’école française des « belles infidèles », groupe réuni autour de Valentin Conrat, et dont Nicolas Perrot d’Ablancourt est le plus illustre représentant. Leur ambition était de faire de la traduction un grand genre en prose ce qui contredit l’hypothèse selon laquelle la traduction n’était pour Du Ryer qu’un gagne-pain38.

De 1635 à 1640, la carrière dramatique de Pierre Du Ryer fut principalement marquée par la création de trois tragédies, genre auquel il n’avait pas encore touché39. Ainsi, il créa au Marais en 1636 sa première tragédie, Lucrèce ; vinrent ensuite Alcionée (1637) et Saül (1640). Lucrèce fut celle qui connut le moins de succès40 : créée au théâtre du Marais, elle aurait été représentée aussi en 1637 à l’Hôtel de Bourgogne41. À cet égard, il est intéressant de noter que l’abbé d’Aubignac, qui, semble-t-il, admirait son œuvre, n’a critiqué que cette pièce. En ce qui concerne Alcionée42, les critiques furent favorables, comme en témoignent ces remarques de l’abbé Lambert43 au siècle suivant :

Les plus estimées de toutes ses Pièces sont Scévole, Saül & Alcionée. La reine Christine de Suède si enchantée des beautés de la dernière, qu’elle se la fit relire trois fois dans un jour. M. Ménage n’a pas craint d’avancer que cette Tragédie peut entrer en compagnie avec celles du grand Corneille ; & l’Abbé d’Aubignac dit, que par la force du discours & des sentiments elle mérita d’être généralement applaudie.

L’année 1640 fut riche en rebondissements. Du Ryer obtint tout d’abord le droit de « percevoir une partie des impôts internes prélevés en la circonscription de Châlons ». Autre élément majeur qui bouleversa sans doute sa vie personnelle et sa carrière littéraire, il se retrouva sans protecteur : le duc de Vendôme, dut fuir vers l’Angleterre car il était accusé d’avoir voulu empoisonner Richelieu. À partir de ce moment-là, il semblerait qu’il n’ait plus recherché de protecteurs44. Cet événement est, pour la plupart de ses biographes, le point de départ d’une vie laborieuse et misérable. Ainsi, selon Jacques Scherer, il dut commencer à « écrire pour gagner sa vie45 ».

De 1642 à 1644, Pierre Du Ryer mis sur la scène trois pièces. La première, une tragédie biblique, Esther, fut créée à l’Hôtel de Bourgogne en 1642. Cette pièce semble avoir influencé la version de Racine46. Deux ans plus tard, il proposa deux pièces : une tragi-comédie en prose, Bérénice, et une tragédie romaine, Scévole. C’est la pièce qui connut le plus de succès : « tous les critiques s’accordent à [la] tenir pour le chef d’œuvre de Du Ryer47 ». Créée par l’Illustre-Théâtre un peu avant le 9 septembre, elle fut jouée à nouveau par la troupe de Molière en 1659. Elle fut représentée jusqu’en 1747 – le 28 juin – à la Comédie française.

Pierre Du Ryer fut élu à l’Académie française – en remplacement de Faret – le 21 novembre 164648. Corneille s’était présenté face à lui. On lui a préféré Du Ryer parce qu’il habitait à Paris alors que Corneille vivait à Rouen. De plus, ses pièces de théâtre mais surtout ses traductions d’auteurs latins firent pencher la balance en sa faveur. De l’année de sa nomination à 1650, Du Ryer écrivit une tragédie et deux tragi-comédies49. Sa tragédie, Thémistocle, fut créée en 1646 au théâtre du Marais.

Dans les dernières années de sa vie, Du Ryer se consacra principalement à la traduction de textes qui lui rapportait selon Baillet trente sous ou un écu la feuille50. Il créa sa dernière pièce, Anaxandre51, une tragi-comédie, en 1653. Sa femme mourut la même année. Il se remaria deux ans après avec Marie de Bonnaire avec qui il eut une fille. Du Ryer quitta alors le village de Picpus52 et revint vivre à Paris, dans le quartier du Marais. En 1658, il fut nommé historiographe du roi. Quelques mois plus tard, il tomba malade et mourut le 6 novembre53. Il fut enterré à Saint Gervais dans le tombeau de ses ancêtres.

Jugements sur Pierre Du Ryer §

Pierre Du Ryer est longtemps apparu – et apparaît encore – comme un écrivain qui vécut dans un état de pauvreté extrême. Cette représentation a été véhiculée par une tradition critique qui reprit les anecdotes de ses contemporains. L’exemple le plus flagrant et qui, selon toute vraisemblance, est à l’origine de cette déformation de la réalité, est le récit de Vigneul-Marville cité d’abord par les frères Parfaict, puis par Pellisson et d’Olivet54. Il raconte ici une des visites qu’il fit à Du Ryer à Picpus.

Un Beau jour d’été, nous allâmes plusieurs ensemble lui rendre visite. Il nous reçut avec joie, nous parla de ses desseins et nous montra ses ouvrages : mais ce qui nous toucha, c’est que, ne craignant pas de nous laisser voir sa pauvreté, il voulut nous donner la collation. Nous nous rangeâmes dessous un arbre ; on étendit une nappe sur l’herbe ; sa femme nous apporta du lait, et lui des cerises et de l’eau fraîche et du pain bis. Quoique ce régal nous semblât très-bon, nous ne pûmes dire adieu à cet excellent homme sans pleurer de le voir si maltraité de la fortune surtout dans sa vieillesse, et accablé d’infirmités.

Pellisson et d’Olivet ajoutent que Ménage alla le voir et qu’il reçut le même accueil. Il fut néanmoins « peu touché de cette misère du poëte ». Cette idée a aussi été transmise par Cassagne dans l’éloge qu’il fait de du Ryer dans ses Essais de lettres familières55.

Globalement, on peut dire que les qualités littéraires de Du Ryer étaient reconnues. Ainsi, d’Aubignac l’estimait comme un « poète ingénieux et qui sait parler56 ». Il figurait même parmi les auteurs de tout premier plan, en témoigne la lettre du 4 janvier 1653 de Loret évoquant les auteurs les plus célèbres de son époque :

Leurs vers me ravissent le cœur

Mieux que la plus douce liqueur,

Quand je les lis, je les admire,

Et voici ce qu’on en peut dire : […]

Ceux de Corneille [sont] incomparables ; […]

Ceux de Du Ryer sont merveilleux,

Ceux de Godeau miraculeux […].57

Le même Loret écrivit à la mort de Du Ryer une épitaphe58 qui célèbre les mérites de l’auteur.

[…] Rare Auteur, dont j’aimai toujours,
Les hauts Traités, les haut discours,
Les Traductions sans égales,
Les belles Pièces Théâtrales,
Et, bref, tant de divins Écrits
Dont tu ravissais nos esprits,
Ame à présent notre sublime,
Pour te témoigner mon estime,
Avec des transports innocens,
Je viens t’offrir un peu d’encens :
Pour un deffunt de tel mérite,
Certes l’offrande est bien petite,
Mais du moins, j’ai fait cet Ecrit
Autant du cœur que de l’esprit.

Gaillard fut beaucoup moins élogieux. Il épingla d’ailleurs tous les auteurs des années 1630 dans une satire générale.

Corneille est excellent, mais il vend ses ouvrages :
Rotrou fait bien des vers, mais il est Poëte à gages :
Durier est trop obscur, et trop remply d’orgueil :
Dorval est tenebreux, il aime le cercueil […]59.

Selon les frères Parfaict, « il avait un style coulant, pur, égale facilité pour les vers et la prose60 ». Le travail de cet « infatigable écrivain61 » fut salué par un gazetier du Mercure de France du 18 juillet 1721 qui écrivit que Pierre Du Ryer « est un des Poètes Dramatiques du siècle passé qui a le plus travaillé, et sur les terres duquel nos Auteurs modernes ont le plus fourragé62 ».

On rencontre dans la plupart des cas des jugements assez contrastés sur l’œuvre de Du Ryer. Ainsi, on salue ses qualités sans pour autant mettre de côté ses faiblesses ; c’est ce que nous montre l’avis de l’éditeur de La Petite Bibliothèque des Théâtres, en 1783.

[…] Les inégalités de style dans les Pièces de ce Poète n’empêchent pas qu’on n’y rencontre à peu près la même marche et le même ton ; c’est toujours un dialogue raisonné, fort et nerveux, des sentences souvent exprimées vivement et avec précision, une intrigue bien ménagée et conduite avec art : on ne peut lui refuser de la force, quelquefois du sublime dans les idées, de l’énergie dans l’expression, et un grand fonds de raisonnement.63

Même Lancaster trouve à redire au style de Du Ryer.

[Il] n’était pas suffisamment poète pour faire ressortir ses qualités. Son vocabulaire, comme celui de la plupart des écrivains de son école, est trop restreint, manque de couleur et de pittoresque. Il abuse d’expressions hyperboliques et de répétitions de mots et de phrases. Ses images sont vagues et banales, feu, tonnerre, naufrage, etc. Ses rimes ne sont ni suffisamment riches ni suffisamment variées.64

Pour les historiens du théâtre, Du Ryer a « par ses tragi-comédies […] gagné la faveur des grands féodaux de son temps », mais « ses vraies réussites sont ailleurs. Elles appartiennent au genre de la comédie et de la tragédie65 ». Selon Hélène Baby, c’est le jugement critique qui prévaut à propos de l’œuvre de l’auteur : « cette mauvaise opinion sur les tragi-comédies de Du Ryer s’explique par l’artefact critique qui fait de la tragi-comédie le balbutiement de la tragédie classique66 ». L’avis qui rassemble le mieux tous ces jugements sur l’œuvre de Pierre Du Ryer est celui de Dominique Moncond’huy pour qui « sa carrière de dramaturge est essentiellement celle d’un auteur qui sait suivre la mode, s’adapter, tendre vers et accompagner les évolutions en cours67 ».

Autour de la pièce §

Hypothèses sur la création de la pièce §

Il semblerait que Bérénice ait été créée en 1644, soit un an avant sa publication. C’est en tout cas la date qui est le plus souvent avancée68. Reynier déclare que « Du Ryer avait fait jouer en 1635 une Berenice en prose, qui n’eut guère de succès et dont la lecture est fort rebutante69 ». L’erreur sur la date et la réflexion infondée sur le succès de la pièce font que Lancaster pense qu’il n’a pas lu la pièce. On rencontre un problème similaire en ce qui concerne la classification de cette pièce. En effet, bien que son genre – tragi-comédie – soit indiqué sur la page de titre, il n’est pas rare qu’elle soit répertoriée comme tragédie, ce que fit d’ailleurs Scherer70. D’après Lancaster, Mahelot, décorateur de l’hôtel de Bourgogne, n’aurait pas répertorié plusieurs dizaines de pièces dans son Mémoire. Ainsi, il classe Bérénice dans sa List of extant plays71 en donnant comme date de création l’année 1644. Néanmoins, comme le signale Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer72, cette date, comme les autres, n’est qu’hypothétique et rien ne permet d’affirmer que cette pièce a été représentée. Toutefois, l’avis au lecteur qui précède Bérénice nous laisse entendre que la pièce a bel et bien été créée et que selon l’auteur, l’accueil a été assez favorable.

J’ay fait bien plus que je ne pensois, puisque j’ay fait en Prose une piece de Theatre, et qu’elle n’a pas esté desagreable. […] je n’ay pourtant jamais crû qu’elle pût paroistre sur le Theatre avec les mesmes effets et la mesme magnificence que les Vers. […] Quoy qu’il en soit, c’est une course que je ne voudrois pas deux fois entreprendre; et j’ayme mieux me reposer au bout de la carriere avec un peu de gloire que de la recommencer avec hasard.

À première vue, on a plutôt l’impression que Du Ryer cherche ici à justifier son entreprise et le fait qu’il ne la retente pas. On pourrait alors se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une pirouette pour éviter d’avouer qu’il aurait subi un échec.

Nous ne savons pas non plus où Bérénice a été créée. Plusieurs hypothèses nous permettent d’avancer qu’elle a pu être représentée à l’hôtel de Bourgogne. Ainsi, le Mémoire de Mahelot nous apprend que près de la moitié des pièces73 de Du Ryer ont été jouées dans ce théâtre : Clitophon, Argénis et Poliarque, Lisandre et Caliste, Amarillis, Alcimédon, Les Vendanges de Suresnes, Alcionée, Esther et Scévole. De plus, si on retient l’hypothèse selon laquelle Bérénice aurait été créée en 1644, on constate qu’une autre pièce de Du Ryer a été créée la même année : Scévole. Même si on ignore le lieu de la première représentation, on sait qu’elle a été jouée en 1646 à l’hôtel de Bourgogne. Les pièces de Du Ryer ont aussi été représentées dans d’autres théâtres. Ainsi, Lucrèce, Alcionée, Thémistocle ont été créées au théâtre du Marais ; Alcionée et Scévole ont été représentées au Petit-Bourbon. Il semblerait improbable que Bérénice ait été créée au Marais car ce théâtre fut détruit par un incendie le 14 janvier 1644 et la troupe ne rejoua que neuf mois plus tard. À la réouverture du théâtre, c’est-à-dire en octobre, seules deux pièces de Corneille furent créées, La Suite du Menteur et Rodogune74. L’hypothèse de l’hôtel de Bourgogne paraît donc la meilleure. Un autre indice nous permet de l’affirmer : c’est dans ce théâtre qu’ont été créées d’autres pièces en prose, Le Martyre de Sainte Catherine et Thomas Morus de Puget de La Serre.

Sources §

Lorsque les histoires littéraires ou les bibliothèques dramatiques font mention de la Bérénice de Du Ryer, c’est principalement pour la différencier des versions qui portent le même titre. Le XVIIe siècle a connu cinq pièces où le prénom Bérénice apparaît dans le titre : Bérénice de Du Ryer (1644), Bérénice de Thomas Corneille (1657), Bérénice de Racine (21/11/1670), Tite et Bérénice de Pierre Corneille (28/11/1670) et une version critique des pièces de Racine et de Corneille, Tite et Titus ou les Bérénices (comédie en prose, 1673, auteur anonyme). Les trois dernières pièces ont trait à l’histoire de la princesse juive. Il existe une ressemblance minime entre la version de Thomas Corneille et celle de Du Ryer. En effet, Lancaster prétend même que « la Bérénice de Thomas Corneille, tirée de ce conte de Melle de Scudéry75, doit quelques détails à Du Ryer76 ». Ainsi, il semblerait que Thomas Corneille ait empruntée le nom de l’héroïne de Du Ryer, certains éléments de son caractère et une partie du canevas dramatique. Selon Lancaster77, les trois histoires ont en commun

la substitution d’enfants, l’éducation d’une princesse dans l’ignorance de sa naissance royale, la preuve de son identité à travers une lettre écrite par sa mère mourante : mais dans celles de Scudéry et de Corneille, il y a deux substitutions indépendantes alors qu’il n’y en a qu’une dans celle de Du Ryer; deux pères adoptifs au lieu d’un, une princesse rivale, et plusieurs confidents que Du Ryer omet ; les obstacles sur la route des amoureux sont fournis par la différence de rang et les intrigues d’un noble ambitieux, à la place d’un prétendu amour incestueux et la rivalité entre le père et le fils. L’intrigue de Thomas Corneille repose sur des événements imprévus, un naufrage, un enlèvement, une conspiration, le retour commode d’un père adoptif, l’incroyable découverte d’une note perdue, alors que la pièce de Du Ryer est simple, unie, dépend plus des personnages que des événements.

Ces informations seraient d’autant plus intéressantes si l’on connaissait leur source commune. Il s’agit sans doute d’histoires qui sont devenues des lieux communs que l’on rencontrait principalement dans les romans. Ainsi, on rencontre dans le roman de Roland le Vayer de Boutigny, Tarsis et Zelie (1665), une histoire similaire qui insiste sur la nécessité de la naissance d’un mâle pour sauvegarder le royaume ; celle de Damelecinte qui se passe entre les royaumes de Crète, de Chypre et de Sicile. Mais, dans cette histoire, la substitution des enfants est momentanée. La version de Du Ryer n’a rien à voir non plus avec le roman du même nom de Segrais78. Le thème de la substitution d’enfants apparaît dans une autre pièce de Du Ryer, Cléomédon (1634). La thématique de l’identité cachée a des origines anciennes ; elle remonte à la tragédie antique79.

On rencontre dans la pièce deux références liées à la culture antique. En ce qui concerne la première, il s’agit d’une référence mythologique. Ainsi, à l’acte I scène 1, Amasie rappelle à sa sœur « qu’estant descenduë des premiers Roys de Sicile, [elle témoigne] par [son] amour la noblesse de [son] sang »80. Elle fait ici allusion à Cocalos, premier roi de Sicile après la mort des Cyclopes. Cette évocation furtive intègre la pièce dans un univers antique, en témoignent notamment les invocations multiples aux Dieux que les personnages ne nomment jamais précisément. Cette atmosphère est renforcée par l’inscription de la pièce dans une dimension historique. En effet, il semblerait que le tyran d’Agrigente, Phalaris, qui a occasionné l’exil de Bérénice et de sa famille, ait existé. Lancaster nous dit qu’à l’époque de la rédaction de cette pièce, Du Ryer avait sans doute commencé sa traduction des Histoires d’Hérodote. De plus, le dramaturge se sert habilement de l’absence d’informations historiques sur la mort du tyran : quand Bérénice nous annonce sa mort à la scène 4 de l’acte IV, elle omet de nous en donner la cause.

Étude de la pièce §

L’action §

Résumé de la pièce §

ACTE I §

I, 1 Bérénice révèle à sa sœur, Amasie, qu’elle aime Tarsis, le fils du Roi. Elles ont dû quitter cinq ans plus tôt leur île natale, la Sicile, à cause du tyran qui menaçait leur vie. À la fin de la scène, Amasie lui révèle qu’elle aime Tirinte.

I, 2 Scène de transition. Tirinte leur dit que le Roi veut parler à leur père d’une affaire importante.

I, 3 Débat sur la nature et l’objet de l’amour entre Amasie et Bérénice.

I, 4  Scène de transition. Allusion à la mystérieuse affaire que refuse Criton.

I, 5 Criton annonce à ses filles leur départ pour la Sicile sans leur donner d’explication.

I, 6 Scène de transition. Bérénice demande à Amasie d’interroger Tirinte pour connaître les raisons de leur départ.

I, 7 Bérénice annonce la mauvaise nouvelle à Tarsis. Dans une tirade désespérée, il l’informe qu’il va tout faire pour éviter ce malheur.

ACTE II §

II, 1 Le Roi proclame son amour pour Bérénice à Tirinte. Le Roi est en colère contre Criton qui refuse cette union.

II, 2 Tarsis informe son père du départ de Criton. Tous deux sont d’accord sur le fait qu’il faut l’en empêcher. Tarsis avoue à son père son amour pour Bérénice. Son père l’ordonne d’aller voir Criton.

II, 3 Le Roi pense avoir trouvé la raison pour laquelle Criton refuse son union : comme il est vieux, il suppose que Criton lui préfère son fils. Il épousera donc Bérénice et Tarsis épousera Amasie. De plus, il veut que Tirinte parte avec Tarsis pour l’éloigner de Bérénice. Tirinte devra alors faire en sorte que Tarsis aime Amasie.

II, 4 Monologue délibératif de Tirinte dans lequel il déplore la perte de l’être aimé.

II, 5 Tirinte raconte à Amasie le dessein du Roi. Il cherche à connaître le choix d’Amasie. Au moment où Amasie donne sa réponse, elle est interrompue par Léonide.

II, 6 Scène de transition. Léonide dit à Tirinte que le Roi veut le voir. Tirinte pense qu’Amasie préfèrera épouser Tarsis.

ACTE III  §

III, 1  Feinte d’Amasie qui prétend qu’elle va épouser Tarsis. Discussion galante sur l’amour. Aveu d’Amasie : elle ne va pas épouser Tarsis. Bérénice apprend dans une lettre de celui-ci qu’il doit partir pour Chypre le lendemain.

III, 2 Arrivée surprise de Criton qui croit que la lettre est destinée à Amasie. Réprimandes du père. Feinte d’Amasie qui ne révèle pas l’identité de la véritable destinataire.

III, 3 Criton réprimande Bérénice qui aurait dû empêcher cet amour. Débat sur la nature de l’amour. Criton veut que Bérénice parle à Tarsis pour le raisonner.

III, 4 Monologue de Bérénice dans lequel elle remet son destin entre les mains des dieux.

III, 5 Déploration des amants. Tarsis apprend à Bérénice que le Roi l’aime. Bérénice souhaite que Tarsis l’oublie. Déclaration d’amour réciproque et serments d’amour éternel.

ACTE IV  §

IV, 1 Récit de Tirinte : le Roi voulait qu’il voie Bérénice pour lui parler de son amour et du futur mariage de Tarsis et d’Amasie. Tirinte veut connaître le choix d’Amasie. Les amants sont démunis.

IV, 2 Monologue délibératif de Tirinte. Il conclut qu’Amasie doit épouser Tarsis.

IV, 3 Tarsis a repoussé son voyage. Par le moyen d’une feinte, il a réussi à conforter le Roi dans sa volonté de lui faire épouser Amasie. Débat de Tarsis et Tirinte sur l’amour et l’ambition.

IV, 4 Coup de théâtre : le tyran de Sicile est mort. Plus rien ne les oblige à rester.

IV, 5 Coup de théâtre : Criton révèle à Tarsis la véritable raison de son refus, il est le frère d’Amasie.

IV, 6 Scène de transition. Léonide annonce à Criton que le Roi veut lui parler.

IV, 7 Monologue de Tarsis sur la nature de l’amour qu’il porte à Bérénice. S’agit-il d’un amour incestueux ?

ACTE V  §

V, 1 Amasie tente de réconforter Bérénice qui éprouve de la honte pour cet amour incestueux.

V, 2 Désarroi des amants. Discussion galante : peut-on passer de l’amour à l’amitié ? Tarsis veut mourir. Il souhaite que Bérénice épouse le Roi.

V, 3 Monologue pathétique de Tarsis sur sa nature dépravée.

V, 4 Scène de transition. Tarsis confie à Tirinte son désarroi. Tirinte aperçoit le Roi dans la galerie. Il part chercher Criton.

V, 5 Scène de transition. Le Roi met en garde Tarsis : il doit lui obéir et ne pas empêcher son union avec Bérénice.

V, 6 Coup de théâtre : Criton annonce au Roi que Bérénice est sa fille. Il lui avoue ensuite que Tarsis est le frère d’Amasie. Récit de Criton sur les circonstances et les raisons de l’échange des enfants. Lecture de la lettre de la reine qui confirme le récit de Criton. Le roi autorise l’union de Bérénice et de Tarsis, et celle de Tirinte et d’Amasie.

L’exposition §

Selon l’auteur du manuscrit 559 de la Bibliothèque Nationale81, une exposition complète « doit instruire le spectateur du sujet et de ses principales circonstances, du lieu de la scène et même de l’heure où commence l’action, du nom de l’état, du caractère et des intérêts de tous les principaux personnages ». En ce qui concerne Bérénice, l’exposition est pleinement achevée à la fin de l’acte I. La première scène concentre la plupart des informations. Du Ryer a recours au type le plus répandu, celui d’une scène entre un héros et son confident. Ainsi, la première phrase est riche en informations : « Estes-vous contente, ma sœur, et puis-je mieux vous monstrer mon amitié, qu’en vous descouvrant mon amour ? ». Le spectateur apprend en même temps que la sœur de l’héroïne – celle qui se confie – qu’il s’agit d’une histoire d’amour. Amasie représente alors la figure du spectateur : elle pose les questions auxquelles il peut penser. On apprend très vite l’identité des interlocutrices car elles s’apostrophent par leur prénom. La condition sociale (noblesse) et l’origine spatiale (Sicile) des deux jeunes filles sont évoquées en passant lorsqu’Amasie rappelle à sa sœur qu’elle descend des premiers rois de Sicile. Ensuite, par le biais d’une interrogation ironique, Amasie fait référence à un nouveau personnage, « le Roy de ce Pays ». Le déictique nous indique qu’il s’agit du pays dans lequel se déroule l’action, et qu’il ne s’agit pas de la Sicile. Amasie nous guide dans la quête de renseignements en nommant l’amant de sa sœur, le Prince Tarsis, valeureux guerrier, fils du « vieux Roy ». Alors que dans la première partie de la scène, les informations sont apportées par les discours, dans ce qu’on pourrait appeler la deuxième partie, elles font l’objet d’un récit de Bérénice. Celui-ci est entrecoupé par l’acquiescement d’Amasie. Il nous instruit sur les circonstances de l’exil des deux sœurs et de leur père. La fin de la scène est accélérée par l’entrée de l’amant d’Amasie, Tirinte, jeune homme de condition inférieure. Cette scène ne remplit pas pleinement le rôle d’exposition sans doute à cause de l’entremêlement de propos généraux sur l’amour.

Les scènes suivantes sont plus pauvres en informations. La scène 2 nous informe seulement sur une affaire que proposerait le Roi au père des jeunes filles. Elle nous donne aussi une indication de lieu : le jardin. L’obstacle à l’union des amants n’apparaît qu’à la scène 5. La fonction d’exposition est suspendue ; ces scènes permettent d’apporter des indications sur l’ethos des personnages. En ce qui concerne l’obstacle majeur, celui du Roi, il n’y est fait mention explicitement qu’à l’acte II.

Le nœud : obstacles et péripéties §

Selon Aristote, toute tragédie est composée de deux parties : le nœud (desis) et la résolution ou dénouement (lusis).

J’appelle « nœud » ce qui va du début jusqu’à la partie – la dernière – à partir de laquelle survient le retournement qui conduit au bonheur ou au malheur […].82

Le nœud comprend deux principaux types d’éléments : les obstacles et les péripéties. Il existe deux catégories d’obstacles : les obstacles extérieurs et les obstacles intérieurs. La première est celle que l’on rencontre le plus souvent dans Bérénice. L’obstacle majeur n’apparaît qu’au début de l’acte II. En effet, même si on y a fait implicitement allusion à la scène 4 de l’acte précédent, la mystérieuse affaire que propose le Roi à Criton demeure inconnue. Il s’agit ici d’une construction à retardement. Du Ryer installe d’abord la conséquence de l’obstacle dû à la volonté du roi ; si bien que la volonté de Criton, celle de retourner en Sicile, semble prévaloir sur celle du Roi qui veut épouser Bérénice. Mais, c’est parce que le Roi souhaite épouser sa fille que Criton veut quitter l’île. Ainsi, c’est le départ de Criton qui est perçu par le spectateur comme l’obstacle majeur à l’union des amants. Le second, dans l’ordre chronologique, paraît se superposer au premier. Le désir du Roi, constitue moins un obstacle, aux yeux du spectateur, qu’une menace qui dissimule la véritable, celle de l’inceste. Ainsi, avec une telle combinaison, Du Ryer a fait en sorte de maintenir le mystère le plus longtemps possible et de la façon la moins artificielle. Il a fait passer au premier plan la rivalité amoureuse entre le Roi et son fils afin que le spectateur ne s’interroge pas trop sur le refus de Criton. Cette rivalité est plus dramatique à cause des liens affectifs qui unissent les deux hommes. De plus, l’auteur propose une raison au refus de Criton : la question de l’âge évoquée par le Roi car Bérénice ne peut épouser qu’un jeune homme83. Cette raison tend alors à se substituer à la véritable qui demeure cachée jusqu’au dénouement.

Ces deux obstacles84 correspondent au type primitif de l’obstacle extérieur, celui de l’opposition du père ou d’un roi. L’habilité de l’auteur a été de combiner les deux pour renforcer la menace : les opposants sont des pères et un des pères est roi. De surcroît, il s’agit ici de la forme la plus banale mais traitée d’une façon qui l’est moins. Ainsi, c’est indirectement, du moins aux yeux des personnages, que Criton s’oppose à l’union de ses filles. Il s’oppose néanmoins à l’union de Bérénice et du Roi, ce qui ne dérange que ce dernier. D’ailleurs, il n’est pas rare de rencontrer dans des pièces l’histoire d’un roi ou d’un père qui aime la même femme que son fils. Dans Bérénice, comme le Roi est aussi le père de son rival, il exerce sur celui-ci une double autorité ce qui diminue les chances de contourner l’obstacle car désobéir au roi, c’est devenir traitre à la nation, et désobéir à son père c’est faire preuve d’ingratitude. Les rivaux ne demeurent donc pas passifs et entreprennent des actions pour mener à bien leur projet.

Parallèlement, les héros tentent de supprimer l’obstacle ou de le contourner. À la scène 7 de l’acte I, Tarsis expose à Bérénice sa volonté de sortir de cette impasse : « donnez moy la permission de m’opposer à vostre Pere ». Cette même résolution s’affiche à la scène 2 de l’acte II où Tarsis et le Roi expriment leur opposition au départ de Criton et de ses filles : Le Roy : «  Il faut tascher de le retenir, et de l’attacher pres de nous par des liens si fermes et si agreables, qu’il craigne plutost qu’ils ne se rompent qu’il n’ayt envie de les rompre ». Les deux personnages ont la même idée : épouser Bérénice. Cette solution n’annulerait l’obstacle que si c’est Tarsis qui parvenait à ses fins. À la scène suivante, le Roi propose une issue qui détruirait l’obstacle que constitue pour lui Criton : il épousera Bérénice et Tarsis épousera Amasie. De plus, envoyer son fils à Chypre, c’est se débarrasser de son rival.

Certaines actions permettent de contourner les obstacles, du moins leurs mises en œuvre. Les personnages ont recours à des feintes comme c’est le cas dans de nombreuses tragi-comédies. Ainsi, à la scène 2 de l’acte III, Amasie fait croire à son père que la lettre de Tarsis lui est destinée, ce qui facilite l’entrevue de celui-ci avec Bérénice. À la scène 3 de l’acte IV, Tarsis raconte à Tirinte comment il a réussi à faire croire à son père qu’il aimait Amasie. Ces feintes retardent la mise à exécution des volontés des pères et par conséquent, n’annihilent pas les obstacles. L’abandon est un autre moyen qui évite l’obstacle, c’est ce que fait Tarsis à la scène 2 de l’acte V où il souhaite que Bérénice épouse le Roi ; et ce que fait Bérénice à la scène 5 de l’acte III où elle veut que son amant l’oublie.

À côté de ces obstacles extérieurs, il existe de faux obstacles. Ainsi, la feinte d’Amasie (III, 1) qui prétend aimer Tarsis aurait pu en constituer un car elle serait devenue la rivale de sa sœur. Quant aux doutes de Tirinte sur l’amour d’Amasie, ils sont dus à un quiproquo : Tirinte interprète mal le silence d’Amasie qui ne peut lui répondre en présence de Léonide. Il s’agit donc d’un obstacle imaginaire et intérieur. Tirinte, se croyant trahi, pense au suicide, et donc à un acte qui contrarie son union avec Amasie ; il devient alors opposant. On rencontre dans la pièce un autre obstacle intérieur : le faux risque d’inceste entre Tarsis et Bérénice. Le conflit est d’ordre moral et la solution ne peut être apportée que par les amants ou par le biais d’une reconnaissance, comme c’est d’ailleurs le cas dans la pièce. De fait, vrais et faux obstacles se combinent pour accroître la tension dramatique.

Bérénice est une tragi-comédie d’intrigue85 dans laquelle on rencontre deux péripéties ou coups de théâtre. Les péripéties sont des événements créateurs de surprise qui ne peuvent naître que d’événements extérieurs. La révélation de Criton à la scène 5 de l’acte IV constitue une péripétie car en plus de modifier la situation matérielle des héros (Tarsis et Bérénice ne peuvent plus s’aimer), elle modifie leur situation psychologique (ils pensent que leur nature est dépravée). Cette péripétie devient alors un faux obstacle puisque le risque est imaginaire. En ce qui concerne la seconde, le risque est réel. En effet, la nouvelle de la mort de Phalaris (IV, 4) détruit les espoirs des personnages. Mis à part le Roi, plus rien ni personne ne peut empêcher Criton de partir. Péripéties et obstacles en se combinant ne permettent qu’un type de dénouement celui par reconnaissance.

Le dénouement §

Le dénouement d’une pièce de théâtre comprend l’élimination du dernier obstacle ou la dernière péripétie et les événements qui peuvent en résulter ; ces événements sont parfois désignés par le terme catastrophe.86

Cette définition de Jacques Scherer met en évidence le caractère imprévu du dénouement perçu d’ailleurs par Aristote comme un retournement de situation. Une des traditions les plus communes est de rassembler le plus grand nombre de personnages pour la fin de la pièce. Bérénice n’échappe pas à la règle car tous les personnages y sont réunis sauf Léonide.

