La Belle Esclave
Tragi-comédie

de CLAUDE DE L’ESTOILLE

1643
À PARIS,
Se vend en l’Imprimerie des nouveaux Caractheres de Pierre Moreau1, Me Escrivain Juré à Paris, et Imprimeur ordinaire du Roy, proche le Portail du grand Conuent des RR. PP. Augustins, Et en la boutique au Palais en la Salle Dauphine, Par F. Rouvelin, à l’Enseigne de la Vérité. 1643. Avec Privil. Du Roy.

Édition critique établie par Mélanie Meyers dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2010).

Introduction §

Je vous envoie La Belle Esclave de M. de L’Estoile, et je vous avoue que j’aimerois mieux avoir composé cette pièce que d’avoir acquis trois duchés et le titre de grand d’Espagne.2

Un contexte exotique, des revers de fortune soumettant des princes à l’esclavage, des amants séparés, le rapt d’une belle sicilienne, une succession de feintes morts et un dénouement marital : il est vrai que l’intrigue de La Belle Esclave réunit tous les éléments nécessaires pour assurer la réussite d’un poème dramatique divertissant. Or, si la pièce de Claude de L’Estoille rencontra un succès honorable à sa création, comme l’atteste la critique élogieuse du poète Pierre Du Pelletier, elle est aujourd’hui aussi méconnue que son auteur.

Pourtant, Claude de L’Estoille appartient sans conteste à l’élite de son temps : Académicien et poète officiel des ballets de Louis XIII après Bordier, il contribue, selon le jugement de Saint-Amant3, à assurer la gloire littéraire française au même titre que Pierre Corneille et Guillaume Colletet. Sa pièce, La Belle Esclave, publiée en 1643, pendant l’âge d’or de la réflexion dramatique, nous permet d’autant mieux d’éclairer l’effervescence des enjeux et des débats de la vie théâtrale du XVIIe siècle qu’elle appartient à un genre longtemps négligé par la critique : la tragi-comédie. La Belle Esclave se situe précisément à la charnière de cet art dramatique en mutation, entre insouciance « baroque » à l’égard des revendications théoriques et prise de conscience d’un changement de goût vers la régularité.

Claude de L’Estoille §

Aperçu biographique §

La famille de L’Estoile, originaire d’Orléans, mais fixée à Paris, appartenait à la noblesse de robe et donna aux rois de France un nombre important de fonctionnaires. Le premier membre de renom de la famille fut Pierre Taisan de L’Estoile (1480-1537), l’arrière-grand-père de notre dramaturge, qui, docteur en droit de l’Université d’Orléans, devint sous François Ier président aux enquêtes du Parlement de Paris. Il eut Calvin pour élève et Théodore de Bèze pour ami4. Son fils, Louis de L’Estoile, le grand-père de Claude, poursuivit la tradition familiale en devenant président aux enquêtes du palais.

Le fils de Louis de L’Estoile ne fut autre que Pierre de L’Estoile (1546-1611), père de notre auteur. Pierre de L’Estoile est connu pour ses Mémoires-Journaux qui, s’ils constituent un témoignage historique sur les mœurs et les affaires de l’Etat des règnes de Henri III, Henri IV et Louis XIII, nous offrent également de précieux renseignements sur la vie privée de leur auteur. Celui-ci épousa le 24 février 1569 Anne de Baillon, fille de Jean de Baillon, baron de Bruyères-le-Châtel et sieur d’Ollainville, trésorier de l’Epargne. De cette union naquirent sept enfants : Marie, Louis, Anne (morte quelques jours après sa naissance), Anne, Marguerite, Louise et Elisabeth. À la mort de sa femme le 4 septembre 1580, Pierre de L’Estoile épousa en secondes noces, le 2 janvier 1582, Colombe Marteau, fille de Marteau, sieur de Gland, qui mourut le 21 octobre 1616. Elle lui donna dix enfants : Pierre, Marie, Mathieu, Louise, François5, Françoise, Benjamin, Claude – notre dramaturge –, Jérôme et Madeleine6. Dans son Journal, le chroniqueur relate diverses anecdotes sur sa nombreuse famille, épanche ses humeurs et livre ses inquiétudes relatives à sa situation financière. Il est vrai qu’en dépit de sa charge de conseiller et secrétaire du Roi et grand audiencier de la chancellerie de France, Pierre de L’Estoile, quelque peu accablé par sa progéniture, dut faire face à d’importantes difficultés financières. Ces difficultés expliquent que Claude de L’Estoille, selon Antoine Adam, « reçut une éducation inférieure à celle des jeunes gens de sa condition7 », affirmation que confirme Paul Pellisson selon qui le dramaturge « avait plus de génie que d’étude et de savoir8 ».

Claude de L’Estoille naquit à Paris où il fut baptisé le 13 septembre 1597. À l’âge de treize ans, son père parvint, en dépit de sa gêne financière, à lui donner un précepteur, un certain Michel Fovet. Pierre de L’Estoile rapporta dans son Journal sa rencontre avec le professeur :

Un jeune homme, nommé Fovet, recommandé pour ses bonnes mœurs et doctrines, me vint trouver céans, ce jour, et à la recommandation de quelques-uns de ma connaissance, cherchant dès longtemps condition : eus envie de le prendre en mon logis, pource qu’il me revenait fort, écrivait bien à mon gré, savait la musique, n’était pas ignorant des bonnes lettres, et aussi qu’outre la nourriture il se remettait comme à moi de lui donner ce que je voudrais pour l’instruction principalement de mon petit Hiérôme et Claude, auquel il apprendrait à écrire et la musique.9

Destiné à devenir page de Mademoiselle de Montpensier10, Claude de L’Estoille se devait d’acquérir et de perfectionner certaines qualités, comme celle de l’éloquence, d’où la nécessité pour son père d’engager un précepteur, aussi médiocre fut-il. Mais cette perspective d’avenir ne vit pas le jour, suite à un accident domestique qui allait défigurer le jeune Claude, âgé de treize ans. Son père consigna cette fâcheuse aventure dans son Journal pour le règne de Henri IV :

Mardi 28 décembre 1610, jour des Innocents, mon petit Claude, par un grand inconvénient, fut brûlé dans la garde robe de ma chambre, où, regardant dans un coffre avec une chandelle allumée qu’il tenait en sa main, le feu se prit à sa fraise, qui fut toute brûlée, puis au col, aux oreilles, au menton, et jà allait gagnant le visage et les yeux : qui était pour l’achever de consommer et perdre à jamais, n’eût été que Dieu, le conduisant comme par la main lui donna l’adresse, tout petit qu’il était, de déverrouiller la porte de la garde-robe où il s’était enfermé, et où nous entrâmes tout à point pour le secourir, mais non sitôt qu’il ne brûlat pour le moins demi-quart d’heure, avant que pouvoir éteindre le feu. […] Il était près d’entrer bientôt, sans cela, chez Mademoiselle de Montpensier, pour être son page, étant le plus beau de mes enfants et le plus adroit.11

La carrière de page du jeune homme s’acheva avant d’avoir commencé dans la mesure où une mine avenante et un visage gracieux étaient nécessaires pour obtenir cette place auprès d’une noble dame. Claude de L’Estoille gardera toute sa vie les séquelles de son accident. Tallemant des Réaux affirmera « c’estoit un visage extravagant et difforme tout ensemble12 ». Les conséquences psychologiques de cet accident expliquent peut-être pourquoi les contemporains du dramaturge le jugeaient volontiers timide et farouche13.

Claude de L’Estoille se tourna alors vers une carrière poétique, signant l’ensemble de ses œuvres en doublant la consonne -l- de son nom de famille, alors que son père n’utilisait qu’un seul -l-. Nous ne connaissons pas les raisons de ce redoublement de consonne, puisque cette modification n’affectait pas la prononciation du nom, qui restait identique à celle du substantif étoile. Du reste, Pierre de L’Estoile, pour montrer que la prononciation de son patronyme correspondait à celle du substantif, avait traduit son nom en latin dans son testament en écrivant « Petrus Stella14 ». En outre, le mot étoile n’est pas recensé par Thurot15 parmi les mots dans lesquels le -s-, par la suite silencieux, était prononcé pendant le XVIe siècle et plus tard. Enfin, Thurot cite les Alphabets françoys, latin et grec de Behourt affirmant que « pour faire sonner l’-e- masculin, on met vulgairement un -s- au lieu d’un accent aigu, comme meschant, estincelle, estroit16 ».

Claude de L’Estoille dut commencer à appartenir à un cercle lettré. Il fut l’ami du poète français Guillaume Colletet17, à qui il donna en 1622 un sonnet à son Désespoir amoureux18. En 1624, il écrivit un poème enthousiaste sur les Lettres amoureuses de Claude Malleville19. Notre poète ne figure pas parmi les personnages identifiés du groupe des Illustres Bergers20, mais Antoine Adam juge probable qu’il s’y trouvait sous un pseudonyme demeuré jusqu’ici indéchiffré21. En somme, notre auteur n’avait pas vingt-cinq ans qu’il jouissait déjà d’une vraie réputation dans les cercles parisiens, et comptait parmi les jeunes poètes en vue.

Quelques années plus tard, il collabora avec René Bordier22 à un certain nombre de ballets. Le premier fut le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut23, un des ballets les plus célèbres de l’époque, dansé par le Roi en 1626, au Louvre puis à l’Hôtel de Ville. Claude de L’Estoille écrivit par la suite les vers octosyllabiques du Balet du Naufrage heureux24. On note également Le Sérieux et le grotesque ou Vers sur le sujet de Ballet du Roy25, dansé en 1627 par le Roi au Louvre, ainsi que le Balet des Fols aux Dames26, dansé au Marest du Temple en 1627. On possède également les vers Pour Monsieur le Marquis de Coalin, représentant un Matelot et ceux Pour Monsieur de Poyanne représentant un rouge et bon temps, qui reveille Guillot le Songeur27. Ces deux modestes recueils furent créés à l’occasion du Ballet de Monsieur, en 1627, mais le peu de renseignements dont nous disposons sur ce ballet ne nous permet pas de savoir si ces vers appartiennent au Ballet du Roy. Quelques autres vers de L’Estoille sont rassemblés sous le titre Petite pièce Sur l’anagramme de Monsieur de Montholon, baron de la Guierche, Conseiller du Roy en ses Conseils d’Estat et Privé, Intendant de la maison de Montpensier, sans nom d’imprimeur et non daté.

D’après Antoine Adam28, Claude de L’Estoille était un homme timide, ombrageux, amer et satirique. Il passait pour être « bizarre » et Tallemant des Réaux écrivit que « jamais homme n’eut plus l’air et l’esprit d’un poéte que celuy-là29 ». Notre poète laissa incontestablement une impression très forte sur ses contemporains, favorisé par une personnalité déroutante et des manières quelque peu extravagantes. Tallemant des Réaux reconnaîtra l’esprit fantasque du poète en relatant qu’« il y avoit quelque chose d’extravagant dans cet esprit-là30 ». Antoine Adam rapporte en outre les critiques que lui adressa la Satyre du temps :

[…] on dit que L’Estoille
Prend un peu trop de vent, qu’il enfle trop sa voile
Qu’il se hasarde trop, et que, mauvais nocher,
Il ne connoist en mer ny coste, ny rocher.31

Il est probable qu’avant 1626 Claude de L’Estoille s’était rallié à Malherbe, car il obtint alors un honneur qui ne fut accordé ni à Colletet, ni à Malleville : quarante-six pièces de sa composition furent accueillies dans le Recueil des plus beaux vers32, anthologie de l’école malherbienne. C’était là une véritable consécration. L’Estoille fut à partir de ce moment considéré comme un représentant de l’école orthodoxe. Il collabora aux recueils académiques et officieux – ses stances à la gloire de Richelieu figurent dans Clariss. VV. Mallerbaei et Stellae Carmina in laudem Illustrissimi Cardinalis Richelii33 (1627) –, à la réédition du Recueil des plus beaux vers en 1630, aux Nouvelles Muses34 en 1633, au Sacrifice des Muses35 et au Parnasse Royal36 de 1635.

L’Estoille participa également aux pièces dites des Cinq Auteurs. Ce groupe, formé par Richelieu, regroupait Corneille, Colletet, Rotrou, L’Estoille et Boisrobert. Ensemble, ils versifièrent La Comédie des Tuileries37, représentée devant la Reine Anne d’Autriche le 4 mars 163538, L’Aveugle de Smyrne39, jouée par les deux troupes réunies au Palais Cardinal le 22 février 1637 puis reprise à l’Hôtel du Marais en 163840, et La Grande Pastorale, représentée en 1637 à l’Hôtel de Richelieu, mais jamais publiée41.

Alors que notre poète s’était marié, de façon hâtive et malheureuse à la fille d’un procureur42, il s’éprit de la jeune Sandrier et n’hésita pas à se ruiner pour satisfaire ses désirs et caprices. Tallemant des Réaux rapporte qu’« il en contoit à la fille d’un procureur nommé Sandrier : elle estoit jolie, mais fort coquette ; elle prenoit son argent, se mocquoit de luy, et en aimoit d’autres 43 ». L’Estoille, n’ayant pas assez de revenu pour vivre à Paris, s’installa avec sa famille dans une petite ville relativement près de la capitale, ce qui lui permettait de rendre de fréquentes visites à ses amis. Pellisson dira de lui « il avoit beaucoup de vertu et d’honneur, et supporta sa mauvaise fortune sans s’en plaindre et sans être incommodee ou importun à personne44 ».

Selon une liste établie par Charles-Louis Livet dans l’Histoire de l’Académie française45, L’Estoille fut le vingt-quatrième membre de l’Académie française, que Richelieu créa en 1634. Après la mort du cardinal le 4 décembre 1642, l’Académie chercha un nouveau protecteur. Le Cardinal Mazarin, le duc d’Enghien et le prince de Condé furent envisagés, mais le choix définitif se fixa sur le Chancelier Séguier. Ce dernier était membre de l’Académie depuis 1635. C’est à lui que La Belle Esclave est dédiée. Cette tragi-comédie, la première pièce de Claude L’Estoille, fut probablement écrite lorsque le poète avait quarante-cinq ans.

Quatre ans plus tard, en 1647, il donna à l’Hôtel de Bourgogne une nouvelle pièce, L’Intrigue des filous, qui semble avoir connu un beau succès à la Cour si l’on en croit l’épître placée à l’ouverture de la pièce écrite par Monsieur Ballesdens46 :

Mais sans nul doute il vous suffit de meriter des Couronnes : et pas un excez d’humilité qui n’a point d’exemple47, vous avez voulu éviter l’occasion d’en recevoir une de ces mains royalles, qui les distribuent à ceux qui sçavent regner comme vous sur les Esprits. Je ne crois pas jusques à présent qu’il y eust de Philosophie si severe, que de vous obliger à fuyr tant d’honneur avec tant d’indifference ; ny d’Autheur si humble ou si delicat, que de s’absenter comme vous de la plus belle Cour de l’Europe, de crainte d’estre incommodé de ce battement de mains, dont le bruit, quelque grand qu’il soit, charme toujours le cœur et les oreilles des autres. Mais si les grandes assemblées vous sont importunes […].48

L’Intrigue des filous sera la dernière pièce achevée de L’Estoille. Pellisson note l’extrême attention avec laquelle notre dramaturge composait : « Il travailloit avec un soin extraordinaire, et repassoit cent fois sur les mêmes choses : de là vient que nous avons si peu d’ouvrages de lui49 ». De 1647 à sa mort, survenue le 4 février 1652, à l’âge de cinquante-cinq ans, il ne publiera plus rien, bien qu’il travaillât à une pièce, restée inachevée, Le Secrétaire de Saint-Innocent50. Sur son lit de mort, Claude de L’Estoille livra à un janséniste les vers sur lesquels il avait travaillé dans ses dernières années. Ils ne seront jamais retrouvés. Guillaume Colletet, qui fut probablement un de ses amis les plus proches, écrira une épigramme sur sa mort :

En vain dans nos écrits et dans nos témoignages
Nous voulons à l’Etoille ériger un Tombeau,
Puisqu’il s’en est bâti dans ses propres ouvrages
Un qu’il a bien rendu plus durable et plus beau.51

L’Estoille bénéficia encore d’une bonne réputation au XVIIIe siècle, au moins comme poète. Ses vers furent en effet réimprimés dans la Bibliothèque d’Adrien-Claude Le Fort de la Morinière52. Un siècle plus tard, Paul Olivier choisit des vers de L’Estoille pour son anthologie Cent Poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIe siècle53. Enfin, au XXe siècle, il fait l’objet d’une étude universitaire due à Richard Alexander Parker54 avant que Roger Guichemerre ne publie en 1977 l’édition de L’Intrigue des filous55.

L’Estoille et le théâtre §

Mais le fascheux métier, que celuy d’un Poëte ;
Et qu’il faut bien avoir l’esprit fait de travers,
Pour croire que sans peine, on face de beaux Vers !
Il faut pour les polir, donner cent coups de Lime,
Et chercher cent raisons, pour trouver une rime.

Cette remarque du personnage Aglante, qui prend le nom de Philène au moment où il prononce ces vers à la scène 2 de l’acte II de La Comédie des Tuileries56, présente le poète comme un artisan qui, loin de bénéficier de l’inspiration aisée et prolifique octroyée par les Muses, consacre à son art de douloureuses et patientes heures. Avant Boileau et ses célèbres recommandations à l’écrivain de l’Art poétique « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, / Polissez-le sans cesse et le repolissez », l’auteur de La Comédie des Tuileries propose une image du poète plus laborieuse que la tradition de l’enthousiasme divin ne l’admet.

Mais cet auteur, quel est-il ? Pièce écrite à plusieurs mains pour répondre aux souhaits de Richelieu, La Comédie des Tuileries réunit en effet quelques-uns des auteurs les plus renommés de l’époque : Corneille, Rotrou, Boisrobert, Colletet et L’Estoille. Les cinq poètes, après avoir reçu le « dessein » en prose de la pièce conçu par Jean Chapelain, se répartissaient sa versification en se consacrant chacun à un acte. Les travaux de Richard Parker57, fondés sur une comparaison stylistique entre les œuvres personnelles des dramaturges et les différents actes de la pièce écrite en commun, aboutissent à octroyer le second acte de La Comédie des Tuileries à Claude de L’Estoille. Les comparaisons que nous établissons entre cette pièce et La Belle Esclave peuvent en constituer une preuve :


La Comédie des Tuileries La Belle Esclave
Pour se faire adorer, si tost qu’ils se font voir (acte II, scène 1).
Vous changez à tous coups de couleur et de place (acte II, scène 1).
Tous deux proches du port, nous avons fait naufrage (acte II, scène 2).
Nous n’estions pas ensemble ou j’estois en deux lieux (acte II, scène 2).
Qui sont de mesmes traits mortellement blessées (acte II, scène 3).
Mais cét Enigme obscur ne se fait pas comprendre […] (acte II, scène 5).
De qui se fait aymer, si tost qu’il se fait voir (vers 280).
Vous changez de couleur, la rougeur du visage […] (vers 1408).
Et cette infortunee a fait naufrage au port ? (vers 904).
Comme si mesme corps pouvoit estre en deux lieux (vers 1327).
J’ay senty tous les traits dont ils estoient blessez (vers 631).
A cét Enigme obscur quel sens faut-il donner ? (vers 1442).

Quelques-uns de ces rapprochements peuvent être de simples coïncidences, dans la mesure où certains, telle la figure du « naufrage au port », appartiennent à des lieux communs du théâtre du XVIIe siècle, mais pris ensemble, ils semblent corroborer l’idée selon laquelle un même auteur serait à l’origine des deux productions. En outre, au-delà de ces simples similitudes d’expression, il est à noter que l’acte II de La Comédie des Tuileries présente une tonalité essentiellement lyrique, laissant peu de place à une progression proprement dramatique. Claude de L’Estoille en est donc probablement l’auteur puisqu’en 163558, contrairement aux autres membres du groupe des Cinq Auteurs, il n’a publié que des poésies.

Quant à L’Aveugle de Smyrne, la paternité du dernier acte de reviendrait à L’Estoille ; une comparaison des vers de la pièce avec La Belle Esclave tend à prouver une facture commune entre les deux pièces :


L’Aveugle de Smyrne La Belle Esclave
Filiste vient tout seul, qu’as-tu fait d’Aristée ? (acte V, scène 2).
Et vous rendiez pourtant l’Innocence coupable (acte V, scène 3).
Qu’il ne soit point de dueil, que le mien ne surpasse (acte V, scène 3).
Que ceste affliction sensiblement me touche ! (acte V, scène 3).
Quel prodige, bons Dieux, ô merveille inconneuë ! (acte V, scène 3).
Qu’a-t-il fait de Clarice ? il ne l’ameine pas (vers 872).
Et celuy qui vous ment sera creu veritable ; / Le coupable innocent, et l’innocent coupable (vers 1316-1317).
[…] ma douleur, qui toute autre surpasse (vers 157).
O Dieu ! que ce discours sensiblement me touche (vers 1141).
Quelle histoire, bon Dieu, la Reine la sçait-elle ? (vers 1184).

D’autres similitudes de versification apparaissent entre les précédents actes de L’Aveugle de Smyrne et La Belle Esclave. On peut considérer ces ressemblances comme des réminiscences de L’Estoille, conscientes ou non, de la production des quatre confrères ayant travaillé chacun à un acte de la pièce :


L’Aveugle de Smyrne La Belle Esclave
Atlante : Connois tu bien Philiste ?
Heliane : Je le dois bien connoître […]
Atlante : Philiste, nous sçavons tout ce qui s’est passé ; […] elle a tout confessé.
Philiste : Son innocence donc vous est assez conneuë […]
Heliane : J’entens de ces discours les mots, mais non le sens […] (acte I, scène 5).
La Reyne : Connoissez vous Selim ?
Haly : Je le dois bien connestre […]
La Reyne : Et si ce Serviteur, si zelé, si discret, / Nous avoit revelé cét important secret ? […]
Haly : De tout ce que j’ay fait je l’appelle à garand ; / Il sçait mon innocence, et dans tout vostre Empire, / Nul ne sçait mieux que luy s’empescher de mesdire […]
La Reyne : Il a tout découvert […]
Haly : A cét Enigme obscur quel sens faut-il donner ? (vers 1428-1442).

L’honneur est également considéré plus important que la vie dans les deux pièces :


L’Aveugle de Smyrne La Belle Esclave
Si j’ai perdu l’honneur, je veux perdre la vie (acte I, scène 5). Je tiens la perte de la vie / Moindre que celle de l’honneur (vers 891-892).

On trouve aussi l’idée romanesque de l’amour excusant toutes les actions :


L’Aveugle de Smyrne La Belle Esclave
[…] on luy fera Justice, / Ouy je veux à son crime égaler son supplice (acte I, vers 5).
Les fautes que peut faire un amour vehement, / Meritent recompense, et non pas chastiment (acte II, vers 4).
Et que publiquement la main de la Justice, / A son crime nouveau donne un nouveau supplice (vers 1564-1565).
Un mensonge amoureux est faute bien légère (vers 1596).
Est-il crime d’amour qui ne soit remissible ? (vers 1601).

Enfin, quel que soit l’acte qu’ait effectivement versifié Claude de L’Estoille, ce qui importe est de percevoir que La Belle Esclave s’inscrit dans une filiation avec les précédentes pièces auxquelles notre dramaturge fut associé. Si l’expérience du groupe des Cinq Auteurs s’achève après la représentation de L’Aveugle de Smyrne, la collaboration voulue par Richelieu aura été formatrice pour notre poète.

Claude de L’Estoille, en se tournant vers une carrière dramatique, suit ainsi les modes littéraires de son temps, dans une volonté d’émulation avec ses paires. Il compose alors, probablement au cours de l’année 1642, La Belle Esclave, pièce en cinq actes et en vers, critères essentiels pour qu’un dramaturge puisse accéder à une reconnaissance littéraire. Il paraît dès lors intéressant de déterminer quelles furent les raisons pour lesquelles Claude de L’Estoille choisit de composer pour sa première pièce une tragi-comédie, au détriment d’autres genres comme la tragédie qui, au cours de la décennie 1630-1640, connaissait pourtant une véritable renaissance.

L’Estoille et la tragi-comédie §

Nam me perpetuo facere ut sit comœdia,
Reges quo veniant et di, non par arbitror.
Quid igitur ?
Quoniam hic servus quoque partes habet,
Faciam sit, proinde ut dixi, tragico-comœdia.59

Ainsi la paternité du terme de « tragi-comédie » revient à Plaute, qui, dans le prologue de l’Amphitryon, délègue à son personnage Mercure le soin de la dénommer la pièce. Premier témoignage d’une qualification à première vue paradoxale, la référence au comique latin prétend attester de l’ancienneté du genre tragi-comique. Au XVIIe siècle, à l’époque où la filiation avec les Anciens garantit la légitimité d’une pratique littéraire, la création sémantique de Plaute servira de caution à la justification d’une poétique aux contours apparemment mouvants. Mais la formulation de Plaute, ne constituant qu’une plaisanterie dont le but était de justifier une comédie hybride, présentant des dieux et des héros, n’ouvrit pas la voie à un genre nouveau.

La tragi-comédie naît véritablement en France dès 1582 grâce à la « tragécomédie » de Robert Garnier, Bradamante, qui donne au genre son orientation définitive. La tragi-comédie tente alors de se constituer progressivement en catégorie autonome et procède à sa propre légitimation autour des années 1628-1630. La préface de Tyr et Sidon, écrite en 1628 par Ogier et celle de la Silvanire de Mairet en 1631, contribuent, parmi tant d’autres60, à assurer la pleine visibilité du genre. Bien loin de ne rester qu’une composante mineure de l’histoire dramatique, la tragi-comédie rencontre vif succès et entame une carrière triomphale au point d’éclipser, à son apogée au cours de la décennie 1630-1640, les autres formes théâtrales.

En dépit de ce succès, le genre ne cessera de se heurter aux critiques des théoriciens dits « Réguliers », condamnant une poétique qu’ils jugent volontiers protéiforme. Son hybridité, héritée du terme paradoxal de « tragi-comédie », est en effet considérée par les tenants de la régularité comme une monstruosité. Aussi l’abbé d’Aubignac refuse-t-il d’accorder à la tragi-comédie son statut de genre et affirme l’impossibilité d’un tel mélange61.

La tragédie renaît alors avec La Sophonisbe de Mairet et affirme sa prédominance à partir des années 1640, peu de temps avant que Claude de L’Estoille ne produise La Belle Esclave.

Dans cette perspective, comment peut-on expliquer que notre dramaturge privilégie un genre sur le déclin et, qui plus est, se heurtant aux attaques des théoriciens réguliers qui s’efforcent de le faire disparaître ?

Tout d’abord, malgré la véhémence de ses détracteurs, la tragi-comédie n’a pas atteint son heure dernière, comme le prouve le travail d’Alain Riffaud qui recense dix-neuf pièces tragi-comiques62 entre 1642 et 1643, c’est-à-dire exactement autant que de pièces tragiques, contre sept pièces comiques. Il est intéressant de noter l’apparition dès 1643 du terme de « comédie héroïque », pour l’Europe de Desmarets, équivalent renommé de la « tragi-comédie », mais qui s’efforce d’effacer l’oxymore théorique.

Outre le succès pérenne que rencontre le genre, une des raisons les plus évidentes du choix de notre poète de s’orienter vers la tragi-comédie paraît être la relative familiarité que Claude de L’Estoille entretient avec cette forme théâtrale. En effet, comme nous l’avons précédemment mentionné, le dramaturge a déjà eu l’occasion de participer à la versification d’une tragi-comédie, L’Aveugle de Smyrne, alors qu’il n’a jamais composé de tragédie, et n’en composera jamais.

Une seconde explication, relative à la dramaturgie même du genre inauguré par Plaute, semble avoir déterminé notre auteur à s’orienter vers la tragi-comédie. En effet, à l’inverse de la tragédie, le genre tragi-comique ne nécessite pas l’élaboration d’une construction dramatique sévèrement charpentée, mais permet un déroulement plus souple de l’intrigue, notamment par le recours à la réversibilité des obstacles. La tragi-comédie propose une action essentiellement gratuite, et la plupart de ses développements peuvent, dans une certaine mesure, s’avérer inutiles. En somme, comme l’a démontré Hélène Baby, « la tragi-comédie est le produit d’une dramaturgie parfaitement assumée, qui est dramaturgie de la gratuité63 ». L’esthétique tragi-comique déploie ses intrigues dans le simple but de faire durer le plaisir du spectateur, elle intègre donc à sa poétique une certaine contingence des événements. La linéarité de la progression de l’action a pour corollaire une structure fondée sur le hasard de la rencontre, hasard qui oriente les événements et qui exhibe en quelque sorte son artificialité. Claude de L’Estoille, qui, comme nous avons eu l’occasion de le mentionner, n’a jusqu’alors publié de lui-même que des œuvres lyriques, a pu trouver dans l’élaboration d’une pièce tragi-comique une certaine facilité de composition, sans toutefois faire fi des querelles qui alimentaient la réflexion dramatique, et en intégrant à sa pièce une certaine régularité.

La dispositio et l’inventio de La Belle Esclave prouvent effectivement que notre auteur tente de prendre en compte, dans l’élaboration de sa pièce, certaines recommandations des théoriciens dits « Réguliers » imposant le respect des règles, de la bienséance et de la vraisemblance. Le parti régulier, auquel appartiennent entre autres Chapelain et Sarasin64, tente de transformer le poème composé tragi-comique en l’annexant au poème simple. Partant, si notre pièce ne déconstruit pas entièrement la poétique tragi-comique, notre étude prouvera qu’elle participe en revanche de la mutation du genre vers plus de régularité.

Par conséquent, à l’époque où la tragi-comédie entre en concurrence avec la tragédie qui bénéficie d’une modernisation de sa poétique, Claude de L’Estoille propose une pièce rompant avec les caractéristiques les plus controversées du genre tragi-comique. Il s’inscrit dès lors au cœur du débat théâtral de son époque, débat devenu véhément depuis « La Querelle du Cid », à laquelle il prit d’ailleurs part en contribuant à la rédaction des Sentimens de l’Académie françoise sur la Tragi-Comédie du Cid65. Depuis cette querelle, la tragi-comédie commença à ne plus pouvoir échapper à l’empire des règles, règles que La Mesnardière entérina et systématisa dans sa Poétique, en 1639.

Présentation de La Belle Esclave §

Réception §

Cher Lecteur, j’offre à tes yeux un corps sans âme, j’appelle ainsi toute Comedie qui se voit sur le papier, et non pas sur le Théâtre. Les plus galantes et les mieux achevées sont froides pour la pluspart et languissantes, si elles ne sont animées par le secours de la representation. Les Comediens n’en font pas seulement paroistre toutes les graces avec esclat : Ils leur en prestent encore de nouvelles ; et la même piece qui semble admirable quand ils la recitent, ne se peut lire quelquesfois sans degoust.66

Ainsi peut-on lire dans l’« Advis important au lecteur » en préface de L’Intrigue des filous ces propos de Claude de L’Estoille lui-même qui invite son public à goûter prioritairement les plaisirs d’une pièce de théâtre sur scène, plutôt que par la lecture. Si l’argument peut être considéré comme purement rhétorique, permettant au poète de défendre sa comédie auprès d’un lecteur qui ne l’apprécierait pas, il semble toutefois plausible de considérer que notre auteur ne conçoit pas qu’une œuvre dramatique ne bénéficiât pas d’une représentation, qui, non seulement anime la pièce, mais la parachève.

Mais si nous savons que la comédie de notre dramaturge fut jouée au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne grâce aux travaux de Sophie-Wilma Deierkauf-Holsboer notant dans son ouvrage que « la troupe royale a créé une pièce de chacun des douze auteurs suivants […] dont L’Intrigue des filous, comédie de Claude de L’Estoille67 », nous ne bénéficions d’aucun renseignement concernant le lieu de représentation de La Belle Esclave.

Néanmoins, la lettre de Linage de Vauciennes68, adressée à Claude de L’Estoille et placée en exergue de La Belle Esclave, explique d’emblée que la pièce fut bel et bien représentée :

Je ne scaurois m’empescher de vous dire le plaisir que je receus, il y a quelque temps, à la representation de vostre BELLE ESCLAVE. Ses chaines ont tant d’esclat, et ses plaintes tant de charmes, qu’il ne fut jamais de captivité plus brillante, ny de tristesse plus agreable. Elle ravit également, et les yeux et les oreilles […]. Certes jamais Scene ne fut si pompeuse ny si naturelle que celle de vostre Comedie ; l’Art et la Nature y estallent avec profusion leurs richesses ; et n’y voyant parestre que des objets d’estonnement, ou plutost de merveille, je me figurois d’estre au milieu de ce Temple d’Arcadie, où l’on avoit appliqué si subtilement un miroir, que de quelque costé qu’on se tournast, on n’y voyoit que des Dieux. […] Quelle gloire merite donc, Monsieur, celuy qui comme vous, trompe si adroittement ses Auditeurs69, qu’il leur fait passer des mensonges agreables pour des veritez historiques ?

Si nous faisons crédit à Linage de Vauciennes, l’accumulation des termes relevant des champs lexicaux notionnels de la vue et de l’ouïe ne peuvent aboutir qu’au constat selon lequel le public théâtral de la saison 1642-1643 put effectivement assister aux représentations de notre pièce.

En outre, d’une façon plus générale, une pièce de théâtre, au XVIIe siècle, avant de faire l’objet d’une édition, est éprouvée sur le public. Aussi une pièce ne bénéficie-t-elle d’une publication que lorsqu’elle connaît un succès de scène. La publication consacre ainsi l’ouvrage en lui accordant une forme de reconnaissance puisqu’elle intervient toujours après la création dramatique. À une première édition de La Belle Esclave chez l’imprimeur Pierre Moreau en 1643, succède une seconde édition chez Claude de la Rivière en 1654, puis une dernière, cette fois-ci à Anvers, chez Nicolas Raliot, en 1662. Ces éditions successives confirment que la tragi-comédie de L’Estoille connut un certain succès, lequel fut de fait préalablement éprouvé sur scène.

Enfin, La Belle Esclave figure parmi la liste de pièces énumérées par le personnage du Comédien dans la comédie en un acte de Raymond Poisson, Le Baron de la Crasse, publiée en 1662. Dans cette petite pièce présentant une mise en abyme, le Baron demande à un acteur quelles sont les pièces jouées par sa compagnie, et s’inquiète en particulier de savoir si la troupe joue L’Agésilan de Colchos :

Le Baron.

L’Agesilan de Colchos, l’avez-vous ?

Le Comédien.

Non, nous n’avons qu’Eudoxe, et l’Hôpital des Fous,
Messieurs, le Dom Quichot, l’Illusion Comique,
Argenis, Ibrahim, et l’Amour Tyrannique,
La Belle Esclave70, Orphée, Esther, Alcimedon […].71

Si l’on ne saurait avancer que ces pièces sont encore toutes effectivement jouées à l’époque où Raymond Poisson écrit son texte, il reste que La Belle Esclave est énumérée au sein de pièces dramatiques ayant toutes été représentées.

Il reste cependant impossible de déterminer laquelle des deux troupes rivales à cette époque, à savoir de l’Hôtel du Bourgogne ou du Théâtre du Marais, put mettre en scène La Belle Esclave.

Reconstitution scénographique §

S’il paraît évidemment délicat, pour ne pas dire audacieux, d’établir quelle a pu être la scénographie de La Belle Esclave compte tenu de la rareté des documents originaux relatifs à ce domaine, on peut toutefois essayer, toute réserve gardée, de s’en faire une idée, grâce au précieux Mémoire de Mahelot72, qui constitue la principale source d’information sur les aménagements matériels du théâtre et leur utilisation sur la scène publique en France au XVIIe siècle. Ce registre de travail pourvu de nombreux croquis scénographiques à l’usage du décorateur et des comédiens de la Troupe Royale établie à l’Hôtel de Bourgogne en 1629, permet en effet de comprendre quelles étaient les modalités de représentation du poème dramatique à l’âge classique.

La Belle Esclave, probablement représentée fin 1642-début 1643, se situe à la jonction de deux techniques scénographiques, une dite « simultanée », et l’autre « successive ». L’étude du Mémoire de Mahelot proposée par Pierre Pasquier aboutit effectivement à distinguer deux phases dans la scénographie du XVIIe siècle, avant qu’elle ne s’oriente définitivement, à la charnière des années 1670-1680, vers un décor unique et uni.

Avant les années 1640, la décoration est simultanée, c’est-à-dire qu’« elle offre au regard du spectateur tous les lieux fonctionnels occupés par l’action représentée sur scène, en même temps et tout le long de la représentation73 ». Aussi le public embrasse-t-il du regard l’ensemble des décors qui figurent les différents lieux dans laquelle l’intrigue va se dérouler, les divers éléments décoratifs étant disposés autour de l’espace vide du milieu du plateau. La scène peut par exemple présenter en son milieu, tout au long d’une représentation, une façade d’un palais situé dans un jardin, sur un côté une ruine dans un bois et sur l’autre une fontaine, comme le croquis du décor de la tragi-comédie Les Occasions perdues de Rotrou, jouée en 1633, le montre74. Les éléments décoratifs présentent donc une autonomie les uns par rapport aux autres, dans la mesure où ils sont distinctement séparés : c’est le principe des « chambres », terme en usage dans la première moitié du XVIIe siècle. Si le décor simultané donne à voir l’extérieur des lieux fictionnels déployés par l’intrigue, il donne également à voir l’intérieur de ces lieux fictionnels, au moyen de chambres ouvertes dans lesquelles pouvaient se tenir les acteurs. Selon Pierre Pasquier, les comédiens pouvaient en effet se placer à l’intérieur même de décors conçus en trois dimensions, pour une durée limitée, la visibilité de l’action qui s’y déroulait n’étant pas adéquate pour l’ensemble du public. Ces chambres pouvaient être ouvertes et fermées à l’envi au moyen de rideaux.

En revanche, à partir des années 1640, les pièces de théâtre, sous l’impulsion du succès des pièces dites régulières, privilégient la concentration des lieux. La scénographie française évolue alors vers un décor successif. Un certain nombre de pièces de cette période semblent en effet n’avoir présenté qu’un seul type de décoration durant toute la durée de la représentation. Au lieu unique et relativement homogène donné à la pièce pouvait être admis un lieu annexe, figuré par un décor secondaire que dévoilait, pour un temps limité, l’ouverture d’une chambre. Le décor principal pouvait alors admettre jusqu’à deux décors annexes, mais qui n’étaient jamais dévoilés en même temps et toujours pour un délai très bref, d’où le terme de « décoration successive » employé pour qualifier la méthode.

Dans la mesure où la représentation de La Belle Esclave se situe à la charnière des deux techniques de mise en scène, toutes deux pourraient être envisagées pour notre pièce. Toutefois, il semble qu’une seule interprétation puisse être privilégiée. La scénographie de notre tragi-comédie nécessite avant tout l’aménagement de trois lieux : l’extérieur d’un palais près duquel on aperçoit l’orée d’un bois, et l’intérieur du palais composé d’une chambre où Clarice est retenue prisonnière et où se déroulent les diverses entrevues des personnages. Si l’unité de lieu n’est pas tout à fait respectée durant l’intégralité de la représentation, elle est toutefois observée à chaque acte, puisque tous, à l’exception du quatrième, se déroulent dans un lieu identique.

La première scène de La Belle Esclave situe le cadre où se déploiera l’action de l’acte initial. Les deux esclaves siciliens, Alphonse et Fernand s’entretiennent dans un lieu proche du palais, mais non à l’intérieur de celui-ci car à l’arrivée du monarque – signalée par Fernand « Le Roy… mais il arrive » (vers 116) – ce dernier annonce à Alphonse : « Courez donc au Palais, et cherchez à loisir / Ce qui peut mettre fin à vostre desplaisir » (vers 131-132). Les personnages ne se situent donc pas au sein de la demeure royale, mais à proximité, probablement devant sa façade. Il pourrait cependant paraître étrange qu’un esclave puisse sortir à son gré du palais, or Alphonse jouit d’une certaine liberté, comme nous le rappellent les propos que le souverain lui adresse (vers 222-225) :

Vous avez esté mis au nombre des Escalves ;
Mais à quoy se connoist vostre captivité ?
Vous estes, peu s’en faut, en pleine liberté.

En outre, l’esclave reste à l’intérieur des fortifications de la ville. Le Roi revient vraisemblablement du port d’Alger car il est accompagné d’une esclave sicilienne, tout juste débarquée du navire qui l’a conduite de Sicile en Afrique du Nord. Il s’adresse en effet à Alphonse en lui certifiant que certaines esclaves ont échappé du naufrage qui eut lieu : « Quelques-unes pourtant du péril sont sauvées ; / Et sont mesme desja dans Alger arrivées » (vers 129-130). Le Roi présente immédiatement l’esclave qui l’accompagne à Alphonse : « De toutes ces Beautez (…) / Je ne veux reserver que celle que voicy » (vers 133-136).

Le second acte se déroule en revanche dans une salle du palais, et ce lieu donne le cadre du développement de l’ensemble de l’acte. Clarice est retenue prisonnière dans une chambre de la demeure royale, et placée sous la surveillance du capitaine Haly. Alphonse peut toutefois accéder en toute liberté à cette pièce, puisqu’Haly annonce « Mais Alphonse parest » (vers 358) et ne défend pas le jeune homme d’y pénétrer. À la scène 3, les paroles de la Reine, arrivée dans cette même chambre, pourraient remettre en question notre interprétation du lieu du premier acte car la souveraine déclare à Alphonse qu’il peut désormais quitter le palais (vers 399-402) :

Ce superbe Palais d’où vous n’osiez partir,
N’est plus vostre prison, vous en pouvez sortir,
Et croire qu’à ce poinct le Roy vous favorise,
Qu’il rompt tous vos liens, et vous rend la franchise.

En effet, comment l’esclave sicilien aurait-il pu se trouver à l’extérieur du palais au premier acte s’il n’avait pas jusqu’ici la permission d’en sortir ? En réalité, la Reine use probablement du terme de « palais » dans un sens plus large, comme synecdoque de la ville d’Alger. Alphonse a par conséquent bien pu quitter le palais et se situer à proximité de celui-ci à l’acte précédent. Désormais, la liberté lui ayant été rendue par le Roi, la souveraine lui signifie qu’il peut quitter la ville d’Alger.

L’acte suivant a pour cadre une salle du palais où le roi et la Reine s’entretiennent de la situation des esclaves siciliens. Cette chambre est assez neutre pour qu’Alphonse puisse y avoir accès, le Roi annonçant lui-même sa venue « Mais le voicy luy-mesme ; ô Dieu qu’il est changé ! » (vers 599).

