Molière chez Ninon ou Le siècle des grands hommes.
Pièce épisodique en prose et en cinq actes.

Par Madame DE GOUGES

A PARIS,
Chez : L’AUTEUR, rue et Place du Théâtre François
CAILLEAU, Imprimeur-Librairie, rue Gallande, N°.64
M. DCC. LXXXVIII.
Avec Approbation et Privilège du Roi.

Édition critique établie par Céline Grihard dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2013-2014)

Introduction §

Au milieu du XVIIe siècle, dans le quartier du Marais, rue des Tournelles, la courtisane Ninon de l’Enclos tenait un salon fréquenté par les honnêtes gens de Paris, qui s’y adonnaient aux plaisirs suivant les lois de la galanterie. Dans sa pièce épisodique Molière chez Ninon ou le siècle des Grands Hommes, Olympe de Gouges met en scène cette courtisane, qu’elle admire, parmi ses amis le temps d’une journée, durant laquelle elle rassemble les événements de sa vie qu’elle juge les plus importants. Elle l’entoure notamment de Molière, de Scarron ou du Grand-Condé. Elle célèbre ces grands hommes et présente Ninon de l’Enclos comme un modèle pour les femmes. Olympe de Gouges écrit Molière chez Ninon à la fin de l’année 1787 et obtient une lecture à la Comédie-Française en février 1788. La pièce n’étant pas reçue, elle la publie en 1788 et l’intègre en même temps au troisième volume de ses Œuvres.1

Olympe de Gouges et son œuvre §

Olympe de Gouges naquit Marie Gouze le 7 mai 1748 à Montauban. Sur les registres de baptême son père était Pierre Gouze, un boucher, et sa mère Anne-Olympe Mouisset : « Marie Gouze, fille légitime de Pierre Gouze, boucher, et de Anne-Olympe Mouisset, mariés, de cette paroisse, née le septième may mil-sept-cent-quarante-huit, fut baptisée le lendemain ». Anne-Olympe Mouisset et Pierre Gouze se marièrent le 31 décembre 1737 à Montauban. Cependant d’après Olympe de Gouges elle-même, elle serait en fait la fille de l’auteur Jean-Jacques Lefranc de Pompignan (1709-1784), dont Anne-Olympe Mouisset était à la fois la filleule et la maîtresse. Dans son Mémoire de Madame de Valmont contre l’ingratitude et la cruauté de la famille de Flaucourt, Olympe de Gouges semble parler de sa propre histoire et écrire son propre mémoire en remplaçant les vrais noms par des personnages fictifs. Elle devient ainsi Madame de Valmont et nomme Lefranc de Pompignan « marquis de Flaucourt ». C’est dans cet ouvrage, composé surtout de correspondances et publié après la mort de Lefranc de Pompignan, qu’elle annonce qu’elle est en fait sa fille. Selon Olivier Blanc il est probable qu’elle soit bien la fille de l’auteur de Didon, notamment parce que cela était de notoriété publique. Olympe de Gouges avait un frère, Jean, et une sœur, Jeanne. Son parrain était un ouvrier nommé Jean Portié et sa marraine, Marie Grimal, serait une nièce de Lefranc de Pompignan d’après elle. Le 28 décembre 1756 Jeanne, sa sœur aînée, avait quinze ans et épousa un « professeur en comptes » Pierre Reynard. Le couple s’installa à Paris avec leur première fille, Jeanne-Olympe. Ils eurent ensuite deux autres enfants. Marie Gouze, quant à elle, fut mariée le 24 octobre 1765, alors qu’elle avait seize ans, à Louis-Yves Aubry, qui appartenait probablement à une famille de restaurateur, selon Olivier Blanc. Ils eurent un fils, Pierre, qui naquit le 29 août 1766. En novembre de la même année, Louis-Yves Aubry mourut, et Marie Aubry décida de ne pas se remarier. Elle partit rejoindre sa sœur à Paris. Elle se fit alors appelée « Olympe de Gouges », ne souhaitant pas garder le nom de son mari, qu’elle n’aimait pas, et parce qu’Olympe était le nom de sa mère et qu’elle le trouvait « céleste » selon Olivier Blanc. « Gouges » est sans doute une forme de son nom de famille qui pouvait s’écrire « Gousse », « Gouges » ou « Gouge ». À Paris, Olympe de Gouges eut une relation avec Jacques Biétrix de Rozières qui l’aidait financièrement et dont elle aurait eu une fille, Julie, morte avant la Révolution selon Olivier Blanc. Elle devint une femme galante fréquentant de nombreux salons, faisant notamment la connaissance de la famille d’Orléans et de la marquise de Montesson, qui l’aurait par la suite introduite auprès des comédiens français. Selon les auteurs du Petit Dictionnaire des Grands Hommes, elle aurait été connue en tant que courtisane, étant considérée comme l’une des plus belles femmes de Paris.

