Téléphonte
Tragi-comédie
Representé par les deux Trouppes
Royalles.

Par Gabriel Gilbert

À PARIS,
Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais, en
la petite Salle, sous la montée de la Cour
des Aydes.
M. DC. XLII
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Introduction §

Déprécié au XVIIIe siècle. Oublié au XIXe siècle. Complètement inconnu aujourd’hui. La première phrase de la seule thèse consacrée à Gabriel Gilbert illustre de manière éloquente ce sentiment.1 Auteur de treize pièces imprimées et d’un certain nombre d’œuvres en vers et en prose, cet auteur appartient aux minores, qui ont bien souvent connu le succès en leur temps, mais qui ont disparu du répertoire dramatique français les siècles suivants.

Pourtant l’homme n’était pas un obscur inconnu en son siècle. Secrétaire et protégé de duchesses et même d’une reine, poète et dramaturge galant, auteur d’un opéra, il a cependant fini sa vie à l’écart du monde des lettres, oublié et pauvre.

Que dire de ces œuvres oubliées ? Elles font souvent preuve de bonnes intuitions dans le choix des intrigues, mais aussi d’une écriture et une versification plutôt médiocres, qui ont difficilement passé l’épreuve de la censure des critiques du XVIIIe siècle, formés à la norme classique et régulière érigée par Boileau. Autant dire qu’une tragi-comédie de 1642 a eu beaucoup de mal à ressusciter au cours des trois siècles derniers. Pourtant, évoquant les tragi-comédies composées à cette époque, Henry Carrington Lancaster souligne que « certaines d’entre elles [dont Téléphonte] peuvent encore être lues avec plaisir. »2

Lorsqu’il crée Téléphonte, Gabriel Gilbert, âgé d’une vingtaine d’années, est apparu dans l’entourage de Richelieu un an auparavant. Présentant moins de faiblesses que sa première pièce, Téléphonte semble épurer les codes traditionnels du genre tragi-comique, et se rapproche de la tragédie régulière qui est en train de renaître, tout en laissant percevoir les premières marques de l’esthétique qui fera de Gabriel Gilbert un auteur galant.

Gabriel Gilbert : vie et œuvres d’un auteur galant §

Comme le souligne Eleanor J. Pellet, aujourd’hui, à l’exception de son œuvre imprimée, on a trouvé peu de traces de Gabriel Gilbert. Nous avons donc assez peu d’informations certaines concernant sa vie.

Première difficulté : une naissance et une mort qui n’ont pas laissé de traces §

La première référence à notre auteur date de juillet 1640 : Chapelain, dans une lettre à Conrart, évoque la première pièce de Gilbert : « Mr Gilbert eust bien souhaitté aussy que vous eussiés assisté à la représentation de sa Marguerite françoise »3.

La naissance de Gilbert n’est mentionnée dans aucun registre. La seule allusion à son âge, par le poète lui-même, est dans l’épître de L’Art de plaire aux dames, dédiée à la Reine de Suède. Gilbert y utilise notamment l’expression « ma jeune Muse ». Le privilège de cette œuvre a été accordé en mars 1654. Quel âge a alors cet auteur qui a connu un succès scénique en 1640 et qui se désigne comme jeune en 1654 ? Marguerite de France présente quelques faiblesses, que Eleanor J. Pellet, suivie par Lancaster, attribue à la jeunesse et à l’inexpérience de l’auteur. L’auteur de cette première pièce avait probablement une vingtaine d’années. Ainsi, il aurait écrit cette épître à l’Art de plaire aux dames avant la quarantaine, âge auquel, au XVIIe siècle, on a rejeté la jeunesse dans un passé ancien. On peut donc avancer comme une hypothèse raisonnable que le poète soit né vers 1620, ce qui en fait un auteur de la génération de Molière et de La Fontaine.

La dernière œuvre de Gilbert, publiée plusieurs années après ses écrits dramatiques, a été une traduction de cinquante Psaumes. La publication de ce travail a lieu en 1680. Le privilège est du 26 mai de cette année. L’attestation – qui donne une validation doctrinale à l’œuvre – date du 24 mai. Un second tirage a dû être prévu quasiment au même moment. Celui-ci a été revu et corrigé par l’auteur, comme en atteste la page de titre. Il y a ajouté une traduction du Décalogue et du Cantique de Siméon. L’attestation pour ces ajouts à l’œuvre est datée du 23 juillet ; le permis d’imprimer est daté de deux jours plus tard. Or l’attestation du 23 juillet qualifie l’auteur de « feu M. Gilbert ». Il est donc probable que Gilbert soit mort entre le 24 mai et le 23 juillet 1680.

Origine et éducation §

Gabriel Gilbert est partout désigné comme protestant. Il fait l’objet d’un article dans La France protestante4, est appelé « calviniste » par Phérotée de La Croix5, tandis que Beauchamps le dit « de la religion protestante »6 et Goujet « de la Religion prétendue réformée ».7 De même, il paraît quasiment certain que Gilbert soit né à Paris8.

Même si le nom de Gilbert est assez commun en France, il s’est avéré impossible d’établir une connexion entre le poète et une quelconque famille de ce nom. Eleanor J. Pellet émet plusieurs hypothèses. Le nom de Gabriel Gilbert apparaît dans le registre des officiers de Toulouse au XVIe siècle. On peut imaginer un lien avec un trésorier et receveur ordinaire du domaine du Roi en la sénéchaussée de Carcassonne, ville dans laquelle le protestantisme était important, mais il n’y a aucune preuve. De même, le titre de secrétaire du duc de Guise a été attribué à un Guillaume Gilbert dans un registre datant du 11 juin 1617 et à un Claude Gilbert entre le 5 décembre 1615 et le 19 avril 1618. Une telle relation permettrait d’expliquer l’introduction de Gabriel Gilbert auprès de la Reine de Suède. Ce fut, en effet, le duc de Guise qui a été envoyé par la reine régente comme représentant pour accueillir Christine lors de son entrée en France, en 1656. De plus, c’est chez le duc de Guise qu’a eu lieu une lecture d’une « comédie » de Gilbert, épisode décrit par Ménage9. Mais, tout ceci n’est qu’une série d’hypothèses, auxquelles nous n’avons trouvé aucune preuve formelle.

Gilbert semble avoir eu une très bonne éducation, bien que nous n’ayons aucune indication sur le lieu où il l’a acquise. Il a dû étudier le grec10. Il connaissait l’hébreu comme le montrent ses traductions des Psaumes, ainsi que l’italien. Plusieurs pièces italiennes peuvent en effet être considérées comme des sources de ses intrigues.

Apparition sur la scène littéraire dans les années 1640 §

Sa première œuvre, publiée en 1641, est dédiée à la duchesse d’Aiguillon. L’année suivante, Téléphonte est imprimé. Cette seconde œuvre est dédiée à la même protectrice. Les initiales « G.G. » signent les épîtres de ces deux ouvrages. Dans l’épître de Téléphonte, on apprend que sa protectrice l’a honoré en choisissant sa pièce pour une représentation. L’année suivante, l’Ode à Anne d’Autriche, qui fait l’éloge de sa régence, est publiée. Rodogune, pièce très certainement plagiée sur celle de Corneille, est publiée en 1646. L’épître de Rodogune, adressée au duc d’Orléans, est la première à être signée « Gilbert ». Hypolite, publiée la même année et dédiée à la duchesse de Sully, porte elle-aussi le nom de famille de l’auteur comme signature de l’épître. L’Ode à la Reine de Suède a dû être composée cette année-là, mais Eleanor J. Pellet note qu’il y a beaucoup de confusion pour la date de cette œuvre.

Sous le patronage de la duchesse de Rohan. §

Séminaris a probablement été présentée elle-aussi en 1646, même si la pièce n’a été publiée qu’en 1647. Le volume est dédié à la duchesse de Rohan. Gilbert semble avoir occupé la fonction de secrétaire auprès de la duchesse. L’idée est renforcée par le fait que l’épitaphe de Tancrède de Rohan soit de Gilbert. Ce très controversé fils de la duchesse de Rohan11 a participé à la Fronde et a été tué à Vincennes à l’âge de dix-neuf ans. Les vers de Gilbert représentent clairement le parti de la duchesse :

Rohan qui combattit pour délivrer la France,
Est mort dans la captivité :
Son nom lui fut à tort, en vivant, disputé ;
Mais son illustre mort a prouvé sa naissance.
Il est mort glorieux pour la cause d’autrui ;
C’est pour le Parlement qu’il entra dans la lice :
Il a tout fait pour la Justice,
Et la Justice rien pour lui.

Les vers en l’honneur de Tancrède et l’œuvre en prose, le Panégyrique des dames, respectivement de 1649 et 1650, sont les seuls signes d’activité littéraire de la part du poète, entre Séminaris et l’Ode à la Reine de Suède, publiée en 1651. Gilbert apparaît comme l’auteur de vers liminaires, accompagnant les Œuvres poétiques de Charles de Beys, publiées en 1651. En 1654, les privilèges de l’Art de plaire et des Poésies diverses, sont pris par l’auteur lui-même, ce qui semble indiquer sa présence à Paris. Eleanor J. Pellet avance l’idée que, comme la duchesse de Rohan était toujours en vie, Gilbert avait dû continuer à être son secrétaire.

Sous le patronage de Christine de Suède12 §

Dès que Gilbert entre au service de la Reine, on ne trouve plus guère de traces du poète. Or ce silence est d’autant plus regrettable que cette relation avec Christine de Suède est sans aucun doute l’événement le plus important dans la vie de Gabriel Gilbert. On considère généralement que Gilbert est devenu le secrétaire de Christine de Suède en 1656. Le tirage des Amours de Diane et d’Endymion est fourni à cette occasion.

Plusieurs personnes font référence à ce statut de secrétaire. À la fin du XIXe siècle, Bernardin évoque l’intérêt des poètes français pour la cour de Suède :

Être appelé à la cour de Suède devenait le rêve de chaque poète français : Ménage, Scudéry, Gabriel Gilbert, Urbain Chevreau, d’autres encore rimaient à qui mieux mieux en l’honneur de Christine.13

Le biographe de la Reine, Arckonheltz, fait part de l’événement dans ses Mémoires :

Gilbert devint son Résident en France, où il l’étoit encore en 165714

Le Sr Gilbert étoit Résident de Christine auprès de la Cour de France à son arrivée à Paris.15

Dans les documents relatifs à la « Cérémonie de la réception de Christine de Suède à Paris »16, on trouve un sonnet du Sr G., intitulé Sur l’affection que sa Majesté porte aux Muses. On peut penser que ces vers ont été composés par Gabriel Gilbert. De plus, une lettre de Leissens à Mazarin, datée du 31 juillet 1656, à Marseille, donne encore une preuve certaine du lien entre Gilbert et la Reine de Suède :

Le Sr Gilbert secrétaire de sa Majesté m’a tesmoigné qu’il souhaiteroit fort pouvoir voir V.E. avant que la Reine la vît.

Enfin, le poète fait lui-même référence à cet épisode de sa vie, dans un madrigal :

En servant cette Reyne égale aux Amazones
Ie n’auray pas perdu six ans :
Car qui sçait donner des Couronnes,
Sçait faire d’autres presens

Christine de Suède a d’abord effectué des séjours à Paris, puis des voyages en France, pour ensuite aller en Italie. Elle traversa le Mont Cenis le 13 octobre, et arriva à Turin le 16. Elle passa novembre à Pesario. La reine a ravi le représentant d’Azzolino, Lescaris, par la lecture d’une comédie française narrant l’amour de Diane et d’Endymion. Nous pourrions penser que Gilbert est alors resté à Paris, en tant que « résident », mais cette idée peut être mise en doute par une lettre de la Reine à son amie suédoise, la comtesse Ebba Sparre17. Dans cette lettre, qui invite la comtesse à venir à Pesaro, est inclus un madrigal de Gilbert. Ainsi, nous pouvons présumer que le poète était bien en Italie, aux côtés de Christine de Suède, durant l’hiver 1656-1657. D’autant plus que Pesaro n’est pas loin de Fano, le décor du Courtisan parfait.

La Reine rentra ensuite en France, effectuant une pause à Lyon. En octobre, elle fut autorisée à venir jusqu’à Fontainebleau. Là, a eu lieu l’assassinat de Monaldeschi, le 10 novembre 1657.18 Eleanor J. Pellet souligne qu’il aurait été très intéressant de savoir à quel point Gilbert était au courant de cet assassinat. Avait-il été témoin de l’atrocité ou bien en avait-il pris connaissance par des personnes concernées par cet acte ?

Gilbert était, semble-t-il, rentré en France pour quelque mission diplomatique durant le printemps 1657. Le 28 mai, le privilège des Amours de Diane et d’Endymion fut accordé, le même jour que celui de Chresphonte. Dans ce privilège, le poète est nommé par son titre de Résident, et il y est fait référence à la Reine par l’expression « notre chère sœur ». C’est sûrement à ce moment-là que le secrétaire s’est rendu en Angleterre, si tant est qu’il y soit allé. Cette mission semble être le voyage qui a inspiré à Ménage son histoire sur la peur de Gilbert durant la traversée de la Manche. Le biographe suédois fait lui-aussi référence à un secrétaire parti en Angleterre avec « son Gentilhomme de chambre qui étoit fort aimé à Londres », mais rien n’indique explicitement qu’il s’agit de Gilbert.

La Reine résida à Paris du 24 février au 18 mars, attendant une invitation de Mazarin. Elle voyagea à Toulon, puis à Leghorn, pour enfin arriver à Rome le 15 mai. Gilbert était-il avec elle ? Eleanor J. Pellet émet deux hypothèses : soit Gilbert a été envoyé en Suède avec son ode et ses requêtes de la part de sa royale maîtresse, soit il est resté à Paris.

En 1659, il prit un privilège pour Arie et Pélus, ainsi que pour l’Ode à Mazarin, republiée en 1660. Il publia aussi son Ode au roi. Durant l’année 1660, Christine effectua un long voyage en Suède. Il est évident que Gilbert ne l’a pas accompagnée.

Les années 1660-1661 sont marquées par une grande activité littéraire de la part du secrétaire. Gilbert écrit La Vraye et fausse prétieuses, dont la première a eu lieu au Petit Bourbon le 16 mai 1660. On jouait alors sur le succès des Précieuses ridicules ; mais manifestement l’effet était désormais émoussé puisque la pièce ne tint que neuf représentations. En juin et en juillet, une reprise des Amours de Diane et d’Endymion19 permit à Gilbert de rester à l’affiche du Petit-Bourbon. Le 15 août, son Huon de Bordeaux fut joué, ainsi que plusieurs fois durant le mois d’août et le mois suivant. Le samedi 4 septembre, Gilbert a eu l’honneur de voir cette pièce représentée devant le roi. L’année suivante, Gilbert écrivit une nouvelle pièce pour la troupe de Molière, Le Tyran d’Égypte. Elle fut jouée en février, jusqu’à Mardi-Gras. En juin, le Tyran fut joué lors de la première de L’Escolle des Maris. Après deux représentations, le Huon remplaça le Tyran. Aucune de ces trois pièces, non plus que Théagène, n’a été publiée ; généralement, c’est un signe de grand échec.

En 1661, furent publiées les Poésies diverses, dont le privilège datait de 1654. Gilbert utilise encore ses titres de « Résident et de Secrétaire des Commandemens de la Reine de Suède ». Dans une lettre du 1er décembre 1661, Chapelain fait référence à un conseil donné par Gilbert à un autre poète : se méfier des belles promesses de la Reine Christine. Le poète est cité, faisant allusion à des « appointemens plus propres à estre promis qu’à estre tenus »20. Dans une lettre à Huet du 8 décembre, Chapelain caractérise le poète par l’expression « affamé de servitude »21. L’auteur utilisa encore ses deux titres sur la page de titre des Amours d’Ovide, publiée en 1663, mais sembla les omettre pour les Amours d’Angélique et de Médon l’année suivante. Il est probable qu’il ait été rappelé de ses fonctions durant le long séjour de la Reine en Suède.

Entre production dramatique et nouveau silence littéraire §

Avant ces publications de pièces sous le seul nom de Gabriel Gilbert, une pièce qui n’a jamais été publiée, a été représentée, « avec un certain éclat »22, puisqu’elle a été jouée devant Monsieur et son épouse. Loret a fait l’éloge de Théagène à l’occasion de la première, le 15 juillet 1662. Durant les deux années suivantes, parurent Les Amours d’Ovide et Les Amours d’Angélique et de Médor. Au même moment, on a dû jouer Le Courtisan parfait.

D’après Eleanor J. Pellet, la comédie de Gilbert, Les Intrigues amoureuses, a probablement été montée en 1664, même si les frères Parfait datent sa première de 1666. La pièce a été imprimée en 1667, année durant laquelle a été jouée la pièce Ero et Léandre23, qui n’a jamais été imprimée. L’année suivante, Le Courtisan parfait fut publié à Grenoble sans nom d’auteur, mais seulement signé par les énigmatiques initiales DGLBT. Pendant les dix ans qui ont suivi son retour à l’écriture dramatique, en 1657, Gabriel Gilbert a eu à son actif sept pièces publiées et cinq pièces non publiées, dont les représentations sont prouvées par des allusions dans des lettres ou des gazettes. En plus de cela, il a composé des odes, publiées dans les Poésies diverses, et deux poèmes intitulés L’Art de plaire. Avec la publication du Courtisan parfait, l’auteur sembla à nouveau disparaître du monde des lettres pour quelques années.

On n’entendit plus parler de Gabriel Gilbert jusqu’à 1671. Le silence fut rompu par la production d’un opéra, fin 1671 ou début 1672, Les Peines et les plaisirs de l’amour. L’opéra était alors en vogue. Mais le monopole de Lully écarta rapidement tout concurrent. À nouveau, Gilbert redevint silencieux, ne publiant plus rien pendant les dix dernières années de sa vie, jusqu’à sa traduction de cinquante psaumes en 1680.

Une fin de vie sous le signe de la pauvreté et de l’oubli §

Les dernières années de Gilbert semblent avoir été marquées par l’oubli et la pauvreté. La lettre de Chapelain que nous avons citée précédemment rapportait déjà l’absence de rémunération de la part de Christine de Suède. Dans la Préface des Amours d’Angélique et de Médor, le poète lui-même avoue avoir produit seize pièces « sans en avoir tiré d’autre avantage que celui de les avoir présentées à ce que la France a de plus auguste et de plus éminent. » Eleanor J. Pellet fait part d’une annotation trouvée dans un volume des pièces de Gabriel Gilbert, à la Bibliothèque de l’Arsenal : une note manuscrite indique que « quoique résident de Suède il étoit gueux et à l’ausmone de M. Dhervart »24. Gilbert fut en effet accueilli par Hervart, alors Contrôleur général des finances25, chez qui il résida jusqu’à sa mort.

Jugements §

Des contemporains de Gabriel Gilbert §

Durant ses années de production dramatique et poétique, entre 1657 et 1667, Gabriel Gilbert était sans aucun doute une figure d’auteur galant bien connue dans le monde littéraire parisien. Cependant, il n’y a pas beaucoup d’allusions qui nous permettraient de dresser un portrait du poète, de sa personnalité. Nous avons déjà cité la première apparition de Gilbert dans le monde des lettres, dans la lettre de Chapelain de juillet 1640, qui rajoute que Marguerite de France lui « tira des larmes en quelques endroits et [le] toucha presque partout ». Dans sa notice sur Arie et Petus, Loret se montre particulièrement élogieux :

… la Plume immortelle,
De l’excélent Monsieur Gilbert,
Rare écrivain, Autheur expert,
Qu’on prize en toute Compagnie,
Et qui par son noble génie,
Poly, Sçavant, intelligent,
De Christine est le digne Agent.26

Robinet, dans une lettre, l’appelle « le délicat Monsieur Gilbert »27. Dans son Mémoire de quelques gens de lettre vivants en 166228, Chapelain dit que :

Gilbert est un esprit délicat, duquel on a des odes de petits poèmes et plusieurs pièces de theatre pleines de bons vers ; ce qui l’avoit fait retenir par la Reine de Suède, pour secrétaire de ses commandemens.

À la même époque, la froideur du poète fait l’objet d’un commentaire amusé de Boursault, dans La Satyre des satyres29. Feignant de se demander pourquoi Boileau ne s’est pas attaqué à Gilbert dans ses satires, Boursault joue à exagérer la délicatesse du poète en la transposant sur le plan de l’extrême délicatesse physique. À la scène 6, il évoque un « autheur galant » qui « compose à la glace » et « qui rime en tremblant » :

C’est un Autheur galant mais qui feroit scrupule
De se lever sans feu pendant la canicule
C’est G***. (scène 6)

Ou encore :

Apollon et G*** sont toujours mal ensemble ;
Quand tout le monde brûle, on le trouve qui tremble
Un de ses bons Amis que je vis hyer au soir,
Me soûtint par deux fois, que l’estant allé voir,
Il trouve son Laquais qui luy chaufoit Dimanche
L’épingle qui luy faut pour attacher sa manche.

La raillerie continue pendant quelques lignes, dans la même veine, puis le nom complet remplace l’abréviation :

Le plaisant de l’affaire est que Gilbert le croye (sc. 6)

Bien qu’il ait souligné le caractère honorable des œuvres de Gilbert, Chapelain note aussi que Gilbert « n’a pas une petite opinion de lui »30 et le désigne ainsi :

l’architecte téméraire et chimérique de tout ce faux édifice, ce bastisseur de chasteaux en Espagne31

En 1662, Boursault, successeur de Loret, évoquait déjà Gilbert dans la Gazette :

Encore un Autheur qui veut presque
Que je fasse aussi du Burlesque
Et qui croit que c’est mon Talent,
C’est Gilbert, cet Esprit Galant32

Dans la même Gazette, le 18 juillet de la même année, Gilbert est mentionné, par Mayolas, dans une liste d’auteurs, appelés beaux esprits :

Les Chapelains et les Corneilles
Qui produisent tant de merveilles,
Les Scuderys et les Gombauds,
Les Boyers, Gilberts et Quinauts33

Ainsi, raillé ou félicité, Gabriel Gilbert n’était pas absent des écrits critiques publiques ou personnels de son siècle.

Des critiques du XVIIIe siècle §

Nous n’évoquerons ici que les informations générales transmises par les historiens de la littérature du XVIIIe siècle. Les jugements propres à la pièce qui nous intéresse seront étudiés plus tard. Dans leur immense somme, L’Histoire du theatre françois, depuis son origine jusqu’à presen, Claude et François Parfaict consacrent une notice à la première pièce de Gabriel Gilbert34, notice dans laquelle ils écrivent quelques lignes sur notre auteur :

Les Pieces que cet Auteur donna au Théatre François ne sont pas bonnes ; mais à travers les défauts dont elles sont remplies, on y découvre de certaines situations heureuses, & dans toutes, une versification aisée. Ses comédies ont des endroits fort passables, & quelquefois sur un bon ton Comique.

Plus tard, Gilbert fait l’objet d’un court chapitre dans les Annales poétiques, depuis l’origine de la poésie françoise35. On dit qu’il est né à Paris et qu’il fut par deux fois secrétaire et qu’« il fut bien traité par les Grands, & mal par la fortune » :

Gilbert fut un Poète pauvre & un pauvre Poète. Il travailla pour le Théâtre ; il a fait seize Ouvrages dramatiques, qui sont complètement & très-justement oubliés. Il a publié d’autres morceaux de poésie d’une assez grande étendue ; mais on y trouve bien peu de détails supportables. Il n’a guères fourni à notre Recueil que quelques Stances, Madrigaux ou Epigrammes.

Au XVIIIe siècle, Gabriel Gilbert est donc considéré comme un auteur médiocre, qui a quelquefois fait preuve d’un certain talent.

Des critiques du XIXe siècle et du XXe siècle §

Gilbert fait l’objet d’une notice dans La Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne36. L’auteur donne une liste des œuvres dramatiques du poète et le présente ainsi :

Gilbert, écrivain très-estimable, a malheureusement été éclipsé par les poëtes dramatiques du premier ordre, qui ne dédaignèrent pas de l’imiter. La plupart de ses pièces méritent encore d’être lues. Celles in-4 ne portent pas son nom sur le titre ; celles in-12 le donnent, au contraire ; ce qui peut faire supposer qu’alors un auteur attendait souvent, pour se nommer, la consécration de son œuvre.

Dans son ouvrage Les contemporains de Molière, Victor Fournel rappelle combien Gilbert est oublié, deux siècles après avoir mené une vie de poète galant et de diplomate reconnu :

Gabriel Gilbert jouit au dix-septième siècle d’une renommée qu’il a bien perdue depuis. Il est assurément peu de noms aujourd’hui plus inconnus, et peu d’ouvrages moins lus que les siens ; et pourtant il a remporté de grands succès au théâtre ; il a été regardé comme un des premiers écrivains dramatiques au-dessous de Corneille, remarqué par Richelieu – juge fort contestable, il est vrai, - et protégé successivement par Mazarin, de Lyonne et Fouquet.37

Le critique fait référence aux vers de Boursault, que nous avons cités :

Ces vers, plus ou moins ironiques, semblent tout au moins donner à entendre que Gilbert était à la fois très naïf et soigneux de toutes ses aises ; autant de raisons qui pourraient servir à montrer comment, malgré le nombre et le succès de ses ouvrages, ses emplois et ses hauts protecteurs, il resta toujours pauvre.38

Enfin, il évoque la qualité littéraire de son œuvre :

Gilbert mériterait de n’être pas aussi complétement oublié. Sans doute, il reste bien loin des écrivains dramatiques du premier ordre : son style surtout est généralement faible, assez souvent plat et trivial, mais par moments il s’élève et il atteint à la force. Il a çà et là des pensées vigoureuses exprimées en beaux vers. Ses contemporains l’ont plus d’une fois pillé sans en rien dire. Suivant le mot de Ménage, il trouvait bien le gibier au gîte, mais ce n’était pas lui qui le faisait partir.39

Au XXe siècle, Lanson fait une simple mention du nom de Gabriel Gilbert, dans Esquisse d’une histoire de la tragédie française40. Dans un titre de chapitre intitulé « Principaux auteurs de cette période peu étudiée », il cite en premier Gilbert suivi de « Magnon, l’abbé Boyer ; puis le sieur de Montauban, l’abbé de Pure, Mlle. Desjardins ; le sieur de Prade ; Thomas Corneille ; Quinault. » Une note suit ce titre : « sur tous ces auteurs, voir les frères Parfaict ».

Il faut attendre 1931 et la thèse d’Eleanor J. Pellet, pour que quelqu’un entreprenne un ouvrage entièrement consacré à Gabriel Gilbert. Thèse dans laquelle Lancaster a puisé pour écrire sa notice sur Gilbert, dans son énorme entreprise.

Téléphonte : création et réception §

Création §

La pièce a dû être créée en 1641 ou au courant de 1642. Elle a, semble-t-il, été donnée lors d’une représentation privée chez la duchesse d’Aiguillon. La page de titre indique que la pièce a été représentée par « les deux Trouppes Royalles ». Or le patronage de la nièce de Richelieu pourrait expliquer cela. En effet, ordinairement, lorsqu’une pièce est donnée en premier à une troupe, l’autre ne peut pas la représenter jusqu’à ce qu’elle soit publiée. C’est pour cela que les auteurs sont contraints d’attendre avant de faire imprimer leur pièce. Selon Lancaster, la pièce a probablement été donnée par les deux troupes dans le nouveau théâtre de Richelieu, en 1641. Mais cela est très contestable car l’épître dédicatoire évoque seulement une « assemblée solennelle », donc manifestement chez la duchesse. Il n’y a aucune trace dans un registre du nombre de représentations qu’a connues la pièce. Mais le Mémoire de Mahelot la mentionne dans l’index de soixante-onze titres ne renvoyant ni à des croquis, ni à des notices41, ce qui nous indique que la pièce figurait dans le répertoire de l’Hôtel de Bourgogne après la mort de Richelieu, dans les années 1646-1647.

Le privilège de Téléphonte date du 21 juillet 1642, l’achevé d’imprimer du 28 septembre. La pièce semble d’abord avoir été imprimée à « l’état brut », si l’on ose dire. En effet, les exemplaires datés de 1642 ne comportent pas d’épître dédiée à la duchesse d’Aiguillon, qui mentionne la représentation privée qui a eu lieu chez celle-ci et qui a, selon le poète lui-même, assuré un certain succès à sa pièce. Cette épître, ainsi qu’un paragraphe faisant note des « fautes survenuës en l’Impression », ont été ajoutés à l’édition datée de 1643. Or les exemplaires de 1643 comportent les mêmes coquilles que ceux de 1642, jusque dans les noms des personnages dans certaines didascalies par exemple. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’il s’agit de la même série d’impression et que ces deux versions relèvent d’une stratégie de vente de la part du libraire. Paraît d’abord le texte de la pièce, seul ; puis paraît quelque semaines plus tard le même ouvrage auquel a été ajoutée l’épître. Il est même possible que l’édition dite de 1643 soit parue fin 1642, à peine quelques temps après la première édition. L’épître a, en tout cas, été rédigée au plus tard au début du mois de décembre 1642, avant la mort de Richelieu42, car elle fait allusion à un cardinal encore en vie :

Les vertus qui brilloient autrefois en elles, reluisent maintenant en vous, comme elles vous les faites esclatter en tous lieux, et comme elles vous trouvez dans [III] votre race un Heros, qui comme un autre Telephonte est l’ornement de son siecle, et la gloire de sa patrie.43

L’épître a donc pu être ajoutée en cours d’impression en octobre 1642, pour la toute fin du tirage qui bénéficie ainsi de cet « ornement ». On a très légèrement modifié la page de titre en la datant de 1643 – plus exactement en rajoutant une petite barre à M.DC.XLII pour faire M.DC.XLIII – comme s’il s’agissait d’une nouvelle édition.

Gilbert écrit une tragi-comédie, à une période où le genre s’est progressivement plié aux règles, à mesure que les auteurs se ralliaient aux unités. Ici, la tragi-comédie ne repose pas sur l’accumulation d’actions et d’épisodes, ne se déroule que dans un ou deux lieux du palais royal à Mycènes, et dure tout au plus une soirée et une nuit.

Lancaster souligne que, dans cette pièce, « Gabriel Gilbert est plus proche de la tragédie, même s’il classe son œuvre, aux vues de la situation finale des personnages pour lesquels nous éprouvons de la sympathie, comme une tragi-comédie »44. Nous rappelons que cette pièce est une œuvre de jeunesse, Gilbert a une vingtaine d’années lorsqu’il l’écrit. Dans Marguerite de France, il narrait l’histoire de la future épouse du prince Henry, dont le père, Henry II, est lui-même amoureux. Le roi a promis son fils, alors très jeune, à la princesse française, Marguerite, âgée de trois ans. Quinze plus tard, le roi veut divorcer et épouser lui-même la princesse. Passant de la figure de roi à celle de tyran, il la retient prisonnière. Le prince Henry s’arme et, à la tête d’une armée franco-anglaise, envahit l’Angleterre. Après plusieurs ruses, fausses rumeurs de mort et une repentance royale, le mariage princier a lieu. Dans sa deuxième pièce, encore une fois, il raconte l’histoire d’une princesse captive, séparée de l’homme qu’elle aime et condamnée au mariage par son ravisseur. Dans les deux pièces, la mort du héros est annoncée, mais l’héritier s’unit finalement avec la princesse. Dans Téléphonte, le double rôle, tyran et amant, joué par Henry II dans la pièce précédente, est divisé entre un monarque et son fils. Cependant le thème de la vengeance et du meurtre – qui sont à l’origine les seuls sujets de l’histoire de Téléphonte et de Mérope – sont absents dans Marguerite de France45. Le héros, chargé de venger père, frères et mère, respectivement assassinés et épousée par le tyran et de récupérer le trône de Mycènes, se voit ajouter une nouvelle mission, par notre poète : délivrer sa future épouse, qui, après plusieurs péripéties malheureuses, se trouve aux mains des tyrans.