L’acte IV, en revanche, rompt avec l’unité de lieu qui était jusqu’ici respectée pour chaque acte, puisqu’il présente d’abord l’orée d’un bois, puis l’intérieur du palais. Fernand, à la recherche d’Alphonse, s’interroge (vers 953-956) :

Où dois-je encore aller ? prenons un peu d’haleine,
Mon cœur tout halletant ne respire qu’à peine ;
Mais je pense qu’aussi ce bois n’a point de lieux,
Où ne se soient portez, ou mes pieds, ou mes yeux.

La scène ne peut se passer dans les profondeurs du bois, mais à sa lisière, puisque Fernand et Alphonse, s’étant retrouvés, croisent Haly qui se dirige vers le palais. Ce dernier y pénètre immédiatement pour s’entretenir avec son complice Selim à la scène suivante (scène 2). La conversation des deux personnages est interrompue à la scène 3 par la venue du Roi ; Selim déclare « Taisons-nous, le Roy s’en vient icy » (vers 1130). La chambre présente une nouvelle fois une certaine neutralité, plusieurs personnages pouvant tour à tour s’y rencontrer.

Le dernier acte renoue avec l’unité de lieu dans la mesure où l’action se déroule exclusivement dans une salle du palais où peuvent se retrouver tous les personnages : en premier lieu Alphonse et Fernand à la première scène, ensuite le Roi accompagné d’Haly à la seconde scène, puis la Reine à la troisième scène, et enfin Clarice.

Dès lors, que pouvons-nous déduire de la scénographie de La Belle Esclave ? Il ne s’agit vraisemblablement pas de décorations successives, la mise en scène présentant à la fois l’intérieur et l’extérieur du palais. Si l’on peut par conséquent considérer que notre pièce nécessite l’aménagement de décors simultanés, ces derniers unifient toutefois partiellement le dispositif de compartiment puisque le cadre de l’intrigue exige seulement l’agencement de trois ensembles décoratifs. Le milieu de la scène peut donc présenter l’intérieur du palais, à savoir une chambre relativement neutre pouvant figurer le séjour où Clarice est retenue prisonnière et le lieu des différentes délibérations se déroulant tout le long des actes II et III, aux scènes 2, 3, 4 de l’acte IV et enfin à l’acte V. Un rideau pouvait cacher le décor de l’intérieur du palais lors du premier acte se déroulant à son abord, et à la scène 1 de l’acte IV. Le côté jardin représentait vraisemblablement l’orée d’un bois, mentionnée à la première scène du quatrième acte, et le côté cour devait probablement figurer l’extérieur du palais, comme notre croquis75 le reproduit.

D’un point de vue purement matériel, les différentes esquisses du Mémoire de Mahelot nous invitent à penser que le fond du décor était composé de pièces de toiles fixées sur des bâtis de bois :

Il semble donc bien que décorateurs et peintres français aient, tout au long du XVIIe siècle, fabriqué les divers éléments destinés à la décoration des spectacles à l’aide de bâtis de bois sur lesquels se fixaient, au moyen de pointes ou de colle, des pièces de toile peinte.76

Le fond du décor de notre pièce pouvait ainsi représenter les murs intérieurs d’un palais, des colonnes et des marches en bois aidant probablement à la caractérisation du lieu et assurant l’impression de profondeur de la chambre. En effet, selon Pierre Pasquier :

Les éléments étaient probablement échelonnés en profondeur selon trois plans et dessinaient un ensemble composé d’un fond, constitué d’un châssis droit planté parallèlement au bord du plateau, et de deux ailes, constituée chacune de deux châssis brisés plantés parallèlement aux fuyantes du schéma perspectif.77

Par ailleurs, la plupart des croquis de Mahelot indiquent qu’au dessus des chambres et de l’espace vide au centre du plateau s’étendait un ciel, orné de nuages. Mais qu’en était-il de la figuration de la nuit ? L’action de La Belle Esclave, à partir de l’acte IV, se déroule en effet au crépuscule, et à la première scène de cet acte, les personnages se situent à la lisière d’un bois. Cette donnée impose que la nuit soit matérialisée sur scène, comme en témoignent les propos d’Alphonse (vers 975-978) :

Mais sçache que le Ciel de tant d’Astres ne luit,
Que pour mieux esclairer les crimes de la nuit ;
Et que ceux de Haly, couverts de tant de voiles,
Viennent de m’apparoistre aux clartez des Estoilles.

Plusieurs indications relatives à l’obscurité ponctuent les propos des différents personnages : « Les Astres de la nuict ont mis le crime au jour » (vers 1004), « J’ay de loin entreveu parmy l’obscurité, / Le port noircy de peuple, et brillant de clarté » (vers 1015-1016), « La Lune en se levant sur ce petit bois sombre, / M’a fait voir ce beau corps, qui passe pour une ombre » (vers 1156-1157).

Or, les renseignements dont nous disposons concernant l’éclairage du plateau de théâtre sont médiocres, et encore plus concernant la production d’une lumière nocturne. Bien que les notices de Mahelot abordent fréquemment ce sujet, nous ignorons quelle technique était utilisée. Des différentes méthodes avancées par Pierre Pasquier78, on ne saurait déterminer quelle était celle privilégiée par les comédiens représentant La Belle Esclave. Ceux-ci pouvaient obscurcir les sources lumineuses au moyen de cylindres de fer suspendus à des poulies, ou user d’une technique consistant à réduire l’intensité des sources lumineuses placées dans les coulisses en limitant leur rayonnement à l’aide d’un écran plus ou moins opaque, ou encore, tout simplement, faire usage d’un velum, une sorte de grande toile peinte représentant une nuit au dessus de la scène.

Partant, l’analyse que nous proposons ne prétend pas rapporter fidèlement quels furent les choix scénographiques de La Belle Esclave, mais tend à en explorer les possibilités. Si nous ne saurions écarter d’autres alternatives à la mise en scène que nous privilégions, il semble toutefois que notre pièce présente un lieu faiblement composite qui unifie au moins partiellement l’ancien dispositif à cinq compartiments. La tension vers l’unification, poursuivie et accentuée sous la pression de la spéculation sur l’unité de lieu et des tentatives d’application de cette règle, aboutit en effet à redéfinir le principe de la décoration simultanée.

La tragi-comédie de Claude de L’Estoille, créée durant une période de transition privilégiant de plus en plus la représentation d’un lieu totalement homogène, ne peut que prendre en considération l’évolution de la perception de l’illusion théâtrale. Celle-ci se doit désormais de privilégier la vraisemblance absolue – subordonnant, dans une perceptive platonicienne, le plaisir au Vrai – au détriment de la vraisemblance relative. Progressivement, il est acquis que l’adhésion de l’auditeur à la rhétorique dramatique passe également par le respect de l’unité de lieux, une des conditions sans laquelle la vraisemblance absolue ne se réalise que partiellement. En 1642-1643, la scène n’est donc pratiquement plus multiple, mais n’est pas encore homogène, comme l’exigeront par la suite les pièces classiques.

Argument §

L’intrigue de La Belle Esclave se déroule dans la ville d’Alger où le Sicilien Alphonse et son confident Fernand sont retenus en esclavage par le Roi depuis deux mois. Alphonse, prince de Sicile, a été déchu de sa souveraineté lors de la prise de Mégare par les Algériens. Alors que le jeune homme s’apprêtait à célébrer son union avec Clarice, princesse sicilienne, tous deux décidèrent, à la déclaration des hostilités entre la Sicile et Alger, de se faire passer pour frère et sœur, afin de pouvoir s’adresser l’un à l’autre avec plus de liberté s’ils étaient faits prisonniers, et de cacher l’ascendance de Clarice, fille d’Alcandre, ennemi juré d’Alger.

À l’acte I, Alphonse, désormais esclave du Roi d’Alger depuis la chute de son royaume de Sicile, se désespère de la perte de sa maîtresse, Clarice. Le jeune homme pense qu’elle est morte lors du siège de Mégare. Fernand, chargé de retrouver la jeune femme en Sicile, n’a pu y parvenir. Il tente néanmoins de rassurer Alphonse sur le sort de sa bien-aimée et l’encourage à garder espoir (scène 1). Apprenant par le Roi l’arrivée d’un nouveau bateau chargé d’esclaves siciliennes, Alphonse espère trouver sa maîtresse parmi les captives. Le Roi a quant à lui réservé une des plus belles esclaves pour le sérail du sultan de Constantinople (scène 2). Mais c’est précisément cette esclave qui se révèle être la maîtresse d’Alphonse. Les deux amants, devant le Roi, s’adressent l’un à l’autre en se faisant passer pour frère et sœur. Ils tentent de convaincre le Roi de renoncer à offrir Clarice au sultan ; en vain car celui-ci n’accepte pas de revenir sur sa décision. Clarice menace alors de se suicider pour conserver son honneur (scène 3).

Haly, le capitaine du Palais d’Alger, à l’ouverture de l’acte II, empêche la jeune femme de se blesser (scène 1). Elle espère, avec Alphonse, obtenir l’appui de la Reine   (scène 2), mais celle-ci ne peut s’élever contre la volonté de son époux. La souveraine autorise seulement les deux esclaves, qu’elle croit toujours frère et sœur, à s’entretenir quelques instants avant le départ de Clarice pour Constantinople (scène 3). Les deux amants, condamnés aux adieux, réitèrent leur foi l’un envers l’autre dans un dialogue empreint d’émotions. Haly veut mettre un terme à cette douloureuse entrevue, mais, sur les instances des deux jeunes gens, il leur accorde un délai supplémentaire (scène 4). Un ultime dialogue, dont la stichomythie trahit l’apogée de l’émotion, vient définitivement clore les adieux     (scène 5). Alphonse, désespéré, élabore pourtant une stratégie pour sauver sa bien-aimée : prétextant vouloir accompagner Clarice jusqu’à Constantinople afin que leur séparation soit moins cruelle, il ambitionne en réalité de s’emparer du bateau et de rejoindre la Sicile avec elle. À Fernand qui lui oppose le peu de chance de réussite d’une telle entreprise, Alphonse prétend malgré tout la tenter, quitte à en perdre la vie (scène 6).

À l’acte III, La Reine, s’entretenant avec son époux, lui avoue combien elle le juge peu reconnaissant de la bonté passée d’Alphonse. Celui-ci, pendant la guerre qui opposait les royaumes de Sicile et d’Alger, laissa en effet la vie sauve au frère de la souveraine, pourtant prisonnier dans le camp sicilien, et le renvoya sans rançon dans son pays (scène 1). L’arrivé d’Alphonse met un terme aux reproches de la Reine. L’esclave sicilien adresse sa requête au Roi : accompagner sa sœur Clarice jusqu’à Constantinople. Mais débouté dans sa demande, le jeune homme finit par avouer au monarque que Clarice est sa maîtresse. Cette révélation émeut la Reine qui considère que les liens d’amour doivent être révérés. D’abord ferme dans sa résolution d’offrir au sultan Clarice, le Roi, grâce à la sollicitude de son épouse, se laisse fléchir et libère la jeune femme (scène 2). Mais avant que la libération de Clarice ait pu être effective, Haly, qui avait en charge la surveillance de l’esclave sicilienne, annonce qu’elle s’est précipitée dans les flots. Une lettre écrite de sa main fait foi (scène 3). Alphonse est accablé par ce nouveau revers de fortune et pense mettre fin à ses jours (scène 4).

Alors que Fernand se lamente sur le sort d’Alphonse qu’il croit noyé dans les flots au début de l’acte IV, il le rencontre sur le rivage. Alphonse lui annonce qu’il a aperçu Clarice, conduite par un homme, près du littoral. Il décide d’en informer les souverains (scène 1). De son côté, Haly s’inquiète que l’esclave sicilien n’ait découvert sa tromperie : charmé par les appas de la belle esclave, il feignit en effet son trépas pour l’enlever, et chargea son domestique Selim d’embarquer Clarice sur un navire afin de s’enfuir avec elle. Son complice n’a pu mener à bien ce projet puisque la vue du peuple d’Alger accouru sur la rive pour y chercher le corps de Clarice, puis l’arrivée d’Alphonse, l’ont effrayé. Lorsque Haly apprend ces événements, il décide de confesser au Roi son imposture ; Selim l’en dissuade et lui conseille de faire périr la captive afin d’ôter tout soupçon sur sa culpabilité (scène 2). Alphonse, persuadé que Clarice est en vie, réclame justice au Roi et dénonce la traîtrise de Haly. Le capitaine du palais dément ce qu’il juge être une calomnie (scène 3). Une scène d’agôn entre le Roi et Haly, au cours de laquelle ce dernier n’hésite pas à accuser son monarque d’ingratitude envers ses sujets et serviteurs, fait suite à la demande du Roi d’inspecter les appartements du ravisseur (scène 4).

Malgré les recherches d’Alphonse à l’ouverture de l’acte V, sa maîtresse demeure introuvable. Le jeune homme ne sait que rétorquer à Fernand doutant que la femme rencontrée sur le rivage correspondait bien à Clarice (scène 1). Alphonse et Haly s’affrontent dans une joute verbale devant le Roi, chacun soutenant son honnêteté. Alors que le monarque pardonne à Alphonse d’avoir accusé Haly à tort (scène 2), la Reine annonce qu’en menant des investigations secrètes, elle est parvenue à découvrir la culpabilité d’Haly par l’intermédiaire de son complice Selim, qu’elle surprit avec Clarice dans les grottes du palais. Selim, qui confessa sa faute avant de se tuer, accusa également Haly (scène 3). L’arrivée de Clarice confond le capitaine du palais que l’on mène en prison sur l’ordre du Roi. Cependant Clarice implore la clémence du monarque envers celui qui a précédemment empêché son suicide. Alphonse demande également grâce pour Haly dont le crime a seulement été d’aimer la jeune femme. Le Roi consent alors à libérer le ravisseur et bénit l’union des jeunes gens à qui il a rendu la liberté (scène 4).

Une intrigue originale aux influences multiples §

L’héritage de Cervantès et de la novela §

Si nous ignorons quelles furent précisément les sources d’inspiration de La Belle Esclave, faut-il pour autant se rallier à Linage de Vauciennes, qui, dans son épître placée en tête de la pièce, accorde à Claude de L’Estoille l’entière originalité de son sujet ?

Ce Prince [Alphonse] et cette Princesse [Clarice], n’ont jamais esté en effet ailleurs que dans vostre imagination […]. Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon advis, est d’inventer avec grace […].79

Toutefois ces propos ne doivent pas nous induire en erreur. Nous ne saurions en effet considérer que Linage de Vauciennes s’enquiert des modèles qui ont pu inspirer l’auteur ; il s’efforce seulement d’affirmer la supériorité des pièces privilégiant les intrigues romanesques aux dépens des poèmes dramatiques à sujets historiques. La perspective adoptée par le critique est celle de l’éloge d’une pièce de veine romanesque, et non celle d’une recherche des sources d’influence du poète qui aboutirait à prouver la nouveauté du thème de La Belle Esclave.

Néanmoins, au début du XXe siècle, Henry C. Lancaster80 établit la potentielle filiation existant entre L’Amant libéral de Georges de Scudéry et La Belle Esclave. La lecture de la tragi-comédie de Scudéry laisse effectivement entrevoir une certaine ressemblance avec notre pièce. Ce dernier, dans l’épître dédicatoire de son poème dramatique dédiée à la Reine Anne d’Autriche, admet en toute honnêteté avoir emprunté le sujet de sa pièce à Miguel de Cervantès. Son poème dramatique, représenté en 1636, offre en effet de multiples similitudes avec El amante liberal, une des Novelas exemplares du célèbre écrivain espagnol.

Pour le sujet [de L’Amant Libéral], Votre Majesté sçait bien, que Cervantes n’en a pas fait de mauvais. Cet Autheur estoit veritablement, un de plus beaux esprits de toute l’Espagne ; et si ceux de sa Nation disent Es de Lope, quand ils veulent donner la plus haute loüange à quelque ouvrage de Poësie, je pense que pour la Prose, ils peuvent dire Es de Cervantes avec autant de raison.81

À l’aube du siècle classique, les écrivains français empruntent souvent les sujets de leurs productions à leurs voisins ibériques, et en particulier au répertoire espagnol qui, favorisé par une vogue de l’hispanisme en France, constitue un fond particulièrement créateur pour les écrivains. Le roman espagnol est plus spécifiquement utilisé comme source d’inspiration pour le théâtre français. Le développement de la tragi-comédie en France, notamment, ne peut pas être envisagé sans référence à la novela espagnole. Les deux genres, étrangers – ou presque – à la tradition littéraire antique, entretiennent d’indéniables affinités. Leur lien réside dans une tendance commune à vouloir intéresser le spectateur ou le lecteur à la représentation d’un univers plus « proche » que celui proposé par les genres définis dans les poétiques néo-aristotéliciennes. Comme l’affirme Guiomar Perez-Espejo Hautcœur dans son ouvrage Parentés franco-espagnoles au XVIIe siècle :

Cette proximité est fondée sur l’utilisation d’un cadre spatio-temporel familier et sur le refus de se tenir à un seul mode de représentation, qu’il soit tragique ou comique.82

Le recueil le plus connu est sans conteste celui des Novelas exemplares de Cervantès, dont la première traduction française paraît en 1615 sous le titre Les Nouvelles de Miguel de Cervantes Saavedra, Où sont contenues plusieurs rares Adventures, et memorables Exemples d’Amour, de Fidelité, de Force de Sang, de Jalousie, de mauvaise habitude, de charmes et d’autres accident non moins estranges que veritables83. Ces histoires, véritables mines de sujets pour les dramaturges, correspondent au goût d’un public avide de péripéties continuellement renouvelées.

Aussi, dans la lignée d’Alexandre Hardy qui, l’un des premiers, adapte au théâtre les nouvelles La senora Cornelia, La gitanilla et La fuerza de la sangre de Cervantès sous les titres respectifs de la Cornélie, La Belle Egyptienne et La Force de Sang84, Georges de Scudéry, mais également Daniel Guérin de Bouscal poursuivent cette tradition en s’inspirant, à des degrés divers, d’El amante liberal.

Partant, si Claude de L’Estoille s’est vraisemblablement inspiré, selon Lancaster, de L’Amant libéral de Scudéry, poème dramatique ne désavouant pas l’héritage de Cervantès, nous ne saurions négliger le lien, aussi ténu soit-il, qui existe entre l’œuvre de l’auteur espagnol, que Claude de L’Estoille n’a pu ignorer, et notre tragi-comédie. Dès lors, avant de nous consacrer à déterminer quels emprunts à L’Amant libéral de Scudéry Claude de L’Estoille a pu effectuer pour l’écriture de sa pièce, il convient de nous pencher sur les influences originelles, à savoir celles de la novela cervantesque, El amante liberal, dont le résumé complet a été placé en annexe.

Le cadre exotique de la nouvelle de Cervantès trouve de nombreux échos dans La Belle Esclave. Tout comme Ricardo et Leonisa – les héros d’El amante liberal –, Alphonse et Clarice, dans notre pièce, viennent de Sicile. Alors que les premiers sont des Siciliens de Trapani, les seconds sont de Mégare. Faits prisonniers par des Turcs au service du Sultan de Constantinople, les protagonistes d’El amante liberal sont emmenés à Nicosie, ceux de notre pièce à Alger. L’onomastique orientale tend également à prouver que la nouvelle espagnole n’est pas étrangère à Claude de L’Estoille : si le Sultan de Constantinople se nomme Sélim (en alternance avec Soliman) dans le récit hispanique, le domestique d’Haly, dans notre pièce, porte le même nom. Haly trouve quant à lui son équivalent nominal dans la nouvelle, puisqu’Ali est pacha de Nicosie.

En outre, une des habitudes de Cervantès est de faire commencer l’intrigue in medias res, réservant à la suite de l’action la charge d’expliquer la situation précédente. Cette technique narrative, très utile dans le genre théâtral où le début in medias res devient souvent nécessaire pour susciter immédiatement l’intérêt du spectateur, trouve son écho dans La Belle Esclave. El amante liberal commence par une longue lamentation sur la perte de Nicosie, lamentation prononcée, comme on l’apprend, par le captif Ricardo :

Ô déplorables ruines de l’infortunée Nicosie, sèches à peine du sang de vos vaillants et malheureux défenseurs ! […] Mais moi, infortuné, que puis-je espérer dans la profonde misère où je me trouve, quand bien même je reviendrais à l’état qui était le mien avant d’en être réduit à celui où je me vois ?85 

De la même façon, Alphonse déplore le sort de la ville de Mégare (vers 21-24). Les héros, Ricardo et Alphonse, ne livrent les profondes raisons de leur affliction que sur les instances de leur confident. Ainsi Mahmoud enjoint Ricardo à lui confier tous ses maux dans la nouvelle de Cervantès :

Je te supplie donc pour ce que tu dois à la bonne volonté que je t’ai témoignée, et parce que t’en fait obligation notre patrie commune, où, enfants, nous avons grandi ensemble, de me dire quelle est la cause d’une si extrême tristesse ; car, s’il est certain que celle de la captivité suffit à attrister le cœur le plus joyeux du monde, j’imagine pourtant que tes malheur prennent plus loin leur cours.86 […] Puisque l’adversité ne t’a point privé de l’espoir de te voir libre, et que je te vois malgré tout te désoler misérablement de ton triste sort, ne t’étonne pas si je lui imagine une autre cause que ta liberté perdue ; et je te supplie de me dire quelle est la cause.87

De la même manière que Ricardo relate les faits antérieurs qui ont concouru à son emprisonnement, Alphonse, s’adressant au Roi, revient, à la scène 2 de l’acte III, sur les événements précédant sa captivité (vers 817-836). Ainsi, dans les deux œuvres, des analepses apportent des précisions à l’intrigue. On remarque en outre que ces antécédents présentent de nombreuses similitudes : un contexte belliqueux, une mise en esclavage, la séparation des amants.

Au commencement des deux textes, la situation paraît sans issue, non point pour Nicosie ou Mégare qui ne se relèveront pas de leurs ruines, mais pour Ricardo et Alphonse qui entraînent le lecteur dans l’erreur qu’ils commettent en croyant que Leonisa et Clarice sont mortes noyées : ainsi sont posées les bases du rebondissement de l’action. Comme Leonisa dans El amante liberal, Clarice réchappe d’un naufrage.

En outre, la notion d’honneur, bien qu’elle soit plus importante dans notre tragi-comédie que dans la nouvelle de Cervantès, fédère également les deux pièces. Si Clarice se bat à tout instant pour préserver sa vertu, Leonisa remercie le Ciel de lui avoir préservé son honneur :

J’en suis arrivée, au terme de maints et maints accidents, au misérable état où je me vois réduite, et malgré les dangers qu’il recèle, j’y ai toujours conservé, avec la grâce du Ciel, l’intégrité de mon honneur, dont je vis contente en ma misère.88

La sublime beauté des héroïnes apparaît en définitive comme le signe d’une réelle noblesse. Alors que Clarice préfère la mort à la servitude (vers 889-892), Leonisa refuse d’être ingrate envers Ricardo :

Ô vaillant Ricardo ! ma volonté, jusqu’ici retenue, hésitante et douteuse, se déclare en ta faveur. Les hommes sauront ainsi que toutes les femmes ne sont pas ingrates, puisque moi, au moins, me serai montré reconnaissance. Je suis tienne, Ricardo […].89

Bien que les six prétendants de Leonisa – Ricardo, Cornelio, le marchand juif, le Cadi, Ali et Hassan – ne trouvent pas d’équivalents dans la pièce de L’Estoille, puisque Clarice n’est courtisée que par deux hommes – Alphonse et Haly –, les deux héroïnes sont victimes de leur beauté. Alphonse déclare lui-même avoir acquis l’amour de sa maîtresse face à de nombreux concurrents, justifiant de la sorte le titre de La Belle Esclave (vers 709-712) :

Ma Maistresse est Clarice, et Clarice est trop belle,
Pour ne confesser pas que je brusle pour elle ;
Et que depuis cinq ans mes vœux et mes travaux
Disputent sa conqueste à cent fameux Rivaux.

Il est également frappant de constater que les héros de la nouvelle espagnole et de notre tragi-comédie se retrouvent alors que chacun d’entre eux pensait que son amant avait péri. La scène de leurs retrouvailles se place sous le signe d’une reconnaissance d’autant plus émouvante qu’elle se pare d’une certaine retenue, imposée par le déguisement des protagonistes. Ricardo, dans El amante liberal, aperçoit, au cours de l’assemblée des pachas, sa maîtresse Leonisa sous les traits d’une esclave déguisée en mauresque. Il ne peut se manifester, de crainte de troubler la jeune femme et d’encourir le risque d’être séparée d’elle. Peu de temps après, alors qu’il parvient à obtenir une entrevue avec elle, Ricardo usurpe son identité et se présente sous le nom de Mario. De même, Alphonse et Clarice se retrouvant après avoir désespéré de la survie de leur amant, ne peuvent faire éclater leur amour, gênés devant le Roi par leur identité usurpée, celle de frère et sœur (vers 137-144).

Enfin il apparaît qu’Alphonse, le héros de notre pièce, hérite de certains traits de l’amant « libéral », au sens étymologique, c’est-à-dire « généreux ». Alors que Ricardo offre une énorme rançon pour sauver sa maîtresse et n’hésite pas à courir tous les dangers pour la libérer de sa servitude, Alphonse envisage le même procédé que Ricardo pour délivrer Clarice : il projette de l’accompagner jusqu’à Constantinople pour en chemin, s’emparer du bateau et voguer vers la Sicile (vers 603-622).

Néanmoins, nous constatons qu’Alphonse agit moins que son émule Ricardo. Notre héros, s’il prend des initiatives, ne peut les mener à bien et ne quitte définitivement pas le palais ou ses entours. Claude de L’Estoille, contraint par la règle d’unité de lieu qui s’impose progressivement sur le les scènes du théâtre français, ne peut démultiplier à l’envi le cadre de son action. Le dramaturge privilégie une tragi-comédie présentant une grandeur statique concourant à la dignité du genre, plutôt qu’une pièce aux intrigues foisonnantes. Les tourments de l’amour et leur expression dominent alors notre poème dramatique, et supplantent les multiples actions de la nouvelle.

Enfin, les dénouements de l’œuvre de Cervantès et de notre pièce présentent tous deux une fin maritale, traditionnelle dans la conduite d’une action tragi-comique. En outre, les deux textes insistent sur la reconnaissance de la liberté de la femme, qui peut en définitive choisir le mari qui lui convient.

Ainsi, il apparaît que si Claude de L’Estoille s’est inspiré de la nouvelle de Cervantès, il n’en a pas tiré le sujet principal de sa pièce, à savoir le contraste entre Ricardo, le héros « libéral » et son rival Cornelio. Notre auteur a pu néanmoins en extraire d’autres éléments, parmi lesquels le cadre géographique oriental, l’évocation de la Sicile, les thèmes de l’esclavage, du rapt et de l’honneur. Cependant, le choix même de ces éléments et l’élimination de certains autres composants de l’intrigue hispanique donnent à la tragi-comédie de L’Estoille une matière dramatique beaucoup plus simple, moins riche d’actions et d’épisodes secondaires par rapport à sa source. Nous avons donc l’impression que l’écho de la nouvelle de Cervantès n’est que médiat.

L’influence de Guérin de Bouscal et de Scudéry §

L’influence de Cervantès ne saurait par conséquent éclipser celle qu’exerce les œuvres des contemporains de Claude de L’Estoille sur La Belle Esclave. En effet, vers la fin de l’année 1636, Daniel Guérin de Bouscal et Georges de Scudéry produisirent chacun une tragi-comédie héritée de la nouvelle espagnole : L’Amant libéral. Il n’est guère croyable que ces deux auteurs aient eu indépendamment l’idée d’adapter à la scène un même récit cervantesque. Cependant il est assez difficile de savoir auquel des deux doit revenir l’honneur de la priorité. Selon les frères Parfait90, Guérin de Bouscal, ayant commencé sa pièce, apprit que Scudéry travaillait sur le même sujet ; il demanda donc à l’auteur dramatique et poète Charles Beys de collaborer avec lui, afin que son Amant libéral fût représenté en même temps que celui de son rival. Cette anecdote, qui ne nous révèle pas qui de Scudéry et de Guérin de Bouscal eut le premier l’idée d’un Amant libéral, est contredite par le duc de La Vallière91 qui suppose que Scudéry s’appropria l’idée de son émule. Quoiqu’il en soit, la pièce de Guérin de Bouscal parut chez Toussainct Quinet le 15 septembre 163792, sept mois et demi avant la publication de celle de Scudéry93.

Guérin de Bouscal, s’il respecte dans son adaptation dramatique le principe de la rivalité amoureuse entre le héros généreux et son rival avare, s’écarte toutefois de la nouvelle de Cervantès en y ajoutant certaines complications. L’auteur donne au héros « libéral », Lysis – l’équivalent de Ricardo dans le récit espagnol – un frère, Philidas, esclave du Cadi. De plus, Lysis, l’amant de Léonise, est aimé non seulement, comme chez Cervantès, par Halima, la femme du Cadi, mais aussi par la fille de Halima, Sophise, qui n’existe pas dans la nouvelle. Sophise est aimée à son tour par un autre personnage de l’invention de Bouscal, Tharonte, fils du bacha Hazan. Dans la pièce, les péripéties amoureuses de Sophise et Tharonte acquièrent une dimension non négligeable, presque équivalente à celle de l’amour central, et modifient d’une manière conséquente le sujet de la pièce par rapport à sa source. Mais en dépit de l’élaboration d’une action particulièrement compliquée, Guérin de Bouscal parvient à respecter les unités de temps et de lieu. Ainsi l’intrigue de L’Amant libéral se déroule dans un espace unique, à Chypre, à Nicosie, et l’action n’excède pas les vingt-quatre heures. Le dramaturge, en observant ces principes, participe ainsi au mouvement de régularisation des poèmes dramatiques.

Ainsi, si l’on élude les actions secondaires ajoutées par Guérin de Bouscal dont le détail pourra être lu en annexe, il apparaît que le dramaturge respecte toutes les étapes essentielles de la nouvelle cervantesque. La pièce n’entretient pourtant que peu d’affinités avec celle de Claude de L’Estoille. Les deux auteurs adoptent en effet une technique de composition opposée : alors que Guérin de Bouscal n’hésite pas à étoffer une matière dramatique déjà dense, notre poète s’efforce en revanche de la condenser. L’auteur de L’Amant libéral, en accumulant un nombreux personnel dramatique, des intrigues multiples, et un mélange des tons propice au développement de l’enjouement, respecte la prolifération propre au genre tragi-comique des années 1630. À l’inverse, Claude de L’Estoille présente une composition moins dispersée et plus homogène. En outre, la pièce de Guérin de Bouscal se concentre davantage sur le thème des amours contrariés, et non, comme celle de notre dramaturge, sur la menace que constitue l’envoi de l’héroïne au sérail.

Dès lors, les ressemblances notables entre les deux poèmes dramatiques concernent uniquement des similitudes dans l’expression des sentiments et des caractères. « La belle esclave » est par exemple définie semblablement par Guérin de Bouscal et L’Estoille : alors que le Cadi de L’Amant libéral, à la scène 1 de l’acte III, souligne « La beauté de tant d’attraits pourveuë » de Léonise, Fernand, dans notre pièce, évoque la noblesse « D’une jeune Beauté de tant d’attraits pourveuë » (vers 86). En outre, la détermination à envoyer « la belle esclave » au Sultan est exprimée de la même façon dans les deux œuvres. Les propos du bacha Hazan, qui s’exclame dans la pièce de Bouscal « Car je veux cette Esclave au prix qu’elle peut estre, / Pour en faire un present à nostre commun Maistre » (acte II, scène 8), évoquent ceux du Roi dans La Belle Esclave « J’en veux faire un present au plus puissant des Roys » (vers 316). La conduite de Léonise, défendant son honneur sous peine de « forcer la terre à [l]’engloutir » (acte IV, scène 9), n’est pas sans rappeler celle de Clarice qui prédit dans notre pièce que, si on la forçait à devenir l’esclave du Sultan de Constantinople, « la terre s’ouvriroit afin de [l]’engloutir » (vers 192). Au désespoir du bacha Haly « […] me puis-je bien resoudre / A recevoir encor ce dernier coup de foudre » (acte IV, scène 1), succède celui d’Alphonse déclarant « Mais l’estat où je suis à tout me fait resoudre ; / Allons donc recevoir ce second coup de foudre » (vers 325). Enfin, Sophise, se persuadant de ses attraits et de sa capacité à rendre heureux son amant Lysis, s’exclame quant à elle qu’« une haute vertu, / Peut relever un corps par le sort abbatu » (acte I, scène 1). De la même façon, Fernand, dans La Belle Esclave, persuade Alphonse que « Quiconque est animé d’une haute vertu, / Se releve aussi-tost qu’il se treuve abbatu » (vers 911).

Ces ressemblances lexicales entre L’Amant libéral et La Belle Esclave peuvent seulement être le résultat d’un traitement de sujet similaire – le thème des captifs chrétiens réduits en esclavage par les Maures invitant à aborder les mêmes poncifs de la tradition littéraire ; mais il est également probable qu’il s’agisse d’échos de vers entendus ou lus par Claude de L’Estoille chez son prédécesseur. Quoi qu’il en soit, l’adaptation de la nouvelle cervantesque par Guérin de Bouscal permet de mesurer les différences qui la séparent de sa source et, d’autre part, de percevoir l’évolution du traitement dramatique d’un thème au cours du XVIIe siècle. Enfin, si La Belle Esclave entretient moins d’affinités avec L’Amant libéral de Guérin de Bouscal qu’avec la pièce de son rival Scudéry, il nous reste à en déterminer les raisons.

Georges de Scudéry, dans la préface de sa dernière tragi-comédie, Arminius ou les Frères ennemis, publiée en 1644, revient sur l’ensemble de sa production théâtrale et apporte ainsi un témoignage sur l’accueil qui fut réservé à chacun de ses poèmes dramatiques. L’auteur reconnaît que son Amant libéral ne connut qu’un succès relatif, eu égard au prestige de sa filiation avec la nouvelle cervantesque.

Or comme les mauvaises Constelations, ne sont pas sitost passées, L’Amant libéral qui vint en suite de cette belle Reine de Carthage [Didon], se sentit encor un peu de son malheur : et quelque divertissante que fust cette Tragi-Comédie ; et quelque beau que fust son Sujet, que je tiens le premier des Nouvelles de Cervantès ; elle ne fut que médiocrement loüée.94

Il semble que l’on puisse croire ce jugement puisque Scudéry, qui se montre généralement peu enclin à critiquer ses œuvres, fait ici preuve d’une opinion plus nuancée. Son examen ne dément d’ailleurs pas l’appréciation que publie l’auteur anonyme de l’article La voix publique95, qui, au cours de la « Querelle du Cid », avertit Scudéry que sa Didon ne saurait être comparée à la Médée de Corneille, ni son Amant libéral au Cid. En revanche, « l’inconnu et le veritable amy de Messieurs de Scudéry et Corneille96 » s’oppose à cette critique et, dans un article du même nom, affirme que L’Amant libéral est l’« une des plus belles et riches Pieces que nous ayons, et dont l’invention est inestimable ». Il la considère comme « le chef-d’œuvre de Monsieur de Scudéry97 » et déclare que Belleroze, acteur du Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, a introduit la représentation de cette pièce par une « oraison » dans laquelle il en fait des louanges.

Ces jugements contradictoires, s’ils ne permettent pas de déterminer avec exactitude quel accueil fut réservé à L’Amant libéral de Georges de Scudéry – mais on fera cependant confiance aux réserves de l’auteur –, attestent de l’importance que prit ce poème dramatique dans les débats des critiques littéraires. Pâtissant du succès du Cid, représenté la même année, L’Amant libéral fut vraisemblablement comparé à celui-ci ; adversaires et partisans des deux auteurs s’affrontèrent au sujet des mérites respectifs de ces pièces. Dès lors, la tragi-comédie de Scudéry, jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne en 163698 et publiée en 163899, soit quatre ans avant l’écriture de La Belle Esclave, n’a pu passer inaperçue aux yeux de notre dramaturge. Si Claude de L’Estoille ne s’est pas sciemment inspiré de la pièce de son prédécesseur, il n’a pu toutefois l’ignorer.

La ressemblance d’intrigue entre L’Amant libéral de Georges Scudéry – dont le résumé peut être parcouru en annexe – et La Belle Esclave demande à être envisagée dans le détail. Mais considérons tout d’abord cette première pièce. À la différence de Guérin de Bouscal, Scudéry n’a pas essayé de compliquer l’intrigue que lui offrait Cervantès. Il se permet seulement quelques modifications : l’amoureux avare, Pamphile, et le père de Léonise, Rodolphe – qui chez Cervantès ne quittent pas la Sicile – figurent dans la tragi-comédie comme esclaves, à côté de l’héroïne, Léonise, et du héros, Léandre. Scudéry crée également deux nouveaux rôles, ceux de Sarraide et de Sulmanire, confidentes de Halime, femme du cadi Ibrahim.

Les personnages de L’Amant libéral ressemblent de très près à ceux de La Belle Esclave. Le héros des deux pièces est un gentilhomme sicilien et un esclave. Chacun a un confident et une maîtresse, elle-même captive des Mahométans. Hali Bacha et Hazan Bacha jouent le même rôle de ravisseurs dans L’Amant libéral que Haly dans La Belle Esclave. Mais c’est le seul exemple de correspondance des noms. Le personnage du cadi, Ibrahim, rappelle celui du Roi, tous deux étant des représentants du Sultan de Constantinople ; ils ont la charge de lui livrer la belle esclave. Halime, la femme du cadi, est un personnage sensiblement différent de la Reine présentée par L’Estoille, car celle-ci devient une véritable protagoniste, tandis que la première n’a qu’une importance marginale. En revanche, six personnages de L’Amant libéral ne se retrouvent pas dans la tragi-comédie de L’Estoille : Rodolphe (le père de Léonise), Pamphile (l’amant avare), Hazan Bacha (gouverneur de Nicosie), Isac (le marchand juif) ainsi que Sarraide et Sulmanire (les confidentes de Halime). L’intrigue de L’Amant libéral se déroule à Chypre, celle de La Belle Esclave à Alger. Les esclaves siciliens de la première pièce sont de Trapane, qui a été détruite par les Turcs, alors que dans la seconde pièce les esclaves siciliens viennent de Mégare en Sicile, ville saccagée par les Maures d’Alger.

La pièce de Scudéry commence avec une scène montrant Léonise, l’esclave sicilienne, défendant son honneur contre le marchand juif Isac, son maître. L’attitude de la jeune femme n’est pas sans rappeler celle de Clarice s’opposant au projet du Roi de l’envoyer au sérail du Sultan de Constantinople. Toutes deux, rescapées d’un naufrage, préfèrent mourir plutôt que de perdre leur honneur. Isac est pourtant déterminé à faire céder Léonise (vers 40-41) :

Je te le dis encor pour la dernière fois 
J’aime et je veux être aimé.

Dans La Belle Esclave, le Roi est aussi résolu à sacrifier l’honneur de Clarice au Sultan (vers 315-316) :

Je vous le dis encor pour la derniere fois,
J’en veux faire un présent au plus puissant des Roys.

Finalement repoussé, Isac décide d’envoyer son esclave dans un sérail « Qu’elle serve au Serrail, à d’infames plaisirs » (vers 48). On retrouve le même vocabulaire dans l’interrogation larmoyante de Clarice lorsqu’elle apprend qu’elle est destinée au harem du Sultan « A d’infames plaisirs je serois immolée ? » (vers 186).

La scène 4, en expliquant les raisons pour lesquelles les personnages présentés précédemment sont devenus esclaves et ont été séparés, prolonge la scène d’exposition. Cette quatrième scène est semblable à la première scène de La Belle Esclave. Comme Fernand, tourmenté par l’affliction d’Alphonse (vers 3-4), Mahamut, un renégat sicilien, s’inquiète de la tristesse de Léandre : « Comme je voy tes pleurs, montre moy leur sujet » (vers 201). Le renégat invite le jeune esclave à relativiser son malheur et lui suggère qu’il pourrait recouvrer la liberté (vers 217-220) :

Un grand cœur doit tousjours d’un genereux effort,
Opposer la raison, aux malices du sort :
Et puis, cette disgrace à tant d’autre commune,
N’est pas le plus grand coup, que donne la fortune.

Léandre lui confie alors l’objet réel de son désespoir : la mort de sa maîtresse Léonise. Il affirme qu’il ne saurait lui survivre « La franchise est un bien, dont je n’ay point d’envie » (vers 223). Dans la pièce de L’Estoille, le Roi est également stupéfait du désintérêt que porte Alphonse à la liberté « Contez-vous donc pour rien le don de la franchise ? » (vers 681).

Au début de la scène, Mahamut ignore, à la différence de Fernand, de qui son ami est épris. En outre, il ne connaît pas les causes de sa captivité. Léandre relate alors les mésaventures qui l’ont conduit à devenir l’esclave des Turcs et celles qui ont abouti à la mort de Léonise. Scudéry concentre assez artificiellement, en une scène de 226 vers, les informations nécessaires à la compréhension de l’action, alors que Claude de L’Estoille dilue la narration de ces antécédents au cours de l’intrigue. Notre dramaturge, grâce aux analepses qui ponctuent son texte, évite une scène trop longue et saturée d’informations. Ainsi Léandre relate l’histoire de sa capture par les Turcs avec Rodolphe, Pamphile, et Léonise. Un orage sépara les trois navires contenant les captifs et Léonise, selon Léandre, périt. La jeune femme, comme l’apprendra son amant à la scène 3 de l’acte II, échappa en réalité de peu au naufrage. L’héroïne de La Belle Esclave, Clarice, survécut également au naufrage de son navire, alors qu’elle était emportée pour devenir esclave des Mahométans.

La première scène de l’acte II de L’Amant libéral nous apprend que l’île de Chypre est « un Estat encor mal affermy » (vers 536), « Où l’on voit disputer la Croix, et le Croissant » (vers 462), alliance reprise par de L’Estoille dans sa pièce, et que Clarice juge improbable (vers 285-288) :

Mais se peut-il jamais qu’un tel Prodige avienne,
Que le Prince des Turcs espouse une Chrestienne ?
Et dans Constantinople, au mépris de ses Loix,
Face ensemble briller le Croissant et la Croix ?