Olympe de Gouges admirait Rousseau et s’est souvent inspiré de ses théories, notamment dans Le Bonheur primitif de l’homme, ou les rêveries patriotiques publié en 1789, où, comme de nombreux philosophes des lumières, elle imagine une fiction des origines de l’homme, de ses vices et de la société. Elle présente ce texte en se distinguant des autres philosophes :

D’après ces observations, on peut douter des lois et des mœurs des premiers hommes, puisque les plus éclairés n’ont point été d’accord à ce sujet. Je veux moi, ignorante, essayer de m’égarer comme les autres. Et qui sait si je ne rencontrerai point la vérité ?2

Cette connaissance naturelle lui permettrait d’avoir un autre point de vue que les autres et donc d’être plus proche des origines et de la vérité : « mais moi, qui me ressens de cette première ignorance, et qui suis placée et déplacée en même temps dans ce siècle éclairé, mes opinions peuvent être plus justes que les siennes [celles de Rousseau]. »3 Elle évoque souvent dans les préfaces de ses pièces ou dans d’autres textes cette ignorance et ce savoir naturel qui s’oppose au préjugé. Par exemple, dans la préface du Philosophe corrigé, elle écrit :

Heureux temps de Molière, où les mœurs étaient plus épurées, ou du moins de l’extérieur mieux observé ! On se permettait sur la scène ce qu’on ne se permettrait pas de nos jours, et moi ignorante, j’ose fronder cet absurde préjugé ; mais je suis l’élève de la nature ; je l’ai dit, je le répète, je ne dois rien aux connaissances des hommes.4

Les débuts en tant qu’auteur §

Vers l’âge de trente ans, selon Olivier Blanc, Olympe de Gouges délaissa la vie galante et commença à fréquenter des intellectuels (philosophes, auteurs dramatiques, journalistes) tels que Louis-Sébastien Mercier, qui devint l’un de ses amis les plus proches, mais aussi La Harpe, Rivarol, Marmontel, Sautereau, Caihava et Aubert, qu’elle consultait pour juger ses ouvrages selon Restif de la Bretonne. Elle fréquentait alors les salles de théâtre et d’opéra et commençait elle-même à écrire des pièces. En 1784 elle avait déjà écrit le Mémoire de Madame de Valmont et, d’après elle, une trentaine de pièces dont dix avaient « le sens commun »5. Le 28 juin 1785, grâce au soutien de Madame de Montesson et du comédien Molé, elle présenta en lecture à la Comédie-Française une pièce intitulée Zamore et Mirza ou l’Heureux naufrage qui fut reçue à corrections. Mais les comédiens retardant toujours la représentation de sa pièce Olympe de Gouges s’impatienta jusqu’à déclencher une querelle que nous développerons par la suite. Néanmoins, trois représentations ont eu lieu du 28 décembre 1789 à janvier 1790. Cette pièce fut publiée d’abord dans le troisième volume des Œuvres d’Olympe de Gouges de 1788, puis en 1792 sous le titre L’Esclavage des Noirs, ou l’Heureux naufrage. Dans cette pièce, l’auteur défend l’abolition de l’esclavage. Elle faisait d’ailleurs partie de la Société des Amis des Noirs, un mouvement abolitionniste de 1789. Elle écrivit en 1784 une pièce inspirée du Mariage de Figaro de Beaumarchais, qu’elle intitula Le Mariage inattendu de Chérubin. Elle la fit parvenir à Beaumarchais mais celui-ci la jugea « insoutenable, dénuée de talent dramatique, sans ordre, sans plan » et affirma que le but moral n’avait pas été respecté. Olympe de Gouges se préparait pourtant à la faire jouer à la Comédie Italienne, mais Beaumarchais et la Comédie-Française en interdirent la représentation. Olympe de Gouges publia donc sa pièce en 1786 sous le titre Les Amours de Chérubin, puis en 1788, dans ses Œuvres sous le titre Le Mariage inattendu de Chérubin. Elle écrivit une brochure intitulée Réminiscences où elle attaquait Beaumarchais, et qui fut lue dans de nombreux salons parisiens et également publiée dans les Œuvres. Elle publia aussi L’Homme généreux en 1786, puis, jusqu’en 1788, trois autres pièces qui parurent également dans les Œuvres : Bienfaisance ou la bonne mère, Le philosophe corrigé, ou le Cocu supposé et Molière chez Ninon, ou le siècle des Grands hommes. Elle publia aussi un roman intitulé Le Prince philosophe en 1792. Avant la Révolution, son théâtre était surtout moral.