Réception §

Si l’on en croit l’épître dédicatoire présente dans la seconde édition de Téléphonte, la pièce semble avoir connu un certain succès. Le fait qu’elle ait été publiée le confirme. Dans cette épître, Gabriel Gilbert remercie la duchesse d’Aiguillon pour l’attention qu’elle a portée à sa pièce, attention qui lui a permis de remporter l’approbation des plus grands, selon lui. Donnant son avis sur sa seconde pièce, Gilbert fait ensuite preuve d’une fausse modestie, peut-être due à sa jeunesse.

La pièce a été réimprimée deux fois au XVIIIe siècle, dans des recueils intitulés « Théâtre françois », en 1705 et en 1737. Elle semble alors plus connue sous le nom de « Philoclée et Téléphonte », ce qui montre bien que la principale innovation de Gilbert a marqué le public comme l’intérêt majeur de la pièce. Au XVIIIe siècle, de nombreux historiens de littérature se sont attelés à faire des recueils de pièces de théâtre, le plus souvent depuis les origines du théâtre français jusqu’au théâtre du début du XVIIe siècle. Les plus célèbres d’entre eux sont Claude et François Parfaict, dits les frères Parfaict. Leur pensée et leur goût sont généralement guidés par la norme classique établie à la fin du XVIIe siècle par Boileau. Et pour cela, les minores et le théâtre qui ne respecte pas parfaitement les règles, au début du siècle, n’ont pas beaucoup d’attraits à leurs yeux. Voici donc ce que disent les frères Parfaict dans la notice concernant notre pièce :

Voilà sans doute un beau sujet, et digne de la Scene Françoise, mais pour le traiter dignement, il falloit un génie d’une toute autre étendue que celui de Gilbert. Ce n’est pas qu’il y ait dans la Tragédie de certaines beautés, mais qui ne constituent ni les caracteres de ses personnages, ni les situations de sa Piece (…). Un défaut encore plus remarquable, c’est que Téléphonte ne paroît qu’à la fin du Quatrième Acte. Qu’on juge des vuides qui se trouvent dans les Actes précédens, et de la précipitation des événemens du Cinquième ? En un mot, Gilbert, loin de profiter de son heureux choix, n’en a composé qu’une très-médiocre Tragédie.46

Plus loin, leur Histoire du théâtre françois aborde la postérité du sujet de Téléphonte :

M. de la Chapelle traita depuis ce sujet sous le titre de Téléphonte. Mais sa Tragédie, qui sans doute est supérieure à celle de Gilbert, manqua encore par le languissant qui regnoit dans toute la piéce, et par la foible versification.

Enfin le sujet de Téléphonte, barbouillé par Gilbert, manqué par la Chapelle, mieux rendu par la Grange, et toujours mal versifié par ces trois Poëtes : ce sujet, dis-je, a été traité par M. de Voltaire au gré des connoisseurs, et généralement de tous ceux qui l’ont vû, tant pour le plan, les caracteres, les situations, que l’élégance de la Poësie.47

Mais il semblerait que ces auteurs n’aient pas bien lu, si ce n’est pas lu du tout48, la pièce de Gilbert. Leur Dictionnaire dramatique donne, en effet, à la notice « Philoclée et Téléphonte », un résumé de l’intrigue qui se révèle largement fautif. Il semble se calquer en partie sur la version d’Hygin : la reconnaissance par Mérope a lieu en premier, puis elle est suivie de l’assassinat du tyran. Confondant peut-être avec l’intrigue de Jean de La Chapelle, on désigne Philoclée comme étant la « fille du Tyran », et « l’épouse que Mérope destinoit à son fils ; & cette Princesse aimoit Téléphonte, sur ce que Mérope lui en avoit dit. » 49

Un peu plus tard, reprenant le plus souvent les informations collectées par les frères Parfaict, Mouhy a écrit un Abrégé de l’Histoire du Théatre françois, Depuis son origine jusqu’au premier Juin de l’année 1780. À la notice « Philoclée et Téléphonte », on trouve : « Philoclée et Téléphonte, Tragédie de Gabriel Gilbert, donnée en 1642, imprimée la même année, in-12 : le sujet bien choisi ; elle renferme de beaux endroits. »

Puis, on trouve une seconde notice sous le véritable nom de la pièce, et non celui qui lui a donné la rare postérité qu’elle a connue : « Téléphonte, Tragédie, par Gilbert, donnée en 1642, imprimée dans la même année. Voyez Philoclée. La tradition assure que le Cardinal de Richelieu y a travaillé. »50 Enfin, afin d’illustrer notre propos sur la pensée formatée par les écrits de Boileau de ces hommes du XVIIIe siècle, voici ce que l’on trouve pour la pièce de La Chapelle : « elle eut onze représentations. Cette Piece est tirée de Philoclée & de Téléphonte, de Gabriel Gilbert ; mais celle-ci est bien meilleure & plus réguliere : le merveilleux y domine & en fait le mérite principal. »

Résumé et remarques sur la structure de la pièce §

Acte I §

Mérope, veuve éplorée, prisonnière de son nouvel époux, rappelle les malheurs passés et l’édit qui met à prix la tête de son dernier fils, Téléphonte, exilé depuis son enfance dans un autre pays (scène 1). Elle essaie de persuader le tyran, au nom de l’amour qu’il a pour elle, d’annuler cet édit et de laisser vivre son fils. Celui-ci, connaissant les désirs de vengeance de Téléphonte, s’y refuse. Mérope annonce alors qu’elle suivra son fils dans la mort (scène 2). Le tyran s’entretient avec son fils, à propos d’un rêve qui le trouble profondément : Cresphonte, le roi assassiné, est venu lui annoncer dans son sommeil qu’il serait puni pour ses crimes. Démochare tente de rassurer son père, lui promettant la mort prochaine de Téléphonte (scène 3).

Acte II §

Mérope et Philoclée évoquent leur désespoir commun. La reine se fait narrer l’enfance et les haut-faits de son fils à Chalcis. On apprend qu’elles attendent le fidèle Tyrène, qui doit apporter des nouvelles de Téléphonte (scène 1). Céphalie arrive, annonçant la venue du messager. La reine va à sa rencontre, mais Philoclée est contrainte de s’entretenir avec Démochare. La reine lui conseille de faire profil bas (scène 2). Démochare déclare son amour à la princesse et ne comprend pas sa tristesse. Philoclée, hautaine, lui résiste et, s’emportant, finit par lui avouer qu’elle se destine à un autre. Devinant l’identité de ce dernier, Démochare, furieux, annonce la mort imminente de Téléphonte et le jour fatal de leur hymen (scène 3). Démochare, demeuré seul, réaffirme sa volonté de faire céder la princesse, en ayant recours à la contrainte si cela s’avère nécessaire (scène 4).

Acte III §

Philoclée se lamente auprès de sa confidente, Orphise, accusant Tyrène de trop tarder (scène 1). Démochare vient annoncer à la princesse qu’un espion lui a appris l’assassinat de Téléphonte. Philoclée refuse d’y croire et met en garde le fils du tyran contre la vengeance du prince. Puis elle finit par annoncer qu’elle choisira la mort plutôt que le mariage forcé, décision mise en doute par Démochare (scène 2). Philoclée, demeurée seule avec sa confidente, réaffirme sa vertu, quand Orphise annonce l’arrivée de Tyrène (scène 3). Celui-ci lui apprend que son père est bien vivant. Il choisit de rester vague quant au sort de son futur époux : il a disparu, mais son corps n’a point été retrouvé, l’espoir doit donc demeurer. Enfin, il lui propose de risquer sa vie afin d’éviter à la princesse un mariage sous la contrainte (scène 4).

Acte IV §

Céphalie annonce à Mérope la mort de son fils et l’arrivée imminente du meurtrier au palais, pour chercher sa récompense (scène 1). Le tyran arrive, tente de se justifier, mais préfère finalement fuir la fureur de la reine, pour aller rendre grâce aux dieux (scène 2). Mérope décide de se suicider. Céphalie, horrifiée, tente de l’en empêcher (scène 3). Orphise survient et apprend à la reine que Philoclée, tout aussi désespérée qu’elle, ne veut pas mourir avant de s’être vengée. Mérope décide de l’imiter (scène 4). Téléphonte apparaît et, dans un long monologue, nous apprend qu’il se fait passer pour son propre assassin, afin de pouvoir approcher les tyrans et venger sa famille (scène 5). Téléphonte, sous le nom de Tyndare, rencontre Démochare, heureux et pleinement confiant, lui narre la mort du prince, et apprend la résistance de la princesse face à l’amour tyrannique. Tous deux sortent pour aller rejoindre le tyran au temple (scène 6).

Acte V §

Tyrène et deux autres fidèles du roi assassiné, Tydée et Thoas, aperçoivent Téléphonte sortant en compagnie de Démochare, comprennent aussitôt la courageuse entreprise du prince et se préparent à réunir trente fidèles pour aller lui prêter main forte (scène 1). Mérope et Philoclée se lamentent de ne pouvoir assouvir leur soif de vengeance : le meurtrier présumé est introuvable (scène 2). Céphalie arrive, leur apprenant que Tyndare était dans le temple. Elles décident de l’attendre (scène 3). Téléphonte arrive seul, et décide de mettre à l’épreuve l’instinct maternel. Mérope s’élance pour frapper celui qu’elle croit être l’assassin de son fils, mais elle est ralentie dans son élan par une sorte d’instinct. Philoclée décide alors d’accomplir seule la vengeance. Mais, au dernier moment, elle reconnaît Téléphonte et empêche Mérope de devenir la meurtrière de son propre fils. Mais la joie des retrouvailles est rapidement suivie par la crainte. C’est alors que Téléphonte leur narre la mort du tyran sur l’autel de sacrifice et le combat contre son rival, qui s’est achevé par la mort de Démochare (scène 4). La dernière incertitude est levée avec l’arrivée de Tyrène. Téléphonte a accompli sa vengeance, récupéré le trône de son père, ainsi que son épouse (scène 5).

L’intrigue de Gabriel Gilbert est en fait assez simple, malgré l’ajout de la dimension amoureuse à l’intrigue d’une tragédie perdue d’Euripide. La pièce est centrée sur l’attente de nouvelles du prince héritier. Puis la seconde partie de la pièce correspond aux réactions face à la rumeur de sa mort : le doute, la confirmation, le désespoir puis la volonté de vengeance, pour les femmes ; le doute, la confirmation, la joie pour les tyrans. Enfin, le dénouement renverse la tyrannie et révèle la stratégie du prince, qui finalement n’apparaît que très peu quoique qu’il soit le héros éponyme de cette pièce. La pièce joue de l’opposition de deux camps dans le palais : les tyrans qui veulent la mort de Téléphonte ; les femmes, confidentes et Tyrène, qui espèrent l’arrivée d’un Téléphonte vengeur. L’ajout d’une intrigue amoureuse par rapport aux sources antiques ne complique pas vraiment la pièce. La vengeance de Téléphonte est alors double : politico-familiale et amoureuse. Mais le but pour y parvenir est le même : tuer les tyrans. Il n’y aura pas de seconde ruse à inventer : le déguisement d’assassin de Téléphonte convient pour les deux vengeances. Par ailleurs, cette innovation de Gilbert a un intérêt dramatique. La pièce nous montre un double affrontement, symétrique, d’un oppresseur et d’une opprimée.

Pour cette raison, la plupart des scènes sont binaires. Elles correspondent à des joutes verbales entre un ravisseur et une prisonnière, ou bien aux confidences, qui précèdent ou suivent ces confrontations. Seules les dernières scènes de retrouvailles regroupent le camp des vainqueurs et souverains légitimes sur la scène, ainsi que quelques scènes de duo entre la reine et la princesse où leurs confidentes respectives sont présentes à leurs côtés.

La scène d’exposition est assez longue51. Elle emprunte une structure traditionnelle de la scène d’exposition52. Un des personnages les plus importants s’entretient avec son confident et se remémore tous les événements qui ont eu lieu avant que la pièce ne commence. Ici, la lamentation aux dieux puis au roi défunt permet à Mérope d’énoncer des événements qui sont évidement bien connus de Céphalie. La scène développe les éléments nécessaires à l’exposition: un rappel du passé, les crimes d’Hermocrate et son amour passionnel pour Mérope, ainsi que l’exil de Téléphonte en Étolie, ainsi qu’un rappel du passé proche, l’arrivée de Philoclée à la cour, après sa capture par des pirates, son amour pour Téléphonte et l’édit qui menace la vie du prince. Cette première scène se conclut par la décision de Mérope de tenter de persuader Hermocrate d’abandonner son édit :

Il faut dissimuler notre pieuse haine.
Et tascher de flechir sa fureur inhumaine;
Pour espargner mon sang il faut verser des pleurs ;
Et peindre sur mon front l’excez de mes douleurs ;
La raison ne peut rien sur cet esprit farouche,
Mais avec la pitié faisons qu’elle le touche.     (vers 121-126)

La pièce comporte une sorte de seconde scène d’exposition, assez conséquente, à la scène 5 de l’acte IV. Il s’agit de la première apparition du héros qui, dans un long monologue, revient sur les événement passés, déjà rappelés par Mérope au début de pièce, mais pour ainsi les donner comme raisons de son désir de vengeance. Et il révèle le stratagème auquel il a recours pour accomplir cette vengeance. Voici les premiers vers de ce monologue :

J’ay quitté l’Etolie et je suis à Missene,
Je viens pour satisfaire à l’Amour, à la haine,
Je viens pour delivrer ma femme et mes parens,
Je viens pour me vanger et perdre les Tyrans,
Je viens pour me montrer digne fils de Cresphonte,
Sous le nom d’assassin je cache Telephonte. (vers 1061-1066)

Enfin, on trouve une alternance de scènes d’affrontement ou de confidence assez longues – les scènes entre Philoclée et Démochare sont particulièrement longues, notamment la scène III de l’acte II et la scène II de l’acte III – et des scènes plus courtes, qui permettent de faire des transitions entre deux scènes majeures ou d’annoncer la venue d’un autre personnage53.

Postérité et influences §

Quarante ans après la création de la pièce de Gilbert, un membre de l’Académie française, Jean de La Chapelle, crée lui-aussi un Téléphonte, donné en 1682 et publié en 1683. Le 13 décembre 1701, Lagrange-Chancel donne un Amasis, dans lequel l’histoire de Mérope et de Téléphonte est transférée en Égypte. Le sujet réapparaît ensuite en Italie : le 12 juin 1713 a lieu, à Modène, la première de la Mérope de Maffei, publiée en 1714. Enfin, le thème intéresse Voltaire, qui crée une Mérope en 174354.

La Chapelle a sans doute été influencé par la pièce de Gilbert. Il admet qu’il a utilisé les noms employés par un auteur français qui a déjà été tenté par le sujet de Mérope. Les frères Parfaict indiquent que cet auteur était Gilbert et que La Chapelle a emprunté, non seulement les noms, mais « tout ce qu’il y avoit de meilleur ». Même s’il modifie clairement l’histoire55, cet auteur reprend l’idée de donner une grande importance à une intrigue amoureuse. De plus, le tyran et le confident de Téléphonte portent respectivement les noms de Hermocrate et de Tyrène. Et Eleanor J. Pellet note que le nom de la confidente, Céphise, est assez proche de celui de Céphalie56, la confidente de Mérope chez Gilbert. Par ailleurs, chez La Chapelle, Mérope se résout à mettre fin à son désespoir en se suicidant, Téléphonte obtient le soutien du peuple pour monter sur le trône et Tyrène participe aux événements politiques, comme chez Gilbert. Lancaster souligne que bien d’autres ressemblances peuvent être trouvées entre les deux pièces57 : dans les deux tragédies, le héros a été exilé à la naissance, a le soutien d’Amynthas, roi d’Étolie, et est amoureux d’une jeune fille rencontrée avant que celle-ci apparaisse à Mycènes. Dans chacune des pièces, il a recours à un déguisement et se prétend son propre assassin, il y a une référence au rebelle, Lycas, un édit est décrété par Hermocrate contre Téléphonte, Hermocrate reçoit des informations d’un espion à la cour d’Amynthas, Mérope trésaille avant d’attaquer, comme ébranlée par l’instinct maternel. Enfin, il y a beaucoup d’exemples de vers similaires. Nous ne donnerons qu’un exemple plutôt éloquent des vers de Mérope contre Hermocrate :

Homicide du fils assassine la mere (…)
Ni la chaste Junon, ni le saint Hymenée
D’un conjugal amour, n’uniront point nos cœurs.
La sanglante discorde, et les noires fureurs
Viendront avec la crainte et les haines mortelles,
Eclairer, célébrer ces nôces criminelles.    (La Chapelle, I, 5)
Homicide du fils, vien, massacre la mere.    (Gilbert, IV, 2)
La pudique Junon, ny le sainct Hymenée,
Ny l’amour conjugal n’ont point uny nos cœurs ;
La Discorde plustost, et Megere, et ses sœurs,
Un furieux Amour, et les haines mortelles ;
Sont venus celebrer ces Nopces criminelles.    (I, 1)

Lagrange-Chancel semble lui-aussi s’être largement inspiré de la pièce de Gilbert : l’intérêt amoureux est prééminent ; le fils du tyran est ici aussi le rival en amour d’un prétendant légitime au trône ; les plans du roi concernant le mariage de son fils et de l’héroïne sont sur le point d’être exécutés au moment où apparaît le véritable héritier et fiancé ; la disparition et la probable mort du prince sont annoncées par son gouverneur ; les dialogues à propos de sa maîtresse et de son droit au trône sont régis par l’ironie tragique, de façon à ce que les répliques signifient telle chose pour celui qui parle et le contraire pour son destinataire. Enfin, le récit de la mort du tyran, dans le temple par les mains du héros, est fait par ce même héros.

La Mérope de Maffei ressemble davantage aux tragédies italiennes qu’à la pièce de Gilbert, d’après Eleanor J. Pellet. À l’inverse, elle pense que Gilbert a sûrement influencé Voltaire :

Au début de la pièce, Mérope attend avec anxiété des nouvelles de son fils. Toutes les recherches ont été vaines ; son compagnon et lui-même ont tous deux disparu. Mérope fait le vœu de mourir pour mettre fin à sa souffrance : elle supplie le tyran de la tuer. Le tyran, Polyphonte, exige qu’elle se marrie avec lui, en échange de la vie sauve d’Egisthe.58 (…) La nouvelle de la mort de son fils parvient à la Mérope de Gilbert, par le fidèle vieillard, tandis que dans la pièce de Voltaire c’est une autre personne qui l’informe de la rumeur. Le désespoir de Mérope et son désir de mourir sont similaires dans les deux pièces (…). La Mérope de Voltaire est sacrifiée pour le salut de Téléphonte. Le Téléphonte de Gilbert tue le tyran et son fils dans le temple. Dans la pièce de Voltaire, le fils a déjà été tué avant le début de la pièce, et ce sont le tyran et un favori qui sont tués dans le temple. L’Egisthe de Voltaire (…) n’a pas connaissance de sa parenté avec Mérope.59

Dans sa préface, Voltaire fait référence à la pièce de Gilbert, après avoir parlé du Téléphonte attribué à Richelieu : « M Gilbert (…) donna en 1643, sa Mérope, aujourd’hui non moins inconnue que l’autre ». En accord avec Eleanor J. Pellet, Lancaster pense que la pièce de Maffei est inspirée des tragédies italiennes plus anciennes, mais il ne se déclare pas convaincu quand elle tente de prouver que Gilbert a influencé Voltaire. En effet, nous pouvons considérer que Voltaire a sans aucun doute eu connaissance de Téléphonte, mais il semble s’être bien plus inspiré du mythe relayé par Hygin, et au XVIIe siècle par Gilbert, que de la pièce de Gilbert à proprement parler.

Questions de dramaturgie §

Sources de Téléphonte §

Euripide et Hygin §

Dans l’épître dédiée à la duchesse d’Aiguillon, Gabriel Gilbert évoque lui-même ses sources antiques :

On dict qu’un des plus fameux Poëtes de l’Antiquité a travaillé autrefois sur ce subjet, et le plus sçavant des Philosophes en parle comme d’un exemple de perfection60. Mais cette Tragedie n’est point parvenüe jusques à nous et le temps qui ne respecte pas les plus beaux ouvrages nous a ravy celuy-cy. Il nous en est pourtant resté quelque chose, et l’Histoire ancienne qui en a conservé la meilleure partie m’a fourny la matiere de ce Poëme.

L’histoire de Mérope et de Cresphonte a en effet été le sujet d’une tragédie d’Euripide, mais nous n’avons conservé que quelques fragments, en majeure partie guère éclairants sur le déroulement de l’intrigue.61 Nous apprenons seulement que Mérope a perdu époux et fils, à l’exception d’Egyptus, que le tyran, Polyphonte, est animé par une passion amoureuse et un amour propre qui le pousse s’emparer de la femme de son roi et que le prince héritier semble être chargé par sa mère d’assassiner le tyran.

Outre ces rares fragments, l’intrigue de la tragédie d’Euripide nous est parvenue grâce à l’œuvre d’un historien latin, Hygin. L’identité de Caius Julius Hyginus est un « problème ardu », selon l’expression de Jean-Yves Boriaud.62 Nous connaissons en effet plusieurs « Hygin » plausibles. L’auteur considéré généralement comme le plus vraisemblable est le Caius Iulius Hygius, bibliothécaire d’Auguste évoqué par Suétone63, et présenté ici par Jean-Yves Boriaud :

Espagnol ou alexandrin, en tout cas esclave, il fut ramené à Rome par César, y suivit l’enseignement d’Alexandre Polyhistor, avant d’être affranchi et chargé de diriger la Bibliothèque Palatine, ce qui, sans doute, lui valut de devenir l’ami d’Ovide. Il connut ensuite la disgrâce et la pauvreté, mais reçut le secours de l’ancien consul Cl. Licinius.64

Un argument a été opposé à cette datation des Fabulae, jusqu’au XIXe siècle : celui de « l’obligatoire pureté du style augustéen »65. Mais aujourd’hui, on pense que le latin des Fabulae ne l’exclut pas du siècle classique. En tout cas, les Fabulae sont œuvre de compilation et les strates qui les composent sont multiformes : théogonie d’inspiration grecque, fables grecques relues par les latins, catalogues, … La vocation des fables est pédagogique. Une partie du livre peut aussi se lire comme un compendium de pièces latines reprises du grec.

Il ne demeure que deux fragments de manuscrit des Fabulae. Un second témoignage, indirect cette fois-ci, nous est parvenu à travers l’œuvre qui figure parmi les Hermeneumata du Pseudo Dosithée. Daté de 208, ce travail se veut la traduction grecque de l’œuvre d’Hygin « connue de tous ». L’ouvrage auquel nous avons accès – et auquel a eu accès Gabriel Gilbert – a donc « subi outrages et dommages »66 . Il y a parfois eu des erreurs de recomposition. Une d’entre elles concerne la fable 137, intitulée « Méropé », dont la seconde partie se trouvait accolée à la fable 184.

On peut se demander comment Gilbert a eu accès au texte d’Hygin. Il y a eu au XVIe siècle deux éditions des Fabulae. En 1535, est publiée une édition bâloise qui offre le texte dans son état le plus ancien, et elle est rééditée en 1549, 1570, 1578 et 1609, sans grande nouveauté ou modification. En 1599, paraît une nouvelle édition des Fabulae, par Hieronymus Commelinus. Demeurée inachevée à sa mort, elle est achevée par son oncle Juda Bonutius. C’est sans doute l’une de ces deux éditions que Gilbert a consultée pour construire son intrigue, étant donné que les deux éditions des Fabulae au XVIIe siècle datent de 1674 et de 168167.

Dans la fable d’Hygin68, Polyphonte assassine Cresphonte, roi de Messénie, et s’empare de son trône ainsi que de sa femme, Mérope. Celle-ci a envoyé en secret son dernier fils, Téléphonte, en Étolie. L’ayant appris, Polyphonte met sa tête à prix. Animé par la vengeance, Téléphonte emploie une ruse pour pénétrer dans le palais du tyran : se faire passer pour son propre assassin. Polyphonte l’installe à la cour, afin de pouvoir vérifier ses dires. Apprenant par un vieillard que son fils avait disparu et que son assassin se trouvait à la cour, Mérope s’élance pour assassiner Téléphonte endormi. Le vieillard reconnaît le prince et prévient Mérope à temps. La reine décide alors de faire semblant de se réconcilier avec Polyphonte, qui, heureux et rassuré, va remercier les dieux. Là, Téléphonte, au lieu de frapper l’animal sacrifié, tue le tyran sur l’autel et retrouve ainsi le trône de son père.

La structure de cette fable est la suivante : les circonstances ; la péripétie initiale ; la péripétie suivante. C’est évidemment une structure qui convient à l’exposé d’un synopsis théâtral. La fabula est ici la trame d’une tragédie grecque, et elle va devenir celle de la tragi-comédie de Gilbert. Il reste à comprendre de voir comment on passe de cet exposé extrêmement sec, à fonction pédagogique, à un poème dramatique.

Tragédies italiennes §

Le sujet de Téléphonte a été traité à trois reprises par des dramaturges italiens du XVIe siècle : dans le Téléphonte d’Antonio Cavallerino, à Modène en 1583, puis dans le Cresphonte de Gio-Battisto Liviera, en 1588, à Padoue, et enfin dans la Mérope de Pomponio Torelli, à Parme en 1598.

Une intrigue amoureuse est bien présente dans la pièce de Torelli, mais elle est secondaire, à l’inverse de chez Gilbert, comme nous le verrons plus tard. Chez Cavallerino, il y a une scène de rêve prophétique. Mais il s’agit d’un topos quasiment attendu dans les tragi-comédies de la première partie du XVIIe siècle. Cette tradition a pu inspirer Gilbert, tout autant que la lecture de cette tragédie italienne. Dans la pièce de Torelli, il y a une allusion à un voyage à Délos, qui pourrait nous faire penser à celui de Philoclée, voyage pendant lequel elle est enlevée par des pirates et amenée à la cour du tyran. Ainsi, les ressemblances entre la pièce de Gilbert et ces tragédies italiennes se résument à des détails. Il y a donc une faible probabilité que le poète s’en soit inspiré et, même qu’il les ait lues.

La pièce de Torelli est évoquée dans le Cours de littérature dramatique de M. Saint-Marc Girardin, au chapitre XV, intitulé « De l’amour maternel – Mérope dans Torelli, Maffei, Voltaire et Alfieri », dans lequel l’auteur ne fait pas référence à la pièce de Gilbert :

Au seizième siècle, en 1595, le comte Torelli, qui, comme beaucoup d’écrivains italiens de ce siècle, mêlait les affaires et les lettres, et qui fut ambassadeur et poëte, a, dans sa Mérope, pris l’argument d’Euripide dans toute sa simplicité, et cela lui a porté bonheur.69

Construction de la pièce à partir de ces sources §

Nous considérons donc que Gilbert s’est principalement inspiré de la fable 137 d’Hygin pour composer son intrigue. Qu’en a-t-il conservé ? Gilbert garde tout d’abord les événements en lien avec le coup d’Etat du tyran : l’assassinat de Cresphonte et de ses fils, l’usurpation du trône et le mariage contraint pour Mérope, ainsi que l’exil de Téléphonte en Étolie, à sa naissance. Le poète emprunte aussi au mythe le désir de vengeance du prince, l’édit du tyran contre ce dernier, la ruse du déguisement et l’assassinat final du tyran sur l’autel de sacrifice. De plus, une même violence anime la Mérope d’Hygin et celle de Gilbert :

Méropé, croyant que le dormeur était l’assassin de son fils, gagna sa chambre avec une hache70   (Hygin)

Et ton corps foudroyé fumant dedans ces lieux,
D’un spectacle si beau je repaistrois mes yeux » (Gilbert, vers 999-1000)
Je boirois de son sang, je mangerois son cœur,
Où le trouverons-nous pour assouvir ma haine. (vers 1056-1057)

Mais, si Gilbert garde les éléments fondateurs et finals du mythe, il va procéder à des modifications ainsi qu’à des ajouts. Son ajout majeur est évidemment l’intrigue amoureuse, qui fait intervenir deux personnages supplémentaires, une amante, Philoclée, et un rival en amour, Démochare, ainsi qu’une confidente de l’amante. Nous reviendrons plus précisément sur cet aspect de la pièce de Gilbert, qui est motivé, en grande partie, par les usages contemporains, et par là les attentes du public. Gilbert modifie aussi certains éléments qui peuvent apparaître comme des détails, mais qui permettent, le plus souvent, de passer d’une fable d’une vingtaine de lignes à une pièce en cinq actes.

Ainsi, nombre de ces modifications concernent les personnages. Gilbert change le nom du tyran, qui passe de Polyphonte à Hermocrate. Cela permet peut-être d’éviter la rime avec Téléphonte, tout se rapprochant du nom attribué à son fils, Démochare. Gilbert nomme les fils assassinés en même temps que Cresphonte, dans des vers prononcés par Mérope : « Allons dans les enfers, allons treuver Cresphonte, /Androphile, Drias, Eudeme, et Telephonte »71. Il donne aussi un nom à l’hôte qui accueille son fils lorsqu’il est encore nourrisson, le roi Amynthas. Le vieillard qui faisait l’intermédiaire entre la reine et son fils, est remplacé par Tyrène, fidèle du roi assassiné, soldat à la tête des conspirateurs, que l’on ne peut pas imaginer aussi âgé que dans la légende. Certaines de ses actions sont assumées par d’autres personnages dans la pièce : c’est Céphalie, la confidente, qui va annoncer la rumeur de mort et l’arrivée de l’assassin à la cour et c’est grâce à Philoclée que la reconnaissance va avoir lieu et que l’infanticide va être évité. Enfin, Gabriel Gilbert donne une autre réaction au tyran face à la nouvelle de l’arrivée de l’assassin de son ennemi. Dans le mythe, Polyphonte reçoit l’assassin chez lui afin de le tester en quelque sorte. Dans la pièce, cette méfiance prudente est absente : le tyran, en la personne de son fils, accorde pleinement sa confiance à Tyndare, ce qui accentue le caractère d’ironie tragique de cette scène72.

Gilbert ajoute aussi l’épisode du récit du rêve du fantôme de Cresphonte. L’intervention d’un mort à travers le songe relève presque du topos au début du siècle73. On le retrouve dans un certain nombre des tragédies de Hardy et de ses contemporains. L’apparition du spectre sur scène, qui parle au personnage endormi pose des problèmes de mise en scène (quel déguisement, comment représenter l’endormi sur un lit, au pied d’un arbre, etc…), qui, une fois résolus, réjouissent le public. Mais le rêve, prophétique ou non, peut aussi faire l’objet d’un récit comme ici.

Gabriel Gilbert modifie l’ordre de déroulement des événements de la reconnaissance et de l’assassinat des tyrans. Chez Hygin, Mérope décide de tuer le présumé assassin dans son sommeil. La reconnaissance a lieu grâce au vieillard, et mère et fils décident d’accomplir leur vengeance lors de la cérémonie de sacrifice. Chez Gilbert, le meurtre des tyrans a bien lieu dans le temple, mais il se situe avant la reconnaissance. Téléphonte, déjà vainqueur, se dirige vers les femmes, qui s’apprêtent à le tuer, quand l’instinct maternel et le souvenir amoureux s’accordent pour qu’ait lieu la reconnaissance.

Qu’est-ce que Gilbert gagne dans ce changement ? Le héros, absent des trois premiers actes et de la moitié du quatrième, apparaît comme encore plus héroïque, « généreux » au sens classique. Non seulement, il pénètre, sans armée ni compagnon, dans le palais de ceux qui veulent sa mort ; mais, qui plus est, il les affronte seul dans le temple :

Avec moy l’on diroit qu’ils veulent tous mourir,
Pas un d’eux toutes fois ne me vient secourir :
Et ce peuple incertain ne scait ce qui doit faire. (vers 1499-1501)

Ce prince héroïque s’avance ensuite vers les femmes, conscient du risque mais désireux d’éprouver l’instinct maternel – élément bien sûr absent chez Hygin. De plus, cette modification de l’intrigue entraîne un changement de l’attitude du personnage de Mérope. Dans la dernière partie du mythe, Mérope feint de se réconcilier avec le tyran, qui, tout heureux, célèbre une cérémonie de sacrifice. Chez Gilbert, ignorant le sort véritable de son fils, Mérope, furieuse, menace de se tuer, demande que le tyran mette fin à ses jours. Hermocrate, amoureux malgré tout, considère qu’elle finira bien par s’apaiser et va célébrer un sacrifice pour remercier les dieux.