La fin heureuse des tragi-comédies est constitutive du genre, ce qui explique pourquoi Corneille préférait l’appellation de tragédie à fin heureuse. Le passage du malheur au bonheur se manifeste par l’annonce de deux mariages autorisés par le Roi, celui de Tarsis et de Bérénice et celui de Tirinte et d’Amasie. Le dénouement tragi-comique est contingent : la solution ne vient pas des entreprises des personnages. Bien qu’à la fin les obstacles familiaux soient supprimés, la rupture est brutale et arbitraire.

Le dénouement par reconnaissance a été critiqué par Corneille pour qui l’agnition ne procure « qu’un sentiment de conjouissance87 » c’est-à-dire de réjouissance. Inversement, c’est selon Aristote le meilleur dénouement.

La reconnaissance – son nom même l’indique – est le retournement qui conduit de l’ignorance à la connaissance, ou qui conduit vers l’amour ou bien la haine des êtres destinés au bonheur ou bien au malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie […].88

C’est un procédé que l’on rencontre dans de nombreuses comédies et tragi-comédies. Du Ryer l’avait déjà utilisé dans la deuxième journée d’Argénis et dans Cléomédon. Dans ces deux pièces, comme dans Bérénice, la reconnaissance a permis d’éviter l’inceste. Ce type de dénouement paraît artificiel car tout dépend d’un seul personnage. En effet, Criton est le seul à détenir la vérité, il est le personnage révélateur89. Criton révèle son secret dans un long récit qui ramène l’action à la naissance des deux héros. Comme dans chaque reconnaissance, le personnage révélateur doit apporter une preuve. Ainsi, la lettre de la mère mourante de Bérénice confirme son identité. La lettre est un nouveau signe qu’a introduit le xviie siècle. Sa fortune est importante puisqu’on rencontre le même procédé dans de nombreux autres textes, notamment Charles le Hardy de Mareschal, le Grand Cyrus des Scudéry et Tiridate de Boyer90. Dernière étape pour que la reconnaissance soit complète : le Roi doit reconnaître Bérénice comme sa fille. Cette reconnaissance passe par l’observation de son physique.

O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits*, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. (V, scène dernière)

La ressemblance entre la mère et la fille disculpe l’amour incestueux du Roi car la voix du sang a été confondue avec celle du cœur.

Plusieurs indices préparaient ce dénouement et par là même nous indiquaient l’identité cachée de Bérénice. Tout d’abord, l’amour faussement incestueux entre Tarsis et Bérénice est souvent le signe d’un déguisement inconscient. Puis, l’insistance sur la noblesse de Bérénice et sur sa prétendue descendance pouvaient informer le spectateur sur sa qualité de future reine. Enfin, sa préférence pour les amours glorieuses va de pair avec sa qualité de noble.

Une tragi-comédie régulière §

Les trois unités sont assez bien respectées dans cette pièce. En ce qui concerne l’unité de temps, il semble que l’action se passe en quelques heures. La seule allusion temporelle confirme cette idée. En effet, le voyage de Tarsis et de Tirinte est prévu pour le lendemain.

Je viens de recevoir cette lettre de Tarsis, par laquelle il me mande que le Roy le veut envoyer en Chypre, qu’il doit partir dés demain […]. (III, 1)

Il existe une autre allusion temporelle qui nous permet de dater l’époque à laquelle se passe l’action : celle à Phalaris, tyran qui aurait vécu au ve siècle av. J.-C.

Du Ryer a recours à plusieurs moyens qui lui permettent de concentrer l’action en un temps limité. Cette économie est due principalement à des liaisons habiles entre les scènes. Elles se font par l’entrée et la sortie des personnages. En ce qui concerne l’entrée en scène, deux cas sont possibles : soit elle est annoncée par un personnage qui est déjà présent91 (liaison de présence), soit le personnage arrive par surprise92. Les causes des sorties des personnages sont un peu plus variées. On demande à un personnage d’aller en voir un autre93. On peut aussi ordonner à un personnage de s’en aller sans but précis94. Le cas le plus fréquent est celui du départ volontaire. Tout d’abord, un personnage peut décider de quitter la scène car il doit aller parler à un absent95. Puis, il peut partir sans en donner la raison à son interlocuteur96. Dernier cas possible, il décide de partir pour créer une intimité entre deux personnages97 (liaison de « fuite »).

L’étude des liaisons entre les scènes nous indique que les personnages se déplacent assez souvent dans une pièce où, la plupart des temps, seuls deux acteurs sont présents. Ces allées et venues créent une opposition entre deux lieux. En effet, bien que la pièce se situe dans un lieu général, la Crète, on constate une petite entorse faite à la règle de l’unité de lieu. Ainsi, l’action se passerait dans deux lieux : le palais du Roi98 et la maison de Criton qui est bordée par un jardin (I, 2). On pourrait aussi penser que la « maison » de Criton se situe dans le palais du Roi. Quoi qu’il en soit, cette opposition entre les deux lieux participe au renforcement de la tension dramatique99.

L’unité d’action est globalement bien observée : les amours de Bérénice et de Tarsis sont contrariées par deux opposants, Criton et le Roi. Néanmoins, on peut se demander si l’histoire d’amour entre Amasie et Tirinte ne constitue pas une action parallèle. Plus qu’une intrigue secondaire, il parait évident qu’elle est essentielle à l’action, elle la soutient et l’enrichit. On remarque tout d’abord qu’elle n’occupe pas beaucoup de place : ces deux amants ne se retrouvent seuls que dans deux scènes (II, 5 et IV, 1) auxquelles on peut ajouter le monologue de Tirinte (IV, 2). Cette histoire permet la représentation de véritables duels verbaux dans lesquels s’affrontent Bérénice et Amasie. Si Amasie n’aimait pas, elle ne pourrait pas donner son avis sur les questions d’amour qui constituent une grande partie de la pièce. De plus, cette intrigue évite à Amasie d’être cantonnée dans le rôle d’une simple confidente. Adjuvante100, elle aide sa sœur mais aider sa sœur c’est aussi veiller à son union future avec Tirinte. Par conséquent, son histoire d’amour multiplie la tension dramatique par deux car si les sœurs quittent le royaume, ce sont deux couples qui se séparent. De surcroît, la volonté du roi d’épouser Bérénice occasionne plus de désagréments : son fils devra épouser Amasie, ce qui causera du tort aux deux couples. Enfin, la feinte à laquelle Amasie a recours à la scène 1 de l’acte III, n’est efficace que si elle est amoureuse. Il est vrai qu’elle aurait été possible dans le cas contraire : célibataire, elle pouvait décider d’épouser Tarsis, ce qui contrarierait quand même sa sœur. Mais, amoureuse, cette feinte modifie son ethos tel qu’il nous a été présenté à la première scène : une jeune fille qui privilégie la vertu à la gloire qu’apporte la couronne ne peut pas tout à coup changer d’avis et préférer ladite couronne.

Les caractères §

Bérénice : une héroïne passionnée §

Bérénice se trouve dès le début de la pièce tiraillée entre son ethos et son pathos. En tant que jeune fille, elle doit obéir à la volonté de son père. De plus, son respect pour sa nation d’origine fait, qu’à la mort de Phalaris, elle ne peut se résoudre qu’à retourner en Sicile. Toutefois, son amour pour Tarsis est si fort qu’elle ne peut s’imaginer loin de lui. Même si elle est une héroïne passionnée, son sens du devoir et de l’honneur restreignent sa fougue. En jeune fille respectable, elle a eu du mal à avouer qu’elle aimait. Le discours qu’elle tient est le reflet des conceptions aristocratiques de l’époque. Ainsi, elle préfère que Tarsis l’oublie plutôt qu’il ne désobéisse à son père et au roi.

Abandonnez-moy, privez-moy de vostre amour, plûtost que de vous mettre au hazard de cesser d’aimer un pere, vous ne pouvez estre son Rival sans devenir son ennemy. […] Je ne me plaindray jamais d’une infidelité si pieuse, il vaut mieux estre infidele amant, que d’estre fils dénaturé, et faillir contre l’amour, que de faillir contre la nature. (III, 5)

Derrière ce discours conventionnel se cache une héroïne pour qui la gloire personnelle est associée à l’amour. Selon Lancaster, Bérénice est « une héroïne cornélienne pour qui l’amour implique le désir à l’égard de tout ce qui est noble et qui doit renoncer à la passion si sa satisfaction n’est pas conforme à son honneur ou au bien-être de son amant101 ». Bérénice est une princesse altière qui ressemble d’ailleurs au personnage éponyme d’une pièce de Du Ryer, Nitocris. Comme cette reine qui proclame qu’elle « ne doi[t] rien aimer que des Rois ou des Dieux » (I, 1), elle considère d’abord que la valeur de l’être aimé se mesure à sa naissance. Par la suite, elle admet que c’est la vertu de Tarsis qui l’a séduite car la grandeur participe à la gloire.

La beauté de Bérénice n’a d’égale que la noblesse de son âme et de sa naissance. Faisant preuve de ténacité, elle manifeste aussi un courage digne d’une reine. Ainsi, quand Tarsis retarde le moment de lui annoncer une mauvaise nouvelle, elle l’apostrophe : « Comment, Seigneur, ne me gesnez point davantage, descouvrez-moy mes malheurs, et ne pensez pas trouver en moy une ame foible, et abbatuë » (III, 5). Fière et parfois ironique avec Amasie, Bérénice a toutes les caractéristiques de l’héroïne de tragi-comédie car elle est tournée vers l’excellence de la vertu.

Tarsis ou l’héroïsme chevaleresque §

Tarsis est d’abord présenté comme un valeureux guerrier, sauveur du royaume de Crète, le « vainqueur de tant de peuples » (I, 1). La valeur militaire est une des composantes majeures du héros classique, ce qui le rapproche de son ancêtre du Moyen Âge, le preux chevalier102. La filiation entre les deux types est d’autant plus manifeste que Tarsis adopte une rhétorique amoureuse souvent proche des conceptions de l’amour courtois. Ainsi, il montre à plusieurs reprises qu’il est prêt à surmonter tous les obstacles et à renoncer à toutes les richesses pour conserver l’objet de sa passion.

Si c’est un homme il s’en repentira bien-tost, et si c’est un Dieu, je luy sçauray disputer une si glorieuse proye. (I, 7)

Comme je serois capable d’acquerir des Empires, si c’estoit par des Empires que l’on vous pouvoit meriter, je serois capable aussi de les abandonner pour vous, si je ne vous pouvois posseder qu’en abandonnant la Couronne. (I, 7)

Tarsis n’est pas un héros passif qui attend que la situation s’améliore. Il met en œuvre certaines actions dont le but est d’éviter la séparation avec Bérénice. L’exemple le plus éloquent est la feinte à laquelle il a recours pour éviter d’aller à Chypre (IV, 3). Néanmoins, il possède ce charme qui séduit les spectateurs du xviie siècle : il est malheureux. Même s’il exhorte Bérénice à ne pas se désespérer, Tarsis se lamente à de nombreuses reprises. Son discours est alors empreint d’une tonalité tragique ; la vie ne vaut plus la peine d’être vécue sans celle qu’il aime.

Il a donc resolu de me rendre malheureux, il a donc aussi resolu de me priver de la vie. (I, 7)

Qu’il me ravisse l’Empire, et qu’il m’arrache la Couronne, il ne m’aura rien osté, pourveu qu’il ne m’oste pas vostre amour. Vostre cœur est mon empire, vostre cœur est ma couronne, et si je suis tousjours aimé, je seray tousjours heureux. (III, 5)

Enfin mon amour expire, mais pour expirer entierement, il faudroit, chere Berenice, que j’expirasse avec luy. (V, 2)

Selon Lancaster, Tarsis est « trop courtisan pour un fameux guerrier103 ». S’il est avant tout décrit comme guerrier, c’est pour rendre vraisemblable son union future avec Bérénice. En effet, la valeur du héros, son courage, sont liés à la noblesse du sang ; il est obligatoirement roi, fils de roi ou grand seigneur. Or, même si au début Tarsis est censé être le fils du Roi, de telle sorte que Bérénice ne distingue pas la personne de son sang104, on apprend au milieu de la pièce qu’il est le fils de Criton. Son statut social diminue donc. De fait, Du Ryer devait insister sur le mérite du personnage pour montrer qu’il était digne d’épouser une princesse, comme c’est d’ailleurs le cas, mais à une échelle moindre, pour l’autre couple. Le caractère courtois de Tarsis est inséparable de son côté guerrier : il est courtois car il a fait preuve de courage au combat.

Amasie : un personnage secondaire ? §

Amasie est un personnage féminin plus nuancé que Bérénice. Bien qu’étant toutes les deux présentées comme des jeunes filles respectables et amoureuses, elles sont antithétiques. Cette opposition est soulignée par des débats qui s’apparentent à de véritables joutes verbales. À l’opposé de l’héroïne dont la pensée est garante de l’ordre social, Amasie adopte une position que l’on pourrait qualifier – de façon anachronique – de bourgeoise. En effet, elle privilégie l’honneur et le mérite sur la naissance, comme en témoigne cette réplique : « Enfin je croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, et des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé » (I, 3). Le parallélisme de la construction et la répétition de merite apparentent cette phrase à une sentence, ce qui lui donne davantage de poids moral. Ce n’est pas la première fois qu’une jeune fille tient ce type de discours dans l’œuvre de Du Ryer. Selon Lancaster105, Amasie ressemble à Célie, l’héroïne de Clarigène. La ressemblance est beaucoup plus flagrante avec Lydie, l’héroïne d’Alcionée. De la même manière que Lydie admire les exploits de son amant, Amasie insiste sur la bravoure de Tirinte.

Amasie : Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. (I, 3)

Lydie : S’il n’est d’un sang Royal il est bien manifeste
Qu’estant né vertueux, il est d’un sang celeste,
Et que son grand courage esprouvé tant de fois
Vaut bien cette grandeur qui fait regner des Rois. (V, 3, v. 1495-1498)

Dans les deux cas, la vertu de l’amant est associée à un élément supérieur, divin. Dans Bérénice, cette opinion n’est pas dominante ; elle vise à éprouver l’amour de l’héroïne. Amasie n’occupe pas la première place même si avec Tarsis, elle est la seule à être présente à chaque acte.

Pleine de ressources, espiègle, la malice d’ Amasie a été introduite de façon étonnante par l’auteur. En effet, la règle veut qu’un personnage ne change pas d’attitude tout au long de la pièce ; Du Ryer était donc obligé d’inclure ce trait de caractère pour rendre vraisemblable sa feinte (III, 2). C’est pour cela qu’Amasie fait semblant d’aimer Tarsis à la scène précédente : elle doit montrer qu’elle est capable de jouer la comédie. De plus, le fait qu’elle supporte à la place de sa sœur les réprimandes de leur père est le reflet d’une personnalité généreuse et entreprenante.

Amasie montre à plusieurs reprises son attachement à l’honneur et à la bienséance. Elle sait qu’une jeune fille ne doit pas dévoiler son amour à celui qu’elle aime, et que, lorsqu’elle l’ose, il faut prendre cette déclaration comme un serment solennel.

Il me semble, Tirinte, que je ne vous ay point donné sujet de me tenir ce discours ? je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition, et puisque j’ay eu la hardiesse de vous dire que je vous ayme, vous devez en estre persuadé. (IV, 1)

Personnage secondaire, Amasie aurait toutefois l’étoffe d’une héroïne du fait de toutes ses qualités.

Tirinte : un amant torturé §

Tirinte est un personnage secondaire dont le caractère est très développé. Confident et messager du Roi, il se comporte surtout comme un amant passionné. Ses qualités de guerrier sont d’abord mises en avant par Amasie et Bérénice qui insiste sur sa condition inférieure.

I, 2 Bérénice : « Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition. »

I, 3 Amasie : « Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. »

Le statut social de Tirinte pourrait alors apparaître comme un obstacle. Toutefois, bien que Bérénice y fasse allusion dès le début, ce trait n’est pas dominant chez Tirinte. L’intérêt du personnage réside dans la relation qu’il entretient avec Amasie ; sinon il ne se contente que de commenter, de rapporter les discours du Roi voire de le conseiller. Tirinte est tiraillé entre l’obéissance qu’il doit au Roi et l’amour qu’il porte à Amasie. Son dilemme se manifeste dans ses deux monologues délibératifs (II, 4 et IV, 2). En effet, sa situation est aussi difficile à résoudre que l’issue d’un « dedale106 » à trouver. Le ton de lamentation lyrique de ses discours met en évidence la mélancolie du personnage. Amant angoissé, il attend qu’Amasie le délivre de sa crainte, celle d’être rejeté face à Tarsis107. Cette peur infondée, qui n’est d’ailleurs due qu’à un quiproquo, rappelle la parenté de Tirinte avec le personnage éponyme d’Honoré d’Urfé108. La ressemblance entre les deux personnages est assez limitée car celui de Du Ryer n’est pas présenté comme un berger inhumain. De plus, la jalousie de Tirinte apparaît comme un trait distinctif puisque le berger inhumain ne peut éprouver un tel sentiment qui nait de l’amour. Dans Bérénice, Tirinte est prêt à désobéir au Roi ; il ne capitule que lorsqu’il croit que c’est peine perdue. Il insinue alors à de nombreuses reprises qu’il préfèrerait mourir et satisfaire la volonté de celle qu’il aime : « aussi je ne puis vivre aprés avoir perdu l’esperance, je sortiray content de la vie, si je vous laisse dans un throsne » (IV, 1). Ce désir le rapproche des bergers de la pastorale qui, lorsque leurs amours sont contrariées, menacent de se suicider. Fidèle en amour comme en amitié, Tirinte est un personnage ambivalent dont la retenue et la fougue sont toutes les deux mises en scène.

Le Roi : un personnage stéréotypé §

Le Roi de Crète ressemble à la plupart des rois de tragi-comédies. Son ethos est principalement lié à sa fonction. Le fait qu’on ne connaisse ni son nom ni la dynastie à laquelle il appartient participe à l’absence d’individualisation du personnage. Sa présence est liée à son double statut d’opposant – de roi et de père –, ce qui explique sans doute pourquoi il n’est présent qu’aux actes II et V. En effet, selon l’idéologie du xviie siècle, le pouvoir royal et le pouvoir paternel sont absolus. Le pouvoir du roi s’exerce sur ses sujets, celui du père sur ses enfants, c’est lui qui décide sans appel de leur mariage. En associant les deux types, Du Ryer a créé un personnage dont le trait dominant est son caractère autoritaire. Son discours est rythmé par le même leitmotiv « je veux ». Même si on ne rencontre que dix occurrences, on constate que lorsque le roi utilise le verbe vouloir, il le fait soit dans la même réplique, soit à quelques répliques de distance. L’exemple le plus flagrant est sa première intervention (acte II, scène 1).

[…] Je veux mettre dans sa maison la puissance souveraine, et il refuse cet honneur ! Je veux mettre la couronne sur la teste de sa fille, je veux m’abaisser jusques à luy, je veux l’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune luy presente, et que mon amour luy confirme.109

Dès le début, le Roi est caractérisé par son intransigeance, ce qui fait de lui un opposant bien plus redoutable. À sa vraisemblance s’ajoute sa constance, il ne fléchira jamais ; sa clémence finale n’est due qu’à la reconnaissance de sa fille qui annule par là même toute union possible avec elle.

La vraisemblance du personnage est néanmoins quelque peu altérée. En effet, son ethos de roi juste et clément est modifié par la passion amoureuse. Ainsi, c’est parce qu’il est aveuglé par l’amour qu’il menace de se faire tyran.

Mais s’il refuse l’honneur que je luy faits je sçauray bien le contraindre de le recevoir. Et si mon amour me force de me convertir en Tyran, il me semble que c’est exercer une favorable Tyrannie, que de contraindre un malheureux de recevoir des avantages qui augmenteroient la felicité du plus heureux de tous les hommes. (II, 1)

L’ambiguïté de la figure royale tient au fait que le roi est à la fois une personne mortelle et une incarnation divine. C’est sa qualité de mortel qui est soumise aux faiblesses. Comme l’écrit Hélène Baby110, « la parenthèse tyrannique correspond en fait, dans l’abdication temporaire de ses qualités souveraines, au déguisement que le prince endosse parfois pour approcher sa belle ». Le Roi se comporte alors comme un amant type qui ferait tout pour posséder celle qu’il aime ; c’est dans cette optique qu’il pense à l’enlèvement de Bérénice (V, 6). De ce fait, le Roi utilise sa position, son « avantage » (II, 3) pour se faire obéir, en témoignent toutes les répliques où il rappelle qu’il détient le pouvoir souverain.

Cette soudaine passion amoureuse est très largement critiquée par les personnages. Tous s’accordent à la dénoncer comme contre-nature : un vieillard ne peut pas aimer une jeune fille, comme le montre cette réplique de Tarsis à la scène 3 de l’acte IV.

L’amour du Roy est, ce me semble un prodige et un desordre dans la nature. […] Toutesfois, Tirinte, tu verrois la fin de ma vie si je n’avois esperance que le Roy rougira bien-tost de bruler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur […].

Cette pensée reflète la conception contemporaine du personnage du vieillard. Selon Corneille, il n’est pas convenable qu’un vieillard tombe amoureux d’une jeune fille.

C’est le propre d’un jeune homme d’être amoureux, et non pas d’un vieillard, cela n’empêche qu’un vieillard ne le devienne, les exemples en sont assez souvent devant nos yeux ; mais il passerait pour fou, s’il voulait faire l’amour en jeune homme, et s’il prétendait se faire aimer par les bonnes qualités de sa personne. Il peut espérer qu’on l’écoutera, mais cette espérance doit être fondée sur son bien, ou sur sa qualité, et non sur ses mérites ; et ses prétentions ne peuvent être raisonnables, s’il ne croit avoir affaire à une âme assez intéressée, pour déférer tout à l’éclat des richesses, ou à l’ambition du rang.111

Du Ryer obéit aux règles que Corneille a énoncées bien plus tard. En effet, c’est parce qu’il est souverain que le Roi est écouté. D’ailleurs, il est étonnant de remarquer que le Roi reconnaît lui-même l’absurdité de son amour : « Mais ce ne sont pas là les charmes qui doivent captiver les Rois, et c’est principalement en leur faisant resistance qu’un Roy peut faire connoistre qu’il est au dessus des autres hommes » (II, 2). Le Roi n’obéit pas à cette maxime ; celle-ci n’est valable que pour son fils.

Malgré l’insistance sur la vieillesse du personnage112 et ses conséquences, les qualités du Roi sont reconnues. Sa grandeur, sa générosité sont saluées par l’ensemble des personnages. En effet, le Roi semble suivre à merveille les conseils prodigués par Machiavel dans le Prince : il sait récompenser les valeureux, tenir sa parole, se montrer clément quand il le faut et se faire craindre. Lorsque le Roi aura reconnu Bérénice comme sa fille, il recouvrira alors toute sa lucidité et les vertus qui accompagnent sa qualité royale.

L’énigme Criton §

L’ambiguïté de Criton est due à sa qualité de personnage révélateur. Afin de maintenir le mystère le plus longtemps possible, Du Ryer a créé un personnage dont le mystère est partie intégrante de sa personnalité. Elle se manifeste d’abord par un discours énigmatique et prophétique qui dure jusqu’à sa première confession. Ainsi, à la scène 5 de l’acte I il répète le même refrain « contentez-vous de sçavoir », en ajoutant qu’un « jour » ses filles connaîtront ses « justes raisons ». Même lorsqu’il dévoile la vérité, il passe par des détours alambiqués qui retardent la révélation de l’identité de Tarsis (IV, 5) : « C’est par ce que vous ignorez qui vous estes ». En jouant sur l’équivoque, Criton manifeste une certaine habileté dans l’art de conserver un secret. Sans mentir, il parvient à rendre vraisemblable sa volonté de quitter la Crète. Un tel résultat est possible car il se pare du rôle du père autoritaire qui veille à la conservation de l’honneur de ses filles. Il est alors obligé d’adopter un discours en accord avec l’ethos qu’il se donne. C’est ce qui explique pourquoi il réprimande violemment Amasie lorsqu’il croit qu’elle aime Tarsis, en témoigne cette réplique : « Celle qui blesse son honneur, blesse aussi les yeux de son Pere » (III, 2). Cette phrase à cause de sa structure en chiasme apparaît comme une sentence réprobatrice. À l’horreur véritable que provoque cette révélation – la relation incestueuse entre un frère et sa sœur – se superpose la nécessité d’un tel comportement, Criton doit agir en barbon pour éviter les soupçons sur son départ inattendu. Ses filles doivent lui obéir parce qu’il est leur père. Cette idée nous permet de nuancer l’opinion de Lancaster pour qui Criton est « sévère avec ses filles, franc et cruel dans ses révélations, un vieil homme rusé et non plaisant113 ». Bien que ses affirmations soient en partie justes, elles ne tiennent pas compte de la position dans laquelle Criton se trouve : il doit empêcher l’inceste du Roi et de Bérénice, et éviter que celui-ci ne le punisse. Il est donc obligé d’adopter un discours menaçant car il manque de temps : « Il faut neantmoins m’obeïr. Et s’il ne fait rien pour vous, je luy diray, peut-estre, des choses qui ne luy seront pas agreables. Ne me mettez point en ce hazard » (III, 3).

Même si Du Ryer était obligé de rendre Criton énigmatique, il aurait été judicieux de sa part de mettre en scène un combat intérieur qui justifierait l’absence de sensibilité du personnage. De plus, l’attitude qu’il adopte envers ses filles apparaît aux yeux des autres comme en rupture avec son caractère. Le Roi ne comprend pas pourquoi son fidèle ami refuse son union avec Bérénice et pourquoi il est devenu si fuyant : « je ne sçaurois m’empescher de faire un mauvais jugement de la sagesse de Criton » (II, 1). À la scène suivante, Tarsis rappelle à son père ses qualités et son utilité : « vous connoissez par de grands effets, combien sa prudence et son courage ont contribué au repos et à la gloire mesme de cet Empire ». Les véritables sentiments du personnage n’apparaissent qu’à la dernière scène. C’est sous la contrainte qu’il a divulgué à Tarsis sa véritable identité114, c’est parce que le Roi le menace qu’il lui révèle la vérité. Criton se présente en criminel, il est coupable d’ambition, celle d’avoir voulu que son fils devienne un jour roi, tout en pensant « rendre service ». Cette raison qui fait de lui un opportuniste va de pair avec son caractère rusé. Du Ryer a donc créé ce personnage de telle sorte que le coup de théâtre final soit en adéquation avec son caractère.

Léonide : un personnage fonctionnel §

Serviteur du Roi, Léonide remplit la fonction de messager. Bien que son rôle soit limité à trois répliques115, il permet d’un point de vue dramaturgique de lier des scènes où la sortie des personnages aurait difficilement été motivée par une raison valable. De plus, il incarne cette passerelle entre les deux lieux que sont la maison de Criton et le palais du Roi. Avec Tirinte, il est le porte-parole des commandements royaux.

Les thèmes §

Une tragi-comédie de l’amour tendre §

Caractéristiques de l’amour tendre §

La tragi-comédie est un genre dramatique qui se caractérise la plupart du temps par son invention romanesque, le mélange de la matière comique et tragique, une fin heureuse et son personnel dramatique noble. L’amour est au centre de la plupart des pièces. Tous les caractères de la passion y sont évoqués : sa soudaineté, la dévotion de l’amant pour sa maîtresse, leur attachement mutuel… Bérénice ne fait pas exception à la règle car l’amour est le sujet dont parlent les personnages et le constituant majeur de l’intrigue. À la différence d’autres tragi-comédies, celle-ci met en scène deux couples déjà unis ce qui implique qu’ils se sont déjà révélés leur passion. L’amour, tel qu’il nous est présenté dans la pièce, est cet « ultime avatar de l’utopie amoureuse que rêve de promouvoir l’aristocratie mondaine116 ». En effet, l’idéologie amoureuse se situe à l’époque de sa rédaction à un tournant. À partir des années 1650, l’influence des salons mondains modifiera cette conception des rapports amoureux. Dans notre pièce, c’est l’amour galant qui dicte encore ses règles. Cette conception de l’amour a pour source la littérature romanesque qui véhiculait l’archétype courtois. Les principes essentiels sont : la primauté absolue de l’amour dans la hiérarchie des valeurs, le respect dû à la dame « en qui l’on reconnaît l’incarnation d’un idéal de beauté et de perfection, la soumission de l’amant condamné à une longue et difficile ascèse avant d’atteindre au terme de sa quête117 ». Autre caractéristique majeure, l’instabilité du bonheur. Les héros, parce qu’ils aiment, sont sujets à tous les maux. L’amour galant, ou amour tendre, est synonyme de souffrances. Amasie exprime cette idée à la scène 1 de l’acte I : «  Il m’en souvient, ma sœur, et si vous aimez depuis cinq ans, vous devez connoistre l’amour et vous estre accoustumée aux inquietudes qui l’accompagnent ». Un peu plus tard, Bérénice formule le même sentiment à Tarsis : « Depuis le moment que je vous ayme, je n’ay pas manqué de douleurs pour m’accoustumer à souffrir ». Ainsi, le grand paradoxe de la règle tendre est qu’on exalte l’amour comme valeur absolue et nécessité vitale alors qu’on le soumet à des règles qui entravent la liberté des amants, et en particulier celle de l’homme. Toutes ces mises en garde à l’embrasement des âmes n’est en réalité qu’une précaution pour conserver la pureté originelle du sentiment. Un homme qui aime doit nécessairement se soumettre et reconnaître la supériorité de sa maîtresse. Ainsi, Tirinte et Tarsis, alors qu’ils croient que tout est perdu, énoncent à leur bien-aimée un serment de fidélité car l’amant, selon la règle tendre, doit être constant, discret et soumis. Une des preuves de soumission est l’obéissance absolue même lorsqu’on demande à l’amant d’en aimer une autre ou de ne plus aimer. C’est ce qu’ordonne Bérénice à Tarsis à la scène 2 de l’acte V.

Bérénice : Cessez de m’offenser par cette parole d’amour, qui n’a plus rien dans vostre bouche que d’horrible et d’effroyable.

Tarsis : Non, non, Berenice, je ne vous offenceray plus. […]

Quelles que soient les circonstances, l’amant doit faire en sorte que la gloire de celle qu’il aime grandisse. Bien que cela lui coûte, c’est le projet qu’énonce Tirinte.

Tirinte : […] si vous voulez une couronne, je m’efforceray de vous l’acquerir au despens de mes esperances et de ma felicité. Parlez-moy donc librement, je suis prest à travailler contre moy s’il faut travailler pour vostre gloire. (IV, 1)

Les jours heureux sont limités pour un amant tendre. Ainsi, dès qu’il se croit seul, il passe son temps à gémir ou à se lamenter. Sur les cinq monologues que comptent la pièce, quatre sont le fait de deux personnages masculins. La plainte apparaît alors comme une composante majeure de l’amour.

Le tendre et le plaintif est le vray caractère de ceux qui ayment. L’air languissant leur est propre, ils doivent avoir le ton bas et négligé dans la douleur […] Toutes les paroles d’un véritable Amant, quand mesme il ne seroit pas mal-heureux, ont tousjours quelque image de plaintes.118

L’amant ne doit pas pour autant s’abandonner au désespoir car si l’on aime, il faut assumer toutes les souffrances qui vont avec. C’est de cette façon qu’il faut interpréter une des répliques de Tarsis : « Réservons donc nos soupirs pour les donner au desespoir, si je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous conserver. » (IV, 7). Implicitement, le héros fait allusion au suicide. Mourir d’amour est un des thèmes les plus fréquents dans la rhétorique tendre.

L’amour tendre se construit autour de lieux communs issus pour la plupart de la poésie de Pétrarque. L’un des plus importants est que la passion rend aveugle119 ceux qui aiment car la flamme qui embrase l’âme dévaste tout sur son passage. Cette vision stéréotypée de l’amour fait l’objet de discussions elles aussi figées dans cette conception de l’amour galant.

Les discussions galantes §

À l’époque de la rédaction de la pièce, on constate un foisonnement de discussions amoureuses qui constitueront une grande partie des conversations des salons mondains dont on retrouvera une trace dans la littérature de l’époque, notamment dans les romans des Scudéry ou bien encore dans les Conversations sur divers sujets de Madeleine de Scudéry. Les personnages principaux de Bérénice sont amoureux et parlent d’amour. Le fait que le nom abstrait amour120 soit plus représenté que les autres mots pour désigner ce sentiment et ce qui l’entoure, participe à l’idée selon laquelle cette tragi-comédie serait une sorte de démonstration des questions que pouvaient se poser les contemporains sur le sujet car privilégier l’abstraction au verbe actif montre qu’on est plus dans le discours que dans l’action à proprement dite121. En effet, on a souvent l’impression de quitter la représentation théâtrale et d’assister à des débats qui ont lieu dans une sphère plus intime, c’est-à-dire dans un salon. De la sorte, certaines conversations ressemblent aux débats types sur l’amour que l’on a publiés un peu plus tard. L’exemple le plus représentatif est celui des Questions d’amour ou Conversations galantes dédiées aux belles publiées par Charles Jaulnay en 1671. Dans cet ouvrage, l’auteur répertorie toutes les questions que l’on peut se poser sur l’amour. Il répond à chacune d’entre elles de façon plus ou moins brève en s’appuyant souvent sur l’expérience de la vie. Ainsi, on remarque que l’une des problématiques de la pièce que nous développerons un peu plus tard, celle de la nature de l’amour et du mérite, est abordée.