Le transfert de pouvoir de l’ancien gouverneur de Chypre, Hali Bacha, au nouveau, Hazan Bacha, sur ordre du Sultan Sélim – nom dont de L’Estoille s’est probablement inspiré pour nommer le domestique de Haly – occupe une scène de L’Amant libéral. L’arrivée d’Isac et de Léonise interrompt cette cérémonie. Une dispute pour posséder « la belle esclave » s’ensuit, alors que, comme Clarice, Léonise est prête à défendre fermement son honneur, car rien ne saurait l’empêcher « de sauver [son] honneur, par un juste trespas » (vers 633). Elle ajoute (vers 646-649) :

Ainsi ne croyez pas regler mon advanture,
Dans le choix du Serrail, ou de la sepulture,
Je ne balance point ; et malgré vos efforts,
L’ame qui doibt regner, disposera du corps.

Ce ton déterminé qui trahit une volonté inébranlable évoque celui de Clarice dans notre pièce (vers 301-302) :

J’arracheray la vie à qui prendra licence
De faire à mon honneur la moindre violence.

La dispute entre les bachas, qui veulent tous deux posséder « la belle esclave », est tranchée par Ibrahim, le cadi, qui suggère que Léonise soit offerte au Sultan de la part de Hali et de Hazan. Ibrahim propose d’escorter la jeune femme jusqu’à Constantinople, au sérail du Sultan. Dans la pièce de L’Estoille, c’est le Roi qui a résolu d’envoyer Clarice au Grand Turc. La tâche de l’accompagnement jusqu’au lieu dit revient à Haly.

Mahamut conseille à Léandre d’essayer d’entrer au service du cadi, qui possède désormais Léonise, et lui promet de l’aider au prix de sa vie « Je veux ou te sauver, ou me perdre moy mesme » (vers 754). Fernand donne à Alphonse la même assurance (vers 583-584) :

Allez où vous voudrez, et deussay-je y perir,
Les armes à la main on m’y verra courir. 

Le bacha Hali, à la première scène de l’acte IV de L’Amant libéral, cherche un moyen de conquérir Léonise et de la soustraire à l’emprise du cadi Ibrahim. Son confident Mustapha lui conseille d’attaquer le vaisseau qui transportera l’esclave sicilienne au Sultan. Ce faisant, Hali pourra prendre possession de Léonise. Alphonse envisage exactement la même manœuvre pour sauver Clarice (acte II, scène 6).

Mahamut élabore quant à lui un subtil stratagème pour assurer à Léandre une fuite victorieuse ; il conseille à Ibrahim de conduire lui-même Léonise au Sultan, puis au cours du trajet, de feindre que, la confondant avec un forçat, des marins l’aurait jetée dans les flots. Mahamut lui propose de déclarer (vers 1471-1472) :

La belle Esclave100 est morte, et que deux Matelots,
Viennent de la jetter, dans le milieu des flots.

Haly, dans La Belle Esclave, utilise un subterfuge similaire en prétendant que Clarice s’est précipitée dans la mer, alors qu’en réalité c’est lui qui la retient prisonnière. L’Estoille a changé le meurtre en suicide, ce qui paraissait plus plausible. En outre, il n’est pas impossible que notre dramaturge ait justement trouvé le titre de sa pièce dans les vers précédemment cités.

En définitive, si l’analyse de l’argument de L’Amant libéral permet de percevoir les ressemblances que la pièce entretient avec la nouvelle cervantesque, il est à noter que La Belle Esclave lui emprunte également quelques éléments thématiques, tout en s’efforçant de concentrer davantage sa matière dramatique.

Ainsi l’ordre des séquences de L’Amant libéral est presque identique à celui de la nouvelle de Cervantès. Nous retrouvons chez Scudéry le début in medias res, suivi immédiatement par le récit des épisodes précédents, puis viennent les mêmes aventures, situées cependant dans un temps accéléré, étant donné que Scudéry, à cette époque, après la participation à la « Querelle du Cid », considère comme juste le respect de l’unité de temps. L’application de cette règle n’implique toutefois pas l’élimination d’épisodes ou de personnages qui continuent à caractériser l’intrigue « implexe », c’est-à-dire complexe et variée, que Scudéry privilégie. L’unité de lieu est également respectée, dans les limites permises à cette époque : la Sicile n’est jamais présente, pas même dans le dénouement, et toute l’action se déroule à Chypre. Le respect de l’unité de lieu oblige parfois l’auteur à modifier le cours de certains événements : la bataille navale d’El amante liberal se transforme par exemple en bataille terrestre. Enfin, les éléments ajoutés par Scudéry sont plutôt destinés à accentuer certains thèmes et motifs caractéristiques d’inspiration baroque, parfois absents ou moins ébauchés chez l’écrivain espagnol : l’inconstance de l’univers, le doute du personnage sur sa propre identité, le monde assimilé à un théâtre ou le déguisement des protagonistes. En somme, l’impression générale est celle d’une reprise assez fidèle de la nouvelle de Cervantès, avec une nette accentuation de ces éléments baroques.

Concernant la parenté de L’Amant libéral avec notre poème dramatique, on remarque que les principales caractéristiques de la tragi-comédie de Scudéry sont utilisées par Claude de L’Estoille. Les deux actions se nouent tout d’abord dans un contexte mahométan : les Turcs de Chypre dans un cas, et les Maures d’Alger dans l’autre. Les deux intrigues, lorsqu’elles sont réduites a minima, peuvent se résumer de la façon suivante : deux amants siciliens sont retenus en captivité par les Mahométans. La jeune femme, destinée au harem du Sultan, est enlevée par un autre Mahométan, séduit par ses attraits. Alors qu’Ibrahim, dans L’Amant libéral, projette de déclarer la mort de l’esclave pour expliquer sa disparition, Haly, dans La Belle Esclave, exploite véritablement cet artifice en affirmant que Clarice s’est précipitée dans les flots. La jeune femme est cependant sauve ; le ravisseur est tué chez Scudéry, il est pardonné chez L’Estoille. Les deux pièces s’achèvent sur une fin maritale. Ces considérations laissent véritablement penser que la tragi-comédie de Scudéry a inspiré notre auteur. De surcroît, diverses affinités expressives, partagées par les deux poèmes dramatiques, laissent supposer leur filiation.

Toutefois, de nombreuses intrigues accessoires concernant des personnages secondaires de L’Amant libéral ne sont pas exploitées dans La Belle Esclave. Si la tragi-comédie de Scudéry respecte les unités de lieu et de temps, elle ne respecte pas celle de l’action. Ainsi certains développements n’exercent pas d’influence sur le déroulement de l’intrigue, tel que l’épisode du marchand juif (acte I, scène 1), ou le désespoir de la femme du cadi, Halime, qui n’est pas aimée de Léandre (acte V, scène 1). L’intrigue de Scudéry, basée sur une nouvelle contenant de nombreux incidents extérieurs à l’intrigue, se révèle assez dispersée. L’Estoille, en revanche, poursuivant la tendance de son époque, insuffle à sa pièce une plus grande concentration dramatique. Il réduit notamment les personnages de quatorze – sans compter les troupes des janissaires – à sept. Enfin notre tragi-comédie, qui concentre l’intérêt des spectateurs sur le sort de Clarice et d’Alphonse, offre un caractère plus unifié.

Les emprunts ponctuels §

Nous ne saurions toutefois affirmer avec certitude que L’Estoille s’inspira de façon consciente et délibérée de L’Amant libéral de Scudéry car, au XVIIe siècle, le succès de Cervantès est partiellement responsable de la popularité du thème de la captive réduite en esclavage. Don Quichotte, contenant la célèbre histoire d’une captive, fut également traduit très tôt dans le siècle et imité de nombreuses fois, principalement dans Le Berger Extravagant de Sorel en 1627. En outre, le thème des captifs chrétiens réduits en esclavage par les Maures est pratiquement un genre dans la littérature espagnole qui joue un rôle considérable dans l’imaginaire littéraire français du XVIIe siècle. Les écrivains français perçoivent d’ailleurs dans la novela espagnole des échos certains de la tradition romanesque antique. Ainsi Cervantès considérait-il l’écrivain grec Héliodore101 comme un rival dangereux. S’adressant à son lecteur, l’auteur espagnol écrit en effet dans son « Prologue » des Novelas exemplares :

Si la vie ne me quitte, je t’offre les Travaux de Persilès, livre qui s’enhardit à rivaliser avec Héliodore, si du moins cette hardiesse ne le fait pas ressortir l’oreille basse.102

Dès la Renaissance, le retour, non pas seulement à la littérature latine et grecque, mais à des pensées, à un idéal de vies antiques, permit de retrouver les romans grecs. Ces derniers présentaient un canevas très précis : le héros et l’héroïne devaient être pourvus d’une beauté extraordinaire et d’une inexpugnable vertu et ils devaient être épris passionnément l’un de l’autre ; il fallait ajouter un certain nombre de personnages qui par leurs actes, volontaires ou non, devaient retarder le plus longtemps possible la suprême félicité du héros et de l’héroïne ; l’action devait consister en une série d’aventures plus ou moins vraisemblables, dans diverses parties du monde, pour aboutir enfin à un dénouement heureux.

La redécouverte de l’œuvre d’Héliodore, en particulier, marque d’une profonde empreinte les littératures occidentales, et ce pendant plusieurs siècles. De cette vogue, le principal auteur est sans aucun doute Amyot. Si Héliodore était connu d’humanistes tels que Boccace ou Rabelais, le grand public ne lut son roman qu’à partir de 1547, année où Amyot fit paraître L’Histoire Aethiopique de Heliodorus, contenant dix livres, traictant des loyales et pudiques amours de Théagène Thessalien et Chariclea Aethiopienne : nouvellement traduite du grec en françois, à Paris, pour Jean Longis, librairre, tenant sa boutique au Palais, en la gallerie par où l’on va à la Chancellerie, 1547. L’Espagne et l’Italie, aussi bien que la France, s’inspirèrent dès lors d’Héliodore.

Au XVIIe siècle, l’œuvre d’Héliodore est l’une des plus lues et des plus admirées. L’histoire de Théagène et Chariclée, les héros du roman, consiste en un déroulement d’aventures pourvu d’une riche mise en scène : aux fêtes et cérémonies magnifiques succèdent des combats sur terre et sur mer, des tempêtes, des séparations et des scènes de reconnaissance. L’adaptation du roman à la scène était aisée : il suffisait de laisser de côté le long récit rétrospectif qui occupe les premiers livres, et de représenter les événements dans l’ordre chronologique. Le dramaturge Alexandre Hardy, vers 1600, fit par exemple jouer une pièce tirée des Ethiopiques : la tragédie Théagène et Chariclée.

Les Ethiopiques présentent, à plusieurs égards, des similitudes avec La Belle Esclave. L’idéal de chasteté que tout romancier grec se propose à l’admiration du public y atteint sa plus haute expression. Les héros, au même titre que Clarice, préfèrent conserver leur honneur aux dépens de leur vie. En outre, Claude de L’Estoille a pu s’inspirer de l’artifice de l’usurpation d’identité adoptée Chariclée et Théagène : alors qu’ils sont amants, les héros se font régulièrement passer pour frère et sœur au cours du roman. Chariclée est à l’initiative de cette ruse qui permet plusieurs fois aux deux jeunes gens de se prémunir contre la jalousie ou la séparation. Chariclée conçoit d’abord ce projet au livre I, XXI, 3 puis au livre V, XXVI, 3. Théagène, à son tour, affirme qu’il est le frère de Chariclée au livre VII, XIII, 1 et au livre IX, XXV, 2.

Quant au procédé du dénouement de La Belle Esclave, Claude de L’Estoille s’inspire d’une thématique plus contemporaine : la résolution par la clémence. Ce choix n’est pas sans rappeler celui de la pièce de Corneille : Cinna ou La Clémence d’Auguste103. La publication de la tragédie de Corneille est légèrement antérieure à celle de La Belle Esclave si l’on se fie au privilège du Roi daté du 1er août 1642 (mars 1643 pour La Belle Esclave), et à son achevé d’imprimer daté du 18 janvier 1643 (derniers jour d’octobre 1643 pour notre pièce). Dès lors, il est vraisemblable de considérer que Claude de L’Estoille assista ou lut le poème dramatique de son confrère. La tragédie de Corneille, dont le succès fut considérable, devient une référence littéraire du vivant même de son auteur. On peut ainsi penser que le dénouement par la clémence de La Belle Esclave a été imaginé par Claude de L’Estoille pour retrouver la voie du succès qu’avait été le Cinna de Corneille.

De fait, dans notre tragi-comédie, l’obstacle que le puissant – en l’occurrence le Roi – déclenche contre la relation amoureuse des deux amants siciliens finit par menacer la vie de la personne aimée, Clarice. Mais un retournement de situation aboutit à transformer le personnage du souverain d’opposant qu’il était, en adjuvent. Alphonse, à la scène 6 de l’acte II, s’emporte contre l’intransigeance du monarque (vers 558-559) :

Qu’un Barbare, un Tyran tienne esclave un objet [Clarice]
Dont tout le Monde entier devroit estre sujet !

Mais le « tyran », grâce aux avis de son épouse, parvient bientôt, et progressivement, à la magnanimité. Sur les conseils de la Reine, il libère d’abord Clarice (vers 771-776). Alphonse ne peut dès lors que louer la générosité du Roi (vers 837-840) :

Qui donc vous fut jamais plus que moy redevable ?
Seray-je pas contraint de mourir insolvable ?
Certes, quoy que je face, il est visible à tous,
Que rien ne peut jamais m’acquitter envers vous.

Puis, le monarque, grâce aux suggestions de son épouse, accède à la clémence, et pardonne au ravisseur, Haly, ses mensonges et ses intentions criminelles (vers 1605-1607) :

Puisque les Offensés me demandent sa grace,
Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans
Soient libres, et comblez de tous contentemens.

À ces mots, Clarice puis Alphonse soulignent la grandeur d’âme du souverain qui transgresse les lois ordinaires de la justice pour accéder à la plus haute des vertus royales (vers 1610-1611) : « O clemence adorable ! », « O Prince genereux ! / Qui de vostre vertu ne seroit amoureux ? ».

La Belle Esclave s’avère par conséquent dotée d’une intrigue originale, tirée de thématiques partagées et d’emprunts ponctuels. Claude de L’Estoille, comme ses contemporains, trouve tout d’abord dans la nouvelle espagnole des possibilités de sources particulièrement fécondes. Les auteurs de tragi-comédie, d’une façon plus générale, puisent dans la novela des intrigues modernes, exotiques, fertiles en aventures, dotées de nombreuses histoires secondaires, de coups de théâtre, d’événements dramatiques qui produisent parfois la mort des personnages secondaires et le risque de mort pour les protagonistes, tout en garantissant toujours une fin heureuse. L’intrigue de La Belle Esclave prouve par ailleurs comment, au moment où non seulement les unités de temps et de lieu, mais aussi celle d’action, commencent à s’imposer, en suggérant la construction de textes moins foisonnants, il est encore possible d’extraire quelques éléments de la nouvelle espagnole, afin de construire une dernière tragi-comédie plus régulière. On décèle d’autre part dans la pièce de Claude de L’Estoille une assimilation des romans grecs, dont l’influence diffuse éclaire une partie de la poétique tragi-comique. Enfin, l’analyse de La Belle Esclave révèle combien son auteur était particulièrement attentif aux productions dramatiques de ses contemporains. En définitive, il apparaît que La Belle Esclave s’enrichit de son ascendance littéraire et opère une formidable synthèse de thèmes, structures et expressions de son siècle.

Analyse et interprétation §

La Belle Esclave : une esthétique ambiguë §

Tragi-comédie ou tragédie à fin heureuse ? §

À l’âge classique, l’assimilation de certaines tragi-comédies aux tragédies à fin heureuse est un choix critique fréquent pour une partie des théoriciens. Dès le milieu du XVIIe siècle, la distinction entre tragi-comédie et tragédie ne semble pas être distinctement tranchée. D’Aubignac, dans sa Pratique du Théâtre publiée en 1657, donne une définition du genre tragi-comique en le considérant simplement comme un des modèles de la tragédie :

[…] par là nous entendons, un Poème Dramatique dont le sujet est héroïque, et la fin heureuse, la plus noble et la plus agréable espèce de Tragédie, fort commune parmi les Anciens.104

Cependant, on note une divergence entre les auteurs des tragi-comédies, tels Mairet ou Scudéry, et ceux qui tentent d’en établir la théorie, comme La Mesnardière et d’Aubignac : si ces derniers considèrent la tragi-comédie comme une variante de la tragédie dont le dénouement serait heureux, les premiers envisagent la tragi-comédie comme un composé de la tragédie et de la comédie. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Mairet dans sa préface de la Silvanire :

De la définition de la tragédie et de la comédie, on peut aisément tirer celle de la tragi-comédie, qui n’est rien qu’une composition de l’une et de l’autre.105

Le nouveau genre tragi-comique – dont la théorie sera esquissée par François Ogier dans sa préface de la tragi-comédie Tyr et Sidon de Jean de Schélandre106 – naît donc de la critique négative de la tragédie et va s’en distinguer par deux éléments mis en relief par Ogier et repris par Georges Forestier :

Le refus de l’unité de temps, tout d’abord, qui oblige à faire arriver trop d’incidents en un même jour, et qui nécessite en même temps de continuels récits qui ennuient le spectateur.107

En second lieu, le mélange apparaît comme un trait constitutif de la tragi-comédie : mélange des genres, introduit au nom de la vraisemblance de la fiction ; et mélange des styles au nom de la diversité des caractères. Cette nouvelle conception de la dramaturgie prône pour seule fin celle de plaire au public, qui devient alors le premier critère permettant de juger de la réussite d’une pièce et auquel tout auteur dramatique digne de ce nom doit se rallier.

Au début des années 1630, la tragi-comédie est également perçue comme une pièce à tiroirs dont la spécificité réside dans la multiplication d’épisodes, le genre est alors étranger à tout principe d’unité ; l’inventio prime sur la dispositio. Mais à partir de 1634, comme nous avons eu l’occasion de le mentionner, la tragédie renaît avec la Sophonisbe de Mairet qui, renouant avec l’histoire romaine délaissée jusqu’alors au profit des sources romanesques, privilégie la dispositio. Cette pièce permet d’élaborer une véritable réflexion raisonnée sur les règles antiques qu’elle va ainsi réhabiliter. Tout en continuant à affectionner les intrigues complexes, les dramaturges vont cependant, sous l’influence des théoriciens et pour répondre au goût du public qui a désormais évolué, rechercher une plus grande concentration dramatique.

La Belle Esclave offre justement un travail intéressant sur l’art de la formule dramatique qui se meut progressivement en tragédie. L’observation des unités classiques, l’utilisation, certes dans une forme encore peu développée, du dilemme psychologique et le ton général de sérieux qui prédomine peuvent être des points annonciateurs du tragique dans un genre qui va progressivement disparaître.

Tout d’abord, il est à noter que notre tragi-comédie n’accumule pas indéfiniment les péripéties : seul un rebondissement vient relancer l’intrigue, en l’occurrence l’annonce de la mort de Clarice à la scène 3 de l’acte III. En outre, se conformant à l’usage tragique, Claude de L’Estoille nous plonge in medias res dans l’action – au cœur d’une conversation déjà bien entamée puisque la scène s’ouvre sur une première réplique exclamative « Ha ! Laisse moy mourir ! », qui se réfère à ce qui a été dit précédemment – plutôt que de commencer le récit ab ovo comme dans la plupart des tragi-comédies. De surcroît, notre dramaturge privilégie le ton sérieux. On ne relève pas d’audace verbale dans La Belle Esclave alors que le comique de plusieurs tragi-comédies antérieures faisait place au vocabulaire familier, ou à la dérision. Malgré la gravité des situations, des traits plus légers venaient toujours nuancer et modifier la trame trop grave de l’action. L’esthétique de l’enjouement, qui prévalait alors dans les tragi-comédies, s’estompe complètement dans notre poème dramatique, qui commence – ce qui est révélateur du ton uniformément grave et soutenu de la pièce – par les lamentations d’un héros désespéré (vers 41-44) :

Alphonse.

[…] si toute esperance aujourdhuy m’est ravie,
En perdant ma Maistresse il faut perdre la vie ;
Et que sans differer les cendres du tombeau
De tous les feux d’Amour estouffent le plus beau.

La menace du suicide est constamment présente dans La Belle Esclave, qu’elle soit réclamée par Alphonse qui s’apostrophe lui-même (vers 949-951) :

Mais, c’est trop, malheureux, demeurer dans le monde ;
Va donc la [Clarice] retreuver aux abysmes de l’onde,
Et fais par ton trespas ton amour éclater.

ou par Clarice (vers 281-282) :

L’espace d’un cercueil enclost mon esperance ;
A la porter plus haut je voy peu d’apparance.

La jeune femme adopte parfois la posture d’une héroïne tragique, notamment dans certaines de ses tirades (vers 415-418) :

C’est mon malheur, Madame, il est grand, il est tel ;
Que le vaincre n’est pas l’ouvrage d’un mortel.
Vous avez combatu ce Monstre épouventable,
Et vous l’auriez dompté, s’il n’estoit indomptable.

L’esquisse d’un dilemme psychologique vient également accentuer cette tonalité tragique. Le Roi ne parvient pas à choisir entre son devoir – offrir « la belle esclave » au Sultan de Constantinople – et la peine qu’il éprouve à séparer les deux amants. Le souverain, sévère et intransigeant à l’égard de Clarice lors des premières scènes, devient au cours de l’action moins inflexible (vers 759-763) :

Je respecte l’amour, et leur des-union
Passe pour barbarie en mon opinion ;
Cependant ç’en est fait, me pourrois-je desdire,
De donner au Sultan, dont je tiens mon Empire,
Cette Beauté parfaite et de corps et d’esprit […] ?

Finalement, seule l’hétérogénéité de la condition sociale des personnages vient s’établir en contrepoint de cette esthétique tragique puisque si le Roi, la Reine, Clarice, Alphonse et Fernand appartiennent à la noblesse, Haly n’est que capitaine du Palais et Selim simple domestique.

Toutefois, le choix de l’assimilation de La Belle Esclave à une tragédie à fin heureuse se heurte à un obstacle : celui de la source d’inspiration. En effet, comme le rappellent les auteurs de la Littérature française du IXe au XVIIe siècle :

Ce qui est capital […] c’est que le sujet de la tragi-comédie est emprunté non à l’histoire grecque ou romaine, mais à la littérature romanesque, aux romans grecs, aux littératures espagnole ou italienne.108 

Ainsi, si La Belle Esclave pourrait être considérée comme une tragédie à fin heureuse, un détail invalide pourtant cette affirmation : sa filiation avec une littérature d’inspiration romanesque, et plus précisément avec la nouvelle hispanique. En prenant le parti de se détacher des sources historiques, Claude de L’Estoille choisit de se ranger résolument du côté des praticiens de la tragi-comédie traditionnelle.

Une intrigue romanesque qui élude toute référence historique §

Cependant quelques-uns vous blasment de n’avoir pas traitté pour le Theatre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eû peu de peine à reüssir en cet Art divin, qui forme mille differentes beautez, qui n’ont ny verité ny corps, et qui ne laissent pas toutefois d’estre prises pour de veritables merveilles de la Nature […]. Mais ils asseurent au contraire, que l’Histoire est comme un marbre, difficile a manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infiny de coups de marteau, pour le mettre en œuvre.109

La lettre de Linage de Vauciennes placée en exergue de La Belle Esclave permet, une fois de plus, d’apprécier notre tragi-comédie à l’aune des critères esthétiques du début du XVIIe siècle. L’épistolier, en louant le poème dramatique de notre auteur, invite à reconsidérer les attraits et les exigences d’une pièce d’inspiration romanesque et non historique.

Aristote, la référence de tous les théoriciens des XVIe et XVIIe siècles, affirme en effet dans sa Poétique qu’un sujet historique est supérieur à un sujet inventé puisque, pour le spectateur, l’histoire rend plus crédible la fiction. Pourtant, Linage de Vauciennes insiste sur la qualité de l’illusion référentielle procurée par La Belle Esclave, et ce en dépit du choix romanesque de l’intrigue ; le critique ajoute en effet à l’intention de Claude de L’Estoille :

Vostre adresse m’a trompé ; oüy, Monsieur, la vray-semblance et la suitte inviolable de vos feintes aventures abuserent d’abord mon jugement. Je les croyois toutes veritables, et m’interessois à tous coups dans les passions de vos Personnages.110

Ainsi, selon Linage de Vauciennes, la vraisemblance d’un sujet inventé peut rivaliser avec celle d’une intrigue historique. En somme, la caution historique n’est pas l’unique garantie du caractère véridique de l’action.

Le débat sur le degré de vraisemblance que doit offrir un poème dramatique commence au début des années 1630, au moment où la tragi-comédie s’analyse, ébauche des doctrines, élabore des théories qui doivent assurer le succès d’un genre renouvelé. Les théoriciens de la tragi-comédie, s’ils s’unissent sur certains critères et s’opposent sur d’autres, comme sur l’unité de temps, se trouvent néanmoins d’accord sur un point : la caractérisation de ce genre nouveau sur la base d’une « modernité », élément assez bouleversant à l’intérieur d’un système littéraire fondé, au niveau doctrinal, sur la qualité de l’imitation. La tragi-comédie, au contraire, est fière de se définir comme moderne, revendiquant ainsi une attitude polémique vis-à-vis de la tradition classique. Elle est moderne parce qu’elle refuse les thèmes mythiques, choisit souvent comme objet des faits contemporains et refuse le but didactique désormais dépassé de la poésie et le remplace par un but hédoniste, plus en rapport avec le goût de l’époque. Jean Ogier de Gombauld, Jean Mairet, Mareschal et leurs disciples théorisent et cultivent ensemble le goût pour les coups de théâtre, pour l’intrigue enchevêtrée, pour la quantité des événements « représentés » sur la scène ; tous prisent un certain goût pour l’exotisme, qui peut être soit celui légendaire des bergers, soit celui d’un récit totalement inventé. Georges de Scudéry ne manque d’ailleurs pas d’illustrer cet attrait baroque pour l’exotique et l’invraisemblable dans sa préface de l’Andromire :

Il est bien difficile qu’une action toute nuë, de l’une ou de l’autre manière ; sans épisodes, et sans incidens impreveus ; puisse avoir autant de grace, que celle qui dans chaque Scene, monstre quelque chose de nouveau ; qui tient toujours l’esprit suspendu ; et qui par cent moyens surprenans, arrive insensiblement à la fin.111

À l’inverse, Chapelain, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, remettait en question la surcharge d’événements comme nuisible à la vraisemblance absolue, et donc à la véracité du propos et à l’efficacité pédagogique. Ainsi l’ensemble des débats théoriques interroge la nature de la convention théâtrale et les possibilités qu’a le dramaturge de la solliciter, en l’atténuant ou en la soulignant. Réguliers et Irréguliers s’opposent en fait sur le traitement de l’illusion théâtrale, et, par conséquence, sur les moyens d’une rhétorique efficace.

L’intrigue de La Belle Esclave, dont la relation avec la nouvelle espagnole de Cervantès El amante liberal fut l’objet d’une précédente analyse, s’inscrit bel et bien dans une perspective romanesque. Le récit hispanique propose en effet une nouvelle à l’intrigue complexe, construite sur certains thèmes fondamentaux comme l’amour, l’honneur, la fortune ou le déguisement. Elle est bâtie exactement comme on croyait pouvoir organiser alors une œuvre théâtrale : une histoire centrale est tracée d’un bout à l’autre de l’intrigue, à l’intérieur de laquelle on retrouve des aventures de second ordre ; cette intrigue se déroule sur un arc de temps relativement peu étendu, nullement limité artificiellement par le respect d’une unité de temps, et sur des horizons assez vastes, étrangers, et même parfois exotiques.

Mais en dépit de ses caractéristiques romanesques, El amante liberal, dans la tradition du roman byzantin112 et de son heureux dénouement, apparaît comme un précurseur du roman historique, un roman bien documenté où se profilent le Grand Turc, la Sublime-Porte et toute l’administration ottomane. Le prisme de l’exotisme turc, celui aussi qu’institue notre distance par rapport au XVIe siècle ne doivent pas faire imaginer que les aventures maritimes et terrestres de la nouvelle hispanique sont invraisemblables ; les rapts des jeunes femmes des pays chrétiens par des corsaires n’étaient pas chose exceptionnelle et passèrent tout naturellement de la réalité à la littérature : après Boccace, Cervantès exploite ce thème à diverses reprises, notamment dans sa comedia La Gran Sultana. Quant aux batailles navales, aux mutineries, ou aux tempêtes qui mettent en péril navires et équipages, c’était là des sujets bien connus depuis Les Ethiopiques d’Héliodore qui nourissaient l’imaginaire contemporain. En outre, l’intrigue d’El amante liberal se fonde sur un fait vérifiable : les Turcs envahirent Chypre en juillet 1570, prirent Nicosie, la capitale, et la mirent à sac en septembre de la même année. L’invocation aux ruines de Nicosie, sur laquelle s’ouvre la nouvelle, se situe en 1572 puisque, selon ce que déclare le personnage Mahmoud, à peine deux ans auparavant Chypre vivait en paix. Enfin, le sultan, dans la nouvelle cervantesque, est d’abord désigné sous le nom de Soliman, puis sous celui de Sélim. Le nom de Soliman est une probable confusion car le célèbre Soliman le Magnifique était mort en 1566. Comme l’action de la nouvelle se déroule en 1572, le Grand Turc ne pouvait être que son fils Sélim II, qui lui succéda jusqu’en 1574. Il n’est cependant pas exclu que Cervantès ait considéré Soliman et Sélim comme variantes d’un même nom puisqu’il les emploie tous deux.

En revanche, l’on constate que Claude de L’Estoille se détache de ces considérations historiques dans la mesure où La Belle Esclave n’établit aucun lien avec un événement véridique. Dans notre tragi-comédie, le conflit entre les Siciliens et les Maures d’Alger ne peut être précisément daté, et Alcandre, le père de Clarice, ne correspond à aucun personnage historique. De surcroît, Sélim n’est plus le nom du Sultan de Constantinople, mais devient celui d’un méprisable domestique qui envisage de tuer l’héroïne. Quant aux souverains d’Alger, leurs noms ne sont pas précisés, et ils ne sont désignés que sous les termes de « Roi » et de « Reine ». Ainsi le choix onomastique de Claude de L’Estoille, s’il peut traduire une méconnaissance de l’histoire mahométane, souligne surtout la volonté du dramaturge de se détacher d’une quelconque référence historique.

En outre, l’intrigue de La Belle Esclave exploite l’esthétique de la coïncidence, qui fait la matière accoutumée des romans. Ainsi, au moment où le Roi consent à libérer l’esclave sicilienne, Haly annonce sa mort (vers 877-880) :

[…] Furieuse, insensée,
D’une haute fenestre elle s’est eslancée
Au milieu d’un abysme, où la rage des flots,
Abboyant aux rochers fait peur aux Matelots.

De même, alors qu’Alphonse décide de se précipiter dans les flots pour y rejoindre sa maîtresse, il l’aperçoit justement sur le rivage (vers 972-973) :

Ce n’est plus dans les flots que je la doy chercher,
Cette Beauté naissante est encor sur la terre.

Enfin, la Reine, par des investigations secrètes, parvient à prouver la culpabilité du capitaine Haly dans l’enlèvement de Clarice. Les soldats de la souveraine découvrent la retraite du ravisseur et arrivent à temps pour délivrer « la belle esclave », menacée par Selim (vers 1518-1519) :

Selim s’approchoit d’elle [Clarice], et sans un prompt secours,
Ou la corde, ou le fer eût terminé ses jours.

Ces différents éléments prouvent par conséquent que le romanesque de La Belle Esclave naît à la fois de sa filiation avec la nouvelle cervantesque, d’inspiration contemporaine, du traitement de l’intrigue qui élude toute référence à un ancrage historique et de l’esthétique de la surprise qui fait des événements les plus tragiques de simples obstacles temporaires vers un dénouement heureux.

Des personnages dotés d’une conscience souffrante §

Le Roy et la Reine sont trop doux et trop compatissants pour des Barbares. On auroit de la peine à trouver des personnes aussi charitables. La vertu de Clarice est un peu Romanesque. À l’égard d’Alphonse, c’est un bon garçon, son rôle est long, et toujours sur le ton plaintif. L’Auteur a eu tort de ne lui pas donner un Valet plus intelligent et plus secourable que Fernand.113

Si ce jugement des frères Parfaict a le mérite de définir brièvement les traits essentiels des personnages de La Belle Esclave, il les réduit néanmoins à des archétypes et ne permet pas d’évaluer le travail sur les caractères effectué par L’Estoille. Notre dramaturge semble en effet s’éloigner de l’esquisse traditionnelle des personnages tragi-comiques et leur donner une plus grande profondeur. L’intrigue de La Belle Esclave, épurée des « scènes à faire » si nombreuses dans les tragi-comédies précédentes, privilégie ainsi la peinture des tourments intérieurs et des dilemmes, ou tout au moins leur ébauche.

Claude de L’Estoille, probablement pour éviter la dilatation de la matière dramatique de La Belle Esclave, réduit tout d’abord l’effectif habituel du personnel des tragi-comédies, qui, selon Hélène Baby114, oscille généralement entre sept et vingt-cinq individus. Ainsi, alors que le nombre moyen de personnages par pièce est supérieur à treize dans les tragi-comédies, L’Estoille n’en présente que sept. L’éventail social s’avère en outre assez restreint : on compte des souverains (le Roi et la Reine) ; des représentants de la noblesse titrée (Alphonse et Clarice, prince et princesse siciliens réduits en esclavage) ; une doublure (celle du confident Fernand) ; des gens de police et de l’armée (le capitaine Haly et le garde – dont la présence est attestée au vers 1194 « Garde, suivez Alphonse, allez y de ma part ») ; et enfin des gens de maison (le domestique Selim). La condition sociale des personnages est relativement homogène, puisque tous, hormis Selim, sont nobles. L’indice irrémédiable de cette noblesse correspond au duel, proposé par Alphonse, qui désire affronter Haly (vers 1332-1333) :

La verité, grand Roy, mal aysement se treuve,
Mais au sort du combat remettez en la preuve.

Les personnages de La Belle Esclave se divisent en deux groupes distincts, qui séparent leur mentalité, leur condition, mais non leur langage. Clarice, Alphonse, Fernand, le Roi et la Reine demeurent aussi courageux, généreux et magnanimes que Haly et son complice Selim font preuve de lâcheté et de vilénie.

« La belle esclave », Clarice, est le type de l’héroïne romanesque prête à mourir plutôt que de perdre son honneur. Elle est fidèle à son amant, Alphonse, et à sa religion. Lorsqu’on lui demande de se convertir à l’islam afin de pouvoir épouser le Sultan, elle déclare, telle une martyre : « On me verra plutost […] / […] me coucher, sans crainte des douleurs, / Sur des charbons ardens, ainsi que sur des fleurs » (vers 290-293). La jeune fille s’insurge avec force contre le destin injuste qui la sacrifie aux intérêts du Roi d’Alger et du Sultan de Constantinople. Elle n’hésite pas à implorer le monarque de renoncer à son projet, lui opposant de convaincants et émouvants arguments (vers 185-190 ; vers 263-270). Clarice se montre indocile et, face au refus du Roi, elle implore l’aide de la souveraine (vers 423-424) :

Ha ! sauvez-moy, Madame, et me faites cacher
Dans le sein tenebreux de quelque affreux rocher.

Ses espoirs de liberté étant vains, elle fait preuve d’une grande détermination en voulant se tuer (vers 524-525) :

Alphonse.

A ce torrent de feu quelle digue opposer ?

Clarice.

La Mort.

Ses déclarations demeurent toujours rapides et fermes ; à Alphonse qui lui déclare par exemple que fléchir le Roi est aussi difficile que d’« Esteindre en sa fureur un brasier devorant » (vers 376), elle lui rétorque (vers 378-379) :

Pour moy je ne sçay point faire tant de miracles,
Mais je sçay bien mourir.

Enfin, dévoilant une grande générosité d’âme, Clarice implore la première la grâce de son ravisseur Haly (vers 1572-1574) :

Mais si vostre bonté proche de la divine,
Ne veut qu’à tant de fleurs il se mesle une espine, […]
Espargnez-le, ô grand Roy !

Lorsqu’Alphonse apparaît pour la première fois sur scène, il est sur le point de se suicider ; et les malheurs qui ne cessent de l’accabler tout au long de la pièce le pousseront souvent à envisager cette extrémité. Le personnage est aussi un valeureux guerrier prêt à affronter la mort, et un amant parfait qui brûle d’un amour vertueux. Alphonse parle bien entendu le langage de la galanterie, avec ses hyperboles et ses métaphores consacrées. Mais ce parfait amant n’évite pas toujours le ridicule, et L’Estoille a sans doute mis quelque malice à outrer ses transports ou à exagérer la grandiloquence de ses propos. Comme les héros de tragi-comédie, il est galant à la fois par la qualité du sentiment qu’il éprouve et par l’expression qu’il en donne. Le héros, pour exprimer sa flamme, a donc recours à tout l’arsenal du langage galant avec ses métaphores, ses hyperboles (vers 985-986 ; vers 1134-1135) :

Cet Astre de mon cœur roule encor sa carriere,
Et j’en viens d’entrevoir la brillante lumiere ; […]
Clarice n’est point morte, et le traistre Haly
Tient ce jeune Soleil dans l’ombre ensevely.

Ce langage, répandu dans toute la pièce, joint à l’idéalisation de son caractère, lui donne une certaine fadeur. Cette fadeur est d’autant plus sensible qu’elle ne se retrouve pas chez le protagoniste féminin, Clarice.

Le confident d’Alphonse, Fernand, s’il tente à plusieurs reprises d’apaiser les maux de son prince, le dissuade pourtant d’entreprendre de sauver sa maîtresse. On peut certes considérer que Fernand privilégie la voie de la sagesse en tentant de raisonner Alphonse, mais il reste que le personnage ne s’avère que peut secourable, ce que le jeune homme lui reproche d’ailleurs (vers 581-582) :

Alphonse.

Tu me refuses donc ? ha ! c’est un témoignage
De peu d’affection, ou de peu de courage.

De son côté, le Roi représente le type du monarque irrésolu dépendant de ses conseillers, en l’occurrence de la Reine, pour prendre une décision. Si le souverain a un sens aigu de son honneur et de la promesse donnée (vers 159-160) :

J’ay donné ma parole, et ce que j’ay promis
On me le voit tenir, mesme a mes ennemis.

Il oscille pourtant entre fermeté et attendrissement à l’égard de Clarice (vers 242-243) :

Qui n’en ressentiroit quelque sorte d’atteinte ?
J’ay pitié de ses pleurs.

Comme les frères Parfaict l’ont remarqué, sa bonté envers Alphonse s’avère plus que remarquable, elle est exceptionnelle ; ce que le Roi lui-même ne manque pas de souligner (vers 233-236) :

Ne vous pleignez donc plus de vostre servitude,
Alphonse, elle n’a rien de honteux ny de rude ;
Et vous voir tant chery d’un Roy tel que je suis,
Devroit bien adoucir l’aigreur de vos ennuis.

D’autre part, le Roi se présente comme un souverain juste, fuyant l’ambition et ne cherchant que le bonheur de son peuple. Il se justifie ainsi de la guerre entreprise contre le monarque de Sicile (vers 861-865) :

Et si j’ay mis à sac sa Ville capitale [celle du monarque ennemi],
C’est afin qu’à l’affront la vengeance s’égale,
Et que nous le forçions d’esteindre le flambeau,
Dont la guerre conduit nos peuples au tombeau.
Un Sceptre sans la Paix vaut moins qu’une houlette.

La pièce illustre, à un degré certes moins grand que le Cinna de Corneille, le dilemme permanent qu’est la royauté car elle suppose la recherche incessante d’un équilibre fragile, la conciliation difficile de la justice et de la clémence. De fait, le Roi de notre pièce hésite constamment entre son indulgence et ses devoirs (vers 1566-1567) :

Qui ne se vange point a le cœur abbatu,
Et qui pardonne au Vice offense la Vertu.

Toutefois, il se résigne, et accorde, sur les instances de la Reine, de Clarice et d’Alphonse, sa clémence à Haly (vers 1605-1606) :

Puisque les Offensés me demandent sa grace,
Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans,
Soient libres, et comblez de tous contentemens.

C’est la Reine, véritable figure héroïque de la pièce, qui vient au secours des esclaves siciliens, Alphonse et Clarice. La souveraine, déployant de judicieux arguments, amène le Roi à libérer la jeune femme et, grâce à sa poursuite active du capitaine Haly, Clarice est sauvée des mains de Selim. La Reine infléchit par conséquent l’action et pèse sur les décisions du monarque. Comme l’épouse d’Auguste, Livie, dans le Cinna de Corneille115, c’est d’abord la Reine qui conseille au Roi de La Belle Esclave la clémence. Mais à Livie qui fait entrevoir la grandeur du pardon, Auguste répond d’un ton autoritaire et impatient, contrairement au Roi de notre pièce qui considère les arguments de la souveraine. Enfin, à l’inverse de Livie qui suggère à Auguste de faire acte de clémence par stratégie politique – le pardon pouvant servir à la renommée de l’empereur116 – la Reine recommande la clémence par générosité humaine.

Haly, qui semble être un fidèle serviteur du Roi, est capable de commettre n’importe quel crime, y compris de trahir son souverain, sous l’emprise de l’amour. Le personnage ressemble assez à celui du Maxime dans le Cinna de Corneille. Il a une légère propension à faire le mal qui est accentuée par les conseils du malfaisant Selim ; la première réaction de Haly aux conseils de Selim « Quoy, la faire mourir ? » (vers 1086) rappelle en effet celle de Maxime, réagissant aux conseils d’Euphorbe « Quoi ? trahir mon ami ! » (vers 735). Tous deux refusent, d’un premier mouvement, les perfides avis de leur confident, mais les arguments déployés par ces derniers finissent par l’emporter sur leur loyauté initiale.

Si Fernand est une pâle figure de confident, Selim participe, autant que lui permet sa modeste condition, aux déterminations de son maître, tout comme Euphorbe pour Maxime dans le Cinna de Corneille. Selim s’avère un être entièrement dénué de conscience, il presse Haly de tuer Clarice, puis se tue lui-même et en mourant, trahit Haly, comme le rapporte la Reine (vers 1539-1543).

Ainsi, les caractères dépeints par Claude de L’Estoille, loin de ressembler aux personnages quelque peu figés des premières tragi-comédies, s’avèrent plus nuancés. Le dramaturge, en accordant davantage de place à ses personnages, évoque avec plus de finesse leurs sentiments. Les esprits des protagonistes, sur le modèle des héros cornéliens, se dotent notamment d’une conscience souffrante. En définitive, l’analyse des passions et l’intériorisation du drame l’emportent désormais sur les actions et les éléments spectaculaires.