Par ailleurs, ce déplacement d’épisode permet de faire coïncider le moment de la reconnaissance et la fin de la pièce. La scène 4 de l’acte V correspond au climax de la pièce : l’émotion de la reconnaissance est redoublée par celle de la nouvelle de la mort des tyrans et le récit du combat. En quelque sorte, toutes les actions ont eu lieu, tous les obstacles sont tombés sous la main vengeresse de Téléphonte, la paix est enfin revenue, comme l’annoncent les derniers vers de la pièce :

J’ay vangé par le sang mes freres et mon pere
J’ay delivré ma femme et mon peuple et ma mere,
Aux rives de Pamise on verra desormais
Fleurir la liberté, la Justice, et la paix.

Il ne reste plus qu’à célébrer le dénouement traditionnel d’une tragi-comédie, le mariage, qui aura lieu hors scène.

Nous pouvons aussi nous demander ce qu’apporte à la pièce la reconnaissance grâce à l’amante. L’ajout d’une intrigue amoureuse est alors, en quelque sorte, justifié. De plus, le caractère tragique est accentué : c’est celle qui s’est montrée la plus virulente pour l’assassiner qui le sauve de la fureur maternelle. Par ailleurs, Tyrène, héritier du vieil intermédiaire d’Hygin, ne peut de toute façon pas jouer ce rôle dans la reconnaissance : devenu fidèle guerrier, il vient de porter secours à son roi légitime, à la tête de trente fidèles.

Ainsi, par rapport à la trame initiale, Gabriel Gilbert débute, comme une tragédie, avec l’ultime action : un édit de mort a condamné Téléphonte, chaque camp attend les nouvelles annonçant son sort. Le poète construit une double intrigue : à la vengeance politico-familiale se mêle une vengeance personnelle, contre le rival en amour. Enfin, il crée une scène finale où tout est révélé : Téléphonte est en réalité vivant, les tyrans sont morts, Mycènes est reconquise, les femmes sont libérées, le mariage heureux peut avoir lieu.

Personnages §

Un héros entre absence et déguisement §

N’apparaissant qu’à la fin du quatrième acte, Téléphonte peut correspondre à ce que Jacques Scherer, dans La Dramaturgie classique en France74, appelle un « héros rare ». Téléphonte semble remplir les caractéristiques que Scherer attribue au héros classique : il est jeune. Son jeune âge est plusieurs fois rappellé par l’amante et par la mère, comme lors de la scène d’exposition aux vers 71-72. 

Il brille par sa valeur militaire. L’épisode de Lycas le rebelle est d’abord raconté par Philoclée à Mérope75, puis rappelé par la même Philoclée pour mettre en garde Démochare et enfin évoqué par Tyndare. Et ce héros est malheureux, et ce même dans la tragi-comédie d’après Scherer :

Malheureux aussi dans la tragi-comédie puisque, si le dénouement dans ce dernier genre est heureux, le corps de la pièce a souvent le ton de la tragédie.76

Tous ces aspects du jeune héros, Téléphonte les possède. Mais il est aussi un héros absent d’une grande partie de la pièce éponyme. Jacques Scherer définit cette catégorie de héros ainsi :

Les héros volontairement rares sont ceux que l’auteur aurait pu mettre en scène fréquemment s’il l’avait voulu, mais qu’il préfère, pour mieux exciter le désir maintenant affirmé des spectateurs, ne montrer que dans des situations bien choisies et bien préparées.77

Nous pouvons nous demander si Téléphonte est véritablement un « héros volontairement rare ». Nous pouvons penser que, oui, Gabriel Gilbert aurait pu faire apparaître son personnage, sous le masque de Tyndare ou non, avant la fin du quatrième acte. Mais comme la première partie de sa pièce est centrée sur l’attente de nouvelles arrivant de Chalcis, il aurait sans doute été peu judicieux de faire apparaître le héros durant cette attente. À partir de l’arrivée du prétendu assassin à la cour, tout s’enchaîne assez vite, même si ce sont des événements majeurs, comme l’assassinat des tyrans, la tentative de meurtre par Mérope, la reconnaissance. Enfin, le héros se faisant attendre, le public peut dès lors identifier son attente à celle, angoissée, des femmes.

Par ailleurs, Scherer évoque la question de la place laissée vacante par le héros :

Quelles que soient les initiatives du héros, la place qu’il laisse libre, si l’auteur a choisi de lui donner l’auréole de la rareté, devra être occupée par d’autres personnages. Dans les pièces du début du siècle, cette place était donnée, de façon assez peu intéressante, à des intermédiaires ou à des confidents (…) À l’époque classique, c’est à ses ennemis que le héros cède la place.78

Comme nous le verrons plus loin, la pièce de Gilbert se situe dans une période de transition entre les tragi-comédies du début du siècle et les tragédies classiques. L’absence de Téléphonte laisse une place non négligeable à ses ennemis, Hermocrate et Démochare. Mais elle donne surtout la possibilité de s’exprimer aux femmes, défenseuses acharnées du héros, lors de leurs confrontations avec les tyrans.

Mais Téléphonte n’est pas seulement un héros rare. Il est aussi un héros qui a recours à la ruse et au déguisement. Georges Forestier nous apprend, dans L’Esthétique de l’identité dans le théâtre français79, qu’un tiers de la production dramatique entre la naissance du théâtre moderne et la fondation de la Comédie-Française fait appel au motif du déguisement80. Téléphonte se situe dans une période de recul des pièces à déguisement : la vogue est passée, les tragi-comédies déclinent tandis que les tragédies régulières reviennent sur le devant de la scène. Les années 1650 reverront un retour des pièces à déguisement, plus d’une pièce sur deux sont concernées, presque en totalité des comédies.

Selon la terminologie de Georges Forestier, il s’agit dans notre pièce d’un déguisement fondamental, c’est-à-dire sur lequel repose l’action, et il est bien sûr conscient. De plus, il s’agit d’un déguisement verbal, qui joue sur l’ironie comme nous le verrons par la suite. Téléphonte se fait annoncer comme son prétendu assassin et, au questionnement de Démochare, il se présente ainsi, ne déguisant en réalité que son nom :

On me nomme Tyndare, et je suis de Missene,
La Fortune toujours m’a tesmoigné sa haine,
Me trouvant en bas age et sans pere et sans biens
Je me vis eslever chez les Etoliens,
Jusqu’à ce jour fatal qu’une saincte furie,
Ou plustost cet Amour qu’on a pour la patrie,
M’inspira le dessein de sauver cet Estat,
De vanger de ma main le cruel attentat
Tramé contre mon Roy. (vers 1169-1176)

Mais nous pouvons penser que le déguisement de Tyndare est aussi un déguisement d’apparence81. En effet, cette figure d’assassin semble socialement inférieure au prince héritier, élevé à la cour du roi d’Étolie. Ce déguisement entraîne un changement de condition82.

Pour Aristote, l’intérêt du déguisement réside dans le renversement, dans le passage de l’ignorance à la connaissance. Le déguisement n’est envisagé que sous l’angle de la reconnaissance, quand le masque est levé. Au XVIIe siècle, le déguisement est accepté par les critiques comme moyen de franchir des obstacles. Chapelain l’évoque lorsqu’il défend le modèle de la tragédie italienne, comme modèle de pureté face à la « barbarie » du modèle espagnol.

Georges Forestier définit les buts des déguisements conscients : la plupart relèvent de l’intrigue amoureuse, comme l’approche, la conquête ou la reconquête. Mais Téléphonte semble remplir la catégorie du « pouvoir » et de « l’héritage ». Georges Forestier fait alors référence à Téléphonte :

Dans plusieurs pièces, outre Ulysse, [le motif amoureux] cède la place au désir de vengeance, comme dans Téléphonte de Gilbert, où le héros afin d’accéder auprès de l’usurpateur, assassin de son père et époux de sa mère, se présente sous le nom de Tyndare et jure qu’il a tué le seul survivant mâle de la famille, Téléphonte, c’est-à-dire lui-même.83

Le dénominateur commun de tous les déguisements conscients est la volonté et la nécessité. C’est en effet au héros, moteur de l’action, de surmonter les obstacles qui l’empêchent de satisfaire ses désirs.

Dans son ouvrage, Georges Forestier évoque aussi les aboutissements du processus de déguisement :

Non seulement l’intervention du personnage, capable de reconnaître le déguisement se fait toujours à point nommé, mais il s’agit presque systématiquement d’un personnage introduit par la circonstance, version très particulière du deux ex machina. »84

Cette remarque semble correspondre au cas de Téléphonte. En effet, on peut considérer que l’un des rôles majeurs de Philoclée, personnage introduit par Gilbert dans le mythe initial, est de permettre la reconnaissance et d’ainsi éviter le meurtre du fils par la mère – même si l’on peut présumer que, de toute façon, Téléphonte ne se serait pas laissé poignarder par Mérope, qui est elle-même ébranlée par l’instinct maternel.

Suivant la réflexion de Georges Forestier, « tout déguisement repose sur une combinaison de deux signes : un signe statique, donné d’emblée, et un signe dynamique, qui se construit à mesure que le rôle fictif se développe. »85 Dans la scène 6 de l’acte IV, la seule scène où le déguisement est présent sur scène, ces signes statiques correspondent à l’affirmation du nom « Tyndare », qui à lui seul pourrait suffire à remplir la fonction de déguisement, ainsi qu’aux marques physiques. Aucune didascalie, même interne, n’est donnée concernant l’allure ou la voix du déguisé.86 Quant aux marques physiques, Téléphonte/Tyndare joue précisément sur cet aspect pour souligner la ressemblance entre le jeune prince et lui, lorsque Démochare lui demande de le décrire :

Il estoit de mon poil, à peu pres de mon age, (vers 1261)

Du point de vue dramaturgique, tous les personnages sont les victimes du héros déguisé. Seuls Tyrène, Tydée et Thoas le reconnaissent instantanément malgré son déguisement :

Tydée: « Tyrene, est-il possible, as-tu veu Telephonte ? » (vers 1297)

Par ailleurs, le déguisement de Téléphonte le place, en tant que personnage déguisé, dans une position ironique par rapport à la victime du jeu, en l’occurrence Démochare dans la scène 6. Chaque réplique de Tyndare signifie telle chose pour Téléphonte et le contraire pour son rival. La seule parole déguisée est en fait « On me nomme Tyndare ». Le reste, s’il n’est ni détaillé ni éclairé à la lumière d’une révélation de la véritable identité, n’est cependant que vérité. Ainsi, comme le public est au courant de la situation, l’ironie dramatique s’exerce pleinement, jusqu’à saturer cette scène où l’on voit le fils du tyran exprimer tout son amour passionnel et sa volonté de faire céder Philoclée devant celui-là même qui est venu la venger. Au cours de ce long entretien, interviennent des apartés au travers desquels Téléphonte se sépare de Tyndare, s’encourageant à sonder son ennemi ou menaçant celui-ci.

Enfin, nous devons évoquer ce que Georges Forestier nomme « la désignation »87. Il s’agit d’introduire l’information de façon naturelle. La signalisation n’intervient pas nécessairement dans les scènes d’exposition mais au moment de l’entrée en scène du personnage déguisé. Georges Forestier cite ici l’exemple de Téléphonte :

Le héros éponyme de la tragi-comédie de Gilbert, Téléphonte, ne fait son entrée qu’au milieu du quatrième acte, se faisant passer, sous le nom de « Tyndare », pour son propre assassin. L’action lancée depuis trois actes et demi déjà, on n’ignore rien de son état ni de sa situation. Gilbert lui a pourtant fait prononcer un monologue de soixante-dix-huit vers, pour le présenter, expliquer son déguisement, détailler ses projets de vengeance, exprimer ses sentiments. Malgré sa longueur, il n’est pas douteux que la première fonction de ce monologue est une fonction de signalisation.88

Il faut en effet avouer que le monologue de Téléphonte pèche par manque de naturel, et semble quelque peu redondant par rapport aux éléments déjà apportés par la première scène de la pièce. Dans cette seconde pièce, écrite lorsqu’il avait une vingtaine d’année, Gabriel Gilbert se montre quelquefois laborieux.

Jeux de symétrie §

En ajoutant les personnages de l’amante et du rival en amour, Gabriel Gilbert crée un effet de symétrie. Le poète met en effet en scène deux amours tyranniques en action. Pour les beaux yeux de Mérope, Hermocrate a jadis assassiné son époux et ses fils, et pour pouvoir continuer à jouir de ses charmes, il n’hésite pas à mettre à prix la tête du dernier survivant89. Démochare, sur le modèle de son père, garde prisonnière Philoclée et compte bien la contraindre au mariage, pour pouvoir lui-aussi la garder à ses côtés.90

Face à ces deux figures de la passion tyrannique, on trouve deux prisonnières, une reine et une princesse. Elles sont toutes deux extrêmement fières, et ne comptent pas s’abaisser devant leurs ravisseurs. Elles font allusion au suicide face à leur amant tyrannique91, et choisissent de mourir ensemble, après avoir accompli leur vengeance. Philoclée peut donc, dans un premier temps, être perçue comme une seconde Mérope, malgré la différence des situations qui ont initié leurs malheurs :

Mérope : Le sort de mesme cause a tiré nos malheurs ;
Nous souffrons des Tyrans l’Empire illegitime,
Nous sommes toutes deux les esclaves du crime. (II, 1, vers 352-354)

Chacune d’entre elles se retrouve au cœur d’un triangle amoureux à l’issue fatale : l’époux, aimé, a été assassiné ou est sur le point de l’être. Un tyran entend s’emparer, au sens physique du terme, de la femme de ses vœux, éliminant quiconque s’opposerait à ses plans.92

Ces deux caractères dédoublés vont entraîner, du point de vue dramatique, comme nous l’avons dit précédemment, la structure récurrente de la confrontation. Les femmes semblent harcelées par les tyrans, sentiment qui apparaît de manière explicite dans leurs répliques :

Aussi quelque importun m’assassine toujours. (III, 2, vers 632)
Ah ce mauvais Genie est toujours à ma suitte
Il agite ma vie, et trouble mon repos (III, 1, vers 625-626)

Dans ces duels verbaux, les tyrans sont caractérisés par leur passion aveugle et leur incompréhension face à la souffrance féminine. La perte d’un fils n’est rien à côté de celle d’un époux ; la nouvelle de la mort de son promis n’est pas si importante quand on voit se présenter tout de suite à vous un nouveau prétendant93. Un tel aveuglément et un tel égoïsme prêteraient presque à sourire, si la situation n’était pas aussi tragique.

La ressemblance entre Hermocrate et son fils est exprimée de manière explicite dans une réplique de Philoclée. Cette réplique est au départ conçue pour montrer en quoi Téléphonte, l’amant aimé, diffère de Démochare, l’amant sous la contrainte. Mais elle permet de dresser une autre symétrie, entre Téléphonte et le roi assassiné, Cresphonte :

Comme luy vostre bras imite un Pere illustre (…)
Vostre esprit d’Hermocrate en rien ne degenere,
Vous estes digne fils de ce vertueux Pere.
Estre subjet perfide, usurper des Estats
Faire d’injustes loix et de noirs attentats,
À ses gages tenir des meurtriers infames
Et faire le vaillant en mal traittant des femmes,
Ce sont là vos vertus, ce sont là vos hauts faits. (vers 725- 739, III, 2)

La pièce de Gilbert met donc en place différents jeux de symétrie qui enrichissent le mythe d’Hygin, sans pour autant vraiment compliquer l’intrigue.

Un personnage inventé sur le devant de la scène §

Gabriel Gilbert donne le rôle le plus important à une femme. Ajout principal à l’intrigue transmise par Hygin, elle est l’objet d’un chantage imaginé par Hermocrate contre le roi d’Étolie, pour parvenir à mettre la main sur Téléphonte. Elle est l’objet d’une rivalité entre les deux princes héritiers, légitime et illégitime. C’est elle qui, par l’intermédiaire de sa confidente Orphise, convainc Mérope de ne pas céder au suicide avant d’avoir vengé la mort de Téléphonte. Enfin, c’est elle qui permet la reconnaissance, moment-clef de la pièce. Du point de vue du texte lui-même, Philoclée est celle à qui Gilbert donne le plus la parole. Philoclée est présente dans onze scènes, de même que Mérope. Elle prononce quatre-vingt-seize répliques, soit trois-cent-quatre-vingt-dix vers sur mille cinq-cent-quarante huit94. Absente du premier et du quatrième actes, elle est omniprésente dans les trois autres. Elle évince Mérope, qui, d’Hygin à Voltaire, est considérée comme la véritable héroïne de ce mythe. Or cette importance donnée à une héroïne peut sans doute s’expliquer par l’esthétique galante qui marque les œuvres de Gabriel Gilbert.

Vraie ou fausse tragi-comédie §

Courte présentation du genre95 §

Le terme même de « tragi-comédie » apparaît dans une comédie latine, l’Amphitryon de Plaute. Dans le prologue, le poète charge son personnage Mercure de dénommer sa pièce :

Car faire d’un bout à l’autre une comédie d’une pièce où paraissent des rois et des dieux, c’est chose, à mon avis, malséante. Alors, que faire Puisqu’un esclave y tient aussi son rôle, j’en ferai, comme je viens de la dire, une tragi-comédie.96

Mais cette formulation de Plaute, qui ne constitue en réalité qu’une plaisanterie, dans le but de justifier une comédie hybride, présentant des dieux et des héros, n’ouvre pas la voie à un genre nouveau.

L’assimilation de la tragi-comédie à une tragédie à fin heureuse est un choix critique fréquent, et ce depuis la naissance même du genre. Lorsque l’abbé d’Aubignac écrit : « … mais dés lors qu’on a dit Tragi-Comédie, on découvre quelle en sera la Catastrophe »97, il dénonce le fonctionnement codé du genre. Le spectateur sait en effet que la fin sera heureuse, et il en connaît la nature. Cette idée persiste jusqu’au XXe siècle. Le Lagarde et Michard consacré au XVIIe siècle donne cette définition : « La tragi-comédie n’est pas, malgré son nom, un mélange de tragédie et de comédie. C’est une tragédie qui finit bien ». De plus, ce qui ressort de la plupart des définitions, ce sont les critères du dénouement et de l’historicité de l’action. Hélène Baby utilise l’expression de « fiction teintée d’historicité ».

Le genre tragi-comique apparaît au cœur des débats du début du siècle, chez les tenants d’un théâtre libéré de la référence constante de l’autorité antique. Deux revendications sont incarnées par la tragi-comédie : la modernité de sa forme et l’irrégularité de sa dramaturgie. À partir du chapitre d’Hélène Baby, « Un objet piégé. Poétiques de la tragi-comédie », nous pouvons établir quatre courants dans les discours critiques sur la tragi-comédie. Du côté des « irréguliers », il y a ceux qui défendent la tragi-comédie irrégulière, sans recours aux Anciens et ceux qui font référence aux Anciens et affirment l’équivalence entre la tragi-comédie et plusieurs tragédies antiques. Du côté des « réguliers », on trouve une théorie moyenne, qui consiste à reconnaître la validité du nom de tragi-comédie au nom des Anciens, et une théorie radicale, selon laquelle il faut intégrer la tragi-comédie dans la tragédie, en annihilant le signifiant98. Voici la conclusion d’Hélène Baby :

Les trois dernières théories entraînent la même conséquence : la réduction, la redéfinition, la disparition du genre, désormais englouti dans la tragédie. Le discours critique contribue donc à la création d’une tragi-comédie virtuelle, d’abord vidée de sa substance, et bientôt privée de son nom.

Peut-on définir, à partir du répertoire tragi-comique, un comique et un tragique spécifiquement au genre ? Hélène Baby répond par l’affirmative, et caractérise ainsi le comique tragi-comique :

La dérision concerne l’ensemble de la production tragi-comique et touche même de nombreuses tragi-comédies, qui semblent, à la première lecture, respecter un ton uniformément sérieux. Malgré la gravité des situations, des traits plus légers viennent toujours nuancer et modifier la trame trop grave de l’action (…) Le ton léger naît en effet de la dégradation imposé à la grande affaire qu’est l’amour, et à la grande menace qu’est la mort.99

Quant au tragique tragi-comique, voici la définition qu’elle en donne :

La violence et la proximité de la mort constituent les éléments essentiels de la définition du tragique tragi-comique. De fait, la mort prend la forme de la guerre, du duel, du supplice, et, si elle s’arrête à la seule menace pour les héros, elle s’actualise le plus souvent pour leurs ennemis.100

Nous verrons que ces deux définitions s’appliquent sans aucun doute à la pièce de Gabriel Gilbert, dans laquelle la violence et la menace de mort sont évidemment présentes, mais aussi dans laquelle la dérision n’est pas absente.

Le tragique réside donc dans la menace de mort. Car il est impossible que le héros meure, du fait même de la convention romanesque qui le rend éternel. Dès lors, dans les tragi-comédies à reconnaissance, comme Téléphonte, « l’événement le plus irrémédiable, la mort, n’est que le tremplin de la résurrection. Rien n’est jamais définitif ».101 Bien sûr, la mort n’est impossible que parce qu’elle est fausse. La fausse rumeur permet alors l’évocation de l’éternel retour, comme le montre cette réplique de Marguerite de France, dans la dernière scène de la pièce de Gilbert :

Si je vous ai vu mort, songez quelle est ma joie
Qu’en dépit de la Parque encore je vous revoie,
Mais il faut que le Ciel vous ait ressuscité,
Ou bien que mon esprit fût un temps enchanté.

Selon Hélène Baby, ces vers sont d’une extrême importance car ils soulignent à la fois l’effet du procédé de la fausse mort, c’est-à-dire le plaisir du spectateur, et le « lien entre le ciel et la convention dramatique » :

L’invalidation du miracle divin allant de soi, ces quatre vers affirment avec force que la réversibilité de la vie et de la mort n’est qu’affaire d’enchantement, c’est-à-dire de théâtre.102

Enfin, nous devons aborder la question des personnages de tragi-comédie. Le genre semble en effet faire appel à des archétypes, comme le couple de héros amoureux ou l’acteur à la fois rival et souverain. Chaque personnage principal se trouve en général doté de confidents. Les tragi-comédies se caractérisent, pour la plupart, par un grand nombre de personnages, souvent très divers. L’effectif oscille entre sept et vingt-cinq personnages, avec un nombre moyen supérieur à treize personnages par pièce – auquel s’ajoutent les personnages anonymes et silencieux.103

Des éléments traditionnels… §

On peut trouver dans la pièce de Gabriel Gilbert, étiquetée par le poète lui-même « tragi-comédie », des éléments caractéristiques du genre. L’intrigue est inspirée par une source historique. En effet, si Hygin ne correspond pas à ce que nous appelons aujourd’hui historien, ses catalogues et listes de mythes sont, dans l’antiquité et encore au XVIIe siècle, considérés comme des travaux d’historien104. L’intrigue, à première vue politique, met en scène des personnages nobles. Gilbert semble choisir l’étiquette « tragi-comédie » en vertu de la fin de sa pièce, qui correspond, comme nous l’avons vu, à la principale, si ce n’est l’unique, contrainte de la tragi-comédie, le dénouement heureux dans un mariage.

Il s’agit d’une histoire de conflit mortel entre un ancien sujet usurpateur et un héritier du souverain légitime détrôné et assassiné. La vengeance, thème majeur du genre tragi-comique, est au cœur de la pièce. Téléphonte, bien sûr, veut venger l’honneur des siens. Il a cherché à obtenir l’aide d’Amynthas qui lui a demandé d’attendre et de se montrer prudent, Philoclée l’a retenu auprès d’elle à Chalcis105. Téléphonte se trouvait alors partagé entre l’amour pour sa future épouse et le devoir qu’exigeait l’amour paternel. Lorsque devoir filial et rivalité amoureuse se retrouvent liés par l’enlèvement de Philoclée, tout converge vers l’accomplissement de la vengeance. Mais la vengeance est aussi un motif présent dans les discours des autres personnages. Mérope appelle à la vengeance divine, tandis que Philoclée menace Démochare de la vengeance que lui feront subir son père, Amynthas, et son amant, Téléphonte106.

Ah vengeance ! Ah mon pere ! Ah mes divins Ayeux ! (II, 3, vers 515)

Le motif de l’énumération de tous les peuples que peut s’allier le roi d’Étolie revient plusieurs fois dans la pièce, permettant à la fois de donner une couleur antique aux vers de Gilbert et de montrer que le poids du destin finira d’une façon ou d’une autre par accabler les tyrans. De plus, l’édit contre Téléphonte est considéré par les tyrans comme une sorte de vengeance contre celui qui a osé imaginer mettre fin à leur vie.

D’autres épisodes relèvent de topoï tragi-comiques au début du siècle et sont repris par Gilbert. Mais ils sont, en quelque sorte, atténués. L’action se concentrant sur une période assez courte – sûrement une soirée, une nuit et un matin –, les événements les plus romanesques, qui auraient été les plus spectaculaires au niveau de la mise en scène, font seulement l’objet de récit. C’est le cas pour l’enlèvement de Philoclée par des pirates, alors qu’elle rentrait de Délos pour aller célébrer son mariage avec Téléphonte, puis pour sa séquestration par les tyrans. Dans l’exposition, Mérope et Céphalie rappellent les malheurs de la jeune princesse, qui ont eu lieu avant que la pièce ne commence, malheurs qu’elle détaillera elle-même lors de sa première apparition.107

Le surnaturel peut être une des marques du genre tragi-comique. Il est présent dans Téléphonte, à travers le rêve d’Hermocrate, dans lequel apparaît le spectre du roi assassiné qui prophétise la fin des tyrans. Comme l’épisode des pirates, cet événement est seulement présenté dans un récit, qui permet de montrer ensuite un tyran extrêmement anxieux, au bord du malaise.108

Enfin, nous l’avons déjà longuement évoqué, Téléphonte est une pièce à déguisement, ce qui, sans être une caractéristique exclusive de la tragi-comédie, a été tout de même largement exploité par le genre au cours de la première moitié du XVIIe siècle. Ce déguisement entraîne une reconnaissance, ce qui nous amène à interroger le dénouement de la pièce. Il semble correspondre à cette particularité, fréquente dans les tragi-comédies et critiqué par les théoriciens de la dramaturgie régulière, qu’Hélène Baby appelle « l’amplification ». En effet, la pièce ne se conclut pas avec la mort des tyrans. Le dénouement s’étire de l’entracte jusqu’à la fin de l’acte V, pour laisser le temps à la reconnaissance d’avoir lieu, grâce à un deus ex machina laïcisé, qui prend figure humaine. Hélène Baby souligne que « la reconnaissance n’est pas justifiée sur le plan interne »109. Dans le cas de Téléphonte, on peut penser que c’est le cas, étant donné que la vengeance féminine constitue le dernier obstacle au dénouement heureux. Certes, c’est un obstacle créé par le héros lui-même, en vertu de la réussite de son entreprise de vengeance contre les tyrans, mais cet obstacle doit tout de même être surmonté par la reconnaissance. Reconnaissance qui, par ailleurs, est nécessaire en cela qu’elle est l’un des éléments majeurs de l’histoire de Mérope et Téléphonte.

Nous avons évoqué auparavant le comique tragi-comique110. Est-il à l’œuvre dans notre pièce, qui, à première vue, semble essentiellement sérieuse ? Nous avons déjà souligné que l’aveuglement profond des tyrans en matière d’amour, qui se résume chez eux à la possession physique, pourrait prêter à sourire, si les conséquences de cette passion n’étaient pas aussi tragiques. De même, l’ironie tragique, qui structure la scène 6 de l’acte IV, entre Tyndare et Démochare, donne lieu à des effets si gros qu’une telle saturation pourrait ridiculiser le fils du tyran. Néanmoins, il n’y a ni raillerie ni ton désinvolte dans cette pièce. Téléphonte est une tragi-comédie beaucoup moins « tragi-comique » que la plupart.

À propos de la question des personnages, Hélène Baby cite la pièce de Gilbert pour montrer qu’elle se différencie quelque peu du reste du corpus tragi-comique.111 La figure d’autorité n’est pas un roi, qu’il soit père, rival ou juge, mais un usurpateur dont la violence est motivée par sa crainte de subir la vengeance de l’héritier légitime.

Ainsi, c’est en vertu d’un nombre assez réduit de caractéristiques tragi-comiques que la pièce de Gabriel Gilbert peut être rattachée à la tradition de la première partie du XVIIe siècle. Or cette œuvre de jeunesse a été composée à une période où le genre amorce un déclin, au profit de la renaissance de la tragédie régulière.

… Dans une pièce sur la voie de la régularité §

Au début du XVIIe siècle, le genre tragique, hérité de l’Antiquité, se voit critiqué et délaissé par des auteurs qui se présentent comme des « modernes », et qui promeuvent le genre moderne de la tragi-comédie. Mais en quelques années, les « six années de débat (1628-1634) » évoquées par Georges Forestier 112, un véritable renversement va s’opérer.

Commençons avec la préface d’Ogier à la tragi-comédie Tyr et Sidon de Jean de Scélandre, en 1628113. Ogier y défend le principe primordial qui doit régner au théâtre, le plaisir, au détriment de l’instruction morale. L’idée est de remplacer le genre tragique, purement asservi à l’imitation de l’Antiquité, par la tragi-comédie, le genre moderne par excellence. Mais, néanmoins, « être moderne signifie rejeter non pas tout l’humanisme, mais l’humanisme aveugle et pédant des ronsardiens et des professeurs de l’Université. »114 Malgré ces précautions d’Ogier, le risque était grand de voir des auteurs, plus radicaux, si l’on ose dire, se tourner vers une liberté totale, quitte à en oublier le « goût du siècle ». C’est à ce moment-là qu’intervient Chapelain, dans une lettre datée du 29 novembre 1630, adressée à Godeau, membre comme lui de la petite « académie Conrart », mais dont le véritable adversaire est en réalité Mareschal. Ce dernier, dans la préface de sa Généreuse Allemande, imprimée en novembre 1630115, a fait référence à deux concepts hérités d’Aristote, l’imitation et la vraisemblance. En somme, pour que le sujet ait « l’apparence » du vrai, il faut tout montrer sur le théâtre. Se fondant sur l’articulation de ces deux concepts, Chapelain va priver les irréguliers de la presque totalité de leurs arguments. Il s’agit de justifier les règles par la raison et la modernité de ces règles, en montrant pourquoi des « raisons (éternelles) ont « obligé » les Anciens à s’attacher aux règles »116, en retournant l’argument majeur des irréguliers, c’est-à-dire le plaisir.

Une deuxième étape a lieu avec l’intervention de Mairet, dans la préface de sa Silvanire117. Il prend la défense de la conception mimétique de l’illusion théâtrale développée par Chapelain, mais au nom du plaisir, et plus seulement comme le moyen d’impressionner l’esprit pour le purger de ses passions. Georges Forestier résume ainsi la stratégie de Mairet :

Puisque le plaisir de l’imagination est la fin de l’art théâtral, il est rigoureusement nécessaire de réunir les conditions propres à l’obtention de ce plaisir spécifique ; or ces conditions consistent à susciter l’illusion de présence, ce qui ne peut se faire que par le respect absolu de la règle des vingt-quatre heures. En établissant qu’il n’y a de plaisir que dans la vraisemblance de la représentation, Mairet opère un pas décisif : il invente le principe du plaisir par la règle.118

Enfin, Chapelain reprend les arguments de Mairet dans les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid119, publiés en 1637, en assimilant « les partisans du plaisir aux partisans du plaisir raisonnable »120. Ainsi, « le programme régulier »121 tracé par Chapelain et Mairet et basé sur l’acceptation raisonnée des règles, est très vite accepté par les auteurs de théâtre, ainsi que par les comédiens – même si les irréguliers résistent, comme en témoigne l’abondante production de tragi-comédies irrégulières dans les années 1630.

Ce n’est donc pas un hasard si une tragi-comédie composée dans les années 1640 délaisse quelque peu la tradition irrégulière et volontiers spectaculaire du début du siècle, pour se situer plutôt du côté d’une régularité renaissante.