2. S’il est plus doux d’estre aimé par inclination, que par estime, ou par reconnoissance.

R. Si l’on admet ces trois sortes d’Amour, il est certain qu’il est plus doux de devoir son bonheur à son mérite, qu’à ses services, ou à la pente naturelle qu’on aura euë à nous aimer. (p.3-4)122

Les personnages se posent les mêmes questions que les contemporains de Du Ryer car l’amour est leur sujet de conversation favori. Ces interrogations sont le fruit des épreuves que Bérénice et les autres doivent surmonter, y répondre c’est donc s’engager dans une voie. L’action, c’est-à-dire le choix entre plusieurs options, équivaut à une réponse à une interrogation galante.

Vers la fin de la pièce, Tarsis et Bérénice sont confrontés à un dilemme : peuvent-ils rester amants bien qu’ils soient frère et sœur ? Se pose alors la question de l’après amour, en d’autres mots du passage de l’amour à l’amitié qu’étudie Jaulnay.

8. Si l’on peut passer de l’amitié à l’amour, et de l’amour à l’amitié ?

R. Il n’est pas difficile à comprendre que l’amitié devienne amour ; mais il n’y a que la possession qui puisse changer l’Amour en amitié.

La réponse sous-entend la difficulté de passer d’un état à un autre. L’attitude de Tarsis témoigne de cette souffrance. Selon lui, il s’agit même d’une impossibilité.

IV, 7 Tarsis : « Que de peines ! que de maux ! que de supplices ! et que l’on endure de tourmens, quand il faut qu’une amour extréme se convertisse en amitié. »

V, 2 Tarsis : « On peut aller facilement de l’amitié à l’amour, mais il n’est pas si facile d’aller de l’amour à l’amitié ».

Ce faux obstacle permet d’évoquer une autre question galante. En effet, Bérénice, à la scène 5 de l’acte III, demande à Tarsis de l’oublier et donc de la haïr afin d’éviter un conflit entre le père et le fils. Cette raison n’est pas valable aux yeux de notre héros et ne l’est pas non plus selon l’idéologie amoureuse de l’époque : lorsque le sentiment amoureux est encore vivace, il est impossible de détester ce qu’on aime.

17. Si l’on peut passer de l’amour d’inclination à la haine ou à l’indifférence ?

R. Il n’y a que l’infidélité et la perfidie qui nous fasse passer de l’amour à la haine ; mais la fin du goust fait cesser d’aimer sans haïr, et la possession paisible est presque toûjours suivie d’indifference.

Ainsi, l’auteur évoque toutes les vicissitudes de l’amour en tenant compte de l’opinion qui prévaut dans les années 1640. Dans cette optique, on comprend mieux pourquoi Bérénice est outrée par le comportement d’Amasie à la scène 1 de l’acte III et pourquoi elle ne conçoit pas que sa sœur privilégie sa gloire future et oublie son amour pour Tirinte car selon l’époque, la gloire de l’être aimé passe avant la sienne. Tirinte et Tarsis, en bons amants courtois, obéissent à cette loi énoncée par Jaulnay.

2. Si l’on doit preferer la grandeur de l’objet aimé à la sienne propre ?

R. On vit plus dans l’objet aimé qu’en soy-mesme et d’une vie plus agréable, c’est pourquoy, on ne doit point douter qu’un veritable Amant, ne prefere le bien de sa Maistresse au sien propre, mais c’est seulement par la raison que j’ay dit. (p. 60)

Une des fonctions de ces débats, notamment celui sur la gloire où Amasie accuse sa sœur d’être ambitieuse (I, 3), est d’éprouver l’amour de Bérénice et de démontrer s’il est honnête ou non. Il s’agira de prouver si Bérénice est plus attachée à Tarsis qu’à sa Couronne. Comme c’est le cas, la fin est cohérente car quoique Tarsis soit déchu de sa couronne, Bérénice souhaite toujours l’épouser. L’amour entre les deux héros correspond donc parfaitement à l’idéal galant comme en témoigne le fait qu’ils pensent s’aimer éternellement ; Bérénice : « si vous devez vivre aussi long-temps que durera mon amour, vous seriez sans doute immortel. » (III, 5). Comme nous l’avons vu précédemment, l’amour mondain conserve quelques traces de cette conception. La rupture entre les deux idéologies se manifeste notamment par la perte de cet idéalisme, les contemporains de Jaulnay ne croyant plus en l’amour éternel.

Question premiere. S’il peut y avoir d’eternelles amours ?

R. Il n’y en a que dans l’idée et dans les promesses des Amans : et les plus durables degenerent en amitiez, qui n’ont ny les soins, ny les empressemens, ny les douceurs de l’amour. (p. 83)

Le couple formé par Amasie et Tirinte est confronté à des problèmes amoureux beaucoup plus concrets. Les réactions de Tirinte sont souvent proches de celles du jaloux, puisqu’il doute souvent de l’amour de sa maîtresse. Ce sentiment permet la mise en pratique des questions posées par Jaulnay sur l’incertitude et les preuves d’amour.

5. Si l’on peut avoir la derniere asseurance, ou la derniere certitude d’estre aimé ?

R. On s’en flatte, du moins, mais les legeretez, et les inconstances, si frequentes, de l’un et de l’autre sexe, nous en doivent faire douter, mesme dans les momens les plus tendres de l’amour. (p. 33-34)

Question premiere. Quelles sont les preuves essentielles d’Amour ?

R. Les preuves essentielles d’amour sont la confiance entiere, les pleurs, et la jalousie, tout le reste se peut contrefaire. (p. 48)

La position exposée à travers Tirinte semble donc moins idéaliste. Elle reflète l’opinion mondaine qui critiquera l’austérité de l’idéalisme amoureux.

La question du mérite et de l’ambition §

Naissance versus mérite §

La notion de mérite est centrale dans la conception de l’amour tendre. Cette doctrine, véhiculée par l’œuvre d’Honoré d’Urfé, est inspirée d’une « mystique platonisante123 » puisée chez des philosophes et penseurs italiens du siècle précédent. Elle explique la naissance de l’amour par deux opérations successives.

L’entendement, seconde en dignité des facultés de l’âme, porte d’abord un jugement sur les qualités de l’ « objet aimé » ; cette connaissance des mérites est le point de départ nécessaire de l’amour […].124

On aime donc quelqu’un parce qu’on l’estime. Comme le dit Diane dans l’Astrée : « Il est impossible d’aymer ce que l’on n’estime pas125 ». L’exemple des choix amoureux de Bérénice et d’Amasie illustrent bien ce principe. En effet, les deux jeunes filles se livrent une bataille pour savoir laquelle des deux aime l’homme le plus méritant. Comme le résume ci-dessous Amasie, l’objet de leur amour est différent.

Amasie : « Il faut que vous leviez les yeux, pour voir la cause de vostre amour, et il faut que j’abaisse les miens pour voir l’objet de ma passion. […]  et pour dire tout en un mot, vous aymez un plus grand que vous, et j’en ayme un moindre que moy. » (I, 1)

Si tous les personnages sont d’accord sur le fait qu’il faut aimer quelqu’un qui soit digne de soi, la question du mérite et de la naissance divise les deux sœurs. Selon Bérénice126, on ne doit pas aimer un homme de condition inférieure alors que selon Amasie, on peut aimer un homme de condition inférieure s’il a du mérite car le mérite pallie un manque de naissance élevée.

Amasie : « Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. Les hommes genereux sont tousjours grands et relevez, et pour estre dignes d’une fille, il leur suffit de meriter les caresses, et les presens de la fortune. Enfin je croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, et des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé […]. » (I, 3)

Bérénice, dont on apprendra plus tard l’origine royale, adopte une position aristocratique qui privilégie la naissance. Elle est en accord avec les idées du xviie siècle selon lesquelles la distance qui sépare « une fille de roi d’un « sujet », si glorieux qu’il soit, est un obstacle plus infranchissable encore que celui de l’argent127 ». L’inégalité de rang et de fortune entre deux personnes qui s’aiment est un motif que l’on rencontre souvent dans la tragi-comédie. Alors que dans ce genre il constitue un obstacle, dans Bérénice il a pour fonction de mettre à l’épreuve l’amour de l’héroïne. En effet, après un interrogatoire assez tendu, Bérénice avoue à sa sœur qu’elle aimerait toujours Tarsis même s’il n’était pas prince. Or c’est ce qui advient à la fin puisque Tarsis n’est que le fils de Criton. Toutefois, on pourrait se demander si les principes aristocratiques énoncés par cette princesse altière ne sont pas en contradiction avec cette affirmation. En fait, Du Ryer était obligé de faire tenir ce type de discours à Bérénice pour que le spectateur perçoive son origine sociale élevée. Ainsi, elle met en évidence sa condition royale à de nombreuses reprises, comme autant d’indices de sa qualité car seule une fille de roi peut tenir ce genre de discours.

Amasie : C’est assez de respecter la vertu en ceux qui sont plus grands que nous.

Bérénice : C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous. (I, 3)

La situation initiale se trouve inversée : alors que Bérénice devait épouser un jeune homme de condition supérieure, c’est elle qui à la fin épouse un jeune homme de condition inférieure. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de rencontrer le même type de discours dans la bouche du Roi, le père de Bérénice.

Le Roi : Je veux mettre la couronne sur la teste de sa fille, je veux m’abaisser jusques à luy, je veux l’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune luy presente, et que mon amour luy confirme. (II, 1)

La fréquence de ce thème dans le théâtre du xviie siècle montre que cette question préoccupait les contemporains de Du Ryer. On rencontre d’ailleurs ce motif dans plusieurs de ses œuvres. Ainsi, c’est l’opposition entre la naissance et le mérite qui structure la tragédie d’Alcionée. Dans cette pièce, le roi déclare que même s’il reconnaît et estime la valeur personnelle, celle-ci ne remplacera jamais le rang : une fille de roi n’épousera jamais qu’un roi. On retrouve aussi ce sujet dans Nitocris : la reine de Babylone peut-elle épouser un sujet ? Cléodate a la force, la vertu mais il ne l’aime pas. La reine renoncera à lui par crainte de se donner un maître et de déchoir. La tragi-comédie de Cléomédon présente des points communs avec Bérénice. En effet, Célanire ressemble en quelque sorte à Amasie car selon les deux jeunes filles, la vertu est l’expression d’un mérite qui équivaut à une haute naissance : « Si par la vertu l’on paraist fils des Dieux, / Cleomedon sans doute est descendu des cieux128 ». À l’opposé d’Amasie dont la position ne changera pas, Célanire est prête à obéir à son père pour apporter la paix. L’analyse de Gaines sur ce sujet apporte un éclairage nouveau à la question.

Dans l’univers dramatique de Du Ryer, la force émane du mérite, mais le mérite est contingent à la sagesse, la reconnaissance et l’amour, malgré les déclarations contraires d’Alcionée. […] Le mérite doit être exploité pour être apprécié, sinon il est en jachère, car comme le dit La Rochefoucauld, « La nature fait le mérite, et la fortune le met en œuvre » (Maximes, n.153). À mesure que le siècle avance, ce divorce entre le mérite-disposition et le mérite-action devient de plus en plus prononcé.129

En plus du lien qui unit l’amour tendre à la question du mérite, celle-ci est d’autant plus intéressante qu’elle offre un éclairage particulier sur la société hiérarchisée du xviie siècle.

Le rapport entre l’amour et la gloire §

Selon la définition que donne Richelet dans son dictionnaire130, le nom gloire possède au xviie siècle deux acceptions quelque peu divergentes. Si dans un premier sens la gloire désigne « l’honneur acquis par de belles actions », ou encore un « ornement, honneur », dans un second sens il peut signifier « orgueil » et « se prend en bonne et mauvaise part ». Les rapports qui unissent l’amour et la gloire sont à l’image de cette ambiguïté. En effet, l’amant doit manifester sa gloire par des actions héroïques. De plus, il doit travailler à la gloire de celle qu’il aime, c’est-à-dire contribuer à la réputation de sa maîtresse. L’amour est donc considéré comme facteur d’accroissement de la gloire personnelle.

Bérénice : mais j’ay assez de raison pour me persuader moy-mesme, ou que nous ne devons point aimer, ou que nous ne devons aymer que des objets dont l’amour nous soit glorieuse, et qui nous fassent reluire en nous bruslant. (I, 3)

Dans cette réplique, Bérénice insinue que la gloire peut être la cause de l’amour. Elle parvient donc à surmonter l’opposition entre l’amour et la gloire. Selon Jean-Michel Pelous, cet antagonisme est intrinsèque à la conception de l’amour tendre.

Le conflit entre l’amour et la gloire, c’est-à-dire entre l’amour et le monde, est dépassé grâce à une dialectique simple ; si l’on admet que l’indignité du déshonneur est incompatible avec la dignité de l’amour […] il devient évident qu’en choisissant l’honneur on choisit également l’amour.131

Parallèlement, l’amour et la gloire peuvent entrer en conflit lorsqu’un des deux amants hésite entre l’épanouissement de sa gloire personnelle, à comprendre comme orgueil, et l’amour. La recherche de la gloire. C’est ce type de relation qui est surtout évoqué dans Bérénice. Au lieu d’apparaître comme un obstacle véritable à l’union des amants, cette thématique joue le rôle d’un faux obstacle et vise essentiellement à disqualifier la relation d’autrui. En effet, Amasie et Bérénice s’accusent à tour de rôle d’être ambitieuses. L’ambition, selon le dictionnaire de Furetière132, désigne une « passion déréglée qu’on a pour la gloire et pour la fortune. Il y a aussi une honnête, une noble, une louable ambition, qui fait arriver aux honneurs par le chemin de la vertu ». Les attaques réciproques des deux sœurs concernent le premier type d’ambition, l’attrait pour la Couronne. Dans un premier temps, c’est Amasie qui pense que l’amour de Bérénice pour Tarsis n’est pas honnête : « On ayme les grands par interest et l’on ayme les autres d’une veritable amour, puisqu’on les ayme par leur vertu, et que l’amour qu’on a pour eux est entierement desinteressée » (I, 3). Puis c’est Amasie qui est accusée d’ambition lorsqu’elle prétend vouloir aimer Tarsis. On pourrait d’ailleurs se demander si le « jeu » qu’elle entreprend, en plus de sa fonction dramaturgique, n’a pas pour but de se moquer de Bérénice, en témoigne le fait qu’elle reprenne exactement le contre-point de sa position ironique précédente.

Amasie : « Vous pouviez bien l’attendre de mon courage ; la Couronne est assez belle pour la preferer à l’amour. »

Amasie : « Quoy, si Tirinte m’ayme, il ne considerera point la gloire que je trouve en l’abandonnant ? » (III, 1)

La condamnation de Bérénice est immédiate.

Amasie : « J’ayme autant la Couronne dessus ma teste, que sur la teste d’une autre.

Bérénice : Veritablement cette ambition est fort belle, et digne d’un cœur genereux. » (III, 1)

Bérénice sous-entend que la mauvaise ambition ne peut pas naître dans un cœur vertueux. L’héroïne tragi-comique qu’elle est ne peut soutenir qu’une position qui exalte la recherche de l’excellence de la vertu. Du Ryer a choisi de traiter ce motif car il est inévitable dans la peinture de l’amour tendre. L’abandon d’un amant pour la couronne est un risque inévitable et en parler permet d’évoquer les souffrances de l’amour. Tirinte évoque ce danger à de nombreuses reprises.

IV, 1 Tirinte : « Je ne suis pas de ces lâches de qui l’interest est le maistre, si vous voulez une couronne, je m’efforceray de vous l’acquerir au despens de mes esperances et de ma felicité. »

Amasie : « je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition »

IV, 3 Tarsis « L’amour me conservera son cœur.

Tirinte : L’ambition peut vous l’oster. »

Au lieu de développer ce qui aurait pu donner lieu à un obstacle, Du Ryer a préféré l’évoquer en passant comme s’il souhaitait s’attarder davantage sur le développement des sentiments des personnages que sur le traitement conventionnel des obstacles à l’amour.

La question de l’identité §

Les déguisements inconscients133 §

Par déguisement inconscient nous entendons le fait de se croire autre que ce que l’on est réellement. Dans cette pièce, on dénombre deux déguisements inconscients : un féminin, celui de Bérénice, et un masculin, celui de Tarsis. Georges Forestier explique que « le fait que la tradition du déguisement inconscient masculin remonte à la tragédie antique explique que ce type de rôle soit resté plus particulièrement masculin134 ». Dans le même ouvrage, il relève quatre causes expliquant l’ignorance d’identité : la disparition, ou enlèvement, la modification de l’identité par changement de famille, l’échange entre deux enfants du même âge, et la ressemblance. Du Ryer a recours dans Bérénice à la forme la plus célèbre de méconnaissance d’identité, la substitution d’enfants. D’un point de vue dramaturgique, le changement d’identité que suppose l’ignorance d’identité doit avoir eu lieu avant le commencement de la pièce. De fait, le spectateur et les personnages sont plongés dans le même état d’ignorance. Il ne s’agit pas du type le plus répandu car cela concerne seulement 8 pièces examinées par Georges Forestier, soit environ 13, 3% pour l’échange du héros et 17 % en ce qui concerne une héroïne135. Les ignorances d’identité, masculines et féminines, se répartissent dans quatre catégories : le déguisement sans changement de condition, le déguisement supérieur, le déguisement inférieur et le déguisement en berger. Le cas de Bérénice entre dans la troisième catégorie car de fille de noble sicilien, elle devient princesse crétoise. En revanche, celui de Tarsis entre dans la deuxième catégorie, la plus nombreuse avec dix-neuf personnages masculins et vingt personnages féminins136. Ce type de déguisement a été privilégié par les dramaturges parce qu’il permet de développer le thème de la fausse mésalliance. Comme nous l’avons vu, ce motif n’est évoqué dans la pièce qu’au travers de la réflexion sur le mérite et la naissance. Du Ryer a donc choisi la difficulté car ce type de déguisement inconscient implique une maîtrise continue du mystère. Les raisons qui expliquent une substitution d’enfants sont « souvent très proches de celles qui justifient une modification d’identité, guerre et coup d’Etat en particulier, disons, plus largement, raisons politiques137 ». C’est le cas dans cette pièce car Criton justifie cet échange par un rappel de la situation politique de l’époque : le Roi devait avoir un fils pour maintenir son royaume. Néanmoins, ce double mystère d’identité apparaît assez artificiel car, une fois la paix rétablie, Criton aurait pu dévoiler son secret. Criton apparaît comme le personnage révélateur qui, par le biais de la lettre de la Reine, énonce la vérité. L’auteur aurait très bien pu le faire entrer en scène uniquement au dernier acte comme c’est le cas dans Œdipe, mais il a préféré lui conférer un rôle que Georges Forestier qualifie « d’observateur-manipulateur ». En effet tout au long de la pièce, il fait en sorte de retarder le plus possible la révélation afin de se préserver du châtiment royal.

Un des thèmes qui accompagne le plus souvent l’ignorance d’identité est celui du risque d’inceste. Trois groupes de personnages sont susceptibles de courir ce risque : un frère et une sœur, une mère et un fils, un père et une fille. Le fait que l’auteur ait opté pour le dernier groupe manifeste l’originalité de la pièce car Georges Forestier n’a relevé ce choix que dans une autre pièce, et de surcroît en prose, Pandoste de Puget de la Serre138. Dans les deux pièces, on n’apprend qu’à la fin qu’un inceste a été évité de justesse. De plus, Du Ryer a ajouté un faux risque d’inceste entre Bérénice et Tarsis. C’est sans doute la raison pour laquelle, il n’a introduit la ressemblance entre la défunte reine et sa fille qu’à la fin de la pièce comme confirmation de son identité révélée.

O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. (V, 6)

En ce qui concerne le faux risque d’inceste, l’auteur a opté pour le schéma dans lequel les amants découvrent en cours de route qu’ils sont frère et sœur. Ce choix permet l’élaboration de plusieurs scènes dans lesquelles les amants expriment leur horreur face à cet amour criminel. Trois scènes sont consacrées à la manifestation de ce sentiment : la scène 7 de l’acte IV dans un monologue de Tarsis, puis la scène 1 de l’acte V dans une discussion entre Bérénice et Amasie, à la scène 2 de l’acte V, dans laquelle les amants se renvoient tour à tour leur stupéfaction et leur honte, et enfin, dans un nouveau monologue de Tarsis à la scène suivante.

Tarsis : De quel nom vous appelleray-je ?

Bérénice : Mais de quel œil vous regarderay-je ?

Tarsis : Il m’est encore impossible de vous appeller ma sœur.

Bérénice : Il m’est encore impossible de vous regarder en frere. […] (V, 2)

Roger Guichemerre voit dans la mise en scène de ce thème un moyen pour le dramaturge de mettre en scène des scènes « piquantes » ou pathétiques qui plaisaient beaucoup aux spectateurs de l’époque139. Ainsi, Du Ryer a su profiter de la fortune de ce motif tout en l’exploitant de façon originale.

Le rapport à la patrie §

Dans l’histoire du théâtre, le thème de l’attachement au pays natal avait trouvé un développement dans la tragi-comédie de Garnier, la Bradamante (1582). Toutefois, c’est avec beaucoup plus de solennité que Du Ryer a traité ce sujet. D’ailleurs, si l’on en croit Lancaster140, il a introduit le thème du patriotisme dans son œuvre avant Corneille et Rotrou. Bérénice est la deuxième de ses pièces à évoquer en filigrane ce sujet. Pierre Du Ryer commença avec Saül (1642), poursuivit dans Scévole (1647), mais c’est surtout avec Thémistocle (1648) et l’histoire du héros éponyme, un patriote exilé par ses concitoyens pour avoir montré trop de zèle, que l’auteur développa la thématique. Dans ce dernier cas comme dans notre pièce, on remarque que l’attachement à la patrie est d’autant plus fort que les héros sont exilés. Bérénice, Amasie et Criton ont dû quitter leur Sicile natale pour échapper aux « fureurs » (I, 5) du tyran Phalaris. La Crète apparaît alors en contre-point comme un refuge, un asile. Pourtant, la patrie d’origine n’a pas été oublié ; Bérénice rappelle à Amasie les « calamitez » qu’a connues leur patrie (I, 1). La Patrie est personnifiée et incarne en quelque sorte un symbole de servitude. Ainsi, lorsque Bérénice annonce à Tarsis que les Siciliens se sont révoltés contre le tyran, elle parle de « la delivrance de [sa] Patrie » (IV, 4). Dans la même scène, elle laisse entendre que le lien qui unit chaque personne à son lieu d’origine est plus fort que tout et que la gloire n’est pleine et entière que lorsqu’on la savoure dans sa Patrie.

Tarsis : Mais les honneurs sont des biens que l’on peut gouster en tous lieux.

Bérénice : Mais on croid qu’ils sont plus doux quand on les gouste parmy les siens, et que pour tesmoins de sa gloire on a les yeux de sa Patrie.

Toutefois, les personnages exilés ne semblent pas ressentir une quelconque nostalgie envers leur pays d’origine.

Le thème du patriotisme permet d’évoquer quelques questions politiques. Bien que la politique ne soit pas un thème très présent dans la pièce, on remarque néanmoins qu’elle est au point de départ de l’histoire. En effet, c’est parce que le royaume du Roi était en danger que Criton a échangé les enfants à leur naissance. Ainsi, la politique n’est évoquée que dans son instabilité, lorsque l’État est en péril. Le Roi fait souvent allusion aux guerres qui l’ont menacé. À cela s’ajoute la question de l’usurpation du pouvoir et du tyran. Traitée de façon presque anecdotique avec le Roi qui menace de devenir tyran pour obtenir Bérénice, dans le cas de Phalaris, le ton est beaucoup plus sérieux. Dans une tirade enflammée, le Roi évoque la question de la légitimité du prince et du devoir qu’a tout « patriote » de rétablir l’autorité légitime.

Celuy qui regne en Sicile, l’execrable Phalaris ayant usurpé la Couronne, est-il son Prince legitime, et doit-il apprehender de deplaire à un Tyran dont il doit rechercher la mort. Ha ! Tirinte, si Criton avoit de l’amour pour la liberté de son Pays il devroit presser luy-mesme cette avantageuse alliance, non pas pour avoir la gloire de voir sa fille dans un throsne, mais pour en tirer les moyens de restablir sa Patrie, et d’en estre quelque jour le glorieux restaurateur. Cette ambition est belle, et ne la nourrir pas dans son ame quand son Pays est malheureux, certes c’est estre criminel et favoriser la Tyrannie. (II, 1)

L’usurpation du pouvoir est un thème que l’on rencontre souvent dans ce genre théâtral. Le traitement du patriotisme ajouté à celui de la politique permet à la pièce de lui donner un cadre assez sérieux. De plus, faire de Bérénice une patriote, contribue à sa personnalité de princesse altière.

Le discours §

Écrire en prose dans les années 1640 §

Comme Du Ryer le sous-entend dans l’avis au lecteur de Bérénice, il n’est pas le premier à avoir tenté l’expérience de l’écriture en prose. Lancaster ajoute même qu’il existe à la fin du xvie siècle de nombreuses comédies et tragi-comédies en prose141. En ce qui concerne le siècle suivant, on constate une certaine vogue de la prose autour des années 1640. La part de ces pièces reste toutefois minime en comparaison avec celle en vers. Néanmoins, c’est dans cette décennie qu’on remarque un foisonnement de pièces en prose142. Sept dramaturges prirent ce risque dans ces années-là : Puget de la Serre, Scudéry143, l’abbé d’Aubignac144, Desmarets145, Du Ryer, La Calprenède146 et Cyrano de Bergerac147. Puget de la Serre se distingue des autres personnalités, avec d’Aubignac, car ce sont les seuls à n’avoir écrit qu’en prose148. Les rumeurs prétendent qu’il n’écrivit en prose que parce qu’il n’était qu’un piètre rimailleur. Contrairement à l’abbé d’Aubignac, il n’expliqua pas son choix. Dans le chapitre « des stances » de sa Pratique du théâtre149, après avoir admis les conventions du monologue et de l’aparté, d’Aubignac accepte, en théorie, la convention de la versification, même si, dans sa propre pratique, il la refuse.

Pour l’entendre, il faut présupposer, Que les grands vers de douze syllabes, nommés Communs dans les premiers Autheurs de la Poésie Française, doivent être considérés au Théâtre comme de la prose : car il en est de ces sortes de vers comme des Iambes, qui selon la doctrine d’Aristote furent choisis pour les Tragédies par les Anciens, à cause qu’ils approchent plus de la prose que tous les autres, et qu’ordinairement en parlant Grec ou Latin, on en fait sans y penser150.

Bien que d’Aubignac admette que les vers soient la représentation conventionnelle du discours courant, il n’en semble pas pour autant convaincu ; en témoigne l’avis du libraire au lecteur de la Pucelle d’Orléans :

car, bien que la Poésie ait beaucoup plus d’agréments, elle a toujours la contrainte de la mesure et des rimes qui lui ôte beaucoup de rapports avec la vérité : et j’estime que la vraisemblance des choses représentées, ne donne pas moins de grâce et de force à la prose, que la justesse et la cadence aux vers.

De plus, grâce à l’avis des libraires au lecteur de Zénobie, on sait qu’il avait l’intention de publier un avant-propos contenant une Apologie de la prose contre le vers.

Le choix des vers semble imposé au dramaturge ; il parait même intrinsèquement lié à la langue française si l’on en croit Chapelain. Dans sa célèbre Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, il reconnait l’invraisemblance de l’expression en vers au théâtre. Toutefois, il éprouve quelques difficultés à l’expliquer et à se détacher de cette écriture.

Et en cela notre langue se peut dire plus malheureuse qu’aucune autre, étant obligée, outre le vers, à la tyrannie de la Rime, laquelle ôte toute la vraisemblance au Théâtre et toute la créance à ceux qui y portent quelque étincelle de jugement. […] Nous seuls, les derniers barbares, sommes encore en cet abus, et qui pis est, je ne sçois pas comment nous le pourrions quitter.151

Le fait de privilégier la prose au vers manifeste un souci de vraisemblance. En effet, si le théâtre est censé représenter les hommes en action alors il doit le faire fidèlement. Or, dans la réalité ils s’expriment en prose. La question de la vraisemblance va de pair avec un certain goût du naturel.

L’avis au lecteur de Bérénice éclaircit peu l’opinion de Du Ryer sur la question. Il y parle des genres en prose – en particulier de l’histoire dont il fait des traductions – qui sont du côté de l’utile ; le vers, donc la poésie et la poésie dramatique, est d’abord du côté de l’agréable. À cet égard, Lancaster qualifie cette position de philistine152. De plus, il pense que l’usage de la prose a été influencé par ses traductions. Quoiqu’il en soit, Du Ryer confesse dans cette préface le statut expérimental de cette œuvre. L’insistance sur le mot « hasard » que l’on rencontre deux fois dans ce texte tend à souligner l’absence de projet ou de commande préexistante à la rédaction de la pièce. Ainsi, il pourrait s’agir d’une expérimentation poétique comme d’autres l’ont fait à la même période. Néanmoins, il insiste sur le fait qu’il ne retentera pas l’aventure. Simple précaution oratoire ? Les intentions de l’auteur n’en demeurent pas moins énigmatiques. Elles pourraient s’éclairer si l’on en croit la notice d’Edouard Fournier153 pour qui la pièce devait être écrite en vers. Toutefois, comme ce dernier n’avance pas de preuves, on peut penser qu’il s’agit d’une rumeur dont le but est d’exagérer la pauvreté de Du Ryer ; l’erreur sur la date confirmant par ailleurs cette idée.

Étude du style de Bérénice §

La rhétorique amoureuse §
Un langage amoureux codifié §

L’existence d’un vocabulaire de l’amour tendre met en évidence l’influence de cette idéologie dans les milieux mondains. Jean-Michel Pelous analyse dans son ouvrage sur la représentation de l’amour le caractère normatif du code tendre. Selon lui, « l’Amour, souverain absolu, impose son langage en même temps que ses lois et réduit au minimum la liberté de ses sujets dans l’un et l’autre domaines154 » ; ce qui explique pourquoi on rencontre la plupart du temps les mêmes mots utilisés dans des phrases dont la construction est identique. Dans Bérénice, on retrouve pratiquement tous les mots relevés par Pelous ; à l’exception de glace qui est employé dans un autre sens, seul fers et martyre sont omis. Ce vocabulaire tend d’abord à exposer l’ardeur de la passion amoureuse, d’où la présence du champ sémantique de la flamme. Ainsi, on compte trois occurrences de brûler, trois d’enflammer ou de son substantif, trois de feu, une d’embrasement, une d’ardeur, deux d’ardent – d’ailleurs associé une fois à passion – et dix neuf de passion155. La personne que l’on aime est souvent désignée par le terme poétique objet156 qui tend à la sublimer. Tous ces mots expriment l’hégémonie de l’amour sur l’âme. La passion n’est pas exempte de souffrances car l’amour est violent ; d’où l’utilisation du terme trait157 qui à l’origine appartenait au vocabulaire guerrier. L’amant est perçu comme une victime qui a succombé à un charme158. Le désarroi intérieur de l’amant se manifeste d’abord par des soupirs159. Jean-Michel Pelous remarque que le vocabulaire qui décrit la souffrance de l’amant rebuté est plus énergique. Même si dans Bérénice aucun amant n’est repoussé par une belle inhumaine, on note l’utilisation de ce champ sémantique pour exprimer la souffrance en général. De telle sorte que, si tourment, supplice et douleur sont faibles, la cruauté160 de l’amour n’a pour seule issue que la mort. Le nom trépas est absent de la pièce ; par contre, la mort est l’issue à laquelle pense Tarsis lorsqu’il est au bord du désespoir161. Enfin, le statut de l’amant est proche de l’esclavage, d’un état de captivité qui est évoqué par les chaînes et les liens162.