En avril 1786, Olympe de Gouges avait le projet de partir en province pour faire une tournée avec son fils et d’autres comédiens, afin de pouvoir représenter ses pièces. Selon Olivier Blanc cette tournée aurait duré jusqu’en février 1787 parce qu’il n’y a plus de « trace de sa présence à Paris dans les archives » jusqu’à cette date. C’est à ce moment-là qu’elle s’installa face à la Comédie-Française, à « l’angle de la rue et de la place du Théâtre-Français ». À la fin de l’année 1787, elle écrivit Molière chez Ninon, ou le siècle des Grands Hommes qu’elle présenta en lecture à la Comédie-Française.

Au printemps 1788, elle envisageait de partir en Angleterre pour faire représenter ses pièces, notamment Zamore et Mirza, mais la Révolution la détourna de ce projet.

Olympe de Gouges et la Révolution §

Olympe de Gouges était très engagée dans la Révolution. Dès 1788 elle fut en effet indignée par ses constats sur la société de l’époque, notamment par les inégalités qui aboutissaient à l’oppression des femmes, des Noirs, mais aussi du peuple. En 1790, dans Les Comédiens démasqués, elle écrivait, revenant sur son passé : « Laissant-là comités, tripoteries, rôles, pièces, acteurs et actrices, je ne vois plus que plans de bonheur public ! »6 Prévoyant son départ en Angleterre, elle écrivit des Adieux aux français où elle faisait part de ses espérances pour la France :

Ah ! si je pouvais apprendre dans mon nouveau séjour que le roi de France a repris tous ses droits ; que tous les citoyens devenus égaux contribuent tous ensemble au bien public ; que le commerçant s’est remis à la tête de son commerce ; que l’ouvrier a repris son travail ; que le peuple a retrouvé sa douce émulation ; que le riche vole au secours du pauvre ; et qu’enfin cette aimable urbanité française a reparu dans la capitale et dans tout le royaume ! voilà mes souhaits ; voilà les vœux que je forme pour ma patrie.7