Dramaturgie §

Unités de temps et de lieux §

Dès 1630, les théoriciens et praticiens du genre tragi-comique inaugurent une réflexion sur l’emprisonnement de la matière romanesque dans la régularité. Les lois du poème simple s’appliquent dès lors à celles du poème composé dans une volonté de lier ensemble les deux conceptions de la vraisemblance : la vraisemblance absolue qui unit la scène et la salle, et la vraisemblance relative qui s’intéresse à la cohérence intérieure à la fiction.

L’expérience de la réduction temporelle de l’action tragi-comique dans le délai des vingt-quatre heures est inaugurée par Corneille avec Clitandre ou L’Innocence délivrée117, publiée en 1632. Cette alliance du genre tragi-comique et de la régularité indique, chez Corneille et ses émules, une recherche sur de nouvelles formes dramatiques. À leur suite, Claude de L’Estoille, qui ne donne que peu d’indications temporelles dans La Belle Esclave, propose une pièce dont les événements décrits peuvent vraisemblablement avoir lieu en un jour. Si Alphonse est retenu en esclavage par les Maures d’Alger « Depuis tantost deux mois que Megare est soûmise » (vers 65), les actions développées sur scène n’excèdent pas les vingt-quatre heures. Entre l’acte III et l’acte IV, une nuit a pu s’écouler, pendant laquelle Selim apparaît à Alphonse « aux clartez des Estoilles » (vers 978). Si les actes IV et V ont lieu vraisemblablement le lendemain matin, la pièce entière nécessite moins d’un jour pour se dérouler.

Aux alentours de l’année 1635, l’unité de lieu commence également à s’imposer au théâtre. Les auteurs estiment toutefois ne pas enfreindre l’unité de lieu dans la mesure où ils représentent sur la scène des lieux voisins qui, envisagés dans leur ensemble, ne constituent plus qu’un seul et même vaste espace différencié. Corneille distingue par exemple dans son Examen de Cinna et dans son Discours des trois unités les « lieux de l’ensemble » et les « lieux particuliers ». L’action de La Belle Esclave, bien que les frères Parfaict avancent dans leur ouvrage que le héros Alphonse « se trouve réduit à l’esclavage dans un Païs d’Afrique, dont l’Autheur n’a pas jugé à propos de dire le nom118 », se déroule à Alger. Si nous avons établi dans une précédente étude119 que la scénographie de notre tragi-comédie nécessite l’aménagement de trois espaces, il s’agit de lieux de cette même ville, et, selon toute apparence, de lieux contigus. La Belle Esclave respecte donc l’unité de lieu au sens large. De surcroît, si L’Estoille ne respecte pas l’unité de lieu stricto sensu, chaque acte se déroule dans un espace identique. Le dramaturge favorise ainsi, dans une certaine mesure la vraisemblance absolue.

Le lien entre les scènes est assuré avec précaution, à l’exception de la continuité des scènes 1 à 2 de l’acte IV, où la liaison est plutôt une liaison de fuite, une technique condamnée peu après par l’abbé d’Aubignac. Claude de L’Estoille ne change pas systématiquement de scène à la sortie des personnages, comme le système classique le préconisera. Lorsque Clarice quitte le théâtre à la scène 3 de l’acte I, l’auteur estime qu’il suffit de donner une indication scénique (« elle sort ») sans commencer une nouvelle scène. Un peu plus tard dans la même scène le Roi sort mais aucun changement de scène n’est donné. Ce procédé se répète à la scène 4 de l’acte II, avec l’entrée puis la sortie de Haly, à la scène 2 de l’acte III où la Reine quitte le théâtre, et enfin à la scène 4 de l’acte V où Haly est conduit en prison.

Duplicité d’action §

L’analyse de la construction de l’action de La Belle Esclave s’avère déterminante puisqu’elle permet, entre autres, d’établir à quelle esthétique dramatique la pièce se rattache. Si La Belle Esclave, écrite à un moment charnière de l’évolution tragi-comique, ne peut renier son appartenance au genre qu’elle revendique, les éléments réguliers qu’elle laisse apparaître permettent de la juger à l’aune des critères qu’imposent les théoriciens de l’esthétique classique.

Le genre tragi-comique saisit traditionnellement les événements à leur naissance. Or, La Belle Esclave imite le genre tragique en plongeant in medias res le spectateur dans l’action : au début de la pièce, l’amour des protagonistes est déjà né. De la même manière que l’exposition classique présente une crise limitée dans un cadre spatio-temporel précis et bref, l’exposition de notre pièce, développée et détaillée, reflète toute la complexité de l’intrigue : il s’agit d’évoquer les événements passés, de présenter les acteurs du drame et l’état de la situation. Elle appartient à la fois au genre démonstratif et au genre délibératif, comme la première scène du Cid : Alphonse et Fernand, en même temps qu’ils présentent au spectateur les enjeux de la situation, délibèrent sur la décision à prendre. Ainsi que l’explique Georges Forestier :

Le meilleur moyen d’éviter le risque d’ennui est de donner un tour « naturel » au discours, en lui conférant un enjeu immédiat : il ne doit pas être simplement une information, mais engager d’emblée le destin d’un personnage. En terme de rhétorique, le discours ne doit pas être seulement démonstratif, mais aussi délibératif.120

La bienséance, sur le modèle des critères classiques, est quant à elle préservée : les combats, se soldant parfois par la mort d’un personnage, se déroulent non pas sur la scène comme dans Le Cid de Corneille (acte I, scène 4) ou Le Prince déguisé de Scudéry (acte V, scène 9), mais hors scène. La confrontation entre Selim et les soldats du souverain est en effet rendue à travers le récit de la Reine (vers 1525-1529) :

[…] ils [les soldats] ont saisi le traistre [Selim],
Qui craignant de mourir par la main d’un bourreau,
Par la sienne est tombé sanglant sur le carreau ;
S’est laissé dans le corps la dague meurtriere,
S’est debatu long-temps, en mordant la poussiere […]

Si ces caractéristiques respectent les préceptes des théoriciens de l’école régulière, quelques réserves peuvent cependant être émises sur la dispositio de notre poème dramatique. La Belle Esclave présente tout d’abord un défaut concernant l’étendue de son action. En effet, l’enlèvement de Clarice par Haly ne bénéficie d’aucune préparation dramatique : il n’est pas annoncé par les actes précédents puisque les intentions de Haly ne sont pas connues antérieurement. C’est une faute, selon la doctrine régulière, de faire intervenir plus tard un personnage dont l’existence et les intérêts n’ont pas été mentionnés dans l’exposition. Le second déséquilibre concerne la cohérence de l’action, à savoir le passage d’un péril à l’autre. On note effectivement une duplicité d’action puisque l’intrigue de La Belle Esclave est constituée de deux mouvements distincts, très légèrement reliés. Jusqu’à la scène 2 de l’acte III, l’inquiétude porte principalement sur le destin de Clarice qui risque l’asservissement. La décision définitive du Roi, qui ne l’envoie pas à Constantinople, résout cette inquiétude, mais l’enlèvement de Clarice place à nouveau son honneur en péril. L’intérêt est par conséquent divisé en deux moments de suspense. La mise en place de l’action pâtit également d’une maladresse : certains personnages ne sont présentés que tardivement au cours de l’intrigue. Haly apparaît à la dernière scène de l’acte I, mais ne dit mot avant l’acte II. De même, la Reine, qui sera pourtant à l’initiative de la résolution des deux dénouements, ne fait sa première apparition qu’à la scène 3 de l’acte III. Elle est cependant l’objet d’une allusion au premier acte. Selim, quant à lui, n’est pas introduit avant la scène 2 de l’acte IV. Enfin, un défaut concerne l’importance hiérarchique du rôle des personnages : Haly devient un personnage principal à l’acte IV alors qu’il n’était auparavant qu’un personnage secondaire. Cette inversion des proportions entre les rôles aboutit à un déséquilibre.

En outre, en dépit des deux dénouements successifs, le suspens dramatique n’est pas assez chargé, ce qui constitue le principal défaut de la pièce. Le premier dénouement, qui se déroule à la scène 2 de l’acte III, est quelque peu prolongé et peu convainquant. Il n’y a aucune raison apparente à précipiter le point culminant hormis les arguments de la Reine, qui a pris fait et cause pour l’infortunée captive.

L’action de La Belle Esclave s’élabore ainsi dans deux crises majeures – l’esclavage de Clarice et son rapt par Haly – et la structuration dispersée de ces obstacles empêche la création d’un nœud, contrairement à ce que préconisent les partisans de la régularité. La présence d’un épisode parallèle, d’un événement dont les prémisses ne figurent pas dans l’exposition, à savoir l’enlèvement de Clarice, aboutit à ce que l’on pourrait appeler une « irrégularité de construction ». Mais si la critique dramatique rend habituellement compte de cette duplicité sous le nom « d’action principale » et « d’action secondaire », force est de constater que les intrigues successives de La Belle Esclave ne sauraient être hiérarchisées. En effet ce repérage classique débouche forcément sur le constat de l’inefficacité et de l’éclatement de l’action tragi-comique. Pour prendre la mesure de la dramaturgie de ce genre particulier, il s’agit de revenir à la notion d’intérêt qui consiste, selon Jacques Scherer, à « concentrer l’attention du spectateur sur un certain objet121 », en l’occurrence l’aventure sentimentale des héros.

Unité d’intérêt §

L’unité d’intérêt […] n’exige pas la rigoureuse unification des éléments de la pièce selon une technique précise, mais elle fait ressortir l’intérêt humain d’une pièce, en exigeant que l’attention soit concentrée sur un héros ou sur un problème vital. L’unité d’intérêt est une unité vivante, alors que l’unité d’action au sens propre est mécanique.122

Jacques Scherer rappelle ainsi combien l’esthétique tragi-comique, si elle ne respecte pas l’unité d’action requise par les tenants de la régularité, appuie ses principes dramaturgiques sur une autre exigence : l’unité d’intérêt. La tragi-comédie suscite la curiosité du spectateur ou du lecteur en lui faisant craindre la résolution des diverses actions, lesquelles convergent toutes vers un seul intérêt, qui est bien souvent celui de la destinée des héros.

Très fréquemment liée, pour ne pas dire uniquement, à « l’intrigue d’amour contrarié123 », la fable tragi-comique décrit les aventures d’un couple qui lutte pour établir ou préserver sa relation amoureuse. Dans La Belle Esclave, le couple Clarice-Alphonse, soucieux de conserver son amour, concentre ainsi l’intérêt et la sympathie des spectateurs ou des lecteurs. Le héros, Alphonse, doit surmonter deux obstacles pour obtenir celle dont il est épris : d’abord l’opposition du Roi, qui veut envoyer la jeune femme en esclavage auprès du Sultan de Constantinople, puis l’enlèvement de Clarice par Haly. L’intrigue se divise bel et bien en deux moments de suspense, mais parvient à s’harmoniser dans une thématique unique : l’esclavage de Clarice au profit des Mahométans, lequel menace de briser la relation amoureuse des héros. L’action ne présente donc qu’un fil principal : l’amour d’Alphonse et de Clarice, jusqu’à son triomphe.

Mais, la tragi-comédie, en revendiquant un dénouement heureux, construit une esthétique de la gratuité : les spectateurs et les lecteurs savent en effet que les événements tragi-comiques, aussi dramatiques soient-ils, connaîtront une issue favorable. Par conséquent, les différents obstacles de l’action ne constituent pas un véritable péril. Lorsque l’abbé d’Aubignac écrit « […] dès lors qu’on dit Tragi-Comédie, on découvre quelle en sera la Catastrophe124 », il souligne justement, en le dénonçant, le fonctionnement codé de ce genre. Les spectateurs et les lecteurs savent en pertinemment que la fin de l’intrigue sera invariablement heureuse, et ils en connaissent la nature : le dénouement marital. Si la tragi-comédie emprunte son exposition in medias res à la tragédie, elle emprunte son dénouement heureux à la comédie. Cette fin structurante propre au système comique se construit donc à rebours125, le dénouement jouant comme point de départ de la construction dramatique. L’intrigue s’achemine vers sa résolution par une suite de retards, que constituent la succession d’obstacles qui heurtent la course des amants vers le mariage final.

L’amplification traduit d’ailleurs l’artifice de la démarche tragi-comique : dans La Belle Esclave, l’action se prolonge artificiellement par l’enlèvement de Clarice, obstacle ultime surgissant bien après la résorption de l’obstacle principal qu’était la mise en esclavage de la jeune femme. La – fausse – mort de Clarice, annoncée par son ravisseur pour justifier sa disparition, relance l’action en suspendant son dénouement. Théorisée par d’Aubignac, la dramaturgie classique incite à condamner cette prolongation rituelle de l’action qui ennuierait le spectateur :

Que si la Catastrophe n’est point connue, et qu’il soit de la beauté du Théâtre qu’elle en dénoue toutes les Intrigues par une nouveauté qui doive plaire en surprenant, il faut bien prendre garde, à ne pas la découvrir trop tôt, et faire en sorte que toutes les choses qui doivent servir à la préparer, ne la préviennent point ; puisque non seulement alors elle deviendrait inutile et désagréable, mais qu’il arriverait encore que du moment qu’elle serait connue, le Théâtre languirait et n’aurait plus de charme pour les Spectateurs.126

Mais on peut également considérer que ce retournement du sort, imposé par le dramaturge aux spectateurs et aux lecteurs, augmente leur plaisir. En effet, l’utilisation de cette structure de la suspension ne les dupe pas, spectateurs et lecteurs sont prévenus de la fin heureuse de l’action ; ils savent que la nouvelle épreuve imposée aux héros n’est que feinte et ils goûtent gratuitement la peur des personnages. Dans la tragi-comédie, l’action plaît lorsqu’elle se prolonge. Par ailleurs, l’utilisation de l’artifice de la fausse mort de l’héroïne par notre dramaturge s’explique par la facilité avec laquelle cet obstacle s’annule. Son simple démenti, qui peut intervenir à n’importe quel moment de l’action, provoque efficacement le rétablissement de la relation amoureuse antérieure.

L’action de La Belle Esclave est ainsi divisée en deux moments de suspense, à moins que l’on considère que Claude de L’Estoille observe l’unité d’action en fonction de l’intérêt du spectateur ou du lecteur qui est centré sur la destinée de Clarice. La tension dramatique, ornement gratuit de l’esthétique tragi-comique, est suspendue jusqu’à la résolution finale, invariablement heureuse. Mais en éliminant les nombreuses péripéties adventices qui prolongeaient naguère la tragi-comédie, L’Estoille, influencé par les débats de son temps, propose une action plus ramassée. Les conflits moraux et les dilemmes supplantent désormais les multiples rebondissements.

Lieux communs tragi-comiques §

Contingence et réversibilité des obstacles §

La Belle Esclave revendique une dramaturgie irrégulière que la subordination classique d’un obstacle à l’autre ne peut assagir. Linéarité, coïncidence, contingence et réversibilité demeurent les principes recteurs de notre poème dramatique. La Belle Esclave correspond ainsi au modèle de la « tragi-comédie à volonté », théorisée par Hélène Baby dans son ouvrage consacré au genre127. À la « tragi-comédie de la route128 », concernée par le déplacement géographique, et à la « tragi-comédie de palais129 » ou « d’intrigue130 », exploitant le principe de l’obstacle combiné, se développe au cours des années 1640 la tragi-comédie à volonté. L’organisation des obstacles s’y veut successive et leur nature réversible. La pièce de Claude de L’Estoille, présentant une succession d’obstacles linéaires, liés par la simple coïncidence, illustre parfaitement cette esthétique.

Le principe de la coïncidence est en effet employé de façon récurrente dans notre pièce. Alors que le Roi, à la scène 2 de l’acte I, touché par la tristesse d’Alphonse, le presse de chercher sa sœur parmi les captives et lui présente celle qu’il réserve au Sultan de Constantinople (vers 133-134 ; vers 136) :

De toutes ces Beautez qui malgré leurs tristesses,
De la terre et du Ciel font briller les richesses, […]
Je ne veux reserver que celle que voicy.

Alphonse, constatant que la jeune esclave est celle qu’il cherchait, s’exclame : « Hé ! celle que voicy c’est ma Sœur elle-mesme » (vers 137). De même, au moment où le Roi consent enfin à libérer « la belle esclave » de sa servitude, on apprend que, pour échapper à son destin, elle s’est précipitée dans les flots (vers 877-880). Alphonse souligne alors cette tragique concomitance par la locution prépositionnelle « au moment » (vers 847-848) :

O tragique ignorance ! et qui fait qu’au moment
Qu’on la tire des fers, elle entre au monument.

Le jeune homme, résolu d’en finir avec la vie, décide de rejoindre sa maîtresse. Mais, se dirigeant vers le rivage, il aperçoit Clarice conduite par un homme à la lisière d’un bois ; Selim relate cette entrevue (vers 1041-1042) :

Cependant je ne sçay par quel coup de fortune,
J’ay veu de loin Alphonse aux clartez de la Lune.

Le domestique allègue la mauvaise fortune pour expliquer ce concours de circonstances. Puis, à la scène 3 de l’acte V, la Reine nous apprend que Selim, qui s’apprêtait à tuer Clarice, en fut empêché par les soldats du monarque qui venaient justement de découvrir sa retraite (vers 1524-1525) :

Il [Selim] a voulu fuyr, en les voyant parestre ;
Mais au mesme moment ils ont saisi le traistre.

Enfin, la dernière scène révèle que Clarice, qui avait résolu de se tuer pour échapper à l’asservissement, fut sauvée par Haly qui empêcha sa mort. La jeune femme relate elle-même cette aventure (vers 1585-1587) :

Je m’allois eslancer à ma derniere perte ;
Il [Selim] m’en a retenuë, arrivant par bon-heur,
Au poinct que j’immolois ma vie à mon honneur.

De nouveau, la locution adverbiale « par bonheur » souligne la concomitance des événements.

Les actions de La Belle Esclave font par conséquent surgir des éléments nouveaux dans une pure mécanique de coïncidence. L’intrigue entière, soumise à la contingence, favorise les rencontres dans l’espace déterminé que constitue le palais et ses alentours. L’intrigue progresse ainsi par une succession de rencontres. L’image métaphorique en est le port, qui ouvre sur un espace maritime. Le rivage, bien qu’aucune scène ne s’y déroule, reste un lieu sans cesse évoqué, et proche des protagonistes. Alphonse, Fernand puis Clarice arrivent tout d’abord à Alger par la voie maritime. Le prince sicilien, Alphonse, espère regagner sa patrie avec Clarice en s’échappant sur un navire. En outre, « la belle esclave » projette de se jeter dans les flots, tout comme son amant, Alphonse, qui, au moment de commettre son geste, aperçoit sa maîtresse. Le rivage et les flots incarnent par conséquent une zone fertile en rencontres et en coïncidences et autorisent la relance de l’action.

L’intrigue de La Belle Esclave s’appuie donc sur le hasard, compris comme une potentialité, une éventualité probable. D’une façon plus générale, aucun lien de nécessité ne se tisse du premier obstacle majeur – le refus du Roi de libérer Clarice – au second – l’enlèvement de Clarice. Le surgissement inexpliqué du deuxième obstacle correspond seulement au surgissement d’un rival, dont les intentions demeuraient jusqu’alors insoupçonnées. En somme, les obstacles et les opposants se manifestent brusquement au fur et à mesure de l’action, sans être impliqués par les actions précédentes. Cette structure peut rappeler celle d’Horace, jouée pour la première fois en 1640, à propos de laquelle Corneille écrit dans son Examen :

Le second défaut est que cette mort fait une action double par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier.131

En fait, ce n’est pas tant la dualité des périls que leur manque d’enchaînement qui pose problème :

L’unité de péril d’un Héros dans la Tragédie fait l’unité d’action ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce n’est que la sortie même de ce péril l’engage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des deux n’en fasse qu’une action.132

Dans La Belle Esclave, l’unité de péril concerne en premier lieu les deux amants, Alphonse et Clarice, qui risquent d’être séparés. En revanche, le second danger se rapporte seulement à la jeune femme, menacée par Haly qui la retient prisonnière. Les deux risques encourus ne tissent pas de liens effectifs entre eux, et force est de constater que leur liaison demeure ténue.

Outre la représentation de la contingence, les actions de La Belle Esclave s’illustrent par leur réversibilité. Alphonse et Clarice utilisent d’abord un déguisement : alors qu’ils sont amants, ils se font passer auprès du Roi et de la Reine pour frère et sœur. Le déguisement, compris ici comme un mensonge sur l’identité, appartient aux procédés actoriels de la réversibilité puisqu’il apporte souvent, et ce à cours terme, une réponse positive à la situation des protagonistes. Alphonse explique ainsi cette usurpation (vers 723-726) :

Nous convinsmes tous deux de nous nommer ainsi,
Afin que si le Sort nous conduisoit icy,
Nous pûssions nous parler avec plus de franchise,
Si quelque liberté nous en estoit permise.

Malheureusement, le procédé échoue et se retourne finalement contre les amants. En effet, le Roi ne comprend pas qu’Alphonse puisse s’affliger autant de la perte de sa sœur. En outre, une dérive apparaît avec ce déguisement : non seulement le port de cette identité fictive s’apparente à une fuite et à un mensonge, mais il favorise aussi l’installation d’une transgression incestueuse, comme le Roi le suggère (vers 702-705) :

Se peut-il qu’une sœur jusques là vous afflige ?
Quels transports sont pareils à ceux où je vous voy ?
Puis-je avec liberté dire ce que j’en croy ?
Rien ne ressemble mieux à l’amour qui nous presse […]

Sur le plan externe de la fiction, la bienséance n’est toutefois jamais heurtée puisque la pièce nous signale d’emblée le mensonge des amants ; la reconnaissance intervient immédiatement pour le spectateur ou le lecteur. Sur le plan interne, les conventions morales ne sont également transgressées que très brièvement, puisqu’au moment où le Roi fait part de ses soupçons, Alphonse reconnaît la véritable parenté qui le lie à Clarice (vers 708-710) :

Hé ! bien, Sire, il est vray, je vous ouvre mon cœur,
Ma Maistresse est Clarice, et Clarice est trop belle,
Pour ne confesser pas que je brusle pour elle.

La chute du masque annule ainsi la parenté supposée entre Alphonse et Clarice et fait disparaître la transgression. Si le masque a pu susciter un désordre momentané, il ne fait que suspendre l’ordre toujours latent qui réapparaît lors de la révélation de l’identité. À partir du moment où la vérité éclate, où le masque de la parenté se lève, la situation des amants prend un tour favorable. La Reine, à l’annonce du lien amoureux qui lie Alphonse et Clarice, affirme (vers 751-752) :

Si les liens du sang sont par tout reverez,
Les liens de l’amour doivent estre adorez.

La souveraine prend alors fait et cause pour les deux esclaves siciliens. En définitive, l’usurpation d’identité de Clarice empêcha une résolution plus hâtive des maux des amants.

Enfin, au centre de cette esthétique de la réversibilité, la « feinte mort » (vers 1158) dessine un espace envisageable. Parmi les personnages tragi-comiques, seuls l’opposant Selim meurt et sa disparition importe peu aux protagonistes ainsi qu’aux spectateurs ou aux lecteurs. En revanche, la mort des héros demeure un événement impossible, du fait de la convention romanesque qui rend les héros tragi-comiques éternels et permanents. Par conséquent, seul le mensonge permet l’abolition des frontières de la vie, la mort demeure autrement impossible. Le procédé de la feinte mort provoque la joie, et le plaisir du spectateur et du lecteur devant le bonheur du coup de théâtre. Alphonse, dissuadé à temps de se précipiter dans les flots à la vue de Clarice, déclare d’ailleurs (vers 1164-1166) :

O nouvelle avanture ! ô rare descouverte !
J’ay treuvé mon salut, en courant à ma perte ;
J’ay rencontré la vie, allant chercher la mort.

Le procédé de la fausse mort relève d’un obstacle fictif et se résout aisément, aussitôt que l’artifice est découvert.

En somme, La Belle Esclave, tragi-comédie à volonté, fonctionne grâce à l’emploi généralisé de la coïncidence et de la réversibilité ; les développements de l’action, tous soumis aux décrets du hasard, célèbrent le pouvoir de l’événement gratuit. La formation de la combinaison demeure contingente, et la structure en apparence régulière ne peut masquer l’agencement hasardeux et réversible des actions : l’irrégularité demeure inhérente à la dramaturgie du poème composé.

L’inconstance de la fortune §

Dans La Belle Esclave, la destinée n’est pas commandée par une transcendance immuable et implacable à laquelle le héros s’affronte, comme dans la tragédie, ni par l’industrie humaine, comme dans la comédie. Les protagonistes de notre tragi-comédie sont en revanche soumis aux caprices du destin. Le monde semble perpétuellement chancelant, imperméable à toute stabilité. Mais dans leur malheur, les héros parviennent à puiser une source d’espérance. Aussi n’y a-t-il jamais ni vrai malheur ni vrai désespoir dans l’esthétique tragi-comique.

Les personnages, tels Alphonse et Clarice, souffrent de l’inconstance du monde. La jeune femme, après avoir survécu au naufrage du navire qui l’emportait à Alger, s’exclame, à l’annonce de son départ pour Constantinople, (vers 154-156) :

[…] Ha ! surprise mortelle ;
Nouveau coup de Fortune, et par qui ma vertu
Voit malgré ses efforts mon courage abbatu.

À sa suite, Alphonse s’emporte contre sa destinée instable (vers 368-371) :

Que la Fortune monstre un visage inconstant !
Il n’est rien si fragile, et j’en fais bien l’espreuve,
Puis qu’ainsi je vous [Clarice] pers dés que je vous retreuve :
Que l’espoir en mon cœur meurt si tost qu’il est né.

Tour à tour, le sort et les dieux sont ainsi accusés d’injustice et de cécité ; Alphonse, face aux malheurs qui l’accablent s’écrit (vers 561-565) :

Je pardonne à qui croit qu’en toute la Nature,
Il ne se treuve rien qui n’aille à l’advanture.
Que l’eternel Autheur de la Terre et des Cieux,
Ne les daigne éclairer d’un regard de ses yeux,
Et que le Monde enfin n’est qu’un Vaisseau qui flote.

Le champ lexical notionnel de la marine apparaît souvent et rend compte de l’imprévisibilité et de la gratuité des coups de fortune. Le héros est soumis, dans le rebondissement des actes, à un cheminement dont il ne connaît ni le but ni les différentes étapes. Le dessein supérieur, s’il y en a un, lui échappe, et il demeure le jouet de ces forces qu’il appelle indifféremment « sort », « hasard », ou « fortune ». Aussi Alphonse déclare-t-il (vers 217-218) :

Je ne suis plus qu’un poids inutile à la terre,

Qu’un joüet de Fortune, un rebut de la Guerre.

L’absence de Providence divine est aussi invoquée. Clarice, devant le malheur qui l’accable, déclare au Roi (vers 260-262) :

C’est le Ciel, non pas vous, que j’en dois accuser ;
C’est le Ciel qui se plaist à me voir miserable,
Et qui seul à mes vœux vous rend inexorable.

La richesse des personnages se situe dans la dualité entre leur ignorance des desseins transcendants et la conscience de cette même ignorance. Avec la certitude du mouvement perpétuel, inscrit dans le lieu commun de la destinée, l’esthétique de la réversibilité des événements se double d’une esthétique de la précarité, comme l’énonce Alphonse (vers 1276-1278) :

Aveugle Deité, qui du monde disposes,
Fortune, qui te plais à changer toutes choses,
Et des plus doux plaisirs laissant un goust amer […]

Théâtre de la précarité, la tragi-comédie est en même temps le théâtre du doute, « du héros incertain qui se connaît dans la stupeur et doit convenir qu’il n’est pas plus maître de lui-même qu’il n’est maître des événements » comme l’affirme Jean Rousset dans La littérature de l’âge baroque en France133. Alphonse n’est en définitive certain que d’une chose : sa confusion. Il s’interroge sur son identité : « Aussi bien desormais quel rang tiendray-je au monde ? » (vers 213).

Si les lois du hasard ou les volontés divines fluctuantes semblent gouverner toute destinée, les protagonistes ne s’accordent pas sur leurs effets respectifs. Alphonse, proposant au Roi d’affronter Haly en duel, suggère (vers 1334-1335) :

[…] le Ciel n’estant pas moins juste que puissant,
Fera choir le Coupable aux pieds de l’Innocent.

Mais le Roi affirme au contraire que le combat judiciaire reste le lieu de prédilection du hasard (vers 1336-1340) :

Dans le Champ des combats la Fortune preside,
Et se plaist à defendre une action perfide ;
La cause la meilleure en ce lieu peu nous sert,
La mauvaise s’y gaigne, et la bonne s’y perd.
Un aveugle hazard y couronne le crime.

Les propos du Roi rappellent volontairement ceux du souverain du Cid de Corneille déclarant au sujet du duel (vers 1416-1420) :

Cette vieille coutume en ces lieux établie,
Sous couleur de punir un juste attentat,
Des meilleurs combattants affaiblit un Etat.
Souvent de cet abus le succès déplorable
Opprime l’innocent et soutient le coupable.

Si l’on peut considérer que ces propos visent surtout à asseoir la justice royale aux dépens de l’individualisme nobiliaire, il n’en reste pas moins que, loin de trancher un différend en punissant le coupable, le monarque considère que l’issue du duel demeure soumise aux caprices du destin.

Toutefois, si la destinée dans la tragi-comédie s’apparente à une fée capricieuse, elle n’accable l’homme que pour mieux le relever. Le héros tragi-comique croit en effet en sa capacité d’action. Loin de renoncer à Clarice, Alphonse mobilise sa bravoure ; il déclare à sa maîtresse (vers 527-529) :

Ha ! vous ne mourrez point, non, je vous tireray
D’un si grand precipice, ou bien j’y periray :
Ouy, l’espée à la main j’iray sans nulle crainte […]

À Clarice lui rétorquant le peu de succès d’une telle entreprise, Alphonse, animé par son courage, déclare pourtant (vers 533-536) :

Combatant devant vous, vostre seule presence
Me sera-t’elle pas un renfort de puissance ?
Pour combien de Guerriers contez-vous ces regards,
Dont vous m’animerez au milieu des hazard ?

Ainsi apparaît donc, aux côtés des dieux et du hasard, la troisième instance constituée par le pouvoir humain. Même si le héros ne connaît pas les causes et les effets de ses actes, il peut s’appuyer sur la qualité de cœur qu’est le courage. Dans l’espace peu ou prou profane et chaotique dessiné par la tragi-comédie, l’action de l’homme peut-être couronnée de succès. La réussite d’une entreprise s’inscrit alors soit comme le résultat d’un hasard bienheureux, soit comme l’effet d’une reconnaissance divine. Quoi qu’il en soit, l’action reste possible.

Enfin, la réunion des amants qui clôt La Belle Esclave permet, certes in extremis, d’éclairer l’univers tragi-comique par l’espoir. La Reine souligne ainsi l’heureux dénouement comme un exemple de l’intercession divine et affirme la puissance de celle-ci sur le hasard (vers 1490-1497). Imitant la Reine, Alphonse accepte désormais de considérer la survie de Clarice comme un miracle de source divine (vers 1520-1521) :

Quoy, n’est-elle pas morte ? ô preuve nompareille
Que sur les Innocens l’Eternel toujours veille.

Mais réduite à une convention dramaturgique, l’heureuse fin ne peut contrebalancer le va-et-vient incessant du bonheur au malheur, et l’univers de la tragi-comédie célèbre finalement autant le désespoir que l’espoir.

En somme, l’intrigue de La Belle Esclave ne se développe pas de façon nécessaire, mais suit les chocs que provoque cette force supérieure que les protagonistes appellent « sort », « hasard », « fortune » ou « divinité », et dont les deux caractéristiques essentielles sont la contingence et la réversibilité. Force est de constater qu’émerge pourtant une tension entre la représentation d’une destinée gouvernée par le hasard, et une autre gouvernée par Dieu. Pour Hélène Baby, cette tension « illustre parfaitement les contradictions de la pensée contemporaine, prise dans les hésitations qui séparent raison et religion134 ». Le poème dramatique de Claude de L’Estoille se fait donc une nouvelle fois l’écho, cette fois sur un plan philosophique, des débats de son époque.

L’illusion représentée §

L’esthétique de La Belle Esclave, dans sa relation avec l’illusion référentielle, s’avère paradoxale. Si elle se veut, comme toute pièce dramatique, une des représentations possibles du réel, notre tragi-comédie ne manque pas de jouer avec les référents qu’elle exhibe. En somme, elle oscille entre une adaptation de la réalité et une représentation ostensible de l’illusion qu’elle donne à voir. La tragi-comédie de Claude de L’Estoille, par l’utilisation d’accessoires outrepassant leur simple statut d’objet, et par ses références aux « parenthèses de l’esprit135 » – de la simple hallucination à la folie mélancolique – revendique son jeu d’illusion.

La représentation de La Belle Esclave, comme de nombreuses tragi-comédies, utilise l’accessoire de la lettre. Véritable objet théâtral, la lettre de Clarice devient l’équivalent du discours de la jeune femme. Son billet, qui n’est pas adressé à un protagoniste en particulier, est lu sur scène par le Roi (vers 885-887) :

Mille troubles me font la guerre,
Et je me jette dans les flots,
Afin d’y treuver le repos […]

Cette lettre testamentaire, qui justifie l’acte suicidaire de « la belle esclave », devient l’équivalent représentable de la parole de la jeune femme. Loin de pouvoir être suspecte aux yeux des personnages, la véracité du message écrit devient comparable à celle qu’aurait pu énoncer le discours. À sa vue, Alphonse déclare « Voila son escriture, il n’en faut plus douter » (vers 895). La convention n’est pas tant celle de la crédulité des récepteurs, que celle du statut authentique de l’objet écrit. Mais si l’objet accrédite le discours, et devient le garant de l’action, il reste que son objectif principal est de produire un simple effet de spectacle puisque, le suicide, improbable dans la tragi-comédie, n’en devient pas pour autant effectif. Partant, la lettre suggère simplement le geste suicidaire, tout en suppléant son inachèvement. Le billet de Clarice revêt donc un statut biaisé : d’une part sa matérialité cautionne la preuve de la parole, et d’autre part les propos énoncés, à savoir le suicide, trahissent, sur le plan externe de la fiction, sa fausseté.

L’esthétique tragi-comique exploite à l’envi les jeux sur les parenthèses de l’esprit, la vacance qui amène volontiers les personnages à concevoir de fausses visions ou à être en proie à la folie. La réalité devient incertaine, les sens trompeurs. Alphonse ne reste pas étranger à ces phénomènes et son imagination, d’après Haly, le dupe en lui faisant apparaître Clarice, alors que la jeune femme est morte. Le Roi se fait l’interprète des pensées du capitaine Haly (vers 1244-1247) :

Enfin si l’on vous croit, une douleur amere
Fait qu’Alphonse n’est plus qu’un Esprit à chimere,
Qui voit ce qui n’est pas, et prend le plus souvent
Pour un solide corps, un corps d’air et de vent.

La chimère, cette vaine imagination, semble donc s’être emparée de l’amant de Clarice. Haly ajoute que la mélancolie d’Alphonse, provenant de l’excès de l’humeur de sa bile noire, le plonge dans une profonde tristesse qui lui fait concevoir des visions imaginaires (vers 1248-1251) :

Qui ne sçait le pouvoir de la melancolie,
Qui tient profondement son ame ensevelie ?
Quiconque comme luy s’en treuve travaillé,
Parfois parle tout seul, réve tout esveillé.

Fernand lui-même, le confident d’Alphonse, doute de la fiabilité des sens du jeune homme. Il n’hésite pas à lui demander : « Tenez-vous de vos sens le rapport bien fidele ? / Estoit-ce elle, Seigneur ? » (vers 1284-1285). La survie de Clarice ne parvenant pas à être prouvée, le Roy invite Alphonse à prendre conscience de l’illusion dans laquelle son esprit l’a entraîné (vers 1370-1373) :

Le Ciel mesme, à pitié se laissant émouvoir,
Allume des flambeaux pour vous la [Clarice] faire voir.
Certes cet accident est purement celeste,
Et quiconque le croit a de la foy de reste.

Haly, quant à lui, n’hésite pas à accuser Alphonse de folie (vers 1356-1359) :

Mais suis-je raisonnable alors que je me pique
Des injures qu’à tort me dit un frenetique ?
Je me ris de le voir parler sans jugement,
Et souffrir sa folie est faire sagement.

Les références à la folie s’intègrent naturellement aux structures réversibles et coups de fortune exhibés par La Belle Esclave. Cependant, l’illustration directe de cette folie ancrée dans la fausse vision ne fonctionne dans notre poème dramatique que sur le plan interne de la fiction. En effet, sur le plan externe, spectateurs ou lecteurs sont avertis des mensonges de Haly et de la vérité des vues d’Alphonse. La Belle Esclave, en dévoilant d’emblée les rouages de l’intrigue, exploite la fausse vision et la folie qui l’accompagne comme un simple topos du genre tragi-comique. Ce faisant, le lieu commun de l’altération du réel ne fonctionne plus que comme une référence traditionnelle, et la répartie de Haly, à qui on présente Clarice, « Est-ce un charme ? est-ce un songe ? » (vers 1556), s’inscrit dans une filiation avec le thème de la rêverie éveillée propre à la littérature baroque.

D’une façon plus générale, l’illusion théâtrale, produit d’un éternel équilibre entre le faux et le vrai, le matériel et l’imaginaire, autorise ces jeux sur le réel et son altération, sur l’immersion dans le spectacle et la conscience du jeu théâtral. L’interrogation rhétorique d’Alphonse qui clôt la pièce, « Qui de vostre vertu ne seroit amoureux ? » (vers 1611), s’adresse autant aux protagonistes de La Belle Esclave qu’aux spectateurs ou aux lecteurs. Cette question oratoire constitue un moyen de sortir de la fiction qu’organise le spectacle pour revenir à la réalité de la représentation. Ce procédé, qui rend le public complice de la composition littéraire, révèle consciemment les ambitions du genre tragi-comique : donner à voir la tension propre à la théâtralité, à la fois imitation et fiction.

La tragi-comédie s’inscrit par conséquent dans un rapport d’imitation relative au réel, contrairement à l’esthétique classique de l’imitation absolue. Elle met à jour un « réalisme » propre à l’ornementation baroque, se voulant à la fois immersion dans le spectacle et conscience de son jeu d’illusion. Cette dualité, présente dans La Belle Esclave, s’explique par la tension inhérente à la théâtralité elle-même : la réalité s’affirme aussi instable et illusoire qu’un décor de théâtre.

Note sur la présente édition §

Éditions du texte §

Nous ne possédons pas de manuscrit de La Belle Esclave136, mais la pièce a fait l’objet de deux éditions en France.

1re édition §

La Belle Esclave, / Tragi-comédie. / De Monsieur de l’Estoille. / A Paris, / Se vend en l’Imprimerie des nouveaux Caractheres / de Pierre Moreau, Me Escrivain Juré à Paris, / et Imprimeur ordinaire du Roy, proche le Portail / du grand Conuent des RR. PP. Augustins, / Et en la boutique au Palais en la Salle Dauphine, / Par François Rouvelin, à l’Enseigne de la Vérité. 1643. / Avec Privil. Du Roy.

100 p. ; In-4°,

Gravure de Humbelot ; Epître au Chancelier Séguier ; Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes ; Liste des acteurs.

Privilège du Roi de Mars 1643 ; Achevé d’imprimer le dernier jour d’octobre 1643.

Il existe d’assez nombreux exemplaires de cette édition dans les collections publiques françaises :

  • Bibliothèque Nationale : Rés. YF – 1314 (exemplaire auquel manque la planche) / Rés. YF – 1315 / Rés. YF – 675 (exemplaire auquel manquent la lettre et le privilège).
  • Bibliothèque Richelieu : 8 – RF – 6449.
  • Bibliothèque de l’Arsenal : 4 – BL – 3663 (BIS, 1 – l’exemplaire comporte à sa suite L’Intrigue des filous) / 4 – BL – 3664 / GD – 40559.
  • Bibliothèque Sainte-Geneviève : 4 Y 467 (2) INV 655 RES (ex-libris « Mademoiselle Arnauld, 1664 ». Fers aux armes du duc de Penthièvre137).
  • Bibliothèque Mazarine : 4° 10918-60.
  • Bibliothèque de Rouen : Mtg 459-2 Rés. Fonds Cas. (sans nom d’imprimeur).
  • Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence : In-4° 2028.
  • Médiathèque d’Orléans : D2121 Fonds ancien 1.

2e édition §

La Belle Esclave. / Tragicomédie. / De Monsieur de L’Estoille. / A Lyon, / Chez Claude La Rivière, / rue Merciere à la Science / M. DC. LIV. (1654) / Avec permission.

8 ff., 70 p. ; In-8°,

Epître au chancelier Séguier ; Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes ; Liste des acteurs.

Permission du Procureur du Roi du 29 Novembre 1653.

  • Bibliothèque Richelieu : 8 – RF – 6460.
  • Bibliothèque de l’Arsenal : GD – 532 (demi-maroquin vert foncé tr. dorées).

La pièce est en cinq actes et entièrement écrite en alexandrins à rimes plates, à l’exception de la lettre de Clarice (vers 885 à 892), composée d’octosyllabes disposés en rimes embrassées.

Dans notre texte, les astérisques renvoient le lecteur au glossaire ; les chiffres et les lettres entre parenthèses indiquent les pages et cahiers de l’édition originale.

Fautes d’impression corrigées §

Nous avons établi le texte d’après l’édition de 1643.

L’édition originale de la pièce ne présente que peu d’erreurs d’impression, cette rareté s’expliquant par la qualité du travail de l’imprimeur, Pierre Moreau, qui propose la nouvelle typographie qu’il a mise au point.

Néanmoins, nous avons cru que les corrections suivantes se justifiaient :

  • « Lettre de Linage de Vauciennes » : Linage de Vauciennes pour Linage de Vaucienne (nous n’avons trouvé aucune mention du nom sans le -s final).
  • « Lettre de Linage de Vauciennes » : Eût pour eut.
  • vers 1157 : une ombre pour un ombre.
  • vers 1330 : il m’a justifié pour il ma justifié.
  • vers 1574 : Sauvez qui m’a sauvé pour Sauvez qui ma sauvé.