Toutes ces indications nous permettent d’affirmer que le vocabulaire utilisé par les personnages de Bérénice appartient à une conception particulière de l’amour, celle de l’amour tendre, mais aussi à une tradition littéraire ancienne, liée à la poésie de Pétrarque. Pierre Dumonceaux163 ajoute que ce langage codifié a connu une « fortune étonnante » dans un genre de poésie aristocratique. On retrouve quelques traces de ce style imagé dans cette tragi-comédie. En effet, les personnages ont souvent recours à des métaphores, parfois figées, pour exprimer leurs sentiments ou leur conception de l’amour. Dans tous les cas, l’amour et la passion sont personnifiés. Ainsi, Criton compare à la scène 3 de l’acte III l’amour à un « traistre », alors que selon Bérénice c’est « un noble esclave ». Cette affirmation permet d’élucider une de ses répliques qui, du fait de la métaphore, la rendait obscure: « J’ay fait une merveille, Amasie, puis qu’empeschant que mon amour ne parust, j’ay separé de la flame l’esclat et la lumiere » (I, 1). L’héroïne compare ici les manifestations de l’amour à la lumière. Le discours sur l’amour est fait de lieux communs qui abondent dans toute la littérature de l’époque. Par exemple, à la scène 3 de l’acte I, Bérénice dit à Amasie à propos de Tarsis : « J’aymerois tousjours ses perfections, mais si mon amour vouloit passer jusqu’à sa personne, je lui couperois les ayles, et je sçaurois bien l’empescher de ne croistre que pour ma honte ». On reconnaît l’image des ailes de l’amour qui a sans doute un rapport celles du dieu de l’amour, Cupidon. L’amour comme passion dévastatrice est comparée par Tarsis à une « furie » (V, 3). La référence aux Furies n’est plus directement perçue à cette époque ce qui explique pourquoi cette acceptation est déjà lexicalisée. La plupart du temps, on constate que Du Ryer se contente de quelques métaphores juxtaposées les unes aux autres.

L’expression des sentiments passe souvent par la mise en place d’un champ sémantique assez restreint mais très exploité ; en témoigne cette réplique de Tarsis : « le Roy rougira bien-tost de bruler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur » (IV, 3). Dans cette phrase, Tarsis évoque la honte qu’éprouvera son père par le biais du verbe rougir. Ce désir s’inscrit dans la thématique de la flamme amoureuse avec brûler et passion. Or, le verbe rougir a aussi un rapport avec le feu, au sens propre. De fait, c’est toute une métaphore filée du feu qui parcourt l’ensemble du passage ; le feu étant à prendre au sens propre comme au sens figuré. Du Ryer se sert donc de topoï qu’il combine les uns avec les autres dans une perspective de poétisation du discours des personnages.

L’expression des sentiments : analyse des monologues §

Le lyrisme se manifeste principalement dans les monologues. On en dénombre cinq : deux de Tirinte (II, 4 et IV, 2), deux de Tarsis (IV, 7 et V, 3) et un de Bérénice (III, 4). Leur caractère lyrique est notamment souligné par certains aspects du rythme. Ainsi, on remarque que les impératifs sont le plus souvent répétés deux fois, même s’il n’est pas rare de rencontrer d’autres formes verbales elles aussi répétées : « Allons, allons » (II, 4), « Venez, venez » (IV, 2), « J’aime, j’aime Berenice » (IV, 7). L’impératif est employé dans le cadre plus général de l’invocation de divinités, de notions abstraites personnifiées, ou d’apostrophes de l’être aimé : « ô Dieux, ô amour, ô fortune, privez moy […] » (II, 4), « O destins ! ô Dieux ! ô Nature ! N’aviez vous mis […] » (V, 3). Le lyrisme de ces deux phrases est renforcé par les interjections que l’on rencontre à profusion dans tous les monologues. « Ha », « hé », « hélas », en appuyant un énoncé exclamatif, exprime la subjectivité de celui qui parle. Tous ces monologues mettent en scène des personnages en proie au doute. Ce sentiment s’exprime par une grande fréquence d’interrogations, la plupart du temps totales. L’incertitude de la posture à adopter est affirmée par la récurrence des hypothétiques. Il s’agit donc de monologues délibératifs où à la fin le personnage doit avoir pris une décision qui l’engage dans la suite de l’action. Cette utilisation du ce type de discours est tout à fait conventionnelle. Ainsi, Du Ryer utilise tous les outils propres à exprimer le désarroi des personnages.

L’organisation des dialogues §
Les joutes verbales §

L’avis au lecteur de Bérénice montre qu’on est encore loin de l’idéal classique d’une poésie horatienne qui mêle l’utile à l’agréable. Même si à cette époque la poésie en prose n’existe pas, on pourrait voir dans cette tragi-comédie une entreprise malherbienne qui prône une poésie proche de la conversation. De plus, la grande part occupée par les conversations, rattache cette pièce à une tradition romanesque que développent dans les années 1650 Georges et Madeleine de Scudéry avec Artamène ou le Grand Cyrus et la Clélie.

Les personnages de Bérénice débattent sur les questions d’amour de telle sorte que, en présentant tous les avis, on ne discerne pas le point de vue de l’auteur. Il ne s’agit pas de discussions spéculatives mais de débats qui engagent la personnalité de chaque intervenant. Lorsqu’ils parlent d’amour, ils défendent leur point de vue, mais surtout leur choix d’aimer une personne plutôt qu’une autre. Dès lors, ces dialogues sont des justifications qui impliquent davantage les interlocuteurs. L’organisation externe de ces débats est souvent la même. Ainsi, Du Ryer a recours au jeu de question/réponse afin d’éviter qu’un personnage ne prenne trop longtemps la parole ; c’est ce que fait Tirinte à la scène 3 de l’acte IV. L’interrogation peut aussi permettre à celui qui se confie de demander son avis à son interlocuteur ; c’est le cas à la scène 1 de l’acte I :

Bérénice : Que diriez-vous si j’aimois un Prince ?

Amasie : Je dirois que vostre condition […].

Tout le début de cette scène est organisé de la manière suivante : Bérénice pose des questions à valeur hypothétique à Amasie, à l’intérieur desquelles elle décrit sa situation. Cette construction est judicieuse car elle permet de connaître les tenants et aboutissants de l’action sans pour autant avoir recours au récit. De plus, cette scène est marquée par l’utilisation de répétitions qui rythment la conversation. La figure de la prétérition, qui se manifeste notamment par la réitération du verbe dire au conditionnel, masque l’apport d’informations ; en d’autres mots, on feint de demander l’avis de l’autre pour pouvoir lui raconter ce qu’on veut sans que cela ne soit trop apparent et rébarbatif. Cette construction ne vaut que lorsque la discussion entre les deux personnages est cordiale et purement informative. Dans les autres cas, le dialogue est un débat, c’est-à-dire un échange d’idées, qui ressemble à des joutes verbales.

Bérénice est Amasie s’affrontent dans deux scènes (I, 3 et III, 1) pour savoir laquelle des deux a choisi le meilleur amant. Il s’agit de discours argumentés et bien construits, en témoignent l’utilisation massive de la conjonction de subordination à valeur causale puisque, de conjonctions de coordination (car, donc, mais), d’adverbes (enfin, certainement) et l’utilisation d’exemples. Leur discours s’apparente à des plaidoiries dont le but est de défendre sa propre position. D’ailleurs, Bérénice utilise elle-même le substantif féminin défense pour qualifier l’entreprise d’Amasie : « Quoy que vous disiez pour vostre deffense » (I, 3). La définition de Furetière appuie cette idée car la défense désigne l’« action par laquelle on se deffend, on resiste aux violences de ceux qui attaquent. […] Cet Orateur a entrepris la deffense de cette proposition, il la soûtient hautement ». Chaque réplique d’Amasie est alors perçue comme une attaque. L’argumentation de ces deux personnages consiste la plupart du temps à résumer de façon succincte voire caricaturale l’opinion de l’autre afin de la réfuter ; en témoigne cette réplique de Bérénice : « Lors que pour justifier vostre amour vous allez chercher des raisons jusques dans le Ciel, vous tesmoignez sans doute que vous en avez bien peu, puisque vous en allez chercher si loing » (I, 3). Amasie a souvent recours à cette méthode afin de déstabiliser Bérénice, de la provoquer : « A vostre compte, Berenice, la grandeur seroit la gloire d’un homme : Et la fortune donneroit un bien, qu’on ne peut recevoir que de la vertu » (I, 3). Quant à Bérénice, sa stratégie est celle de la concession comme c’est le cas dans cet exemple tiré de la même scène : « Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition ». La répétition du verbe savoir est d’abord synonyme d’approbation, puis elle devient un outil de contre-argumentation soulignée par l’adversatif mais. Bérénice utilise souvent l’antiphrase pour disqualifier son adversaire : « Que vostre amour est parfaite » (III, 1). Lorsqu’Amasie recourt à cette arme, elle l’associe souvent à une reprise ironique des mots employés par Bérénice. Quand celle-ci lui dit qu’elle lui a « donné de l’estonnement » (I, 3), elle répond : « Je vous diray tout de mesme que vous m’avez estonnée ». Cette reprise manifeste la volonté qu’Amasie a de montrer à sa sœur qu’elle a tort. La reprise des termes de l’adversaire permet de les retourner à son propre avantage :

Amasie : C’est un triste avantage que de meriter seulement ce qu’on ne sçauroit obtenir.

Bérénice : Il est plus avantageux de ne rien du tout obtenir que d’obtenir des choses qui nous fassent honte, et qui soient indignes de nous. (I, 3)

Comme l’écrit Roger Guichemerre dans son ouvrage sur la tragi-comédie164 :

Parfois le dialogue s’anime, les répliques se font du « tac au tac », en réparties parallèles : c’est la stichomythie, que les dramaturges baroques ont souvent employée pour sa vivacité pathétique.

Certains auteurs de théâtre en prose, comme Puget de la Serre165, ont souvent recours à la stichomythie166 dans un contexte d’opposition. À la scène 1 de l’acte III, les stichomythies miment l’étonnement de Bérénice alors que dans la scène 3 de l’acte I, elles signalent la tension du débat.

Amasie : C’est assez de respecter la vertu en ceux qui sont plus grands que nous.

Bérénice : C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous.

L’échange de stichomythies, qui apparente la discussion à une sorte de ping-pong verbal, intensifie la violence des attaques : on n’est plus dans le développement d’idées mais dans l’affrontement de personnes, la guerre du « je » contre « vous ». À cet égard, la dernière réplique de la scène est significative. Il s’agissait bel et bien d’une compétition entre les deux jeunes femmes puisque Bérénice proclame : « Je resisterois mieux que vous ». La bataille tend à éprouver la vertu des jeunes filles, elle est donc d’ordre moral.

Un discours moral §

Le théâtre et les traductions de Du Ryer font une place importante au discours moral. Ce type de discours se rencontre dans Bérénice dans les discussions sur l’amour. Elles sont construites à partir de lieux communs. Ainsi, on y remarque une tendance à la généralisation qui se manifeste notamment dans l’emploi systématique du présent de vérité général ; en témoigne cette réplique de Bérénice : « c’est principalement par l’objet, que l’amour merite du blasme, ou qu’il est digne de loüange » (I, 3). L’héroïne ne tire pas cette leçon d’une expérience personnelle, elle l’énonce comme on dit un proverbe. Pour qu’il y ait sentence, il faut que la phrase soit courte et le propos le plus général possible. L’universalisation du discours se manifeste d’abord dans l’emploi du pronom indéfini on et l’utilisation de la première personne du pluriel. Cet effacement du locuteur derrière une instance impersonnelle participe à un effet de grandeur poétique, la forme sentencieuse allant de pair avec le propos universel. D’autres indices vont dans ce sens. En effet, l’emploi du groupe déterminant tout ce ajoute à l’indication quantitative de la totalité la saisie d’ensemble opérée par l’indéfini167. C’est ce qu’on remarque dans cette réplique de Bérénice : « tout ce qui vient du throsne est absolu et souverain » (I, 1). L’utilisation du pluriel est l’exemple le plus flagrant de cette volonté de généraliser le discours : « Les hommes genereux sont tousjours grands et relevez » (I, 3). L’adverbe tousjours permet de rendre valable cette idée à toutes les personnes et à toutes les époques. La construction impersonnelle est celle qui admet le mieux le discours généralisant, comme le montre cette réplique de Criton :

Il est tousjours dangereux de se gouverner par exemple ; il n’y a rien de plus trompeur que cette voye, et il s’en trouve beaucoup qui se laissant charmer par les prosperitez d’autruy, sont devenus sans y penser de fameux exemples de miseres. (III, 3)

Dans la même scène, Criton combine tous les éléments évoqués pour créer une sorte de vérité générale: « On fait gloire de tromper les filles, et tel a fait cent parjures, qui pense avoir gaigné cent victoires ». Le pronom tel et la répétition du nombre cent créent un effet de parallélisme propre à l’énoncé proverbial.

Ce goût des personnages pour la sentence est le reflet d’une mode qui s’amplifie tout au long du siècle, en particulier avec La Rochefoucauld et La Bruyère. On dénombre dans la pièce de nombreuses pointes. Les pointes sont des formules sentencieuses qui surprennent l’esprit par l’ingéniosité de leur tour. Elles se rattachent à l’esthétique de la surprise chère aux esprits baroques. Elles furent théorisées au xviie siècle et connurent une grande vogue dans les genres mondains, notamment dans les maximes, la poésie et les tirades théâtrales. Dans Bérénice, les pointes peuvent énoncer le dépassement d’une impossibilité comme c’est le cas dans cette réplique de Bérénice : « J’ay fait une merveille, Amasie, puis qu’empeschant que mon amour ne parust, j’ay separé de la flame l’esclat et la lumiere » (I, 1). Elles peuvent aussi établir un rapport d’équivalence ou exprimer une vérité générale, comme en témoigne cet exemple.

Bérénice : […] mais je pourrois dire aussi, par ma propre experience que tout ce qui vient du throsne est absolu et souverain, puisque l’amour de Tharsis regne souverainement dessus moy. (I, 1)

Enfin, la pointe peut exposer un nouvel état de fait.

Tarsis : Quoy qu’il en soit, Berenice, je n’ay plus rien à perdre, puis que je viens de vous perdre […]. (V, 2)

Le Roi : […] je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. (V, 6)

Dans ces deux exemples, on remarque que la répétition participe au caractère sentencieux du discours. L’utilisation de pointes, tout en donnant un caractère ingénieux aux propos des personnages, participe au dynamisme des tirades.

Un art de la variation : « l’esthétique du saisissement168 » §
Une prose rythmée §

« J’estime en effet, avec Théophraste, que la prose, du moins la prose soignée, et, si j’ose dire, travaillée, doit être soumise à un rythme, non pas rigoureux, mais assez libre169 ». Lorsqu’on lit cette phrase, il semble évident que Du Ryer ait suivi les conseils prodigués par Cicéron, auteur dont il a d’ailleurs traduit toute l’œuvre. Dans le même ouvrage, il déconseille vivement de grouper les mots de manière à former un vers. En revanche, il faut selon lui qu’ils « soient groupés de manière à rappeler le vers par leur cadence rythmée, leur force symétrique et pleine170 ». La prose de Bérénice obéit tout à fait à cette recommandation. En effet, son caractère rythmé se manifeste tout d’abord par les parallélismes de construction qui foisonnent dans toute la pièce. Un des exemples les plus frappants se situe à la scène 1 de l’acte II dans la tirade du Roi : « Quoy, Tirinte, j’aymerois en vain Berenice ! Quoy, son Pere ne peut escouter mon amour ! Quelles difficultez oppose-il à mon dessein ? quelles raisons peut-il opposer à sa gloire ? ». Les deux premières phrases se construisent de la même façon, comme les deux suivantes. Les débuts du Roi sont d’autant plus remarqués qu’il s’agit de quatre alexandrins. Parallélismes et énumérations vont souvent de pair dans une prose où le rythme binaire l’emporte comme le montre cette phrase de Bérénice : « Plus vous parlez et plus vous nous donnez d’estonnement » (I, 5). Du Ryer fait se succéder à plusieurs répliques courtes, des répliques plus longues. Ainsi, lorsque les personnages prennent la parole plus longtemps, on remarque une certaine préférence pour l’hypotaxe. La parataxe est surtout utilisée dans des cas où l’argumentation doit se passer de développements ; en témoigne cette phrase de Tarsis : « Il est aymé dans vostre Empire, il est en veneration parmy les estrangers, vos ennemis le redoutent, et la perte que nous en ferions les consoleroit facilement de la perte de douze batailles » (II, 2).

Le rythme est avant tout caractérisé par l’utilisation abondante de répétitions. Selon Jacques Scherer, les dramaturges de l’époque « cultivent » cette figure « avec passion171 ». Très souvent utilisée au théâtre, elle permet une déclamation particulièrement expressive ce qui explique sans doute pourquoi Du Ryer en a fait la figure reine dans une pièce en prose. En effet, les vers, notamment les alexandrins, du fait de leur structure métrique créent inévitablement un rythme ce qui n’est pas le cas de la prose. Ainsi, en ayant recours aux parallélismes et à la répétition, il semble que Du Ryer ait voulu recréer l’effet de balancement apporté par la répétition. On relève dans Bérénice deux types majeurs de répétitions. En ce qui concerne le premier, il s’agit de l’anaphore, figure souvent utilisée en poésie. Le personnage peut répéter lui-même plusieurs fois les mêmes mots ou un autre personnage peut décider de répéter ce que son interlocuteur a dit sans modifier un seul mot, comme c’est le cas dans ce dialogue entre Bérénice et Tarsis :

Bérénice : On veut recommencer mes maux, on veutm’enlever de ce pays.

Tarsis : On veutvousenlever, Madame ! […]

Bérénice : Hélas ! c’est un homme qui m’enleve ; et c’est un homme que mon devoir m’oblige de suivre. (I, 7)172

En ce qui concerne le second cas de répétition, il s’agit de ce que l’on peut appeler une variation : deux mots de la même famille sont répétés mais soit ils n’appartiennent pas à la même catégorie grammaticale, soit ils ne sont pas au même mode, à la même personne, au même nombre, soit la disposition des mots est changée, soit la modalité de la phrase est modifiée :

Amasie: Que nous dites-vous Monsieur ?

Criton : Je dis qu’il est necessaire, et pour vostre bien et pour mon repos que nous sortions de ce Pays.

Bérénice : Que nous sortions de ce Pays  ! (I, 5)

Tarsis : Sire, je venois vous faire sçavoir qu’il se dispose àvousquitter.

Le Roi : Anousquitter.

Tirinte : Aquitterle Roy. (II, 2)

Dans la deuxième série d’exemples, on remarque plusieurs modifications. Tout d’abord, c’est le pronom personnel qui change de personne, puis c’est la place du complément et sa nature (article + nom). Les personnages rebondissent sur chaque mot pour exprimer leur émotion, l’étonnement.

Tarsis : De quelnomvousappelleray-je ?

Bérénice : Mais de quelœilvousregarderay-je ?

Tarsis : Il m’est encore impossible de vousappeller ma sœur.

Bérénice : Il m’est encore impossible de vous regarder en frere. (V, 2)

Dans cet exemple, la répétition des mêmes groupes de phrase intensifie la tension dramatique et le pathétique de la situation. Les paroles des amants se répercutent en échos comme pour mimer leur désarroi. La variation peut aussi être l’expression d’une réappropriation des mots dans une visée argumentative.

Criton : Ainsi, vous avezfailly toutes deux ; elle d’aimer, et vous d’avoir enduré qu’elle aimast.

Bérénice : Si nous avonsfailly toutes deux, j’ay crû que toutes deux nous en avions quelque raison.

Criton : On n’a jamais raison de faillir. (III, 3)

Bérénice : S’il ne tient pas sa parole, comme amant, il la tiendra comme genereux, et comme Prince.

Criton : Comme genereux et comme Prince ! Quand il se souviendraqu’il estPrince, il ne se souviendra plusqu’il estamant. (III, 3)

Dans le premier exemple, Criton reprend le nom abstrait raison dans un autre sens. L’antanaclase assure la domination du père dans l’entretien. Il en est de même dans le second exemple car Criton reprend ironiquement les mots de Bérénice.

De fait, on peut parler d’une « esthétique du saisissement » car le style retranscrit les émotions des personnages de façon directe et frappante. De plus, il a peu de place pour le récit, les événements se déroulent sous les yeux des spectateurs, les plongeant au cœur de l’action. Les différents moyens mis en œuvre pour donner du rythme à la prose participent à cet effet. Ainsi, dire c’est montrer et l’on montre en disant.

Un style tragi-comique ? §

Le style tragi-comique est souvent reconnaissable au mélange des tons. Dans notre pièce, on ne décèle que quelques traces comiques. Hélène Baby écrit que le comique propre à la tragi-comédie « passe par la dérision de scènes-clés qui se trouvent parodiées et dévalorisées173 ». C’est dans cette perspective que l’on peut lire la scène 1 de l’acte III où Amasie feint d’aimer Tarsis. Elle tourne en dérision une rivalité entre deux personnes proches, de surcroît des sœurs ; d’ailleurs, Amasie parle d’un « jeu ».

Ainsi, comme le remarque Hélène Baby,

[…] les ressorts du comique tragi-comique s’articulent ailleurs que sur la bouffonnerie. […] le comique […] de la tragi-comédie se situe le plus souvent dans le déséquilibre entre le sérieux de l’action et la légèreté de son traitement : il est bien plutôt raillerie que bouffonnerie.174

Cette définition du comique tragi-comique nous permet de mieux comprendre la portée de toutes les répliques où Amasie et Bérénice se moquent l’une de l’autre, comme c’est le cas dans cette réplique d’Amasie : « Vous l’aymeriez asseurement, car il ne s’en faut guere qu’une fille n’ayme un homme quand elle est amoureuse de sa vertu » (I, 3). La pièce présente donc la nouvelle forme de comique telle qu’elle s’est développée dans les années 1630-1635, les comédies modernes se caractérisant par un comique d’enjouement qui rompt avec le populaire et le bouffon ce que l’on retrouve dans la tragi-comédie contemporaine. L’esthétique de l’enjouement crée ainsi des parenthèses comiques dans une pièce où le pathétique semble parfois l’emporter.

Notes sur la présente édition §

Localisation §

Nous avons établi le texte d’après un exemplaire de l’édition originale de 1645 conservé à la Bibliothèque nationale sous la référence RES YF-330. Il n’y a eu qu’une seule édition de cette pièce. Il existe d’autres exemplaires sous les références 4-YTH-397, RES-YF-R565, RES YF 661 (site Tolbiac). Le département des arts du spectacle (site Richelieu de la BNF) possède un exemplaire sous la référence 8-RF-6096. La bibliothèque de l’Arsenal en conserve deux sous les références 4-BL-3436 (6.3) et GD 1166 (1). Le premier exemplaire figure dans un recueil factice des œuvres de Pierre Du Ryer (Saul, Esther, Bérénice). Dans le deuxième exemplaire, la pièce est incluse dans le tome IV des Poèmes dramatiques de M. Du Ryer comprenant Bérénice, Scévole et Thémistocle. La bibliothèque Mazarine conserve un exemplaire sous la référence 4° 10918-28/2. La pièce est dans un recueil relié aux armes de Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthevièvre, avec ex-libris gravé de Nicolas-Joseph Foucault. Il comporte des pièces d’autres auteurs (Panthée de Tristan l’Hermite, Bérénice de Du Ryer, La Mort d’Agis, Venceslas de Rotrou). La bibliothèque de la Rochelle a un exemplaire sous la référence Rés 538C (il manque la page de titre). Il existe plusieurs exemplaires à l’étranger (microformes) : à l’université de Göttingen (Allemagne), à Harvard (Houghton Library, 005225494 HOLLIS Number) et à l’université de Caroline du Sud (Columbia annex, Misc Film C655).

Description du volume §

Cette édition est parue chez Antoine de Sommaville et Augustin Courbé. L’extrait du privilège au roi ainsi que l’achevé d’imprimé sont manquants. Tous les exemplaires se présentent de la manière suivante: 1 vol. [I-IV], 96 p., in-4° (à noter que, bien que cela soit impossible, l’exemplaire GD 1166 (1) est selon le catalogue de la BNF un in-8°).

[I] titre

[II] verso blanc

[III] avis au lecteur

[IV] acteurs

1-96: texte de la pièce

Description de la page de titre

BERENICE, / TRAGI-COMEDIE / EN PROSE. / Par P. DV RYER. / [fleuron du libraire (masque)] / A PARIS, /chez [en accolade] ANTOINE DE SOMMAVILLE, en la Salle / des Merciers, à l’Escu de France. / & / AUGVSTIN COVRBE', Libraire & Impri / meur de Monseigneur le Duc d’Orleans, / à la mesme Salle, à la Palme. / au Palais. [en accolade] / [filer] / M. DC. XXXXV. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.

Établissement du texte §

Nous avons conservé la graphie originale, y compris les consonnes doubles. Nous avons procédé à quelques rectifications qui nous ont paru indispensables pour une meilleure compréhension du texte. Ainsi, nous avons distingué i et u voyelles de j et v consonnes. Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde, employées pour noter la nasalisation, en voyelle + consonne nasale. La décomposition de la ligature & en « et » nous a obligés à faire certains choix. Lorsque « & » apparaît après un point d’exclamation, nous avons mis une minuscule du fait de la fréquence de cette combinaison. Par contre, après un point d’interrogation, nous avons mis une majuscule pour les mêmes raisons. Nous avons conservé les deux orthographes du prénom Tarsis (Tharsis) car, étant toutes les deux possibles, il ne nous a pas paru nécessaire d’en privilégier une. Nous avons conservé dans la plupart des cas la ponctuation, sauf lorsqu’elle nous paraissait fautive. Les astérisques renvoient à des mots qui sont expliqués dans le lexique. Nous n’avons pas rajouté le « t » de liaison euphonique lorsqu’il manquait. Bien que d’usage à partir du XVIe siècle, son absence n’était pas perçue comme irrégulière. Nous avons rétabli l’accent diacritique lorsqu’il n’était pas présent comme c’est le cas dans la distinction de ou/ (P4). Nous l’avons enlevé lorsqu’il n’était pas nécessaire comme c’est le cas dans la distinction de a/à (P21, 94) et celles de ou/ (P30, 82).

Liste des corrections apportées §

La numérotation est celle des cahiers.

Corrections voulues par le sens §

P18 : des filles / des fils

P30 : de force. / de force ?

P31 : il s’agit ici deux choses, satisfaire / de deux choses, de satisfaire dites-vous. / vous ?

P32 : afin d’en aymer un autre/ une autre

P33 : s’esloigner / l’esloigner et durant / et que durant

P35 : nuire ? / nuire. curiosité ? / curiosité.

P36 : resoluë. / resoluë ?

P38 : trouver ? / trouver !

P40 : dans ce / de ce

P42 : païs. / païs ?

P43 : quelle lettres lisent-elles / quelle lettre 

P47 : témoignez / témoigné devant moy ? / moy !

P49 : toute deux / toutes deux son amour, qui / que

P52 : le moyen de vous obeïr. / le moyen de vous obeïr ?

P65 : vous resoudre ? si  / vous resoudre. Si    

P74 : si incroyable. / si incroyable…

P83 : que je le trouve. / que je le trouve ?

Fautes d’impression corrigées §

Avis au lecteur : J’Ay/ J’ay

P5 : experience. / experience  dessus.moy/ dessus moy

P6 : toutes deux genée / genées

P7 : vous ne pouvez/ Vous

P9 : personnes raisonnable / raisonnables

P10 : sitoutefois / si toutefois

P11 : d’autre / d’autres (dans les deux occurrences) n’estes-pas/ n’estes pas 

P14 : vostre, bien / vostre bien qu’elle/ quelle

P18 : ce retirer/ se retirer

P20 : ma’baisser/ m’abaisser

P21 : tu m’en a / tu m’en as

qu’elles raisons ta-il données ? / quelles raisons t’a-il données ?

P24 : certe / certes

P25 : contante / constante des liens si ferme / fermes Dailleurs /D’ailleurs

P27 : au de là / au delà

P29 : TIRINTE, / TIRINTE. (dans la liste des personnages)

P30 : lon-gtemps / long-temps     monte / monter     portée sa maison / portée en sa maison

P31 : fils, il faut / fils, il faut Je luy donneray/ je luy donneray amasie/ Amasie

P32 : Et comme / et comme de peine / de la peine

P33 : tu l’accompagne/ tu l’accompagnes tu tasche/ tu tasches il faut / qu’il faut

P36 : achepter / accepter

P42 : chere /cheres

P46 : Est-celà / Est-ce là enfants me gesne / gesnent par tout / partout (+ p50) ou̔ / où

P47 : Helas ! les / Helas ! les

P53 : rrop clairement / trop clairement mesme L.e / mesme. Le d’avantage / davantage

qu’en m’en faire / qu’à m’en faire manqué douleurs / manqué de douleurs

P54 : luy ? Et / luy, et

P55 : de on amour / de son amour consion/ confusion

P59 : Leonid / Leonide

P60 : discours ? je / discours ; je

P61 : nouvel-velles / nouvelles nous, Tirinte. / Tirinte ? que je fasse. / fasse ?

P63 : couste, Berenice. / couste Berenice desodre / desordre

P65 : funeste. / funeste ? Tirinte. / Tirinte ?

P66 : (dernière tête de réplique) AMASIE. / TARSIS.

P67 : qu’on ne fait pas un throsne / qu’on ne fait pas pour un throsne

P70 : revoir. / revoir ?

P72 : doy-faire / doy faire    

P75 : estranges embrasement / estranges embrasements frere. / frere ?

P78: (troisième tête de réplique) BERENICE/ AMASIE

P79 : ensemble, qu’ils /ensemble. Qu’ils

P81 : mal gré/ malgré discours. / discours ?

P82 : me l’a donne / me la donne

P91 : m’esme de / mesme de lettre fit / fist

P92 : q ui vous/ qui vous en la place Berenice/ en la place de Berenice

P94 : Ha. Criton ! / Ha, Criton !

P95 : quelle illustres / quelles illustres

P96 : recompense, / recompense.

Corrections spéciales §

P2 : enfin ; Non / enfin, non

P11 : amant ; Il / il

P18 : point ; La / point, la demande ; Non / non

P22 : enfants ; Il / il

P25 : defiance ; Luy / defiance, lui

P27 : demandes ; Je /demandes, je

P28 : cœurs ; Mais / cœurs, mais

P29 : Criton ; Je / je

P30 : tombeau ; Mon / mon

P36 : impatience ; Ce / impatience, ce Tirinte ; Ne / ne

P43 : lettre ; Regardez / regardez

P45 : rien ; Peut-estre / peut-estre

P49 : sœur ; Peut / sœur, peut services ; Ne / ne

P51 : lettre ; Je / je

P54 : aimé ; Mais / mais

P60 : volontez ; Je / je

P62 : vous ; Hé / hé

P64 : cœur ; Oüy / oüy

P73 : necessaire ; Oüy / oüy

P75 : feux ; J’aime / j’aime

P82 : temps ; C’est / c’estaime ; La / la

P83 : perdre ; Car / car

P85 : passion ; Non / non

P92 : faute ; Non / non sire ; Punissez / sire, punissez

P93 : avoit ; Pourquoy / avoit, pourquoy

P94 :demandez ;Vous/demandez, vous

BERENICE
TRAGI-COMEDIE EN PROSE §

[Avis au lecteur] §

J’ay fait bien plus que je ne pensois, puisque j’ay fait en Prose une piece de Theatre, et qu’elle n’a pas esté desagreable. Car encore que j’ayme la Prose, et que je l’esleve par dessus les Vers autant que les choses utiles doivent l’emporter par dessus les delectables, je n’ay pourtant jamais crû qu’elle pût paroistre sur le Theatre avec les mesmes effets* et la mesme magnificence* que les Vers. Si j’ay tousjours estimé que c’est un jeu de hasard* que de faire des Comedies*, je suis particulierement de cette opinion pour ce qui concerne les pieces en Prose. Et certes nous en voyons peu qui en ayent fait deux avec le mesme succez, et à qui l’evenement* de la seconde n’ait osté une partie de la reputation de la premiere175. Quoy qu’il en soit, c’est une course que je ne voudrois pas deux fois entreprendre ; et j’ayme mieux me reposer au bout de la carriere* avec un peu de gloire que de la recommencer avec hasard*.

LES ACTEURS. §

  • BERENICE176.
  • AMASIE177.
  • TIRINTE178. Amant d’Amasie.
  • CRITON179. Pere d’Amasie.
  • TARSIS180. Amant de Berenice.
  • LE ROY.
  • LEONIDE.
La scene est en Crete.
[A, 1]

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

BERENICE, AMASIE.

BERENICE.

Estes-vous contente, ma sœur, et puis-je mieux vous monstrer mon amitié, qu’en vous descouvrant mon amour ?

AMASIE.

Vous ne m’avez pas encore tout dit, puisque vous ne m’avez pas dit vostre amant181.

[p. 2]

BERENICE.