Elle s’indignait face à la « misère, [aux] scandales quotidiens, [à] la faiblesse du roi au milieu d’une cour un peu dégénérée »8. Elle défendait aussi la liberté d’expression et la mettait en pratique en écrivant durant toute la fin de sa vie, pendant la Révolution, de nombreux pamphlets, de nombreuses brochures et affiches et d’autres textes politiques. Son combat apparaissait également dans ses pièces de théâtre qu’elle voulait patriotiques. La publication de sa première brochure politique fut annoncée à la une du Journal Général de France, le 6 novembre 1788. Dans cette brochure intitulée Lettre au peuple, ou Projet d’une caisse patriotique, par une citoyenne, elle proposait au peuple un impôt volontaire, payé par tous les ordres de la Nation pour combler le déficit. Ce projet fut appliqué en 1789 sous la forme de dons patriotiques versés à l’Assemblée Nationale. Cependant elle restait modérée dans ses propos pour ne pas risquer la prison, mais aussi parce que ses opinions politiques étaient modérées. Malgré cette modération, elle se montra audacieuse dès le début de la Révolution en s’attaquant aux privilégiés. Ainsi elle écrivit des Remarques patriotiques également annoncées à la une du Journal Général de France le 15 décembre 1788, dans lesquelles elle proposait un programme de réformes sociales et où elle attaquait les privilégiés : « Le commerce est écrasé, une quantité innombrable d’ouvriers sont sans état et sans pain, que deviennent-ils ? Tout est arrêté, le riche impitoyable cache son argent, vil instrument de sa cupidité. » De même dans ses Adieux aux Français elle écrivait : « J’abhorre l’avarice du clergé, je déteste l’ostentation de la noblesse ; tous les deux nous ont perdus ; mais en les imitant nous les perdons tous deux avec nous »

Olympe de Gouges s’inscrivait, selon Olivier Blanc, dans « une mouvance progressiste réformatrice » qui consistait à rassembler autour du roi et à diminuer les inégalités, comme le voulaient certains nobles. Elle serait donc une « monarchiste réformatrice ». Certains l’accusaient alors d’être royaliste. Dans ses Adieux aux Français, en réponse à ces accusations elle signait : « La plus décidée royaliste, et l’ennemie mortelle de l’esclavage ». Au contraire, pour l’entourage de la Reine et pour l’aristocratie, Olympe de Gouges était une ultra-réactionnaire. Cependant, elle revendiquait le fait de n’appartenir à aucun parti. Dans sa Lettre aux Représentants de la Nation de 1790, elle écrivait :

Les uns veulent que je sois aristocrate ; les aristocrates prétendent que je suis démocrate. Je me trouve réduite comme ce pauvre agonisant à qui un prêtre rigoureux demandait à son dernier soupir :

-Êtes-vous moliniste ou janséniste ?

-Hélas, répond le pauvre moribond, je suis ébéniste. […]

Comme lui je ne connais aucun parti. Le seul qui m’intéresse vivement est celui de ma Patrie, celui de la France, de mon pays enfin.9

Comme de nombreuses femmes lors de la Révolution, Olympe de Gouges fréquentait les clubs et les tribunes de l’Assemblée, s’informant ainsi de l’actualité et des débats afin d’y puiser de nouvelles idées et de nouveaux sujets de pièces. En effet, son théâtre devint politique et s’inscrivait dans le mouvement du théâtre de la Révolution, qui mettait en scène des événements d’actualité et où les dramaturges donnaient leur opinion. Lors des débats à l’Assemblée en février 1790 pour l’abolition des vœux monastiques et la suppression des couvents, Olympe de Gouges écrivit Le Couvent, ou les Vœux forcés, où elle dénonçait l’oppression exercée sur les jeunes gens pour les pousser à prononcer leurs vœux monastiques. Après la mort de Mirabeau, le 2 avril 1991 elle écrivit une pièce en quatre actes pour lui rendre hommage, et qui fut représentée à la Comédie-Italienne en un seul acte le 14 avril : Mirabeau aux Champs Elysées. Elle prononça aussi en son honneur une oraison funèbre au café Procope. En 1792, elle commença une pièce qu’elle n’acheva pas, intitulée La France sauvée ou le tyran détrôné. En janvier 1793, à l’occasion de la victoire de Dumouriez le 21 septembre 1792 à Valmy, elle écrivit L’Entrée de Dumouriez à Bruxelles, ou les Vivandiers. Elle réagissait à l’actualité aussi dans des brochures, par exemple, après l’arrestation à Varennes du roi en fuite, le 21 juin 1791, elle en écrivit une intitulée Sera-t-il roi, ne le sera-t-il pas ?