Ainsi, dans Téléphonte, les topoï du genre sont, d’une certaine manière, atténués. L’épisode des pirates est seulement narré, en quelques vers. Il en est de même pour l’apparition de Cresphonte au tyran endormi. Aucun combat n’a lieu sur scène. Au nom de la bienséance, Téléphonte tue les tyrans durant l’entracte de l’acte IV à l’acte V. Un long récit permettra au public de connaître le courage du jeune héros. La seule véritable action de la pièce est en fait la tentative de meurtre par Mérope contre son propre fils.

Cette tendance à la simplicité se voit aussi dans le nombre relativement réduit de personnages sur scène. Il y a huit acteurs annoncés dans la liste des personnages : deux ennemis, trois héros, et leurs trois confidents. Apparaissent sur scène trois autres personnages : un serviteur du tyran, Amynthor, qui prononce seulement une réplique, et deux fidèles du roi assassiné, Tydée et Thoas, qui ne sont présents que durant une seule scène, assez courte. Avec onze personnages, dont trois mineurs, la pièce de Gilbert se situe donc en dessous de la moyenne.

Par ailleurs, du point de vue des personnages, Téléphonte se différencie par rapport à la majorité des tragi-comédies. Hélène Baby répertorie seulement trois pièces qui autorisent la rébellion du héros contre la figure d’autorité122, parce que le souverain n’est alors qu’un tyran, au sens politique d’usurpateur. Les indications scéniques sont révélatrices de l’univocité du propos politique. Même si la liste des personnages présente le roi sous son nom, toutes les didascalies font mention du « tyran » et ne rappellent jamais son nom. Hermocrate n’est donc que « l’incarnation politique de l’illégitimité d’un pouvoir qui ne peut triompher ».123

L’action de la pièce est centrée : une vengeance est sur le point de s’accomplir. On attend avec angoisse des nouvelles du prince héritier. Lorsque les nouvelles sont parvenues au palais, les deux camps réagissent à la rumeur de mort. Un renversement a alors lieu, et la vengeance s’accomplit. La tragi-comédie dite d’intrigue entraîne une superposition des obstacles124. Le jeune héros contribue à cette combinaison d’obstacles : l’obstacle créé à l’extrême fin de la pièce par la fausse identité du héros combine une fausse mort et un désir de vengeance. Hélène Baby souligne que :

Ce mode d’organisation des obstacles assure donc à l’action une dynamique bien plus serrée, et fournit un type plus régulier de tragi-comédie, où la logique remplace le hasard de la succession. Les oppositions sont mêlées, forment des nœuds où la combinaison des éléments remplace leur succession.125

Dans cette pièce, l’unité de lieu tend à être respectée. Alors que dans d’autres tragi-comédies, le public est amené à voyager dans des lieux, voire des pays différents, Téléphonte correspond à ce qu’Hélène Baby nomme une « tragi-comédie de palais » ou une « tragi-comédie d’intrigue »126. Ce type de tragi-comédie, à l’inverse de la tragi-comédie liée à l’itinéraire de la route, qui disparaît peu à peu dans la décennie 1630-1640, limite le champ de l’action à un seul lieu. On peut imaginer que la scène a lieu dans un endroit du palais du tyran dans lequel tous les personnages peuvent aller et venir.

De même, la durée de l’intrigue n’est pas explicitement signalée, mais on voit nettement que la pièce de Gilbert se démarque de tragi-comédies pouvant durer des mois. La pièce semble durer un jour et une nuit. Durant le premier jour, marqué par l’attente de nouvelles de Chalcis, ont lieu la plupart des confrontations entre les tyrans et les femmes. On peut penser qu’il s’agit seulement d’une soirée. Pendant la nuit, Téléphonte fait son apparition au palais. Plusieurs vers désignent explicitement le caractère nocturne de ces scènes, ce qui ajoute du mystère au déguisement127 :

Et devant que le jour ralume son flambeau,
Ou les tyrans ou moy seront dans le tombeau.128
La nuit nous favorise et tout nous est permis129
Et je l’ay descouvert dans l’ombre de la nuict130

Enfin, le dénouement correspond sans doute à l’aube du second jour, métaphore assez traditionnelle d’un nouveau règne, légitime et dans la paix cette fois-ci.

Ainsi, lorsque Gilbert écrit Téléphonte, une tragi-comédie d’intrigue, il se situe pleinement dans son époque, décennie durant laquelle ce type de tragi-comédie, répondant aux exigences de la régularité, va être de plus en plus employé.

L’idée que cette tragi-comédie ressemble plutôt à une tragédie à fin heureuse peut dès lors se comprendre par le fait que ce genre extrêmement libre tend désormais vers la simplicité et la régularité. Cela permet d’expliquer l’absorption de la tragi-comédie par la tragédie à partir des années 1640 : tandis que l’une devient peu à peu régulière, la seconde, depuis la révolution cornélienne, n’implique plus nécessairement la mort du héros, mais celle de la figure criminelle de la pièce.131

La part faite à l’esthétique galante §

La galanterie dans le théâtre du XVIIe siècle §

Nombre de critiques du XVIIe siècle font preuve d’une hostilité évidente à l’égard de l’esthétique galante appliquée au théâtre. On condamne principalement le fait de retrouver un héros de roman dans la tragédie. Outre l’idée communément acceptée que la poésie dramatique est un genre bien plus noble que le roman, la critique vient aussi de la définition que l’on entend donner au héros tragique. Les héros tragiques qui donnent dans la galanterie, par leur discours ou – pire encore – par leurs actes, déplaisent parce qu’ils ne se distinguent plus du commun des mortels. Par ailleurs, introduire la galanterie dans la tragédie entraînerait des déficiences poétiques au plan de l’action proprement dite, une intrigue amoureuse, secondaire, parasitant l’unité d’action.

En réalité, c’est la pratique même de l’épisode amoureux qui se voit incriminée. Cet épisode est considéré comme essentiellement secondaire, soumis à des intérêts plus grands, comme la vengeance ou la gloire. Il n’est présent que par effet de mode, si l’on ose dire, ou au nom des attentes du public.

Les théoriciens de la littérature vont ainsi être amenés à réfléchir sur la question de l’amour au théâtre. L’un d’entre eux, le Père Rapin, dans ses Réflexions sur la poétique, parvient à la conclusion que seule la passion amoureuse, dévastatrice, présente dans l’action principale, paraît acceptable. L’amour doit être accompagné de « jalousie », qui « transforme tout en feu, en flamme et en morts ».132 Rapin condamne avec fermeté les héros guerriers rendus amoureux par des poètes trop enclins à suivre la mode galante :

C’est par eux [les Espagnols] que la tragédie a commencé à dégénérer, qu’on s’est peu à peu accoutumé à voir des héros sur le théâtre, touchés d’un autre amour que celui de la gloire ; et que tous les grands hommes de l’Antiquité ont perdu leur caractère entre nos mains.133

Or Rapin associe cet épisode amoureux à la profusion tragi-comique. Même lorsque que l’épisode amoureux n’est pas détaché de l’intrigue principale, qu’il n’est plus une simple décoration mais une intrigue secondaire et subordonnée134, il peut apparaître comme un apport de la tragi-comédie à la tragédie. Hélène Baby souligne que :

Rares sont les tragi-comédies où les intrigues secondaires – ayant une influence sur le destin du couple principal – n’ont pas trait à l’amour.135

Au XVIIIe siècle, la condamnation de l’épisode amoureux est devenue un lieu commun.

La question de la représentation de l’amour vertueux fait aussi son apparition dans les débats théoriques. Rejeté pleinement par les augustiniens, qui voient l’amour vertueux comme un « péché qui avance masqué et qui n’est donc pas reconnaissable comme tel »136, l’amour chaste peut être pensé par certains critiques comme n’offensant en rien la morale. Ainsi Perrault, dans sa Défense d’Alceste, se place dans la perspective de représenter l’amour chaste et héroïque des personnages principaux et l’amour immoral des personnages secondaires.137

Pourtant, tôt dans le siècle, la tragédie se prend à trouver des charmes à cette esthétique galante qui lui est en tout point opposée. La tendance est alors à adoucir la violence au cœur de la tragédie. Le langage tragique s’orne donc d’agréments. Il se fait galant, en jouant « simultanément sur les voies du cœur et de l’esprit, sur l’émotion et l’ingéniosité, sur le molle atque facetum ».138 Ce langage se caractérise par une abondance de marques de civilités, des valeurs présentes dans la conversation mondaine139, comme la raillerie, le mot d’esprit, le compliment, le « je ne sais quoi », les lettres d’amour, les cas de conscience. Un tel langage dramatique n’a été théorisé que tardivement, dans le dernier tiers du XVIIe siècle. Les larmes tragiques, expression du dolor tragique, sont aussi un exemple de l’influence de l’esthétique galante sur le théâtre. Dotées d’un nouveau sens, les larmes sont rattachées à l’idéal galant, car elles sont très vite perçues comme un des attributs de la poésie mondaine.

Selon Carine Barbafieri, l’esthétique galante a bien eu une influence très tôt sur le théâtre tragique du XVIIe siècle. Dès sa renaissance, la tragédie se définit par rapport aux normes mondaines qui sont celles du public des théâtres, c’est-à-dire les normes galantes. La tragi-comédie en passe de devenir régulière, dans les années 1640, est évidemment elle-aussi marquée par cette esthétique.

Gabriel Gilbert, un poète galant §

L’amour occupe une place essentielle dans le théâtre tragique, tragi-comique et comique de notre dramaturge. Il suffit de regarder les titres de ses pièces, et cet intérêt pour les intrigues amoureuses apparaît comme une évidence : Hypolite ou le garçon insensible140 ; Les Amours de Diane et d’Endymion ; Arie et Petus, ou les amours de Néron ; Les Amours d’Ovide ; Les Amours d’Angélique et de Médor ; Les intrigues amoureuses ; Les peines et les plaisirs de l’amour. On peut difficilement faire plus explicite. Dans la dédicace de sa tragédie, Les Amours de Diane et d’Endymion, Gabriel Gilbert écrit lui-même, de façon polémique, qu’un très grand nombre de sujets peuvent être transformés en histoires d’amour :

quoiqu’il [Endymion] paraisse sous l’habit d’un Pasteur, la Grèce le compte entre ses plus grands Rois, il a régné quelque temps heureusement dans l’Élide, mais l’Amour qu’il eut pour les Lettres lui fit quitter ses États et le fit passer d’Europe en Asie où les sciences florissaient alors. Pour mieux observer le cours des Astres qui était sa principale étude, il s’arrêta sur le mont Lathmos qu’il a rendu célèbre par son séjour. C’est ce qui a donné lieu aux Poètes, qui couvrent la vérité de fictions agréables, de faire une fable de cette Histoire : en feignant qu’Endymion était amoureux de Diane, ils ont fait d’un Roi un Berger et d’un Sage un Amant.141

Inventer une histoire d’amour au cœur d’un sujet mythologique ou historique serait donc, pour Gilbert, aisément réalisable et parfaitement légitime. Mais Carine Barbafieri souligne que :

La galanterie de Gabriel Gilbert ne se réduit pas à cette déclaration qu’avait, somme toute, déjà illustrée Benserade par ses productions tragiques. Elle tient largement à sa manière de peindre ses personnages : les personnages féminins sont portraiturés à la mode mondaine, sans aucune hauteur comparable à celle des héroïnes cornéliennes, et ses héros ont le cœur sensible et rempli d’urbanité.142

Gilbert peint en effet des personnages masculins au cœur sensible, comme nous le verrons pour Téléphonte, et comme c’est le cas, cinq ans après, avec Hyppolite. Dans des pièces plus tardives, Gilbert nous présente des personnages féminins construits sur le modèle mondain : l’enjouement, les réflexions spirituelles et l’absence d’émotivité sont leurs caractéristiques. Ainsi, dans Chresphonte, pièce dans laquelle Gilbert retrouve le mythe éponyme et le personnage de Mérope, alors jeune femme, la future reine est enjouée et détachée de toute convenance, ne se privant pas de dire à son amant qu’il a bien vieilli en huit ans : « Huit ans ont bien changé l’air de votre visage »143. Dans les Amours d’Angélique et de Médor, deux clans opposent les personnages féminins. La vertu pudique d’Angélique est confrontée à des guerrières railleuses, qui badinent, taquinent et se moquent des jeunes filles respectables. Enfin, face à ces personnages féminins mondains, Gilbert met en scène des personnages masculins rivalisant d’urbanité, jouant avec les deux humeurs mondaines par excellence, l’humeur enjouée et l’humeur mélancolique. Peu à peu, les pièces de Gabriel Gilbert évacuent la violence traditionnelle de la situation tragique, s’imprégnant de plus en plus de l’idéal galant.

Une telle influence des valeurs mondaines sur le théâtre de Gabriel Gilbert pourrait trouver une explication dans la vie même de l’auteur. Jeune dramaturge dans les années 1640, il appartient au cercle des protégés de la duchesse d’Aiguillon, puis devient le secrétaire de la duchesse de Rohan, et enfin, de Christine de Suède. Gilbert a en fait évolué dans un milieu essentiellement féminin et mondain. Écrivant des œuvres poétiques et dramatiques à l’intention de ses protectrices et de leurs salons, il s’est nécessairement inspiré des valeurs de ce milieu, afin de s’attirer ses faveurs. L’œuvre poétique de notre poète galant est en cela très explicite. Dans son Panégyrique des dames, Gilbert écrit :

Les hommes qui n’ont point de communication avec les femmes, sont peu sociables ; ils sont rudes & farouches, & ceux qui les frequentent ont beaucoup de complaisance et de douceur ; cette difference ne se remarque pas seulement entre les particuliers, mais aussi entre les nations (…). L’on voit donc que c’est des femmes que les hommes apprennent les bonnes mœurs, & que c’est d’elles qu’ils acquierent les qualitez necessaires à la douceur & la tranquilité de la vie civile.144

Il ne faut évidemment pas faire d’anachronisme et voir en Gilbert un grand féministe avant l’heure. Son œuvre s’inscrit dans une tradition, où il ne s’agit pas de faire œuvre originale mais de s’inscrire dans une continuité rhétorique et thématique145. Néanmoins, on peut penser que toutes ces protectrices ont eu une influence certaine sur le théâtre de Gilbert, dans lequel, et ce dès Marguerite de France et Téléphonte, on le voit peindre des femmes fortes, généreuses, résistant aux personnages masculins tyranniques.

Téléphonte, une esthétique galante à ses débuts §

Téléphonte se situe donc à une période charnière, durant laquelle la tragédie régulière refait surface et l’esthétique galante commence à réellement marquer le théâtre français. Il est vrai que Téléphonte ne répond pas entièrement à différents critères galants que nous avons pu évoquer. Mais la deuxième pièce de Gabriel Gilbert est sans aucun doute marquée par les balbutiements de l’esthétique galante.

Tout d’abord, nous pouvons parler de galanterie à propos de Téléphonte du fait que le jeune héros, auparavant restreint à son rôle d’héritier vengeur, joue ici un rôle d’amant. Or, dans son ouvrage, Carine Barbafieri désigne cet élément dramaturgique comme une innovation, Gabriel Gilbert étant le premier à « affubler d’amantes de jeunes héros guerriers et sauvages, tels Téléphonte ou Hippolyte » :

Avec Gilbert, un héros viril et vengeur, de la race de ceux qui ne craignent pas de répandre le sang pour récupérer leur trône, se trouve, pour la première fois depuis le renouveau de la tragédie, pourvu d’une jeune amante (…).146

Cette amante n’est pas seulement un agrément ou une illustration de l’inspiration de l’esthétique galante. Le personnage de Philoclée a une véritable utilité dans la pièce. Elle double la vengeance de Téléphonte, en lui offrant un second motif. D’elle vont dépendre les retournements essentiels de la pièce : elle empêche la reine de se suicider et l’amène à vouloir venger la mort présumée de Téléphonte ; elle permet la reconnaissance. Elle crée un lien supplémentaire entre Téléphonte et l’Étolie, légitimant d’autant plus le désir d’accession au trône de Messénie. C’est encore elle qui fait le portrait de Téléphonte, à plusieurs reprises, à Mérope mais aussi à Démochare, permettant de présenter ce héros encore absent au public. Carine Barbafieri conclut : « Philoclée est ainsi sur le plan fonctionnel l’équivalent de Pylade, mais l’amitié indéfectible est remplacée par la passion amoureuse ».

Les personnages féminins dans Téléphonte ne correspondent pas encore aux héroïnes galantes, enjouées et railleuses. Mais nous pouvons cependant dire que Gilbert donne la part belle aux femmes dans cette pièce. Elles sont extrêmement présentes sur scène : Philoclée et Mérope sont, respectivement, présentes dans la moitié des scènes de la pièce147. Elles prononcent 728 vers à elles deux, c’est-à-dire presque 48% des vers de la pièce. Aux héroïnes, s’ajoutent leurs deux confidentes, Orphise et Céphalie. La longue scène d’exposition est confiée à Mérope. Et la plus longue scène de la pièce se joue entre Philoclée et Démochare.

Évoquer cette longue scène de confrontation nous amène à aborder la question de l’héroïsme féminin. Il est clair que, dans Téléphonte, les personnages féminins ne correspondent pas vraiment au modèle tragique traditionnel de réserve et de timidité. Confrontées à la tyrannie, elles font preuve de résistance et de détermination. Cet héroïsme féminin est donc mis en scène dans une confrontation répétée avec la passion tyrannique. Ce caractère héroïque se traduit par leur résistance, incarnée par leur orgueil et leur fougue verbale, leur décision de se suicider, puis par leur violente soif de vengeance. Dans cette pièce, ne cessent de s’affronter des « inhumains » et des « inhumaines ». En effet, Démochare, inhumain par sa cruauté, qualifie ainsi Philoclée, princesse qu’il aime mais qui ne répond pas à cet amour, et se déchaîne dans son court monologue contre celle qui le repousse:

L’Inhumaine s’enfuit le cœur plein de fierté,
L’audacieux esprit, la superbe beauté,
Elle scait que je brusle, elle scait que je l’ayme,
Que vouloir l’outrager, c’est m’outrager moy-mesme ;
Elle scait qu’un soùpir suffit pour m’esmouvoir,
Et son cœur en secret se rit de mon pouvoir.
Je veux l’humilier et punir son audace,
Orgueilleuse beauté n’espere plus de grace (…)
Tu me nommes Tyran, mais je deviendray pire.148

Cette tirade illustre l’archétype du rival persécuteur. Selon Hélène Baby, dans les tragi-comédies, le procédé le plus répandu est l’abus de pouvoir, s’exerçant contre l’un ou l’autre des amoureux149. Dans Téléphonte, les persécutions s’étendent au couple, dès lors que Philoclée a avoué avoir un époux. Gilbert exploite ici le procédé dramaturgique des amours non réciproques, assez fréquents dans le répertoire tragi-comique, en jouant sur la juxtaposition de deux amours non réciproques, qui permettent de mettre doublement en évidence la passion tyrannique d’une part, la résistance féminine d’autre part. Le dramaturge nous dépeint la passion tyrannique, liée à la possession physique et à un égoïsme sans borne :

Je veux sans differer jouir de tant de charmes,
Je ne suis point esmeu de souspirs ni de larmes,    
Leur pouvoir est bien grand, mais il me doit ceder,
De force ou d’amitié je la veux posseder,
Il faut ou qu’elle meure, ou qu’elle soit ma femme.150

Cette attitude, à l’opposé du modèle galant, s’illustre aussi dans les paroles d’Hermocrate, qui avoue avoir usurpé un trône et assassiné son roi au nom de sa passion pour Mérope, et ajoute qu’il aurait pu faire « du monde un théâtre d’horreur » si cela s’était avéré nécessaire pour « posseder » la Reine.151

L’esthétique galante dans Téléphonte n’en est qu’à ses balbutiements, même si les deux premières pièces de Gilbert désignent déjà très nettement le poète galant qu’a été Gilbert durant toute sa vie. Après le théâtre sérieux de Gilbert, entre 1640 et 1650, la galanterie a été explorée dans ses principales dimensions dramaturgiques. Elle se manifeste déjà par un adoucissement du dénouement et par la présence quasi systématique d’un épisode amoureux. Selon Carine Barbafieri, c’est Quinault qui donnera toute son ampleur au modèle galant dans le théâtre tragique, « en creusant les formes de galanterie fraîchement mises au jour, mais aussi en en proposant de toutes nouvelles ».152

Note sur la présente édition §

La présente édition reproduit l’édition originale du Téléphonte de Gabriel Gilbert, dont le privilège est daté du 21 juillet 1642, et l’achevé d’imprimer du 28 septembre 1642. L’édition suivie se trouve à la Bibliothèque nationale de France, sous la côte RES-YF-246. Nous avons consulté d’autres exemplaires qui présentent un texte identique. Nous avons également consulté une édition datée de 1643 qui adjoint au texte de la pièce, rigoureusement identique à celui de 1642, une épître dédicatoire adressée à « Madame la Duchesse Deguillon », ainsi qu’un rectificatif des « Fautes survenuës en l’Impreβion ». Nous reproduisons cette dédicace et ce rectificatif en appendice.

Description du volume §

Téléphonte, tragi-comédie, In-4, Paris, chez Toussaint Quinet, 2 feuillets non paginés, 98 pages.

[I] Telephonte./ Tragi-comedie./ representé par les deux Trouppes/ Royalles/ (Par Gabriel Gilbert)/ [fleuron] / A PARIS, / Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais en/ la petite Salle, sous la montée de la Cour/ des Aydes./ [filet] / M. DC. XLII./ AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] [blanc]

[III] [bandeau] / Extraict du Privilege du Roy./ [en date du 21 juillet 1642, accordé à « Toussaint Quinet, Marchand Libraire à Paris », durant sept ans, signé « LE BRUN ». Achevé d’imprimer le « 28 septembre 1642 »]

[IV] [bandeau] / PERSONNAGES. / [liste des personnages]

1-98 [le texte de la pièce]

Exemplaires conservés dans les bibliothèques parisiennes §

In-4° :

  • – BNF Tolbiac YF-1123
  • – BNF Tolbiac RES-YF-246
  • – BNF Tolbiac RES-YF-552
  • – BNF Tolbiac RES-YF-1520
  • – BNF Tolbiac Z ROTHSCHILD-4101
  • – Arsenal 4-BL-3506 (3) [pièce n°3 du recueil factice]
  • – Richelieu 8-RF-6179
  • – Bibliothèque Sainte-Geneviève DELTA 15222 FA (P.2)

Édition datée de 1643, in-4° : BNF Tolbiac YF-624.

Autres exemplaires non consultés §

  • – Poitiers, Bibliothèque Municipale, in-12° : D2777 (d’après la notice présente sur le site du Catalogue collectif de France, le titre est manquant).
  • – Angers, Bibliothèque Municipale, in-4° : 2225(14.1) [dans le recueil factice N°14.1].
  • – Il existe aussi une édition hollandaise, conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal : GD-44338.

Interventions sur le texte §

Le texte que nous allons présenter suit fidèlement l’édition originale de 1642, dont nous reproduisons la pagination entre crochets à la droite du texte. Nous rappelons que les règles d’orthographe n’étaient pas encore fixées : on peut souvent trouver deux orthographes différentes pour un même mot, parfois sur une même page (par exemple, à la page 80 de l’édition originale, nuict et nuit à quelques vers d’intervalle). De plus, nous devons souligner l’importance des lettres ornementales de la calligraphie au XVIIe siècle. En effet, on abuse souvent du y à la place du i, le y étant considéré comme une lettre provenant de la langue savante puisqu’il était courant dans les mots grecs.

Selon l’usage de l’époque, tous les vers de la pièce sont composés en italique, tandis que les didascalies le sont en caractères romains. Pour respecter l’usage moderne, nous avons reproduit les vers de la pièce en caractères romains, et les didascalies en italique.

Nous avons conservé la graphie de l’édition originale, comme les trémas sur le [e] muet en fin de mot. Cependant, nous avons choisi de délier les ligatures « & » et de transformer le ƒ en s. Nous avons également fait la distinction entre « u » et « v » et entre « i » et « j » - comme, par exemple, dès les cinq premiers vers: l’édition originale donnait “diuin”, “diuerse”, “iours”,… - et rétabli les accents diacritiques : a en à ; à en a ; ou en  ; en ou. De plus, une coquille est extrêmement fréquente dans le texte. Elle consiste à utiliser une forme erronée de sçavoir : scavoir. Nous l’avons systématiquement corrigée.

Nous avons développé les contractions choisies par l’imprimeur et remplacé le tilde sur les consonnes n et m, marquant la nasalisation, par la double consonne actuelle :

Vers 6 hõmes; vers 7 cõnois; vers 19 s’accõplist; vers 103: mõ; vers 145 esprouuãt; vers 220: qu’õ; vers 220 vivãt; vers 221 qu’õ; vers 221 l’õbre; vers 228  pourroiĕt, cõfidĕt; vers 264 mõ ; vers 271 tõbeau ; vers 408 hautemĕt ; vers 440 monumĕt ; vers 449 mõstrez ; vers 459 sõt ; vers 542 trãsporte ; vers 566 hõneur ; vers 613 cõme ; vers 638 prěd ; vers 656 pl9 (développé en plus) ; vers 681 mõ ; vers 705 biě ; vers 707 hõneur ; vers 751 mõ ; vers 761 cõplaisante ; vers 770 espouuětable ; vers 890 viět-il ; vers 943 mõtrer ; vers 951 asseurãce ; vers 977 Cresphõte ; vers 988 l’entês ; vers 999 fumãt ; vers 1001 riĕ ; vers 1005 vo9 (vous) ; vers 1086 mõtrez ; vers 1088 mõ ; vers 1096 tenãt, fěme ; vers 1107 nõ ; vers 1136 těps ; vers 1142 estrãger ; vers 1190 Amãt ; vers 1202 prĕnds tãt ; vers 1205 sondõs ; vers 1209 indiferěce ; vers 1210 aparěce ; vers 1351 habitãs ; vers 1357 viĕs ; vers 1393 plõgées ; vers 1438 Trěperez, Telephõte ; vers 1446 cõnois ; vers 1485 těps ; vers 1348 mõtagnes ; vers 1525 Tyrãs.

On remarquera que les tildes se concentrent souvent dans les mêmes pages, voire les mêmes vers, lorsque le vers est long.

Enfin, nous avons remplacé le β par ss de façon systématique, aux occurrences suivantes :

vers 121 diβimuler; vers 140 auβi; vers 306 diβipera ; vers 330 auβi ; vers 371 connoiβiez ; vers 394 auβi ; vers 397 auβi-tost ; vers 399 auβi ; vers 420 auβi ; 421 diβimuler ; vers 452 diβimuler ; vers 469 auβi ; vers 510 laiβé ; vers 542 paβion ; vers 604 auβi ; vers 620 auβi ; vers 632 auβi, m’assaβine ; vers 636 auβi ; vers 705 auβi ; vers 791 diβimulons ; vers 824 (et toutes les autres occurrences du terme) assaβin ; vers 1003 auβi ; vers 1046 auβi ; vers 1137 diβimule ; vers 1163 auβi ; vers 1179 auβi ; vers 1297 poβible ; vers 1327 auβi ; vers 1413 aβiste, vers 1432 compaβion ; vers 1455 deβein.

Liste des coquilles §

Nous avons corrigé les coquilles mises en évidence dans les « Fautes survenües en l’Impression », présentes dans la seconde édition de la pièce, datée de 1643 :

 « Fautes survenuës en l’Impression,

Pages 5. Vers 21 au lieu de Phicoclée, lisez Philoclée. p.11 vers 2, au lieu de vivante, lisez vivant. p.19 apres le 9. vers au lieu de Demochare, lisez Amynthor. p. 25. vers 20. il voudroit, lisez il vouloit. p.27. vers I. Cleobule Madame, lisez c’est Tyrene Madame. p. 35. vers 4. mon interest, lisez vostre interest. p. 38. vers 6. au lieu de qu’il, lisez s’il. p. 53. vers 22. assassin à, lisez assassin est. p. 63. vers 4. je suis, lisez je sens. en la mesme page vers 5. s’accorde, lisez succede. en la mesme page tort, lisez sort. en la mesme page vers 15. j’eus, lisez j’ay. p. 64. vers 12. et tout ton corps fondroit, lisez et ton corps fourdoyé. p. 65. vers 6. et de mesme ainsi, lisez et de vous mesme ainsi. p. 66. vers 4. Eudeve, lisez Eudeme. en la mesme page vers 8. le fleuve, lisez ce fleuve. p. 69. vers 7. mes plus ennemis, lisez mes fiers ennemis. p. 72. vers 2. dissimule mon ame, lisez dissimulons mon ame. p. 80. vers 14. à son pareil, lisez à tes pareils. p. 84. vers 3. on l’arrache, lisez et l’arrache. p. 85. vers 2. suivant ma destinée, lisez suivent ma destinée. p. 88. vers 10. dans l’aube de la nuict, lisez dans l’ombre de la nuict. p. 93. vers 2. me revient, lisez me retint. p. 97. vers 2. son crime ô dieux, lisez ses crimes ô dieux. »

Ainsi que les coquilles suivantes :

Vers 12: ma ravy -> m’a ravy

Vers 79 : la -> l’a

Vers 85 : lorgueilleux-> l’orgueilleux

Vers 92 : la -> l’a

Vers 94 : quelle -> qu’elle

Vers 96 : la -> l’a

Vers 132 : souffrent-> je souffre

Vers 190 : parque -> Parque

Vers 223 : des son sort -> de son sort

Vers 241 : Telephante -> Telephonte

Vers 286 : l’a laisse-> la laisse

Vers 418 : jusqu’au bords de Pamise -> aux bords

Vers 517 (didascalie précédente) : Rhinoclee -> Philoclee.

Vers 539 : l’habandonnent -> l’abandonnent.

Vers 616 : anoncer -> annoncer

Vers 649 : quel -> quelle

Vers 690 (didascalie précédente) : Rhinoclee -> Philoclee

Vers 1132 : Sa -> Ma

Vers 734 : se vertueux père -> ce

Vers 904 : trompe-tu -> trompes-tu

Vers 959 : obstacles -> obstacle (sinon le vers est faux).

Vers 968 : les dernier coups -> les derniers coups

Vers 1171 : aage -> age

Vers 1214 : y consentiras-t’elle -> consentira-t’elle

Vers 1232 : ou quelle meure -> ou qu’elle meure

Vers 1261 : aage -> age

Vers 1265 : about -> à bout

Vers 1293 : je le suivray -> je te suivray

Vers 1353 : olympe -> Olympe

Corrections de ponctuation §

Nous avons conservé autant que possible la ponctuation de l’édition originale. Ainsi, il ne faudra pas s’étonner de ne pas trouver systématiquement de point d’interrogation aux phrases interrogatives. De même, certaines propositions circonstancielles peuvent être séparées de leur proposition principale par un point. Les signes de ponctuation servaient autant à marquer rupture grammaticale qu’une pause plus ou moins longue dans la déclamation du texte. Aussi, les points d’interrogation et d’exclamation sont révélateurs d’une déclamation spécifique à valeur proprement musicale.

Vers 8 : eaux. -> eaux,

Vers 75 : Soleil -> Soleil.

Vers 295 : vous ! -> vous ?

Vers 362 : frere. -> frere,

Vers 587 : Orphise ; -> Orphise,

Vers 592 : secret. -> secret,

Vers 604 : ennuis. -> ennuis,

Vers 785 : Dieux -> Dieux,

Vers 855 : suis-je ! -> suis-je ?

Vers 890 : Etolie. -> Etolie ?

Vers 956 : appas. -> appas,

Vers 957 : craintes, -> craintes.

Vers 1116 : soupçonner, -> soupçonner.

Vers 1118 : apparence. -> apparence,

Vers 1212 : cruelle, -> cruelle.

Vers 1337 : colere, -> colere.

Vers 1404 : l’inhumain, -> l’inhumain.

Vers 1442 : mere. -> mere ?