Contentez-vous de sçavoir que j’aime ; et puisque c’est principalement par l’objet*, que l’amour merite du blasme, ou qu’il est digne de loüange, je ne sçaurois182 parler davantage, sans me mettre enfin au hazard* de me faire moquer de moy.

AMASIE.

Quoy ! Berenice, attachez-vous vostre amour à quelque objet* indigne de vous ? Et vous jugeray-je aveugle en mesme temps, que vous vous confessez amoureuse.

BERENICE.

Helas ! quand nous confessons nostre amour nous confessons nostre aveuglement, si vous me croyez amoureuse, je veux bien que vous me croyez aveugle.

AMASIE.

Aymez-vous donc une personne, dont le choix vous soit183 honteux, et vous deshonore ?

BERENICE.

Au contraire, Amasie, j’ayme une personne dont le choix m’est glorieux, et qui pourtant me desespere. J’ayme enfin, non non, je ne puis en dire davantage, et je trouve bien plus de honte à vous confesser mon amour. Que diriez-vous si j’aimois un Prince ?

AMASIE.

Je dirois que vostre condition n’est pas fort esloi-/ [p. 3] /gnée de celle de Prince, et qu’estant descenduë des premiers Roys de Sicile184, vous tesmoignez par vostre amour la noblesse de vostre sang.

BERENICE.

Mais que diriez vous, ma sœur, si je vous disois que j’aime un Roy ?

AMASIE.

Je dirois que je souhaite un bon succez185 à vostre amour ; et que je serois bien heureuse d’avoir une sœur dans le trosne. Mais quel est ce Roy que vous aimez ? Est-ce le Roy de ce Pays ? Un Prince abbatu de vieillesse, de qui le throsne est pour ainsi dire le tombeau ; et qui enfin n’a rien de charmant, que la puissance Souveraine. C’est veritablement un grand charme, et pour moy je vous avoüe que d’un Prince comme celuy-là, je n’aimerois que la couronne.

BERENICE.

Non, non, ma sœur, je suis un peu plus raisonnable ; et si je manque* en mon amour, je ne manque* pas en mon choix. J’ayme le fils de ce vieux Roy, ce jeune vainqueur de tant de peuples186.

AMASIE.

Vous aymez le Prince Tarsis, il ne faut pas qu’il y ayt long-temps ; on ne s’en est jamais apperceu.

BERENICE.

J’ay fait une merveille*, Amasie, puis qu’empeschant que mon amour ne parust, j’ay separé de la [p. 4] flame l’esclat et la lumiere187. Il vous souvient188 bien du temps que189 nous quittasmes la Sicile, nostre chere et miserable* Patrie, et que mon Pere190 nous amena en ce Pays, où nous avons trouvé un asile contre les fureurs du Tyran, qui a usurpé la domination des Siciliens.

AMASIE.

Il m’en souvient191, ma sœur, et si vous aimez depuis cinq ans, vous devez connoistre l’amour et vous estre accoustumée aux inquietudes qui l’accompagnent.

BERENICE.

Helas ! quand je me vis en ce pays, où comme en un lieu de sureté je pouvois respirer à l’aise, je commençay d’oublier nos maux, et je crus avoir triomphé de la fortune*. Mais comme elle envieuse de nostre repos, elle me fit bien-tost sentir qu’elle conservoit sa puissance ; elle m’attaqua par des traits* qui m’estoient encore inconnus ; elle se servit de l’amour, comme pour me chastier d’avoir creu triompher d’elle et d’avoir si tost oublié les calamitez de nostre Patrie. Ainsi quelque temps apres que ce pays nous eust192 receus, Tharsis, ce fils illustre d’un grand Roy, me tesmoigna de l’amour, et m’en donna par ses devoirs. Je ne sçay si ce ne fut point en moy une temerité, que d’ozer aimer ce Prince, mais au moins, je m’imagine que l’amour est un tribut, que l’on doit à la bonne grace, que l’on doit à la vertu*, que l’on doit à l’amour mes-/ [p. 5] /me. Ainsi, ma sœur, par une malice de la fortune*, ou par ma propre foiblesse, mon cœur s’ouvrit à l’amour, et j’aymay le fils d’un Monarque. Ainsi, ma sœur, je pourrois dire que l’amour descendit du throsne pour venir prendre place dans mon ame ; mais je pourrois dire aussi, par ma propre experience que tout ce qui vient du throsne est absolu et souverain, puisque l’amour de Tharsis regne souverainement dessus moy.

AMASIE.

Que nos fortunes* sont inegales ! et que le Ciel, qui en est le maistre, se jouë diversement de nous !

BERENICE.

Quoy ! ma sœur, n’avez-vous pas mieux que moy conservé vostre liberté ? Vous n’auriez pas de raison de me cacher vos secrets, apres que je vous ay monstré les miens.

AMASIE.

Non, non, je ne puis rien vous cacher ; j’ayme donc aussi bien que vous ; mais il y a cette difference entre vostre amour et la mienne193, que vous aymez un Roy, et que je n’ayme qu’un sujet. Il faut que vous leviez les yeux, pour voir la cause de vostre amour, et il faut que j’abaisse les miens pour voir l’objet* de ma passion. Enfin vostre prison194 est sur un throsne, et la mienne est aux pieds du throsne, et pour dire tout en un mot, vous aymez un plus grand que vous, et j’en ayme un moindre que moy. [p. 6] Ainsi, Berenice, quelque difference qu’il y ayt dans nos passions nostre fortune* est semblable, puisque nous sommes toutes deux genées* par l’inegalite de nostre amour.

BERENICE.

Quel est donc celuy que vous aymez ?

AMASIE.

C’est sans dissimuler d’avantage, c’est ma sœur, mais le voicy.

BERENICE.

Quoy ! Tirinte.

AMASIE.

Luy-mesme.

SCENE DEUXIESME. §

TIRINTE, BERENICE, AMASIE.

TIRINTE.

J’ay sans doute interrompu vostre entretien, mais j’ay pour mon excuse le commandement du Roy qui me fait chercher vostre Pere.

BERENICE.

Le Roy le demande-il ?195

TIRINTE.

Au moins je luy196 viens parler de sa part.

[p. 7]

AMASIE.

Pourquoy Tirinte ?

TIRINTE.

Pour luy proposer une affaire, qui sera glorieuse à vostre maison* et qui vous doit mettre197 en estat de ne plus regretter vostre Patrie.

AMASIE.

Il est dans le jardin, nous allons vous y conduire.

TIRINTE.

Ne bougez198, je vous en supplie.

AMASIE.

Vous ne pouvez empescher que nous ne rendions cet honneur aux ordres du Roy que vous portez.

TIRINTE.

Le voicy, Madame, il semble qu’il vient au-devant* de sa gloire, je vay le trouver.

SCENE TROISIESME. §

BERENICE, AMASIE.

BERENICE.

Ils passent tous deux dans le jardin. Que viendroit-il, luy proposer ?

AMASIE.

Je feray en sorte de le sçavoir ; et quand199 ce se-/ [p. 8] /roit un secret, si je suis encore dans son cœur, il luy sera difficile de m’empescher de le descouvrir.

BERENICE.

Mais enfin vous m’avez donné de l’estonnement*, quand vous m’avez dit que vous aymiez Tirinte. Je sçay bien qu’il a de bonnes qualitez, je sçay bien qu’il est brave et genereux, mais je sçay bien aussi qu’il n’est pas de vostre condition.

AMASIE.

Je vous diray tout de mesme que vous m’avez estonnée, lors que vous m’avez appris que vous aymiez le fils d’un Roy, veritablement vous avez beaucoup de vertu*, et je confesse qu’il merite beaucoup, mais vous n’estes pas de sa condition. Laquelle, à vostre advis, est la plus blasmable de vous ou de moy ? L’objet* de vostre amour est si haut que vous ne le pouvez attaindre, et la personne que j’ayme n’est point si basse que sa vertu* ne l’esleve et ne     l’approche de nostre rang. Comme dans ces dernieres guerres il a rendu à l’Estat des services signalez*, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi esclattant que le Soleil. Les hommes genereux sont tousjours grands et relevez, et pour estre dignes d’une fille, il leur suffit de meriter les caresses, et les presens de la fortune*. Enfin je croy qu’un homme est grand des qu’il merite de l’estre, et des qu’il merite d’estre grand il merite aussi d’estre aymé :

mais il n’en est pas de mesme d’une fille, elle n’est pas Rei-/ [B, 9] /ne pour meriter d’estre Reine, et sa beauté qui fait un amant d’un Roy200, en fait rarement un mary. Il vous est avantageux de meriter par vostre vertu*, autant de couronnes qu’on en trouveroit sur la terre, mais il faut que vous confessiez que c’est un triste avantage que de meriter seulement ce qu’on ne sçauroit obtenir.

BERENICE.

Il est plus avantageux de ne rien du tout obtenir que d’obtenir des choses qui nous fassent honte, et qui soient indignes de nous. Certainement, je n’ay pas assez de presomption pour croire que mon merite soit aussi relevé que mon amour, mais j’ay assez de raison pour me persuader moy-mesme, ou que nous ne devons point aimer, ou que nous ne devons aymer que des objets* dont l’amour nous soit glorieuse, et qui nous fassent reluire en nous bruslant. Si l’amour a presque autant de censeurs qu’il y a de personnes raisonnables, il faut faire en sorte de l’excuser par la gloire de son objet*.

AMASIE.

A vostre compte, Berenice, la grandeur seroit la gloire d’un homme : Et la fortune* donneroit un bien, qu’on ne peut recevoir que de la vertu*.

BERENICE.

Il ne faut point ici s’abuser, si la grandeur ne fait201 la gloire, au moins elle y contribuë : Mais

si la vertu de Tarsis a fait naistre mon amour vous ne devez pas le202 condamner,203

[p. 10]

AMASIE.

C’est assez de respecter la vertu* en ceux qui sont plus grands que nous.

BERENICE.

C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous.

AMASIE.

On ne peut dire raisonnablement, qu’un homme vertueux soit moindre qu’un autre. Si toutefois cela se peut dire, il y a bien plus de generosité* à aymer un moindre que soy qu’à en aimer un plus grand. On ayme les grands par interest et l’on ayme les autres d’une veritable amour, puisqu’on les ayme par204 leur vertu*, et que l’amour qu’on a pour eux est entierement desinteressée. Ainsi à l’exemple des Dieux, les creatures les plus hautes ont de l’amour pour les basses ; le Soleil ayme la terre, et luy donne de la vertu*, le Ciel l’embrasse de tous costez, comme pour luy monstrer son amour205, et moy qui connois parfaitement le merite de Tirinte, je ne feins point de confesser que j’ayme Tirinte.

BERENICE.

Lors que pour justifier vostre amour vous allez chercher des raisons jusques206 dans le Ciel, vous tesmoignez sans doute que vous en avez bien peu, puisque vous en allez chercher si loing. Quoy que vous disiez pour vostre deffense, la nature est ennemie des bassesses, elle a fait notre ame de feu207, afin qu’el-/ [p. 11] /le tende tousjours en haut, et par un mesme sentiment elle a fait l’amour de flame208, afin qu’il ne rampe jamais, et qu’il ne cherche qu’à s’eslever.

AMASIE.

Vous faites par cette raison une injure à vostre amant ; il est Roy, il vous ayme, et toutefois vous n’estes pas Reine209. Si vous me blasmez d’aymer une personne moindre que moy, pourquoy ne le blasmerez-vous pas d’en aymer une moindre que luy ? Car, selon vostre sentiment, cette amour est une bassesse.

BERENICE.

Oüy, ma sœur, cette amour seroit une bassesse que je detesterois moy-mesme, si les Roys n’estoient differens des autres hommes. Mais il n’appartient qu’aux Dieux et aux Roys de s’abaisser en leurs amours, car comme tout est bas, à l’esgard des Dieux et des Roys, ils n’aymeroient jamais personne, s’ils ne devoient jamais aymer que des objets* proportionnez à leur grandeur. Enfin, ma sœur, si l’on commet une faute en aymant un moindre que soy, il vaut mieux qu’un autre la commette à nostre avantage que si nous la commettions en faveur d’un autre. Vous appellerez vostre amour generosité* et d’autres l’appelleront bassesse.

AMASIE.

Vous appellerez vostre amour grandeur de courage*, et d’autres l’appelleront temerité.

[p. 12]

BERENICE.

Il vaut mieux faire des temerites que des bassesses.

AMASIE.

On ne fait point de bassesses lors qu’on ayme ce qui merite d’estre aymé. Mais enfin, est-ce Tarsis ou le fils du Roy que vous aymez.

BERENICE.

C’est Tarsis, c’est le fils du Roy, puisque l’un est inseparable de l’autre.

AMASIE.

Mais si Tarsis n’avoit pas cette illustre qualité que d’estre le fils d’un Monarque, n’auriez-vous point d’amour pour luy.

BERENICE.

J’aymerois tousjours Tarsis avec ses perfections.

AMASIE.

Mais si ayant les mesmes perfections, il estoit d’une moindre condition que vous, continuriez-vous de l’aymer ?

BERENICE.

J’aymerois tousjours ses perfections, mais si mon amour vouloit passer jusqu’à sa personne, je lui couperois les ayles*, et je sçaurois bien l’empescher de ne croistre que pour ma honte.

AMASIE.

Vous l’aymeriez asseurement, car il ne s’en faut guere qu’une fille n’ayme un homme quand elle est amoureuse de sa vertu*.

[p. 13]

BERENICE.

Je resisterois mieux que vous. Mais voicy mon Pere qui reconduit Tirinte.

SCENE QUATRIESME. §

CRITON, TIRINTE.210

CRITON.

Monsieur, le Roy me fait un honneur, que je ne sçaurois meriter, mais tachez de le divertir* de ce dessein, et de le disposer à recevoir mes excuses, devant que* je sois obligé de le voir.

TIRINTE.

Vous m’en avez assez dit, pour lui monstrer vostre sentiment. Mais…

CRITON.

Ne me demandez point d’autres raisons.

TIRINTE.

Je vay donc retrouver le Roy.

[p. 14]

SCENE CINQUIESME. §

CRITON, BERENICE, AMASIE.

CRITON.

Mes filles, la fortune* ne change point pour nous de visage, elle nous est tousjours contraire, et m’ayant fait venir en ce Pays comme dans un asile inviolable, elle m’oblige d’en sortir comme d’un lieu funeste et dangereux.

AMASIE.

Que nous dites-vous Monsieur ?

CRITON.

Je dis qu’il est necessaire, et pour vostre bien et pour mon repos que nous sortions de ce Pays.

BERENICE.

Que nous sortions de ce Pays ! Ha, ma sœur, quelle nouvelle infortune s’oppose à nostre felicité ? Ne sçaurons nous point le sujet qui vous oblige de partir ? Le Roy se lasse-il de vos services ? Luy estes-vous devenu suspect ?

CRITON.

Au contraire, il me veut211 combler d’honneurs, et ce sont ces mesmes honneurs qui me contraignent de [p. 15] m’esloigner. Contentez-vous de sçavoir cela, vous en sçaurez un jour davantage.

BERENICE.

Plus vous parlez et plus vous nous donnez d’estonnement*. On vous honnore, dites-vous, et vous dites que l’on vous chasse par les honneurs, que l’on vous fait, comment pourrions-nous vous entendre212 ?

CRITON.

Il n’est pas besoing que vous m’entendiez. Contentez-vous de sçavoir que j’ay de justes raisons de vous esloigner de ces lieux.

BERENICE.

Mais c’est icy que vous avez trouvé un asile contre les fureurs d’un Tyran. Toutes choses nous y sont favorables ; et le Roy vous y a comblé de tant de biens qu’il y auroit de l’ingratitude à vous retirer de son service, il vous a mis si pres du throsne, qu’on diroit que vous le remplissez avec luy. Ha ! Monsieur, ce n’est qu’en le servant encore que vous pouvez tesmoigner comment213 vous estimez les recompenses dont il a reconnu vos services.

CRITON.

Toutesfois il faut s’en aller.

AMASIE.

Voulez-vous retourner en vostre Patrie pour avoir le desplaisir et la honte de la voir encore miserable* sans luy pouvoir donner de secours. Voulez-vous nous exposer à la violence d’un Tyran, apres [p. 16] avoir pris tant de peine à nous en retirer vous mesme ? Car enfin vous ne     pouvez quitter la Crette, que pour retourner en Sicile, puis qu’il ne seroit pas honneste de quitter un Roy qui vous ayme et qui vous a fait tant de biens, pour aller vivre chez un autre Prince.

CRITON.

C’est une chose resoluë.

SCENE SIXIESME. §

BERENICE, AMASIE.

BERENICE.

Il se retire, ma sœur, resolu de nous en emmener. Helas ! si nous aymons veritablement, que de maux nous sont preparez. Mais taschez de trouver Tirinte, faite en sorte de sçavoir ce qu’il a dit à mon Pere, s’il vous ayme comme vous dites, il ne refusera pas de vous communiquer un secret.

AMASIE.

Je ne doute point qu’il ne me l’apprenne, je vay tascher de le rencontrer. Aussi bien voicy vostre amant.

[p. C, 17]

SCENE SEPTIESME. §

TARSIS, BERENICE.

TARSIS.

Que je vous trouve triste, Madame ! d’où vient cette profonde tristesse ?

BERENICE.

Helas ! il faut bien qu’elle soit grande, puisque mesme vostre presence n’a pas la force de la dissiper.

TARSIS.

Que j’en sçache au moins le sujet.

BERENICE.

On veut recommencer mes maux, on veut m’enlever de ce pays.

TARSIS.

On veut vous enlever214, Madame ! Quel est le temeraire qui se peut vanter de cette entreprise ? Ha ! Berenice, avez-vous tant de defiance de mon pouvoir et de mon amour, que ce dessein temeraire vous doive donner de la tristesse ? Si c’est un homme il s’en repentira bien-tost, et si c’est un Dieu, je luy sçauray disputer une si glorieuse proye.

[p. 18]

BERENICE.

Helas ! c’est un homme qui m’enleve ; et c’est un homme que mon devoir m’oblige de suivre. Enfin pour vous dire tout, c’est mon Pere.

TARSIS.

Vostre Pere, Madame ! qui l’oblige à vous emmener, et à se retirer de ce Pays.

BERENICE.

    Je ne sçaurois vous en rien dire, mais enfin il a resolu de s’en aller.

TARSIS.

Il a donc resolu de me rendre malheureux, il a donc aussi resolu de me priver de la vie. Helas ! Berenice, mais il me seroit honteux de faire des plaintes, si auparavant je n’avois fait tous mes efforts pour m’opposer à mon malheur. Réservons donc nos soupirs pour les donner au desespoir215, si je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous conserver. Ha ! Madame, donnez moy la permission de m’opposer à vostre Pere, mais c’est vous mettre encore en peine que de vous faire cette demande ; non, non, ne me respondez point, la permission que je veux avoir, mon amour me la donne, et j’ay des-ja trop differé de m’en servir. Je vay trouver le Roy, Madame, et si mon entreprise ne me succede* je vous suivray malgré vous mesme, et je tesmoigneray par tout en quelle estime on doit vous avoir, puisque des fils de Roys sont vos esclaves. Comme je serois capable [p. 19] d’acquerir des Empires, si c’estoit par des Empires que l’on vous pouvoit meriter, je serois capable aussi de les abandonner pour vous, si je ne vous pouvois posseder qu’en abandonnant la Couronne.

BERENICE.

Seigneur, Tirinte vous dira216, mais il ne m’entend pas, et sa passion l’emporte217 ; attendons le succez* de son dessein, et de peur de nous donner un nouveau sujet de plainte, n’esperons rien à nostre avantage.

[p. 20]

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

LE ROY, TIRINTE.

LE ROY.

Quoy, Tirinte, j’aymerois en vain Berenice ! Quoy, son Pere ne peut escouter mon amour ! Quelles difficultez oppose-il à mon dessein ? quelles raisons peut-il opposer à sa gloire ? je veux mettre dans sa maison* la puissance souveraine, et il refuse cét honneur ! Je veux mettre la couronne sur la teste de sa fille, je veux m’abaisser jusques à luy, je veux l’eslever jusques à moy, et il rejette cette gloire que la fortune* luy presente, et que mon amour luy confirme. Quelle vertu*, ou quel aveugle-/ [p. 21] /ment a jamais esté capable d’une action si extraordinaire ? Qui a jamais veu un Pere si ennemy de ses enfans ? Apprehende-il que leur grandeur ne le despoüille des droits que le Ciel luy donne sur eux ? Craint-il que de Pere il ne devienne sujet de sa fille, et qu’il ne fasse honte à la nature par cette nouvelle soubmission ? Certes, quand je pense à ce que tu m’en as rapporté, je pense avoir fait un songe218, et je ne sçaurois m’empescher de faire un mauvais jugement de la sagesse de Criton.

TIRINTE.

Je me suis estonné le premier de sa responce, et pour en estre plus asseuré, je l’ay plusieurs fois obligé de me la redire, tant elle me sembloit esloignée de celle qu’il me devoit faire.

LE ROY.

Mais quelles raisons t’a-il données ? En peut-on avoir d’assez fortes pour refuser l’alliance d’un Roy ?

TIRINTE.

Il m’a dit la larme à l’œil, et le cœur comblé de tristesse qu’il viendroit luy mesme vous les dire, et vous faire approuver un refus qui est si contraire à vostre amour, et si esloigné du bon sens.

LE ROY.

J’approuveray les injures qu’on me fait lors que j’approuveray son refus. Mais s’il refuse l’honneur que je luy faits je sçauray bien le contraindre de le recevoir. Et si mon amour me force de me convertir [p. 22] en Tyran, il me semble que c’est exercer une favorable Tyrannie, que de contraindre un malheureux de recevoir des avantages qui augmenteroient la felicité du plus heureux de tous les hommes. Il ne faut pas endurer* que l’humeur capricieuse d’un Pere se rende prejudiciable au bon-heur et à la gloire de ses enfants ; il faut corriger en luy la nature depravée qui luy oste les sentimens qu’un vray Pere doit avoir. Enfin s’il ne consent à mon amour, il ne resistera pas à ma force, et je sçauray luy tesmoigner qu’on ne deplaist pas moins aux Rois en refusant leurs faveurs, qu’en leur refusant l’obéïssance.

TIRINTE.

Peut-estre qu’il vous fera gouster* ses raisons, et pour moy je m’imagine qu’estant estranger en ce païs et n’estant pas né vostre sujet, il craindroit de se rendre suspect à son Prince s’il contractoit sans son congé* une alliance si glorieuse.

LE ROY.

Il craindroit de se rendre suspect à un Tyran ! Celuy qui regne en Sicile, l’execrable Phalaris219 ayant usurpé la Couronne, est-il son Prince legitime220, et doit-il apprehender de deplaire à un Tyran dont il doit rechercher la mort. Ha ! Tirinte, si Criton avoit de l’amour pour la liberté de son Pays il devroit presser luy-mesme cette avantageuse alliance, non pas pour avoir la gloire de voir sa fille dans un throsne, mais pour en tirer les moyens de restablir sa Patrie, [p. 23] et d’en estre quelque jour le glorieux restaurateur. Cette ambition est belle, et ne la nourrir pas dans son ame quand son Pays est malheureux, certes c’est estre criminel et favoriser la Tyrannie. Il faut donc bien, Tirinte, que Criton ayt d’autres raisons de me refuser Berenice. Mais voicy mon fils.

SCENE DEUXIESME. §

LE ROY, TARSIS, TIRINTE.

TARSIS.

Sire, comme je ne souhaite rien avec une passion plus violente, que vostre gloire, et la tranquillité de l’Estat, je suis obligé sans doute de vous descouvrir une chose qui importe à l’un et à l’autre. Vous sçavez, Sire, ce que Criton a fait pour vostre service depuis que vous luy avez fait l’honneur de l’employer ; vous connoissez par de grands effets*, combien sa prudence et son courage ont contribué au repos et à la gloire mesme de cet Empire.

LE ROY.

Je sçay bien tout cela, mon fils, je n’apperçoy de tous costez que des victoires et des trophées, qu’il a obtenus à nostre avantage depuis qu’il est en ce [p. 24] pays, et je cherche une recompense en quelque sorte proportionnée à la grandeur de sa vertu*. Mais que m’en veniez vous dire ?

TARSIS.

Sire, je venois vous faire sçavoir qu’il se dispose à vous quitter.

LE ROY.

A nous quitter.

TIRINTE.

A quitter le Roy.

TARSIS.

Il en a fait une si ferme resolution qu’il sera mal-aisé de le retenir. Mais il me semble qu’il est important pour vostre gloire qu’il ne s’esloigne pas de cette Cour, et qu’il y demeure en un rang qui tesmoigne à toute la terre, que si vous sçavez employer les vertueux vous sçavez aussi les recompenser.

LE ROY.

Certes, cette nouvelle m’estonne.

TARSIS.

Elle est toutefois veritable.

LE ROY.

Mais de qui la tenez vous.

TARSIS.

Je la tiens d’une personne qui ne m’a pû dire ses raisons, mais qui sçait fort bien son dessein.

LE ROY.

Il faut tascher de s’y opposer.

[p. D, 25]

TARSIS.

Je croy cela necessaire.

LE ROY.

Il faut tascher de le retenir, et de l’attacher pres de nous par des liens221 si fermes et si agreables222, qu’il craigne plutost qu’ils ne se rompent qu’il n’ayt envie de les rompre.

TARSIS.

Toutes sortes de considerations vous y doivent obliger223. C’est vous conserver des forces que de le conserver pres de vous, et c’est vous mettre en estat d’adjouter de nouveaux triomphes à vos anciennes victoires. Il est aymé dans vostre Empire, il est en veneration parmy les estrangers, vos ennemis le redoutent, et la perte que nous en ferions les consoleroit facilement de la perte de douze batailles. D’ailleurs, comme il n’y a point de vertu* constante et si bien approuvée, dont un Roy qui sçait regner ne doive entrer en defiance, lui pourroit-on raisonnablement permettre de sortir de ce païs, apres luy avoir permis d’entrer dans la connoissance de nos secrets. Ce n’est pas que je soupçonne sa vertu*, mais je suis de ce sentiment qu’il ne faut pas se mettre au hazard* d’avoir lieu de le soupçonner. Il faut comme vostre Majesté vient de dire, le retenir en ce Pays par des chaines224 si agreables qu’elles fassent tout ensemble sa gloire et sa felicité : Et pour moy je jugerois qu’il faudroit le retenir par quelque aliance avantageuse.

[p. 26]

LE ROY.

C’est la mon sentiment, Tarsis ; et c’est à quoy je travaille.

TARSIS.

Mais pour le retenir plus aysement il faudroit que cette alliance luy fit esperer des honneurs qu’il ne pût trouver autre part.

LE ROY.

Il semble que je parle par vostre bouche, et que vous lisiez dans mes pensées, tant il y a de conformité entre vos sentimens et les miens : Mais comment voudriez vous faire ?

TARSIS.

Sire, il y a long-temps que vous m’avez tesmoigné que si vous aviez de plus grands biens à me donner, que225 le Sceptre et la Couronne, vous me les donneriez avec plaisir.

LE ROY.

Autrefois, Tarsis, je t’ay donné cette parole, et maintenant je te la confirme. Il n’y a rien que je ne doive à tes grandes actions, tu as affermy la Couronne qui trembloit dessus ma teste ; et bien qu’un enfant doive toutes choses à son pere et qu’un pere ne puisse estre ingrat envers ses enfans, apres leur avoir donné la vie, je confesse neantmoins que je serois ingrat envers toy, si je me contentois de t’avoir donné des paroles. Pour t’avoir donné la vie : je ne me croy pas dispensé de recompenser ton courage. Mais [p. 27] enfin qu’esperes-tu de la parole que je t’ay donnée, connois-tu de plus grands biens que le diadesme ? Apperçoy-tu quelque chose au delà de cette gloire que l’on rencontre dans le throsne ? Par-le226, ne feins point de faire des demandes, je seray plus prompt à te donner que tu ne seras à demander. Si cet Empire obligé* par ton courage, t’en227 a desja recompensé en te reconnoissant pour son Roy, comme tu en tiendras la Couronne, certes, je seray bien ayse que tu tiennes de moy des choses qui te soient plus precieuses que la Couronne. Par-le228 donc, et demande librement.

TARSIS.

J’ayme il y a long-temps, l’incomparable Berenice. Quoy ! Sire, vous changez de visage.

LE ROY.

Vous aimez, Berenice.

TARSIS.

Oüy, Sire, et vous pouvez retenir son Pere par l’honneur de vostre alliance.

LE ROY.

Oüy, mon fils, je puis l’arrester par ce bien, et mon repos en depend.

TARSIS.

Ainsi vostre repos ne depend que de vostre volonté.

LE ROY.

Je serois mon ennemy, si je ne voulois y consentir.

[p. 28]

TARSIS.

Ha ! Sire ce consentement est ce grand bien que j’ay attendu ; et que j’ay tousjours estimé plus considerable* que la Couronne.

LE ROY.

Mais bien que Berenice soit d’une naissance illustre, et que ses beautez soient merveilleuses, elle n’est ny Reine ny Princesse, et en229 l’Estat où vous estes vous ne devez penser qu’à l’alliance des autres Rois. Vous devez alier le throsne au throsne, et si l’amour vous enflamme pour une autre que pour une Reyne, vous le devez croire vostre ennemy. La bonne grace et la beauté sont sans doute de puissans moyens pour attirer de jeunes cœurs, mais ce ne sont pas là les charmes qui doivent captiver les Rois, et c’est principalement en leur faisant resistance qu’un Roy peut faire connoistre qu’il est au dessus des autres hommes.

TARSIS.

Il est vray que Berenice n’est pas Reyne, mais il ne s’en faut230 que vostre consentement. Et peut-estre que le Ciel qui veut la felicité de cet Estat ne la fit venir en cette Cour, que pour estre le lien qui vous arrestera son pere. Si vous croyez que mon amour soit trop basse, il ne tiendra qu’à vous que je n’ayme une Reyne, puisqu’il ne tiendra qu’à vous que Berenice ne la devienne.

[p. 29]

LE ROY.

Il ne tiendra jamais à moy ; mais comme cette affaire est grande, elle merite bien d’estre consultée, et qu’on y pense avec attention.

TARSIS.

Plus vostre Majesté y pensera et plus elle se declarera pour moy. Si vous y pensez davantage, vous me delivrerez de la peine de vous en persuader l’importance ; car comme elle est avantageuse, vous n’avez qu’à la considerer, afin d’en estre persuadé.

LE ROY.

Voyez cependant* Criton, et sans lui parler de ce dessein, faite en sorte de sçavoir de luy quelles raisons il a de nous quitter.

TARSIS.

Je vay obeïr à vostre Majesté.

SCENE TROISIESME. §

LE ROY, TIRINTE.

LE ROY.

Tirinte, il ne faut plus demander les raisons de la responce de Criton ; je les descouvre facilement dans la passion que mon fils a pour sa fille, il ne laisse pas231 de souhaiter mon aliance. Il ayme mieux [p. 30] pour son gendre un jeune Prince, qu’un Roy desja prest de descendre dans le tombeau232 ; mon âge luy fait peur et la jeunesse de mon fils luy donne une agreable esperance. Il s’imagine que la Couronne ne peut long-temps demeurer sur des cheveux blancs ; et comme l’apparence luy fait juger que je ne suis pas loing de la mort, et que la mort luy feroit perdre la puissance que j’aurois portée en sa maison*, il croit que la recevoir de ma main, c’est la recevoir comme d’un songe, où il n’y a que l’imagination qui se puisse vanter d’estre heureuse. Il croid enfin qu’entrer dans le throsne avec moy chargé de foiblesse et d’années, c’est entrer seulement dans un tombeau magnifique. Et qu’y monter avec mon fils, c’est monter d’un mesme pas dans le siege de la vie et de la gloire. Voila ce que pense Criton, mais il faut que je me contente, et que je satisfasse mon amour ; il ne faut pas que la puissance me soit un avantage inutile, et qu’estant le plus puissant de cét233 Empire j’en sois en mesme temps le plus malheureux.

TIRINTE.

Voudriez-vous user de force ?

LE ROY.

Je mettray tout en usage.

TIRINTE.

Ha ! Sire, on ne gagne pas les cœurs comme les Empires, et l’amour est un enfant de la volonté et non pas de la violence.

[p. 31]

LE ROY.

Hé bien, Tirinte, voy Berenice, et descouvre luy mon amour. Peut-estre que comme elle est digne de regner elle en aura l’ambition.

TIRINTE.

Il faut la voir.

LE ROY.

Mais il s’agit ici de deux choses, de satisfaire mon amour et de retenir Criton. Je ne doute point qu’il ne demeure s’il entre dans mon alliance, mais il y voudroit entrer par le moyen de mon fils, il faut donc tascher de le contenter, puisque son contentement sera le mien. Ainsi pour accommoder toutes choses, j’espouseray Berenice, et je donneray sa sœur à mon fils.