Dans cette lutte pour l’égalité, Olympe de Gouges a particulièrement défendu les femmes. Elle considérait que l’Assemblée les avait oubliées dans sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, en septembre 1791, elle publia sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne qu’elle adressait à la Reine. Elle l’écrivit sur le modèle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en dix-sept articles et en intégrant la femme dans les principes d’égalité. Elle appelait les femmes à se battre pour leurs droits :

Femme, réveille-toi, le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers. Reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ?10

Olympe de Gouges revendiquait le droit de vote pour les femmes : puisqu’elles pouvaient être punies par la justice elles devaient aussi pouvoir voter et être élues. Ainsi une des phrases les plus célèbres de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne est : « la femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ». Cependant ce texte eut peu de succès à ce moment-là puisque la Constitution, qui venait d’être acceptée par le roi, constituait déjà un événement.

Le 1er octobre 1791, la République étant proclamée suite à la victoire de Valmy, l’Assemblée législative fut ouverte et remplaça l’Assemblée constituante. L’Assemblée législative était constituée par les Feuillants à droite, par le « Marais » et par la gauche, composée de membres du club des Jacobins, qui devinrent ensuite les Girondins. Le 10 août 1792 les Tuileries furent prises et ce fut la chute de la monarchie. La correspondance de Louis XVI et de Marie-Antoinette avec les puissances ennemies et les émigrés après la déclaration de guerre fut découverte. Le Roi fut suspendu par l’Assemblée et enfermé dans le palais du Temple avec sa famille. Olympe de Gouges se détourna alors de la monarchie pour devenir Républicaine. Elle écrivit dans Réponse à la Justification de Maximilien Robespierre : « La journée du 10, à qui nous devons tous, et le rapprochement des cœurs et des esprits, et la connaissance des perfidies d’un roi trop longtemps soutenu par la crédulité des bons citoyens, m’a dessillé les yeux ». Cependant elle s’opposait ouvertement à Robespierre et Marat. Elle dénonçait publiquement les massacres de septembre. L’Assemblée constituante remplaça la législative à partir du 21 septembre 1792. La gauche de l’Assemblée législative quitta les Jacobins, passa à droite, et ces députés devinrent les Girondins ; la gauche était constituée par les Montagnards, dirigés par Robespierre, Marat et Danton. Ils appartenaient aux Jacobins.

Olympe de Gouges accusait les Jacobins, notamment Robespierre et Marat de vouloir la dictature. Dans Les Trois Urnes, en 1793, elle écrivait : « Vois ces hommes perfides altérés de sang nous vendre aux puissances ennemies, ne jurant que par la République et n’attendant que le comble du désordre pour proclamer un roi. » Elle publiait de nombreuses affiches dans Paris contre Robespierre : Pronostic sur Maximilien Robespierre, par un animal amphibie le 5 novembre 1792, signée « Polyme », l’anagramme d’Olympe, et Réponse à la justification de Maximilien Robespierre par exemple. Olympe de Gouges se disait républicaine, mais elle restait modérée dans ses opinions politiques et soutenait la Gironde comme la plus grande partie de la bourgeoisie dont certains de ses amis, comme Condorcet, faisait partie. Le procès de Louis XVI débuta le 10 décembre 1792 et le 15, Olympe de Gouges se porta volontaire pour le défendre dans une lettre à l’Assemblée qui resta sans réponse. Elle tenta d’empêcher sa mort, comme Mercier, dans l’Arrêt de mort que présente Olympe de Gouges contre Louis Capet, mais Louis XVI fut guillotiné le 21 janvier 1793. Olympe de Gouges craignait de nouveaux massacres et une nouvelle insurrection du peuple.