TELEPHONTE.
TRAGI-COMEDIE. §

Extraict du Privilege du Roy. §

PAR grace et privilege du Roy, il est permis à TOUSSAINT QUINET, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou de faire imprimer un livre intitulé Telephonte, Tragicomedie. Et defenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires et autres de l’imprimer ny vendre par tout ce Royaume pendant le temps et espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’il sera achevé d’imprimer. Sur peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, applicable un tiers à sa Majesté, un tiers à l’Hostel-Dieu et l’autre tiers au dit suppliant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous les despens, dommages et interests, comme plus amplement est declaré par les Lettres sur ce données à Paris le vingt et uniesme Jour de Juillet, l’an de grace mil six cens quarante deux.

Par le Roy en son Conseil,

LE BRUN.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 28. Septembre 1642.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Personnages §

  • HERMOCRATE, Tyran de Micene.
  • DEMOCHARE, Son fils.
  • MEROPE, Femme du Tyran et vesve de Cresphonte.
  • TELEPHONTE, Fils de Merope et de Cresphonte.
  • >PHILOCLEE, Fille d’Amynthas Roy d’Etolie et
    Maistresse de Telephonte.
  • TYRENE, Confident de Telephonte.
  • CEPHALIE, Confidente de Merope.
  • ORPHISE, Confidente de Philoclée.
La Scene est à Micene153 dans le Peloponese.

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

MEROPE, CEPHALIE.
[p. 1, A]

MEROPE.

Divin flambeau* du Ciel dont la course diverse
Visite l’Indien154, et le Scythe, et le Perse155 ;
Qui portes ta lumière en cent climats divers,
Et qui fais tous les jours le tour de l’Univers :
5 Toy qui de tous les Dieux sçais156 mieux ce que nous sommes, [p. 2]
Qui peux mieux remarquer l’infortune des hommes,
Qui connois leur misere, et luis sur leurs tombeaux,
Et d’horreur tous les jours t’en caches sous les eaux,
Fus-tu jamais touché d’une si juste* plainte ?
10 J’ay veu dans une nuict ma race presque esteinte ;
Un barbare un Tyran de mon bonheur jaloux,
M’a ravy mes enfans, et mon fidelle* époux.
Par une impieté157 qui n’eut jamais d’exemple,
Il a tué son Roy jusques dedans un Temple,
15 Aux yeux de son Espouse et des Dieux immortels
Et de ce sacré sang fait rougir les Autels158.
Ce grand heros est mort par la main d’un perfide ;
Qui ne fut pas content apres ce parricide,
Il voulut qu’un dessein plein d’horreur s’accomplist,
20 En occupant son thrône il entra dans son lict,
Et pour mieux satisfaire à sa cruelle envie*,
Il luy ravit le Sceptre, et la femme et la vie,
Tousjours de puis ce temps, et ce crime odieux159,
Cresphonte160 et mes enfants sont presens à mes yeux.
25 O mortel souvenir ! ô douleur trop amere !
J’ay les ressentiments* : et de femme, et de Mere,
Avecque161 mon Espoux j’ay mon sang à vanger162,
Le trespas du Tyran peut seul me soulager,
Il peut à mes douleurs donner de l’allegeance163,
30 Et si je vis encor, je vis pour la vengeance, [p. 3]
Ouy le devoir m’y force, et je l’entreprendray
Et si je ne le perds au moins je me perdray.

CEPHALIE.

Il vous revere trop pour vous faire un outrage,
Ce barbare pour vous laisse dormir sa rage,
35 Vos apas* l’ont charmé, pres de votre beauté,
Il quitte la fureur, l’orgueil, la cruauté,
La sanguinaire humeur qui fait que l’on l’abhorre164,
Son esprit s’adoucit, diray-je plus encore,
Pour vous il cesse d’estre au nombre des Tyrans.

MEROPE.

40 Qu’est-ce que tu me dis, et qu’est-ce que j’aprens ?
Ne m’a t’il pas traictée avecque tyrranie ?
N’ay-je pas esprouvé sa brutale manie165 ?
Apres s’estre souillé dedans le sang des miens
Ne m’a t’il pas ravy mon honneur et mes biens ?
45 Depuis trois fois cinq ans il me tien en servage
Est-ce là cet amour ?

CEPHALIE.

Mais par son Mariage
Il croit tout effacer.

MEROPE.

Ah ce fut malgré moy, [p. 4]
Je donnay bien la main, mais je retiens ma foy* ;
À ce traistre le Ciel ne m’a point destinée,
50 La pudique* Junon, ny le sainst Hymenée,
Ny l’amour conjugal n’ont point uny nos cœurs ;
La Discorde plustost, et Megere et ses sœurs166,
Un furieux Amour, et les haines mortelles,
Sont venus celebrer ces Nopces criminelles,
55 Le nom de ravisseur, et non celuy d’Espoux,
Pour qui m’a violée167 est encore trop doux ;
Ouy l’Hymen qui oppose à ma juste* colere,
N’est qu’un lien infame, et qu’un long adultere.
Digne pour le punir d’un suplice eternel,
60 Je ne suis point coupable il est seul criminel,
Ce qu’il fit par fureur je le fis par contrainte,
Que pouvoy-je à la force opposer que la plainte,
Chere ombre, cher Cresphonte, escoute mes transports*,
Si ton làche meurtrier168 rend esclave mon corps,
65 Tu possedes tousjours et mon cœur, et mon ame,
Et dans les bras d’autruy je suis encor169 ta Femme.

CEPHALIE.

Un fils vous reste encor chez les Etoliens170,
Que l’on comble à Chalcis171 et d’honneur et de biens
Que leur Roy genereux* destine pour son gendre, [p. 5]
70 Il viendra vous vanger, il viendra vous desfendre.

MEROPE.

Vingt ans sont escoulez depuis qu’en cette Cour,
Loin des yeux du Tyran il respire le jour,
Et quand je le sauvay de cette main meurtriere,
À peine il jouissoit de la douce lumiere,
75 Il n’avait encor veu que le cours d’un Soleil.
Mais est il de malheur à mon malheur pareil,
Je faisois en secret eslever Telephonte,
Pour punir Hermocrate, et pour vanger ma honte ;
Mais ce Dragon172 veillant en fin l’a decouvert,
80 C’est là ce qui le sauve, et c’est ce qui me pert.

CEPHALIE.

Avecque sa valeur tout un peuple le garde,
Comme son Roy futur ce peuple le regarde,
Le favory des Dieux, le puissant Amynthas173
Luy donnera sa fille avecque ses Estats,
85 En vain l’orgueilleux fils du Superbe* Hermocrate
Pour luy donner la main la menace et la flatte174,
Il n’a point cét honneur d’estre sorti de vous
Pour pretendre à celuy d’estre un jour son Espoux
Philoclée est constante175 et rien ne la surmonte176,
90 Elle hait Demochare et cherit Telephonte,
Quoy qu’il puisse arriver cette illustre beauté [p. 6]
Ne donnera son cœur qu’à qui l’a mérité.

MEROPE.

O bons Dieux que je plains cette jeune Princesse
Qu’elle a dans cette Cour, d’ennuis* et de tristesse,
95 Et qu’un injuste* sort* l’enleve à ses parents,
La faisant devenir le butin des Tyrans.
Le Ciel l’a fait tomber dans la main d’un Pyrate177,
Pour la rendre captive en cette terre ingratte,
Pour gemir dans les fers, voir ses desseins trahys
100 Loin des yeux de son Pere, et loin de son pays.
Encor que son destin soit triste et deplorable
Son malheur et le mien n’ont rien de comparable :
Mais je crains pour mon fils encor plus que pour moy ;
On bannit de ces lieux la pudeur et la foy* :
105 Où le crime peut tout rien n’est en asseurance178.
Ah ! Superbe* Tyran.

CEPHALIE.

Vivez en esperance,
L’amour le peut flechir179, le Ciel l’humilier180.

MEROPE.

Ne sçais-tu pas l’Edict qu’il a fait publier
Et le nouveau tourment que sa fureur m’apreste181 ?
110 N’a-t’il pas de mon fils fait proscrire182 la teste, [p. 7]
Et cinquante talens183 n’en sont-ils pas le prix ?
Sçachant ce que peut l’or sur de lâches Esprits,
Tu vois si j’ay raison de former cette plainte,
Et si je dois changer mon esperance en crainte.
115 À toute heure j’attens qu’une homicide main
Vienne pour demander à ce Tygre inhumain*,
L’effect de sa promesse, et le prix de son crime.

CEPHALIE.

La justice du Ciel veut une autre victime :
Mais Hermocrates vient.

MEROPE.

Ah ! je le voy, c’est luy
120 Qui dans sa main injuste* a le Sceptre d’autruy.
Il faut dissimuler notre pieuse haine.
Et tascher de flechir sa fureur inhumaine* ;
Pour espargner mon sang il faut verser des pleurs ;
Et peindre sur mon front l’excez de mes douleurs ;
125 La raison ne peut rien sur cet esprit farouche184,
Mais avec la pitié faisons qu’elle le touche.

SCENE II. §

LE TYRAN MEROPE.

LE TYRAN.

[p. 8]
Race du grand Archas185, et de ces premiers Roys,
Qui dans ce doux Climat ont fais fleurir les loix ;
Cet honneur est bien grand, mais le Ciel vous fit telle,
130 Qu’on vous peut dire encor moins illustre186 que belle,
Bien qu’entre nos heros vous contiez187 vos ayeulx.

MEROPE,

Ils brillent dans l’Olympe, et je souffre en ces lieux,
Ainsi que leur bonheur mon malheur est extreme.

LE TYRAN.

Et quoy n’avez vous pas un espoux qui vous aime,
135 Ne partagez vous pas mes honneurs et mes biens ?
Quoy ne regnez-vous pas sur les Messeniens ? [B, 9]
Dans le Peleponeze, et dans toute la Grece
Vous revere-t’on pas comme grande Princesse ?
Quel est donc le sujet qui cause ce soucy* ?

MEROPE.

140 Je suis Reine, il est vray, mais je suis Mere aussi,
Et j’ay les sentimens que la Nature donne :
À quoy me peut servir l’éclat qui m’environne,
Ce sceptre, cette pourpre, et ce bandeau Royal ?
À quoy me sert ce bien, s’il n’empesche mon mal ?
145 Que me sert vostre amour esprouvant vostre haine188 ?

LE TYRAN.

Pouvés-vous estimer que cette amour189 soit vaine,
Qui vous a conservé vostre honneur, vostre rang ?

MEROPE.

Quoy peut-on cherir ceux dont on respand le sang ?
Et massacrer le fils dont on aime la Mere ?
150 Est-ce là ce grand soin* que l’on prend de me plaire ?
Ah ! revoquez plustost cet Edict violent,
Que l’on peut dire injuste* autant qu’il est sanglant.

LE TYRAN.

Mais ma vie autrement n’est pas en asseurance190.

MEROPE.

C’est un crime. [p. 10]

LE TYRAN.

Ou plustost un acte de prudence.

MEROPE.

155 Qui pert un innocent.

LE TYRAN.

Mais qui conserve un Roy.

MEROPE.

Il se doit conserver sans violer la loy.

LE TYRAN.

Mais la loy la plus forte est la loy naturelle.

MEROPE.

Cette loy fuit le crime, et n’est jamais cruelle,
Elle abhorre le meurtre, et les lasches desseins,
160 Et tous ses mouvements sont et justes* et saincts ;
Vous suivriez la vertu, si vous l’aviez suivie ;

LE TYRAN.

Elle enseigne à chacun de conserver sa vie,
Et de la preferer mesme à celle d’autruy ;
C’est ce que justement191 je pratique aujourd’huy :
165 Telephonte ennemy de l’espoux de sa mere, [p. 11]
Ne peut me voir vivant, ny souffrir* un beau pere,
Il dit qu’il me perdra, qu’il vangera les siens,
Jusques dessus mon thrône, entre les bras des miens ;
Je le veux prevenir192, et punir sa folie ;
170 Je le feray perir jusques dans l’Etolie,
Jusques dans son azile, à la Cour d’Amynthas,
Mon pouvoir s’estendra bien plus loin que son bras,
Ouy ce funeste Edit, cette noire tempeste,
Est un foudre193 mortel lancé contre sa teste,
175 Qui le doit terrasser sous son puissant effort,
Et qui porte avec soy la vengeance, et la mort.
Ainsi donc justement m’opposant à sa rage,
J’oppose au mal le mal, et l’outrage à l’outrage.

MEROPE.

O Ciel ! ô juste* Ciel !

LE TYRAN.

De quoy vous plaignez-vous ?

MEROPE.

180 Mesprisez-vous mes pleurs ?

LE TYRAN.

Suis-je pas vostre espoux194 ?
Le Saint nœud qui nous joint, le Dieu qui nous assemble, [p. 12]
N’a-t’il pas confondu nos interests* ensemble ?
Ouy, ouy, quelqu’autre objet qui vous puisse toucher,
Le salut d’un mary vous doit estre plus cher.

MEROPE.

185 Helas sauvez mon fils, et perdez cette envie*.

LE TYRAN.

Si sa vie est ma mort, sa mort sera ma vie.
Tous ces souspirs sont vains, et ces pleurs superflus,
Le dessein en est pris, qu’on ne m’en parle plus.

MEROPE.

Si l’on verse mon sang, si le fils suit le Pere,
190 La Parque195 en mesme temps enlevera la Mere,
Sa mort est votre vie, et sera mon trespas,
Je quitteray ce corps pour le suivre là bas.
S’il descend chez les morts, il faudra que je meure,
Et son dernier moment sera ma derniere heure.

SCENE III. §

LE TYRAN, DEMOCHARE.

LE TYRAN

[p. 13]
195 Madame. Elle s’en va pleine de desespoir,
Je ne puis l’oüir plaindre, et ne pas m’esmouvoir,
Ah que je suis troublé !

DEMOCHARE.

Pour les pleurs d’une femme,
Faut-il que la douleur s’empare de vostre ame ?

LE TYRAN.

Bien que son dueil me cause un déplaisir secret,
200 Et bien qu’en l’affligeant je m’afflige à regret,
C’est pas196 là mon fils tout ce qui me tourmente,
D’un songe que j’ay fait l’image197 m’espouvente198 :
Aprens si j’ay raison d’en avoir tant d’effroy,
Cresphonte cette nuit a paru devant moy.

DEMOCHARE.

[p. 14]
205 Cresphonte !

LE TYRAN.

Ouy, j’ay veu ce malheureux Monarque,
Tel que lors qu’il tomba victime de la Parque199 ;
Le teint pasle et deffait, et le corps tout sanglant,
M’appellant par trois fois, mais d’un ton triste et lent :
Je sors, ce m’a-t’il dit200, du séjour effroyable,
210 Pour te ramentevoir201 ton crime abominable ;
Contemple ton Roy mort, repais tes yeux cruels.
Mais croy qu’il est des Dieux, et des feux eternels,
Lors202 il est disparu, que dis tu de ce songe ?

DEMOCHARE.

Ce que l’on dit de tous, le songe est un mensonge,
215 Un simulachre203 vain qu’engendre le sommeil,
Un fantosme leger204 qui s’enfuit au resveil,
Et qui n’a de pouvoir que sur la fantaisie.

LE TYRAN.

D’une secrette horreur j’ay l’ame encor saisie.

DEMOCHARE.

Faut-il estre troublé d’un objet decevant205,
220 Et peut-on craindre un mort qu’on attaqua vivant ?
D’un corps qu’on a destruit peut on redouter l’ombre ? [p. 15]
Cresphonte vous estonne*, et rend vostre humeur sombre ;
Vous qui l’apprehendez* triomphez de son sort*,
Il n’est rien, vous regnez, vous vivez, il est mort.

LE TYRAN.

225 Mais son fils est vivant.

DEMOCHARE.

Sa triste destinée,
Pour borner vos soucis* sera bien-tost bornée ;
Et les talens promis par vostre Edit prudent,
Pourroient faire un meurtrier mesme d’un confident,
L’espoir d’un si grand gain, la recompense offerte,
230 Emportera206 plusieurs à conspirer sa perte.

LE TYRAN.

N’apprehendés* donc rien, on a conté207 trois mois,
Depuis que dans Missene on publia ces loix.

DEMOCHARE.

Quoi perdés-vous si tost l’espoir et le courage ?
Ne faut-il pas du temps pour faire le voyage,
235 Choisir l’occasion, et la prendre à propos ?

LE TYRAN.

Ah ! long retardement fatal à mon repos :
Ce soin* trouble le cours de ma bonne fortune*, [p. 16]
Qui m’en delivrera ?

DEMOCHARE.

Si dedans208 une Lune
Personne n’execute un si hardy dessein,
240 Je m’offre à luy plonger un poignard dans le sein.
À moy seul appartient de tuër209 Telephonte,
Je ne sçaurois souffrir* qu’on publie210 à ma honte,
Que le desir de l’or ait eu plus de pouvoir,
Que l’amour paternelle et la loy du devoir.

LE TYRAN.

245 Bien plus que mon repos ta personne m’est chere.

DEMOCHARE.

On doit tout hazarder211 pour le salut d’un pere.

LE TYRAN.

Ton courage me plaist, mais je n’en puis user,
Le peril est trop grand où tu veux t’exposer,
J’ay songé dés long-temps un moyen plus facile,
250 Si mon malheur rendoit cet Edict inutile.
Je tiens, comme tu sçais, la fille d’Amynthas,
Qu’un Pirate amena jusques dans mes Estats,
Et pour la vendre icy la ravit sur Neptune212.
Son pere la regrette, et sçait son infortune,
255 De son Royaume entier il la racheteroit, [p. C, 17]
Mais ce seroit en vain quand213 il me l’offriroit,
Il faut pour la ravoir me rendre Telephonte.

DEMOCHARE.

Si de cette demande il ne fait point de conte214.

LE TYRAN.

Je luy feray sçavoir que je me puis vanger,
260 Et le menaceray de la faire égorger.

DEMOCHARE.

L’égorger, ô bons Dieux !

LE TYRAN.

Ne crains rien, mais espere,
Et je fais ce discours pour estonner* son pere,
Pour le faire resoudre à tout ce que je veux :
Ton amour suit mon choix, et j’approuve tes feux,
265 Je prise215 Philoclée, et te le dis encores216,
Non pas pour ses beautés qui font que tu l’adores ;
Mais comme l’heritiere, et la fille d’un Roy,
Qui tient un vaste Empire, et regit sous sa loy,
Ces fameuses cités, et ces terres fecondes,
270 Que le beau fleuve Evene arrouse217 de ses ondes.
Ce vieux Roy que les ans courbent vers le tombeau,
Luy veut quitter le sceptre, et le royal bandeau ;
Pour l’eslever au thrône il s’appreste à descendre,
Et semble pour mourir n’attendre plus qu’un gendre, [p. 18]
275 De force, ou d’amitié, c’est toy qui le seras,
Par cet illustre Hymen, mon fils, tu regneras,
Et la Grece verra deux Rois dans ma famille.

DEMOCHARE.

Mais rendant Telephonte il reprendra sa fille,
Estant hors de vos mains, et n’en disposant plus,
280 Mon amour sera vaine, et vos soins* superflus218.

LE TYRAN.

Avant que d’envoyer vers le Roy d’Etolie
Je veux qu’un Dieu vous joigne, et que la foy* vous lie,
Unis d’un sacré noeud, qui vous peut diviser ?
Son pere apres cela n’en peut plus disposer,
285 Ny l’oster de tes mains sans la couvrir de honte ;    
Il faudra qu’il la laisse, et rende Telephonte,
Il faudra qu’Amynthas consente à ton bon-heur,
Pour sauver à sa fille et la vie et l’honneur.
Mais on dit que l’ingratte219 est contraire à ta flame.

DEMOCHARE.

290 Il faut, si mon amour ne peut rien sur son ame,
La traiter en esclave, user d’authorité,
Et luy faire des loix de vostre volonté.

LE TYRAN.

[p. 19]
Dis luy qu’à cet Hymen il faut qu’elle s’appreste,
Que je veux dés demain en celebrer la feste.

DEMOCHARE.

295 Ah Seigneur qu’avez vous ! ô bons Dieux vous tremblez !

LE TYRAN.

Malgré moi mes esprits sont encore troublez,
Cresphonte me revient sans cesse en la pensée,
L’affreuse vision220 n’en peut estre effacée ;
Je veux sacrifier221 aux noires Deïtez222,
300 Et tâcher de fléchir les Manes irritez :
Que Chrysante, Amynthor, donne ordre au sacrifice.

AMYNTHOR223.

Je vais l’en advertir.

LE TYRAN.

Ma crainte est un supplice.
Je n’auray point l’esprit en paix ; ny satisfait
Que224 cet Edit sanglant n’ait produit son effet.

DEMOCHARE.

305 Esperez225 seulement, la mort de Telephonte
Dissipera bien-tost l’ennuy* qui vous surmonte.

Fin du premier Acte.

ACTE II. §

SCENE PREMIERE. §

MEROPE. PHILOCLEE.

MEROPE.

[p. 20]
Je n’ay rien obtenu ny pour vous ny pour moy,
Le Tyran foule aux pieds la justice et la loy ;
Son ame veut son sang, elle en est alterée226,
310 Il est inexorable227 et moy desesperée.

PHILOCLEE.

Comment, au desespoir vous vous abandonnés.
Servés-vous des conseils que vous m’avé donnés,
Lors qu’un Astre ennemy me declarant sa haine,
Je me vis amener captive dans Missene.
315 Un desespoir plus juste* alloit borner mes jours,
Et rien ne me retient que vos sages discours ;
Vous consolliés autruy, consolés-vous vous mesme.

MEROPE.

[p. 21]
Mon mal est sans pareil.

PHILOCLEE.

Et le mien est extreme.

MEROPE.

Nos maux sont differens.

PHILOCLEE.

Je souffre* plus que vous.

MEROPE.

320 Ah ! je crains pour mon fils.

PHILOCLEE.

Et moy pour mon espoux.

MEROPE.

J’ay dedans les douleurs qui me déchirent l’ame
Les sentimens de Mere.

PHILOCLEE.

Et moy ceux d’une femme.
Apres tant de malheurs que vous avez pleurez
Que vos yeux à pleurer sont encor preparez,
325 J’ay veu d’une saison la course terminée
Depuis que dans ces lieux je plains ma destinée,
Sans avoir encor peu joüir d’un seul moment [p. 22]
Où je pùsse avec vous souspirer librement.
Ny d’un illustre fils vous raconter l’histoire
330 Aussi pleine de maux qu’elle est pleine de gloire.
Nos barbares Tyrans nous observans tousjours
M’ont osté le moyen d’en faire le discours.
Jusqu’à ce triste jour que ces ames brutales
M’ont mis en liberté pour mes nopces fatales.
335 Ils me flattent228 en vain, et j’ay donné ma foy*,
Je suis à Telephonte, et Telephonte à moy.
L’on devoit celebrer nostre heureux hymenée,
Au retour de Delos229 où l’on m’avait menée,
Pour accomplir un vœu que ma mere avoit fait :
340 Mais le cruel destin en retarda l’effet.
O Dieux qu’en un moment la fortune* est changeante,
Tout sembloit à souhait230 respondre à mon attente,
Le Ciel estoit serein, et les flos adoucis,
Je découvrois desja les hauts murs de Chalcis,
345 Lors que je vis changer mes plaisirs en miseres,
Et les liens d’Hymen aux chaisnes des Corsaires.
Mais pour rendre mes maux plus rudes et plus grands,
Je passay de leurs mains en celles des Tyrans,
Et de fille de Roy je devins leur captive.
350 Voyez donc de quels biens la fortune* me prive,
Et jugez si vos maux surpassent mes douleurs.

MEROPE.

Le sort* de mesme cause a tiré nos malheurs231 ; [p. 23]
Nous souffrons des Tyrans l’Empire illegitime,
Nous sommes toutes deux les esclaves du crime.
355 Ah mon cher Telephonte !

PHILOCLEE.

Un fils vous peut toucher,
Mais mon affection me le rend bien plus cher,
Vous ne l’avez point veu depuis sa tendre enfance,
Vous aimez par instinct232, et moy par connaissance :
Vous l’aimez seulement comme venant de vous,
360 Moy comme vertueux233 et comme mon espoux ;
Et l’on nous eslevoit à la Cour de mon pere,
Sous les aimables noms et de sœur et de frere.
Que l’Hymen seulement devoit changer un jour,
Afin que l’amitié fist éclorre l’amour.
365 Ah si vous aviez veu ce fils incomparable !
Et si vous connoissiez son addresse admirable,
Son esprit, sa valeur, sa generosité234,
Son zele* envers les siens, sa grande pieté,
Comme il haït les Tyrans, et la sainte colere,
370 Dont il est embrazé dés qu’il pense à son pere,
Ah si vous connoissiez son ardente amitié !
Je croy que vostre amour s’accroistroit de moitié.

MEROPE.

[p. 24]
Que ce discours me plaist, continuez encore,
Il charme avec mes sens l’ennuy* qui me devore :
375 Si tes hautes vertus surpassent tes malheurs,
Mon fils, c’est t’offencer que te donner des pleurs.

PHILOCLEE.

Il n’avoit pas seize ans, quand sa vertu guerriere
Trouva pour s’exercer une illustre matiere.
Le perfide Lycas par ses lasches projets,
380 Ayant contre mon pere excité ses sujets,
Mis l’effroy dans nos champs, et le feu dans nos villes,
Telephonte appaisa les tempestes civiles ;
Car de ses propres mains ayant tué Lycas,
Les rebelles vaincus mirent les armes bas.
385 Ah qu’il le fit beau voir quand il fit son entrée,
Dans les riches citez du petit fils de Rhée235 ;
Et qu’on vit éclatter dans un char triomphant,
Ce Heros qui n’estoit encore qu’un enfant :
Chacun crût voir un Dieu tant il avoit de gloire,
390 Et tant il empruntoit d’éclat de sa victoire.
Les peuples delivrez des maux qu’ils avoient eus,
Eslevoient jusqu’au Ciel son nom et ses vertus.
À de nouveaux lauriers sa valeur veut pretendre,
Et fils aussi pieux comme genereux* gendre,
395 Il veut vanger son pere ayant vangé le mien, [p. 25]
Voyant qu’en Etolie on ne craignoit plus rien,
Il demande aussi-tost que ces troupes fidelles*,
Dont on s’estoit servy pour vaincre les rebelles
Luy servissent aussi pour vaincre les Tyrans,
400 Et retirer des fers son peuple et ses parens.
Il en prie Amynthas, le presse, l’importune,
Mon pere qui prenoit le soin* de sa fortune*,
Qui l’avoit eslevé dés ses plus tendres ans,
Luy conseille d’attendre encore quelque temps,
405 Doutant de sa prudence, et non de son courage,
Mais luy qui ne sçauroit attendre davantage,
Qui prend pour un refus un tel retardement,
Dit qu’il sert des ingrats, et s’en plaint hautement,
Et qu’il ira luy-mesme accomplir son envie*,
410 Qu’il perdra le Tyran, ou qu’il perdra la vie.
Il eust executé tout ce qu’il projettoit,
Mais avecque mes pleurs l’amour qu’il me portoit,
Le retenoit tousjours à la Cour de mon pere.
Il vouloit se vanger sans pourtant me deplaire,
415 Et les larmes aux yeux il n’osoit me quitter.
Mais ne me voyant plus, ne pouvant l’arrester,
Je sçais qu’il poursuivra sa premiere entreprise,
Il viendra furieux jusqu’aux bords de Pamise236,
Pour y trouver la mort ; c’est là tout mon soucy*.
420 C’est là toute ma crainte.

MEROPE.

Et c’est la mienne aussi.
Mais il faut toutefois dissimuler ma haine, [p. 26]
J’attens de jour en jour le genereux* Tyrene,
Il peut chasser ma crainte, et mes soucis* cuisans,
Il sçait tous mes secrets, c’est luy depuis quinze ans.
425 Qui porte et qui rapporte avec des soins* fidelles*
De mon fils et de moy, les secrettes nouvelles.
Mais la sœur du soleil a fait trois fois son tour,
Depuis qu’il est party sans estre de retour.
Jamais de le revoir je n’eus si grande envie*,
430 Pour sçavoir si mon fils est sorty de la vie,
Ou si sa diligence a prevenu sa mort237,
S’il a peu l’advertir qu’on veut borner son sort*,
Et luy faire sçavoir cet Edit homicide,
Avant qu’on ait commis un si grand parricide,
435 Et fait un acte impie en causant son trespas.

PHILOCLEE.

Je crains pour Telephonte, et crains pour Amynthas,
J’ay peur que mon malheur l’ait comblé de tristesse,
J’estois toute sa joye, et crains que sa vieillesse
N’ait pû souffrir* ma perte, et mon ravissement,
440 Sans qu’une prompte mort l’ait mis au monument*.

MEROPE.

Plustost pour vous ravoir il arme en Etolie,
Il sçait que vous vivez ; Mais que veut Cephalie ?

SCENE II. §

CEPHALIE. MEROPE. PHILOCLEE.

CEPHALIE.

[p. 27]
C’est Tyrene, Madame, est dedans238 ce Palais239.

MEROPE.

Enfin le juste* Ciel exauce nos souhaits.

PHILOCLEE.

445 Allons donc sans tarder sçavoir cette nouvelle ;
Mais voicy Demochare, ah rencontre cruelle !
Ah respects importuns !

MEROPE.

Souffrez* son entretien,
Tandis que j’aprendray vostre sort* et le mien.
Plus il est inhumain*, plus monstrez240 vous humaine,
450 Et devant son amour cachez bien votre haine.

PHILOCLEE.

Je sçay ce que je suis, comme je doy parler,
Un magnanime cœur ne peut dissimuler.

SCENE III. §

DEMOCHARE. PHILOCLEE.

DEMOCHARE.

[p. 28]
D’où naist cette douleur ? Pourquoi, belle Princesse,
Livrez-vous vos appas* au dueil, à la tristesse ?
455 Ces soucis* et ces pleurs n’auront-ils point de fin ?

PHILOCLEE.

Non, si le juste* Ciel ne change mon destin.

DEMOCHARE.

Vous triomphez des cœurs et de la destinée,
Un bonheur sans pareil suivra vostre hymenée,
Deux sceptres vous sont deus en cette illustre Cour,
460 Celuy de la Fortune*, et celui de l’Amour.

PHILOCLEE.

O Ciel, ô juste* Ciel !

DEMOCHARE.

Vous changez de visage.
Est-ce vous offenser, et vous faire un outrage,
De cherir vos beautez et de les reverer ? [p. 29]
Mesprisez-vous le Dieu qui vous fait adorer ?
465 Et fuyez-vous l’Amour ?

PHILOCLEE.

Je le fuis comme un vice.

DEMOCHARE.

Puis qu’il veut qu’on vous serve il est plein de justice.
Il inspire la gloire en troublant le repos,
Et des hommes souvent il en fait des Heros,

PHILOCLEE.

Et des monstres aussi, des tygres sanguinaires,
470 De perfides sujets, d’infames adulteres,
Lasches usurpateurs des thrônes de leurs Rois,
Et qui foulent aux pieds toutes sortes de loix ;
Qui chasseroient les Dieux s’ils pouvoient, de leurs Temples,
Je n’irois pas bien loin pour en voir des exemples.

DEMOCHARE.

475 Ce discours me surprend, il est hors de saison241,    
Pourquoy m’offensez-vous sans aucune raison.
Qui vous fait proferer ces mots insupportables,

PHILOCLEE.

C’est l’extreme pitié que j’ay de mes semblables,
La peur qu’un mesme sort* me comble un jour d’ennuy*, [p. 30]

DEMOCHARE.

480 Mais laissant l’avenir, et l’interest* d’autruy,
Quel sujet maintenant avez-vous de vous plaindre ?

PHILOCLEE.

C’est que je nasquis libre, et l’on me veut contraindre.

DEMOCHARE.

Cette contrainte est douce, et facile à souffrir*,
Alors242 qu’à sa captive un Prince vient s’offrir.
485 Que dans tous ses Estats il la rend souveraine,
Que d’esclave qu’elle est, il en fait une Reyne ;
Qu’il veut dessus le thrône élever ses beautez,
Qu’il la comble de gloire et de felicitez.

PHILOCLEE.