TIRINTE.

Sa sœur ! Amasie !

LE ROY.

Oüy, Tirinte, je donneray à mon fils la sœur de Berenice, je lui donneray Amasie, qu’en dites-vous ?

TIRINTE.

Que ce remede de vostre mal est digne veritablement de l’esprit qui l’a inventé, et que Criton manqueroit de sagesse s’il ne vouloit pas escouter des conditions si favorables. Mais, Sire, si le Prince vostre fils a de l’amour pour Berenice, pensez-vous qu’il puisse aimer Amasie.

[p. 32]

LE ROY.

Il s’y resoudra bïen-tost, quand il sçaura ma volonté.

TIRINTE.

Je ne doute point que vostre volonté ne soit souveraine sur son esprit. Mais, Sire, pourrriez-vous quitter Berenice, afin d’en aymer une autre, et comme vous ne dependez que des Dieux si un Dieu vous le commandoit lui obeïriez-vous facilement ?

LE ROY.

Ne me fais point de questions, contente toy de m’obeïr, la sœur de Berenice est belle, et merite d’estre aymée.

TIRINTE.

Oüy, Sire, et je serois le plus aveugle de tous les hommes si je ne connaissois la force, et la puissance de sa beauté234. Mais vous ne pouvez ignorer que quand l’amour est dans nostre ame il ne permet pas à nos yeux de trouver rien de beau que l’objet*235 qu’il nous fait aymer. Peut-estre que le Prince ne sera pas exempt de cette loy, et comme il n’y a rien, qui nous empesche tant d’aymer que les commandemens qu’on nous en fait, il aura, peut-estre, de la peine à vous obeïr quand vous luy commanderez d’aymer Amasie.

LE ROY.

Il se soumettra, Tirinte.

[E, 33]

TIRINTE.

Je ne voudrois pas mettre au hazard* de vous faire voir le contraire.

LE ROY.

Je connois parfaitement son esprit.

TIRINTE.

Quand l’amour est dans une ame, et qu’il y regne en souverain, il y fait de si grands changemens, qu’il est mal-aisé de la reconnoistre.

LE ROY.

Si bien, Tirinte, qu’il faut l’esloigner pour quelque temps, afin que durant son absence il puisse oublier Berenice.

TIRINTE.

Il faut tenter ce dessein, il sera peut-estre meilleur.

LE ROY.

Mais il faudra que tu l’accompagnes par tout, et que durant son esloignement tu tasches de le disposer à ne considerer qu’Amasie.

TIRINTE.

C’est tousjours en revenir au mesme poinct. Pour moy je crains avec raison de ne pouvoir vous satisfaire, et que mon travail ne responde pas à ma volonté.

LE ROY.

Considere qui t’a obligé, et par la grandeur du service que tu me rendras, juge de la grandeur de la recompense. Mais enfin va dire à Criton que je veux parler à luy236.

[p. 34]

SCENE QUATRE. §

TIRINTE SEUL.

Quel coup viens-je de recevoir ! Moy, prendre la charge de me donner un Rival. Moy, travailler moy-mesme à me priver de celle que j’ayme ! Il faut plutost me commander de m’arracher le cœur, il m’est plus aysé de perdre la vie que de perdre mon amour. Allons, allons dire au Roy que nous ne pouvons luy obeïr, s’il ne peut vaincre son amour, pourroit-il trouver estrange que je ne surmonte pas la mienne ; et s’il me vouloit condamner comme un sujet desobeïssant, et rebelle, il a mon excuse dans son ame, puisqu’il ayme aussi-bien que moy, et qu’il reconnoist la force de cette puissante passion ? s’il est arresté que je doive perdre Amasie, ô Dieux, ô amour, ô fortune*, privez moy de ce tresor sans me contraindre moy-mesme de travailler pour le perdre. Laissez-moy dans mon malheur cette seule consolation, qu’au moins je ne puisse dire que j’ay causé mon infortune. Mais que fay-je et que veux-je icy resoudre ? Allumeray-je contre moy la colere d’un Monarque, m’en feray-je un ennemy ? Helas ! quoy que je fasse, et de quelque costé que je [p. 35] me tourne, je ne voy que des precipices, et je connois trop clairement que je suis destiné moy-mesme à me persecuter, et me nuire. Si je parle au Prince d’aymer Amasie, et que je reüssisse en ce dessein, ne me trahiray-je pas moy-mesme ; et si je desobeys au Roy, n’attireray-je pas sur moy sa disgrace et sa colere. Mais cette consideration peut-elle naistre dans un cœur, qui ayme veritablement : Non, non. Mais ;237

SCENE CINQUIESME. §

AMASIE, TIRINTE.

AMASIE.

Tirinte, ne blasmez point ma curiosité. Dites moy je vous supplie, pourquoy le Roy vous a fait parler à mon Père ?

TIRINTE.

Helas, Madame, c’est un dessein qui ne peut reussir qu’à ma ruine ; mais la consolation que j’y trouve, c’est qu’il ne peut reussir que pour vostre gloire.

AMASIE.

Comment, Tirinte ?

[p. 36]

TIRINTE.

Vous le sçaurez assez tost.

AMASIE.

Je ne sçauray point trop tost ce que je desire sçavoir avec une ardante passion.

TIRINTE.

Ne me contraignez point de vous donner de l’estonnement*, et peut estre de vous gesner*.

AMASIE.

Si ce dessein est pour ma gloire, comment puis-je en estre gesnée* ? N’augmentez point mon impatience, ce seroit me faire accepter la faveur que je vous demande, et me tesmoigner en mesme temps qu’il y auroit peu d’amour, où je voy si peu de soing* de me satisfaire.

TIRINTE.

Vous le diray-je, Madame ? on veut me rendre malheureux, on veut que le Prince vous ayme, que vous respondiez à son amour.

AMASIE.

Moy, Tirinte !

TIRINTE.

Vous, Madame, à quoy vous estiez vous resoluë ?

AMASIE.

Je vous le demande, Tirinte ; ne devez-vous pas sçavoir ma resolution, puisque vous ne pouvez ignorer que je ne manque pas de generosité* ?

[p. 37]

TIRINTE.

Quoy, Madame, espererois-je en ma faveur, que l’amour, dont vous m’honorez, priveroit vostre vertu* de la Couronne qu’on luy presente, et qu’elle merite si justement ?

AMASIE.

Je ne feray rien que de raisonnable.

TIRINTE.

Si vous ne faites rien que de raisonnable, que j’ay de sujet de craindre au milieu de tant de raisons que vous avez d’abandonner un malheureux. Helas ! quand je regarde ma bassesse238, et que je considere d’un autre costé les grandeurs que l’on vous offre, que je me trouve esloigné du bon-heur que je souhaite. Mais enfin quelle resolution prendrez-vous ?

AMASIE.

Celle qui me sera la plus honorable.

TIRINTE.

C'est-à-dire, Madame, que vous estes resoluë de me perdre.

AMASIE.

C’est à dire, Tirinte, mais voicy Leonide.

[p. 38]

SCENE SIXIESME. §

LEONIDE, TIRINTE, AMASIE.

LEONIDE.

Tirinte, je vous cherche par le commandement du Roy, qui vous attend avec impatience, bien que vous veniez de le quitter.

TIRINTE.

Que vous a-t’il commandé de me dire.

LEONIDE.

Que sans aller plus avant239 vous le vinssiez trouver de ce pas*.

AMASIE.

Allez, Tirinte, allez le trouver !

TIRINTE.

Je vous obeïs, Madame, comme pour vous tesmoigner que vous estes desja ma Reine, et que je suis vostre sujet.240

[p. 39]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

BERENICE, AMASIE.

BERENICE.

Quoy, ma sœur, on vous destine à Tarsis, et Tirinte vous l’a dit.

AMASIE.

Oüy, Berenice, il me l’a dit.

BERENICE.

Vous n’ignorez pas vostre devoir.241

AMASIE

Non, ma sœur, je ne l’ignore pas, je sçay bien qu’il faut obeïr.

BERENICE.

Comment, ma sœur, abandonnerez-vous Ti-/ [p. 40] /rinte ? Et pourrez-vous obeïr quand on vous forcera de242 changer d’amour ?

AMASIE.

On obeït aysement quand la Couronne doit estre le prix de l’obeïssance.

BERENICE.

Vous me surprenez, Amasie, et je n’attendois pas cette responce de vostre generosité*.

AMASIE.

Vous pouviez bien l’attendre de mon courage* ; la Couronne est assez belle pour la preferer à l’amour.

BERENICE.

Je ne doute point qu’elle ne soit belle, mais quand l’amour est veritable on le prefere à la Couronne.

AMASIE.

Que le ciel me preserve de ce veritable amour.

BERENICE.

Quoy, si Tirinte vous ayme, vous ne considerez point les maux que vous luy ferez en le quittant ?

AMASIE.

Quoy, si Tirinte m’ayme, il ne considerera point la gloire que je trouve en l’abandonnant ?

BERENICE.

Vous estes donc resoluë de le perdre.

AMASIE.

On se console bien-tost de la perte d’un amant par l’acquisition d’une Couronne.

[F, 41]

BERENICE.

Que vostre amour est parfaite.

AMASIE.

Si elle estoit plus parfaite, elle me gesneroit* davantage.

BERENICE.

Mais les gesnes* de l’amour sont quelques-fois bien plus douces que les plaisirs de l’ambition.

AMASIE.

J’esprouveray* ce que vous dites.

BERENICE.

L’espreuve en est dangereuse.

AMASIE.

Le danger sera pour moy seule.

BERENICE.

Enfin vous desirez estre Reine.

AMASIE.

J’ayme autant la Couronne dessus ma teste, que sur la teste d’une autre.

BERENICE.

Veritablement cette ambition est fort belle, et digne d’un cœur genereux243.

AMASIE.

Elle n’est pas plus criminelle en moy, qu’elle l’estoit tantost en vous244 ; et apres tout, ce ne seroit pas estre raisonnable, que de vouloir prendre la fuite quand on est appellé dans le throsne.

[p. 42]

BERENICE.

Vous avez raison, Amasie, et pour moy je vous conseille d’y courir tout de ce pas*.

AMASIE.

Je n’ay pas encore tant de haste, j’attendray bien que l’on m’apelle.

BERENICE.

Joüissez de vos esperances, adieu.

AMASIE.

Non, non, demeurez contente ; ne prenez point l’allarme* d’une feinte, tout ce discours est un jeu qui ne doit pas vous inquieter.

BERENICE.

Vous me feriez plaisir de ne plus vous joüer de la sorte245. Il n’est donc pas veritable que l’on vous destine à Tarsis.

AMASIE.

Cela est vray, Berenice, mais quoy que l’on puisse faire, je n’obeïray jamais à vostre desavantage, et toutes les beautés de la couronne, ne me seront jamais si cheres246 que la satisfaction de ma sœur.

BERENICE.

Mais quel est le dessein du Roy, qui veut vous donner à Tarsis. Est-ce là le sujet qui chasse mon pere de ce païs ?

AMASIE.

C’est ce que je n’ay pû encore sçavoir.

[p. 43]

BERENICE.

C’est ce qui m’estonne, et ce qui me tuë. Je viens de recevoir cette lettre de Tarsis, par laquelle il me mande* que le Roy le veut envoyer en Chypre247, qu’il doit partir dés demain ; et qu’il semble qu’on luy envie le contentement248 de me voir. Que dois-je juger de cette lettre ; regardez-la, ma sœur, et taschez si pouvez de trouver des consolations aux maux que je me figure. Toutes mes esperances se sont converties en craintes, et toutes choses m’affligent où toutes choses me consoloient.

AMASIE.

Mais il vous oste toutes ces craintes par les promesses et par les protestations dont cette lettre est toute pleine.

SCENE DEUXIESME. §

CRITON, AMASIE, BERENICE.

CRITON.249

Quelle lettre lisent-elles ? Amasie, que lisez-vous ?

AMASIE.

Rien, Monsieur.

[p. 44]

BERENICE, à part.

Quelle surprise ?

CRITON.

Ne cachez point cette lettre.

AMASIE.

Ce n’est rien, Monsieur.

CRITON.

Si ce n’est rien, pourquoy estes-vous si troublée ? Pourquoy monstrez-vous tant de crainte ? Enfin je veux voir ce papier.

AMASIE.

Mais, Monsieur, ce n’est rien du tout.

CRITON.

Vostre estonnement me fait bien voir qu’il faut que ce soit quelque chose, faites moy voir cette lettre, ne differez point davantage, autrement…250 Que je sçache enfin ce que c’est.

BERENICE.

O Dieux ! elle luy a donné ma lettre, où me voy-je maintenant reduite, et quel esprit est plus tourmenté que le mien ? Il la lit, il se passionne*, il la relit, il regarde ma sœur en colere. Que tous ces divers mouvemens excitent de troubles dans mon ame, et que j’ay besoin de forces pour resister à tant de peines.

CRITON.

Une lettre d’amour de Tarsis. Ce n’est donc rien, Amasie ; ce n’est donc rien que de recevoir des let-/ [p. 45] /tres qui attaquent vostre honneur, et qui peuvent le ruiner.

BERENICE.

Que luy repondra-elle ?

CRITON.

Quelles pretentions avez-vous ? Pensez-vous monter dans le throsne par les promesses d’un amant, qui vous promettoit davantage pour contenter sa passion ?

BERENICE, à l’écart.

Elle va me perdre.

CRITON.

Vous demeurez confuse, vous ne me respondez rien ; peut-estre que vous reconnoissez vostre faute, mais il falloit la reconnoistre aussi-tost qu’elle commença. Il falloit repousser le Prince la premiere fois qu’il vous vint parler : Vous luy eussiez osté l’occasion de vous escrire maintenant…

AMASIE.

Pouvois-je l’empescher de m’escrire ?

CRITON.

Vous pouviez bien vous empescher de recevoir de ses lettres.

AMASIE.

J’ay respecté la condition.251

CRITON.

Il falloit respecter vostre honneur.

[p. 46]

AMASIE.

C’est la premiere fois que j’ay receu de ses lettres, et l’on m’a donné celle-cy sans me dire ce que c’estoit.

CRITON.

Il vous escrit d’une façon qui donne trop de tesmoignages que vous en avez receu d’autres. Lisez si vous n’avez pas achevé de lire.

BERENICE. [à part]

O la meilleure sœur qui ayt jamais aymé une sœur ; elle se charge de ma honte, afin de me tirer de peine.

CRITON.

Si vous ne luy aviez appris mon dessein, il ne vous manderoit* pas qu’il a trouvé les moyens de me retenir en ce païs. Cette amour est donc la raison qui vous faisoit jetter* des larmes quand je vous parlois tantost de retourner en Sicile, vous avez donc combattu ce dessein avec tant d’ardeur et de passion, parce qu’il estoit contraire à vostre amour ? Est-ce là ce zele que vous tesmoignez pour vostre Patrie ? Est-ce là l’apprehension* que vous avez de la revoir malheureuse. Et n’estoit-ce pas assez que je vous visse miserable*, sans que je vous visse deshonnorée par une passion temeraire ? Ainsi je trouve par tout des miseres ; un Tyran me persecute dans ma Patrie, et par un dessein plus formidable*, mes enfans me gesnent* par tout, et me font trouver des tempestes*, où [p. 47] je pensois trouver le calme. O vieillesse trop malheureuse ! O jeunesse trop dépravée ! O fille trop miserable* et trop aveugle pour ton bien. Helas ! les Princes de ce païs nous ont receus favorablement, ils ont témoigné qu’ils m’estimoient ; et leur amour me fait maintenant douter, lesquels me sont plus redoutables de mes amis ou de mes Tyrans. Retirez-vous de devant moy ! Celle qui blesse son honneur, blesse aussi les yeux de son Pere. Retirez-vous encore une fois252.

AMASIE, en s’en allant parle à Berenice.

C’est pour vos espargner, que j’ay souffert tant d’injures.

SCENE TROISIESME. §

CRITON, BERENICE.

CRITON.

Mais vous, Berenice, avez-vous dû souffrir* cette amour 253 ? Et ne dois-je pas vous accuser de l’aveuglement de vostre sœur, si en ayant eu connoisance, vous n’avez pas fait vos efforts pour luy apporter sa guerison ? Comme elle a manqué de bon sens, avez-vous manqué de sagesse ? Et n’avez-vous pas reconnu qu’elle couroit à un precipice, d’où il est bien difficile que l’honneur se puisse sauver.

[p. 48]

BERENICE.

J’ay fait, Monsieur, tout ce que vous dites, j’ay resisté de toutes mes forces à la naissance de cette amour.254

CRITON.

Il falloit donc m’en advertir, puisque vous ne pouviez la vaincre, je fusse venu à vostre secours.

BERENICE.

Je n’ay pas crû qu’il fut necessaire de vous en parler.

CRITON.

Vous voyez cependant* ce qui en arrive, et que c’est avoir contribué à sa faute que d’avoir differé de m’en parler.

BERENICE.

Je ne vous en ay point parlé, parce que je sçay avec asseurance, que l’amour et l’honneur sont en elles255 une mesme chose, tant ils sont bien d’accord256 ensemble.

CRITON.

Berenice, l’amour est un traistre qui sçait feindre adroitement d’estre d’accord avec l’honneur, quand il medite sa ruine, et qu’il veut s’en faire un trophée.

BERENICE.

Je pourrois bien vous asseurer que dans le cœur d’Amasie l’amour est un noble esclave, de qui l’honneur est tousjours le maistre.

[G, 49]

CRITON.

Ha, que vous connoissez mal les artifices de l’amour ! Mais voulez-vous me faire croire que vous estes d’intelligence* avec vostre sœur ?

BERENICE.

C’est assez qu’elle ait son pere contre elle, sans qu’elle y257 ait encore sa sœur.

CRITON.

Si à la naissance de son amour elle eust eu contre elle sa sœur, peut-estre que son pere ne seroit pas aujourd’huy contre elle : Ainsi, vous avez failly* toutes deux ; elle d’aimer, et vous d’avoir enduré* qu’elle aimast.

BERENICE.

Si nous avons failly* toutes deux, j’ay crû que toutes deux nous en avions quelque raison.

CRITON.

On n’a jamais raison258 de faillir*.

BERENICE.

Mais comme on a desja jugé par les grandes actions, que vous avez achevées pour le bien de cét estat, qu’il n’y a point de recompenses qui ne soient moindres que vos services, ne peut-il pas arriver que le Prince qui nous259 aime vous fasse entrer dans son alliance, autant pour contenter son amour, que pour recompenser vos actions. De quelles hautes merveilles* l’amour n’est-il pas capable, et de quels honneurs ne vous juge-on pas digne en ce [p. 50] Royaume, où vous n’avez pas moins d’amis que son Prince a de sujets. Que260 si ma pensée estoit vaine, il ne sçauroit estre honteux d’avoir souffert avec honneur l’amour honneste d’un grand Prince, de qui l’on pouvoit recevoir la puissance et la couronne. Si au contraire mes esperances reüssissent, ne confessera-on pas qu’il n’y eust point eu de raison de vouloir combatre une amour qui aura facilité la gloire dont nous aurons le joüissance. Ainsi je me suis imaginée qu’une amour toute vertueuse ne pouvoit produire que de bons effets*, et que la raison la plus severe, approuvant par tout la vertu*, ne condamneroit pas une amour, où elle se monstroit si visible, et qui promettoit tant de gloire.261

CRITON.

En vain vous defendez une cause qui sera tousjours mauvaise.

BERENICE.

Mais si le Prince vouloit espouser ma sœur.

CRITON.

Je ne doute point qu’il ne luy en ayt fait des promesses ; mais que ne promet pas un amant.

BERENICE.

S’il ne tient pas sa parole, comme amant, il la tiendra comme genereux, et comme Prince.

CRITON.

Comme genereux et comme Prince ! Quand il se souviendra qu’il est Prince, il ne se souviendra plus qu’il est amant.

[p. 51]

BERENICE.

Vous avez mauvaise opinion de Tarsis, si vous le croyez capable de violer ses sermens, et de faire des tromperies262.

CRITON.

On fait gloire de tromper263 les filles, et tel a fait cent parjures, qui pense avoir gaigné cent victoires264.

BERENICE.

Nous avons des exemples de Princes qui ont esté plus genereux.

CRITON.

Nous en avons aussi du contraire. Ne vous flattez point par l’esperance d’un miracle. Si quelques folies ont esté utiles, il ne faut pas s’imaginer que le mesme evenement* soit reservé à toutes les autres. Il est tousjours dangereux de se gouverner par exemple ; il n’y a rien de plus trompeur que cette voye, et il s’en trouve beaucoup qui se laissant charmer par les prosperitez d’autruy, sont devenus sans y penser de fameux exemples de miseres.

BERENICE.

Mais nous sommes d’une naissance…265

CRITON.

Ne me contestez point davantage, le Prince doit venir icy, il le mande* par cette lettre ; je veux que vous l’attendiez.

BERENICE.

Moy.

[p. 52]

CRITON.

Oüy, je veux que vous l’attendiez, et que vous repariez vos fautes en vous opposant à son amour.

BERENICE.

Je ne croy pas reüssir en un dessein si difficile.

CRITON.

Il faut neantmoins m’obeïr. Et s’il ne fait rien pour vous, je luy diray, peut-estre, des choses qui ne luy seront pas agreables266. Ne me mettez point en ce hazard*.

BERENICE.

Si vous m’ordonnez l’impossible, le moyen de vous obeïr ?

CRITON.

Enfin je veux que vous luy parliez, et que vous fassiez en sorte de le destourner de cét amour, qui ne peut produire que des maux, et qui me comble desja de tristesses.

SCENE QUATRE. §

BERENICE, seule.

Que mon avanture* est estrange, et que mon apprehension* est extréme. S’il découvre la feinte de ma sœur, que de douleurs me sont reser-/ [p. 53] / vées. Mais ne nous affligeons point avant le temps267, et n’avançons point nos maux par la crainte d’estre malheureuse. Laissons aux Dieux la conduite de nostre fortune*, et recueillons cependant* le fruit de cét artifice*268. Ce sera par ce moyen que je parleray à Tarsis sans soupçon et sans ombrage. Mais le voicy.

SCENE CINQUIESME. §

TARSIS, BERENICE.

TARSIS.

Je croy que vous avez receu ma lettre.

BERENICE.

Oüy, Seigneur, je l’ay receuë, et je connois trop clairement que toutes choses nous sont funestes.

TARSIS.

Plus funestes que vous ne pensez.

BERENICE.

Comment, Seigneur, ne me gesnez* point davantage, descouvrez-moy mes malheurs, et ne pensez pas trouver en moy une ame foible, et abbatuë. Depuis le moment que je vous ayme, je n’ay pas manqué de douleurs pour m’accoustumer à souffrir.

TARSIS.

Helas ! j’ay pensé vous retenir en ce païs, et je n’ay travaillé qu’à m’en faire chasser moy-mesme. Le [p. 54] Roy vous aime, Madame, je viens de l’apprendre de Tirinte.

BERENICE.

Helas !

TARSIS.

Il m’a dit mesme que le Roy vouloit m’obliger d’aimer Amasie. Enfin j’ay trouvé le moyen de vous retenir en ce païs, mais de vous retenir pour un autre. Enfin mon pere est mon Rival, nous poursuivons mesme victoire269, mais toute la force est pour luy, et je n’auray rien pour moy, si je n’ay vostre constance270.

BERENICE.

Ne verray-je que des malheurs attachez à ma fortune* ? Et seray-je le flambeau funeste, qui doit allumer la discorde entre le pere et le fils ?271 Ha ! Seigneur, considerez-moy plûtost comme un objet* d’horreur et de haine, et quittez une malheureuse que la misere persecute, et dont la fortune* se sert pour persecuter les autres. Abandonnez-moy, privez-moy de vostre amour, plûtost que de vous mettre au hazard* de cesser d’aimer un pere, vous ne pouvez estre son Rival sans devenir son ennemy. Bien que je perde toutes choses par ce conseil que je vous donne, et par la perte de vostre amour, je vous conjure encore une fois de perdre cette passion qui me promettoit tant de gloire. Je ne me plaindray jamais d’une infidelité si pieuse, il vaut mieux estre infide-/ [p. 55] /le amant, que d’estre fils dénaturé, et faillir* contre l’amour, que de faillir* contre la nature.

TARSIS.

Quoy, Berenice ! me conjurez-vous maintenant de cesser de vous aimer, pour oster un Rival au Roy, et pour luy faciliter l’acquisition de Berenice.

BERENICE.

Je vous conjure maintenant de me priver de vostre amour, et de me donner vostre hayne, afin que si je dois combattre la passion du Roy vostre père, il ne puisse vous accuser d’estre cause de mes froideurs, et des mépris eternels que je feray de son amour.

TARSIS.

Qu’il m’accuse de toutes choses, pourveu que je ne puisse vous accuser d’avoir oublié que je vous aime. Qu’il me ravisse l’Empire, et qu’il m’arrache la Couronne, il ne m’aura rien osté, pourveu qu’il ne m’oste pas vostre amour. Vostre cœur est mon empire, vostre cœur est ma couronne, et si je suis tousjours aimé, je seray tousjours heureux.

BERENICE.

Vous serez donc tousjours heureux, puisque vous serez tousjours aimé ; mais voulez-vous que l’on publie* que la miserable* Berenice arma le fils contre le pere, et qu’elle mit dans la nature une si horrible confusion ? Faites dessus vous un effort pour me délivrer de ce reproche.

[p. 56]

TARSIS.

Si ce malheur arrivoit, on le reprocheroit au Roy qui ne sçait pas se reconnoistre en l’âge où nous le voyons.

BERENICE.

Si ce malheur arrivoit j’en serois tousjours la cause.

TARSIS.

Il faut donc dire en mesme temps que le Ciel en seroit la cause, puis qu’il vous a fait naistre si parfaite.

BERENICE.

Cessez enfin de m’aimer, bien que je veuille tousjours aimer !

TARSIS.

Helas, quand on ne veut plus estre aymé, c’est une marque trop certaine qu’on ne veut plus aussi aimer !

BERENICE.

Je ne demande point vostre haine, pour avoir quelques raisons de cesser de vous aimer, si vous devez vivre aussi long-temps que durera mon amour, vous seriez sans doute immortel. Mais je demande vostre haine pour estre seule malheureuse, et pour vous oster du danger de ressentir un jour la peine que la perte d’une amante peut apporter à son amant. Aussi bien vous reconnoissez par les obstacles qui se presentent, que le Ciel im-/ [H, 57] /pitoyable ne veut pas souffrir* nostre amour.

TARSIS.

Ha ! ma chere Berenice, les Dieux ne m’opposent pas les difficultez qui se presentent pour m’empescher de vous aymer, mais pour me donner sujet de vous meriter en les surmontant. Conservez-moy vostre cœur, et je ne manqueray pas de bien dans ce malheureux voyage que l’on m’oblige d’entreprendre.

BERENICE.

Vostre départ est donc resolu.

TARSIS.

Ouy, ma mort est resoluë ; et vous pouvez vous imaginer la violence qui se fait dans un corps, quand il est prest de rendre l’ame, vous sçaurez ce que je souffre aujourd’huy que l’on m’oblige à me separer de vous. Mais pour me donner la force de vous faire mes adieux, et de commencer nostre absence272, permettez moy d’esperer que cette puissance souveraine273 qui m’esloigne de vos yeux, ne m’esloigne pas de vostre cœur274.

BERENICE.

Je vous le promets, Seigneur, et je me retire ; aussi bien aprés cette parole ne pouvant plus vous rien dire, et ne pouvant vous dire adieu, je ne vous puis donner que des larmes.

[p. 58]

TARSIS.

Commence à souffrir, malheureux, puis que tu cesses de la voir. Helas ! cette absence ne vient que de commencer, et si je la considere par mes maux, elle a duré des siècles.

[p. 59]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

AMASIE, TIRINTE.

AMASIE.

Que vouloit vous dire le Roy quand il vous a envoyé querir par Leonide ?

TIRINTE.

Il vouloit augmenter ma peine, et me causer un nouveau mal par un nouveau commandement.

AMASIE.

Parlez plus clairement, Tirinte.

TIRINTE.

Il m’avoit commandé de voir Berenice, pour luy parler de son amour, et il me renvoyoit querir pour me commander de voir vostre pere, afin de luy faire sçavoir que comme il est resolu d’espouser [p. 60] Berenice, il vouloit que le Prince espousast Amasie. Voila son commandement, voila ma peine. Je viens apprendre de vous ce que vous voulez que je fasse, et si vostre commandement autorisera celuy de Roy. Ne faites point de difficulté de me dire vos volontez275; je ne suis pas de ces lâches de qui276 l’interest est le maistre, si vous voulez une couronne, je m’efforceray de vous l’acquerir au despens de mes esperances et de ma felicité. Parlez-moy donc librement, je suis prest à travailler contre moy s’il faut travailler pour vostre gloire. Je puis enfin me resoudre à vous perdre, et à me priver de vous mesme, si je ne puis autrement vous tesmoigner mon amour, et pour en donner des marques et plus nouvelles et plus estranges ; je puis vous conseiller de m’estre infidelle, si l’infidelité vous profite, et qu’elle vous fasse un chemin à l’empire que vous meritez. Certes, je ne feray pas toutes ces choses, sans faire dessus mon esprit une extréme violence, mais lors que vostre perte m’aura rendu malheureux, vostre felicité me consolera ? aussi je ne puis vivre aprés avoir perdu l’esperance, je sortiray content de la vie, si je vous laisse dans un throsne.

AMASIE.

Il me semble, Tirinte, que je ne vous ay point donné sujet de me tenir ce discours ; je vous ay tousjours monstré plus d’amour que d’ambition, et puisque j’ay eu la hardiesse de vous dire que je vous ayme277, vous devez en estre persuadé.

[p. 61]

TIRINTE.

Aussi ne viens-je pas vous demander de nouvelles marques de vostre amour, mais je viens vous en donner de la mienne. Je viens enfin vous demander, comment vous voulez que j’agisse dans l’extremité qui me menace, et de vous perdre et de mourir278. Le Roy m’a commandé d’aller dire à vostre pere qu’il vous destine à son fils, que voulez-vous que je fasse.

AMASIE.

Vous me mettez beaucoup en peine.

TIRINTE.

Mais il y a long-temps que j’y suis.

AMASIE.

Helas ! je ne sçaurois rien resoudre.

TIRINTE.

Je ne puis donc rien entreprendre.

AMASIE.

Que ferons nous, Tirinte ?

TIRINTE.

Je vous le demande, Amasie, vostre volonté sera ma loy.

AMASIE.

Si vous desobeïssez au Roy, vostre disgrace est asseurée.

TIRINTE.

Enfin que voulez-vous que je fasse ?

AMASIE.

Je n’en sçay rien, Tirinte, resolvez279, je vous laisse faire.

[p. 62]

SCENE DEUXIESME. §

TIRINTE, seul.

Dans quelle inquietude me laissez vous, Amasie ? Et quelle main favorable me retirera de ce dedale, où vous m’engagez vous mesme ? Venez, venez m’asseurer que vous voulez bien me perdre, ou que vous voulez me conserver, et je sçauray ce qu’il faudra que je resolve. N’avez-vous osé me dire que l’ambition a triomphé de vostre amour ? Que je resolve, dites vous ; hé bien, il faut vous contenter : Hé bien, il faut obeïr au Roy, et vous donner sujet de dire pour excuser vostre inconstance, que je suis cause de mon malheur. Si vous voulez une couronne, et si je vous ayme parfaitement, je ne dois point consulter* entre vostre gloire et mon repos.

[p. 63]

SCENE TROISIESME. §

TARSIS, TIRINTE.

TARSIS.

Tirinte.

TIRINTE.

Seigneur.

TARSIS.

Je viens de voir le Roy, et je pense avoir differé mon voyage, ou du moins j’ay fait en sorte qu’il ne me pressera point de partir.

TIRINTE.

Mais avez vous obtenu du Roy cette grace sans qu’elle vous couste Berenice.

TARSIS.

J’ay bien connu280 qu’il l’aymoit d’une amour si violente, que je ne pouvois la combattre sans ruiner mes esperances. J’ay bien veu qu’en cette occasion, il falloit feindre de ceder, afin d’obtenir la victoire. L’amour du Roy est, ce me semble un prodige281 et un desordre dans la nature. Et quand je le voy si ardant en un âge si froid, je m’imagine que la glace n’est plus ennemie du feu, et que le chaud et le froid [p. 64] viennent de s’accorder ensemble282. Mais quand je regarde, Berenice, et que je considere en elle tant de charmes et tant de graces, je cesse de trouver estrange* qu’un vieillard devienne amoureux, et qu’un prodige de beauté fasse des prodiges d’amour. Toutesfois, Tirinte, tu verrois la fin de ma vie si je n’avois esperance que le Roy rougira bien-tost de bruler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur ; oüy, Tirinte, tu me verrois esperer, si je ne me persuadois que dans l’ame d’un vieillard l’amour n’est qu’une estincelle qui se perd en esclattant.