Mort d’Olympe de Gouges §

Le 20 juillet 1793, alors que l’afficheur Meunier devait placarder son affiche Les Trois Urnes ou le salut de la patrie par un voyageur aérien dans Paris, Olympe de Gouges apprit qu’il ne voulait plus le faire. Elle trouva avec son éditeur, Jean-Pierre Costard, un jeune colporteur qui accepta d’afficher ses tracts, mais ils se firent arrêter par les gardes nationaux, dénoncés par Meunier et sa fille. Le colporteur, Trottier, fut vite libéré, Costard fut relâché après quelques explications. Olympe de Gouges quant à elle subit un interrogatoire durant lequel elle reconnut être l’auteur de l’affiche Les Trois Urnes, puis elle fut enfermée, selon Olivier Blanc, dans la cellule 10 du second étage de la Mairie, sous la garde d’un gendarme. Elle se plaignit de ses conditions de détention dans une affiche, qu’elle parvint à diffuser à l’extérieur grâce à un visiteur de sa partenaire de cellule. Dans cette affiche, intitulée Olympe de Gouges au Tribunal révolutionnaire, elle attaquait Robespierre et faisait remarquer que son arrestation était contraire à l’article 7 de la Constitution sur la liberté d’opinion. Elle publia une autre affiche, intitulée Une patriote persécutée, pour rappeler ses actions en faveur de la Révolution et son patriotisme. Le 6 août, elle fut interrogée à huis-clos par Fouquier-Tinville, qui lui reprochait de « vouloir semer la discorde », d’après Olivier Blanc, parce qu’elle enfreignait la loi interdisant de proposer un nouveau gouvernement ou de soutenir la royauté, alors que la République était adoptée. En effet, dans Les Trois Urnes, elle proposait que les députés choisissent par un vote un des trois types de régimes :

Trois urnes seront placées sur la table du président de l’assemblée, portant chacune d’elle cette inscription : « Gouvernement Républicain », « Gouvernement Fédéral », « Gouvernement Monarchique ». Le président proclamera au nom de la Patrie en danger le choix libre et individuel de l’un de ces trois gouvernements […] la majorité doit l’emporter.11

De cette manière elle remettait en cause le gouvernement Républicain. Elle choisit Tronson-Ducoudray, qui avait défendu Charlotte Corday, pour la défendre. Lors de la loi des suspects, de nombreux prisonniers furent guillotinés, mais des amis d’Olympe de Gouges obtinrent qu’elle fût transférée dans une maison de santé. En octobre, le procès de Marie-Antoinette débuta la longue série des grands procès politiques de novembre et de décembre. C’était alors le début de la Terreur, avec la condamnation à mort de vingt-et-un Girondins, et la répression des possibles trahisons par l’application de la loi sur les propos et les écrits contre-révolutionnaires. Olympe de Gouges fut jugée le 2 novembre au Tribunal Révolutionnaire pour avoir « composé et fait imprimer des ouvrages qui ne peuvent être considérés que comme attentat à la souveraineté du peuple puisqu’ils tendent à mettre en question ce sur quoi il a formellement exprimé son vœu. ». Elle n’avait pas d’avocat, Tronson-Ducoudray ayant refusé de la défendre, et, devant son étonnement, Herman lui aurait dit : « Vous avez suffisamment d’esprit pour vous défendre seule ». Olympe de Gouges se défendit donc seule et Olivier Blanc raconte que, selon un témoin, elle cherchait le soutien du public par des gestes montrant que les accusations étaient sans fondements et elle les justifiait avec éloquence, démontrant son patriotisme. Ainsi lorsqu’on la poussa à accuser son fils de complicité, elle répondit en s’adressant au public : « Je suis femme, je crains la mort, je redoute votre supplice mais je n’ai point d’aveux à faire, et c’est dans mon amour pour mon fils que je puiserai mon courage. Mourir pour accomplir son devoir, c’est prolonger sa maternité au-delà du tombeau ! » Elle aurait aussi déclarée avant la sentence : « Mes ennemis n’auront pas la gloire de voir couler mon sang : je suis enceinte et donnerai à la République un citoyen ou une citoyenne ! » Elle pouvait avoir été mise enceinte lors de son séjour à la maison de santé car une certaine liberté était laissée aux pensionnaires. Toutefois, de nombreuses femmes prétendaient être enceintes pour tenter d’éviter la condamnation à mort. Malgré cette déclaration, Olympe de Gouges fut condamnée à la peine capitale. Elle fut néanmoins auscultée par deux médecins et une sage-femme, mais ils dirent ne pas pouvoir se déclarer étant donné le moment où sa grossesse aurait, selon elle, débutée. Fouquier-Tinville ordonna que l’exécution se déroulât dans les vingt-quatre heures, affirmant qu’elle n’avait été enfermée qu’avec des femmes. Elle fit ses adieux à son fils dans une lettre qu’elle écrivit dans la nuit du 2 au 3 novembre. Olympe de Gouges fut exécutée le 3 novembre, vers cinq heures du soir selon un spectateur, comme le rapporte Olivier Blanc. D’après Des Essarts, ses dernières paroles auraient été : « Enfants de la Patrie, vous vengerez ma mort ! ».