En règle générale, nous avons conservé les graphies de l’édition originale, à quelques réserves près :

  • Nous avons modernisés les ff en s.
  • Nous avons distingué i et u voyelles de j et v consonnes, conformément à l’usage moderne.
  • Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde en un groupe voyelle-consonne.
  • Nous avons corrigé certains accents, notamment pour différencier l’auxiliaire a de la préposition à et la conjonction ou du pronom, adverbe relatif et interrogatif .
  • Nous avons décomposé la ligature & en et.
  • Nous n’avons pas ajouté de tiret entre le verbe et le sujet inversé dans les tournures interrogatives lorsque le texte original l’omettait. Ce tiret est parfois présent, parfois absent, indifféremment.
  • Nous avons mis les didascalies en italiques et nous les avons déplacées après le vers où elles prennent effet lorsqu’elles étaient placées sur le côté.

Nous signalons qu’un même mot peut présenter plusieurs graphies au sein de la pièce, la graphie des mots n’étant pas fixée au début du XVIIe siècle.

Établissement de la ponctuation §

On ne sait si Claude de l’Estoille a pu lui-même veiller à la ponctuation de l’édition originale, car au début du XVIIe siècle, il était courant que le dramaturge abandonne ce travail à l’imprimeur. Toutefois, dans la mesure où la ponctuation originale donne des indications sur les pratiques contemporaines, nous avons fait le choix de la respecter le plus possible et de réduire au maximum toutes les modifications. Les travaux de Georges Forestier ont par ailleurs démontré qu’une modernisation de la ponctuation pouvait aboutir à une trahison possible des intentions de l’auteur138.

Nous avons pourtant effectué quelques corrections systématiques :

  • Transformation du point final en point de suspension (vers 627, 781, 990, 1130, 1427).
  • Transformation des deux points en point de suspension (vers 485, 503, 597).
  • Transformation de la virgule en point de suspension (vers 116).
  • Transformation du point en point d’interrogation (vers 248, 1273, 1387).
  • Transformation du point d’exclamation en point d’interrogation (vers 611).
  • Ajout d’une virgule (vers 1090).

La seconde édition ne comporte que des variantes graphiques, et non sémantiques.

On note toutefois la variante syntaxique de la seconde édition qui modifie le sens du vers : v. 1036 : Acheve ton ouvrage est-il, bien avancé ? à la place de Acheve ton ouvrage, il est bien avancé. En outre, l’édition de 1654, en plaçant une virgule après « est-il » et non après « acheve » commet une faute d’impression.

La Belle Esclave. Tragi-comédie §

Epistre à Monseigneur SEGUIER139, Chancelier de France §

Monseigneur,

Si toutes les hardiesses imprudentes ont d’ordinaire un mauvais succez, quel accueil dois-je attendre de votre Grandeur, en vous faisant un présent si peu convenable à cette haute Vertu, dont vous honorez aujourdhuy la premiere Charge du Royaume ? Certes, Monseigneur, c’est une incivilité bien audacieuse, que de vous inviter à descendre en ma faveur du Throsne de la Justice au Theatre de la Comedie. Mais si les Scipions n’ont pas dédaigné de s’y treuver140 quelques fois à la priere des Terences, et d’embrasser mesmes la protection de leurs Ouvrages141 ; J’espere, Monseigneur, que vous ne refuserez pas la vostre à celui que je vous presente ; et que peut-estre vous luy donnerez quelques-unes de vos heures, quoy qu’elles soient toutes precieuses. Vous n’y verrez pas, comme dans les leurs142, tout ce qu’une Langue a de plus pur et de plus fleury, ny tout ce qu’un beau Genie peut avoir de beaux sentimens ; mais vous y verrez quelques images, tantost de ces charitables soins que vous prenez de l’Innocence opprimée, et tantost de cette rare Prudence, avec laquelle vous penetrez si facilement jusques dans les cœurs, et tirez la Verité toute nüe du fonds des abysmes. Vous l’en faites sortir tous les jours avec esclat ; et jamais homme dans cette éminente Place que vous occupez si dignement, ne s’est mieux entendu que vous à tenir la Balance de la Justice. Aussi faut-il advoüer que le plus juste des Roys n’a pas eu peu de Sagesse, de la mettre entre vos mains, ny la plus sage des Reynes143, peu de bonheur de l’y treuver. Mais qui ne sçait que l’admirable secret de pezer avec justesse toute sorte d’interests, est un don que le Ciel a fait depuis plusieurs Siècles à l’illustre Race des SEGUYERS ? Il y a peu d’Histoires qui ne parlent des grands services que vos Ancestres ont rendus, et à l’Eglise et à l’Estat ; des fameux differens qu’ils ont accordez entre des Papes et des Roys (Jules III et Henry II144), et des flambeaux de sedition qu’ils ont esteins, ou qu’ils ont empesché de s’allumer parmy les Peuples145. Mais une Lettre n’est pas capable de contenir tout ce qu’ils ont fait de merveilleux, et dedans et dehors le Royaume : Et pour en consacrer la mémoire à la Posterité, il seroit besoin de cette Eloquence qui vous a fait admirer tant de fois, et mesmes en des rencontres également importantes et inopinées. Aussi vous avez, Monseigneur, une presence d’Esprit, qui trompe ses Auditeurs, et qui leur fait prendre les belles choses que vous dites sur le champ, pour autant d’effets d’une profonde meditation. Vous disposez du cœur de quiconque vous preste l’oreille ; et changeant comme il vous plaist les volontez, vous faites cognoistre au besoin que pour maintenir les Peuples dans l’obeyssance, la force du discours n’est pas moins puissante que celle des Armes. Je m’estendrois davantage sur une matiere si ample ; et ferois voir que vous éclattez de tant de lumières, soit naturelles, soit acquises, que de quelque costé qu’on vous regarde, on demeure comme éblouy. Mais cette agreable Ennemie de vos loüanges, et des siennes mesmes, vostre Modestie, Monseigneur, me ferme la bouche, et me permet seulement de vous asseurer, que je suis avec autant de respect que de passion,

De vostre Grandeur,

Le tres-humble, tres-obeyssant, et tres-obligé Serviteur,

De L’Estoille.

Lettre de Monsieur Linage de Vauciennes146,
À
Monsieur de L’Estoille, §

Monsieur,

Je ne scaurois m’empescher de vous dire le plaisir que je receus, il y a quelque temps, à la representation147 de vostre BELLE ESCLAVE. Ses chaines ont tant d’esclat, et ses plaintes tant de charmes, qu’il ne fut jamais de captivité plus brillante, ny de tristesse plus agreable. Elle ravit également, et les yeux et les oreilles ; Et je pense qu’on peut dire d’elle sans flatterie, ce qu’on a dit autrefois de la belle Panthée148 ; qu’il se trouvoit des Amans de ses larmes, et des Adorateurs de son desespoir. Certes jamais Scene ne fut si pompeuse ny si naturelle que celle de vostre Comedie ; l’Art et la Nature y estallent avec profusion leurs richesses ; et n’y voyant parestre que des objets d’estonnement, ou plutost de merveille, je me figurois d’estre au milieu de ce Temple d’Arcadie149, où l’on avoit appliqué si subtilement un miroir, que de quelque costé qu’on se tournast, on n’y voyoit que des Dieux.

Mais il n’y a plus rien aujourdhuy, qui eschappe à la censure des Critiques. Ils treuvent des taches en des corps qui ne sont que pureté et que lumière ; et disent qu’ils demeurent insensibles aux passions de vostre Heros et de vostre Heroïne, pour ce que150 les feintes ne les touchent point, et qu’ils sçavent bien que ce Prince et cette Princesse, n’ont jamais esté en effet ailleurs que dans vostre imagination.

Mais auroient-ils deviné non plus que moy, que leur histoire n’est qu’un conte fait à plaisir, si vous ne les en eussiez advertis vous-mesme ? Et vous auroient-ils attaqué, si vous ne leur eussiez donné des armes pour vous combattre ?151 Je pense estre assez clairvoyant en cette matiere, mais je n’en fais pas le fin, vostre adresse m’a trompé ; oüy, Monsieur, la vray-semblance et la suitte inviolable de vos feintes aventures abuserent d’abord mon jugement. Je les croyois toutes veritables, et m’interessois à tous coups dans les passions de vos Personnages, dont jamais les actions ny les paroles ne démentent la condition. Tantost je vivois de leur esperance, tantost je mourois de leur crainte ; Et ce Prince imaginaire152, dont vous faites votre Heros, me sembloit accomply, que si j’eusse esté le plus grand Roy de la terre, j’eusse bien voulu me changer avec luy, quand mesme il m’auroit demandé ma couronne de retour.

Cependant quelques-uns vous blasment de n’avoir pas traitté pour le Theatre un sujet historique ; et nous veulent faire accroire que vous avez eû peu de peine à reüssir en cet Art divin, qui forme mille differentes beautez, qui n’ont ny verité ny corps, et qui ne laissent pas toutefois d’estre prises pour de veritables merveilles de la Nature. Ils disent qu’il est plus aisé de suivre nos inclinations que celles d’autruy, et de nous faire des bornes de notre caprice, que d’en recevoir de l’Histoire ; que nous faisons naistre, quand nous voulons, des Alexandres, pour remettre Abdolonyme153 sur le Throsne de ses Peres ; et que travaillant ainsi sur une matière susceptible de toutes sortes d’impressions, nous pouvons donner a cette terre obeïssante telle figure qu’il nous plaist. Mais ils asseurent au contraire, que l’Histoire est comme un marbre, difficile a manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infiny de coups de marteau, pour le mettre en œuvre ; au moins nous veulent-ils persuader qu’elle ne fait monstre que de Statuës tronquées par l’insolence des temps, à qui malaisément on peut rendre ce qui leur manque ; Que la dificulté de les restablir les rend illustres, et qu’on a plustost fait un nouveau miracle, qu’on n’a reparé leurs defauts. Que si d’aventure elle nous en fait voir quelqu’une, dont la rigueur des aages ait espargné les attraits, et qui soit encore en son entier, ils nous disent qu’elle est semblable à celle que fit autrefois Pigmalion154, qui certainement estoit si belle, qu’il en devint amoureux, mais qui n’eût jamais eu pourtant ny d’ame ny de voix, si Jupiter mesme, pour perfectionner ce bel Ouvrage, ne luy eût inspiré la vie et la parole. Enfin, Monsieur, si nous les en voulons croire, il faut un Dieu pour achever ce qu’un Homme a commencé.

Ces raisons veritablement ont beaucoup d’apparence, mais peu de solidité ; ce sont vapeurs enflamées qu’ils nous veulent faire passer pour des Astres ; et si nous suivons ces Ardans155, ils nous conduiront dans le precipice.

N’est-il pas vray qu’une belle Fable156 couste a l’esprit un nombre infiny de profondes meditations ? Que tout ce qu’il a de forces est trop foible, pour penetrer les obstacles qui s’opposent à son dessein, et qu’à moins que d’estre esclairé d’une lumiere purement celeste, il est malaisé qu’il se fasse jour dans les tenebres dont son imagination l’enveloppe ? Elle se forme mille desseins, et sans regle et sans suitte ; et si la Raison ne reprime ses saillies, il est d’elle comme de la Vigne, qui n’estant pas taillée jette du bois en confusion, et n’apporte d’ordinaire que de mauvais fruit.

Certes de toutes les choses du monde la plus difficile à mon advis, est d’inventer avec grace, ou de faire passer aux yeux des Sages, une feinte pour une vérité. L’or faux impose facilement à la veuë, mais malaisément à la coupelle157 ; Et les raisins de ce fameux Peintre de l’Antiquité, avoient bien la forme et la couleur des veritables, mais ils ne trompoient gueire que les oyseaux158.

Quelle gloire merite donc, Monsieur, celuy qui comme vous, trompe si adroittement ses Auditeurs, qu’il leur fait passer des mensonges agreables pour des veritez historiques ? Certes après de si rares productions de vostre Esprit, je ne m’estonne plus si nos Peres ont dressé des Statuës aux Inventeurs des belles choses, ny s’ils les ont tenus pour des Dieux, ou du moins pour des personnes extraordinaires ; Mais je ne puis assez m’estonner de l’aveuglement de ces Esprits, qui se figurent qu’il y a moins de difficulté de mettre au jour ce qui n’est point, que d’adjouster à ce qui est déja fait : Il faut qu’ils confessent eux-mesmes, que l’Histoire est un excellent crayon, où la posture des personnages est déjà naturellement exprimée, si bien qu’il ne reste plus qu’à y donner le colory, pour en faire un admirable tableau.

Mais nous ne tirons pas ce secours des pieces que nous inventons : ce ne sont que formes sans formes, qu’espaces vuides, que nous devons remplir de choses qui ne sont point en l’estre des choses ; nostre esprit n’y treuve ny modelle, ny soustien : il s’appuye sur ses propres forces, et il est tout ensemble, et le Peintre et le Tableau de ses ouvrages ; Enfin il fait en soy-mesme ce que Dieu fit autresfois hors de soy ; Il donne l’estre à des merveilles qu’il appelle du neant, et tire de soy sans nul secours ce que sa raison debite à tous les hommes.

Est-il donc possible, Monsieur, que vos Censeurs se persuadent, qu’il n’y a presque ny peine, ny gloire à faire une chose qui nous égale en quelque sorte à la Toute-puissance ? Certes, il ne fut jamais de creance plus erronée que la leur : mais il ne s’en faut pas estonner ; l’Esprit a ses maladies comme le Corps, et la plus incurable de toutes est l’opinion. Toutefois s’ils desirent de sortir d’erreur, ils n’ont qu’à travailler à l’invention de quelque beau sujet de Theatre ; ils reconnoistront bien-tost la difficulté de l’Ouvrage par la foiblesse de l’Ouvrier. Ils broncheront à chaque pas, n’estans plus appuyer de l’Histoire ; et ces Anthées perdront l’haleine si tost qu’ils perdront la Terre159. Alors ils quitteront leurs sentimens, pour prendre les miens, ou confesseront que LA BELLE ESCLAVE ne vous a pas cousté si peu comme ils se figurent. Les Chefs-d’œuvres ne se font pas facilement ; et je ne m’y connois point, ou jamais il n’en fut un plus achevé que celuy-cy. Mais employer des couleurs si sombres que les miennes à peindre en raccourcy dans une Lettre cette adorable Captive160, c’est imiter les Astrologues, qui mesurent la Lune par l’ombre de la terre, et la terre par un poinct.

ACTEURS.161 §

  • Le Roy d’Alger.
  • La Reyne.
  • Alphonse, Prince de Sicile, Esclave.
  • Clarice, Princesse de Sicile, Esclave.
  • Haly, Capitaine du Palais.
  • Fernand, Gentilhomme Sicilien, Confident d’Alphonse.
  • Selim, domestique de Haly.
La Scene est en Alger.162
[A1]

ACTE PREMIER. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

Ha ! Laisse moy mourir.

FERNAND.

Que moy-mesmes je meure,
Si je souffre* qu’ainsy vous advanciez vostre heure :
Mais encore, Seigneur, qu’ay-je dit, pour vous voir
Tomber mort à mes pieds d’un coup de desepoir ? [p. 2]
5 Faut-il que la douleur triomphe d’un courage*,
Qu’on a veu triompher dans ces champs de carnage ;
Où croissent pesle-mesle et Cypres, et Lauriers163,
Qui degouttent* du sang des plus fameux* Guerriers ?
Vous avez grand sujet de crainte et de tristesse,
10 Mais se desesperer est marque de foiblesse ;
Agissez d’un esprit et plus fort et plus doux,
Donnez loisir au Ciel* de travailler* pour vous ;
Ses rayons eternels dissiperont la nuë164,
Par qui165 la Verité se cache à vostre veuë.

ALPHONSE.

15 Ne viens-tu pas icy pour me la descouvrir ?
Ne ferme plus ton cœur à qui tu dois l’ouvrir ;
N’est-il pas vray, Fernand, que quelque main barbare*
A massacré Clarice au milieu de Megare166 ?
Et qu’enfin elle est morte en ce fameux* sejour,
20 Où ses premiers regards ont salüé le jour ?
Helas ! Lors167 qu’on donnoit cette Ville au pillage,
Qu’à l’envy les Soldats la couvroient de carnage,
Qu’ils changeoient chasque ruë en un fleuve de sang
Et qu’ils ne respectoient âge, sexe, ni rang168 ;
25 L’auroient-ils espargnée, et seroit il possible
Que je pusse169 parer à ce coup si sensible* ?
En la faisant mourir, ces Cruels ont tranché
Le nœu qui me tenoit icy bas attaché ; [p. 3]
Elle est ensevelie en la perte commune170 ;
30 Mais malgré tes conseils je suivray sa fortune*.

FERNAND.

Sa fortune*, Seigneur, est encore à sçavoir.

ALPHONSE.

Ha ! Je n’espère pas de jamais la revoir171.

FERNAND.

Il est vray qu’à Megare en vain je l’ay cherchée.

ALPHONSE.

Courons donc au tombeau, c’est là qu’elle est cachée.

FERNAND.

35 Ne précipitez point le cours de vostre sort*,
Attendez ;

ALPHONSE.

Je n’attens que le coup de la mort.
Tant qu’un reste d’espoir a consolé mon ame*,
Je me suis conservé, pour conserver la flame*
Dont j’ay caché l’esclat assez adroitement,
40 Pour estre creu son Frere, et non pas son Amant*.
Mais si toute esperance aujourdhuy m’est ravie*, [p. 4]
En perdant ma Maistresse* il faut perdre la vie ;
Et que sans differer les cendres du tombeau
De tous les feux* d’Amour estouffent le plus beau.

FERNAND.

45 Pourquoy devant le temps s’affliger de la sorte ?
Mourrés172-vous sans sçavoir si vrayment elle est morte ?
Sur des doutes* enfin qui possible173 sont faux,
Devons-nous ressentir de veritables maux* ?
Il peut estre arrivé qu’une sanglante espée
50 D’une si belle vie ait la trame* coupée174 ;
Mais en produirez-vous un tesmoin asseuré ?
Le bien* qu’on croit perdu n’est souvent qu’esgaré ;
Qui sçait si de la mort ce beau corps est la proye ?
On ne le treuve175 point, quelque soin qu’on employe.
55 S’est-il avec son ame* envolé dans les Cieux ?
Ou s’il est sur la terre invisible à nos yeux ?
Elle est peut-estre au port à l’abry de l’orage,
Tandis qu’imprudemment vous courez au naufrage ;
Elle est encor176 vivante, et vous voulez mourir ;
60 Mais si vous perissez, on la verra perir.
He ! quoy pourroit-on bien l’empescher de vous suivre ?
Elle vous ayme trop pour jamais vous survivre.

ALPHONSE.

Puis-je de quelque espoir mes craintes adoucir ?177 [p. 5]

FERNAND.

Son destin* est douteux*, il s’en178 faut esclaircir.

ALPHONSE.

65 Depuis tantost deux mois que Megare est soûmise,
Que malgré mes efforts* des Barbares* l’ont prise,
Et qu’enfin sans Clarice ils m’ont conduit icy,
Le corps couvert de coups, l’esprit plein de soucy* ;
Je tente tous moyens pour en179 avoir nouvelles ;
70 Mais puis-je en recevoir qui ne me soient mortelles ?

FERNAND.

Le Ciel* l’aura peut estre assistée au besoin ;
Elle estoit son Chef-d’œuvre, il en aura pris soin.

ALPHONSE.

Le Ciel*, qui m’est contraire, et se rit de mes larmes,
L’auroit-il bien soustraitte à la fureur* des armes ?
75 Avant ton arrivée en ce bord estranger,
En ces barbares* lieux, en ces costes d’Alger,
La rigueur de son sort* ne m’étoit pas connuë,
Et pour m’en esclaircir j’attendois ta venuë :
Mais dés que je t’ay veu, ton geste et ta couleur* [p. 6]
80 Ne m’ont que trop appris ce funeste* mal-heur ;
Et je ne doute plus qu’une affreuse advanture*
Du lieu de son berceau n’ait fait sa sepulture.

FERNAND.

Seigneur, si j’en sçay rien180, que le Ciel* en courrous
Me face un ennemy d’un Prince comme vous ;
85 J’arrive de Megare, où loin d’avoir la veuë
D’une jeune Beauté de tant d’attraits* pourveuë,
On ne voit plus qu’Objets* dont les yeux sont blessés,
Qu’hommes et bastimens pesle-mesle entassés ;
Ce n’est plus qu’un Chaos de matieres sans formes,
90 Où l’on a peint de sang mille crimes enormes* ;
Où mesme en la cherchant jusques parmy les morts,
Mes mains ont remüé des montagnes de corps.
J’ay par vostre ordre enfin avec assez d’adresse*
Visité ce sejour d’horreur* et de tristesse ;
95 Mais j’ay perdu mon temps, et j’en181 viens d’arriver,
Pour vous dire qu’en vain on tasche à l’y treuver182 ;
Elle est vivante ou morte ailleurs qu’en cette Ville,
Qui par son grand débris estonne* la Sicile ;
Et qui n’a plus enfin face que d’un cercueil,
100 Où de tous ses Palais est enterré l’orgueil.

ALPHONSE.

Qu’est-ce donc qu’en a fait le destin* de la Guerre ? [p. 7]
Est-elle dans la mer ? est-elle sur la terre ?
Il venoit un Navire où peut-estre flottoit
Le seul bien*183, cher Fernand, qu’au monde il me restoit :
105 Il estoit tout chargé des Beautez184 les plus rares,
Qui tomberent jamais aux mains de ces Barbares*.
Mais un grand coup de vent contre un roc l’a poussé,
Et le roc l’a soudain en pieces fracassé :
Du Glaive ou de la Vague elle a senty l’injure*,
110 Et la terre ou la mer luy sert185 de sepulture.

FERNAND.

Un danger est bien grand, si la vertu* n’en sort186,
Et par fois d’un escueil le Ciel* luy fait un port.
Cachez doncques187 toujours avec beaucoup d’adresse*,
Soubs le doux nom de Sœur cette belle Maistresse* ;
115 Autrement ce secret se descouvrant à tous,
Le Roy… mais il arrive.

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, FERNAND.
[p. 8]

LE ROY.

Alphonse, approchez-vous188,
Mais de quel nouveau mal* le trop sensible* outrage*
Vous a depuis tantost si changé de visage ?

ALPHONSE.

Pardonnez, grand Monarque, à ma juste douleur,
120 Je viens d’estre adverty de mon dernier mal-heur ;
Il ne me restoit plus dans ma Ville natale
Qu’une Sœur, que j’aymois d’une ardeur* sans esgale ;
On ne l’y treuve plus, et c’est mon sentiment189,
Que le sein de la mer luy sert de monument*.

LE ROY.

125 Il est vray qu’un Vaisseau d’Esclaves nompareilles*,
Que mettoit la Sicile au rang de ses merveilles*,
A fait joug190 à l’orage, et qu’enfin les Nochers
N’ont sceu le garantir des bancs* et des rochers :
Quelques-unes pourtant du péril sont sauvées ; [B9]
130 Et sont mesme desja dans Alger arrivées.
Courez donc au Palais, et cherchez à loisir
Ce qui peut mettre fin à vostre desplaisir :
De toutes ces Beautez qui malgré leurs tristesses,
De la terre et du Ciel* font briller les richesses,
135 Et des plus Affligez charmeroient le soucy*,
Je ne veux reserver que celle que voicy.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

Hé ! celle que voicy c’est ma Sœur elle-mesme.

CLARICE.

Que voy-je ? est-ce mon Frère ? ha ! ma joye est extréme ; 
Mais n’est-il pas perdu ? l’aurois-je retreuvé ?

ALPHONSE.

140 Hé ! qui vous a sauvée ? [p. 10]

CLARICE.

Hé ! qui vous a sauvé ?

ALPHONSE.

De mille biens*, grand Roy, je vous suis redevable,
Mais deussay-je passer pour un homme insatiable,
Et qui semble vouloir lasser votre bonté,
Je demande ma Sœur à vostre Majesté.

LE ROY.

145 Il n’est rien que de moy vous ne deviez attendre191 ;
Mais quant à vostre Sœur, pourrois-je vous la rendre ?
Des lettres de ma main m’ont engagé d’honneur*
A la faire conduire en pompe au grand Seigneur ;
Il ne m’écrit jamais, qu’il ne me sollicite
150 D’envoyer au Serrail quelque Beauté d’élite192 ;
La pitié de vos pleurs ne m’en193 peut dispenser,
Et frustrer son espoir ce seroit l’offenser.

CLARICE.

Dieu ! que viens-je d’entendre ? ha ! funeste* nouvelle ;
Ha ! mon Frere.

ALPHONSE.

Ha ! ma sœur.

CLARICE.

Ha ! surprise mortelle ;
155 Nouveau coup de Fortune*, et par qui ma vertu* [p. 11]
Voit malgré ses efforts* mon courage* abbatu.
A peine ma douleur, qui toute autre surpasse,
Me laisse assez de voix, pour vous demander grace*.

LE ROY.

J’ay donné ma parole, et ce que j’ay promis
160 On me le voit tenir, mesme à mes ennemis.
Mais quoy donc ? le Serrail n’a-t-il pas des merveilles*,
A ravir* en tout temps les yeux et les oreilles ?
Des bois et des jardins, que le froid des Hyvers
Ne despoüille jamais de leurs ombrages vers ?
165 Le chant de mille oyseaux, le bruit de cent fontaines,
Y seront aussi-tost le charme* de vos peines* ;
Et ce Roy qui peut tout ne vous y pourra voir,
Sans vous jetter soudain ce glorieux194 mouchoir195,
Qui monstre que l’Amour allume dans son ame*
170 Les pressantes ardeurs* d’une nouvelle flame*.

CLARICE.

Combien d’autres Beautez prises dans vos liens, [p. 12]
Brillent-elles d’attraits* plus charmans que les miens,
Pour donner à son cœur une atteinte* amoureuse ?
Ha ! je suis la moins belle, et la plus mal-heureuse.

LE ROY.

175 Appellez-vous mal-heur l’honneur* d’aller ravir*
Un Roy que tant de Roys font gloire* de servir,
En combattant pour luy du Couchant à l’Aurore ?

CLARICE.

Appellez-vous honneur* ce qui nous deshonore ?
Et nous fait devenir par un crime odieux
180 Le mespris de la terre, et la haine des Cieux ?
Ha ! Sire, cét honneur*, est pire que la honte*,
Puis qu’il fait que de nous on ne tient plus de conte196 :
Et s’il faut ou mourir, ou m’en voir couronner,
Puissent mille Bourreaux mes destins* terminer :
185 En moy la Chasteté seroit donc violée ?
A d’infames* plaisirs je serois immolée* ?
Il faudroit contenter un amour vitieux ?
Il faudroit renier la Foy* de mes Ayeux ?
Il faudroit perdre enfin et mon corps et mon ame*,
190 Au milieu des ardeurs* d’une impudique flame* ?
Si la crainte ou l’espoir m’y faisoit consentir, [p. 13]
La terre s’ouvriroit afin de m’engloutir.

LE ROY.

Certes je ne sçay pas quelle nuict assez noire
Vous cache le chemin qui vous meine à la gloire* ;
195 Vous serez adorée*, et ce Prince indompté
Ne recevra des loix que de vostre beauté.

CLARICE.

Dieu, que cette beauté me sera cher venduë !
Et que j’aurois gagné, si je l’avois perduë !
Il faut que par un traict de générosité*
200 J’immole* mes attraits* à ma pudicité*,
Et qu’à l’effort* des ans j’oste enfin l’advantage
D’effacer les couleurs* qui peignent mon visage.
Si je ne viens à bout de me défigurer
A force de gémir, à force de pleurer,
205 Ma main, ma propre main secondant ma tristesse,
Arrachera ces fleurs qui parent ma jeunesse ;
Tost ou tard aussi bien cét éclat passera ;
Le Temps me l’a donné, le Temps me l’ostera.

ALPHONSE.

Monarque genereux*, la Pitié vous convie
210 A sauver de sa main ses beautez et sa vie.
Laissez-vous emporter au torrent de ses pleurs, [p. 14]
Ou noyez dans mon sang ma vie et mes douleurs.
Aussi bien desormais quel rang tiendray-je au monde ?
Moi qui traisne une vie en mal-heurs si feconde ;
215 Qui ne possede pas mesme la liberté,
A qui de tout bon-heur tout espoir est osté.
Je ne suis plus qu’un poids inutile à la terre,
Qu’un joüet de Fortune*, un rebut de la Guerre,
Qu’un mal-heureux Esclave, à qui rien aujourdhuy
220 Ne reste qu’une Sœur qu’on separe de luy.

LE ROY.

Je sçay qu’ayant cent fois triomphé des plus Braves*,
Vous avez esté mis au nombre des Esclaves ;
Mais à quoy se connoist vostre captivité ?
Vous estes, peu s’en faut, en pleine liberté ;
225 Et je vous ay laissé par honneur* vostre espée,
Quoy que du sang des miens elle ait esté trempée.
Quel Vainqueur cependant vous eut esté si doux,
Apres avoir receu tant d’outrages* de vous ?
Ayant osé vingt fois venir dans mes tranchées* ;
230 D’armes et de corps morts vous les avez jonchées :
Et tout autre que moy vous auroit fait sentir,
Que d’un bel acte mesme on se peut repentir.
Ne vous pleignez donc plus de vostre servitude,
Alphonse, elle n’a rien de honteux ny de rude ;
235 Et vous voir tant chery d’un Roy tel que je suis, [p. 15]
Devroit bien adoucir l’aigreur de vos ennuis*.

ALPHONSE.

Il est vrai que jamais Vainqueur n’aura la gloire*
D’avoir sceu mieux que vous user de la Victoire :
Mais pour moy, grand Monarque, ayez moins de douceur,
240 Et ne refusez* pas quelque grace* à ma Sœur ;
Le plus Clement* des Roys est-il sourd à sa plainte ?

LE ROY.

Qui n’en ressentiroit quelque sorte d’atteinte* ?
J’ay pitié de ses pleurs.

CLARICE.

Helas ! quelle raison
Vous fait donc à mon mal* refuser* guerison ?
245 Auriez-vous bien pour moy de ces pitiez cruelles,
Qui pleignent nos douleurs, et ne font rien pour elles ?
Leur donnent des souspirs, mais non pas du secours,
Et peuvent toutesfois en arrester le cours ?
Ne trompez point, grand Roy, l’attente que me donne
250 Vostre bonté qui luit plus que vostre Couronne ;
Qui tire à soy les cœurs par de nouveaux appas*,
Et fait plus de Captifs que n’en fait vostre bras.
Il n’est point d’affligez qu’enfin elle n’assiste.
Et nul d’auprès de vous ne s’en retourne triste ; [p. 16]
255 Puiseray-je du mal* d’une source de bien ?
Et pour moy la Pitié n’obtiendra-t’elle rien ?
La générosité* de vostre Ame* est trop grande,
Pour ne m’accorder pas197 le bien* que je demande ;
Et si pour mon mal-heur je m’en voy refuser*,
260 C’est le Ciel*, non pas vous, que j’en dois accuser ;
C’est le Ciel* qui se plaist à me voir miserable*,
Et qui seul à mes vœux vous rend inexorable.
Mais n’est-ce pas assez que le Glaive en fureur*
Ait fait de nostre Vile un spectacle d’horreur* ?
265 Renversé les Palais ? désolé* les Familles ?
Tüé jusqu’aux enfans ? enlevé tant de filles ?
Et qu’en un mesme jour la Guerre m’ait osté
Père, parens, amis, richesse, liberté ?
Helas ! ne rendez point mon destin* plus funeste*
270 Conservez mon honneur*, c’est tout ce qui me reste.

LE ROY.

J’en augmente l’esclat, je dissipe vos nuits198,
Et l’espoir de regner doit calmer vos ennuis* :
Vous avez tant d’appas*, jeune et belle Princesse,
Que du Maistre des Roys vous deviendrés maistresse* ;
275 Il sera vostre Esclave, et peut-estre qu’un jour
L’Hymen achevera l’ouvrage de l’Amour.
Que ne devez-vous point attendre de ces charmes*,
Dont l’esclat brille mesme au travers de vos larmes ? [p. C17]
Un Royaume est petit, pour enfermer l’espoir
280 De qui se fait aymer si tost qu’il se fait voir.

CLARICE.

L’espace d’un cercueil enclost mon esperance ;
A la porter plus haut je voy peu d’apparance*,
Et je sçay trop combien de la Captivité
On conte de degrèz jusqu’à la Royauté.
285 Mais se peut-il jamais qu’un tel Prodige avienne,
Que le Prince des Turcs espouse une Chrestienne ?
Et dans Constantinople, au mépris de ses Loix,
Face ensemble briller le Croissant et la Croix ?

LE ROY.

Vous changerez de foy*, pour avoir son Empire.

CLARICE.

290 On me verra plustost marcher droit au Martyre,
Et plustost me coucher, sans crainte des douleurs,
Sur des charbons ardens, ainsi que sur des fleurs.

LE ROY.

Il est dans le Serrail mille Esprits de lumiere,
Qui sçauront dissiper vostre erreur si grossiere ;
295 Mais la Reine vous mande, et veut voir vos appas* :
Belle Esclave, allez donc la treuver de ce pas, [p. 18]
Et puis vous partirez, si les vents sont propices,
Pour aller au sejour de toutes les delices.

CLARICE.

Et puis je partiray pour aller à la mort :
300 Mais avant que j’en vienne à ce dernier effort*,
J’arracheray la vie à qui prendra licence*
De faire à mon honneur* la moindre violence.
Ouy, quand pour me contraindre à quelque lascheté*,
Je verrois devant moy le supplice appresté,
305 Je ne respecteray Sceptre ny Diadesme ;
J’ay vescu chastement, et je mourray de mesme.
Elle sort.199

ALPHONSE.

Hé ! Sire, à ce discours ne connoissez-vous point
Quel excez de courage* à sa vertu* se joint ?
Ha ! si le grand Seigneur se porte à la contraindre,
310 Il verra qu’une fille est quelquefois à craindre ;
Et pourra justement un jour vous reprocher,
Que vos presens sont beaux, mais qu’ils coustent trop cher.

LE ROY.

Ne m’en parlez jamais, vous pourriez me desplaire,
Devenir importun, et mesme temeraire*,
315 Je vous le dis encore pour la derniere fois,
J’en veux faire un présent au plus puissant des Roys. [p. 19]
Le Roy sort.

ALPHONSE.

Que feray-je Fernand ?

FERNAND.

La seconde priere
Recouvre* quelquefois l’honneur* de la premiere ;
Ne vous desgoustez pas pour un premier rebut,
320 Et tirez tant de traits, que quelqu’un200 frappe au but.
Les Roys comme il leur plaist reglant nostre fortune*,
Sont semblables à Dieu, qui veut qu’on l’importune*.

ALPHONSE.

Accablé de douleur, desesperé, confus,
J’auray la honte* encor de souffrir* un refus :
325 Mais l’estat où201 je suis à tout me fait resoudre ;
Allons donc recevoir ce second coup de foudre.

FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE SECOND. §

SCENE PREMIERE. §

CLARICE, HALY.
[p. 20]

HALY.

Que faites-vous, Madame, helas ! à quel dessein*
De tant de rudes coups plomber202 un si beau sein ?
Vous outrager ainsi par un effort* extréme,
330 C’est du tort qu’on vous fait vous vanger sur vous méme203.
Mais si vous ne cessez d’offenser vos appas*,
Les fers*, fussiez-vous Reyne, arresteront vos bras.
Je dois respondre au Roy d’un si charmant visage ;
Madame, plaignés-vous, mais sans vous faire outrage.

CLARICE.

335 A qui faut-il me plaindre, ou demander secours ?
Les bontez de la Reine estoient mon seul recours ;
Mais vous mesme avez veu comme en oyant ma plainte, [p. 21]
Il sembloit que parfois elle fremist204 de crainte ;
Ma fortune* l’effroye ; et de peur de me voir,
340 Au devant de ses yeux elle a mis un mouchoir205.

HALY.

Peut-estre a-t’elle mis ce mouchoir sur sa veuë,
Pour pleurer en secret la douleur qui vous tuë.

CLARICE.

Jugez donc de l’espoir qui reste à mes mal-heurs,
Si la Reine ne peut me donner que des pleurs.

HALY.

345 D’un excez de pitié ses pleurs prennent naissance.

CLARICE.

Non, non, j’ay vainement reclamé sa puissance ;
S’estendroit-elle bien jusqu’à me secourir206 ?
On pleure rarement le mal* qu’on peut guerir :
Le mien est sans remede, et l’on se fait accroire*
350 Qu’à me couvrir de honte* on aura de la gloire*.
C’en est fait, on s’en va me livrer malgré moy
A ce puissant Barbare*, à ce superbe* Roy,
Qui se fait appeler le Dompteur des Provinces,
Le Seigneur des Seigneurs, et le Prince des Princes ;
355 Mais perdant contre moy le tiltre de vainqueur, [p. 22]
Quand il auroit le monde, il n’auroit pas mon cœur.

HALY.

Ce discours monstre un cœur plus grand que son Empire ;
Mais Alphonse parest.

SCENE DEUXIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

CLARICE.

Mais Alphonse souspire ;
Qui vous a si long-temps loin de moy retenu ?
360 Que vous a dit le Roy ? Qu’avez vous obtenu ?

ALPHONSE.

Ha ! cruelle demande.

CLARICE.

Ha ! response trop claire.

ALPHONSE.

Il faut mourir, ma Sœur. [p. 23]

CLARICE.

Hé bien, mourons, mon Frere.

ALPHONSE.

Un roc est plus esmeu par les vents et les flots,
Que le Roy par les cris, les pleurs, et les sanglots.

CLARICE.

365 Puis-je à tant de rigueur faire encor resistance ?
La Fortune* veut voir jusqu’où va ma constance* ;
Son desir curieux* sera bien-tost contant.

ALPHONSE.

Que la Fortune* monstre un visage inconstant !
Il n’est rien si fragile207, et j’en fais bien l’espreuve,
370 Puis qu’ainsi je vous pers dés que je vous retreuve :
Que l’espoir en mon cœur meurt si tost qu’il est né,
Et qu’on m’oste un tresor dés qu’on me l’a donné.

CLARICE.

Il faut donc que je parte ?

ALPHONSE.

Ouy, sans nulle remise* ; [p. 24]
Le vouloir destourner d’une telle entreprise*,
375 C’est vouloir en son cours arrester un torrent,
Esteindre en sa fureur* un brasier devorant,
Et surmonter* enfin d’invincibles obstacles.

CLARICE.

Pour moy je ne sçay point faire tant de miracles,
Mais je sçay bien mourir.

ALPHONSE.

Que seroit vostre sort*,
380 Si de vostre vertu* le prix estoit la mort ?

CLARICE.

La Reine m’a promis de m’estre favorable,
Mais je crains qu’elle prie un Prince inexorable.

FERNAND.

Le Destin* quelquefois se plaist à decevoir*
La crainte des mortels, aussi bien que l’espoir ;
385 Je l’apperçoy venir, et lis en son visage
De quelque bon succez un asseuré presage.

SCENE TROISIEME. §

LA REYNE, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.
[p. D25]

ALPHONSE.

Hé bien ! Madame, enfin faut-il vivre ou mourir ?

LA REYNE.

Avez-vous quelque mal* qu’on ne puisse guerir ?
Le plus cruel de tous a déjà son remede.

ALPHONSE.

390 Après tant de mal-heur que tant d’heur* me succede,
Toute autre qu’une Reine auroit beau m’en jurer,
Avant que sur sa foy* je m’en pûsse asseurer.
La raison me deffend de croire ce miracle,
Mais de la verité vostre bouche est l’Oracle,
395 Et ne demande rien qu’avecque208 tant d’appas*,
Qu’on ne peut l’escouter, et ne l’exaucer pas.

LA REYNE.

Je ne vous flate point d’une fausse nouvelle, [p. 26]
Vostre fortune* change, et devient moins cruelle,
Ce superbe* Palais d’où vous n’osiez partir,
400 N’est plus vostre prison, vous en pouvez sortir,
Et croire qu’à ce poinct le Roy vous favorise,
Qu’il rompt tous vos liens, et vous rend la franchise*.
Mais en vain vostre sœur tasche de le fléchir,
Il ne m’a point donné d’espoir de l’affranchir ;
405 Et devant que209 la nuit ait sa course bornée,
Je crains qu’elle ne parte.

CLARICE.

O dure destinée* !

ALPHONSE.

Helas ! me sauveray-je alors que je la pers ?
Et pourray-je estre libre, et la voir dans les fers* ?
Les siens plus que les miens me causent de martyre210 ;
410 J’ay deux maux* à guerir, on me laisse le pire.

CLARICE.

Le Roy n’est-il cruel que pour moy seulement ?

LA REYNE.

J’ay contre sa rigueur combatu vainement. [p. 27]

CLARICE.

Vous aviez quelque chose à surmonter* encore
De plus que sa rigueur.

LA REYNE.

Qu’est-ce donc ? je l’ignore.

CLARICE.

415 C’est mon malheur, Madame, il est grand, il est tel ;
Que le vaincre n’est pas l’ouvrage d’un mortel.
Vous avez combatu ce Monstre*211 épouventable,
Et vous l’auriez dompté, s’il n’estoit indomptable :
Mais pourquoy par vos soins ne sçaurois-je éviter
420 Le gouffre d’infamie, où l’on va me jetter ?
Souffrez* que loin d’icy sans bruit je sois conduite,
Et que je doive enfin mon honneur* à ma fuite.
Ha ! sauvez-moy, Madame, et me212 faites cacher
Dans le sein tenebreux de quelque affreux rocher.

LA REYNE.

425 Est-il contre les Roys des cavernes si sombres,
Qu’un seul de leurs regards n’en penetre les ombres ?
Ils ont pour voir par tout un nombre infiny d’yeux, [p. 28]
Et des bras assez longs, pour atteindre en tous lieux.
Par quel charme* nouveau seroit-il donc possible
430 De tromper tant d’Argus213, sans se rendre invisible ?
Je ne puis à leurs soins vous cacher un moment,
Ny retarder l’effet de vostre partement*.

HALY.

Il n’est plus desormais d’obstacle qui l’empesche,
A l’heure que214 je parle on écrit la despesche*,
435 Et des plus belles fleurs on s’en va couronner
La superbe* Galere où l’on doit la mener.

CLARICE.

Ha ! qu’elle soit plustost de Cyprés couronnée,
Cette infame* Galere à ma mort destinée* ;
Puisse-t’elle, en fendant les humides sillons*,
440 Espreuver la fureur* de mille tourbillons ;
Que les vents et les flots à sa perte s’irritent,
L’eslevent dans le Ciel*, du Ciel* la precipitent ;
Et tombant sur un roc qui la brise en morceaux,
Puisse-t’elle avec moy s’abysmer dans les eaux.

LA REYNE.

445 Le Ciel* n’exauce point une injuste requeste.

CLARICE.