TIRINTE.

Mais enfin, qu’avez-vous fait pour rompre ou pour differer vostre voyage.

TARSIS.

Comme j’ay veu que le Roy me vouloit persuader d’aymer Amasie, je n’ay point resisté à son dessein.

TIRINTE.

Quoy, Seigneur, vous estes vous resolu de luy ceder Berenice, et d’aymer enfin Amasie.

TARSIS.

Au moins j’ay feint de m’y resoudre, et j’ay gaigné par cette feinte le retardement de mon voyage.283

TIRINTE.

Je ne sçay si cette feinte ne vous trompera point vous mesme, et j’ay sujet d’apprehender qu’elle ne vous devienne funeste.

[p. I, 65]

TARSIS.

En quoy funeste ?

TIRINTE.

J’allois trouver Criton de la part du Roy pour luy proposer le mariage où vous feigniez de vous resoudre. Si le Roy le veut, si Criton en demeure d’accord, si vous feigniez de le vouloir, à quelle extremité vous reduisez vous par cette feinte.

TARSIS.

Tu allois parler à Criton.

TIRINTE.

Oüy, Seigneur.

TARSIS.

Ne bouge, Tirinte, n’acheve point ton voyage, je prendray moy mesme le soin de contenter le Roy sur ce sujet.

TIRINTE.

Que vous m’ostez d’une grande peine.

TARSIS.

Pourquoy Tirinte ?

TIRINTE.

Parce que j’allois faire une chose qui vous eust esté desagreable, et qui m’eust acquis vostre disgrace, puis qu’elle eust offensé vostre amour. Mais enfin à quoy vous servira cette feinte ?

TARSIS.

Durant le temps que je feindray, Berenice lassera le Roy à force de luy resister.

[p. 66]

TIRINTE.

Peut-estre qu’à force d’endurer* le Roy gaignera Berenice.

TARSIS.

La vieillesse du Roy luy fera peur.

TIRINTE.

Une vieillesse couronnée est capable de donner de l’amour.

TARSIS.

Mais Berenice peut attendre de moy cette puissance souveraine, qu’elle peut recevoir du Roy.

TIRINTE.

Mais peut-estre que Berenice sera plus aise de la recevoir, que de l’attendre, et qu’elle en aymera mieux la possession que l’esperance.

TARSIS.

L’amour me conservera son cœur.

TIRINTE.

L’ambition peut vous l’oster. Quand il s’agit d’estre Reyne, une fille oublie bien-tost son amour, et se laisser aysément contraindre ; il y a peu de fidelitez à l’espreuve d’une couronne.

TARSIS.

Feray-je à Berenice cette injure que de la croire si foible, et capable de me trahir ? Mais mettray-je au hazard* d’en faire à ma confusion* une funeste experience ! Je la crois assez genereuse pour me conserver son amour : mais, helas ! je ne doute point de la force [p. 67] d’une couronne, ny de la puissance de l’ambition. Que ne fait-on pas pour un throsne ? Si on viole les loix, si on profane les choses saintes, on peut bien mespriser l’amour. O Tirinte, ô amour, ô fidelité de Berenice, que je blesse, et que j’offense, que devez vous m’inspirer, et quels conseils* dois-je prendre ?

TIRINTE.

Faites en sorte qu’on remonstre au Roy que l’amour n’est pas honnorable à une vieillesse comme la sienne. Employez à ce dessein des personnes d’autorité qui ne soient point soupçonnées de luy venir de vostre part. Car si vous feignez d’aimer Amasie, et qu’il en soit si persuadé qu’il veüille que vous l’espousiez, quelles puissantes raisons opposerez-vous à ses volontez ? S’il croid que vous aymez Amasie, et qu’enfin il vous la donne, comment pourrez vous la refuser ? Dequoy vous pourrez vous plaindre, si on vous donne un thresor que vous recherchiez en apparence, et que vous sembliez desirer.

TARSIS.

Vous dites284 vray, Tirinte, et cette pensée m’est un supplice. Mais il n’importe, feignons d’aymer Amasie, et pour reparer la faute d’avoir offencé Berenice en doutant de sa fidelité, au moins faisons luy l’honneur que d’esperer en sa constance. Au lieu de demander ce qu’on ne fait pas pour un throsne, demandons en ma faveur, ce qu’on ne fait pas pour l’amour ; on [p. 68] viole les loix, on profane les choses saintes, on mesprise les couronnes. Flattons nous par ces effets* que l’amour a souvent produits, et s’il faut estre malheureux, couvrons au moins nostre malheur par l’esperance de quelque bien. Au moins par le moyen de cette feinte je verray tousjours Berenice, je demeureray à la Cour, et comme je connoistray l’estat des choses, je sçauray prendre selon le temps de nouvelles resolutions.

TIRINTE.

Il seroit necessaire qu’on advertit Amasie de ce dessein : Car en feignant de l’aimer vous luy donnez de l’amour, et la feinte de cette passion, produit quelquesfois le mesme effet* que la verité.

TARSIS.

Je viens de voir Berenice, qui luy en parle peut-estre à l’heure que285 nous en parlons. Elle m’a dit mesme que par je ne sçay quelle avanture* ; Criton s’imagine que j’aime Amasie, et qu’il faut le laisser dans cette croyance. Mais voicy Berenice ; ô Dieux ! je viens de la quitter ; qu’a-elle à me dire de nouveau, je crains, je tremble : Retire toy, je te prie.

TIRINTE.

Mais que diray-je au Roy, qui m’envoyoit parler à Criton.

TARSIS.

Invente ce que tu voudras, mais enfin retire toy.

[p. 69]

SCENE QUATREME. §

TARSIS, BERENICE.

TARSIS.

Vous trouveray-je tousjours avec un visage triste, ne verray-je jamais en vous que des presages de miseres ?

BERENICE.

Helas ! nous cherchons en vain des remedes contre les maux qui nous tourmentent.

TARSIS.

Comment, Berenice !

BERENICE.

C’est le Ciel qui nous persecute, c’est contre luy que nous combattons, quelle victoire esperons nous ?

TARSIS.

Que me venez-vous apprendre.

BERENICE.

Il n’y a plus rien qui puisse empescher mon pere de retourner en Sicile.

TARSIS.

Le Roy consent-il à son retour ?

[p. 70]

BERENICE.

Le tyran de la Sicile est mort.

TARSIS.

Quoy, Phalaris286 est mort.

BERENICE.

Oüy, Seigneur, les Siciliens, lassez de ses cruautez, ont enfin repris courage, et se sont vangez de ses barbaries. Regardez quelle est ma fortune*, un tyran me gesna* durant sa vie, puis qu’il me contraignit d’abandonner mon païs, et me gesne* encore apres sa mort, puis qu’il faut m’esloigner de vous. Helas ! l’estat où je me trouve me defend de verser des larmes, et me le permet en mesme temps : Pourrois-je respandre des pleurs dans la delivrance de ma Patrie ? Et n’en respandrois-je pas quand il faut que je vous quitte, et que je desespere de vous revoir ?

TARSIS.

Non, non, Berenice, je ne vous verray point reduite à cette fascheuse extremité. Si vostre pere aime les honneurs, on l’arrestera par ces liens287 de toutes les ames genereuses.

BERENICE.

Il a des pretentions dans la Sicile, qui l’empescheront d’escouter vostre amour, et qui l’obligeront sans doute à refuser tous les honneurs que vous pourriez luy presenter.

TARSIS.

Que pretend il dans la Sicile de plus avantageux, qu’en ce païs.

[p. 71]

BERENICE.

Au moins il y sera dans sa Patrie288.

TARSIS.

Mais les honneurs sont des biens que l’on peut gouster en tous lieux.

BERENICE.

Mais on croid qu’ils sont plus doux quand on les gouste parmy les siens, et que pour tesmoins de sa gloire on a les yeux de sa Patrie. Enfin, Seigneur, comment esperez-vous triompher si vous avez à combattre, et mon pere, et vostre pere, et vostre Roy.

TARSIS.

Mais comment me croyez vous foible contre tous ces ennemis, si vous croyez que je vous aime289 ? L’amour manque-il de forces, quand il peut estre soustenu par la puissance d’un Monarque ? J’ay fait la guerre pour conserver la couronne, je sçauray bien l’entreprendre pour me conserver Berenice.

BERENICE.

Que plûtost le Ciel me perde pour vous oster le sujet d’une entreprise si criminelle. Mais voicy mon pere.

[p. 72]

SCENE CINQUIESME. §

TARSIS, CRITON.290

CRITON.

Seigneur, je ne vous feray point icy de longs discours, bien que je vous deusse preparer à recevoir un coup, qui sans doute vous estonnera*. Vous aimez l’une de mes filles, j’avois commandé à Berenice de vous entretenir sur ce sujet, je pense qu’elle aura fait son devoir, et qu’en fin vous ferez le vostre.

TARSIS.

Elle a fait ce qu’elle devoit, et je sçay ce que je doy faire.

CRITON.

Si vous le sçavez, vous devez donc cesser d’aimer.

TARSIS.

Certes, Criton, je ne comprens pas pourquoy vous ne pouvez souffrir* mon amour ; est-ce que vous ignorez qui je suis ?

CRITON.

C’est par ce que vous ignorez qui vous estes.

[K, 73]

TARSIS.

Pensez-vous que l’amour m’aveugle, et qu’il m’oste la connoissance de ce que je suis.

CRITON.

Il ne vous peut oster cette connoissance, par ce que vous ne l’avez jamais euë.

TARSIS.

Vous m’offensez, Criton, et je pense enfin me connoistre.

CRITON.

Si vous vous connoissiez, vous n’aimeriez pas, Amasie.

TARSIS.

Est-elle d’une condition, si inégale à la mienne, que mon amour me deshonnore et qu’il deshonore le throsne ?

CRITON.

Elle est de mesme condition que vous.

TARSIS.

Pourquoy donc ne puis-je l’aimer ?

CRITON.

Parce qu’elle est vostre sœur, et que sa mere estoit vostre mere. Cela vous estonne*. Je n’en doute point.291

TARSIS.

Et Criton seroit mon pere. Et Berenice seroit ma sœur !

CRITON.

Retirez-vous, Berenice, vostre presence n’est pas icy necessaire292 ; oüy, Tarsis, je suis vostre pere. [p. 74] Mais enfin considerez que vous ne pouvez vous connoistre sans vous mettre au hazard* de tomber d’un throsne, dont mes soins* et mes artifices* vous firent le premier degré*, et où vostre vertu* vous esleve bien plûtost que la fortune*293. J’ay esté contraint de vous dire ce secret que je vous aurois tousjours caché ; j’ay esté contraint de vous le dire pour vous obliger de presser vous mesme mon retour, puis qu’il est si necessaire à vostre bien. Avez vous maintenant raison d’aimer Amasie, comme vous l’avez aimée jusques icy.

TARSIS.

Non pas si j’ay raison de vous croire : Mais le moyen de donner quelque croyance à un discours si incroyable…

CRITON.

Sçachez pour vous le faire croire.294 Mais Leonide vient icy.

SCENE SIXIESME. §

LEONIDE, CRITON.

LEONIDE.

Criton, le Roy vous attend il y a long-temps, et m’a commandé de vous amener.

[p. 75]

CRITON.

Que feray-je ! Allons Leonide.

SCENE SEPTIESME. §

TARSIS, seul.

Quelle nouvelle, chere Berenice ! et quel plus grand estonnement a jamais surpris un esprit. Ha ! Berenice ; si Amasie est vostre sœur, et que je sois frere d’Amasie, de quel œil vous regarderay-je ? Puis-je sans crime et sans horreur vous regarder avec amour295 ? Vous, ma sœur, moy vostre frere, et en mesme temps vostre amant ? Hé ! quoy, Berenice, cette amour incomparable, dont je brusle aujourd’huy pour vous, n’est-elle pas un effet* de vostre beauté, est-ce seulement un effet du sang296 ? Non, non, il est impossible que le sang puisse allumer de si grands feux ; j’aime, j’aime Berenice d’une passion trop violente, et il n’appartient qu’à la beauté de faire naistre dans les ames de si estranges* embrasements. O Berenice ! n’aurois-je donc que de l’amitié, quand je pense avoir de l’amour ? Et lors que par tant de peines, je tâchois de faire aimer le miserable* Tarsis, ne travaillois-je seulement qu’à vous faire aymer vostre frere ? [p. 76] Mais doy-je croire cette avanture*, helas ! je voudrois en estre instruit, et je crains pourtant de m’en instruire. Que de peines ! que de maux ! que de supplices ! et que l’on endure* de tourmens, quand il faut qu’une amour extréme se convertisse en amitié297.

[p. 77]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

AMASIE, BERENICE.

AMASIE.

Cette avanture* vous met en desordre, et je voy bien que vous avez peine à devenir sœur de Tarsis.

BERENICE.

Helas ! j’ay honte de l’avoir aimé, puis que c’est mon frere que j’ay aimé comme mon amant. Je pense m’estre renduë criminelle autant de fois que je l’ay regardé, et je ne me tiens pas innocente d’avoir eu si long-temps de l’amour, lors que je devois avoir seulement de l’amitié.

[p. 78]

AMASIE.

C’est une faute de la fortune*, qui ne tache point l’innocence.

BERENICE.

C’est une faute de la fortune*, qui a offencé la nature.

AMASIE.

Si cét amour est une faute, la nature s’en est servie, afin de vous descouvrir ce que la fortune* nous cachoit. Car si vous n’eussiez point aimé, et qu’on ne vous eut point aimée, nous n’eussions pas trouvé un frere si recommandable par sa vertu*. Pour moy, ma sœur, comme il est comblé de gloire, j’ayme mieux qu’il soit mon frere que s’il estoit mon amant ; parce que je m’imagine qu’il est beaucoup plus glorieux d’estre du sang d’un homme illustre que de s’allier d’un298 homme illustre.

BERENICE.

Helas ! que cét avantage que vous trouvez d’estre sortie d’un mesme sang, va luy causer de déplaisirs, et peut-estre d’infortunes. Ce nous est299 sans doute une grande gloire d’avoir un frere si illustre, mais s’il ne peut estre nostre frere, qu’il300 ne perde la couronne qui brille dé-jà sur sa teste, je vous le confesse, Amasie, il me fasche* qu’il soit mon frere, et je souhaiterois301 plûtost d’estre sa sujete que sa sœur.

AMASIE.

Mais, le voicy.

[p. 79]

BERENICE.

Helas ! j’ay honte de le voir.

AMASIE.

Au moins sçachez de luy cette histoire302, je vous laisse tous deux ensemble. Qu’ils sont confus de se revoir.303

SCENE DEUXIESME.304 §

TARSIS, BERENICE.

TARSIS.

De quel nom vous appelleray-je ?

BERENICE.

Mais de quel œil vous regarderay-je ?

TARSIS.

Il m’est encore impossible de vous appeller ma sœur.

BERENICE.

Il m’est encore impossible de vous regarder en frere. Mais n’avez vous point appris par quelle avanture* nous venons d’estre tous deux changez, vous en mon frere, moy en vostre sœur.

TARSIS.

Je n’ay rien encore apris d’un changement si estrange*, [p. 80] et je venois l’apprendre de vous.

BERENICE.

Je n’en sçay rien, Tarsis, et tout ce que je puis dire, c’est qu’il faut ceder à la nature, et vaincre l’amour par l’amitié.

TARSIS.

On peut aller facilement de l’amitié à l’amour, mais il n’est pas si facile d’aller de l’amour à l’amitié.305

BERENICE.

Cela doit nous estre facile dans l’estat où nous nous trouvons.

TARSIS.

Ha ! Berenice, qui me serez tousjours chere, ou comme sœur ou comme amante ; en vain je fais des efforts, afin de separer en moy vostre amant de vostre frere : L’amant veut chasser le frere, le frere veut chasser l’amant, et dans un combat si nouveau, j’ay honte d’estre vostre amant, et j’ay horreur d’estre vostre frere.

BERENICE.

Ne consultez* pas d’avantage, vous ne pouvez plus demeurer amant sans commencer d’estre criminel ; et si vous conservez vostre amour, vous ne meriterez d’estre aimé, ny comme amant ny comme frere.

TARSIS.

Donnez, donnez à mon amour pour le moins le temps d’expirer.

[L, 81]

BERENICE.

Il ne luy faut pas plus de temps qu’il en faut pour prononcer le nom de sœur et de frere.

TARSIS.

Quoy ! Berenice, vous avez si peu combattu.

BERENICE.

Je ne sçay ce que j’ay fait, mais je pense avoir fait mon devoir.

TARSIS.

Helas, Berenice ! ce n’est pas m’avoir aimé comme vostre amant que de vous resoudre si tost de m’aimer comme vostre frere, et l’on a eu bien peu d’amour quand on peut si promptement le convertir en amitié.

BERENICE.

Ne changerez-vous point de discours ?

TARSIS.

Vous n’avez pas changé de charmes.

BERENICE.

Mais en fin, j’ay changé de nom.

TARSIS.

Mais je n’ay pas changé de cœur.

BERENICE.

Souvenez-vous du nom de frere.

TARSIS.

Ce nom de frere me confond*, m’en souvenir est mon supplice, et mal gré mesme la raison, mon amour opiniastre veut tousjours demeurer amour. [p. 82] Ha ! que mon avanture* est estrange, le Ciel m’oste Berenice, et me la donne en mesme temps ; c’est ma sœur, ce fut mon amante, je l’ay perduë sans que je la perde, et je la gaigne sans la gaigner. Mais il ne faut plus resister ou la resistance seroit honteuse. Enfin mon amour expire, mais pour expirer entierement, il faudroit, chere Berenice, que j’expirasse avec luy. Comme par la force de l’amour mon cœur se convertit en amour, il faudroit m’oster ce cœur, afin de m’oster mon amour.

BERENICE.

Cessez de m’offenser par cette parole d’amour, qui n’a plus rien dans vostre bouche que d’horrible et d’effroyable.

TARSIS.

Non, non, Berenice, je ne vous offenceray plus. Enfin, ma sœur, puis qu’il faut prononcer cette parole, aymez un Roy qui vous aime ; la premiere marque que je vous puis donner de mon amitié, c’est de vous conseiller d’aimer un Roy qui vous appelle maintenant au partage de ses grandeurs. Je vous verray passer en ses mains sans douleur, et sans jalousie ; et s’il faut perdre l’esperance de me voir un jour dans le throsne, au moins j’en seray consolé lors qu’une autre que Berenice ne possedera pas un si grand bien, et que je ne perdray ma splendeur que pour en voir ma sœur esclairée.

[p. 83]

BERENICE.

Faut-il que la rencontre d’une sœur vous mette au hazard* de perdre des prosperitez si glorieuses ? Faut-il que je sois funeste à mon frere à l’instant mesme que je le trouve ?

TARSIS.

Si je doy perdre la Couronne que j’eusse injustement possedée, c’est que le Ciel qui est juste ne peut souffrir* une injustice.

BERENICE.

Non, non, je veux m’imaginer qu’en vous donnant une sœur, il ne vous ostera pas un Empire. Il n’a pas accoustumé d’estre ennemy de la vertu*, et ce n’est pas sans raison qu’il a permis que les peuples de ce Royaume, conservez par vostre courage, vous ayent dé-ja proclamé Roy.

TARSIS.

Ils ont crû faire cét honneur au sang de leur Prince.

BERENICE.

Puisque c’est vostre courage qui les a tirez d’oppression, ils ont crû faire cét honneur à la vertu*.

TARSIS.

Quoy qu’il en soit, Berenice, je n’ay plus rien à perdre, puis que je viens de vous perdre ; car enfin, ma fureur se renouvelle, je ne puis vous voir sans amour, et vous n’aurez point d’amans dont vostre frere ne soit jaloux.306

[p. 84]

BERENICE.

Ha ! Tarsis, vostre discours m’espouvante, il faut enfin que je me retire, aussi-bien ma triste presence ne pourroit desormais servir qu’à faire croistre vostre crime, puis que vostre amour est un crime.

SCENE TROISIESME. §

TARSIS, seul.

C’est icy, malheureux Tarsis, que la honte et l’horreur t’accompagnent de tous costez. Tu n’as regardé le throsne que pour estre miserable*, et tu n’as veu Berenice que pour estre criminel. Helas ! je me consolerois dans mon mal si j’aimois seulement sans espoir, mais enfin ma fortune* est telle que lors que j’aime sans espoir, je ne sçaurois aimer sans crime. Espouvantable passion ! passion qui fait mon crime, et tout ensemble mon supplice, comme tu es à detester, dois-tu me rendre detestable ! O destins ! ô Dieux ! ô Nature ! N’aviez vous mis tant de charmes sur le visage de Berenice, que pour en faire naistre un monstre en faisant naistre mon amour. Mais dois-je encore songer à l’amour lors que je pense à Berenice, mais puis-je songer à Berenice sans me rendre encore à l’amour. O sentimens horribles ! ne sor-/ [p. 85] /tirez vous point de mon ame, mais comment en sortiriez vous, si l’amour qui vous produit y demeure victorieux, et vous donne tousjours la naissance. Mais dois-je encore appeller amour cette effroyable passion ; non, non, c’est une nouvelle furie qui s’allume dans mon sang, qui renverse la raison, qui espouvante la nature. Viens donc, viens donc à mon secours ; O nature outragée par cette furie, et si tu ne peux en triompher, excite en moy ce desordre qui me doit apporter la mort, afin d’estouffer cette furie sous les ruines d’un malheureux ; enfin, si je ne puis vaincre cette amour, que je meure pour estre puny. Mais que veut Tirinte.

SCENE QUATRIEME. §

TIRINTE, TARSIS.

TARSIS.

He bien, Tirinte, Criton a-il veu le Roy.

TIRINTE.

Non pas encore, et j’allois au devant de* luy pour le presser de venir. Je n’ay jamais veu le Roy dans une si grande impatience. Il s’imagine que vous retenez Criton, et que vous l’instruisez de ce qu’il doit faire.

[p. 86]

TARSIS.

Helas, Tirinte, je n’ay plus rien à faire, et je n’ay plus rien à dire : Toutes mes esperances sont ruinées.

TIRINTE.

Comment, Seigneur.

TARSIS.

Tu le sçauras assez-tost.

TIRINTE.

Mais je voy le Roy qui rentre dans cette gallerie307, il vous a apperceu, il vient à vous, et moy je vay querir Criton.

SCENE CINQUIESME §

LE ROY, TARSIS.

LE ROY.

Il me semble que mes volontez vous devroient estre plus cheres, et que quand je mande Criton, vous ne devez pas le retenir.

TARSIS.

Moy, Sire.

LE ROY.

Oüy, vous, et je ne veux point douter que l’amour de Berenice ne vous mette bien tost en estat de me déplaire.

[p. 87]

TARSIS.

Je ne vous déplairay jamais par l’amour de Berenice, je sçay le respect que je vous dois, et je sçauray suivre la loy que m’impose ma naissance308.

LE ROY.

Elle vous oblige à m’obeïr.309

TARSIS.

Elle m’oblige à plus encore.

LE ROY.

Je ne vous demande pas davantage.

TARSIS.

Mais enfin voicy Criton accompagné de ses filles.

SCENE DERNIERE. §

LE ROY, CRITON, TARSIS, BERENICE, TIRINTE, AMASIE.

LE ROY.

Criton, vous avez sçeu mes intentions, et mes volontez, je suis maintenant en peine* de vostre responce.

CRITON.

Sire, elle donnera de l’estonnement* à tous ceux [p. 88] qui l’entendront, et je ne doute point qu’on ne me blasme de refuser les honneurs que vostre Majesté me presente.

LE ROY.

Quoy ! vous estes encore dans la mesme resolution, et mon alliance est un bien qui ne vous sçauroit contenter.

CRITON.

Comme je suis indigne de cét honneur, le Ciel permet que je le refuse.

LE ROY.

Puis que je vous le presente, vous devez vous en croire digne.

CRITON.

Ha ! Sire, mettez en oubly vostre amour, et permettez que nostre depart soit le remede de vostre passion, quand vous ne verrez plus Berenice, vous cesserez bien-tost de l’aymer. On nous attend en Sicile, le Tyran est mort, nostre pays nous appelle, et je ne puis disposer, ny de moy ny de mes enfans, puis que nous appartenons à nostre patrie, qui nous demande et qui nous appelle.

LE ROY.

Je voy bien ce que c’est, Criton, vous voulez que j’use de mon pouvoir, et que je ravisse le bien que vous me devriez accorder310. Hé bien ! il faut vous monstrer que je suis Roy.

[p. M, 89]

CRITON.

Sire ce n’est pas par violence que vous pouvez le témoigner.

LE ROY.

Ce n’est pas faire violence à un homme, que de luy faire de l’honneur. Quelles raisons avez vous de me refuser, Berenice ? N’obligez*-vous pas vostre Patrie, en luy procurant par cette alliance un appuy comme le mien ? Si vous me contestez davantage, je sçauray bien faire sans vous, la gloire et la felicité de vos filles ; vous oubliez en cette occasion que vous estes Pere, et je veux vous en faire souvenir.

CRITON.

Ha, Sire !

LE ROY.

J’espouseray Berenice, et mon Fils espousera Amasie. C’est une chose resoluë.

CRITON.

Mais c’est une chose impossible, et la nature en est l’obstacle, helas !

LE ROY.

Parlez Criton, qu’avez vous enfin à me dire ?

CRITON.

Ha ! Sire, il faut que je parle, et que je descouvre mon crime plûtost que d’en souffrir* de plus grands. Pardonnez à ce miserable* ce que vous en allez entendre. Vous voulez espouser Berenice, et Berenice est vostre fille.

[p. 90]

LE ROY.

Berenice ma fille !

CRITON.

Ce n’est pas tout ; vous voulez que Tarsis espouse Amasie, et Tarsis est mon fils et frere d’Amasie.

LE ROY.

Que me dites-vous Criton ?

TARSIS.

Qu’avons nous oüy, Tirinte ?

CRITON.

Enfin, j’amene icy Berenice, afin de vous rendre vostre sang, en vous rendant vostre fille. Et j’y amene aussi Amasie, afin que si mon chastiment n’est pas capable de vous satisfaire, vous punissiez encore en mes enfans le crime et l’ambition de leur Pere.

LE ROY.

Que mon estonnement* est extresme* ! Dites-nous donc cette avanture*.

CRITON.

Je ne pense pas que vous ayez perdu la mémoire des guerres qui desolérent cét Estat. Il vous souvient311 de cette cruelle extremité où les Princes de ce Royaume vous reduisirent par une revolte espouvantable. En ce temps là, Sire, vous envoyastes en Sicile la Reine vostre femme, par ce qu’elle n’estoit pas en seureté dans vos Estats, et qu’il estoit à craindre qu’elle receut quelque outrage de ces Princes vos ennemis, qui pretendoient à la Couronne, et qui n’y pou-/ [p. 91 ] /voient arriver que par vostre mort, et par l’aneantissemens de vostre race. La Reine vint donc en Sicile, où elle fut receuë selon sa condition ; et me fit l’honneur, par ce que vous le desiriez ainsi, de m’appeller aupres d’elle, et mesme de prendre ma maison*, pour y demeurer aussi long-temps que dureroient vos malheurs. Elle estoit grosse*, comme vous sçavez, et ma femme l’estoit aussi. Jusques là je suis innocent, mais voicy le commencement de mon crime. La Reine qui sçavoit fort bien que tous vos ennemis n’estoient pas en vostre Royaume, ne se confioit qu’à ma femme, et son accouchement fut si secret, que personne n’en eust conoissance que ma femme, deux de mes sœurs et moy. Aussi-tost qu’elle eust apris qu’elle avoit mis au monde une fille (c’est Berenice, que je vous rends) elle me dit les larmes aux yeux que vos affaires estoient ruinées, et que les peuples qui favorisoient dé-ja les rebelles vouloient un Prince et non pas une Princesse. Alors elle se resolut de vous escrire, comme si veritablement elle eust accouché d’un fils ; et me commanda de vous aporter sa lettre et de vous proposer son intention, afin que si vous l’approuviez sa lettre fist conaistre aux peuples que vous aviez un successeur. Comme312 j’estois prest de partir elle mourut quatre jours apres son accouchement ; mais aussi-tost qu’elle fut morte je fis un dessein si estrange que je m’estonne de son succez. Je m’imaginay que si ma femme accouchoit d’un fils, [p. 92] je pourrois le supposer* en la place de Berenice, et me servir de la lettre de la Reine pour vous faire croire qu’elle vous avoit laissé un successeur. Ainsi je fis en sorte que l’accouchement de ma femme fut secret ; et comme si le Ciel et la nature eussent voulu contribuer à mon dessein, ma femme accoucha d’un fils le lendemain que la Reine mourut. Je supposay* cét enfant en la place de Berenice, et pour vous faire croire qu’il estoit né de la Reine je me servis de sa lettre que je vous apportay avec luy. Vous receustes donc Tarsis pour vostre fils, et je garday Berenice comme si elle eust esté ma fille. Voila, Sire, Voila le crime d’un pere qui se resolut de perdre son fils pour avoir un jour le plaisir de le voir assis sur un throsne, et qui toutesfois dans son crime s’imagina vous rendre service. En effet, Sire, l’arrivée et la presence de Tarsis rendit le respect à vos peuples, estonna* les seditieux, et les fit taire en ce temps là. Ainsi l’on peut dire que Tarsis estant encore en un âge où l’on peut monstrer que des foiblesses, commença à vous servir, et à vous rendre tesmoignage qu’il estoit né seulement pour vous. Mais il semble que je veuille excuser ma faute ; non, non, Sire, punissez mon ambition : et vous Berenice, sollicitez mon chastiment pour vous vanger d’un miserable*, qui vous déroba si long-temps les honneurs qui vous estoient deubs, et où vostre naissance vous appelloit.

[p. 93]

AMASIE.

O Dieux ! quelle avanture* !

LE ROY.

Mais puisque la lettre de la Reine m’asseuroit que Tarsis estoit mon fils, et que je ne voy point de preuves du dessein que vous dites qu’elle avoit, pourquoy ne croiray-je pas encore qu’il soit mon fils.

CRITON.

Sire, voicy les derniers caracteres* qu’elle forma. Voila ce qu’elle vous escrivit en mourant pour vous asseurer qu’elle vous laissoit une fille et non pas un fils.

LE ROY.

Helas ! je reconnois son escriture, lisons. Criton vous dira mon dessein sur la premiere lettre que j’ay escrite à vostre Majesté ; mais il est vray que les Dieux nous ont donné une fille que je laisse entre ses mains pour vous la rendre quelque jour. Adieu, je ne meurs que du deplaisir de me voir esloignée de vous, et je vous souhaite la paix, puisque c’est le plus grand bien qu’on puisse souhaiter aux Rois313.

CRITON.

Sire, voila cette fille que je vous rends.

LE ROY.

Helas ! cette lettre a renouvellé dans mon ame toutes les douleurs de sa mort. Berenice ma fille.

TARSIS.

Quel changement, Madame !

[p. 94]

LE ROY.

O Dieux ! je n’en sçaurois plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits*, et l’image de sa mere. Ha, Berenice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. O fille en qui je revois une mere que j’aimois uniquement, qu’il m’est icy difficile de ne pas mesler des larmes aux embrassemens que je te donne. Ha, Criton ! Ne doi-je pas vous accuser !

BERENICE.

Ha, Sire ! Si vous me faites l’honneur de me reconnoistre pour vostre fille, je supplie vostre Majesté de ne me pas refuser la premiere demande que j’ose luy faire.

LE ROY.

Demandez, vous obtiendrez tout.

BERENICE.

Si cette supposition* a rendu Criton coupable, je vous demande son pardon.

LE ROY.

Berenice, les grands services du fils ont desja excusé la faute du pere ; et comme j’en ay profité, je dois le recompenser au lieu de le punir. Sa faute m’a causé deux grands biens en mesme temps. En vous retenant pres de luy, il vous a sauvée des cruautez de nos rebelles. Enfin, c’est par son courage [p. 95] et par son bras que nous avons estouffé des guerres qui avoient eu leur commancement dans le siècle de nos Peres. Ainsi ne vous imaginez pas qu’ayant esté mon fils jusques icy, je veuille aujourd’huy qu’il cesse de l’estre. Non, non, je veux qu’il demeure mon fils en devenant vostre espoux, puisque j’ay sceu par luy mesme qu’il est desja vostre amant. Mes peuples qu’il a conservez et qui l’ont reconnu pour leur Roy, consentiront avec joye à un si juste mariage. Y consentez-vous Criton ?

CRITON.