Dans le rang que je tiens et que le sang me donne,
490 Je ne sçaurois manquer de sceptre et de couronne ;
Je n’ay que des Heros et des Rois pour parens :
Sans allier ma race à celle des Tyrans,
Sans estre leur espouse et regner par le crime
Mon pere me conserve un thrône legitime.
495 Qui n’est point usurpé, qu’il tient de ses Ayeux, [p. 31]
Et que n’abattra point la Justice des Cieux.

DEMOCHARE.

Ah ne vantez point tant vostre illustre origine,
Les hommes naissent tels que le Ciel les destine.
Si mon pere n’eut pas des sceptres en naissant,
500 Il en eut par prudence243 et par son bras puissant ;
Et si de quelque faute on l’estime coupable,
L’Amour la fit commettre, et la rend excusable.
Mais il regne, et son regne est de gloire suivy244.

PHILOCLEE.

S’il estoit despouillé de ce qu’il a ravy,
505 S’il rendoit ses Estats à ses Rois legitimes,
Il ne luy resteroit que la honte et les crimes.

DEMOCHARE.

Vous que vous reste-t’il avec vostre fierté,
Le Ciel vous a ravy jusqu’à la liberté ?

PHILOCLEE.

Il m’a laissé l’honneur.

DEMOCHARE.

Il est en ma puissance,
510 Songez quel245 est celuy que ce mespris offence,
Voyez vostre fortune* et les honneurs offers, [p. 32]
Abaissez vostre orgueil et reprenez vos fers.

PHILOCLEE.

Est-ce ainsi qu’on me traite ?

DEMOCHARE.

Est-ce ainsi qu’on me brave ?

PHILOCLEE.

Ah trop cruel Tyran !

DEMOCHARE.

Trop orgueilleuse esclave.

PHILOCLEE.

515 Ah vengeance ! Ah mon pere ! Ah mes divins Ayeux !

DEMOCHARE.

Vous reclamez en vain les hommes et les Dieux.

PHILOCLEE.

Ah je mourray plustost que me voir outragée,
Si l’on voyait ma mort on la verroit vangée.
Et le grand Amynthas armeroit à la fois
520 Toutes les nations qu’il range sous ses loix :
Les Dolopes246 fameux, les voisins des Albanes,
Les Calydoniens247, et les fiers Athamanes248.
Inondans ces pays ainsi que249 des torrens, [E, 33]
Des Estats usurpez chasseroient les Tyrans,
525 Et leur donnant la mort pour leurs dignes salaires,
Remettroient mon Espoux au thrône de ses Peres.

DEMOCHARE.

Vous avez un Espoux, ô Ciel qu’ay-je entendu !
Mais qui seroit-ce en fin ?

PHILOCLEE.

Helas ! tout est perdu,
Et j’ay tout descouvert.

DEMOCHARE.

Seroit-ce Telephonte ?
530 C’est luy-mesme, c’est luy, la fureur me surmonte,
Telephonte, ô bons Dieux ! mon ennemy mortel,
L’horreur de tous les miens, ce brutal, ce cruel,
Qui veut tremper ses mains dans le sang de mon Pere,
Quoy, c’est ce furieux, c’est luy qu’on me prefere ?
535 C’est luy qui cause donc ces dédains, des froideurs,
Qui vous fait mespriser ma gloire et mes grandeurs ?
Ce fugitif sans biens, ce Prince sans couronne,
Que la fortune* laisse et le Ciel abandonne.

PHILOCLEE.

Mais ses hautes vertus ne l’abandonnent pas, [p. 34]
540 Ne le mesprisez point et songez à Lycas.

DEMOCHARE.

Quoy vous me menacez en parlant de la sorte,
L’aveugle passion vous trouble et vous transporte,
Et ce cœur si pudique* aujourd’huy se dément,
Et montre trop d’amour, loüant trop son amant.

PHILOCLÉE.

545 L’Amour n’est point honteux qui naist de l’Hymenée,
Telephonte a ma foy*, je luy suis destinée
Et ma flame s’accorde avec l’honnesteté250.

DEMOCHARE.

Pour irriter un cœur desja trop irrité,
Pour remplir mon esprit d’une fureur jalouse,
550 Vous feignez de l’aymer et d’estre son espouse.
Mais qu’il soit vostre Espoux, et qu’il ait des appas*,
Le dessein que j’ay fait ne se changera pas.
Voicy mes volontez, et les loix de mon Pere,
Demain dés que le jour luira sur l’Hemysphere
555 Au Temple de Junon je veux estre avec vous,
Là nous prendrons les noms et d’Espouse et d’Espoux.
Que nul de vostre part ne choque251 mon envie* : [p. 35]
Car un seul mot lâché luy cousteroit la vie.
Vous y pourrez songer tout le reste du jour,
560 Mais pour vostre interest* respectez mon amour.

PHILOCLEE.

Ce cœur ne bruslera que d’une chaste flame,
Je sçais ce que je dois, je sçais que je suis femme,
Je sçay à quoy m’oblige un si sacré lien ;
Un injuste* pouvoir sur moy n’obtiendra rien.
565 Je feray sans respect252, sans crainte de personne,
Tout ce que veut l’honneur, et que le Ciel ordonne.

SCENE IV. §

DEMOCHARE seul.

L’Inhumaine* s’enfuit le cœur plein de fierté,
L’audacieux253 esprit, la superbe* beauté,
Elle sçait que je brusle, elle sçait que je l’ayme,
570 Que vouloir l’outrager, c’est m’outrager moy-mesme ;
Elle sçait qu’un soùpir suffit pour m’esmouvoir,
Et son cœur en secret se rit de mon pouvoir.
Je veux l’humilier et punir son audace,
Orgueilleuse beauté n’espere plus de grace,
575 Si demain ton esprit ne respond à mes vœux, [p. 36]
Si ta severe254 humeur ne brusle de mes feux,
Et si tu ne consens à l’Hymen où j’aspire,
Tu me nommes Tyran, mais je deviendray pire.
Je n’auray plus pour toy nul rayon de bonté,
580 Ma fureur passera jusqu’à l’extremité.
Je feray sans respect, sans crainte de personne,
Ce qu’Hermocrate veut et que le Ciel ordonne.

Fin du second Acte.

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

PHILOCLEE. ORPHISE.

PHILOCLEE.

[p. 37]
Tyrene pourroit seul me tirer de soucy* :
Mais je n’ay pû le voir depuis qu’il est icy.
585 J’allois de Telephonte apprendre la fortune*,
Lors que de son Rival la rencontre importune,
Comme tu sçais, Orphise, empescha mon desir :
Mais il a bien payé ce cruel desplaisir.
Par un juste* despit j’ay tesmoigné ma haine,
590 Dés que je l’ay quitté j’ay couru chez la Reyne,
Et m’en suis separée avecque grand regret,
Mais je n’ay jamais pû luy parler en secret.
Ny de ce qui me trouble apprendre la nouvelle :
Par malheur Hermocrate estoit lors255 avec elle,
595 Et ne la quitta point tout le temps que j’y fus,
La Reyne avoit l’esprit inquiet et confus,
Et sans qu’elle ait parlé, sur son triste visage [p. 38]
J’ay trop leu les effets d’un malheureux message
Si mon soupçon est vray, que feray-je ô bons Dieux !

ORPHISE.

600 Bannissez cette crainte, esperez tout des Cieux.256

PHILOCLEE.

Ah Tyrene, vien donc, vien viste et m’en delivre,
Vien dire à mon Amour s’il faut mourir ou vivre.

ORPHISE.

Il sçait le triste estat où vos jours sont reduits
Aussi bien que vous-mesme, et connoist vos ennuis*,
605 Vos craintes, vos desirs, vostre amour, vostre haine :
Mais il viendra bien-tost pour vous tirer de peine.

PHILOCLEE.

Je ne puis supporter ce long retardement,
Je crois attendre un siecle attendant un moment.
Mon esprit inquiet me met à la torture,
610 Je brusle de sçavoir quelle est son avanture257,
Tyrene le sçait bien, et ne me l’apprend pas.

ORPHISE.

En cent lieux differens vous conduisez vos pas,
Comme vous le cherchez il vous cherche peut-estre, [p. 39]
Dans vostre appartement quelqu’un l’a veu paraître
615 Vous estiez chez la Reyne.

PHILOCLEE.

Ah sans doute il me fuit,
Il craint de m’annoncer le malheur qui me suit,
Et d’affliger encor un esprit qui soupire,
Sçachant mon infortune il me la devroit dire.
Il sçait bien que la crainte augmente le soucy*,
620 Et qu’aprehendant* tout, je souffre tout aussi.
Nul tourment n’est égal à mon inquietude,
Si j’en sçavais la cause il me seroit moins rude.
Mais Demochare vient pour me persecuter,
Fuions.

ORPHISE.

Il faut l’attendre et ne pas l’irriter.

PHILOCLEE.

625 Ah ce mauvais Genie258 est toujours à ma suitte,
Quelle est ma destinée, où me voy-je reduite ?
Il agite ma vie, et trouble mon repos
Je ne sçaurois souffrir* ces insolens propos,
Un genereux* mespris est icy necessaire,
630 C’est l’unique moyen qui m’en pourra deffaire.

SCENE II. §

DEMOCHARE, PHILOCLEE.

DEMOCHARE.

[p. 40]
Un chagrin eternel accompagne vos jours.

PHILOCLEE.

Aussi quelque importun m’assassine259 toujours.

DEMOCHARE.

Sans en avoir sujet on vous oit toujours plaindre.

PHILOCLEE.

Je souffre* assez de maux sans qu’il m’en faille feindre.

DEMOCHARE.

635 Si vous avez beaucoup d’ennuis* et de soucy*,
La fortune* en est cause.

PHILOCLEE.

Et les Tyrans aussi.

DEMOCHARE.

Vostre esprit querelleux260 est sans cesse en colere. [F, 41]

PHILOCLEE.

C’est que l’on prend plaisir sans cesse à me desplaire,

DEMOCHARE.

Je n’eus jamais dessein de vous desobliger,
640 Croyez qu’avec regret je viens vous affliger.
Mais le destin le veut et ma fortune* est telle,
Qu’il faut que je vous die261 une triste nouvelle.

PHILOCLEE.

Cecy n’est point nouveau, vostre abord m’est fatal,
Vous ne m’avez jamais annoncé que du mal.

DEMOCHARE.

645 Je vous parle avec crainte, et plains vostre martyre.

PHILOCLEE.

Qui262 cause mes malheurs, craint-il de me les dire ?
Achevez, achevez.

DEMOCHARE.

Ceci vient de Chalcis.

PHILOCLEE.

Dieux !

DEMOCHARE.

Ce mot seulement augmente vos soucis*. [p. 42]

PHILOCLEE.

Enfin declarez-moy quelle est cette aventure.

DEMOCHARE.

650 Sçachez que Telephonte est dans la sepulture.

PHILOCLEE.

Vous croyez sans raison que vous m’estonnerez*,
Vous dites seulement ce que vous desirez,
Et non la verité.

DEMOCHARE.

N’en doutez point Madame,
Mon superbe* Rival enfin a rendu l’ame,
655 Mon pere s’est vangé par un juste* trespas,
Vous sçaurés qu’il n’est plus à la Cour d’Amynthas
Qu’il est sorty du monde, et nous laisse l’Empire,

PHILOCLEE.

Comment l’auriez-vous sceu ? qui vous l’auroit peu dire ?
Aux vostres dans ces lieux nul accez n’est permis,
660 Respondez donc ?

DEMOCHARE.

Les Rois ont par tout263 des amis.
On ne peut rien cacher aux yeux des sages Princes, [p. 43]
J’ay de bons espions dans toutes vos Provinces.
Et c’est d’eux que j’ay sceu la mort de mon Rival.

PHILOCLEE.

Helas s’il disoit vray !

DEMOCHARE.

Ce coup vous est fatal.

PHILOCLEE.

665 Telephonte est vivant.

DEMOCHARE.

Il est dedans264 la Tombe.

PHILOCLEE.

Le Ciel ne permet pas que la vertu succombe,
Il est trop equitable et veille sur les Rois,

DEMOCHARE.

Vous ne le croyez pas, et pleurez toutesfois.

PHILOCLEE.

Parmy mes ennemis seroy-je sans alarmes*265.

DEMOCHARE.

670 Je viens, je viens icy pour essuier vos larmes.
Puis que vous estes veufve et n’avez plus d’espoux, [p. 44]
Je viens prendre sa place, et viens m’offrir à vous.
En perdant un mary vous en gagnez un autre,
Rien n’empesche à present que je ne sois le vostre.

PHILOCLEE.

675 Que vous le soyez, comment, par quelle loy ?
Je suis à Telephonte, et j’ay donné ma foy*.

DEMOCHARE.

Si durant qu’il vivoit mon Amour fut un crime,
À present qu’il est mort ma flame est legitime.

PHILOCLEE.

J’ignore jusqu’icy quel est son triste sort*,
680 Je ne sçay pas encor s’il est vivant, ou mort.
En quelque lieu qu’il soit, seul il regne en mon ame,
N’esperez donc jamais que je sois vostre femme.
Par des liens sacrez je tiens à mon Espoux,
S’il est encor vivant, je ne puis estre à vous.
685 S’il est mort, je n’en puis espouser l’homicide.

DEMOCHARE.

De quoy m’accusez-vous ?

PHILOCLEE.

D’un dessein parricide.

DEMOCHARE.

Ce bras ne l’a point mis dedans le monument*. [p. 45]

PHILOCLEE.

Vous en estes la cause, un autre l’instrument.

DEMOCHARE.

Je ne vous ay point fait cette sanglante injure.

PHILOCLEE.

690 Mon Espoux n’est donc point dedans la sepulture ?
Non, non, il vit encor et viendra me vanger,
Il viendra dans ces lieux, non pas en estranger,
Sans secours, sans appuy*, sans pouvoir, sans estime,
Mais en Liberateur, mais en Roy legitime.
695 Il viendra pour punir ses perfides sujets,
Et le Ciel secondant ses glorieux projets,
De monstres pour jamais purgera cét Empire.
C’est ce que vous craignez, c’est ce que je desire.
Hermocrate avec vous redoute ses efforts,
700 D’horribles visions luy donnent mille morts.
Une eternelle crainte est compagne du vice,
L’impie en vain aux Dieux prepare un sacrifice.
Telephonte viendra pour troubler son repos,
Il n’evitera point le bras de ce Heros.

DEMOCHARE.

705 Il n’est plus rien qu’un ombre266 aussi bien que son pere : [p. 46]
Mais que n’est-il vivant ce jeune temeraire ?
Que ne le puis je voir dans les champs de l’honneur ?
Je voudrois seul à seul luy montrer ma valeur.
J’aurois bien tost son sang, j’aurois bien-tost sa vie,
710 Et ma vertu seroit de triomphe suivie267.
De ce fameux combat pour l’Amour entrepris,
Vous seriez tout ensemble et l’object et le prix.
Vous me seriez acquise aussi bien que l’Empire :
C’est ce que vous craignez, c’est ce que je desire.

PHILOCLEE.

715 Ah si vous le voyiez les armes à la main,
Une subite peur vous glaceroit le sein268,
Sa valeur vous mettant l’epouvante dans l’ame,
Vous ne songeriez plus à luy ravir sa femme.
Le sceptre avec ce fer de vos mains tomberoit,
720 Et vostre orgueil vaincu, sa grace imploreroit.

DEMOCHARE.

Le superbe* sousmis imploreroit la mienne.

PHILOCLEE.

Vanter vostre valeur, l’egaler à la sienne,
C’est vouloir egaler et le foible et le fort,
Le lasche et le vaillant.

DEMOCHARE.

[p. 47]
Et le vif269 et le mort.

PHILOCLEE.

725 Comme luy vostre bras imite un Pere illustre,
Vostre cœur genereux* dés son troisiesme lustre270
S’est acquis le renom des plus fameux guerriers,
Vous estes comme luy tout couvert de lauriers,
Un peuple tout entier vous doit sa delivrance,
730 Et la Grece admirant vostre haute vaillance,
Vous a veu triompher dans ces riches Citez,
Traisnant apres un char des ennemis domptez.
Vostre esprit d’Hermocrate en rien ne degenere,
Vous estes digne fils de ce vertueux Pere.
735 Estre subjet perfide, usurper des Estats,
Faire d’injustes* loix et de noirs attentats,
À ses gages tenir des meurtriers infames
Et faire le vaillant en mal traittant des femmes,
Ce sont là vos vertus, ce sont là vos hauts faits.

DEMOCHARE.

740 Ah c’est trop m’outrager, cessez donc desormais,
Ou je me vengeray par un coup legitime.

PHILOCLEE.

Si vous estes honteux qu’on vous reproche un crime,
Ce reproche à bon droit rend vostre esprit confus : [p. 48]
Mais de l’avoir commis vous devez l’estre plus.

DEMOCHARE.

745 Vous sentirez qu’enfin la fureur me surmonte271.

PHILOCLEE.

Reservez-la plûtost pour vaincre Telephonte ;
Vous en aurez besoin ; je vous l’ay desja dit,
Son bras accomplira tout ce que j’ay predit.
Ce langage vous trouble.

DEMOCHARE.

Il n’a rien qui m’esmeuve,
750 Telephonte n’est plus, et Philoclée est veusve.
L’un ne peut m’offencer, l’autre est en mon pouvoir,
Et quel est mon dessein, je vous l’ay fait sçavoir.
Je vous l’ay desja dit, et vous le dis encore,
Ne mesprisez donc plus celuy qui vous adore,
755 Comme je suis à vous, vous devez estre à moy,
Hermocrate l’ordonne.

PHILOCLEE.

Ah Tyrannique loy.
Je n’y puis consentir.

DEMOCHARE.

Vous estes à Missene,
Et non en Etolie, et sur les bords d’Evene,
Rien ne peut empescher ce que j’ay resolu, [G, 49]
760 Icy mon pere regne, et je suis absolu272.
Montrez-vous complaisante à ma pudique* flame,
Tandis que le respect loge encor dans mon ame,
Choisissez me voyant maistre de vostre sort*,
Ou l’Amour ou la haine, ou l’hymen ou la mort.

PHILOCLEE.

765 Quoy pensez-vous Barbare estonner* mon courage ?
Qui cherche le trespas, peut-il craindre l’orage ?
Non, non, lancez le foudre273 et terminez mon sort*,
Oüy, je choisis la haine, et j’attendray la mort.

DEMOCHARE.

La mort dans les discours n’est jamais effroyable,
770 Mais quand elle est presente, elle est espouventable.
Demain vous quitterez ce mespris, cet orgueil,
Et le thrône Royal est plus doux qu’un cercueil.

SCENE III. §

PHILOCLEE. ORPHISE.

PHILOCLEE.

[p. 50]
Tyran tu crois en vain accomplir ton envie*,
Je sçauray preferer mon honneur à ma vie ;
775 Je sçauray me montrer en courant au trespas,
Digne de Telephonte et digne d’Amynthas.
Digne d’un tel Espoux, et digne d’un tel Pere,
Mais je crains pour ces deux bien plus que je n’espere274.
Et Tyrene a grand tort de tarder si long-temps,
780 À me faire sçavoir de secrets importans.

ORPHISE.

Il a beaucoup de zele* et vous d’impatience,
Mais ne l’accusez plus, je le voy qui s’avance.

SCENE IV. §

PHILOCLEE, TYRENE.

PHILOCLEE.

[p. 51]
Ah Tyrene ! en deux mots dy moy quel est mon sort*,
Mon pere est-il vivant, Telephonte est-il mort ?

TYRENE.

785 Amynthas, grace aux Dieux, est encor plein de vie.

PHILOCLEE.

Mais à mon cher Espoux, dy moy, l’a t on ravie ?
On me vient d’asseurer qu’il est dans le tombeau,
Dy moy s’il voit encor le celeste flambeau* ;
Ne flate point mon cœur d’une esperance vaine,
790 Ne me deguise rien, et me tire de peine275.

TYRENE.

Dissimulons276 : son sort* est encor inconnu,
On ne sçait à la Cour ce qu’il est devenu.
L’on a cherché partout, et traversé l’Empire,
De la mer d’Ionie aux montagnes d’Epire277.
795 Quelques vœux qu’on ait faits, quelque soin* qu’on ait pris, [p. 52]
On n’a rien descouvert, on n’en a rien appris.

PHILOCLEE.

Demochare a dit vray, nul espoir ne me reste,
Voilà l’effet de cet Edit funeste,
Et le Ciel s’est mocqué de mes justes* souhaits,
800 Pour rendre des Tyrans les desirs satisfaits.
Ah mon fidelle* Espoux ! ah miserable veusve !

TYRENE.

De son trespas encor nous n’avons nulle preuve,
S’il estoit descendu dans le sejour des morts,
Au moins dans l’Etolie on eust quitté son corps278.

PHILOCLEE.

805 On chercheroit en vain hors du sein de la terre
Celuy que desormais au dedans elle enserre,
Les perfides meurtriers de ce jeune Heros,
D’une tombe funeste auront couvert ses os :
Non pour aucun dessein pieux et legitime,
810 Non pour aucun respect, mais pour couvrir leur crime,
Et pour l’ensevelir avec ce que j’aimois.

TYRENE.

S’il estoit succombé279 sous ces fatales loix,
Les Barbares autheurs de cette violence [p. 53]
En auroient demandé l’infame recompense,
815 Et desja dans Missene on eust veu ces bourreaux
Chercher un nouveau prix pour des crimes nouveaux280.
Mais ce jeune Monarque en dépit de l’envie*
Voit encor le soleil, et respire la vie.

PHILOCLEE.

L’avarice281 travaille à creuser son cercueil,
820 Et le jour n’est pas loin qui me doit mettre en dueil,
On luy dresse partout des embusches mortelles,
J’attens à tous momens de funestes nouvelles,
Et je croy desja voir ces tragiques effets,
Que son lasche assassin est dedans le Palais,
825 Que dans sa main sanglante il en porte la teste,
Et la crainte en mon cœur excite une tempeste.
Fortune*, ma vertu succombe sous tes coups,
Avec ma liberté je perday mon Espoux,
Et je me trouve encor entre les mains perfides
830 De ceux qui font vertu d’estre ses homicides.

TYRENE.

Amynthas ayant sceu vostre captivité,
Arme dans ses Estats pour vostre liberté.
Et bien que de soldats abonde l’Etolie,
À ses sujets encor ses voisins il allie,
835 Et fait en diligence equiper des vaisseaux, [p. 54]
Pour dompter la fureur des Tyrans et des eaux.
Il veut que dans ces lieux la flame, le fer brille282 :
Il veut perdre Hermocrate et delivrer sa fille,
Estouffer dans son sang les crimes anciens,
840 Et vanger d’un seul coup Telephonte et les siens.
Si ce Monarque vient pour vostre delivrance,
Faites qu’au desespoir succede l’esperance.

PHILOCLEE.

La mort sera plus prompte et le devancera,
C’est elle avec ses traits qui me delivrera
845 Des chaisnes d’Hermocrate et de l’amour barbare
De son fils inhumain*, du cruel Demochare,
Qui me veut imposer une trop rude loy,
Et qui veut devenir mon Espoux malgré moy,
Me faire violer la foy* que j’ay donnée,
850 Il veut que je consente à ce triste Hymenée ;
Que je prefere un crime au conjugal Amour ;
Et pour m’y disposer ne me donne qu’un jour.
Que mon cœur agité souffre* une estrange283 peine,
Me faut-il esprouver284 le destin de la Reyne.
855 Que di-je ? où suis-je ? ô Dieux, que doi-je devenir ?

TYRENE.

Le present vous fait peur.

PHILOCLEE.

Encor plus l’advenir285.

TYRENE.

[p. 55]
Vous devez esperer.

PHILOCLEE.

Mais j’ay sujet de craindre.

TYRENE.

Appaisez ces regrets286.

PHILOCLEE.

J’ay raison de me plaindre.

TYRENE.

Il faut se consoler.

PHILOCLEE.

Ah pour me consoler
860 Il faudroit d’un Espoux les esprits287 rappeller,
Qu’il sortit du tombeau que vivant je le visse.
Faut-il que la vertu soit esclave du vice ?
Quoy Telephonte est mort !

TYRENE.

Aveuglement d’Amour !
Le Prince en quelque lieu respire encor le jour :
865 Mais vostre desespoir un cerceuil luy prepare.

PHILOCLEE.

Je ne puis eviter la tombe, ou Demochare, [p. 56]
J’abhorre ce perfide, et veux dés aujourd’huy
Me donner la mort, pour n’estre pas à luy.

TYRENE.

Bien qu’il vous persecute, et semble inexorable288,
870 J’espere de le rendre à vos vœux favorable,
Et retarder l’hymen que vous apprehendez*,
Madame est-ce pas là289 ce que vous demandez ?

PHILOCLEE.

Tu voudrois luy parler, perds plûtost cette envie*,
Ce dessein perilleux te cousteroit la vie.
875 Demochare est amant, mais un amant cruel,
Il a fait, le Barbare, un serment solennel,
Que qui290 luy parlera de ce triste Hymenée,
Dont il m’a fait sçavoir la fatale journée,
Il recevra le prix de sa temerité,
880 Et pour son chastiment il perdra la clarté291.
Je pleure incessamment292, je me plains, je souspire,
Personne en ma faveur n’oseroit luy rien dire,
On sçait qu’à sa fureur s’égale son pouvoir.

TYRENE.

Quoy qu’il puisse arriver, je feray mon devoir
885 Pour prolonger vos jours, si j’abrege ma vie [H, 57]
Une si belle mort sera digne d’envie*,
Ne craignez rien pour moy je m’en vay l’aborder.

PHILOCLEE.

À ton zele* pieux en fin il faut ceder.

Fin du troisiesme Acte.

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

CEPHALIE, MEROPE.

CEPHALIE.

[p. 58]
Tout est perdu Madame.

MEROPE.

Et qu’as-tu Cephalie ?
890 Quelque nouveau malheur nous vient-il d’Etolie ?

CEPHALIE.

Ah je fremis d’horreur. Le puis-je dire ?

MEROPE.

O Dieux !

CEPHALIE.

Un espion qui vient d’arriver en ces lieux,
Dit que le Prince est mort, et que son homicide
Viendra chercher le prix d’un acte si perfide.
895 Et le Tyran le sçait. [p. 59]

MEROPE.

Helas ! que me dis-tu ?

CEPHALIE.

Madame.

MEROPE.

Je me meurs.

CEPHALIE.

Montrez vostre vertu.

MEROPE.

Par ce cruel recit me l’as-tu pas ravie ?
Quoy mon fils pour jamais est privé de la vie ?
Et son lasche assassin voit encor le soleil,
900 Il vient chercher le prix d’un crime sans pareil,
D’un forfait293 incroyable à la race future,
Qui met le sang des Rois dedans la sepulture ;
Un Heros qui devoit estre exempt du trespas.
As-tu veu l’espion, ne te trompes-tu pas ?

CEPHALIE.

905 Je ne me trompe point.

MEROPE.

Ah miserable mere !
Quoy te reservois-tu294 pour voir cette misere.
Ay-je à mon propre honneur preferé la clarté295, [p. 60]
Pour voir jusqu’à quel poinct monte l’impiété,
Et le dernier malheur où tombe un miserable296,
910 Helas qui desormais me sera secourable !
J’ay perdu mon espoir, ma gloire, mon support*,
En fin j’ay tout perdu, puis que mon fils est mort.
Mais je voy ce Tyran dont la rage inhumaine*
A causé tous mes maux.

SCENE II. §

LE TYRAN, MEROPE.

LE TYRAN.

Dieux ! j’appercoy la Reyne,
915 Evitons sa presence.

MEROPE.

Ah cruel ! me fuis-tu ?
Viens voir les beaux effets de ta haute vertu,
Viens voir en ma douleur ce qu’a produit ta rage,
Je suis encor vivante acheve ton ouvrage,
Et rens ton crime illustre en m’ostant la clarté297,
920 Lasche et barbare autheur298 de ma calamité.
Vien, vien, pour terminer ma vie et ma misere, [p. 61]
Homicide du fils, vien, massacre la mere,
Vien pour m’ouvrir le sein, vien me percer le flanc,
Acheve de verser, ce n’est qu’un mesme sang,
925 Espuises-en ce corps, et rougis-en la place,
Que je suive au tombeau le dernier de ma race.

LE TYRAN.

Sçachant que je vous aime, et ce que je vous suis,
Croyez que ma tristesse égale vos ennuis*,
Mon cœur comme le vostre a de rudes alarmes*,
930 Je ne puis voir vos pleurs sans répandre des larmes,
Mon esprit participe aux douleurs que je voy.

MEROPE.

Ah ! vray monstre du Nil299 pleure et devore moy,
Finis par mon trespas mon destin lamentable,
Par une impieté montre-toy pitoyable300.

LE TYRAN.

935 Quoy, moy vous outrager, mettre fin à vos jours,
Ah ! j’en voudrois plustost eterniser le cours.
Pouvoir au sort* des Dieux regler vos destinées,
Et rendre vos beautez à jamais fortunées301,
Mon ame vous revere, et vous me faites tort.

MEROPE.

940 Barbare, fais-tu voir ton amour par la mort ?
Celle de Téléphonte en est-elle une marque ? [p. 62]
Ton cœur pour m’obliger302 l’offre-t’il à la Parque ?
Pour montrer le respect qu’il a tousjours pour moy,
Tu devois amener l’assassin avec toy.
945 Du meurtre de mon fils sa main encor sanglante,
M’auroit mieux asseuré de sa fin violente.

LE TYRAN.

Mon cœur icy vous jure en presence des Dieux,
Qu’il le prive à regret de la clarté des Cieux.
Si quelque autre moyen flattant303 mon esperance,
950 Eust peu mettre avec moy ma flame en asseurance304,
Jamais ce triste Edit n’eust abregé son sort*,
Et vostre œil affligé n’eust point pleuré sa mort.
Je ne fus point poussé d’ambition, d’envie*,
Le desir de regner, ny celuy de la vie,
955 Ne m’a point inspiré d’avancer son trespas
Mais celuy de jouir de vos divins appas*,
Et de vous posseder sans troubles, et sans craintes.
Tarissez donc vos pleurs, et finissez vos plaintes.
Puis que je ne voy plus d’obstacle à mes amours,
960 Rien n’agitera plus le calme de vos jours ;
Esloignez du passé la fascheuse memoire,
Regardez l’advenir plein d’heur et plein de gloire.
Les disgraces, les maux, les regrets, les souspirs
Desormais feront place aux honneurs, aux plaisirs.

MEROPE.

[p. 63]
965 Il faut qu’à la douleur mon esprit s’abandonne,
Tu m’ostes mes enfans Cresphonte et la couronne.
Je suis mere sans fils, et femme sans espoux,
Et des traits de ta main je sens les derniers coups.
Le desespoir me suit et succede à ma crainte,
970 Nul des miens n’est vivant, ma famille est esteinte,
Il ne m’en reste plus que les seuls monumens*,
Mes larmes et mon dueil, et mes gemissemens.
Apres que tu m’as fait un sort si deplorable,
Crois-tu que de plaisir mon esprit soit capable.
975 J’ay ton discours impie, et toy-mesme en horreur,
Et je veux dans ton sang esteindre ma fureur.
Ah meurtrier de ton Prince, assassin de Cresphonte !

LE TYRAN.

Je le dois advouër, et je le puis sans honte,
Par le vouloir d’un Dieu305 j’ay fait perir un Roy,
980 Pour l’Amour et pour vous j’ay violé la Loy,
Et je prefere à tout vos beautez que j’adore,
Si j’ay fait un grand mal, j’eusse fait pis encore :
Dans ces lieux seulement esclatast ma fureur,
Mais j’eusse fait du monde un theatre d’horreur,
985 Mon bras à tous les Rois eust declaré la guerre,
Et pour vous posseder eust desolé la terre.
Il eust fait voir par tout l’image du trespas.

MEROPE.

[p. 64]
Ce que je viens d’entendre, ô Ciel ! l’entens-tu pas ?
Fais luire les éclairs, et d’un traict de tempeste
990 De ce monstre cruel viens écraser la teste.

LE TYRAN.

Ces imprecations me donnent peu d’effroy,
Et le Ciel aujourd’huy s’est declaré pour moy,
Le foudre306 que je crains n’est que vostre colere.