Le Ciel* m’a conservée au fort de la tempeste ; [p. 29]
Mais ne devois-je pas m’élancer dans les flots,
Plustost que d’implorer l’aide des Matelots ?
Ha ! si je n’eusse esté Princesse sans courage*,
450 J’eusse alors pris mon temps, couru droit au naufrage,
Et monstré qu’un grand cœur ayant bien combatu,
Fait gloire* d’immoler* sa vie à sa vertu*.

ALPHONSE.

O Ciel* ! si tu n’es sourd215 à de justes demandes,
Rends nos maux* plus petits, ou nos forces plus grandes.

HALY.

455 Tandis que vous pleurez, le temps passe, il est tard,
Et je dois travailler* aux apprests* du depart.

ALPHONSE.

Hé ! du moins permettez qu’en ce malheur extresme,
Je prenne congé d’elle, ou plustost de moy-mesme.

LA REYNE.

Nous vous en laisserons le funeste* loisir,
460 Et donnerons des pleurs à vostre déplaisir.
Haly, retirez-vous, sans les perdre de veüe.

SCENE QUATRIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, FERNAND.
[p. 30]

ALPHONSE.

Ha ! malheureux depart.

CLARICE.

S’il vous blesse, il me tuë,
Au prix de mon destin* le vostre est-il216 pas doux ?
Vous ne perdez que moy.

ALPHONSE.

Qu’ay-je à perdre que vous ?

CLARICE.

465 Je vous perds, et de plus, ô perte sans seconde !
Je perds ce qui vaut mieux que moy, que tout le monde,
Enfin je perds l’honneur*.

ALPHONSE.

Moy l’esprit et les sens* ;
Mais qui resisteroit aux douleurs que je sens ? [p. 31]
Quoy, perdre de la sorte une sœur adorable ?

CLARICE.

470 Ha ! nommez-la plustost infame* et miserable*,
Et dans l’estat qu’elle est, au lieu de la loüer,
Commencez déjà mesme à la desavoüer*.

ALPHONSE.

Moy, je desavoürois* un Objet* que j’adore* ?

CLARICE.

Ha ! ne descouvrez point un secret qu’on ignore,
475 Dieu ! que diroit le Roy, s’il sçavoit qui je suis ?
Redoubleroit-il pas ma honte* et mes ennuis* ?
Et vous est-il si doux, qu’il vous seroit severe ?
Cachons-luy ma naissance, évitons sa colère,
Parlons bas.

ALPHONSE.

A quoy plus déguiser nostre cœur,
480 Sous ces noms empruntez et de frere et de sœur ?
Agissons franchement, il n’est plus temps de feindre,
Nous n’espérons plus rien, qu’avons-nous plus à craindre ?

CLARICE.

Rien, si ce n’est de vivre, et de ne pouvoir pas [p. 32]
Rachepter mon honneur* au prix de mon trespas.
485 Mon frere… mais helas ! si vous m’estiez si proche,
Qui de ma honte* un jour ne vous feroit reproche ?
C’est à vos déplaisirs quelque soulagement,
Que je ne vous sois sœur que de nom seulement217.

ALPHONSE.

La fussiez-vous d’effet, Merveille* de nostre âge,
490 Vous ne m’estes pas tant, et m’estes davantage :
Le sang touche beaucoup, mais je fais assez voir,
Qu’Amour plus que Nature a sur nous de pouvoir ;
Les ennuis* d’un Amant* passent218 bien ceux d’un frere,
La perte d’une sœur à porter est legere,
495 Celle d’une Maistresse* accable de soucy*,
Et comme on vit pour elle, on meurt pour elle aussi.

CLARICE.

Non, non, ne mourez point, rien ne vous y convie :
Mais en vous exhortant de219 garder vostre vie,
Je sens bien que la mienne est preste à s’envoler,
500 Et je console enfin qui me doit consoler,
Est-il quelque malheur que le mien ne surmonte*,
Puis qu’il faut que je meure, ou vive avecque honte*220 ?

ALPHONSE.

Haly parest.
Ha ! plustost… mais Haly vient-il pas m’emporter [E33]
L’espoir de tous les biens* que je puis souhaiter ?
505 Hé de grace*, Seigneur, accordez-nous encore
Un moment à pleurer le mal* qui nous devore ;
N’éloignez pas si tost le frere de la sœur ;
Haly se retire.
Il rentre, et ce Barbare* a beaucoup de douceur :
Mais quelle cruauté pourroit estre endurcie,
510 Jusqu’à voir nos malheurs, sans en estre adoucie ?
Hélas ! que dois-je faire en si grand desespoir ?

CLARICE.

Il faut vivre, m’aimer, et cesser de me voir :
Mais j’espere221 aux ennuis* dont je suis affligée,
C’est par eux que déjà je suis toute changée,
515 Je ne me connois plus, et mes gemissemens
Vont troubler du Serrail tous les contentemens* ;
Enfin le grand Seigneur regardant mon visage,
Croira qu’on n’en a fait qu’une infidele image ;
Me verra sans désir, et mesme avec dédain,
520 Et touché de mes pleurs m’éloignera soudain.

ALPHONSE.

Dieu ! que malgré vos pleurs il vous treuvera belle,
Il bruslera d’abord d’une ardeur* criminelle,
Et s’il veut vous contraindre à le favoriser, [p. 34]
A ce torrent de feu* quelle digue opposer ?

CLARICE.

525 La Mort.

ALPHONSE.

Ha, d’un grand cœur grande et chaste pensée !

CLARICE.

Celle qui sçait mourir ne peut estre forcée.

ALPHONSE.

Ha ! vous ne mourrez point, non, je vous tireray
D’un si grand precipice, ou bien j’y periray :
Ouy, l’espée à la main j’iray sans nulle crainte,
530 Percer vos Conducteurs d’une mortelle atteinte*.

CLARICE.

Les pourrez-vous choquer* sans en estre abattu ?
Le nombre aura bien tost accablé la vertu*.

ALPHONSE.

Combatant devant vous, vostre seule presence
Me sera-t’elle pas un renfort de puissance ?
535 Pour combien de Guerriers contez-vous ces regards,
Dont vous m’animerez au milieu des hazards* ? [p. 35]
Ha ! je vous sauveray d’un si honteux naufrage.

CLARICE.

Hé comment ? sans la force à quoy sert le courage* ?
Mais Haly s’en revient.

SCENE CINQUIEME. §

ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

Quoy, déja nous quitter ?

HALY.

540 Diferer son malheur, ce n’est pas l’éviter :
Il faut partir Madame, et votre plainte est vaine ;

CLARICE.

Adieu mon frere, adieu, pour jamais on m’emmeine ;
On m’arrache de vous sans aucune pitié.

ALPHONSE.

On retranche de moy la plus belle moitié. [p. 36]

CLARICE.

545 Il faut que je vous laisse.

ALPHONSE.

Il faut donc que je meure.

CLARICE.

Voicy mon dernier jour.

ALPHONSE.

Voicy ma derniere heure.

CLARICE.

Au moins pensez à moy.

ALPHONSE.

Peut-on vous oublier ?
Peut-on rompre les nœux qui nous ont sceu lier ?
C’est vouloir separer le feu* d’avec la flame*,
550 L’ombre d’avec le corps, et l’esprit d’avec l’ame*,
Que vouloir separer ma sœur d’avecque moy.

CLARICE.

Prodige d’amitié*, seul comparable à soy222 ! [p. 37]
Encore un coup adieu, je ne puis plus rien dire :
Mais pourrois-je parler, à l’heure que j’expire ?

SCENE SIXIEME. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

555 Qu’un Barbare*, un Tyran tienne esclave un objet*
Dont tout le Monde entier devroit estre sujet !
Que la Vertu* soit mise entre les bras du Vice* ;
Ha Dieu ! quelle advanture ; ha Dieu ! quelle injustice.
De quelle foy* l’Esprit se peut-il remparer*,
560 Pour voir un tel desordre*, et n’en point murmurer ?
Je pardonne à qui croit qu’en toute la Nature,
Il ne se treuve rien qui n’aille à l’advanture.
Que l’eternel Autheur de la Terre et des Cieux,
Ne les daigne éclairer d’un regard de ses yeux,
565 Et que le Monde enfin n’est qu’un Vaisseau qui flote,
Et parmy les éceuils voit dormir son Pilote. [p. 38]
Mais, ô mon cher Fernand ! vien tost me seconder :
Pour sauver ce qu’on aime on doit tout hazarder.
Je voy bien le peril, mais je brûle d’envie,
570 Ou de l’en retirer, ou d’y laisser la vie ;
J’ay fait quelques Amis, courons les amasser,
Sçachons par quel endroit on la fera passer,
Et pressons de si prés tous ceux qui la conduisent,
Qu’à nous l’abandonner nos armes les réduisent.

FERNAND.

575 Mais quand bien aujourdhuy vos efforts* plus qu’humains
Auront sceu la tirer de leurs barbares* mains,
Où la cacherez-vous, qu’elle ne soit treuvée ?
Vous la perdrez soudain que vous l’aurez sauvée ;
Vous vous perdrez vous-mesmes, et perdrez vos amis,
580 Tel acte impunement ne s’est jamais commis.

ALPHONSE.

Tu me refuses* donc ? ha ! c’est un témoignage
De peu d’affection*, ou de peu de courage*.

FERNAND.

Allez où vous voudrez, et deussay-je y perir,
Les armes à la main on m’y verra courir.
585 Mais quel autre que moy vous ozant faire escorte*,
A l’oster du peril vous prestera main forte ? [p. 39]
Où sont ceux qui pour vous feront un si beau coup ?
Vous imaginez-vous d’en rencontrer beaucoup ?
Ne vous repaissez point d’un espoir chimerique,
590 La Franchise* n’est pas une vertu* d’Afrique,
Les Mores pour tromper font joüer cent ressorts,
Et ne sont pas moins noirs de l’ame* que du corps.
Ne vous y fiez pas, leur amitié* fardée
Sur leur propre interest d’ordinaire est fondée ;
595 Et par l’espoir du gain foulant aux pieds leur foy*,
Ils iront découvrir vostre entreprise* au Roy.

ALPHONSE.

Que feray-je ? il faut donc… mais quelle barbarie !

FERNAND223.

Comme en se promenant il entre en resverie* !
Et cherche en son esprit quelque effort* genereux*,
600 Pour retirer sa sœur d’un pas si dangereux.

ALPHONSE.

Enfin, cher Confident, le Ciel* mesme m’inspire
Un moyen d’arriver au bonheur où j’aspire,
Je cours faire un effort*, pour obtenir du Roy
Que Clarice aujourdhuy ne parte point sans moy,
605 Que je sois du voyage, et soûpire avec elle
Jusqu’à tant qu’elle arrive où son malheur l’appelle ; [p. 40]
Peut-estre par mes pleurs le pourray-je gaigner ;
De son consentement j’iray l’accompagner,
Et si ton bras alors vaillamment me seconde,
610 J’espere de sauver tout ce que j’aime au monde.

FERNAND.

Hé comment ?

ALPHONSE.

Les Forçats* de ce vaisseau fatal,
Où se doit embarquer tout mon bien et mon mal*,
Sont presque tous Chrestiens, sont de Sicile mesme,
Ils presteront l’oreille à nostre stratagéme* ;
615 Et nous n’en aurons pas destaché quelques-uns,
Qu’ils feront avec nous des efforts* non communs.
Ouy, leurs chaines, Fernand, ne seront pas coupées,
Que nous voyant tirer nos trenchantes espées,
A terrasser leurs Chefs ils nous seconderont,
620 Et de leurs propres fers* ils les assommeront :
Après, nous aurons peu de cœur et d’industrie*,
Si nous n’allons revoir nostre chere patrie ;
Ce moyen est estrange*, et te semble d’abord
Venir d’un insensé qui mesprise* la mort.
625 Mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut que j’y procede ?
Il ne reste à mes maux* que ce sanglant remede.

FERNAND.

Mais… [F41]

ALPHONSE.

Ha ! ne me dis rien.

FERNAND.

Nous y demeurerons,
Il y faudra mourir.

ALPHONSE.

Hé bien, nous y mourrons.

FIN DU SECOND ACTE.

ACTE TROISIEME. §

SCENE PREMIERE. §

LE ROY, LA REYNE.
[p. 42]

LA REYNE.

Ouy, se disant adieu tous deux versoient des larmes,
630 Qui de la rigueur mesme arracheroient les armes :
J’ay senty tous les traits224 dont ils estoient blessez ;
J’ay meslé quelques pleurs à ceux qu’ils ont versez ;
Et d’un cuisant regret je sens mon ame* atteinte
De n’avoir pû finir le sujet de leur plainte,
635 Ny dans vostre pitié sceu rencontrer de quoy
M’acquitter dignement de ce que je leur doy.

LE ROY.

Hé ! que leur devez-vous ?

LA REYNE.

Leur dois-je pas mon frère ?
Alphonse pouvait perdre une teste si chere ; [p. 43]
Et l’ayant en ses mains, il n’a tenu qu’à luy
640 De me donner sujet d’un eternel ennuy*.

LE ROY.

Je scay qu’à la première et sanglante sortie,
Qu’il fit hors des rempars de sa ville investie,
Vostre frere avec luy disputant le laurier,
Tomba soubs les efforts* de ce fameux* Guerrier,
645 Qui respectant en luy mon royal Diadesme,
Au lieu de l’achever le releva luy-mesme ;
Qu’à le faire guerir ses soins il employa,
Et qu’apres sans rançon il nous le renvoya ;
Mais dés que ma valeur justement animée,
650 M’eut fait dans cette ville entrer à main armée,
Ce que vous luy deviez luy fut-il pas rendu ?
Ne le sauvay-je pas ? n’estoit-il pas perdu,
Si voyant tout son corps n’estre qu’une blessure,
Je n’eusse fait agir et l’Art et la Nature ?
655 Il a par un excés de generosité*,
A ce jeune Heros rendu la liberté,
La sienne estoit aux fers*, je l’en ay degagée ;
De quoy luy pouvez-vous estre encore obligée ?
Mais le voicy luy-mesme ; ô Dieu qu’il est changé !
660 Se verra-t’il jamais esprit plus affligé ?

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, FERNAND.
[p. 44]

ALPHONSE.

Grand Roy, puisque mes vœux, mes soûpirs, et mes larmes
Pour obtenir ma Sœur sont de trop foibles armes,
Et que vostre dessein*, qui me tient lieu de loy,
Est qu’eternellement on l’esloigne de moy,
665 Ne me refusez* pas le funeste* advantage,
Qu’au moins je l’accompagne en ce triste voyage,
Afin de la remettre, et de la consoler,
D’un malheur, dont ses pleurs ne cessent de parler.

LE ROY.

A quoy vous serviroit de partir avec Elle,
670 Qu’à rendre sa douleur encore plus cruelle ?
Laissez-la donc aller où la Gloire* l’attend,
Et luy disant adieu, monstrez vous plus constant*.
Elle ne peut pretendre à plus haute fortune*,
Et la vostre bien tost ne sera pas commune :
675 Je vous ayme, et des fruicts de mon affection*
Vous ferez un remede à vostre affliction*. [p. 45]

ALPHONSE.

Rendez-vous le vainqueur de la terre et de l’onde,
Et me donnez, grand Roy, tous les tresors du monde ;
Avec tout ce qu’il a de gloire* et de douceur,
680 Vous ne me donnez rien, si vous m’ostez ma Sœur.

LE ROY.

Contez-vous donc pour rien le don de la franchise* ?

ALPHONSE.

Pour elle quelques-fois les Sceptres on mesprise*,
Et telle est sa valeur225 que les plus grands esprits
Ont fait voir que la vie estoit de moindre prix ;
685 J’ay long-temps contre vous la mienne deffenduë,
En l’estimant beaucoup je l’ay beaucoup venduë ;
Mais vous m’avez rendu ce tresor precieux,
Sans qui tous les plaisirs nous semblent ennuyeux ;
Et mon cœur n’auroit pas un seul souhait à faire,
690 Si celle226 de ma Sœur n’estoit plus tributaire.
Mais pensez-vous m’oster tout entier des liens,
Si vos bontez, grand Roy, ne rompent tous les siens ?
Vous y laissez de moy la meilleure partie,
Mon cœur n’en peut sortir qu’elle n’en soit sortie ;
695 Et ne voulant ainsi me guerir qu’à moitié
Qu’est-ce prendre de moy qu’une foible pitié ?
Vous couppez seulement un des bouts de ma chaisne, [p. 46]
Vous soulagez le corps, laissant l’ame* à la gesne* ;
Et cét heureux malheur fait qu’un pied sur le bord,
700 Et l’autre dans la mer, je finiray mon sort*.

LE ROY.

A quelques sentimens que la Nature oblige,
Se peut-il qu’une sœur jusques là vous afflige ?
Quels transports sont pareils à ceux où je vous voy ?
Puis-je avec liberté dire ce que j’en croy ?
705 Rien ne ressemble mieux à l’amour qui nous presse,
Pour les divins appas* d’une jeune Maistresse*,
Que l’ardente amitié* qu’Alphonse a pour sa sœur.

ALPHONSE.

Hé ! bien, Sire, il est vray, je vous ouvre mon cœur,
Ma Maistresse* est Clarice, et Clarice est trop belle,
710 Pour ne confesser pas que je brusle pour elle ;
Et que depuis cinq ans mes vœux et mes travaux*
Disputent sa conqueste à cent fameux* Rivaux ;
L’amour ayant enfin conclu nostre Hymenée,
Alloit en celebrer l’agreable journée,
715 Et nous joindre elle et moy de ce lien si fort,
Qu’il ne se rompt jamais, si ce n’est par la mort ;
Ce n’estoient plus que jeux, que musique et que danse :
Mais, ô foibles projets de l’humaine prudence !
La Guerre est arrivée, et l’orage a destruit, [p. 47]
720 Ce qu’un Printemps de fleurs nous promettoit de fruit.
Voyant doncque Megare à deux doits de sa perte,
Déja par le canon en mille endroits ouverte,
Nous convinsmes tous deux de nous nommer ainsi,
Afin que si le Sort* nous conduisoit icy,
725 Nous pûssions nous parler avec plus de franchise*,
Si quelque liberté nous en estoit permise.
De plus, nous avons crû que votre Majesté
La traitteroit peut-estre avec indignité,
Si ces noms supposez et de sœur et de frere
730 Ne vous cachoient qu’Alcandre avoit esté son pere.
Alcandre qui jamais n’eut d’esprit ny de mains,
Que pour les employer contre les Africains ;
Mais puisque c’en est fait, et qu’il faut qu’à cette heure
La Tombe ou le Serrail luy serve de demeure,
735 Je vous dy de quel lieu cette Merveille* sort,
A dessein* de sauver son honneur* par sa mort.
Vangez-vous, vangez-vous du Pere sur la fille,
Et par elle achevez de perdre la Famille.

LE ROY.

Il est vray que ce Prince a porté sans raison,
740 Une mortelle hayne à toute ma maison ;
Mais quand si fierement un si grand chef-d’armée
S’en vint pour secourir vostre Ville affamée,
Par moy-mesme ses jours se virent terminer, [p. 48]
Et je veux à sa mort ma vangeance borner ;
745 Sa fille est innocente, il estoit seul coupable,
Et ne m’auroit pas fait une grace* semblable.
Mais me laissant tromper aux clartez d’un faux jour,
Comment pour l’amitié* prenois-je ainsi l’amour ?

LA REYNE.

Ha ! Seigneur, à ce coup est-il quelque justice
750 Qui puisse separer Alphonse de Clarice ?
Si les liens du sang sont par tout reverez,
Les liens de l’amour doivent estre adorez*.
C’est par eux que le Ciel* s’unit avec la terre,
Qui les rompt sans subjet doit craindre le tonnerre.
755 Mais le tonnerre encor227 est doux pour les rigueurs,
Qui separent deux corps dont l’amour joint les cœurs.

LE ROY.

Je n’en mentiray point, je plains leur advanture228,
Et j’offense à regret une flame* si pure ;
Je respecte l’amour, et leur des-union
760 Passe pour barbarie en mon opinion ;
Cependant ç’en est fait, me pourrois-je desdire,
De donner au Sultan, dont je tiens mon Empire,
Cette Beauté parfaite et de corps et d’esprit,
Quand je m’y suis moy-mesme engagé par escrit ?

LA REYNE.

765 Mais avez-vous enclos son portrait dans la lettre ? [G49]
En liberté, Seigneur, vous pouvez la remettre.
Il ne la connoist point, et quelqu’autre Beauté
Pourra vous rendre quitte envers sa Majesté.
Mais n’est-ce point trop peu que d’une seule Esclave,
770 Pour les jeunes desirs d’un Monarque si brave* ?
Faites, faites, Seigneur, quelque chose aujourd’huy,
Qui soit ensemble digne, et de vous, et de luy :
Remplissez son Serrail de toutes vos Captives ;
Leur teint est éclatant des couleurs* les plus vives,
775 Il n’est rien de si rare, il n’est rien de si beau,
Et ce don parestra magnifique et nouveau.
Mais mandez luy qu’au lieu d’une de ces Merveilles*,
Qui brillent a l’envy de lumieres pareilles,
Vous luy faites present de toutes à la fois,
780 Ayant eu quelque peur de vous tromper au choix.

LE ROY.

Mais…

LA REYNE.

Quoy, sur ce sujet vostre esprit delibere ?
Luy donnerez-vous pas beaucoup plus qu’il n’espere ?

ALPHONSE.

Grand Roy, suivez l’advis d’une Divinité. [p. 50]

LA REYNE.

Ha ! je voy bien qu’Alphonse émeut vostre bonté ;
785 Vos yeux sont à parler plus prompts que vostre bouche,
Et me disent déjà que sa douleur vous touche :
Mais, pouvez-vous, Seigneur, si vrayment vous m’aimez,
Estre de glace au feu* dont ils sont allumez ?
Et rompre sans pitié ces beaux liens de flames*,
790 Qui font si doucement l’union de leurs ames* ?
Ha ! vous n’eustes jamais sentiment amoureux,
Si d’un amour si saint vous violez les nœux.
On y doit moins toucher qu’à ceux des Hymenées,
Que forme dans le Ciel* la main des Destinées ;
795 Accordez-donc leur grace* à mes justes souhaits,
Et mon frere verra tous les siens satisfaits :
Il n’a jamais en vain vos bontez reclamées ;
Et s’il n’estoit encor à revoir vos Armées,
Il s’en viendroit pour eux vous prier à genous
800 Par ce sang qu’à Megare il a versé pour vous.
Alphonse l’a comblé de faveurs sans mesure ;
Vous les pouvez pourtant payer avec usure229.

LE ROY.

Vous me rendez confus, vos charmes*, vos raisons [p. 51]
Peuvent servir de clefs à toutes les prisons ;
805 Vous le voulez, Madame, hé bien, je la delivre.

ALPHONSE.

Elle est morte, autant vaut, vous la ferez revivre ;
Mais je cours, ou plustost je vole l’avertir
Que d’un si grand peril vous l’avez fait230 sortir.

LA REYNE.

Je crains dans le bon-heur que le Ciel* vous envoye,
810 Qu’en la voyant trop tost vous ne mouriez de joye ;
Moderez donc un peu ces violens desirs,
Pour revoir sans danger l’objet* de vos plaisirs ;
Quelqu’autre l’instruira de tout ce qui se passe,
Et cependant au Roy vous pourrez rendre grace*.
Le Reine sort.

ALPHONSE.

815 Déja de tant de biens* vous m’avez sceu combler,
Que ce dernier tout seul suffit pour m’accabler ;
Mais ayant soûtenu le siege de Megare,
Me pouvois-je promettre une faveur si rare ?
Me recompensez-vous au lieu de me punir,
820 De quoy vingt mois entiers j’ay bien osé tenir ?
Et se peut-il enfin qu’un effort* temeraire* [p. 52]
Attire vostre estime, et non vostre colere ?
Ce miracle m’estonne*, et la Posterité
Le tiendra quelque jour pour un conte inventé231.
825 Qui ne sçait cependant qu’à grands coups de tonnerre
Ayant jetté nos murs et nos peuples par terre,
Vous avez fait chercher en ces lieux pleins d’horreur*,
Où m’avoit emporté ce torrent de fureur*,
Et que m’ayant treuvé tout sanglant sur la poudre232,
830 Tout noir et tout brisé de cent éclats de foudre,
Couché parmy les morts, froid et défiguré,
Par vos soins genereux* on m’en a retiré ;
Et qu’abaissant pour moy vostre grandeur suprême,
Vous avez bien daigné me visiter vous-mesme ;
835 Et me donner des pleurs, qui sembloient reservez
A ceux dont mon espée a les jours achevez ;
Qui donc vous fut jamais plus que moy redevable ?
Seray-je pas contraint de mourir insolvable ?
Certes, quoy que je face, il est visible à tous,
840 Que rien ne peut jamais m’acquitter envers vous.

LE ROY.

Alphonse en me loüant m’apprend bien que la gloire*
Est le fruit le plus doux qu’apporte la Victoire ;
Ce qui m’a fait pourtant si puissamment armer,
N’est point un vain desir de me faire estimer,
845 D’agrandir ma fortune*, et la voir enrichie [p. 53]
Par le fameux* débris de quelque Monarchie ;
Je fuis l’Ambition, ce monstre* factieux*,
Qui, s’il avoit la Terre, écheleroit233 les Cieux,
Qui ne sçauroit souffrir*, ny Compagnon, ny Maistre,
850 Qui jamais ne vieillit, et ne cesse de crestre234 ;
Aussi ne m’a-t’on veu sur la terre et les eaux
Mettre un nombre infiny d’hommes et de vaisseaux,
Que pour tirer raison de vostre injuste Prince,
Qui nouveau Conquerant envahit ma Province ;
855 Et m’a déjà surpris* des villes et des forts,
Où sa main a couvert la campagne de morts.
Il n’est rien de pareil aux peines* qu’il se donne,
A dessein* d’entasser couronne sur couronne ;
Mais je treuve la mienne assez lourde à porter,
860 Sans y vouloir encor des brillans adjouster ;
Et si j’ay mis à sac sa Ville capitale,
C’est afin qu’à l’affront la vengeance s’égale,
Et que nous le forçions d’esteindre le flambeau,
Dont la guerre conduit nos peuples au tombeau.
865 Un Sceptre sans la Paix vaut moins qu’une houlette235 ;
Elle est l’unique bien* qu’au monde je souhaitte ;
Mais qui vous jette, Alphonse, au trouble* où je vous voy ?

ALPHONSE.

Je frissonne de crainte, et je ne sçay pourquoy ;
Mais que le juste Ciel* rende vain le presage, [p. 54]
870 Qui fait trembler mon cœur, et paslir mon visage.
Haly tout effrayé vers vous dresse ses pas236,
Qu’a-t’il fait de Clarice ? il ne l’ameine pas.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.

HALY.

Sire, je suis coupable, et j’apporte ma teste ;
Au supplice mortel la voicy toute preste.
875 Clarice estoit un bien* qu’il falloit conserver ;
Mais pouvais-je prevoir ce qui vient d’arriver ?

ALPHONSE.

Dieu ! je tremble d’effroy*.

HALY.

Furieuse*, insensée,
D’une haute fenestre elle s’est eslancée
Au milieu d’un abysme, où la rage des flots,
880 Abboyant* aux rochers fait peur aux Matelots, [p. 55]
Et ce mot de sa main vous rendra manifeste
La cause d’une mort si prompte et si funeste*.

ALPHONSE.

Helas !

LE ROY.

Vostre malheur ne peut estre assez plaint ;
Mais lisons ce billet, où son sort* est dépeint,
885 Mille troubles* me font la guerre,
Et je me jette dans les flots,
Afin d’y treuver le repos,
Qu’en vain je cherche sur la terre ;
La crainte d’estre au grand Seigneur,
890 A mourir ainsi me convie ;
Je tiens la perte de la vie
Moindre que celle de l’honneur*.

ALPHONSE.

Ha ! je m’en doutois bien qu’elle auroit le courage*
D’éviter par la mort un infame* servage ;
895 Voila son escriture, il n’en faut plus douter.

LE ROY.

Dans un trouble* si grand deviez-vous la quitter ? [p. 56]
Vous l’aviez en vos mains, treuvez-la morte ou vive,
Mais je crains que bien tost Alphonse ne la suive :
Fernand prenez-en soin, il est au desepoir,
900 Et dans ce triste estat je ne sçaurois le voir.

SCENE QUATRIEME. §

ALPHONSE, FERNAND.

ALPHONSE.

Elle a donc de ses jours terminé la carriere*,
Et les flots ont esteint mon unique lumiere :
J’avois pour la sauver fait un heureux effort*,
Et cette infortunée a fait naufrage au port ?
905 Dois je vivre un moment après cette avanture* ?
Allons où tost ou tard nous conduit la Nature,
Et rendons luy ce corps qu’elle nous a donné,
Ce corps qui porte un cœur à tous maux* destiné.

FERNAND.

Armez-vous de constance*.

ALPHONSE.

Ha ! conseil qui me tuë,
910 A quoy sert de s’armer, quand la playe est receuë ? [H57]

FERNAND.

Quiconque est animé d’une haute vertu*,
Se releve aussi-tost qu’il se treuve abbatu ;
Fait force à la Nature, et d’un courage* extréme,
Sçait vaincre son vainqueur, s’estant vaincu soy-méme.

ALPHONSE.

915 Aussi me veux-je vaincre, en me faisant mourir.

FERNAND.

Quoy, pour aller au port au naufrage courir ?
Pleurer, si ce remede à vos maux* est utile,
Mais espargnez des jours si chers à la Sicile.

ALPHONSE.

Crois-tu donc que je sois de ces lasches Amans*,
920 Qui font ouyr par tout de vains gemissemens ;
Et n’osant par la mort terminer leurs tristesses,
La honte* sur le front survivent237 leurs Maistresses* ?
La mienne a bien monstré par ce coup genereux*,
Quel chemin meine au port les Amans* malheureux238.
925 J’iray la retreuver, moy qui suis de ce nombre, [p. 58]
Et joindray pour jamais mon ombre avec son ombre.

FERNAND.

Faire contre vous-mesme un effort* inhumain !
Mourez, s’il faut mourir, mais non de vostre main ;
Imitez vostre Père ; et comme ce grand Prince,
930 Qui versa tant de fois son sang pour la Province ;
Mourez sur une bréche*, et qu’un coup de canon
Face voler au Ciel* vostre ame*, et vostre nom.

ALPHONSE.

Pleust au Ciel* que mon nom fust encore à connestre,
Que jamais aux combats on ne m’eust veu parestre,
935 Et que le desespoir, qui va borner mes jours,
N’eust pas si tost des siens239 precipité le cours.
Encore si sa mort eût esté naturelle,
Les exemples rendroient ma douleur moins cruelle.
Les objets* les plus beaux ont le plus court destin*,
940 Et nous voyons des fleurs ne durer qu’un matin :
Mais elle a prevenu* le coup des Destinées,
Esteignant le beau feu* de ses jeunes années,
Et donnant aux poissons un corps à devorer,
Que sans idolatrie on pouvoit adorer*.

FERNAND.

945 Cette belle Insensée a mis fin à sa vie,
Ignorant le bon-heur dont elle estoit suivie. [p. 59]

ALPHONSE.

O tragique ignorance ! et qui fait qu’au moment
Qu’on la tire des fers*, elle entre au monument* ;
Mais, c’est trop, malheureux, demeurer dans le monde ;
950 Va donc la retreuver aux abysmes de l’onde,
Et fais par ton trespas ton amour éclater.

FERNAND.

Suivons-le promptement, il pourroit s’y jetter.

FIN DU TROISIEME ACTE.

ACTE QUATRIEME. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.

FERNAND.

Où dois-je encore aller ? prenons un peu d’haleine, [p. 60]
Mon cœur tout halletant ne respire qu’à peine ;
955 Mais je pense qu’aussi ce bois n’a point de lieux,
Où ne se soient portez, ou mes pieds, ou mes yeux ;
C’est fait240 d’un si grand Prince, une rage insensée
De ses mal-heureux jours a la fin advancée ;
La douleur l’a vaincu, les Destins* ont permis
960 Qu’elle seule ait plus fait que tous ses ennemis.
Mais le Ciel* qui prend soin des vertus* de la terre,
L’a-t’il donc garanty des fureurs* de la guerre,
De tant d’hommes armez et de flame* et de fer,
Pour le donner en proye aux monstres* de la mer ?
965 Il n’est plus sur la terre, une mesme tourmente
A jetté dans les flots et l’Amant* et l’Amante* : [p. 61]
O perte que mes yeux ne sçauroient trop pleurer !
Et que jamais aussi je ne puis reparer.
Mais que vois-je, hé ! mon Prince, est-ce vous ou vostre ombre ?
970 N’avez-vous point des morts accreu le triste nombre,
Et suivy dans les flots ce qui vous fut si cher ?

ALPHONSE.

Ce n’est plus dans les flots que je la doy chercher,
Cette Beauté naissante est encor sur la terre,
Et qui me la retient est digne du tonnerre,
975 Mais sçache que le Ciel* de tant d’Astres* ne luit,
Que pour mieux esclairer les crimes de la nuit ;
Et que ceux de Haly, couverts de tant de voiles,
Viennent de m’apparoistre aux clartez des Estoilles.
Ouy, ces feux* eternels m’ont retiré d’erreur,
980 Et remply tous les sens* de merveille* et d’horreur* ;
Mais doit-on s’estonner* de sa noire pratique ?
Il se voit tous les jours des Monstres* en Affrique.

FERNAND.

Haly retient Clarice, Haly trompe son Roy,
Vole un dépost* illustre, et commis241 à sa foy* !

ALPHONSE.

985 Cét Astre* de mon cœur roule encor sa carriere*,
Et j’en viens d’entrevoir la brillante lumiere ; [p. 62]
Ne me demande point en quel lieu, ny comment ;
A peine ay-je loisir de parler un moment.
La Reyne est à sçavoir242 cette estrange* imposture,
990 Et je cours luy conter quelle est mon avanture* :
Mais vois-je pas le Traistre ? il faut…

FERNAND.

Tout beau, Seigneur,
Mesnagez prudemment un si rare bonheur :
Suivez vostre dessein*.

SCENE DEUXIEME. §

HALY, SELIM.

HALY243.

D’où vient donc sa furie* ?
Est-ce à moy qu’il en veut ? sçait-il ma tromperie* ?
995 Pour en tirer raison244 vouloit-il m’aborder ?
Je ne sçay là-dessus que245 me persuader*.
Mais, ô nouvel objet* qui redouble ma peine* !
Selim, mon cher Selim, qui si tost te rameine ?246
Qui te rend si tremblant, et te trouble si fort [p. 63]
1000 Tu sembles interdit, et presque à demy mort.
Sommes-nous découverts ?

SELIM.

Ha ! j’en ay quelque doute* :
Mais gardons247 qu’en ce lieu quelqu’un ne nous écoute.

HALY.

Qui peut m’avoir trahy ? nul ne sçait mon amour.

SELIM.

Les Astres* de la nuict ont mis le crime au jour.

HALY.

1005 Ce discours est obscur, et j’en attens la suitte ;
Mais Clarice en lieu seur n’est-elle pas conduitte ?

SELIM.

Non.

HALY.

Commandes-tu pas à ces petits vaisseaux,
Qui sont prests à toute heure à voguer sur les eaux ?
Tu pouvois bien commettre248 à la foy* de Neptune,
1010 La Beauté dont dépend ma vie, et ma fortune*.

SELIM.

De vostre appartement vous n’estiez pas sorty, [p. 64]
Que j’en suis en cachete avec elle party ;
Mais par quelques sentiers connûs de peu de monde,
Comme je la menois pour l’embarquer sur l’onde,
1015 J’ay de loin entreveu parmy l’obscurité
Le port noircy de peuple, et brillant de clarté ;
Differens sons de voix ont frappé mon ouye,
L’éclat de cent flambeaux a ma veüe éblouye ;
Et la peur de me voir surpris* et reconnû
1020 De passer plus avant m’a soudain retenu ;
J’ay ramené Clarice.

HALY.

Ainsi ce grand courage*,
Qui n’aime que le sang, le meurtre, et le carnage,
Et n’a pour me servir jamais rien redouté,
A rebroussé chemin, et s’est épouvanté ;
1025 Mais nos sens* sont trompeurs, et peut-estre la crainte,
Qui souvent pour l’effet nous fait prendre la feinte,
T’a deceu*, cher Selim, en cette occasion.

SELIM.

Non, non, ce que j’ay veu n’est point illusion*,
Non, c’estoit tout un peuple accouru sur la rive,
1030 Pour y chercher le corps de la belle Captive. [p. I65]

HALY.

O fascheuse recherche ! ô comble de malheur !
Je mourray de deux morts, de crainte, et de douleur.

SELIM.

Ce n’est pas encor tout ; mais je crains de vous dire
Un second accident, qui me semble bien pire.

HALY.

1035 A m’ouvrir le tombeau n’as-tu pas commencé ?
Acheve ton ouvrage, il est bien avancé.

SELIM.

D’un pied mal asseuré revenant avec elle,
Et tremblant à tous coups d’une crainte mortelle,
J’ay passé par des lieux où je ne pense pas
1040 Qu’on imprime jamais la trace d’aucun pas ;
Cependant je ne sçay par quel coup de fortune*,
J’ay veu de loin Alphonse aux clartez de la Lune,
Qui faisant à longs traits les ombres retirer,
S’est levée à l’instant comme pour m’éclairer.

HALY.

1045 Ne te trompes-tu point ?

SELIM.

Non, c’estoit luy sans doute, [p. 66]
Il couroit où jamais ne fut chemin ny route,
Il passoit où jamais personne n’a passé,
Et dans le bois enfin marchoit en insensé :
Mais estant déja prés de la porte secrete,
1050 J’ay fait avec prudence une prompte retraite.

HALY.

L’a-t’il veüe avec toy ?

SELIM.

Je n’en puis rien sçavoir ;
Mais l’Amour, quoy qu’on die249, a des yeux à tout voir.

HALY.

Ha ! sans doute il l’a veüe, et transporté de rage,
Tantost sans un des siens il m’eut fait quelque outrage* ;
1055 Pour s’oster de ses mains il a fait un effort*,
Et ses yeux m’ont parlé de vengeance et de mort.
Ha ! malheureuse veüe ; ha ! fatale advanture ;
Mais courons droit au Roy confesser l’imposture,
Nous n’y sçaurions aller d’un pied trop diligent,
1060 Il est juste250, il est vray, mais il est indulgent.

SELIM.

O ! que pour un grand cœur ce mouvement est lasche. [p. 67]
Hé ! quoy donc, de vous perdre avez-vous pris à tasche251 ?
Quoy, vous-mesme exposer vostre artifice* au jour ?
Pour qui passerez-vous apres ce lasche tour ?
1065 Pour un homme imprudent, foible, simple, infidelle,
A qui la moindre peur renverse la cervelle ;
Et qui, loin de cacher sa honte* avecque soin,
Luy-mesme contre luy va servir de tesmoin.
Qui jamais est venu reveler son offense ?
1070 Doit-on pas la nier ? en prendre la defense ?
Qui confesse la sienne a peu de jugement,
Faillir et s’accuser, c’est pecher doublement.
Certes trahir son Maistre est aux Lois faire injure*,
Mais se trahir soy-mesme est blesser la Nature ;
1075 Non, non, il faut porter la ruse jusqu’au bout.

HALY.

Pour suivre tes conseils j’executeray tout :
Mais, si chez moy Clarice est encore cachée,
Doutes-tu que bien-tost elle n’y soit cherchée ?
Il me semble déja d’y voir comme un torrent,
1080 Une foule de peuple entrer en murmurant ;
Et s’il faut qu’une fois on découvre la ruse,
L’excès de mon amour n’en sera pas l’excuse.

SELIM.

Faisons-donc sous l’effort* d’une mortelle main [p. 68]
Tomber252 plustost Clarice aujourdhuy que demain ;
1085 Et pour cacher à tous ce meurtre profitable,
Changeons secretement en Histoire la Fable* ;
Jettons-la dans la mer.

HALY.

Quoy, la faire mourir ?

SELIM.

Vous pouvez-vous sauver, sans la faire perir ?
Toute l’eau que la mer enferme en son abysme,
1090 Ne pourroit pas suffire à laver vostre crime.
A la vie, à l’honneur* preferez-vous l’amour ?

HALY.

Non, mais je l’ayme trop pour la priver du jour :
Depuis que j’ay le soin d’une chose si belle,
Mes yeux incessamment sont attachez sur elle :
1095 Je l’ayme, je l’adore*, et tu veux cependant
La tuër, ou plustost me perdre en la perdant.

SELIM.

De qui ne sera point vostre amour condamnée253 ?
Si tost que dans ces lieux vos soins l’ont amenée, [p. 69]
N’avez-vous pas apris que ses attraits* charmans
1100 L’avoient fait destiner au Roy des Ottomans ?
A l’instant vostre feu* devoit devenir glace,
Et l’amour au respect abandonner la place.
Vous n’avez pas pourtant laissé de l’adorer* ;
De nourrir un serpent qui vous va devorer ;
1105 Et d’oser feindre encor une mort effroyable,
Pour faire un vol secret de ce Monstre* agreable :
Mais puis qu’un accident qu’on ne pouvoit prevoir
A découvert la ruse, et trahy vostre espoir,
Sa mort à vostre vie est un mal* necessaire,
1110 Et sans plus consulter il vous en faut desfaire.
Je deplore son sort*, que je m’en vay finir ;
Mais il faut jetter bas ce qu’on ne peut tenir ;
Causer la mort d’autruy, pour éviter la nostre,
Et faire un crime enfin pour en cacher un autre,
1115 J’immoleray* sa vie à nostre seureté ;
Cependant de ce pas voyez sa Majesté,
Sans qu’espoir de pardon, ny crainte de supplice,
Vous facent confesser un si grand artifice*.
Pour feindre, n’espargnez ny sermens ny sanglots ;
1120 Et treuvez s’il se peut des larmes à propos.
Qui dissimule bien n’a pas peu de science,
Et rien n’est plus semblable à la mesme Innocence254,
Qu’est semblable le Crime estant bien déguisé.
Mais je cours accomplir le dessein* proposé, [p. 70]
1125 Mettre fin à sa vie, et la jetter dans l’onde
Pour mieux cacher sa mort aux yeux de tout le monde.
Ainsi chez vous Alphonse en vain la cherchera,
Ainsi sans vous convaincre* il vous accusera,
Et passera par tout pour homme à resverie*.

HALY.

1130 Puis-je bien me resoudre à cette barbarie ?
Cher Selim…

SELIM.

Taisons-nous, le Roy s’en vient icy,
Je vous quitte.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.
Le Roy et Alphonse entrent sur le Theatre par deux costez differents.