Ha, Sire ! qui refuseroit l’honneur lors qu’on314 attendoit un supplice ?

LE ROY.

Y consentez-vous Berenice ?

BERENICE.

Refuserois-je d’obeïr aux premiers commandemens que me fait mon pere ?

TARSIS.

Ha, Sire ! par quelles illustres actions meriteray-je cét honneur ?

LE ROY.

Il ya long-temps que vous le meritez, mais Criton je ne suis pas encore content.

TIRINTE.

Que veut-il faire Amasie ?

LE ROY.

Je veux prendre dans vostre maison* la recom- / [p. 96] / pense que je veux donner aux grands services que Tirinte m’a rendus. Comme il a esté le compagnon de Tarsis dans le peril et dans la gloire, je m’imagine que Tarsis ne le dedaignera* pas pour son frere.

TARSIS.

Je vous aurois demandé pour luy ce que vous luy donnerez volontairement.

LE ROY.

Comme il merite Amasie par sa vertu* je veux encore l’en rendre digne par les honneurs que je luy destine. Approuvez-vous mon dessein, Criton ?

CRITON.

Oüy, Sire, et j’ay tousjours souhaité ce que vous faites aujourd’huy.

TIRINTE.

Ha, Sire ! je commence à reconnoistre que j’ay beaucoup fait pour vostre service, puisque vous m’en voulez donner une si glorieuse recompense.

LE ROY.

Que l’on celebre cette journée, et admirons tout ensemble : la secrette conduite des Dieux qui font reüssir toutes choses quand ils veulent favoriser les hommes.

FIN.

Lexique §

Dictionnaires cités :

Furetière Antoine, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 vol.: (F)
Richelet Pierre, Dictionnaire français, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française, 1680, 2 vol. : (Rich.)
Ayle
« Ce mot se dit des vents, de l’amour, de l’esprit, du temps, etc. Mais en ces sens il est un peu poétique » (Rich.)
P. 12
Allarme
« Crainte, trouble » (Rich.)
P. 42
Apprehension
« Crainte, peur violente » (F)
P. 46, 52
Artifice
« Adresse, industrie de faire les choses avec beaucoup de subtilité, de précaution […] signifie aussi, Fraude, déguisement, mauvaise finesse » (F)
P. 52, 74
Aller au devant de quelqu’un
« Aller sur le chemin attendre qu’il arrive pour lui faire honneur, ou pour quelque autre cause ; et figurément pour dire, le prévenir » (F)
P. 85
Avanture
« Événement. Chose arrivée à une personne » (Rich.) 
P. 52, 68, 76, 77, 79, 82, 93
Caracteres
« Lettre dont on se sert pour imprimer […] Écriture de quelque personne particulière » (Rich.)
P. 93
Carriere
« Se dit figurément en choses spirituelles, et premièrement d’un beau sujet, d’une belle matière où on peut s’exercer à écrire, à discourir » (F)
Avis au lecteur
Cependant
Pendant ce temps.
P. 29, 48, 53
Comedie
« Pièce de théâtre composée avec art, en prose ou en vers, pour représenter quelque action humaine ; et se dit en ce sens des pièces sérieuses ou burlesques » (F)
Avis au lecteur
Confondre
« Mêler ensemble, brouiller de telle sorte qu’on ne connaisse plus […] Troubler, étonner, surprendre tout à fait, jeter dans le trouble » (Rich.)
P. 66, 81
Congé
« Licence, permission que donne un Supérieur à un inférieur, qui le dispense d’un devoir à quoi il était obligé envers lui » (F)
P. 22
Conseil
« Signifie quelquefois, résolution » (F)
P. 67
Considerable
« Qui doit être estimé, remarqué pour son prix, pour sa qualité, pour son mérite, qui se fait distinguer des autres » (F)
P. 28
Courage
Cœur.
P. 11, 40
Consulter
« Etre irrésolu, incertain quel parti on doit choisir » (F) : hésiter.
P. 62, 80
Dedaigner
« On l’emploie avec la négative pour dire, daigner » (F)
P. 96
Degré
« Se dit figurément des choses qui servent de moyens pour parvenir à une plus haute. Ainsi Corneille a dit d’Auguste dans Cinna : Que de ses propres mains mon pere massacré, / Du trône où je le voy fait le premier degré. » (F) Cinna ayant été représentée pour la première fois en 1639, il s’agit peut-être ici d’une réminiscence car du Ryer associe lui aussi le trône et le degré.
P. 74
Devant que
« Conjonction, signifie auparavant ». (F)
P. 13
Divertir
« Détourner quelqu’un, l’empêcher de continuer son dessein, son entreprise, son travail ». (F)
P. 13
Effet
« Ce qui est produit » (F)
Avis au lecteur, p. 23, 50, 68, 75
Endurer
« Souffrir avec patience […] Signifie aussi permettre, souffrir qu’on fasse ». (F)
P. 22, 49, 66, 76
Esprouver
« Expérimenter, essayer la bonté d’une chose […] Signifie aussi reconnaître » (F)
P. 41
Estrange
Sens fort « Ce qui est surprenant, rare, extraordinaire » (F)
P. 63, 75, 80
Extresme
« Grand, pénible, sensible ». (Rich.)
P. 90
Evenement
« Issue, succès bon ou mauvais de quelque chose » (F)
Avis au lecteur, p. 51
Faillir
« Pécher, manquer à son devoir » (F)
P. 49, 55
Fascher
« Choquer, offenser, quelqu’un, lui donner une sujet de chagrin, de colère » (F)
P. 78
Formidable
« Qui fait peur, qui est à redouter » (F)
P. 46
Fortune
« C’était autrefois une Divinité Païenne qu’on croyait être la cause de tous les événements extraordinaires. Maintenant, on appelle Fortune, ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu ». (F)
P. 4, 5, 6, 8, 9, 14, 20, 35, 53, 54, 70, 74, 78, 84
Gesnes
« Se dit aussi de toute peine ou affliction de corps ou d’esprit. […] Un amant pour exprimer sa passion, dit aussi que l’amour luy fait souffrir les plus cruelles gesnes, pour dire, des tourments. » (F)
P. 41
Gesner
« Tourmenter le corps ou l’esprit » (F)
P. 36, 41, 46, 53, 70
Generosité
« Grandeur d’âme » (Rich.)
P. 10, 11, 36, 40
Gouster
« Approuver, agréer » (Rich.)
P. 22
Grosse
Enceinte.
P. 91
Hasard, hazard
« Péril, danger » (F). Dans l’avis au lecteur, la première occurrence de hasard signifie « cas fortuit » (F), tandis que la seconde évoque un risque.
Avis au lecteur, p. 2, 25, 33, 52, 54, 66, 74, 83
Intelligence
« Amitié, union, paix, liaison, concorde » (Rich.)
P. 49
Jetter
« Pousser quelque chose hors de soi […] la tristesse fait jetter des larmes » (F)
P. 46
Maison
« Signifie aussi le ménage, les personnes qui composent une famille » (F)
P. 7, 20, 30, 91, 95
Magnificence
« Vertu qui aime l’éclat et à faire de grandes dépenses » (Rich.)
Avis au lecteur
Mander
« Écrire à quelqu’un, ou lui envoyer un message pour lui faire savoir quelque chose, pour le prier, le charger, de faire quelque affaire » (F)
P. 43, 46, 51
Manquer
« Faire quelque faute » (F)
P. 3
Merveille
« Chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère voir ni comprendre […] On dit aussi qu’un homme fait des merveilles lorsqu’il fait ou qu’il sait des choses extraordinaires au delà de ses semblables » (F)
P. 3, 49
Miserable
« Qui est dans la douleur, dans la pauvreté, dans l’affliction ou l’oppression. Signifie aussi méchant » (F)
P. 4, 15, 46, 47, 55, 75, 84, 89, 92
Objet
« Se dit aussi poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour » (F)
P. 2, 5, 8, 9, 11, 32, 54
Obliger
« Faire quelque faveur, civilité, courtoisie » (F)
P. 27, 89
De ce pas
« Tout à l’heure, tout de suite » (F)
P. 38, 42
(Se) Passionner
« Agir avec emportement » (F)
P. 44
Peine
« Soin, inquiétude d’esprit, tant pour la personne que pour ses biens » (F)
P. 87
Publier
« Rendre une chose publique » (F)
P. 55
Signaler
« Rendre une chose remarquable et célèbre » (F)
P. 8
Soing, soins
« Diligence qu’on apporte à faire réussi une chose, à la garder et à la conserver, à la perfectionner […] Se dit aussi des soucis, des inquiétudes qui émeuvent, qui troublent l’âme » (F)
P. 36, 74
Souffrir
« Se dit en un sens moins étendu, en parlant de ce qui déplait, de ce qui fait quelque peine aux sens, ou à l’esprit » (F)
P. 47, 57, 72, 83, 89
Succeder
« Réussir » (Rich.)
P. 18
Supposer
« Mettre une chose à la place d’une autre par fraude et tromperie » (F)
P. 92
Supposition
« Se dit aussi de l’action par laquelle on met une chose en la place d’une autre » (F)
P. 94
Traits
« Se dit particulièrement de la flèche qui se tire avec l’arc ordinaire. […] se dit figurément et poétiquement des regards, et des blessures qu’ils font dans les cœurs, quand ils y inspirent de l’amour » (F)
P. 4, 94
Tempestes
« Se dit figurément en choses morales, des persécutions qui se font ou contre le général, ou contre le particulier » (F)
P. 46
Vertu
« Force, vigueur, tant du corps que de l’âme » (F). L’occurrence du cahier 10 n’a pas le même sens : « Ce mot entre dans des matières de Physique, et veut dire pouvoir, force, faculté d’un sujet qui marque indéterminément le pouvoir qu’a un être de produire quelque effet dans quelque autre sujet » (Rich.)
P. 4, 8, 9, 10, 12, 20, 25, 37, 50, 74, 78, 83, 96

Annexe 1 : Hardy « Au lecteur » §

La Tragédie, qui tient au rang du plus grave, laborieus & important de tous les autres Poëmes, et que ce grand Ronsard feignoit de heurter crainte d’un naufrage de reputation, se traite aujourd’huy par ceux qui ne virent jamais la couverture des bons livres, qui sous l’ombre de quelques lieus communs pris & apris en Cour, se presument avoir la pierre philosophale de Poësie, & quelques rimes plates entrelassees de pointes affinées dans l’alembic de leurs froides conceptions, feront autant de miracles que de vers en chaussant le coturne : d’autres aussi, que l’on pourroit nommer excremens du barreau s’imaginent de mauvais advocats pouvoir devenir bons Poëtes en moins de temps que les champignons ne croissent, et se laissent tellement emporter a la vanité de leur sens & des louanges que leur donne la langue charlatane de quelque écervelé d’Histrion, que de la ces miserables corbeaux profanent l’honneur du Theatre de leur vilain croacement & se presument être sans apparence ce qu’ils ne peuvent jamais esperer avec raison jusqu’à bâtir, s’il étoit possible, sur les ruines de la bonne renommee de ceux qui daigneroient avouer de si mauvais écoliers qu’eus.

Annexe 2 : Lettre de Damon à Poliarque (1628) §

Il semble à l’ouyr que dans un changement de stile contraire au sien on face des heresies et des mutations d’Estat, qu’il soit contre l’ordre de la police et la paix du Royaume… les discours à la mode sont de mauvais goust à cet autheur malade ; s’il falloit escrire comme anciennement, il faudroit donc aussi que ce fust sur des palmiers, des tablettes et de la cire pour ne deschoir en rien de la venerable Antiquité, comme il dit que vous faites. Mais on a treuvé depuis quelque chose de plus delicat que l’escorce pour recevoir aussi facilement les belles pensees, qu’elles se conçoivent par les bons esprits. Les Contes de la Reyne de Navarre ont eu leur temps, on travaille aujourd’huy plus utilement à de meilleurs ouvrages. Monsieur d’Urfé n’a pas escrit comme Esope, ny Theophile comme Marot : s’il n’y avoit que les gentils-hommes qui prissent les armes comme aux vieilles guerres, ce seroit suivre l’antiquité et faire beaucoup de fainéants. Il y a eu des temps si malheureux que les Sciences ont faict horreur ; la pureté des langues augmente de jour en jour : on ne gesne plus son esprit pour tirer par force une parole, et l’on treuve des senteurs d’eau de rose sans alambic. Tous les siecles ont produit de bons esprits, comme toutes les mers peuvent former de belles perles ; mais ils ne se faisoient pas si bien valoir. […] Les premiers Poëtes estoient devins, ceux d’aujourd’huy sont divins. Nous ne sommes plus au temps qu’il falloit chercher la doctrine dans les cloistres, on parle bon Latin hors les Cordeliers, et bon François ailleurs que dans la Cour : plusieurs génies du Parlement me font foy de l’une et de l’autre vérité. On ne s’amuse plus à disputer sur une etymologie : la science des lettres et des syllabes est bonne pour les enfans : on ne se met pas en peine d’où soient derivez les mots, pourveu qu’ils soient bons ; ceux qui sont barbares sont chassez du commun usage, comme autrefois les estrangers de Rome. On ne bastit plus comme en faisoit, les Peintres ont d’autres manieres, les tireurs d’armes d’autres leçons, les capitaines d’autres subtilitez : les aires nouveaux en la musique sont toujours agreables ; et les inventions non encore veuës ont un merveilleux appas dedans un poëme : le temps nous amene aves les jours de nouvelles experiences : qui eust laissé l’eau comme nous l’avions de nos premiers parens, nous n’aurions pas ces belles grottes ou l’artifice dispute avec la Nature, et qui sont aussi plaisantes à l’œil que les grandes fleuves sont utiles au commerce.

Si la France maintenant venoit à produire de l’or comme le Perou, on ne laisseroit pas d’en user, bien qu’on n’en eust point encore veu : et si l’Autheur du Theatre n’aime pas les nouveautez, que diroit il donc de ces nouvelles Estoiles d’Eloquence dont le premier miracle est de paroistre plus vivement au jour que mille lumieres qui prennent tiltre du Soleil ? Si l’on eust pris son conseil, la Digue assurément estant une nouveauté, seroit encore à la Rochelle. En fin pour conclure, c’est une loy generale, qu’il faut observer les loix du pays où l’on est : nous ne sommes pas Romains ny Romans, nous escrivons à Paris, on y parle assez bien sans emprunter un idiome estranger. Et à dire vray, les escrits de votre Censeur ont quelque teinture de doctrine, mais ils ressemblent auz medailles, que l’on cherit plus pour ce qu’elles marquent des antiquitez que pour leur propre beauté.315

Annexe 3 : Réponse de Poliarque à Damon §

Il t’a faict sçavoir par escrit qu’il ne daigneroit t’advouer pour un de ses escoliers, aussi serois-tu fasché d’avoir estudié sous un si hardy Pedant, qui ne met en pratique que la seule ignorance des regles qu’il nous donne. Cependant sa témérité nous veut apprendre qu’il suit en cela les anciens Autheurs, tant Grecs, Latins, que Italiens, et autres ; mais on ne voit point dans leurs œuvres qu’ils ayent esté barbares en leurs langues comme il l’est en la sienne … Si la langue Latine n’estoit point morte, elle l’accuseroit de cruauté, pour l’avoir escorchée […] N’a-t-il pas encore appris que les Muses ne vieillissent point, et que leurs vestemens vieillissent tous les jours ? et qu’estant de la nature et de l’humeur des femmes, elles s’habillent selon le temps et favorisent plus tost les caresses des jeunes que les vieux ? Mais encore que je parle generalement, j’estimeray mon bonheur incomparable dans le respect que je dois à Monsieur Malherbe, de qui le merite et la science se sont acquis le privilège de leurs caresses par le consentement de toute la France, et malgre la rigueur des annees. Si l’Autheur du Theatre se veut mettre en son rang, et si sa vanité le flatte d’un merite imaginaire, il est assez âgé non pas pour avoir acquis la même faveur, mais pour avoir appris que les privilèges ne se donnent pas à toutes sortes de personnes.316

Annexe 4 : Hardy Alexandre, La Berne des deux rimeurs de l’Hostel de Bourgogne, Paris, 1628. §

[…] Quant à la Pöesie aucun ne doute que Monsieur de Malherbe n’ait toujours semblable à soy-mesme suivy un mesme style, plus adoré qu’approuvent de beaucoup en son siecle. Or y a-t-il trente ans du moins qu’il commence à écrire, voila donc une vieille nouveauté […] Et pour montrer que les anciens se prevalurent d’inventions inimitables, ces jardins du Babilone suspendus en l’air, qui se sont que l’un des sept miracles du monde, laissent le démenty a ce nouveau rimailleur, qui ne sçait pas aussi que la Digue de la Rochelle, ou de semblables furent pratiquees en Hollande long temps devant la prodigieuse naissance de son adherant. […] Comme la marque du Prince fait valoir les especes, la suffisance d’un Auteur donne le poids et le cours à ses paroles, chose confirmee par le Phoenix de nos Poetes en son Art Poetique, ou il asseure que ce qui fut permis à Virgile estoit un sacrilege a d’autres moindres que lui, et qu’en cas de necessité on peut enrichir la pauvreté de notre langue de mots nouveaux et inusitez, pourveu que significatifs : luy mesme en sa Franciade nous sert de porte-enseigne […] Homere […] employe les quatre dialectes grecs à la construction d’un ouvrage qui n’a de fin que celle du monde, sans restraindre son style dans les termes du langage Attique, quoy que le plus poly et mignard de tous les autres, tel que le Toscan en Italie et le François en France.

Annexe 5 : Témoignage de la querelle : Les Heures dérobées (signé I.D.) §

Au Sieur Hardy.

Assez long temps et trop souvent
De tes escrits l’on a fait conte,
Souffre, Hardy, doresnavant
Qu’une jeunesse te surmonte,
Et quelque grands labeurs que tu mettes au jour,
Qu’elle offusque ta gloire et paroisse à son tour.
Excuse-moi, si je te dis,
Bien que tu sois une merveille,
Que leurs beaux vers, dont tu mesdis,
Plus que les tiens charment l’oreille.
Tes vers sont un plain chant ordinaire et commun,
Et les leurs un concert qui ravit un chacun,
Mais ce n’est pas moy seulement
Qui suis pour eux et qui les loue ;
Tous ont le mesme sentiment,
Et le plus critique l’advouë :
Toy mesme par ton fiel, ta rage et ta douleur,
Tu tesmoignes quelle est leur force et leur valeur.
Mais pourquoi ces jeunes esprits
Ne seront-ils chéris des Muses ?
As-tu seul leur mestier appris ?
Sont elles dans toy seul infuses ?
Non, non, Hardy, crois-moy, sans plus estre envieux,
Qu’elles cherissent plus les jeunes que les vieux.317

Annexe 6 : Chronologie des pièces de Du Ryer318 §

1. 1630, 10 mai Argénis et Poliarque, tragi-comédie (1629)

2. 1631, 15 juin Argénis (seconde journée d’Argénis et Poliarque), tragi-comédie (1629)

3. 1632, 5 août Lisandre et Caliste, tragi-comédie (1630)

5. 1634, 28 décembre Alcimédon, tragi-comédie (1632)

6. 1635, 16 novembre Les Vendanges de Suresnes, comédie (1633)

7. 1636, 21 février Cléomédon, tragi-comédie (1634)

8. 1638, 20 juillet Lucrèce, tragédie (1636)

10. 1639, 23 mai Clarigène, tragi-comédie (1637-1638)

9. 1640, 26 avril Alcionée, tragédie (1637)

11. 1642, 31 mai Saül, tragédie (1640)

12. 1644, 30 mars Esther, tragédie (1642)

14. 1645, Bérénice (1644 ?)

13. 1647, 2 janvier Scévole, tragédie (1644)

15. 1648, 20 mars Thémistocle, tragédie (1646-1647)

16. 1650, 28 janvier Nitocris, tragi-comédie (1648)

4. 1650, 22 septembre Amarillis, pastorale (1631-1633)

17. 1652, 28 décembre Dynamis, tragi-comédie (1649-1650)

18. 1655, 26 mars Anaxandre, tragi-comédie (1653-1654)

Annexe 7 : Chronologie des traductions de Pierre Du Ryer319 §

1. Huit Oraisons de Cicéron (1638)

2. Les Philippiques de Cicéron (1639)

3. La Louange de Busire d’Isocrate (1640)

4. Les Offices de Cicéron (1641)

5. Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (1ère décade, 1644)

6. Les Histoires d’Hérodote (1645)

7. Suite des Epitres de Sénèque [de la traduction de Malherbe] (1647)

8. La Vie de Saint Martin de Sévère Sulpice (1650)

9. Oraisons diverses de Cicéron (1650)

10. Consolations de Sénèque à Marcia, à Helvia sa mère et à Polybius (1650)

11. De la clémence de Sénèque (1651)

12. De la colère de Sénèque (1651)

13. De la providence de Dieu de Sénèque (1651)

14. Des questions naturelles de Sénèque (1651-1652)

15. Du repos et de la tranquillité de l’âme, de la constance du sage et de la brièveté de la vie de Sénèque (1651)

16. Les Oraisons de Cicéron contre Catilina (1652)

17. Histoire de la guerre de Flandre de Famiano Strada (2nde décade, 1652)

18. De la vie et des actions d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce (1653)

19. Les Décades de Tite-Live (1653)

20. Suite des Epitres de Sénèque (1654)

21. Les Tusculanes de Cicéron (1655)

22. Histoires de Polybe (1655)

23. De la nature des Dieux de Cicéron (1657)

24. Œuvres de Cicéron (1640-1647)

Œuvres de Sénèque (1658-1659)

Histoires de M. de Thou (1659)

Les Métamorphoses d’Ovide (1660)

Annexe 8 : Cassagne, Essais de lettres familières (attribuées à Furetière), 1690, rééd. Genève, Slatkine reprints, 1972, p.16-20. §

LETTRE OU APOLOGIE, de feu M. Du Ryer de l’Académie Françoise, Traducteur des Œuvres de Cicéron, de Sénèque & de tant d’autres Livres, ausquels sa pauvreté ne lui a pas permis de donner toute la perfection dont il étoit capable de leur donner, & qu’il leur auroit donnée s’il en eût le moyen.

Quoi, vous loüez ma version de Sénèque ! A d’autres, vous ne m’y ratraperez pas : Sçachez, Monsieur, que je l’ai faite en six mois, & qu’il faudroit six ans pour la faire comme il faut. Ma Traduction est une Traduction de Villeloin. La seule différence qu’il y a entre lui & moi, c’est qu’il croit faire bien, & ne sçauroit mieux faire : Mais pour moi, je connois mes fautes, & pourrois faire mieux. Ouï j’ai cette vanité de croire que je pourrois être d’Ablancourt, ou Vaugelas, & je suis devenu Marolles. O fortune, fortune ! c’est un effet de ta rigueur. Tu m’as forcé, malgré moi, de te sacrifier ma réputation ; mais tu ne me forceras jamais de te sacrifier mon honneur, & je ne veux point tromper mon Ami. Voila, M. la franchise que je vous dois, pour la bonté que vous avez de me prêter quelquefois de l’argent : Je vous envoye les vingt pistoles que vous m’avez prêtées en dernier lieu. Les Libraires me sont venus voir à nôtre village, & m’ont apporté deux cent écus. Je les ay auusi-tôt donnez à nôtre Ménagere, qui est ravie, & me rend heureux dans mon malheur. Elle croit mes Traductions aussi parfaites, que vous faites semblant de les croire ; & comme elle est témoin de la rapidité avec laquelle je les fais, elle ne sçauroit comprendre qu’un mortel soit capable de venir si aisément à bout de tant de merveilles, & s’imagine qu’il y a quelque chose en moi, qui surpasse la Nature humaine. Vous avez ouï parler du pauvre B. Il avoit épousé une Demoiselle Angloise, qui lui donnoit des coups de bâton, quand il ne travailloit pas assez à son gré. La mienne, grâce à Dieu, n’est ni Angloise, ni Demoiselle ; c’est une bonne femme, qui m’aime avec une tendresse, & m’honore avec un respect incomparable. J’en reçois plus de service que je n’en tirerois de six domestiques. Elle tient ma petite sale & mon alcove propres et luisantes comme deux miroirs ; elle fait mon lit d’une manière que je ne pense pas qu’il y ait de Prince qui soit mieux couché : & sur toutes les choses elle ne manque jamais de me donner une bonne soupe. Je ne sçaurois surprendre à mon tour, qu’avec si peu de finance on puisse trouver le moyen de faire si grand’ chere. De sorte qu’en dépit de la Fortune, nous passons nôtre vie à nous admirer l’un & l’autre. Elle admire le Genie que j’ai pour la Traduction, & j’admire le genie qu’elle a pour le ménage. Au reste je vous dois dire que Madame Bilaine est venuë avec mon bon ami Courbé m’apporter les deux cens écus qu’ils me devoient de reste pour ma version des Oraisons de Ciceron, que je vous envoieray dans peu de jours. Cette fine marchande de livres étoit à robe détroussée, & me baisa de si bonne grace, qu’on voit bien que l’école du Palais n’est moins gueres bonne que celle de la Cour, pour apprendre à ses Escoliers la belle manière de saluer les gens, que la galanterie de notre Nation a introduite dans le commerce de la vie. En un mot, Madame Bilaine m’a gagné le cœur, & m’a offert de m’avancer sur mon Tite-Live, qui s’avance fort, une somme de mille francs. A l’instant ma Ménagère ouvrit les oreilles, & me vint dire tout bas, prenez-là au mot, mon cher mari ; Je la crus, & sur le champ les milles livres furent comptés en beaux Loüis d’or et d’argent au pauvre du Ryer, qui de crainte de vous ennuyer ne vous en dira pas davantage, & tâchera seulement de mieux faire à l’avenir qu’il n’a fait par le passé. Je puis vous donner cette parole : maintenant que je me vois, vous payé, plus de quatre cent écus devant moi ; qui depuis que je me connois ne me suis trouvé si riche ; ou pour mieux dire, moins pauvre. Adieu mon cher Monsieur, ne perdez pas cette Lettre, que je vous prie de faire imprimer pour ma justification, à la fin, ou à la teste du premier de mes Livres, qui se réimprimera. Je suis à mon ordinaire, c’est-à-dire avec beaucoup d’affection & de reconnaissance,

MONSIEUR,

Vôtre tres-humble serviteur,

Du Ryer.

Annexe 9 : Corneille, Héraclius, 1647, éd. Georges Couton, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984 : extraits de l’acte III, scène 1. §

MARTIAN

Je veux bien l’avouer, Madame (car mon cœur
A de la peine encore à vous nommer ma sœur),
Quand malgré ma fortune à vos pieds abaissée,
J’osai jusques à vous élever ma pensée,
Plus plein d’étonnement, que de timidité,
J’interrogeais ce cœur sur sa témérité,
Et dans ces mouvements, pour secrète réponse,
Je sentais quelque chose au-dessus de Léonce,
Dont, malgré ma raison, l’impérieux effort
Emportait mes désirs au-delà de mon sort.

PULCHÉRIE

Moi-même assez souvent j’ai senti dans mon âme
Ma naissance en secret me reprocher ma flamme :
Mais quoi, l’Impératrice à qui je dois le jour
Avait innocemment fait naître cet amour. […]
J’opposais de la sorte à ma fière naissance
Les favorables lois de mon obéissance,
Et je m’imputais même à trop de vanité
De trouver entre nous quelque inégalité. […]
J’écoutais sans dédain ce qui m’autorisait,
L’Amour pensait le dire, et le sang le disait,
Et de ma passion la flatteuse imposture
S’emparait de mon cœur des droits de la Nature.

MARTIAN

Ah, ma sœur (puisqu’enfin me destin éclairci
Veut que je m’accoutume à vous nommer ainsi)
Qu’aisément l’amitié jusqu’à l’amour nous mène !
C’est un penchant si doux qu’on y tombe sans peine,
Mais quand il faut changer l’amour en amitié,
Que l’âme qui s’y force est digne de pitié,
Et qu’on doit plaindre un cœur, qui n’osant s’en défendre,
Se laisse déchirer, avant que de se rendre !
Ainsi donc la Nature à l’espoir le plus doux
Fait succéder l’horreur ! et l’horreur d’être à vous !
Ce que je suis m’arrache à ce que j’aimais d’être !
Ah s’il m’était permis de ne me pas connaître,
Qu’un si charmant abus serait à préférer
À l’âpre vérité qui vient de m’éclairer !

PULCHÉRIE

J’eus pour vous trop d’amour, pour ignorer ses forces,
Je sais quelle amertume aigrit de tels divorces,
Et la haine à mon gré les fait plus doucement,
Que quand il faut aimer, mais aimer autrement. […]
Ce grand coup m’a surprise, et ne m’a point troublée,
Mon l’âme l’a reçu sans en être accablée,
Et comme tous mes feux n’avaient rien que de saint,
L’honneur les alluma, le devoir les éteint.
Je ne vois plus d’Amant, où je rencontre un frère,
L’un ne peut me toucher, ni l’autre me déplaire, […].
Vous, que va sur le trône élever la naissance,
Régnez sur votre cœur, avant que sur Byzance,
Et domptant comme moi ce dangereux mutin,
Commencez à répondre à ce noble destin.

MARTIAN

[…] À mes confus regrets, soyez donc moins sévère,
C’est Léonce qui parle, et non pas votre frère :
Mais si l’un parle mal, l’autre va bien agir,
Et l’un ni l’autre enfin ne vous fera rougir.
Je vais des conjurés embrasser l’entreprise ;
Puisqu’une âme si haute à frapper m’autorise,
Et tient que pour répandre un si coupable sang
L’assassinat est noble, et digne de mon rang.
Pourrai-je cependant vous faire une prière ?

PULCHÉRIE

Prenez sur Pulchérie une puissance entière.

MARTIAN

Puisqu’un amant si cher ne peut plus être à vous,
Ni vous, mettre l’Empire en la main d’un époux,
Épousez Martian, comme un autre moi-même,
Ne pouvant être à moi, soyez à ce que j’aime.

PULCHÉRIE

Ne pouvant être à vous, je pourrais justement
Vouloir n’être à personne, et fuir tout autre Amant ;
Mais on pourrait nommer cette fermeté d’âme
Un reste mal éteint d’incestueuse flamme.
Afin donc qu’à ce choix j’ose tout accorder,
Soyez mon Empereur, pour me le commander.
Martian vaut beaucoup, sa personne m’est chère,
Mais purgez sa vertu des crimes de son père,
Et donnez à mes feux pour légitime objet
Dans le fils du Tyran votre premier Sujet.

MARTIAN

[…] Faites qu’en ce grand jour la troupe d’Exupère
Dans un sang odieux respecte son beau-frère,
Et donnez au tyran qui n’en pourra jouir
Quelques moments de joie afin de l’éblouir.

PULCHÉRIE

[…] Allez donc préparer cette heureuse journée,
Et du sang du Tyran soignez cet Hyménée.
Mais quel mauvais Démon devers nous le conduit.

Bibliographie §

Sources §

Corpus §

Du Ryer Pierre, Bérénice, Paris, Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1645.

Autres œuvres §

Éditions modernes de pièces de Pierre Du Ryer §
Du Ryer Pierre, Arétaphile (1628), éd. R. Grazia Zardini Lana, Genève, Slatkine, 1983.
Du Ryer Pierre, Clitophon (1632), éd. Luigia Zilli, Bologna, Pàtron editore, 1978.
Du Ryer Pierre, Les Vendanges de Suresne (1636), éd. Luigia Zilli, Rome, Bulzoni editore, 1980 et éd. Jacques Scherer, Théâtre du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1986.
Du Ryer Pierre, Lucrèce (1638), éd. James F. Gaines et Perry Gethner, Genève, Droz, 1994.
Du Ryer Pierre, Alcionée (1640), éd. Henry Carrington Lancaster, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1930 et éd. Jacques Scherer, Théâtre du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1986.
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Du Ryer Pierre, Esther (1644), éd. Perry Gethner et Edmund Campion, University of Exeter, 1982.
Du Ryer Pierre, Scévole (1647), éd. Giancarlo Fasano, Bologna, Pàtron editore, 1966.
Du Ryer Pierre, Themistocle (1648), éd. P. E. Chaplin, University of Exeter, textes littéraires, 1972.
Du Ryer Pierre, Dynamis (1653), éd. Jean Rohou, University of Exeter Press, 1992.
Autres §
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Cicéron, De l’orateur, livre III, éd. Henri Bornecque et Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
Corneille Pierre, Trois discours sur le poème dramatique, éd. Bénédicte Louvat et Marc Escola, Paris, Flammarion, 1999.
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Études et instruments de travail §

Instruments de travail §

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Moreri Louis, Le Grand dictionnaire historique, Amsterdam, P. Brunel, 1759.
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Syntaxes et grammaires §
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Études §

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Histoire, idées, esthétique littéraire. §
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