MEROPE.

Crois que tous tes forfaits recevroient leur salaire,
995 Si Merope impuissante avoit le foudre en main
Je te ferois perir, ô cœur trop inhumain* !
Par un supplice long, affreux, espouvantable,
Je te rendrois toy-mesme à toy-mesme effroyable,
Et ton corps foudroyé fumant dedans ces lieux,
1000 D’un spectacle si beau je repaistrois mes yeux307.

LE TYRAN.

Je souffre* tout de vous, rien ne m’en peut desplaire,
Je sçay vostre douleur, et que vous estes mere,
Mais songez qu’Hermocrate est aussi vostre Espoux,
Et malgré cet outrage, a du respect pour vous,
1005 Pour vous le tesmoigner il faut que je vous quitte,
Au lieu de l’appaiser ma presence l’irrite,
Le temps pourra calmer ses esprits furieux, [p. I, 65]
Tandis308, allons au Temple, et rendons grace aux Dieux.

SCENE III. §

MEROPE, CEPHALIE.

MEROPE.

Va superbe* Tyran leur offrir des victimes,
1010 Ils sont tes protecteurs, ils couronnent tes crimes,
Regarde avec orgueil le celeste flambeau*,
Pour moy je vay descendre en la nuit du tombeau.

CEPHALIE.

Quoy voulez-vous commettre un si grand parricide,
Et de vous mesme ainsi devenant l’homicide,
1015 Rendrez-vous les Tyrans moins criminels que vous,
Aprehendez* encor le celeste courroux.

MEROPE.

Quoy, veux-tu que je vive au milieu des supplices ?
Parmy le sang, la mort, la cruauté, les vices.
Tous les miens sont peris309, il ne reste que moy,310 [p. 66]
1020 Fuions de ces Palais cruels et pleins d’effroy ;
Allons dans les enfers, allons treuver Cresphonte,
Androphile, Drias, Eudeme311, et Telephonte ;
Suivons dans le tombeau le pere et les enfans,
Et laissons dans ces lieux les crimes triomphans.
1025 Je vois avec horreur l’adultere Missene,
Ce fleuve ensanglanté, cette Terre inhumaine*,
Ce Ciel et ce soleil, je les deteste tous,
Et tout m’est effroyable où n’est pas mon Espoux,
Où d’un cruel Tyran l’insolence me brave,
1030 Où l’on m’oste l’honneur, où l’on me fait esclave,
Où je suis sans mary, sans enfans, sans pouvoir,
Enfin veusve de tout, et mesme de l’espoir.
C’est trop perdre de temps en si plaintes si vaines,
Finissons d’un seul coup et ma vie et mes peines,
1035 Et de nos propres mains deschirons-nous le sein.

CEPHALIE.

O Dieux !

MEROPE.

Cruelle, non.

CEPHALIE.

Quel est vostre dessein ?
Arrestez, arrestez, et que pensez-vous faire ?

MEROPE.

Quoy veux-tu m’empescher de finir ma misere ?

SCENE IV. §

ORPHISE, CEPHALIE, MEROPE.
[p. 67]

ORPHISE.

Dieux ! qu’est-ce que je voy ?

CEPHALIE.

Venez la secourir.

ORPHISE.

1040 Que faites-vous Madame ?

MEROPE.

Ah laissez moy mourir !

ORPHISE.

Calmez cette fureur.

MEROPE.

Vostre pitié m’offence.

ORPHISE.

Armez-vous d’un poignard, et pour vostre allegeance312,
Qu’une juste* fureur vous le mette à la main.
Venez, venez punir le meurtrier inhumain*,
1045 Il est dedans ces lieux cet esprit sanguinaire. [p. 68]

MEROPE.

O bons Dieux !

ORPHISE.

La Princesse aussi se desespere :
Si vous pleurez un fils, elle pleure un Espoux ;
Elle sçait qu’il est mort, s’afflige comme vous,
Accuse tous les Dieux, sa fureur est extreme :
1050 Mais ne veut pas mourir sans venger ce qu’elle aime,
Sans donner à ses yeux un si triste plaisir :
Imitez Philoclée, et son pieux desir.

MEROPE.

Avec autant d’amour ay-je moins de courage,
Non, ce dessein tragique est conforme à ma rage,
1055 Descouvre le meurtrier à ma juste* fureur,
Je boirois de son sang, je mangerois son cœur,
Où le trouverons-nous pour assouvir ma haine.

ORPHISE.

Il n’est pas loin d’icy, n’en soyez point en peine.

MEROPE.

Allons donc luy donner le prix justement deu,
1060 Allons verser son sang pour mon sang respandu.

SCENE V. §

TELEPHONTE seul.

[p. 69]
J’ay quitté l’Etolie et je suis à Missene,
Je viens pour satisfaire à313 l’Amour, à la haine,
Je viens pour delivrer ma femme et mes parens,
Je viens pour me vanger et perdre les Tyrans,
1065 Je viens pour me montrer digne fils de Cresphonte,
Sous le nom d’assassin je cache Telephonte.
Je passe pour amy chez mes fiers ennemis,
Je cherche de ma mort le salaire promis,
Ce salaire est leur sang, ce salaire est leur vie,
1070 Je brule dés long-temps314 d’accomplir mon envie*.
Encor que ce dessein soit perilleux, soit grand,
Il ne fait point fremir l’esprit qui l’entreprend.
Celuy qui se propose une fin glorieuse
Ne la doit pas quitter pour estre perilleuse :
1075 Il doit laisser au Ciel, qui fit tout sagement
Le soin* de son salut, et de l’evenement.
C’est ce que j’entreprens, c’est que je veux faire,
Je sçay que je suis fils, qu’il faut vanger mon pere.
Je mesprise le sort* et les coups du malheur,
1080 Je feray mon devoir, les Dieux feront le leur.
Je vois avec plaisir la fatale journée, [p. 70]
Que pour un si grand coup choisit la destinée.
Songe à cette action, resjouis-toy mon bras,
Quand mesme je mourrois, elle ne mourroit pas.
1085 Sortez mes chers parens de la nuict eternelle,
Montrez-vous tous sanglans où la gloire m’apelle,
D’une pieuse audace eschauffez-moy le cœur,
Redoublez mon courage et me rendez vainqueur :
Telle que desormais en puisse estre l’issuë,
1090 Je ne puis retarder l’entreprise conceuë.
Et devant que315 le jour ralume son flambeau*,
Ou les tyrans ou moy seront dans le tombeau.
Je pouvois equipper une puissante armée,
Et faire devant moy voler la Renommée,
1095 Effrayer et dompter ces Monstres inhumains* :
Mais tenant et ma femme et ma mere en leurs mains,
Tout ce que je cheris estant en leur puissance,
Ils pouvoient se vanger mesme de ma vengeance,
Au lieu que venant seul en soldat, non en Roy,
1100 Mon courage et mon bras ne hazardent316 que moy.
Je ne viens pas pourtant en jeune Temeraire,
Et je suy la raison autant que la colere.
Une aveugle fureur ne conduit point mes pas,
Tyrene et ses amis seconderont mon bras,
1105 Il est sujet fidelle* et puissant dans Missene,
Puis Hermocrate icy n’est qu’un objet de haine,
Pour moy j’y suis aimé, mon nom connu des miens
Suffit pour esmouvoir tous les Messeniens,
Ainsi j’ay dans ces lieux une secrette armée, [p. 71]
1110 De l’amour de son Prince, et du Ciel animée.
Le peuple qui souspire apres sa liberté
Me fera voir son zele* en cette extremité.
J’ay caché mon dessein pour le mieux faire esclore,
La Reyne n’en sçait rien, la Princesse l’ignore :
1115 Et je les laisse un temps au dueil s’abandonner,
Afin que le Tyran n’ait rien à soupçonner.
Pour venir dans ces lieux avec plus d’asseurance,
Et de ce que je suis esloigner l’apparence,
J’ay fait semer le bruit dans Chalcis de ma mort,
1120 Toute la Cour en dueil pleure mon triste sort*.
Hermocrate est au Temple, en son lieu317 Demochare
À qui je dois parler, grand accueil me prépare.
Je dois aller trouver cet orgueilleux Rival,
Est-il quelque suplice à mon suplice égal ?
1125 Pourrois-je commander à ma fureur jalouse ?
Il veut faire un outrage à ma pudique* espouse.
Ce brutal suit son pere, il l’imite aujourd’huy,
Il veut ravir l’honneur et la femme d’autruy,
Il veut que dés demain un fatal Hymenée
1130 M’enleve la beauté que le Ciel m’a donnée.
O Dieux ! le seul penser m’oste le jugement,
À peine je retiens ma colere un moment ;
Moderons-nous pourtant, faisons-nous violence
Cachons nostre douleur, asseurons la vangeance,
1135 Afin de parvenir au but où318 je pretens,
Ma fureur dans mon sein sommeille quelque temps ;
Je l’apperçoy qui vient, dissimulons mon ame, [p. 72]
Oublions un instant et l’amour et ma femme.

SCENE VI. §

DEMOCHARE, TYNDARE.

DEMOCHARE.

Je te viens recevoir en l’absence du Roy,
1140 Et j’ay voulu venir jusqu’au devant de toy,
Je bruslois de te voir, je sçay ce qui t’ameine,
Tu viens, brave estranger, pour nous tirer de peine,
Tu nous viens asseurer que Telephonte est mort.

TYNDARE.

Oüy, ce bras et la Parque ont terminé son sort*.

DEMOCHARE.

1145 Amy tu me ravis avec cette nouvelle,
On ne peut trop louer une action si belle,
Le coup en est hardy, le dessein genereux*,
Il sauve cet Estat, et te doit rendre heureux,
Tu n’as pas vainement entrepris ce voyage,
1150 On te prepare un prix egal à ton courage,
Le salaire t’attend, n’en sois point en soucy*. [K, 73]

TYNDARE.

C’est là ce qui m’amene, et je l’espere ainsi.

DEMOCHARE.

Que cette juste* mort rend illustre ta vie,
Que j’exalte ce bras, que je te porte envie*,
1155 Ce meurtre est glorieux et plein de pieté,
Moy-mesme je voudrois l’avoir executé,
Une gloire immortelle eust esté mon salaire,
Que le fils est heureux qui peut vanger son Pere.

TYNDARE.

Ce sentimens est juste*.

DEMOCHARE.

Il vit toujours en moy.
1160 Mais tu fais plus encor en conservant un Roy,
C’est l’image des Dieux icy bas reverée.
Outre que parmi nous sa personne est sacrée,
On le peut dire aussi pere de ses sujets,
Voy donc de quels honneurs sont suivis tes projets.
1165 Un Monarque te doit son sceptre et sa couronne,
Si la paix regne icy ta valeur nous la donne,
Par toy nostre Ennemy voit ses desseins trahis,
Mais aprens moy ton nom, ton destin, ton pays.

TYNDARE.

[p. 74]
On me nomme Tyndare, et je suis de Missene,
1170 La Fortune* toujours m’a tesmoigné sa haine,
Me trouvant en bas age et sans pere et sans biens
Je me vis eslever chez les Etoliens,
Jusqu’à ce jour fatal qu’une saincte furie,
Ou plustost cet Amour qu’on a pour la patrie,
1175 M’inspira le dessein de sauver cet Estat,
De vanger de ma main le cruel attentat
Tramé contre mon Roy.

DEMOCHARE.

Ah ! viens que je t’embrasse,
Que j’ayme ta valeur ta genereuse* audace.
Croy que mon Pere aussi n’a rien qui ne soit tien,
1180 Ton destin va changer n’aprehendes* plus rien:
Pour te recompenser c’est peu que des caresses,
Je te veux faire part de toutes mes richesses.
Par toy je vais gouster un bon-heur sans pareil,
Je suis le plus heureux qui soit sous le soleil.

TYNDARE.

1185 Je n’ay rien fait encor digne d’un grand courage,
J’attends l’occasion.

DEMOCHARE.

[p. 75]
Que veux-tu davantage ?
N’as-tu pas de mon Pere asseuré les Estats ?
Je possede en repos319 la fille d’Amynthas.
On ne peut trop loüer ta haute hardiesse320,
1190 Un Roy te doit son sceptre, un Amant sa Maitresse ;
Ton bras ne nous a pas obligez à demy,
Tu tuais mon Rival tüant son Ennemy,
Une bonne fortune* à l’autre est enchaisnée,
Rien ne peut desormais troubler mon hymenée,
1195 Et je veux dés demain que le flambeau* du jour
Esclaire mon triomphe et les pompes d’Amour :
Tu seras le tesmoin de mon bon-heur extréme,
Tu viens tout à propos.

TYNDARE.

La Princesse vous ayme,
De vos hautes vertus son cœur sera le prix.

DEMOCHARE.

1200 L’ingratte.

TYNDARE.

À ce discours il est un peu surpris,
Pardonnez moy Seigneur, si j’ose ouvrir la bouche
Mais je prends tant de part à tout ce qui vous touche,
Que je ne m’en puis taire.

DEMOCHARE.

[p. 76]
Ah ! dy tout franchement,
Tu le peux desormais, parle donc hardiment.

TYNDARE.

1205 Sondons-le jusqu’au bout321, un bruit court à Missene,
Mais sans doute un faux bruit.

DEMOCHARE.

Quel322 ! oste moy de peine.

TYNDARE.

On dit que la Princesse est triste en cette Cour,
Et pres de son hymen323 tesmoigne peu d’amour ;
Qu’elle a quelque froideur et quelque indiference,
1210 Mais ce discours du peuple est bien hors d’aparence324.

DEMOCHARE.

Une fille tousjours nous cache son dessein,
La glace est sur la langue et le feu dans son sein,
À ce nom d’hymenée elle fait la cruelle.

TYNDARE.

Mais le terme s’aproche, y consentira-t’elle ?

DEMOCHARE.

1215 Elle y doit consentir, elle doit estre à moy.

TYNDARE.

[p. 77]
L’on dit qu’à Telephonte elle a donné sa foy*,
Que par mille sermens elle s’est engagée :
Mais pour vous justement on la verra changée.

DEMOCHARE.

Qui change avec le sort*, il agist prudemment325,
1220 Toute chose aujourd’huy l’oblige au changement :
Je suis seul heritier du sceptre de Missene,
Devenant mon Espouse, elle deviendra Reyne,
Je la comble d’honneurs, comme moy de plaisirs.

TYNDARE.

Mais si la volonté s’accorde à vos desirs,
1225 Et si sa froide humeur fait encor resistance,
Aurez vous ce respect et cette complaisance,
Que de ne pas user d’un absolu pouvoir,
Possible326 que ses pleurs vous pourront esmouvoir.

DEMOCHARE.

Je veux sans differer jouir de tant de charmes,
1230 Je ne suis point esmeu de souspirs ni de larmes,
Leur pouvoir est bien grand, mais il me doit ceder,
De force ou d’amitié327 je la veux posseder,
Il faut ou qu’elle meure, ou qu’elle soit ma femme.

TYNDARE.

Barbare auparavant je t’arracheray l’ame.

DEMOCHARE.

[p. 78]
1235 Philoclée est captive et sujette à mes loix,
Tu sçais qu’elle est Esclave, une Esclave est sans chois,
Je ne voy nul obstacle à nostre mariage328
Puis Telephonte est mort, et la mort la desgage,
Il n’est plus en estat de me la disputer,
1240 Tu m’as conté sa mort et je n’en puis douter,
Du succez de mes feux ne te mets point en peine,
Je sçauray bien flechir cette belle inhumaine*,
Et l’Hymen dés demain la doit mettre en mes bras,
Elle est dedans Missene et mon Rival là-bas,
1245 Pour joindre à ses tourments une fureur jalouse
Des Enfers dans mon lict il verra son espouse,
Il ne peut plus troubler ni mon Pere ni moy,
L’un est Amant heureux, l’autre paisible Roy.

TYNDARE.

Vostre bonne fortune* enfin n’est plus douteuse.

DEMOCHARE.

1250 Si ce traistre a fini sa trame329 malheureuse,
Dessous ton bras vainqueur si tu l’as abattu,
Quelle marque330 à mon Pere en aporteras tu ?
Pour l’en mieux asseurer aportes-tu sa teste
Qui de l’Estat troublé doit calmer la tempeste ?

TYNDARE.

[p. 79]
1255 Ouy je l’aporte au Roy, j’ay tout ce qu’il pretend331.

DEMOCHARE.

Tyndare sur un point rend mon esprit content,
Dy moy comme estoit fait ce jeune Temeraire,
Dy comme332 tu vainquis ce puissant Adversaire,
Qui faisoit tant le brave et tant parler de soy,
1260 Qui se vantoit qu’un jour il nous feroit la loy.

TYNDARE.

Il estoit de mon poil333, à peu pres de mon age,
Entreprenant, hardy, l’on vantoit son courage ;
Il a tousjours sans peur affronté le trespas,
Il montra sa valeur lors qu’il tua Lycas,
1265 Son courage depuis osoit tout entreprendre,
Pour en venir à bout il falloit le surprendre :
On n’ose ouvertement attaquer un grand cœur,
Mais on peut par la ruse en estre le vainqueur.

DEMOCHARE.

Si ta main le tuant n’eût prevenu la mienne,
1270 Ma valeur eût dans peu triomphé de la sienne,
Moy mesme j’eusse esté chez les Etoliens,
Pour contenter ma haine et pour vanger les miens,
Par ce coup genereux* j’eusse avec Telephonte
Entierement esteint la race de Cresphonte :
1275 J’eusse achevé l’ayant dessous moy terracé,
L’ouvrage que mon Pere a si bien commencé, [p. 80]
Mais qu’as-tu ? Tu paslis, tu changes de visage.

TYNDARE.

Le travail du vaisseau, la longueur du voyage
Me privant de vigueur rend mon corps abattu.

DEMOCHARE.

1280 Le repos luy rendra sa premiere vertu,
Le sommeil ceste nuict adoucira ta peine.
Mais il faut qu’à mon Pere à l’instant je te meine,
D’affreuses visions ses esprits agitez,
Il vouloit apaiser les tristes Deitez,
1285 Mais le Ciel dissipant de si vaines menaces,
Luy fait changer sa crainte en action de graces.
Il ne reviendra point que334 l’Astre qui nous luit,
En tombant chez Thetis335 n’ait fait place à la nuit336,
Allons donc luy conter la mort de Telephonte,
1290 Que ta main dans son sang a lavé nostre honte.
Asseuré desormais d’estre de ses amis,
Viens recevoir de luy le salaire promis.

TYNDARE.

Bientost à tes pareils tu serviras d’exemple,
Ouy, ouy, je te suivray jusques dedans le Temple,
1295 Pour t’y sacrifier et ton Pere avec toi,
Ah belle occasion ! ô Ciel seconde moy.

Fin du quatriesme Acte.

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

TYDEE, THOAS, TYRENE.
[L, 81]

TYDEE.

Tyrene, est-il possible, as-tu veu Telephonte ?

TYRENE.

Oüy, j’ay veu nostre Roy l’heritier de Cresphonte ;
C’est luy mesme qui vient de paroistre à vos yeux,
1300 Avecque Demochare il sortoit de ces lieux,
Il le conduit au Temple, il le meine à son pere :
Luy-mesme de sa mort vient chercher le salaire,
C’est luy qui passe icy pour son propre assassin.

THOAS.

O Dieux !

TYRENE.

Il entreprend un genereux* dessein,
1305 Il vient des bords d’Evene aux rives de Pamise337, [p. 82]
Afin de rendre aux siens l’honneur et la franchise338.
Il faut mes chers amis, il faut le secourir,
Avecque nostre Prince il faut vaincre ou mourir,
Le Ciel qui vous enjoint339 ce que je vous propose,
1310 Ne vous a pas icy fait rencontrer sans cause,
Pour ce dessein pieux il a conduit vos pas,
Et pour l’executer demande vostre bras.

TYDEE.

Il faut de la vertu soustenir la querelle,
Et suivre Telephonte où l’honneur nous appelle,
1315 Magnanime assassin je te tiens pour mon Roy,
Et contre les Tyrans je t’engage ma foy*.

THOAS.

Suivons les mouvements d’une juste* vengeance.

TYRENE.

Trente encor avec nous sont de l’intelligence,
Ils se rendront au Temple et feront leur devoir,
1320 L’on peut en un besoin340 tout le peuple esmouvoir.

THOAS.

Allons donc pour les joindre341, allons brave Tyrene,
Secondons nostre Prince, et delivrons Missene.

TYRENE.

[p. 83]
La nuit nous favorise et tout nous est permis,
La Justice est pour nous, les Dieux sont nos amis,
1325 Le Temple n’est pas loin, achevons l’entreprise,
La prudence qui veut qu’on use de surprise,
Ne permet pas aussi qu’on retarde un moment ;

THOAS.

Mais quelqu’un vient icy.

TYRENE.

Sortons donc promptement.

SCENE II. §

MEROPE, PHILOCLEE.

PHILOCLEE.

Il ne faut plus chercher cet assassin, cet traitre,
1330 Un traitre comme luy l’aura faict disparaistre.
Et nous avons couru tout le Palais en vain.

MEROPE.

[p. 84]
Nous n’accomplirons point un si juste* dessein,
O Destin trop cruel ! ô Ciel plein d’injustice !
Qui sauve un parricide, et l’arrache au supplice.

PHILOCLEE.

1335 Helas !

MEROPE.

Tout nous perd, tout nous nuit,342
Le Tyran est armé, l’homicide s’enfuit,
Il evite ce fer, la mort, et ma colere.

PHILOCLEE.

Avec nos ennemis le Ciel nous est contraire.

MEROPE.

Le Ciel veut ma ruine, et mon sort* s’accomplit,
1340 Un monstre furieux est entré dans mon lit,
Il m’a ravy l’honneur et devoré ma race,
Un avare343 assassin acheve ma disgrace,
Le Tyran, l’assassin, et le Ciel, et le sort*,
Pour me combler d’ennuis* aujourd’huy sont d’accord,
1345 J’ay souffert tous les maux, et pour mon allegeance344
Je ne sçaurois gouster le bien de la vengeance.
O rage ! ô desespoir ! large abysme ouvre toy,
Fleuves débordez-vous, montagnes couvrez moy,
Que de mes tristes jours la course estant bornée, [p. 85]
1350 Mes fiers345 persecuteurs suivent ma destinée,
Qu’ils descendent tous vifs346 chez les noirs habitants,
En vain je perce l’air de mes cris esclatans,
L’on a fermé l’Olympe à ma juste* prière.

PHILOCLEE.

Nous tenons dans nos mains de quoy nous satisfaire,
1355 Le chemin est ouvert qui conduit à la mort,
Et cecy sans les Dieux peut borner nostre sort* :
Mais perdons avec nous les artisans du crime,
Suivons la passion, l’esprit qui nous anime,
Et pour mieux nous vanger de tant de cruautez,
1360 Que nos seules fureurs soient nos Divinitez,
Et que ce mesme fer et nous perde et nous vange.

MEROPE.

Cette haute entreprise est digne de loüange,
Courage, executons ce dessein furieux :
Prenons, prenons la place et le foudre des Dieux,
1365 Faisons perir Tyndare.

PHILOCLEE.

Il fuit vostre presence,
Et desrobe sa tete aux coups de la vengeance.
Ah Barbare ! ah cruel ! viens, viens tygre inhumain*,
Viens chercher le salaire, il est dedans ma main.
Je veux t’ouvrir le sein, deschirer tes entrailles, [p. 86]
1370 Et vanger Telephonte avant mes funerailles.

MEROPE.

Ah ce nom me remplit et d’amour et d’horreur !
Ce sanguinaire esprit en vain fuit ma fureur,
Qu’il aille se cacher dans les eaux sous la terre,
Qu’il se mette à couvert des esclats du tonnerre,
1375 Et qu’il cherche un azile à son impieté
Où la pasle mort regne avec l’obscurité,
Ma haine le suivra dans ces demeures sombres,
J’iray le tourmenter chez le Tyran des ombres,
La rage dans le cœur, en la main les flambeaux,
1380 Mes esprits irritez deviendront ses bourreaux.

PHILOCLEE.

Vos fureurs justement vous rendent implacable,
Mais vostre aveuglement pardonne au plus coupable.
Vous songez à vanger vos illustres parens
Et pensant au meurtrier oubliez les Tyrans,
1385 Ce sont ceux justement que ma haine regarde.

MEROPE.

Allons donc les punir, allons, qui nous retarde,
Allons les poignarder jusques sur nos Autels,
Qu’ils ont rougis du sang du plus grand des mortels.

PHILOCLEE.

[p. 87]
Dans nostre desespoir usons de la Prudence,
1390 Pour oster le soupçon d’une juste* vengeance.
Dans ce triste Palais attendons leur retour
Qu’avec eux l’assassin perde à l’instant le jour,
Que dans le sang de trois nos armes soient plongées,
Nous mourrons, il est vray, mais nous mourons vangées.
1395 De la fin de nos maux voicy le jour prefix347,
Je suivray mon espoux, vous suivrez vostre fils,
Le sang nous a conjoints, et nostre hymen nous lie.

MEROPE.

Mais quelqu’un vient icy.

PHILOCLEE.

C’est

MEROPE.

Qui

PHILOCLEE.

C’est Céphalie.

SCENE III. §

MEROPE, CEPHALIE, PHILOCLEE.

MEROPE.

[p. 88]
Approche, approche, et voy mes desseins imparfaits348,
1400 Le sort* cruel s’oppose à mes justes* souhaits,
Le Ciel semble approuver un si grand parricide,
Des mains de la Justice il sauve l’homicide.
En vain d’un fer349 vainqueur nous armons nostre main,
Nous n’avons point trouvé dans ces lieux l’inhumain*.

CEPHALIE.

1405 Je l’y croyois pourtant, mais il estoit au Temple,
Il recoit de son crime un salaire bien ample,
Et ce Monstre en triomphe au Palais est conduit,
Et je l’ay descouvert dans l’ombre de la nuict,
Au lieu de se cacher il veut que l’on le voye,
1410 Et le peuple insensé jette des cris de joye,
Et par un bruit confus esleve jusqu’aux Cieux
Cet ennemy commun des hommes et des Dieux.
Un nombre de soldats l’assiste et l’environne, [p. M, 89]
Le Tyran avec luy partage sa couronne.
1415 Cét assassin impie a la suite d’un Roy.

MEROPE.

Ce discours me transporte350 et me remplit d’effroy.

CEPHALIE.

Mais j’entends quelque bruit.

MEROPE.

Ma fureur est extreme,

CEPHALIE.

Je croy l’apercevoir, ouy, c’est luy, c’est luy-mesme.

SCENE IV. §

TELEPHONTE, MEROPE, PHILOCLEE, CEPHALIE.

TELEPHONTE parle à ceux de sa suite.

Qu’on ne me suive pas.

MEROPE.

Suivons la passion.

CEPHALIE.

[p. 90]
1420 Il vient seul.

PHILOCLEE.    

Servons nous de cette occasion.

TELEPHONTE.

Je veux voir si la Reyne à qui je dois mon Estre,
Par quelque instinct secret me pourra reconnoistre.351

MEROPE

Allons sans retarder massacrer l’inhumain* :
Mais d’où vient que ce fer me tremble dans la main ;
1425 D’où vient que je paslis, que d’horreur je frissonne.

PHILOCLEE.

Le courage au besoin352 ainsi vous abandonne,
J’executeray seule un acte si pieux.
Ah traistre tu mourras !

MEROPE.

Oh Dieux que voy-je !

PHILOCLEE.

Oh Dieux !

TELEPHONTE.

N’est-ce pas Philoclée ?

PHILOCLEE.

[p. 91]
Ouy c’est elle.

MEROPE.

Inhumaine*
1430 Devenez-vous perfide en retardant sa peine,
Qu’attendez-vous ?

PHILOCLEE.

Helas !

TELEPHONTE.

Suis ton intention.

MEROPE.

Vous laissez-vous flechir à la compassion,
Apres ce qu’a commis ce Demon detestable ?
C’est une impieté que d’estre pitoyable ;
1435 Laissez, laissez moy faire.

PHILOCLEE.

Ah retenez ce bras !

MEROPE.

Non je me veux vanger par un juste* trespas,
En vain vous m’empeschez, la fureur me surmonte.

PHILOCLEE.

[p. 92]
Tremperez-vous vos mains au sang de Telephonte ?

MEROPE.

Telephonte,

PHILOCLEE.

C’est luy

MEROPE.

Dieux que me dites vous !

PHILOCLEE.

1440 Vous voyez vostre fils, et je voy mon Espoux.

MEROPE.

Il n’est pas mort,

PHILOCLEE.

Non, non.

TELEPHONTE.

Quelle horrible colere
Arme contre ma vie, et ma femme, et ma mere ?

MEROPE.

Nous n’avions pas dessein mon fils de t’outrager,
Au lieu de te punir, nous voulions te vanger.
1445 De nos pieuses mains tu vois tomber les armes. [p. 93]

PHILOCLEE.

Connois nostre innocence, et vois couler nos larmes.

TELEPHONTE.

Ne suis-je pas frappé d’un juste* estonnement* ?

PHILOCLEE.

Ah surprise agreable ! ah doux ravissement !
D’un Tygre furieux, tu n’es donc pas la proye ?
1450 Il faut que la douleur face place à la joye.

MEROPE.

Viens et ne crains plus rien mon fils, embrasse nous
Sans un secret instinct j’allois nous perdre tous,
Nature me retint de faire un parricide :
Mais pourquoy voulois-tu passer pour homicide ?

TELEPHONTE.

1455 Pour mieux executer le dessein que j’avois.

MEROPE.

En fin malgré le sort* mon fils je te revois
Quel bon-heur impreveu succede à nostre peine ?
O femmes ! ô soldats ! ô peuple de Missene !
Accourez et voyez Telephonte vivant,
1460 Helas je me repais d’un bonheur decevant353.
O mon fils je te perds lors que je te rencontre, [p. 94]
Je te vois avec crainte aux lieux354 où regne un Monstre,
Et tu trouves la mort en trouvant tes parens :
Mais fuis pour eviter la fureur des Tyrans.

PHILOCLEE.

1465 Fuis mon fidelle* Espoux de cette terre ingrate,
Nous craignons justement la fureur d’Hermocrate.

TELEPHONTE.

N’apprehendez* plus rien.

MEROPE.

Tout est à redouter.

TELEPHONTE.

Il n’est plus en estat de vous persecuter.
Que loin de vostre esprit la crainte soit bannie,
1470 Les Tyrans sont esteints avec la Tyrannie.

MEROPE.

Pouvons-nous esperer cette felicité ?

PHILOCLEE.

O Ciel !

TELEPHONTE.

Ils ont perdu le Sceptre et la clarté.

MEROPE.

Ah ! d’un acte heroïque exemple illustre et rare : [p. 95]
Mais fais-nous ce recit.

TELEPHONTE.