HALY.

O malheur ! Alphonse arrive aussi,
Et je voy dans ses yeux mon crime, et mon supplice ;
Feignons bien toutesfois.

ALPHONSE.

Sire, Sire, justice ; [p. 71]
1135 Clarice n’est point morte, et le traistre Haly
Tient ce jeune Soleil dans l’ombre ensevely.

HALY.

Moy !

ALPHONSE.

Vous.

LE ROY.

Seriez-vous homme à nous en faire accroire* ?
On debite souvent la Fable* pour l’Histoire ;
Et la langue a tüé force gens que je voy
1140 Se porter aussi bien, et que vous, et que moy.
Est-elle morte enfin ailleurs qu’en vostre bouche ?

HALY.

O Dieu ! que ce discours sensiblement me touche.

LE ROY.

Faire de255 l’estonné par cent gestes divers,
Se reculer ainsi, regarder de travers,
1145 Lever les yeux au Ciel*, joindre les mains ensemble,
Jurer qu’à vostre foy* nulle autre ne ressemble,
Et que nous avons tort de nous en défier, [p. 72]
Sont de foibles moyens pour vous justifier.

HALY.

Les propos médisans, dont ma foy* l’on outrage,
1150 Au lieu de l’obscurcir, la font voir davantage ;
Et les ombres ainsi peintes dans un tableau
En relevent l’éclat, et le rendent plus beau :
Mais de sa propre main sa mort mesme est signée.

ALPHONSE.

Elle n’a point pourtant finy sa destinée*.

LE ROY.

1155 Eclaircissez-nous donc quelles ombres, quels corps
Vous ont dit que le sien n’est point au rang des morts ?

ALPHONSE.

La Lune en se levant sur ce petit bois sombre,
M’a fait voir ce beau corps, qui passe pour une ombre,
Et dont la feinte mort a bien eu le pouvoir
1160 De me livrer aux mains d’un affreux desespoir,
Croyant que dans les flots Clarice estoit perie,
J’y courois transporté d’une aveugle furie* ;
Quand frappé tout à coup d’un éclat nompareil*,
J’ay veu durant la nuict éclairer mon Soleil ;
1165 O nouvelle avanture* ! ô rare descouverte ! [K73]
J’ay treuvé mon salut, en courant à ma perte ;
J’ay rencontré la vie, allant chercher la mort,
Et le nauffrage enfin m’a jetté dans le port.

LE ROY.

Vous avez veu Clarice ?

ALPHONSE.

Ouy, Sire, je l’ay veuë,
1170 A la taille, à l’habit je l’ay bien recognuë,
Et j’ay pour la sauver couru l’espée au poing ;
Mais, helas ! mon mal-heur m’en avoit mis trop loin.
D’un homme seulement la Belle estoit conduite,
Je ne sçay s’il m’a veu, mais il a pris la fuitte ;
1175 Est rentré chez Haly par un petit destour,
Et m’a fait éclipser ce jeune Astre* d’Amour.
Que suis-je devenu ? La fureur* qui m’emporte
M’en a voulu cent fois faire enfoncer la porte,
Pour laver dans le sang l’énorme* trahison,
1180 Qui la retient aux fers* d’une estroite prison.
Mais, helas ! tout à coup une peur fremissante,
Qu’on allast à ce bruit esgorger l’Innocente,
Ou la faire évader par quelque lieu secret,
D’enragé que j’estoit m’a fait estre discret.

LE ROY.

1185 Quelle histoire, bon Dieu, la Reine la sçait-elle ? [p. 74]

ALPHONSE.

Je viens de luy conter cette estrange* nouvelle ;
Et son commandement à vos pieds m’a porté,
Pour demander justice à vostre Majesté.
Mais quelle impatience en mes veines s’allume ?
1190 Le desir de la voir me brusle, et me consume ;
Souffrez* donc que des fers* je l’aille desgager,
Son honneur* et ses jours chez luy courent danger :
Mais s’il faut pour s’y rendre employer un quart-d’heure
Quel espoir gardera qu’en chemin je ne meure ?

LE ROY.

1195 Garde, suivez Alphonse, allez y de ma part,
Et cherchez-y par tout, avant qu’il soit plus tard ;
Vous, Haly, demeurez.

SCENE QUATRIEME. §

LE ROY, HALY.
[p. 75]

HALY.

Que cét affront me pique* !
Mais sur les visions* de ce Melancolique*,
Se desfier de moy ? visiter ma maison,
1200 Et me charger256 enfin de cette trahison ?
Ha ! je suis tout couvert d’illustres cicatrices,
Où le fer et le plomb257 ont marqué mes services.
Quoy ! traitter de la sorte un homme de mon rang,
Qui tant de fois pour vous a respandu son sang ?
1205 A si fidelement agy dans vostre armée,
Et fait voler pour vous si loin la Renommée ?
Ce traittement me tuë, et me témoigne assez,
Qu’on oublie aisément les services passez ;
De ceux que j’ay rendus on ne tient plus de conte,
1210 Et j’ay couvert d’honneur* qui me couvre de honte*.
Mais pardon, je m’eschape, et la discretion*
Ne peut plus retenir ma juste affliction* ;
Je sçay bien cependant, quoy qu’un Roy puisse faire, [p. 76]
Qu’un sujet comme moy doit souffrir*, et se taire.

LE ROY.

1215 Quoy, vous me reprochez de m’avoir secondé,
Aux perils où cent fois je me suis hazardé ?
Quand vous m’auriez gaigné des Provinces entieres,
Défait mes ennemis, reculé mes frontieres,
Et par tout l’Univers fait ma gloire* voler,
1220 Avecque plus d’orgueil pourriez-vous me parler ?
De mes palmes vos mains n’ont guere accru le nombre,
Et vous en recueillés et du fruit et de l’ombre258 ;
A des charges d’esclat vous estes parvenu,
Si vous m’avez servy, je vous ay recognû ;
1225 Et de vos actions cette recognoissance,
Se doit nommer faveur, et non pas recompense.
Un Sujet doit servir de son bras, de son bien* ;
Il doit tout à son Roy, son Roy ne luy doit rien259,
Et vous faites à tort dans vostre fantaisie*
1230 Passer vostre devoir pour une courtoisie*.

HALY.

Doit-on pas recompense à qui fait son devoir ?
J’ay toujours fait le mien, et vous l’avez pû voir.
Toutes mes actions enfin sont legitimes,
Et ce n’est que de nom que je cognoy les crimes ;
1235 Cependant on m’accuse, et vous me soupçonnez ; [p. 77]
Mais j’en appelleray, si vous me condamnez.

LE ROY.

Vous en appellerez ? Hé ! dans quelle Province ?
A qui peut un Subjet appeller de son Prince ?

HALY.

A Celuy qui des Roys juge en dernier ressort ;
1240 Dieu cognoist de ma cause ou le droit ou le tort ;
Je l’ay mise en ses mains, qui lancent le tonnerre ;
Il l’oyt plaider au Ciel*, il l’oyt plaider en terre ;
Il est Juge équitable, et j’espere aujourd’huy,
La260 perdant devant vous, la gaigner devant luy.

LE ROY.

1245 Enfin si l’on vous croit, une douleur amere*
Fait qu’Alphonse n’est plus qu’un Esprit à chimere*,
Qui voit ce qui n’est pas, et prend le plus souvent
Pour un solide corps, un corps d’air et de vent.

HALY.

Qui ne sçait le pouvoir de la melancolie*,
1250 Qui tient profondement son ame* ensevelie ?
Quiconque comme luy s’en treuve travaillé*,
Parfois parle tout seul, réve tout esveillé,
Et selon les vapeurs* qu’à la teste elle envoye, [p. 78]
Il croit voir des objets* de tristesse ou de joye.

LE ROY.

1255 Auroit-il veu Clarice en esprit seulement ?

HALY.

Se peut-il que jamais il la voye autrement ?

LE ROY.

Si sans elle il revient, à tort il vous accuse ;
Mais s’il l’ameine aussi, vous n’avez point d’excuse :
Vostre sort* est douteux*, et bien tost son retour
1260 Vous doit rendre l’honneur*, ou vous oster le jour.

FIN DU QUATRIEME ACTE.

ACTE CINQUIEME. §

SCENE PREMIERE. §

ALPHONSE, FERNAND.
[p. 79]

ALPHONSE.

Ha ! je l’y cherche en vain, on l’en a retirée,
Et je la tiens déja morte ou des-honorée ;
Le Traistre ayant ravy ce qu’elle a de plus cher,
Sous le cousteau mortel la fera trébucher ;
1265 O Ciel* ! à ce penser261 ma crainte se redouble,
Et comme tout mon sang tout mon esprit se trouble ;
Je fremis tout ensemble et de rage et d’horreur*,
Ma patience cede, et se tourne en fureur* ;
Mais à la retrouver devois-je tant attendre ?
1270 Où l’on trouve son bien*, doit-on pas le reprendre ?
Dieu ! que n’ay-je suivy mon premier mouvement ?
Que n’ay262-je entré de force en son appartement ?
Et fait pour recouvrer* ce Miracle de charmes*, [p. 80]
Couler autant de sang que je verse de larmes ?
1275 Me pouvoit-il jamais rien de pis advenir,
Que de la perdre alors que je la croy tenir ?
Aveugle Deité, qui du monde disposes,
Fortune*, qui te plais à changer toutes choses,
Et des plus doux plaisirs laissant un goust amer,
1280 As ton flus et reflus aussi bien que la mer ;
Tu m’as osté Clarice, et tu me l’as rendüe,
Je la retreuve enfin, quand je la croy perdüe :
Mais l’ayant retreuvée, aussi-tost je la pers,
Et tombe en un moment du Ciel* dans les Enfers.

FERNAND.

1285 Tenez-vous de vos sens* le rapport bien fidele ?
Estoit-ce elle, Seigneur ?

ALPHONSE.

Comment, si c’estoit-elle ?
Ne connoistrois-je pas ce que j’aime le mieux,
Ce qui seul est la joye et le jour de mes yeux ?

FERNAND.

Si tout œil est trompeur, vous fiez-vous au vostre ?
1290 Vous pourriez bien pour elle en avoir pris une autre.

ALPHONSE.

Prendre une autre pour elle, à qui rien n’est pareil ? [L81]
De tant d’Astres* aucun n’est semblable au Soleil ;
Je l’ai veüe en effet, et non point en idée ;
Et cette heureuse veüe a ma fin retardée :
1295 Ne me traitte donc plus comme un esprit blessé ;
Et tiens-moy malheureux, mais non pas insensé.

FERNAND.

A quel sujet Haly feindroit-il qu’elle est morte ?
Ozeroit-il au Roy mentir de cette sorte ?
Et s’il n’estoit fidele, auroit-il cet honneur*,
1300 De garder des Deposts voüez au grand Seigneur ?
De loger au Palais, d’en estre Capitaine ?
A vous croire, Seigneur, je n’ay pas peu de peine*.
Mais qui donc l’a contrainte à signer de sa main,
Que l’honneur* l’a portée à cét acte inhumain ?
1305 Si mourir dans les flots n’eut esté son envie,
Plustost que de l’escrire elle eut perdu la vie,
Sçachant que ce billet vous venant de sa part,
Vous eust percé le sein de cent coups de poignard.

ALPHONSE.

Que pour moy ce billet est un profond mystere !
1310 Dans ce noir labyrinte aucun jour ne m’éclaire,
Je ne voy point de fil pour nous en delivrer, [p. 82]
Et ce que j’ay perdu ne se peut recouvrer*.

FERNAND.

Le Roy s’en vient icy.

ALPHONSE.

Que luy pourray-je dire ?
Je crains que devant luy de honte* je n’expire.

SCENE DEUXIEME. §

LE ROY, ALPHONSE, HALY, FERNAND.

LE ROY.

1315 Qui de vous deux enfin treuveray-je Imposteur* ?

ALPHONSE.

Celuy qui vous dit vray va passer pour menteur,
Et celuy qui vous ment sera creu veritable ;
Le coupable innocent, et l’innocent coupable ;
Mais que mon dernier jour arrive à son couchant, [p. 83]
1320 Si je n’ay veu Clarice entrer chez ce Meschant,
Et si cet Imposteur*, cet Esprit de finesse,
Afin de l’en oster n’a fait un coup d’adresse*.

HALY.

Qui sur tous ces discours peut asseoir jugement ?
Il est tantost son frere, et tantost son amant* ;
1325 Il jure que chez moy je la tiens enchainée,
Il ne l’y treuve pas, je l’en ay destournée ;
Ainsi divers endroits la cachent à ses yeux,
Comme si mesme corps pouvoit estre en deux lieux.
Sire, sa calomnie enfin n’a plus de voile,
1330 Elle esclate à vos yeux, il est pris en sa toile,
Il croyait me convaincre*, il m’a justifié263,
Et doit à mon honneur* estre sacrifié.

ALPHONSE.

La verité, grand Roy, mal aysement se treuve,
Mais au sort* du combat remettez en la preuve ;
1335 Et le Ciel* n’estant pas moins juste que puissant,
Fera choir le Coupable aux pieds de l’Innocent.

LE ROY.

Dans le Champ des combats la Fortune* preside,
Et se plaist à defendre une action perfide ;
La cause la meilleure en ce lieu peu nous sert, [p. 84]
1340 La mauvaise s’y gaigne, et la bonne s’y perd.
Un aveugle hazard* y couronne le crime,
Une injuste victoire y paroist legitime ;
Et la decision d’un soupçon important,
Ne se doit pas remettre à ce sort* inconstant264.

ALPHONSE.

1345 A quoy donc recourir, pour vous faire connestre
La fourbe* d’un esprit si menteur et si traiste ?
Qui la rendra visible à vostre œil comme au mien,
Et me fera raison du voleur de mon bien* ?

HALY.

Ha ! Sire, c’est trop dit, et cette calomnie
1350 Ne doit pas un moment demeurer impunie.
Mais un sacré respect fait que je me contrains ;
Les lieux où sont les Roys nous doivent estre saints ;
Et n’estoit que du mien le Palais m’est un Temple,
Aux faux Accusateurs il serviroit d’exemple.
1355 Il blesse mon honneur* de mots injurieux,
Et de melancolique* il devient furieux*.
Mais suis-je raisonnable alors que je me pique*
Des injures* qu’à tort me dit un frenetique* ?
Je me ris de le voir parler sans jugement,
1360 Et souffrir* sa folie est faire sagement.

ALPHONSE.

De quel trait ce discours a mon ame* frapée ! [p. 85]
Me traitter de la sorte ? ha ! Sire, mon espée,
N’estoit le seul respect de vostre Majesté,
Iroit jusqu’en son cœur chercher la verité,
1365 Et pourroit la contraindre à sortir par sa bouche.

LE ROY.

Alphonse, je pardonne à l’ennuy* qui vous touche,
Et qui par un Phantosme ayant trompé vos sens*,
Vous fait en Criminels traitter les Innocens.
On feint, ce dites-vous, le trepas de Clarice :
1370 Et comme la douleur vous meine au precipice,
Le Ciel* mesme, à pitié se laissant émouvoir,
Allume des flambeaux pour vous la faire voir.
Certes cét accident est purement celeste,
Et quiconque le croit a de la foy* de reste265.

ALPHONSE.

1375 Celeste ou naturel, l’éclat de ces flambeaux
M’a fait voir qu’elle estoit ailleurs que dans les eaux.
Mais doutez-vous, grand Roy, de cette Providence*,
Qui pour faire venir le crime en évidence,
Attache quelques fois des lumieres aux Cieux,
1380 Qui de l’aveugle mesme illuminent les yeux ?

HALY.

Le Ciel* vous a sauvé d’une estrange* manière, [p. 86]
Au poinct que vous couriez à vostre heure derniere ;
Mais pour vous secourir en cette extremité,
Dieu devoit un miracle à vostre pieté266.

ALPHONSE.

1385 Et plus d’un coup de foudre à vostre tromperie*.
Mais la Reyne s’avance.

SCENE TROISIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, HALY.

LE ROY.

Estrange*réverie* !
Le croiriez-vous, Madame, à moins que de le voir,
Qu’un Amant* jusques-là se laissast decevoir* ?

LA REYNE.

Alphonse est-il muët ? [p. 87]

ALPHONSE.

Hé ! que puis-je respondre,
1390 Quand tout ce que je dis ne sert qu’à me confondre*,
Et que mille sanglots sortant tous à la fois,
Ferment comme à l’envy le passage à ma voix.

HALY.

Au deffaut de sa voix, ses pleurs vous rendent conte,
D’une recherche vaine, et qui tourne à sa honte*.

LA REYNE.

1395 Mais où donc la treuver ? Il n’est lieu dans les flots,
Que n’ait déja sondé le plomb des Matelots.

HALY.

Elle n’est point ailleurs, mais la chambre escartée,
D’où cette Mal-heureuse en la mer s’est jettée,
Respond sur un abysme entouré de rochers,
1400 Qui font paslir d’effroy* les plus hardis Nochers ;
Là, l’aigu sifflement des vagues mugissantes,
Les fait prendre de loin pour des voix gemissantes ;
Et d’énormes* poissons de carnage affamés,
Engloutissent les corps qui s’y sont abysmez, [p. 88]
1405 Quelque monstre* marin peut l’avoir devorée.

LA REYNE.

Et vostre cœur aussi peut l’avoir desirée.
Mais pour la bien chercher en vostre appartement,
A-t’on où vous sçavez guidé ce jeune Amant* ?
Vous changez de couleur*, la rougeur du visage
1410 Est du trouble* de l’ame* un brillant témoignage267.
La treuveroit-il point, s’il y portoit ses pas ?

LE ROY.

O Ciel* ! cet infidelle espris de ses appas*,
L’auroit-il bien cachée en ces grottes secrettes,
Qui sous ce grand Palais autresfois furent faites,
1415 Pour y tenir aux fers* ceux dont quelque attentat*
Avoit osé troubler le calme de l’Estat ?

HALY.

Moy, j’aurois, aveuglé d’amour illegitime,
Enfermé l’innocence en la prison du crime,
Confondu la lumiere avec l’obscurité,
1420 Et caché sous la terre un tresor de beauté ?
Ha ! si j’ay fait descendre en cette Grotte obscure
L’objet* le plus brillant qu’ait produit la Nature,
Que moy-mesme enchainé de cent liens de fer
Je sois precipité dans ce nouvel Enfer ; [p. M89]
1425 Et si dans l’onde enfin elle n’a rendu l’ame*,
Que je la puisse rendre au milieu de la flame*.

LE ROY.

Hé bien, vous l’y rendrez, si vous le meritez.

HALY.

Mon innocence est claire, et si vous en doutez…

LA REYNE.

Connoissez vous Selim ?

HALY.

Je le dois bien connestre ;
1430 Je l’ay fait ce qu’il est, et suis encor son Maistre.

LA REYNE.

Et si ce Serviteur, si zelé, si discret,
Nous avoit revelé cét important secret ?

HALY.

Quel secret ?

LA REYNE.

Que par vous l’innocente Captive,
Dans cét Antre s’est veüe enterrer toute vive : [p. 90]
1435 Mais s’il vous accusoit d’un crime encor plus grand ?

HALY.

De tout ce que j’ay fait je l’appelle à garand ;
Il sçait mon innocence, et dans tout vostre Empire,
Nul ne sçait mieux que luy s’empescher de mesdire.

LA REYNE.

C’est parler dignement d’un homme qui vous perd.

HALY.

1440 Luy, perdre un Innocent !

LA REYNE.

Il a tout découvert,
Et monstré de quel fil est la sanglante toile,
Que vos mains ourdissoient, pour nous servir de voile.

HALY.

A cét Enigme obscur quel sens* faut-il donner ?
Je suis fort peu sçavant en l’art de deviner.

LA REYNE.

1445 Mais vous l’estes beaucoup en celuy de mal-faire,
Et de dissimuler un acte sanguinaire.
Emporté par la peur d’un juste chastiment*, [p. 91]
N’avez-vous pas, Cruel, consenty laschement,
Que Selim, ce Brutal, fist mourir cette Belle,
1450 Dans ce Gouffre où preside une nuict eternelle ?
Il a sçeu, le Perfide, en secret y passer,
Et fume encor du sang qu’il y vient de verser.

ALPHONSE.

Le Ciel* durant ce meurtre estoit-il sans tonnerre ?
Mais cherchons l’Assassin au centre de la terre ;
1455 Il a d’un bras sanglant pour jamais abattu
Le Temple, où la Beauté servoit à la Vertu*.
Mais toy seul en es cause, et tu mourras Barbare*.

LA REYNE.

O Dieu ! que faites-vous ? vostre raison s’égare ;
Oser tirer l’espée en presence du Roy !

ALPHONSE.

1460 Ce Traistre oser encor parestre devant moy !
Ha ! si vos Majestez ne me rendent justice,
Je seray le bourreau des bourreaux de Clarice ;
Quel Buzire268 en rigueur n’ont-ils point surpassé ?
Tous deux fument encor du sang qu’ils ont versé,
1465 Et ce sang est sorty des blesseures mortelles,
Dont ils ont tout couvert la merveille* des belles ;
Et ce sang est sorty de mon cœur, non du sien, [p. 92]
Puis qu’elle en avoit fait eschange avec le mien269 ;
Mais soit-elle en des lieux où se forme la peste,
1470 Soit-elle en un sejour encore plus funeste*,
Soit-elle dans l’Enfer, si l’Enfer peut avoir
Un Ange le plus beau que le Ciel* face voir ;
Ne me refusez* point, souffrez* que j’y descende,
Et des derniers devoirs les honneurs* je luy rende ;
1475 Je fermeray ses yeux, qui seuls luisoient aux miens,
Et faisoient d’un regard ou mes maux* ou mes biens* ;
Je fermeray sa bouche à nulle autre semblable,
Qui fut de mes destins* l’Oracle veritable,
Et j’enseveliray d’une tremblante main,
1480 Ce corps, qui paroissoit plus celeste qu’humain.
Apres souffrez*, grand Roy, qu’au tombeau je la porte,
Et m’enterre tout vif aupres de cette morte :
Mais la Parque270 s’appreste à terminer mon sort*,
Je vivois en sa vie, et je meurs en sa mort.

LE ROY.

1485 Sa mort sera vangée ; Ouy tu mourras perfide,
Qui merites le nom de l’Amant* homicide,
Pour avoir fait tuër l’objet* de ton amour.

LA REYNE.

Je vous aurois plustost mis cette Histoire au jour,
N’estoit que mon esprit taschoit par artifice*, [p. 93]
1490 A forcer ce menteur d’avoüer sa malice :
Escoutez donc, Seigneur, un tragique accident,
Qui du courroux celeste est un signe évident,
Capable d’effroyer cette aveugle impudence,
Qui nous dépeint là haut un Dieu sans providence*,
1495 Un Dieu qui des mortels ne daignant s’offenser,
Ne prend soin de punir, ny de recompenser,
Et qui les bras croisez laisse aux causes secondes
La conduite des Cieux, des terres, ou des ondes.
Quand Alphonse tantost m’a dit sa vision*,
1500 Je l’ay prise d’abord pour une illusion* :
Mais de quelques transports qu’il eust l’ame* comblée,
Voyant que sa raison n’en estoit point troublée,
Que Clarice estoit belle à pouvoir tout charmer,
Que Haly n’estoit pas incapable d’aymer,
1505 Et que l’endroit du bois, où si tost à sa veüe
Ce Prince m’asseuroit qu’elle estoit disparuë,
Menoit soubs ce Palais dans cét antre escarté,
Quels soupçons n’ay-je pris de sa fidelité ?
Certes il m’est d’abord tombé dans la pensée,
1510 Que peut-estre d’amour la sienne estoit blessée,
Qu’il adoroit* Clarice, et cachoit à nos yeux,
Dans ces lieux soûterrains un chef-d’œuvre des Cieux :
Aussitost desirant d’esclaircir tous mes doutes*,
J’ay fait à petit bruit par de secrettes routes,
1515 Descendre là dedans quelques hommes armez, [p. 94]
Et d’autres qui tenoient des flambeaux allumez :
Mais comme apercevant ce Miracle du monde,
Ils couroient pour l’oster de la Grotte profonde,
Selim s’approchoit d’elle, et sans un prompt secours,
1520 Ou la corde, ou le fer eût terminé ses jours.

ALPHONSE.

Quoy, n’est-elle pas morte ? ô preuve nompareille*
Que sur les Innocens l’Eternel toujours veille :
Mais croiray-je un miracle, à moins que de le voir ?

LA REYNE.

A peine celuy-cy se peut-il concevoir ;
1525 Il a voulu fuyr, en les voyant parestre ;
Mais au mesme moment ils ont saisi le traistre,
Qui craignant de mourir par la main d’un bourreau,
Par la sienne est tombé sanglant sur le carreau ;
S’est laissé dans le corps la dague meurtriere,
1530 S’est debatu long-temps, en mordant la poussiere,
A maudy son destin*, injurié les Cieux,
Et ce grand Criminel est mort en furieux*.

LE ROY.

Donc Celuy qui voit tout, et rend à tous justice,
A sauvé la Vertu* des embusches du Vice* !
1535 Donc le sang du Coupable a le fer arrosé, [p. 95]
Que contre l’Innocente il avoit aiguisé :
Un Meschant, dont la rage à ce point est venuë,
Ne fait rien de meilleur qu’à l’heure qu’il se tuë :
Mais avant que271 mourir n’a-t-il rien confessé ?

LA REYNE.

1540 S’estant luy-mesme ainsi mortellement blessé ;
Je peris, a-t’il dit, mais Haly, mon cher Maistre,
Quelque belle à tes yeux que Clarice puisse estre,
Devois-tu pas d’abord, te voyant découvert,
Immoler* ton amour, perdant ce qui te perd ?
1545 J’ay demeuré long-temps à pouvoir t’y resoudre,
Et cependant sur moy j’oyois gronder la foudre272 ;
Enfin elle est tombée, et ton retardement,
Comme à moy te prepare un sanglant monument*.
Là cessant de conter cette effroyable Histoire,
1550 Que pour ces nouveautez on aura peine à croire,
Il a voulu tirer le poignard de son flanc,
Mais l’asme en est soudain sortie avec le sang.

LE ROY.

Se verra-t’il jamais d’avanture* semblable ?

LA REYNE.

Pensez-vous que Haly la tienne veritable ?
1555 On ne luy peut sans crime aucun crime imposer. [p. 96]
Mais paroissez, Clarice, et venez l’accuser.

SCENE QUATRIEME. §

LE ROY, LA REYNE, ALPHONSE, CLARICE, HALY, FERNAND.

ALPHONSE.

O Ciel* ! c’est elle-mesme.

HALY.

Est-ce un charme* ? est-ce un songe ?

LA REYNE.

Estes-vous à ce coup convaincu* de mensonge ?
Voyez-la de plus prés, la connoissez-vous bien ?
1560 Vous changez de visage, et ne respondez rien.

LE ROY.

Le silence vaut mieux que tout ce que peut dire [N97]
Ce Fourbe, à qui l’Enfer ses mensonges inspire.

HALY.

Hé Sire !

LE ROY.

Qu’on le traisne au fonds d’une prison,
Qui combatte d’horreur* avec sa trahison,
1565 Et que publiquement la main de la Justice,
A son crime nouveau donne un nouveau supplice :
On meine Haly en prison.
Qui ne se vange point a le cœur abbatu,
Et qui pardonne au Vice* offense la Vertu*.

CLARICE.

Roy, le meilleur des Roys, la meilleure des Reynes
1570 Vous a fait à la fin briser toutes mes chaines ;
Et changer pour jamais mes douleurs en plaisirs,
Qui passent de bien loin l’espoir de mes desirs :
Mais si vostre bonté proche de la divine,
Ne veut qu’à tant de fleurs il se mesle une espine,
1575 Sauvez qui m’a sauvée, espargnez-le, ô grand Roy273 !
S’il est vray que sans luy ce seroit fait de moy.

LE ROY.

Quel Dédale est-cecy ! ses destours sont sans nombre, [p. 98]
Et la nuict où j’estois a redoublé son ombre :
Haly vous a sauvée !

CLARICE.

Ouy Sire, il est ainsi,
1580 Et bien tost sur ce point vous serez esclaircy.
A moy-mesme le Ciel* m’ayant abandonnée,
Pour avoir murmuré contre ma destinée*,
J’ay voulu, sans respect pour la foy* que je tiens,
En me precipitant rompre tous mes liens ;
1585 Mais comme ayant à force une fenestre ouverte,
Je m’allois eslancer à ma derniere perte ;
Il m’en a retenuë, arrivant par bon-heur,
Au poinct que j’immolois* ma vie à mon honneur*.

LE ROY.

Pour perdre vostre honneur* il sauvoit vostre vie,
1590 Mais d’où vient ce billet ? contentez mon envie ;
Vous l’a-t’il fait tracer cét infidelle Esprit ?

CLARICE.

Avant qu’il arrivast, ma main l’avoit écrit,
Pour le justifier d’un trepas si funeste* ;

LE ROY.

O ! de vostre bonté preuve trop manifeste ! [p. 99]
1595 Mais qu’il a bien par là caché sa trahison !
Qui n’eust dans cette coupe avalé le poison !

ALPHONSE.

Un mensonge amoureux est faute bien legere,
Quoy que je sois Amant*, je me suis nommé frere ;
Et si tous les menteurs estoient punis de mort,
1600 Il faudroit me resoudre à voir finir mon sort*.

LE ROY.

Si je luy pardonnois, je serois peu sensible*.

ALPHONSE.

Est-il crime d’amour qui ne soit remissible ?

LE ROY.

Le sien meriteroit un supplice eternel.

LA REYNE.

N’estes-vous pas clement* plus qu’il n’est criminel ?
1605 Vostre bonté, Seigneur, sa malice surpasse.

LE ROY.

Puisque les Offensés me demandent sa grace*,
Qu’il vive, et qu’à jamais ces deux jeunes Amans* [p. 100]
Soient libres, et comblez de tous contentemens*.

CLARICE.

Quel bon-heur arrivant contre toute apparence*,
1610 Pouvoit de tant de biens* me donner esperance ?
O clemence274 adorable !

ALPHONSE.

O Prince genereux* !
Qui de vostre vertu* ne seroit amoureux ?

FIN DU DERNIER ACTE.

Extraict du privilege du Roy §

Par grace et Privilege de sa Majesté donné a Paris au Moys de Mars 1643. signé, par le Roy en son Conseil, Conrars, et scellé du grand sceau de cire jaune, Il est permis au Sieur de L’Estoille de faire imprimer la Tragicomedie nommée La belle Esclave, par luy composée, et ce dis nouveaux Caracteres inventez par P. Moreau, Me Escrivain, Juré à paris, et Imprimeur ordinaire du Roy, et non d’autres, durant le temps de cinquante, avec deffences a tous Imprimeur et Libraires de la contrefaire, ny Imprimé en quelque sorte de Caractere que ce soit, à paine de confiscation des Exemplaires, de six mil livres d’amende, et autres peines contenues.

Duquel privilege cy-dessus le dit Sieur de l’Estoille a ceddé ses droits aux Moreau, pour icelle Imprimer, Teindre et distribuer à telles personnes que bon lui semblera.

Achevé d’imprimer le dernier Octobre 1643.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Glossaire §

Les présentes définitions sont issues des dictionnaires suivants :