Origine de Molière chez Ninon §

Contexte artistique §

Au XVIIIe siècle, les « Lumières » cherchèrent à transformer le théâtre de l’époque classique. De nouveaux thèmes et un nouveau personnel dramatique furent créés. Les philosophes et les dramaturges du XVIIIème, notamment Denis Diderot et Louis-Sébastien Mercier, ami proche d’Olympe de Gouges, se fondèrent sur le modèle grec pour définir un nouveau théâtre qui devait avoir un rôle institutionnel et un but moral. Il devait être réaliste, représenter la société et être compris par tous. Les philosophes des Lumières utilisèrent ainsi le théâtre pour diffuser leurs idées. En effet selon Mercier le poète dramatique « tient en main le gouvernail de l’opinion publique »12 grâce aux effets que sa pièce doit produire sur le spectateur pour le faire participer au spectacle. Le dramaturge doit mettre en scène des tableaux réalistes afin d’émouvoir le spectateur. Ainsi Diderot définissait le tableau au théâtre comme un moyen de plaire au spectateur : « Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau »13. Le début du Nouvel essai sur l’art dramatique de Mercier pourrait synthétiser cette nouvelle vision du théâtre :

Le Spectacle est un mensonge ; il s’agit de le rapprocher de la plus grande vérité : le Spectacle est un tableau ; il s’agit de rendre ce tableau utile, c’est-à-dire de le mettre à la portée du plus grand nombre, afin que l’image qu’il présentera serve à lier entre eux les hommes par le sentiment victorieux de la compassion et de la pitié. Ce n’est donc pas assez que l’âme soit occupée, soit même émue ; il faut qu’elle soit entraînée au bien, il faut que le but moral, sans être caché ni trop offert, vienne saisir le cœur et s’y établisse avec empire.14

Dans son théâtre moral écrit avant la Révolution, et donc dans Molière chez Ninon, Olympe de Gouges, qui était proche de Mercier, a probablement appliqué cette réflexion théorique sur un théâtre moral, réaliste, qui devait émouvoir le public. D’ailleurs, dans la préface de la pièce, elle écrivait : « avoir dépouillé l’Histoire des faits les plus intéressants, et les avoir mis en action, sans oublier la plus petite circonstance ; et n’ayant pas perdu de vue le but moral, je me crus, je l’avoue, un talent distingué ». Elle a cherché à être réaliste en s’inspirant des Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos d’Antoine Bret, pour mettre en scène chaque anecdote de la vie de Ninon de l’Enclos, telle qu’elle était connue à l’époque.