Si tost que Demochare
1475 Eut appris mon trespas, qu’il creut legerement355,
Les Dieux pour le punir troublans son jugement,
De le favoriser la Fortune* estant lasse,
Il me conduit au Temple, et fier356 et plein d’audace,
Jusqu’aux pieds de l’Autel j’accompagne ses pas :
1480 Il aborde son pere, il luy parle assez bas,    
Il luy conte ma mort, et pour l’oster de peine,
Voicy, ce luy dit-il, le vainqueur que j’ameine.
Hermocrate à ces mots d’aise357 tout hors de soy,
Quitte le sacrifice et se tourne vers moy :
1485 Je ne perds point de temps, et pour punir son crime,
Du couteau qui devoit esgorger la victime
Je frappe le Tyran, et luy perce le sein,
Le voyant à mes pieds, je poursuis mon dessein,
Et les armes au poing j’attaque Demochare :
1490 Luy surpris de ce coup, me nomme ingrat, barbare,
Il demande secours, il appelle les siens,
À moy, dit-il, soldats, à moy Messeniens,
Venez, venez vanger vostre illustre Monarque,
Qu’un traistre a fait tomber dans les bras de la Parque.
1495 C’est moy dis-je, qui suis ton legitime Roy, [p. 96]
Seconde Telephonte, ô mon peuple suis moy !
À ce nom il se trouble, et chacun me contemple,
Un murmure confus se respand dans le Temple.
Avec moy l’on diroit qu’ils veulent tous mourir,
1500 Pas un d’eux toutes fois ne me vient secourir :
Et ce peuple incertain ne sçait ce qui doit faire. 358
Demochare tandis qui veut vanger son pere,
Ardent à ma ruine, avide de mon sang,
Excite ses soldats, et marche au premier rang.
1505 O Ciel ! dis-je aussi-tost, s’il faut que je succombe,
Fais que mon ennemy me suive dans la tombe,
Et qu’il n’ait pas le bien de vivre apres ma mort.
Seul j’allois soustenir leur violent effort* :
Mais pour me garantir des coups de la tempeste,
1510 Voicy des gens armez, et Tyrene à la teste,
Il vient à mon secours, perce jusqu’à l’Autel,
Luy monstrant le Tyran, frapé d’un coup mortel,
Ma voix l’incite encor d’en esteindre la race,
Du sang des ennemis il fait rougir la place,
1515 Et dispensant mon bras d’un combat inesgal,
Nous laisse seul à seul Rival contre Rival.
Icy chacun de nous veut montrer sa vaillance,
Et chacun de son pere entreprend la vengeance.
Tous deux dans ce duel également armez,
1520 Tous deux également de fureur animez,
Cherchons dans le peril, ou la mort, ou la gloire.
Enfin mon ennemy me cede la victoire,
Il succombe, et la mort erre dedans ses yeux, [N, 97]
Lors359 en luy reprochant ses crimes odieux,
1525 Suy, luy dis-je, Hermocrate, allez Tyrans infames,
Chercher dans les enfers des Sceptres et des femmes,
Des Royaumes nouveaux, de nouvelles amours,
Et finissant sa vie avecque ce discours,
Parmy des flots de sang son ame criminelle
1530 Du Temple est descendue en la nuit eternelle,
En ces lieux de Cresphonte ils ont les jours finis,
Et dans ces mesmes lieux ils ont esté punis.

MEROPE.

Un renom immortel suivra ceste victoire,
Que mon fils a d’honneur.

PHILOCLEE.

Et mon Espoux de gloire
1535 Nous ne jouissons plus d’un bon-heur decevant360.
Qu’est devenu Tyrene ? est-il encor vivant
Ou mort dans le combat ?

SCENE DERNIERE. §

TELEPHONTE, TYRENE, MEROPE, PHILOCLEE.

TELEPHONTE.

[p. 98]
N’ensoyez plus en peine,
Je l’appercoy qui vient, approchez-vous Tyrene,
Et venez prendre part à ma felicité.
1540 Je ne puis trop loüer vostre fidelité,
Je veux que vos vertus reçoivent leur salaire.

TYRENE.

Je n’ay fait aujourd’huy que ce que j’ay deu faire.
Les sujets en naissant doivent tout à leurs Rois.

TELEPHONTE.

Les Dieux ont exaucé tous nos vœux à la fois,
1545 J’ay vangé par le sang mes freres et mon pere,
J’ay delivré ma femme et mon peuple et ma mere,
Aux rives de Pamise on verra desormais
Fleurir la liberté, la Justice, et la paix.

FIN.

Lexique §

Les termes signalés dans le texte par un astérisque sont brièvement définis dans ce glossaire. Ne sont retenus que les termes dont le sens a évolué depuis le XVIIème siècle ou dont une acception n’est plus employée de nos jours. Les définitions sont extraites des ouvrages suivants :

Dictionnaire de l’Académie française première édition, Paris, Coignard, 1694 (A)
FURETIÈRE A., Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690 (F)
RICHELET F., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, Genève, Widerhold, 1680 (R)
Alarme
Se dit figurément de toutes sortes d’apprehensions bien ou mal fondées (F)
V. 929
Appast
Se dit figurément en choses morales de ce qui sert à attraper les hommes, à les inviter à faire quelque chose (F) – la gloire, la beauté ou encore la vie solitaire sont données en exemples.
V. 35 ; v. 454 ; v. 551 ; v. 956
Apprehender
Craindre. 
V. 223 ; v. 231 ; v. 620 ; v. 871 ; v. 1016 ; v. 1180 ; v. 1467
Appuy
Soutien, qui supporte quelque chose, et empêche sa chute (F).
V. 693
Ennui
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident déplaisant, ou trop long (F).
V. 94 ; v. 306 ; v. 374 ; v. 479 ; v. 604 ; v. 635 ; v. 928 ; v. 1344
Envie
« Chagrin qu’on a de voir les bonnes qualitez ou la properité de quelqu’un » (F)
V. 886 ; v. 953 ; v. 1154
« Signifie aussi la passion, le desir que l’on a d’avoir ou de faire quelque chose » (F)
V. 21 ; v. 185 ; v. 409 ; v. 429 ; v. 557 ; v. 773 ; v. 817 ; v. 873 ; v. 1070
Estonnement
« Épouvante, sorte de surprise étonnante. » (R)
V. 1447
Estonner
Causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. (F)
V. 222 ; v. 262 ; v. 651 ; v. 765
Fidelle
« Qui garde foy qu’il a promise, celui qui fait bien son devoir. » (F)
V. 397 ; v. 425 ; v. 1105
Signifie aussi véritable. (F)
V. 12 ; v. 801 ; v. 1465
Flambeau
« On appelle aussi poëtiquement le soleil, le flambeau du jour. » (F)
V. 1 ; v. 788 ; v. 1011 ; v. 1091 ; v. 1195
Au sens actuel de moyen d’éclairage.
V. 1379
Fortune
Hasard
V. 341 ; v. 350 ; v. 538 ; v. 636 ; v. 1193
Plus particulièrement au sens de la déesse, souvent avec une majuscule
V. 460 ; v. 827 ; v. 1170 ; v. 1477
Sort, vie. (F)
V. 237 ; v. 402 ; v. 511 ; v. 585 ; v. 641 ; v. 1249
Foy
Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose, et qu’on promet d’executer. (F)
V. 104 ; v. 1316
« Plus précisément, on appelle foy conjugale, la foy que le mari et la femme se donnent en se mariant. » (F)
V. 48 ; v. 282 ; v. 335 ; v. 546 ; v. 676 ; v. 849 ; v. 1216
Genereux
Qui a l’ame grande et noble, et qui prefere l’honneur à tout autre interest. (F)
V. 69 
Brave, vaillant, courageux.
V. 394 ; v. 422 ; v. 629 ; v. 726 ; v. 1147 ; v. 1273 ; v. 1304
Inhumain(e)
« Cruel et sans pitié. Les Tyrans, les Sauvages, les soldats sont inhumains. » (F)
V. 116 ; v. 122 ; v. 449 ; v. 846 ; v. 913 ; v. 996 ; v. 1026 ; v. 1095, v. 1044 ; v. 1367 ; v. 1404 ; v. 1423 ; v. 1429
« En Poësie amoureuse, on appelle une beauté inhumaine, celle qui ne se laisse point aller aux caresses, aux prieres de ses Amants, qui ne leur accorde aucune faveur. » (F)
V. 567 ; v. 1242
Injuste
Qui peche contre les loix et les droits. (F)
V. 95 ; v. 120 ; v. 152 ; v. 564 ; v. 736
Interest
Ce qu’on a affection de conserver ou d’acquerir ; ce qui nous importe soit dans notre personne, soit dans nos biens.
V. 182
Plus généralement de tout ce qui regarde le bien, la gloire, le repos.
V. 480 ; v. 560
Juste
Qui est sans peché, innocent (F.)
V. 160 ; v. 315 ; v. 799 ; v. 1159
Qui est selon les loix et l’équité naturelle.
V. 9 ; v. 57 ; v. 179 ; v. 444 ; v. 456 ; v. 461 ; v. 589 ; v. 655 ; v. 799 ; v. 1043 ; v. 1055 ; v. 1153 ; v. 1317 ; v. 1332 ; v. 1353 ; v. 1390 ; v. 1400 ; v. 1436 ; v. 1447
Monument
« Signifie encore le tombeau, et particulièrement en Poësie. » (F) 
V. 440 ; v. 687 ; v. 971
Pudique
« Chaste et honneste (…) Penelope a gardé une flamme pudique pour son mari absent. Il y a des amours pudiques et honnestes. » (F)
V. 50 ; v. 543 ; v. 761 ; v. 1126
Ressentiment
Se dit figurément en Morale, des sentiments de l’ame, quand elle est émeuë de certaines passions. (F)
V. 26
Soin
Diligence qu’on apporte à faire réussir une chose, à la garder et à la conserver. (F)
V. 150 ; v. 280 ; v. 402 ; v. 425 ; v. 795 ; v. 1076
Se dit aussi des soucis, des inquietudes qui émouvent, qui troublent l’ame. (F)
V. 237
Sort
Hasard.
V. 95 ; v. 479 ; v. 352 ; v. 1079 ; v. 1219 ; v. 1343 ; v. 1400 ; v. 1456
Se dit poëtiquement de la vie et de la fortune des hommes. (F)
V. 223 ; v. 432 ; v. 448 ; v. 679 ; v. 763 ; v. 767 ; v. 783 ; v. 791 ; v. 937 ; v. 951 ; v. 1120 ; v. 1144 ; v. 1340 ; v. 1355
Soucy
Chagrin, inquietude d’esprit.
V. 139 ; v. 226 ; v. 419 ; V. 423 ; v. 455 ; v. 583 ; v. 619 ; v. 635 ; v. 648
Souffrir
Sentir de la douleur, du chagrin, de la fatigue (sens actuel).
V. 319 ; v. 634
Signifie aussi supporter, ne se pas opposer à une chose, y consentir tacitement.
V. 166 ; v. 242 ; v. 447 ; v. 483 ; v. 628 ; v. 1001
Superbe
« Orguëilleux, arrogant, qui s’estime trop, qui presume trop de luy. » (A)
V. 85 ; v. 106 ; v. 568 ; v. 654 ; v. 721 ; v. 1009
Support
Se dit figurément en Morale, de ce qui donne de l’appuy, du secours, de la protection.
V. 911
Transport
« Se dit aussi figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions ». (F)
V. 63
Zele
« Ardeur, passion qu’on a pour quelque chose. Les Poëtes se servent quelquefois de zele pour signifier amour ». (F)
V. 368 ; v. 781 ; v. 888

Fable « Méropé » d’Hygin §

Hygin, Fables (édition de Jean-Yves Boriaud), Les Belles Lettres, Paris, 1997.

Fable CXXXVII « Méropé ».

Lorsque Polyphontès roi de Messénie eut tué Cresphontès fils d’Aristomachus, il s’empara de son trône ainsi que de son épouse Méropé. [avec lequel Polyphontès, une fois Cresphontès tué s’empara du trône]361. Mais le fils, tout jeune, qu’elle avait eu de Cresphontès, Méropé, sa mère, l’envoya en cachette chez un hôte, en Étolie. Polyphontès le recherchait avec beaucoup d’empressement et promettait de l’or à qui le tuerait. Celui-ci, parvenu à l’âge adulte, décida de venger la mort de son père et de ses frères, aussi vint-il trouver le roi Polyphontès pour lui demander de l’or, se targuant d’avoir tué le fils de Cresphontès et de Méropé, Téléphontès. Le roi lui ordonna cependant de demeurer son hôte, afin de lui permettre d’approfondir son enquête à ce propos. Alors qu’il s’était endormi de fatigue, le vieillard qui faisait l’intermédiaire entre la mère et le fils vint en pleurant voir Méropé, disant que ce dernier n’était pas chez son hôte et ne se montrait nulle part. Méropé, croyant que le dormeur était l’assassin de son fils, gagna sa chambre avec une hache, afin de tuer, sans le savoir, son fils, mais le vieillard le reconnut et retint la mère sur la voie du crime. Méropé, voyant que l’occasion lui était donnée de se venger de son ennemi, se réconcilia avec Polyphontès, et comme le roi tout heureux célébrait une cérémonie religieuse, son hôte feignit de frapper la victime et le tua puis retrouva le trône de son père.

Polyphontes Messeniae rex Cresphontem Aristomachi filium cum interfecisset, eius imperium et Meropen uxorem possedit [cum quo Polyphontes occiso Cresphonte regnum occuparit]. Filium autem eius infantem Merope mater quem ex Cresphonte habebat absconse ad hospitem in Aetoliam mandarit. Hunc Polyphontes maxima cum industria quaerebat, aurumque pollicebatur si quis eum necasset. Qui postquam ad puberem aetatem uenit, capit consilium ut exequatur patris et fratrum mortem. Itaque uenit ad regem Polyphontem aurum petitum, dicens se Cresphontis interfecisse filium et Meropes, Telephontem. Interim rex eum iussit in hospitio manere, ut amplius de eo perquireret. Qui cum per lassitudinem obdormisset, senex qui inter matrem et filium internuncius erat flens ad Meropen uenit, negans eum apud hospitem esse nec comparere. Merope credens eum esse filii sui interfectorem qui dormiebat, in chalcidium eum securi uenit inscia ut filium suum interficeret. Quem senex cognouit et matrem ab scelere retraxit. Merope postquam uidit occasionem sibi datam esse ab inimico se ulciscendi, redit cum Polyphonte in gratiam. Rex laetus cum rem diuinam faceret, hospes falso simularit se hostiam percussisse, eumque interfecit, patriumque regnum adeptus est.

Fragments d’une pièce Chresphontes par Euripide §

Théâtre d’Euripide (édition Henri Berguin et Georges Duclos), Paris, Classiques Garnier, 1954, tome 4, dans « Légendes diverses », p. 363.

Argument donné par les éditeurs : « Mérope fille d’Ypselos a épousé Cresphonte, roi de Messénie. Demeurée veuve, elle subit les violences de son beau-frère Polyphonte, lequel s’empare du trône, lui enlève ses enfants et la contraint à l’épouser. Seul son plus jeune fils Aepytos avait échappé. Quand il eut grandi, il tua Polyphonte au pied de l’autel. »

452362. « Nous devrions nous réunir pour pleurer l’enfant qui vient de naître – dans quels malheurs entre-t-il ! – mais celui qui est mort et en a fini avec les misères de la vie, l’accompagner jusqu’au tombeau dans la joie, en le félicitant. »363

453. « … et les quatorze enfants de Niobé elle-même sont morts sous les flèches de Loxias. »

454. [Cresphonte, parlant d’Héraclès.] « Car s’il habite dans les Enfers, sous la terre, avec ceux qui ne sont plus, il ne saurait avoir aucune force. »

455. « La fortune m’a enlevé ce que j’avais de plus cher, et à ce prix m’a donné la sagesse. »

456. [Mérope.] « Il n’y a pas que moi qui ait vu mourir mes fils et perdu un mari, mais des milliers de femmes ont vidé la même coupe que moi. »

457. « … je te donne ce coup moins impie. »

458. « La honte réside dans les yeux, enfant. »

459. « Si mon mari était sur le point de te tuer, comme tu le dis, tu devrais toi aussi te disposer à le tuer, quand le moment serait venu. »

460. [Polyphonte.] « C’est un sentiment que j’éprouve comme tous les mortels : je ne rougis pas d’être attaché surtout à ma personne. »

Jugement de cette tragédie par Aristote dans la Poétique §

Évoquant les événements qui provoquent l’effroi et la pitié, Aristote cite en exemple la tragédie perdue d’Euripide :

Mais la dernière situation est meilleure ; je parle par exemple de celle de Méropé dans Cresphontès, qui a l’intention de tuer son fils, mais ne le tue pas et le reconnaît, dans Iphigénie, de la situation de la sœur par rapport à son frère, et dans Hellé, de celle du fils, qui ayant l’intention de livrer sa mère, la reconnaît.

On voit bien ici la raison pour laquelle les tragédies (…) n’ont pas trait à un grand nombre de familles : comme ce n’est pas aux règles de l’art, mais au hasard que les poètes doivent d’avoir trouvé au cours de leurs recherches le moyen de ménager dans les histoires des situations de ce genre, ils se voient contraints de recourir aux maisons au sein desquelles des événements funestes de ce genre sont survenus.364

Épître dédicatoire présente dans l'édition de 1643 §

A MADAME

MADAME LA DUCHESSE DEGUILLON365.

MADAME,

Quoy que je doutasse du succez de cette piece, si tost que j’appris que vous l’aviez choisie pour une assemblée solennelle, je commençay d’en esperer beaucoup ; je creus qu’elle emprunteroit un grand esclat de votre presence, et que sa destinee seroit heureuse, puis que vous preniez le soin de la faire. Je ne fus point trompé dans mon attente, et l’estime que vous enfistes fut suivie de celle de toutes les personnes judicieuses ; elles deferent tant à votre jugement, qu’elles croyent que [II] leur opinion n’est jamais si saine366 que lors qu’elle est conforme à la vostre. Ainsi, MADAME, en pensant me donner une approbation particulière, vous m’en avez donné une generale. Mais je suis contraint d’avoüer que mon ouvrage doit tout son lustre à vos louanges, et non pas à son merite, et que la reputation qu’il a euë est plustost une marque de vostre faveur qu’une preuve de mon esprit. Il est vray, MADAME, que ceste piece n’est pas entierement defectueuse, qu’elle a quelque chose non seulement de beau, mais aussi d’esclattant, et que si la richesse de la forme eust respondu à celle de la matiere, elle auroit peu passer pour un chef-d’œuvre. On dict qu’un des plus fameux Poëtes de l’Antiquité a travaillé autrefois sur ce subjet, et le plus sçavant des Philosophes en parle comme d’un exemple de perfection367. Mais cette Tragedie n’est point parvenüe jusques à nous et le temps qui ne respecte pas les plus beaux ouvrages nous a ravy celuy-cy. Il nous en est pourtant resté quelque chose, et l’Histoire ancienne qui en a conservé la meilleure partie m’a fourny la matiere de ce Poëme368. C’est elle, MADAME, que vous avez admirée, et non pas la foiblesse de mes pensées, et par une grace particuliere, vous n’avez pas voulu distinguer l’un et l’autre, ny separer mes defauts des vertus d’autruy. Vous n’avez pas voulu parler de la rudesse de mon style, mais de la beauté de l’invention, et ce ne sont pas mes vers que vous avez loüez, mais le courage, de Merope, et la constance de Philoclée. Vous ne seriez pas equitable comme vous estes, MADAME, vous n’eussiez hautement loüé ces deux grandes Princesses, puis que toutes leurs actions ne sont qu’un portraict de vostre vie heroïque. Les vertus qui brilloient autrefois en elles, reluisent369 maintenant en vous, comme elles vous les faites esclatter en tous lieux, et comme elles vous trouvez dans [III] votre race un Heros, qui comme un autre Telephonte est l’ornement de son siecle, et la gloire de sa patrie370. Quelque accomplies que soient ces deux illustres Grecques, il faut toutefois qu’elles vous cedent, et vos vertus sont autant au dessus des leurs que les vertus Chrestiennes sont au dessus, des vertus Morales. J’ay parlé de leurs perfections, mais je ne suis pas capable de parler des vostres. Elles jettent une si grande lumiere qu’elle m’esblouit ; Mais en m’empeschant de les contempler, elle ne m’empesche pourtant pas de les connoistre. Je me dois arrester à cette connoissance, sans en discourir, et sans entreprendre une chose que seroit au dessus de mes forces. J’ayme mieux faire voir mon respect par mon silence, que mon insuffisance par mes paroles. Et afin de ne passer pas pour un ingrat apres les graces dont je vous suis redevable, j’ay voulu seulement vous faire paroistre le ressentiment que j’en ay : Et combien je m’estime heureux de ce que ce mesme ouvrage qui vous a donné occasion de me tesmoigner vostre bonté, me donne aussi le moyen de la publier par tout, et de me dire.

MADAME,

Vostre tres humble et tres-obeissant

serviteur, G.G371.

Argument du Téléphonte de La Chapelle §

Hermocrate, par amour pour Mérope, a assassiné son époux, Chresphonte, roi de Messénie, a usurpé son trône, et depuis quinze ans, cherche à se marier avec elle. Il a tué trois de ses fils et a mis la tête du quatrième à prix, Téléphonte, que sa mère, prévenue par un oracle, avait confié, âgé d’un an, à Tirène. Un autre oracle a prévenu l’usurpateur qu’il allait mourir à moins que sa fille, Ismène, soit cachée jusqu’à que Téléphonte périsse. Il l’a donc envoyée vivre dans les environs, où Téléphonte et elle sont tombés amoureux, sans que chacun ne connaisse la véritable identité de l’autre. Amynthas, roi d’Étolie, protecteur de Téléphonte, fait courir la rumeur de la mort de l’héritier, et l’envoie, déguisé en ambassadeur, demander la main d’Ismène. Pensant que sa propre vie est désormais sauvée, Hermocrate a fait revenir sa fille auprès de lui et l’informe qu’elle va être mariée à Amynthas, idée qui lui fait horreur. Mérope s’est résolue à épouser Hermocrate, à l’unique condition que la vie de son fils soit épargnée. Elle apprend la rumeur de sa mort. Hermocrate informe le soi-disant ambassadeur que le mariage par procuration va avoir lieu et le laisse seul avec Ismène. Ils se reconnaissent : Téléphonte est choqué de découvrir que la femme qu’il aime se révèle être la fille de son ennemi, alors qu’Ismène, croyant qu’il est Philoxène, constate que le seul obstacle entre eux est son engagement auprès d’Amynthas. Tirène l’encourage à poursuivre son entreprise première, à mépriser son amour et à venger son père. Téléphonte décide de suivre ses conseils. Mérope, apprenant que l’ambassadeur a assassiné son fils, insiste pour qu’il soit tué à son tour. Hermocrate hésite à rompre les lois de la diplomatie, puis, faible face à son amour, accepte finalement. Mais il rechigne à passer à l’acte, craignant que l’ambassadeur soit Amynthas lui-même. Le prince repousse son amante, qui ne comprend pas pourquoi, si Philoxène est Amynthas, il est apparu comme un simple sujet, pauvre, à leur rencontre. Quand elle le questionne encore une fois, il lui révèle qui il est réellement. Elle le supplie alors de ne pas tuer son père et espère les sauver tous les deux, tandis qu’il décide de parvenir à l’assassinat du tyran par la guerre. À nouveau, Tirène lui rappelle son devoir et lui apprend qu’il est à l’origine d’une conspiration à Mycènes. Ismène le prévient qu’elle doit dire à son père qui il est et le pousse à fuir. Pendant ce temps, Mérope a intrigué pour assassiner Hermocrate, mais c’est un échec, Téléphonte étant intervenu auprès des conspirateurs. Mérope décide alors de prendre les choses en mains et s’arme d’un poignard, avec l’intention de tuer Téléphonte, mais elle est arrêtée par Tirène, qui lui révèle que l’ambassadeur est son propre fils. Hermocrate, qui a appris qui était Téléphonte, le fait arrêter et s’apprête à le tuer, quand surgissent Tirène et les conspirateurs. Hermocrate, réalisant que l’oracle avait vu juste, se suicide. Téléphonte, victorieux, tente de consoler Ismène.

Tableaux §

Tableau de fréquences de répliques §


scènes répliques vers
Hermocrate 3 33 164, 5
Démochare 5 76 296
Mérope 11 78 338
Téléphonte372 4 32 204
Philoclée 11 96 390
Tyrène 3 18 69
Céphalie 8 21 53
Orphise 3 11 24, 5
Tydée et Thoas 1 6 8, 5
Amynthor373 1 1 0, 5
1548

Tableau d’apparition des personnages §


Acte I Acte II Acte III Acte IV Acte V
Hermocrate X X X
Démochare X X X X X
Mérope X X X X X X X X X X X X
Téléphonte X X X X
Philoclée X X X X X X X X X X X
Tyrène X X X
Céphalie X X X X X X X X
Orphise X X X
Tydée et Thoas X

Œuvres de Gabriel Gilbert §

Théâtre §

Marguerite de France, tragi-comédie. Paris, 1641, in-4.

Téléphonte, tragi-comédie, représentée par les deux Trouppes royalles. Paris, 1642, in-4.

Rodogune, tragi-comédie. Paris, 1646, in-4.

Hypolite ou le garçon insensible, tragédie. Paris, 1647, in-4.

Séminaris. Tragédie, représentée par la troupe royalle. Paris, 1647, in-4.

Les amours de Diane et d’Endymion, tragédie par M. G. Paris, 1657, in-12.

Chresphonte, ou le retour des Héraclides dans le Péloponèse, tragi-comédie par M.G. Paris, 1659, in-12.

Arie et Petus, ou les amours de Néron, tragédie par M. G. Paris, 1660, in-12.

Les amours d’Ovide, pastorale héroïque par M. G., Paris, 1663, in-12.

Les amours d’Angélique et de Médor, tragi-comédie par M.G., Paris, 1664, in-12.

Les intrigues amoureuses, Paris, 1667, in-12.

Le Courtisan parfait, tragi-comédie par Monsieur D.G.L.B.T., Grenoble, 1668, in-12.

Les Peines et les plaisirs de l’amour, pastorale. Paris, 1672, in-4.

Prose et poésie §

Panégyrique des dames, dédié à Mademoiselle, Paris, 1650, in-4.

L’Art de plaire. À la Sérén. Reyne de Suède. S. I., Paris, 1651, in-12.

À la Reyne de Suède, panégyrique. Paris, 1653

Poème à la Sérén. Reyne de Suède, fait en l’an 1651, 1655, in-12.

Ode à son Eminence, Paris, 1659, in-12.

Les Poésies diverses de M. G., secrétaire des commandemens de la Reyne de Suède et son Résident en France, Paris, 1661, in-12, 2 vol.

Les Pseaumes en vers françois, Paris, 1680, in-12.

Cinquante Pseaumes de David mis en vers françois par M.G. Seconde édition, reveue et augmentée du Décalogue et du Cantique de Siméon, Paris, 1680, in-12.

Bibliographie §

Sources §

Antérieures au XVIIe siècle §

Aristote, La Poétique, éd. Michel Magnien, Paris, Le Livre de Poche, 1990.
Cavallerino Antonio, Telephonte, Modène, 1583.
Cicéron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, 1964.
Euripide, Théâtre. Tome quatrième, édition Henri Berguin et Georges Duclos, Paris, Classiques Garnier, 1954.
Liviera Gio-Battisto, Cresphonte, Padoue, 1588.
Torelli Pomponio, Merope, Parme, 1598.

XVIIe siècle §

De Gabriel Gilbert §
Marguerite de France, tragi-comédie. Paris, 1641, in-4°, VIII-112 p.
Rodogune, tragi-comédie. Paris, 1646. In-4°, VIII-96 p.
Hypolite, ou le garçon insensible, tragédie. Paris, 1647. In-4°, VIII-126 p.
Séminaris. Tragédie, représentée par la troupe royalle. Paris, 1647. In-4°, X-115 p.
Chresphonte, ou le retour des Héraclides dans le Péloponèse, tragi-comédie par M. G. P., Paris, 1659. In-12°, XII-72 p.
Autres §
Aubignac François Hédelin (abbé d’), La Pratique du Théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001.
Boursault, La Satyre des satyres, Paris, 1667.
Chapelain Jean, Lettres, éd. Tamizey de Larroque, Paris, 1880-1883.
Chapelain Jean, Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter, Paris, Droz, 1936 ; nouvelle édition par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007. p. 283-284.
Corneille Pierre, Oeuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard – Bibliothèque de la Pléiade, 1980.
De la Chapelle Jean, Téléphonte, Paris, 1683.
Loret, La Muze historique, Paris, 1659.
Mahelot, Laurent, Le Mémoire de Mahelot, éd. Pierre Pasquier, Paris, Champion, 2005.
Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard – Bibliothèque de la Pléiade, 2010.
Parfaict, Claude et François, dits Les Frères Parfaict, Histoire du Théatre François depuis ses origines jusqu’à présent, Paris, Le mercier et Saillant, 1734-1749.
Rapin René (le P.), Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des Poètes anciens et modernes (1674), Genève, Droz, 1970.
Les continuateurs de Loret, Paris, 1882.

XVIIIe siècle §

Arckonheltz, Mémoires concernant Christine, reine de Suède …, Amsterdam, 1751-1760.
Beauchamps, Recherches sur les Théâtres de France, Paris, 1735.
Goujet, Bibliographie françoise et histoire de la littérature françoise, Paris, 1756.
Lagrange-Chancel, Amasis, Paris, 1701.
Le Long, Bibliographie historique de France, Paris, 1775.
Maffei, Merope, Modène, 1713.
Phérotée de la Croix A., L’art de la poësie françoise, ou la Methode de connoitre et de faire toute sorte de vers. Avec un petit recueil de pieces nouvelles, qu’on donne par maniere d’exemple…, Paris, chez Thomas Amaulry 1675.
Voltaire, Mérope, Paris, 1744. Dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque de la Pléiade - Gallimard, 1973, tome I.

Instruments de travail §

Bibliographies §

Cioranescu Alexandre, Bibliographie de la littérature française du XVIIème siècle, Paris, Éd. du Centre national de la recherche scientifique, 1969 (2e édition).
Klapp Otto, Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann.
Rancœur René, Bibliographie de la littérature française, Paris, A. Colin, 1963-2008.

Dictionnaires §

Du XVIIe siècle §
Académie Française, Dictionnaire, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.).
Furetiere Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.).
Moreri Louis, Le Grand dictionnaire historique ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Paris, chez les Libraires associés, 1759.
Nicot Jean, Le trésor de la langue française tant ancienne que moderne, Paris, 1606.
Richelet Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise.... avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.).
Modernes §
Dictionnaire de biographie française, sous la direction de M. Prevost, Roman d’Amat, H. Tribout de Morembert, tome XVI, Paris, Librairie Letouzez et Aré, 1985.
Corvin Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991.
Gaffiot Félix, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 2000.
Grimal Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.

Grammaires §

Forestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Éditions Nathan, 1993.
Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998.
Haase A.,Syntaxe française du XVIIème siècle, Paris, Delagrave, 1975.
Sancier-Château Anne, Introduction à la langue du XVIIe siècle, 2 vol., Paris, Armand Colin, 2005 (réédition).

Études §

Ouvrages généraux §

Adam Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe Siècle. Tome I : L’époque d’Henri IV et de Louis XIII, Paris, Albin Michel, 1997 (rééd.).
Bénichou Paul, Morales du Grand Siècle, Paris, Gallimard, 1948.
Haag, Eugène et Em., La France Protestante, Paris, 1846-1858.
Kibédi Varga, Aron, Rhétorique et littérature, Éléments de structures classiques, Paris, Didier, 1970.

Lebrun François, Le 17ème siècle, Paris Armand Colin, 1967.

Saint-Marc de Girardin, Cours de littérature dramatique, ou De l’usage des passions dans le drame, t.2, Paris, Charpentier et Cie, 1870.
Timmermans Linda, L’accès des femmes à la culture (1598-1715). Un débat d’idées de Saint François de Sale à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I, Paris, Belin, 1996.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre II, L’école du spectateur, Paris, Belin, 1996.

Sur le théâtre du XVIIe siècle §

Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001.
Barbafieri Carine, Atrée et Céladon : la galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
Deierkauf-Holsboer S. Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, vol. 2, Paris, Nizet, 1968-1970.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1996.
Forestier Georges, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
Forestier Georges, La tragédie classique: Passions tragiques et règles classiques, Paris, PUF, 2010.
Fournel Victor, Les Contemporains de Molière, Paris, 1875.
Guichemerre Roger, La Tragi-comédie, Paris, PUF, 1981.
Howe Alan, Le théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Paris, Centre historique des Archives nationales, 2000.
Lancaster, Henry Carrington, A history of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942. « Part II, Period of Corneille ».
Lanson, Gustave, Esquisse d’une histoire de la tragédie française, Paris, Honoré Champion, 1954.
Mazouer Charles, Le Théâtre français de l’âge classique. I. Le premier XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2006.
Morel Jacques, Agréables mensonges, essais sur le théâtre français du XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1991.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Paris, Librairie Nizet, 2001.
Stegmann André, L’héroïsme cornélien. Genèse et signification, Paris, Armand Colin, 1968.

Sur l’auteur et la pièce §

Pellet Eleanor J., A forgotten French dramatist. Gabriel Gilbert (1620 ? -1680 ?), Baltimore, Johns Hopkins Press, 1931.