  • Académie Française, Dictionnaire, J.-B. Coignard, 1694, (2 vol.). (AC.)
  • Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; réed. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.). (F.)
  • Richelet, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.). (R.)
Aboyer
Se dit pour exprimer le cri des chiens, ou de ce qui lui ressemble (F.)
V. 880
Accroire
Faire croire à quelqu’un une chose fausse (F.)
V. 349, 1137
Adorer
Dans son sens hyperbolique, signifie avoir beaucoup d’amour ou d’admiration pour quelqu’un. (F.)
Adresse : s. f.
Esprit, prudence, subtilité, finesse, certaine manière de dire, ou de faire les choses (R.)
V. 93, 113, 1322
Affection : s. f.
Passion de l’âme qui nous fait vouloir du bien à qqn, ou nous plaire à quelque chose. On le dit de l’amour et de l’amitié. (F.)
V. 582, 675
Affliction : s. f.
Peine du corps, ou de l’esprit. (F.)
V. 676, 1212
Amant, ante : adj.
Celui qui aime d’une passion violente et amoureuse. (F.)
Ame : s. f.
Se prend souvent pour la vie. Rendre l’âme à Dieu
V. 1424
Partie spirituelle de l’homme quand elle est séparée de son corps. Prier Dieu pour les âmes des défunts (F.)
Amer, ère : adj.
Se dit figurément en Morale. Une douleur amère, des paroles amères, c’est-à-dire que nous goûtons avec peine et chagrin. (F.)
V. 1245
Amitié : s. f.
Affection que l’on a pour qqn, soit qu’elle soit seulement d’un côté, soit qu’elle soit réciproque. (F.)
V. 552, 593, 707, 748
Apparence : s. f.
Conjecture, vraisemblance. (F.)
V. 282, 1609
Appât : s. m.
Se dit figurément en chose morale de ce qui sert à attraper les hommes, à les inviter à faire quelque chose. La beauté est un grand appât pour engager le cœur des hommes. Cette femme est pleine de charmes et d’appas. En ce sens on accourcit le mot ; et on dit appas au lieu d’appâts. C’est le sens de nos occurrences. (F.)
V. 251, 273, 295, 331, 395, 706, 1412
Apprêt : s. m.
Signifie appareil. Nous retournâmes au navire faire les apprêts nécessaires. (AC.)
V. 456
Ardeur : s. f.
Se dit figurément en Morale et signifie passion, vivacité, emportement, fougue. (F.)
V. 122, 170, 190, 522
Artifice : s. m.
Fraude, déguisement, mauvaise finesse. (F.)
Astre : s. m.
Corps plein de lumière propre, ou empruntée, qui roule dans les cieux au dessus de la région élémentaire. Les Planètes sont des astres dont on observe particulièrement les influences. Les astres du Firmament sont les étoiles fixes.
Se dit figurément en Morale d’une personne extraordinaire en mérite, en beauté. (F.)
V. 985, 1178
Atteinte : s. f.
Action par laquelle on atteint, ou on touche.
V. 530
Signifie aussi légère attaque, soit de maladie, soit de paroles. (R.)
V. 173, 242, 530
Attentat : s. m.
Outrage ou violence qu’on tâche de faire à quelqu’un. (F.)
V. 1415
Attrait : s. m.
Se dit poétiquement de la beauté. (F.)
V. 86, 172, 200, 1099
Aventure : s. f.
Accident, ou chose qui est arrivée, ou qui doit arriver. (F.)
V. 81, 905, 990, 1165, 1553
Banc : s. m.
Signifie en termes de Marine un lieu dans la mer où il n’y a pas assez d’eau pour porter un vaisseau. On le dit aussi des sables et des rochers qui s’élèvent un peu au-dessus de la surface de l’eau. (F.)
V. 128
Barbare
Étranger qui est d’un pays fort éloigné, sauvage, mal poli, cruel, et qui a des mœurs forts différentes des nôtres. Barbare signifie aussi cruel, impitoyable, qui n’écoute point la pitié, ni la raison. (F.)
s. m. : V. 66, 106, 352, 508, 555, 1457.
adj. : V. 17, 76, 576.
Bien : s. m.
Signifie toutes sortes de possessions et de richesses. (F.)
Brave : adj. et s. m. et f.
En termes de Guerre, signifie intrépide, qui affronte les périls. (F.)
V. 221, 770
Brèche : s. f.
En termes de Guerre, se dit de cette ouverture qu’on fait aux murailles d’une ville assiégée, par mine, sape, ou coups de canon, pour ensuite monter à l’assaut. (F.)
V. 931
Carrière : s. f.
Se dit figurément du cours de la vie. (F.)
V. 901, 985
Charme : s. m.
Puissance magique par laquelle, avec elle l’aide du Démon, les Sorciers font des choses merveilleuses, ou contre l’ordre de la nature.
V. 429, 1556
Se dit figurément de ce qui nous plaît extraordinairement, qui nous ravit en admiration. (F.)
V. 166, 277, 803, 1273
Châtiment : s. m.
Supplice, peine qu’on fait souffrir pour quelque faute commise. (F.)
V. 1447
Chimère : s. f.
Se dit figurément des vaines imaginations qu’on se met dans l’esprit, des terreurs et des monstres qu’on se forge pour les combattre, des espérances mal fondées que l’on conçoit, et généralement de tout ce qui n’est point réel et solide. (F.)
V. 1246
Choquer
Signifie figurément quereller, offenser. (F.)
V. 531
Ciel : s. m.
Région éthérée au dessus de l’élémentaire, dans laquelle se meuvent tous les astres.
Signifie Dieu même, la Providence. (F.)
Clément : adj.
Qui a coutume de pardonner, de traiter doucement ceux qui sont à sa discrétion. (F.)
V. 241, 1604
Confondre
Convaincre, fermer la bouche à son adversaire. (F.)
V. 1390
Constance : s. f.
Force d’esprit qui entretient toujours l’âme dans une même assiette, en une même fermeté, quelque ébranlement que souffre le corps par la douleur, l’affliction, la nécessité, ou autres causes semblables. (F.)
V. 366, 909
Constant, ante : adj.
Qui a l’esprit ferme et inébranlable. (F.)
V. 672
Contentement : s. m.
Joie, plaisir, satisfaction. (AC.)
V. 516, 1608
Convaincre
Persuader qqn par des raisons évidentes et démonstratives. (F.)
Couleur
Se dit dans ce cas de la disposition du teint, du visage et des chairs. On le dit aussi des altérations qui se font au visage par les mouvements intérieurs de l’âme. (F.)
V. 79, 202, 774, 1409
Courage : s. m.
Ardeur, vivacité, fureur de l’âme qui fait entreprendre des choses hardies, sans crainte des périls. (F.)
V. 5, 156, 308, 449, 538, 582, 893, 913, 1021
Courtoisie : s. f.
Bon office, plaisir que l’on rend volontairement à quelqu’un sans y être obligé. (F.)
V. 1230
Curieux, euse : adj. et s.
Celui qui veut tout savoir et tout apprendre. (F.)
V. 367
Décevoir
Tromper adroitement. (F.)
Dégoutter
Tomber goutte à goutte, abonder. (R.)
V. 8
Dépêche : s. f.
Paquet qu’on envoie en diligence par un courrier exprès pour quelque affaire d’État, ou quelque autre chose importante. (F.)
V. 434
Dépôt : s. m.
Ce qu’on a mis entre les mains de quelqu’un pour le garder. (F.)
V. 984
Désavouer
Désapprouver et ne reconnaître pas pour sien. (F.)
V. 472, 473
Désoler
Affliger un pays ou une personne par une ruine ou une destruction entière. (F.)
V. 265
Désordre : s. m.
Confusion, manque d’ordre. (F.)
V. 560
Dessein : s. m.
Projet, entreprise, intention. (F.)
V. 327, 663, 736, 858, 993, 1124
Destin : s. m.
Disposition ou enchaînement de causes secondes ordonné par la Providence, qui emporte une nécessité de l’événement.
V. 64, 101, 184, 269, 383, 463, 939, 959, 1478, 1531
Synonyme de destinée. (F.)
Discrétion : s. f.
Prudence, modestie qui sert à conduire nos actions et nos paroles. (F.)
V. 1211
Doute : s. m.
Incertitude, agitation de l’esprit qui ne connaît pas la vérité et qui ne sait de quel côté il se doit déterminer. (F.)
V. 47, 1001, 1513
Douteux, euse : adj.
Problématique, incertain. (F.)
V. 64, 1259
Effort : s. m.
Emploi de toutes ses forces. Se dit aussi de tout ce qu’on fait avec violence. (F.)
V. 66, 156, 201, 300, 329, 575, 599, 603, 616, 644, 821, 903, 927, 1055, 1083
Effroi : s. m.
Terreur soudaine qui donne une grande émotion ou surprise à la vue, ou au récit de quelque objet qui est à craindre. (F.)
V. 877, 1400
Ennui : s. m.
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long. (F.)
V. 236, 272, 476, 493, 513, 640, 1366
Énorme : adj.
Prodigieux, excessif. (F.)
V. 90, 1179, 1403
Entreprise : s. f.
Résolution hardie de faire quelque chose
V. 374.
En termes de Guerre, se dit qu’un dessein qu’on forme, du devoir où on se met de surprendre, de conquérir une place, une Province, d’enlever un quartier, etc. (F.)
V. 596
Escorte : s. f.
Troupe de gens armés qui accompagnent quelque chose dans un voyage ou pour sa sûreté et pour la défendre d’insultes. (F.)
V. 585
Étonner
Causer à l’âme de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. (F.)
V. 98, 823, 981
Étrange : adj.
Signifie ce qui est surprenant, rare, extraordinaire. (F.)
V. 623989, 1186, 1381, 1386
Fable : s. f.
Histoire fabuleuse. (R.)
Factieux, euse : adj.
Celui qui forme les cabales et les factions, ou qui adhère à leur parti. (F.)
V. 847
Fameux, euse : adj.
Qui est en vogue, en réputation bonne ou mauvaise. (F.)
V. 8, 19, 644712, 846
Fantaisie : s. f.
Caprice, folie. (R.)
V. 1229
Fers : s. m.
On appelle absolument fers les chaînes, les carcans et menottes qui servent à retenir les prisonniers et les esclaves. (F.)
Feu : s. m.
Signifie quelquefois simplement la lumière d’une bougie, d’une chandelle, d’un flambeau.
V. 549
Se dit aussi des astres et des météores.
V. 979
Se dit figurément en choses spirituelles et morales de la vivacité d’esprit, de l’ardeur des passions. On dit d’un homme amoureux qu’il brule d’un beau feu. (F.)
V. 44, 524, 788, 942, 1101
Flamme : s. f.
La partie la plus subtile du feu qui s’élève en haut, et fait une figure pyramidale.
V. 549, 963, 1426
On dit figurément la flamme de l’amour ; se dit communément de l’amour profane. (F.)
V. 38, 170, 190, 758, 789
Foi : s. f.
Vertu théologale qui s’applique dans le consentement aux vérités révélées de la religion.
Créance, assurance, témoignage. (AC.)
Forçat : s. m.
Galérien, homme condamné aux Galères, qui tire sa rame par force. (F.)
V. 611
Fortune : s. f.
C’était autrefois une divinité païenne qu’on croyait être la cause de tous les événements extraordinaires : au lieu que c’est un effet de la Providence divine qui agit par des voix inconnues et au dessus de la prudence des hommes.
Maintenant on appelle fortune Ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu.
V. 30, 31, 155, 321, 339, 398, 673, 1010, 1041
Ensemble des biens de grande valeur. (F.)
V. 845
Fourbe : s. f.
Tromperie. (AC.)
V. 1346
Franchise : s. f.
Sincérité tant en ses paroles qu’en ses actions.
V. 590
Liberté. (F.)
V. 402, 681, 725
Frénétique : adj. de tout genre.
Atteint de frénésie, furieux. (F.)
V. 1358
Funeste : adj.
Qui cause la mort, ou qui en menace, ou quelque autre accident fâcheux, quelque perte considérable. (F.)
V. 80, 153, 269, 459, 665, 882, 1470, 1593
Fureur : s. f.
Rage, manie, frénésie. (AC.)
V. 74, 263, 376, 440, 828, 962, 1177, 1268
Furie : s. f.
Passion violente de l’âme qui la transporte, qui outre sa colère. Se dit aussi de tout ce qui se fait avec ardeur, promptitude, courage, impétuosité. (F.)
V. 993, 1162
Furieux, euse : adj.
Qui est transporté de colère, de fureur, de furie.
V. 1532
Se dit aussi de tout ce qui a de la violence, de l’impétuosité, de l’excès. (F.)
V. 877, 1356
Gêne : s. f.
Se dit de toute peine ou affliction de corps ou d’esprit. Un amant, pour exprimer sa passion, dit aussi que l’amour lui fait souffrir les plus cruelles gênes pour dire des tourments. (F.)
V. 698
Généreux, euse : adj.
Qui a l’âme grande et noble, et qui préfère l’honneur à tout autre intérêt. Signifie aussi brave, vaillant, courageux. (F.)
V. 209599, 832923, 1611
Générosité : s. f.
Grandeur d’âme, de courage, magnanimité, bravoure, libéralité et toute autre qualité qui fait le généreux. (F.)
V. 199257, 655
Gloire : s. f.
Se dit par emprunt et par participation de l’honneur mondain, de la louange que l’on donne au mérite, au savoir et à la vertu des hommes. (F.)
V. 176, 194, 237, 350, 452, 671679841, 1219
Grâce : s. f.
Se dit des faveurs des Princes. (F.)
V. 158240, 505, 746, 795, 814, 1606
Hasard : s. m.
Cas fortuit, ce qui arrive sans cause apparente ou nécessaire.
V. 1341
Signifie aussi péril, danger. (F.)
V. 536
Heur : s. m.
Rencontre avantageuse. (F.)
V. 390
Honneur : s. m.
Témoignage d’estime ou de soumission qu’on rend à quelqu’un par ses paroles, ou par ses actions.
V. 147, 225318, 1299, 1474
Se dit en général de l’estime qui est due à la vertu et au mérite.
S’applique plus particulièrement à deux fortes vertus : à la vaillance pour les hommes, et à la chasteté pour les femmes.
V. 270302422467484736892, 1192, 1588, 1589
Se dit aussi de ce qui honore, qui donne de la gloire. (F.)
V. 175, 178, 181, 1210
Honte : s. f.
Passion qui excite du trouble dans l’âme par le danger de souffrir quelque confusion, quelque mépris des hommes et qui en donne des marques extérieures par une rougeur qui paraît sur le visage.
Signifie quelquefois affront, injure qu’on reçoit, infamie qu’on souffre. (F.)
V. 181, 350, 476, 486, 502, 1210
Horreur : s. f.
Passion violente de l’âme qui la fait frémir, qui lui fait avoir peur de quelque objet nuisible et terrible.
V. 94264827, 1267, 1564
Se dit quelquefois d’un simple mouvement de crainte ou de respect. (F.)
V. 980
Illusion : s. f.
Fausse apparence, artifice pour faire paraître ce qui n’est pas, ou autrement qu’il n’est en effet. (F.)
Immoler
Sacrifier. (AC.)
Importuner
Se rendre importun. (F.)
V. 322
Imposteur : s. m.
Calomnieur, qui impute faussement à quelqu’un quelque chose d’odieux et de préjudiciable. (R.)
Industrie : s. f.
Adresse de faire réussir quelque chose, quelque dessein, quelque travail. (F.)
V. 621
Infâme
Qui est sans honneur, qui ne mérite aucune estime dans le monde. (F.)
V. 186, 438, 470, 894
Injure : s. f.
Parole que l’on dit pour offenser quelqu’un, en lui reprochant quelque défaut ou quelque vice vrai ou faux.
V. 1358
Se dit aussi des affronts, des torts et dommages qu’on fait à une personne par voie de fait. (F.)
V. 109, 1073
Lâcheté : s. f.
Se dit figurément en Morale, des actions lâches, poltronnes, infâmes. (F.)
V. 303
Licence : s. f.
Se dit de l’abus des permissions qu’on étend au-delà de leur intention, ou de la liberté que l’on prend de soi-même. (F.)
V. 301
Maîtresse : s. f.
On le dit particulièrement d’une fille qu’on cherche en mariage. (F.)
V. 42, 114, 274, 495, 706, 709, 922
Mal : s. m.
Douleur, infirmité corporelle. L’homme est sujet à une infinité de sortes de maux.
V. 117
Se dit aussi de ce qui approche de la douleur, qui donne de la peine, de la fatigue, de l’affliction.
V. 48, 244, 348, 388, 410, 454, 506, 612, 626, 908, 917, 1109, 1476
Se dit figurément en choses morales de tout ce qui est contraire à la vertu, à la droite raison. (F.)
V. 255
Mélancolie : s. f.
Signifie dans nos occurrences le chagrin, la tristesse qui vient des excès de l’humeur. (AC.)
Mépriser
Ne faire point de cas d’une chose, en témoigner du mépris. (F.)
V. 624, 682
Merveille : s. f.
Chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère voir ni comprendre.
V. 161, 980
On le dit aussi des chefs-d’œuvre de l’art (F.).
V. 126, 489, 735, 777, 1466, il s’agit à chaque fois de Clarice
Misérable : adj. et s. m. et f.
Qui est dans la douleur, la pauvreté, l’affliction ou l’oppression. (F.)
V. 261, 470
Monstre : s. m.
Animal qui a une conformation contraire à l’ordre de la nature.
Se dit aussi d’une personne noircie de quelque vice, comme d’ingratitude, d’avarice, d’impureté. (AC.)
V. 982
Monument : s. m.
Signifie le tombeau. (F)
V. 124, 948, 1548
Nonpareil, eille : adj.
Qui n’a point de semblable, tant il est excellent et au dessus des autres. (F.)
Objet : s. m.
Ce qui est opposé à notre vue, ou qui frappe nos autres sens, ou qui se représente à notre imagination.
V. 87, 939, 997, 1254
Se dit aussi poétiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. (F.)
Outrage : s. m.
Grosse injure, affront sensible et cruel. (F.)
V. 117, 228, 1054
Partement : s. m
Action par laquelle on part, on quitte un lieu pour aller en un autre. (F.)
V. 432
Peine : s. f.
Signifie Fatigue, travail corporel.
V. 857
Signifie aussi Soin, inquiétude d’esprit, tant pour la personne que pour ses biens
V. 166
Signifie aussi Douleur, tourment.
V. 997
Signifie aussi Obstacle, difficulté. (F.)
V. 1302
Persuader
Signifie avec le pronom possessif croire, s’imaginer. (R.)
V. 996
Piquer
Signifie dans nos occurrences Fâcher, irriter, mettre en colère. (F.)
Prévenir
Précéder, devancer (R.)
V. 941
Providence : s. f.
Terme de Théologie qui ne se dit que de Dieu et de la conduite sur toutes les choses créées. (F.)
Pudicité : s. f.
Chasteté, vertu qui fait abstenir des plaisirs illicites de la chair. (F.)
V. 200
Ravir
Se dit des personnes qu’on enlève pour les captiver, ou en abuser.
V. 175
Signifie parfois simplement ôter.
V. 41
Se dit aussi des passions violentes qui troublent agréablement l’esprit et suspendent les fonctions des sens, particulièrement de la joie, de l’étonnement et de l’admiration. (F.)
V. 162
Recouvrer
Reconquérir, ravoir. Mettre en sa possession quelque chose qu’on avait perdu. (R.)
Refuser
Dénier une demande, l’octroi d’une prière qu’on nous fait, n’accepter pas une offre, un présent. (F.)
V. 240, 244, 259, 581, 665, 1473
Remise : s. f.
Suite, délaiement, renvoi à un autre jour. (F.)
V. 373
Remparer
Ne se dit qu’avec le pronom personnel. On dit au figuré de celui qui s’est mis sous une protection puissante, qu’il s’est remparé de l’autorité de son nom. (F.)
V. 559
Rêverie : s. f.
Songe extravagant, délire, démence. (R.)
Sens : s. m.
Organe corporel sur lequel les objets extérieurs faisant diverses impressions, se font connaître à l’âme d’un animal. La nature a donné à l’homme cinq sens : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le tact.
Signifie aussi l’opinion particulière d’une personne, sa manière de connaître les choses et d’en juger. (F.)
V. 1443
Sensible : adj. m. et f.
Se dit de ce qui est dans la sphère d’activité, dans la portée de nos sens, en état de faire sur eux quelque impression.
V. 26, 117
Se dit figurément en choses morales et en parlant de l’émotion de l’âme et des passions. (F.)
V. 1601
Sillons : s. m.
Se dit figurément des choses qui laissent des traces sur leur passage ; un vaisseau fait sur les eaux des sillons. (F.)
V. 439
Sort : s. m.
Hasard, ce qui arrive fortuitement, par une cause inconnue, et qui n’est pas réglée ni certaine.
V. 724
Se dit aussi de toutes les choses dont on laisse la conduite au hasard, quand il n’y a aucune raison de préférence, quand on le laisse décider par plusieurs manières que les hommes ont inventées, comme les dés, les billets, les rencontres casuelles.
Se dit poétiquement de la vie et de la fortune des hommes. (F.)
Souci : s. m.
Chagrin, inquiétude d’esprit. (F.)
V. 68, 135, 495
Souffrir
Sentir de la douleur, du mal, ou quelque incommodité considérable.
V. 1214
Se dit aussi en morale, des afflictions de l’esprit, des émotions de l’âme par les passions.
V. 324
Signifie aussi ne pas opposer à une chose, y consentir tacitement. (F.)
Stratagème : s. f.
Ruse de guerre pour surprendre, ou pour tromper l’ennemi. Se dit par extension de toutes sortes de ruses et d’adresses dont on se sert pour réussir en quelque affaire. (F.)
V. 614
Superbe : adj.
Vain, orgueilleux, qui a de la présomption, une trop bonne opinion de lui-même.
V. 352
Qui est plein de magnificence, donne une impression de grandeur et de luxe. (F.)
V. 399, 436
Surmonter
Surpasser, se mettre au-dessus de quelque chose.
V. 501
Se dit figurément en choses morales et signifie vaincre, avoir l’avantage sur quelqu’un. (F.)
V. 377, 413
Surprendre
Signifie saisir, intercepter. (F.)
V. 855, 1019
Téméraire : adj. m. et f.
Vaillant outré, qui s’expose aux périls brutalement et inconsidérément. (F.)
V. 314, 821
Trame : s. f.
Se dit figurément et poétiquement en Morale du cours de la vie. (F.)
V. 50
Tranchée
En termes de Guerre, est un fossé qu’on creuse dans la terre pour approcher à couvert du corps de la place assiégée. Il est large et profond de sept à huit pieds, et coupé en talus. (F.)
V. 229
Travail : s. m.
Occupation, application à quelque exercice pénible, fatigant, ou qui demande de la dextérité. (F.)
V. 711
Travailler
Faire quelque chose où il y a du travail, qui donne de la peine, de l’occupation.
V. 12, 456
Avoir bien de l’occupation, de la pratique. (F.)
V. 1251
Tromperie : s. f.
Dol, fraude, déception. (F.)
V. 994, 1385
Trouble : s. m.
Se dit figurément en Morale des désordres de l’âme causés par les passions. (F.)
V. 867, 885, 896, 1410
Vapeur : s. f.
Humeur subtile qui s’élève des parties basses des animaux, et qui occupe et blesse leur cerveau. (F.)
V. 1253
Vertu : s. f.
Se dit figurément en choses morales, de la disposition de l’âme, ou habitude à faire le bien, à suivre ce qu’enseignent la loi et la raison
Synonyme de courage. (F.)
V. 532
Vice : s. m.
Se dit aussi en Morale des mauvaises habitudes que l’on a contractées, en faisant des choses qui sont contraires à la raison, les lois et les coutumes du pays. (F.)
Vision : s. f.
Impression qui se fait sur la vue, qui est cause de l’action par laquelle on voit.
V. 1499
Chimère, spectre, image que la peur ou la folie font naître dans notre imagination. (F.)
V. 1198

Annexe 1 : Argument d’El amante liberal de Cervantès §

Le récit espagnol débute par les déplorations de l’esclave chrétien, Ricardo, qui s’afflige sur le sort de la ville de Nicosie275, saccagée par les Turcs. Mahmoud, un renégat au service du Cadi de la ville et natif de la même patrie que Ricardo, Trapani, lui enjoint de lui confier la profonde cause de son désespoir. Il soupçonne à juste titre que la seule perspective d’être réduit en esclavage par Hassan, futur pacha de Nicosie, n’est pas le seul mal que Ricardo déplore. Le jeune homme lui raconte alors les aventures qui l’ont amené à Chypre et achève son récit par la narration de la mort de Leonisa, qu’il aimait en dépit de la préférence de la jeune fille pour Cornelio.

Ricardo relate en détail sa mésaventure : alors qu’il est, avec sa maîtresse et son rival, dans un jardin à Trapani, deux galiotes de corsaires turcs les attaquent. Cornelio prend la fuite, Leonisa et Ricardo sont faits prisonniers. Les Turcs veulent aussitôt pendre Ricardo qui a tué quatre des meilleurs et des plus estimés de leurs soldats. Mais Leonisa, compatissante envers Ricardo, conseille aux Turcs de l’échanger contre une rançon. Les ravisseurs reviennent alors à Trapani pour organiser l’échange des captifs. Cornelio n’offre rien tandis que Ricardo propose de donner tout son bien pour libérer Leonisa. Malheureusement, apercevant au loin des vaisseaux de la flotte sicilienne, les Turcs changent de cap et retournent vers les côtes barbares. Yousouf et Fetala, les capitaines des deux galiotes, se partagent le butin. Le renégat grec, Yousouf, est épris de Leonisa et, « désireux de la faire devenir mauresque et de se marier avec elle »276, la conserve alors que Ricardo revient à Fetala. Tandis que ce dernier regagne Tripoli de Barbarie277, Yousouf rejoint Bizerte, en Tunisie. Or, un orage précipite la galiote de Yousouf contre des rochers qui la brisent. Tous ses passagers, dont Leonisa, périssent. Peu de temps après, à la mort de Fetala, le caïd et vice-roi de Tripoli, Hassan, s’empare de ses biens, y compris de Ricardo. Ici s’achève la narration des aventures antérieures de l’amant de Leonisa.

Mahmoud, qui l’a écouté attentivement, promet de l’aider à surmonter ses peines. Tous deux se rendent à l’assemblée entre le Cadi et les deux pachas, l’un, Ali, quittant le gouvernement de Nicosie et l’autre, Hassan, lui succédant. Au cours de ce rassemblement arrive un marchand juif avec une esclave chrétienne, qui n’est autre, à la stupéfaction de Ricardo, que Leonisa. Les pachas et le Cadi tombent immédiatement amoureux d’elle ; la querelle entre les deux pachas, qui veulent acheter l’esclave, est apaisée par l’intervention du Cadi qui leur propose d’acquérir la jeune femme au nom du Sultan de Constantinople, Sélim, et offre d’escorter l’esclave jusqu’au souverain. Le Cadi cache en réalité ses propres intentions, tandis que les deux pachas dissimulent leur projet de vengeance.

Mahmoud amène Leonisa chez Halima, la femme du Cadi. Il obtient de l’esclave sicilienne l’aveu qu’elle n’aime plus Cornelio – l’amant avare – mais qu’elle lui préfère Ricardo, qu’elle croit pourtant mort. Mahmoud rapporte à Ricardo l’évolution des sentiments de Leonisa. Le jeune sicilien, résolu à empêcher le départ de Leonisa pour Constantinople, réussit, avec l’aide de Mahmoud, à changer de maître : il devient Mario, et passe au service du Cadi.

Dans le même temps, Halima tombe amoureuse de Mario (Ricardo), et l’avoue à Leonisa. Le Cadi révèle de son côté à Mahmoud et à Mario sa passion pour Leonisa, et leur demande leur aide pour la conquérir. Mario et Leonisa sont ainsi chargés, par leur maître respectif, de se faire les interprètes de leur amour. Les deux jeunes esclaves siciliens se rencontrent ; Leonisa reconnaît son « amant libéral ». Elle lui raconte comment elle est parvenue à échapper au naufrage. Tous deux décident de feindre d’accepter la passion du Cadi et de sa femme.

Mahmoud et Ricardo conseillent alors au Cadi de partir rapidement pour Constantinople afin de s’emparer de Leonisa, dont la mort serait simulée pendant le voyage. Les deux complices pensent en réalité tuer le Cadi et s’emparer du bateau pour rejoindre la Sicile. Alors que le Cadi s’apprête à partir, Halima, résolue de ne pas se séparer de Mario, prétend le suivre ; le Cadi accepte, tout en projetant de la tuer. Celui-ci, Leonisa, Mahmoud, Mario, Halima et ses parents embarquent alors pour Constantinople. Mais deux galiotes, celles d’Ali et d’Hassan, attaquent leur embarcation. Une bataille navale a lieu et les troupes des deux pachas, en s’affrontant, s’exterminent. Mahmoud et Ricardo s’emparent alors de la galiote du Cadi et voguent vers la Sicile, après s’être séparés de l’époux d’Halima, à qui ils ont permis de rejoindre Constantinople.

À Trapani, les protagonistes sont reçus avec honneur. Par grandeur d’âme, Ricardo renonce à Leonisa et la cède à son rival Cornelio. Mais la jeune femme refuse et choisit l’amant « libéral ». Halima et Mahmoud, quant à eux, redeviennent chrétiens et s’épousent.

Annexe 2 : Argument de L’Amant libéral de Daniel Guérin de Bouscal §

Un monologue de Sophise, qui nous apprend qu’elle aime l’esclave chrétien Lysis en dépit de son statut, ouvre la pièce. La jeune femme confie ses sentiments au captif sicilien Philidas, afin qu’il sonde les sentiments de Lysis (scène 2). Philidas, obéissant à Sophise, s’entretient donc avec Lysis. Celui-ci reconnaît dans l’esclave Philidas son frère et, après s’être lamenté sur sa mauvaise fortune, lui apprend la mort de sa maîtresse Léonise. Philidas décrit à son tour les mésaventures à la suite desquelles il est devenu esclave (scène 3).

L’arrivée d’un marchand juif, qui ne peut résoudre son esclave Léonise à l’aimer, correspond à la première scène de l’acte II. De son côté, Sophise craint que sa mère, Halima, ne soit également éprise de Lysis (scène 2). Toutes deux tentent de pénétrer les sentiments de l’autre (scène 3). Lysis, qui parvient à déjouer les menées de ses deux amoureuses, se flatte de sa constance (scène 4). Une conversation d’ordre administrative entre le nouveau bacha de Nicosie, Hazan, et son fils Tharonte occupe la scène suivante (scène 5). Ce dernier, à la vue de Sophise, tombe amoureux de la jeune femme qui dédaigne pourtant ses sentiments (scène 6). Sophise et Tharonte s’entretiennent ensuite avec le marchand juif et son esclave Léonise (scène 7). Le marchand profite de l’assemblée des bachas pour présenter son esclave, et, au lieu de répondre tout de suite quand on lui demande le prix auquel il céderait Léonise, il énumère tranquillement toutes les qualités de la jeune femme. Comme les deux bachas, Haly et Hazan, ainsi que le Cadi, s’éprennent immédiatement de « la belle esclave », ils cherchent tous à l’acheter en prétextant l’offrir au grand seigneur de Byzance. Le Cadi, intervenant comme un tiers impartial, acquiert finalement l’esclave au nom des deux bachas (scène 8).

À l’acte III, Lysis est choisi par le Cadi pour devenir l’intermédiaire de son amour auprès de Léonise (scène 1). Les stances de cette dernière nous apprennent que la jeune femme regrette de ne pas avoir donné sa foi à l’amant libéral qu’est Lysis, et lui avoir préféré son rival Lycaste, qui, au moment de son rapt par les Turcs, a refusé de payer la rançon exigée pour sa libération (scène 2). Halima interrompt les réflexions de Léonise en exigeant que la jeune esclave se fasse l’interprète de son amour auprès de Lysis (scène 3). Les deux amants, se rencontrant sur l’ordre de leur maître respectif, se reconnaissent : Léonise raconte à Lysis ce qui lui est arrivé depuis leur séparation. Tous deux délibèrent sur le moyen de s’échapper de l’île de Chypre pour retourner à Trapane278, en Sicile (scène 4).

L’acte IV débute par les récriminations de Haly, déterminé à s’emparer de Léonise (scène 1). De leur côté, Léonise et Lysis espèrent pouvoir recouvrer sous peu leur liberté (scène 2). Au cours de l’entretien des deux amants, Halima survient et fait une déclaration au jeune homme, qui lui donne, à l’intention de Léonise, des réponses équivoques (scène 3). Le Cadi, qui a été témoin de cette scène (scène 4), pense que Lysis a séduit sa femme. Avant de s’embarquer avec Léonise pour, officiellement, apporter l’esclave chrétienne au sultan de Byzance, le Cadi commande à sa fille Sophise d’enfermer l’esclave chrétien dans le jardin (scène 5). En outre, il découvre avec adresse que sa femme Halima est effectivement éprise de Lysis (scène 6). Le bacha Hazan, quant à lui, décide de suivre de loin le Cadi pour lui ravir Léonise en mer (scène 7). En attendant, les deux bachas, Hazan et Haly, font leurs adieux au Cadi qui est sur le point de se mettre en route (scène 8). Lysis, captif au jardin, déplore son sort qui le sépare, une fois de plus, de Léonise (scène 9). Voyant l’impossibilité d’amollir le cœur du jeune esclave, Sophise renonce à sa passion et le met en liberté (scène 10).

Lycaste, l’amant avare, apparaît à l’acte V : se repentant d’avoir abandonné Léonise aux mains des Turcs, il est venu chercher la mort à Nicosie (scène 1). Sophise, quant à elle, se résout à aimer Tharonte (scène 2). Elle le rencontre, et les nouveaux amants vont se promener le long de la côte (scène 3). Lysis, sur le rivage, s’afflige d’avoir perdu sa maîtresse : tout à coup, il la voit, en compagnie de Philidas, sur un esquif qui menace de sombrer : il court chercher du secours (scène 4). Tharonte et Sophise plaignent les amours malheureuses de Lysis et de Léonise (scène 5). Cette dernière et Philidas racontent, sans nécessité apparente, comment ils se sont tirés de leur situation périlleuse (scène 6). Sophise et Tharonte ont entendu cette conversation (scène 7). Mamet, le confident de Hazan, apporte des nouvelles du combat que se sont livrés en mer les bachas et le Cadi (scène 8). Lysis, de retour, croit d’abord que Léonise et Philidas se sont noyés (scène 9). Mais ceux-ci le rejoignent : Tharonte les aide à s’échapper définitivement (scène 10). Lycaste, pour se punir de son avarice, demande à Léonise de périr par ses mains. La jeune femme n’hésite pas à condamner la conduite passée de son ancien amant, mais lui fait grâce. Lysis annonce qu’il serait disposé à céder sa maîtresse à Lycaste, or Léonise s’indigne de cette idée et fait éclater son amour pour l’amant « libéral » (scène 11).

Annexe 3 : Argument de L’Amant libéral de Georges de Scudéry §

À l’acte I, l’esclave sicilienne Léonise défend son honneur contre le marchand juif Isac, son maître. Rescapée d’un naufrage, elle préfère mourir plutôt que de perdre son honneur. Isac est pourtant déterminé à faire céder la jeune femme. Finalement repoussé, Isac décide d’envoyer son esclave dans un sérail (scène 1). Se son côté Rodolphe, le père de Léonise, accuse Pamphile d’avoir abandonné par avarice sa fille Léonise aux mains de ses ravisseurs. Rodolphe regrette de ne pas avoir appuyé les vœux de Léandre, qui, épris de Léonise, aurait payé la rançon exigée par les Turcs pour libérer la jeune femme (scène 2). L’amant de Léonise apparaît justement (scène 3) et les stances qu’il prononce indiquent son désarroi : croyant que sa maîtresse a péri lors d’un orage survenu en mer, Léandre affirme ne pouvoir lui survivre. Mahamut, un renégat sicilien, s’inquiète de la tristesse de Léandre. Le renégat invite le jeune esclave à relativiser son malheur et lui suggère qu’il pourrait recouvrer la liberté. Léandre lui confie alors l’objet réel de son désespoir : la mort de sa maîtresse Léonise. Il affirme qu’il ne saurait lui survivre. Léandre alors relate l’histoire de sa capture par les Turcs avec Rodolphe, Pamphile, et Léonise. Il rapporte que les ravisseurs, pour les libérer, demandèrent une rançon de vingt mille ducats. Pamphile, bien que fortuné, ne voulut pas payer une telle somme. Un orage sépara les trois navires contenant les captifs et Léonise, selon Léandre, périt (scène 4).

L’arrivé d’Hazan Bacha, nouveau gouverneur de Chypre, ouvre l’acte II. Le transfert de pouvoir de l’ancien gouverneur de Chypre, Hali Bacha, au nouveau, sur ordre du Sultan Sélim, occupe la scène suivante (scène 2). L’arrivée d’Isac et de Léonise interrompt cette cérémonie. Une dispute pour posséder « la belle esclave » s’ensuit, alors que Léonise est prête à défendre fermement son honneur. La dispute entre les bachas, qui veulent tous deux posséder « la belle esclave », est tranchée par Ibrahim, le cadi, qui suggère que Léonise soit offerte au Sultan de la part de Hali et de Hazan. Ibrahim propose d’escorter la jeune femme jusqu’à Constantinople, au sérail du Sultan (scène 3). Mahamut essaie de consoler Léandre au sujet du destin de Léonise, qui n’est finalement pas certain. Le renégat conseille alors à Léandre d’essayer d’entrer au service du cadi, qui possède désormais Léonise, et lui promet de l’aider au prix de sa vie (scène 4).

La première scène de l’acte III met en scène Halime, la femme du cadi Ibrahim. Elle avoue à ses confidentes, Sulmanire et Sarraide, qu’elle est éprise de Léandre. La première conseille à Halime de fuir promptement l’objet de ses soupirs, alors que la seconde la pousse à assouvir ses désirs. Sarraide propose d’utiliser Léonise comme l’interprète de Halime auprès de Léandre (scène 1). Ibrahim, séduit quant à lui par les attraits de Léonise, demande à Mahamut d’obtenir l’aide de Léandre pour gagner la faveur de la jeune esclave (scène 2). De son côté, la jeune sicilienne, dans un long monologue, se repent d’avoir favorisé Pamphile au détriment de Léandre, lequel méritait pourtant son amour (scène 3). Pamphile, qui apparaît justement, tente de reconquérir Léonise. La jeune femme le chasse, alors que son cœur s’émeut à la vue de Léandre (scène 4). Ce dernier avoue à Léonise que ses sentiments envers elle demeurent inchangés. La jeune femme se juge indigne de recevoir tant de marques d’amour, elle dont le cœur avait pris attache ailleurs (scène 5).

Le bacha Hali, à la première scène de l’acte IV, cherche un moyen de conquérir Léonise et de la soustraire à l’emprise du cadi Ibrahim. Son confident Mustapha lui conseille d’attaquer le vaisseau qui transportera l’esclave sicilienne au Sultan. Ce faisant, Hali pourra prendre possession de Léonise. Pamphile annonce à Rodolphe que sa fille est vivante (scène 2). Le père et sa fille Léonise se retrouvent (scène 3). Léonise, par ailleurs, assure à Halime que ses yeux ont su toucher Léandre (scène 4). De son côté, Léandre ment à Halime en lui déclarant sa passion (scène 5). Cet aveu est à double entente puisque Halime croit que Léandre lui avoue son amour, alors que cette déclaration ne s’adresse qu’à Léonise, présente tout au long de la scène. Mahamut parvient à abréger l’entrevue (scène 6). Ibrahim et Hazan se disputent violemment au sujet de Léonise qu’ils veulent tous deux posséder (scène 7). Mahamut élabore quant à lui un subtil stratagème pour assurer à Léandre une fuite victorieuse ; il conseille à Ibrahim de conduire lui-même Léonise au Sultan, puis au cours du trajet, de feindre que, la confondant avec un forçat, des marins l’aurait jetée dans les flots (scène 8). L’acte IV s’achève par un dialogue entre Halime et son époux le cadi Ibrahim : la jeune femme tente de le persuader de laisser Léandre auprès d’elle lorsqu’il partira pour Constantinople (scène 9).

À la première scène de l’acte V, Halime se lamente sur le départ de Léandre qui s’est enfui vers le Sicile avec Léonise (scène 1). Alors que Hali, Mustapha et leur troupe tendent une embuscade à Ibrahim (scène 2), Hazan s’apprête lui aussi à capturer Léonise avec ses janissaires (scène 3). Hali, Hazan et leur troupe respective attaquent Ibrahim. Les Turcs s’entredéchirent, ils meurent tous. Les esclaves chrétiens sont donc libres (scène 4). Léandre, en « amant libéral », ne s’oppose pas à ce que Pamphile et Léonise soient réunis. Mais la jeune femme, blessée par l’apparente froideur de Léandre, lui déclare qu’elle ne saurait lui préférer un rival. L’union des deux jeunes gens est alors conclue, et consentie par le père de Léonise (scène 5).

Bibliographie §

Sources §

Éditions de la pièce §

L’Estoille, Claude de, La Belle Esclave, tragi-comédie, Paris, Pierre Moreau, 1643.
L’Estoille, Claude de, La Belle Esclave, tragi-comédie, Lyon, Claude de la Rivière, 1654.
L’Estoille, Claude de, La Belle Esclave, tragi-comédie, Anvers, Nicolas Raliot, 1662.

Autres œuvres de l’auteur §

Œuvres poétiques §
L’Estoille, Claude de, Le Balet du Naufrage heureux, dansé au Louvre devant sa Majesté, Paris, Nicolas Callemant, 1626.
L’Estoille, Claude de, et Bordier, René, Grand Bal de la Douairière de Billebahaut, et de son Fanfan de Sotte ville, Ballet dansé par le Roy au mois de Février 1626, Paris, Imprimerie de Mathurin Henault, 1626.
L’Estoille, Claude de, et Bordier, René, Vers sur le sujet du Ballet du Roy, À Paris, chez Mathurin Henault, 1626. Il existe une autre édition de ce ballet sous le titre suivant Le sérieux et le grotesque, ballet dansé par le Roy le 16 février 1627.
L’Estoille, Claude de, Le Balet des Fols aux Dames, dansé au Marest du Temple, s.l., s.n., 1627.
L’Estoille, Claude de, Pour M. le Marquis de Coalin, représentant un Matelot, s.l., s.n., 1627.
L’Estoille, Claude de, Pour Monsieur de Poyanne représentant un rouge et bon temps, qui reveille Guillot le Songeur, s.l., s.n., 1627.
L’Estoille, Claude de, « Vers de Monsieur de L’Estoille, A Monseigneur le Cardinal de Richelieu », Clariss. VV. Mallerbaei et Stellae Carmina in laudem Illustrissimi Cardinalis Richelii, Paris, 1627.
Messieurs Malherbe, Racan, Monfron, Maynard, Boisrobert, L’Estoille, Lingendes, Touvant, Motin, Mareschal et autres des plus fameux Esprits de la Cour, Recueil des plus beaux vers, Paris, Toussainct du Bray, 1627 – 46 poèmes de Claude de L’Estoille.
Messieurs Malherbe, Racan, Monfron, Maynard, Boisrobert, L’Estoille, Lingendes, Touvant, Motin, Mareschal et autres des plus fameux Esprits de la Cour, Recueil des plus beaux vers, Paris, Toussainct du Bray, 1630 – 3 poèmes de Claude de L’Estoille.
L’Estoille, Claude de, « Stances » publiées avec l’Amphytrite de Monléon, Paris, M. Guillemot, 1630.
Messieurs Godeau, Chapelain, Racan, Maynard, L’Estoille, Baro, Ode au Roy, Paris, Robert Bertault, 1633 – 1 poème de Claude de L’Estoille.
Messieurs Boisrobert, François Le Métel de, Le Parnasse Royal, où les immortelles actions du très-chrestien et très victorieux monarque Louis XIII sont publiées par les plus beaux esprits de ce temps, Paris, Sebastien Cramoisy, 1635 – 2 poèmes de Claude de L’Estoille.
Boisrobert, François Le Métel de, Le Sacrifice des Muses au Grand Cardinal de Richelieu, Paris, Sebastien Cramoisy, 1635 – 1 poème de Claude de L’Estoille.
Billaut, Adam, Les Chevilles de Me Adam, menuisier de Nevers, Paris, T. Quinet, 1644 – 1 poème de Claude de L’Estoille.
Œuvres dramatiques §
La Comédie des Tuileries, par les Cinq Autheurs, Paris, Augustin Courbé, 1638.
L’Aveugle de Smyrne, par les Cinq Autheurs, Paris, Augustin Courbé, 1638.
L’Estoille, Claude de, L’Intrigue des filous, Paris, A. de Sommaville, 1648.
L’Estoille, Claude de, L’Intrigue des filous, éd. Roger Guichemerre, Paris, H. Champion, 1977.

Œuvres de l’antiquité §

Aristote, Poétique, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980 ; éd. M. Magnien, Le Livre de Poche classique, 1990.
Héliodore, Les Ethiopiques, Théagène et Chariclée, 3 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1994.
Ovide, Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 2009.
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, éd. et trad. Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
Terence, Comédies, Paris, A. Lemerre, 1887-1889.
Xénophon, Cyropédie, Paris, Les Belles Lettres, 1971-1978.

Ouvrages des XVIIe-XIXe siècles §

Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du théâtre, Paris, H. Champion, 2001.
Aurevilly, Jules Barbey d’, Les Diaboliques, Paris, Les Classiques de Poche, 1999.
Cervantes Saavedra, Miguel de, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949.
Cervantes Saavedra, Miguel de, Nouvelles exemplaires, suivies de Persilès, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001.
Colletet, Guillaume, Désespoir amoureux avec quelques lettres amoureuses et poésies, Paris, s.n., 1622.
Corneille, Pierre, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987.
Guérin de Bouscal, Daniel, et Beys, Charles de, L’Amant libéral, Paris, T. Quinet, 1637.
[Gaste, Armand éd.], La Querelle du Cid, pièces et pamphlets publiés d’après les originaux, Paris, H. Welter, 1898.
Hardy, Alexandre, Le Théâtre d’Alexandre Hardy, Paris, J. Quesnel ; [puis] F. Targa ; [puis] Rouen, D. Du Petit-Val, 1624-1628.
L’Estoile, Pierre de, Registre-Journal du règne de Henri III, intro. Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck, Genève, Droz, Les Textes littéraires français, 1992.
L’Estoile, Pierre de, Journal pour le règne de Henri IV, éd. André Martin, Paris, Gallimard, 1958.
Malherbe, François de, Œuvres poétiques, éd. René Fromilhague et Raymond Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1968.
Mareschal, André, Le Railleur, ou La Satyre du temps, Paris, T. Quinet, 1638.
Poisson, Raymond, Le Baron de La Crasse, Paris, G. de Luyne, 1662.
Saint-Amant, Marc-Antoine Girard de, Œuvres complètes, Paris, P. Jannet, 1855.
Saint-Evremond, Charles de Marquetel de Saint-Denis, seigneur de, Les Académiciens, préf. R. de Bonnières, Paris, Chavary frères, 1879.
Schélandre, Jean de, Tyr et Sidon, tragi-comédie divisée en deux journées, préf. François Ogier, Paris, R. Estienne, 1628.
[Scherer, Jacques éd.] Théâtre du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975.
Scudéry, Georges de, Andromire, Paris, Antoine de Sommaville, 1641.
Scudéry, Georges de, L’Amant libéral, Paris, Augustin Courbé, 1636.
Scudéry, Georges de, L’Amant libéral, éd. Maria Grazia Arena, coll. Pegazo, 1995.
Scudéry, Georges de, Arminius ou les Frères ennemis, Paris, T. Quinet et N. de Sercy, 1644.
Tallemant des Réaux, Gédéon, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1990.
Viau, Théophile de, Le Parnasse des poètes satyriques ou Dernier recueil des vers piquants et gaillards de notre temps, éd. Georges Bourgueil, Paris, 2002.

Instruments de travail §

Ouvrages sur la langue et la rhétorique dramatiques §

Dictionnaires et ouvrages du XVIIe siècle §
Académie Française, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Moreri, Louis, Le Grand Dictionnaire historique ou Le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, 2e éd., Paraye, 1681.
Richelet, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
Vaugelas, Claude Favre de, Remarques sur la langue françoise, Paris, Jean Camusat et Pierre Le Petit, réed. de Jeanne Streicher, Paris, Droz, 1934.
Vaugelas, Claude Favre de, Remarques sur la langue françoise, Genève, Slatkine reprints, 2000.
Dictionnaires modernes §
Corvin, Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Larousse, 1995 ; rééd. Bordas, 2003.
Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français du XVIIe siècle, nouv. éd. Larousse, 1992.
Ouvrages modernes §
Haase, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
Forestier, Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Nathan (coll. 128), 1993.
Fournier, Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
Larthomas, Pierre, Le Langage dramatique, Paris, Colin, 1972.
Sancier-Château, Anne, Introduction à la langue française du XVIIesiècle, Paris, Nathan, 1993 (2 vol.).
Spillebout, Gabriel, Grammaire de la langue française du XVIIesiècle, Paris, Picard, 1985.
Ubersfeld, Anne, Lire le théâtre, Paris, Éditions sociales, 1977 ; rééd. Paris, Belin, 1996.
Ubersfeld, Anne, Lire le théâtre II, Paris, Belin, 1996.
Thurot, Charles, De la prononciation française depuis le commencement du XVIe siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1881-1883.

Ouvrages bibliographiques §

Balteau J., Barroux M., Prevost M. Dictionnaire de biographie française, Paris, Letouzey et Ané, 1932-2010...
Cioranescu, Alexandre, Bibliographie de la littérature française du 17ème siècle, Genève, Slatkine reprints, 1994.
Hoefer, M. le Dr., Biographie universelle, Paris, Firmin Didot frères, 1857.

Recensions §

Goujet, Claude-Pierre, Bibliothèque françoise, ou histoire de la littérature françoise, Paris, 1741-1746, tome XVI.
Lancaster, Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942.
Morinière, Adrien-Claude Le Fort de la, Bibliothèque poétique ou Nouveau choix des plus belles pièces de vers en tout genre, t. IV, Paris, Briasson, 1745.
Olivet, Pierre-Joseph d’, et Pellisson-Fontanier, Paul, Histoire de l’Académie française, 2 vol., Paris, Didier et Cie, 1858.
Olivier, Paul, Cent poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIe siècle, Paris, G. Havard et fils, 1898.
Parfaict, Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Lambert, 1756.
Parfaict, Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Histoire du théâtre françois depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, P. G. Le Mercier, 1745-49, 13 vol.
Riffaud, Alain, Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009.
Vallière, Louis-César de la Baume Le Blanc, duc de La, Bibliothèque du Théâtre françois depuis son origine, Dresde, 1768, 3 vol.

Études §

Études sur la littérature, l’histoire et l’esthétique du XVIIe siècle §

Adam, Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Domat, 1948-1952, rééd. Albin Michel, 1996.
Adam, Antoine (éd.), Les Libertins au XVIIe siècle, Paris, Buchet-Chastel, 1964.
Adam A., Lerminier G., Morot-Sir E., Littérature française du IXe au XVIIe siècle, Paris, Larousse.
Bénichou, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1988 (1re éd. 1948).
Cioranescu, Alexandre, Le Masque et le visage. Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983.
Denis, Delphine, Le Parnasse galant, Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2001.
Hainsworth, G., Les « Novelas exemplares » de Cervantès en France au XVIIe siècle, contribution à l’étude de la nouvelle en France, Paris, H. Champion, 1933.
Hautcœur, Pérez-Espejo, Guiomar, Parentés franco-espagnoles au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2005.
Rousset, Jean, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, J. Corti, 1954.
L’Âge d’or de l’influence espagnole. La France et l’Espagne à l’époque d’Anne d’Autriche (1615-1666). Actes du 20e colloque du CMR 17 (Bordeaux, 25-28 janvier 1990), Bordeaux, Éditions Inter-universitaires, 1991.

Études sur le théâtre du XVIIe siècle §

Ouvrages §
Deierkauf-Holsboer, Sophie Wilma, Le Théâtre du Marais, Paris, Nizet, 1954-1958 (2 vol.)
Deierkauf-Holsboer, Sophie Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Nizet, 1968-1970 (2 vol.).
Dotoli Giovanni, Temps de préfaces. Le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du Cid, Paris, Klincksieck, 1996.
Forestier, Georges, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
Forestier, Georges, Corneille, le sens d’une dramaturgie, Paris, Sedes, 1998.
Forestier, Georges, Passions tragiques et règles classiques. Essai sur la tragédie française, Paris, PUF, 2003.
Howe, Alan, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2000.
Howe, Alan, Écrivains de théâtre, 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2005.
Mazouer Charles, Le Théâtre français de l’âge classique, I. Le premier XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2006.
Morel, Jacques, La Tragédie, Paris, Armand Colin, 1964.
[Pasquier, Pierre éd.] Le Mémoire de Mahelot, Paris, H. Champion, 2005.
Pasquier, Pierre, La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1995.
Riffaud, Alain, Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009.
Rousset, Jean, L'Intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et le théâtre au XVIIe siècle, Paris, Librairie José Corti, 1968.
Scherer, Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, s. d. [1950].
Vuillermoz, Marc, Le Système des objets dans le théâtre français des années 1625-1650, Genève, Droz, 2000.
Articles §
Forestier, Georges, « Structure de la comédie française classique », Littératures classiques, n° 27, 1996, p. 243-257.
Études sur le genre tragi-comique §
Baby, Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001.
Guichemerre, Roger, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981.
Lancaster, Henry Carrington, The French Tragi-comedy. Its Origin and Development from 1552 to 1628, Baltimore, J. H. Furst Company, 1907.
Études sur l’auteur §
Parker, Richard Alexander, Claude de L’Estoille, poet and dramatist, 1597-1652, Baltimore (Maryland), The Johns Hopkins Press, 1930.
E33
H57
N97