La querelle avec les comédiens français §

La querelle entre Olympe de Gouges et la Comédie-Française est à l’origine de sa pièce Molière chez Ninon. Le 28 juin 1785, Olympe de Gouges, recommandée à la Comédie-Française par son amie madame de Montesson, y présenta une de ses premières pièces, intitulée Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage. Le comédien Molé, qui soutenait l’auteur, en fit si bien la lecture que la pièce fut reçue à corrections, avec, selon Olivier Blanc, quatre acceptations, neuf corrections et aucun refus. Après les corrections, le drame fut reçu à l’unanimité le 8 juillet 1785. Cependant les comédiens ne la jouèrent pas immédiatement et Olympe de Gouges s’impatienta. Elle leur envoya des cadeaux, puis elle écrivit une pièce en un acte, Lucinde et Cardénio, ou le Fou par amour, qu’elle présenta à la Comédie-Italienne. La pièce fut reçue mais les comédiens italiens demandèrent à l’auteur de la réécrire en trois actes. Molé en fut informé et persuada Olympe de Gouges de présenter sa pièce en un acte à la Comédie-Française. Cependant les comédiens la refusèrent parce que, selon Olympe de Gouges, elle « avai[t] oublié de rendre une visite préalable aux dieux des coulisses, et de [se] prosterner aux pieds des déesses »15. Olympe de Gouges se plaignit à ses amis des « sarcasmes » des comédiens français, et l’un d’eux, le chevalier de Cubières selon elle, leur répèta ses paroles. Le lendemain elle rencontra Florence, le semainier perpétuel de la Comédie-Française, qui, comme elle le raconte dans Les Comédiens démasqués, lui aurait dit : « La comédie française est instruite des propos que vous avez l’audace de tenir sur son compte : elle a décidé de ne plus recevoir à l’avenir aucune de vos pièces, et de ne jamais jouer celles qu’elle a reçues. » S’en suivit une série de lettres entre les comédiens français et Olympe de Gouges, qu’elle retranscrit en partie dans Les Comédiens démasqués et dans la préface de Molière chez Ninon. Dans la lettre qu’elle écrivit à la suite de la rencontre avec Florence, elle explique qu’il lui avait annoncé que la Comédie ne jouerait plus ses pièces et elle cite un « bon mot connu », qui déclencha définitivement la querelle : « un mauvais cheval peut broncher, mais non pas toute une écurie. » La Comédie supprima alors Zamore et Mirza de son répertoire et retira à Olympe de Gouges ses entrées. Les comédiens tentèrent également de la faire emprisonner mais n’y parvinrent pas. Ses amis, madame de Montesson, le chevalier de Cubières et Molé la réconcilièrent avec les comédiens, mais après deux ans, ils n’avaient toujours pas joué sa pièce. L’auteur leur écrivit donc une nouvelle lettre en 1787 pour leur demander la permission de la faire imprimer afin de « pressentir le goût du public » et de « l’offr[ir] à la censure des journalistes ». La Comédie accepta mais elle ne publia Zamore et Mirza qu’en 1788 sous le titre Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage. En effet, alors qu’elle s’apprêtait à l’imprimer, la Comédie lui fit savoir qu’elle avait changé d’avis et qu’elle lui donnait un tour dans sa programmation, parce que « la demoiselle Contat et d’autres premiers emplois partaient pour la province »16. Sa pièce allait bientôt être représentée mais l’actrice Mademoiselle Olivier, qui jouait probablement Mirza, mourut. La représentation fut annulée et la pièce oubliée. Olympe de Gouges écrivit alors une lettre à Mademoiselle Contat, où elle se plaignait que la Comédie « a détruit ses règlements, en faisant passer La Maison de Molière avant [elle], quoiqu’elle ait été reçue un an après [son] drame ». En effet, lorsque la Comédie-Française recevait de nouvelles pièces, elle les ajoutait à son répertoire et les mettait normalement en scène dans l’ordre de réception. La Maison de Molière est une pièce de Louis-Sébastien Mercier représentée le 20 octobre 1787. Mademoiselle Contat répondit à Olympe de Gouges au nom de la Comédie-Française : « ses règlements ne sont point arbitraires, et vous pouvez les consulter et réclamer si vos droits sont certains. Elle a pu croire que le nom de Molière en tiendrait lieu, et n’a pu deviner que cette justice de son respect excitât un murmure. » Olympe de Gouges se défendit dans une autre lettre : « Personne ne me soupçonnera capable de dégrader le nom de Molière, excepté des gens ridicules et sans caractère. » Elle fit une nouvelle tentative auprès de Madame Bellecourt pour faire représenter son drame. Elle reproduit dans Les Comédiens démasqués la lettre qu’elle lui a écrite et la réponse de l’actrice, qui lui reprochait aussi d’attaquer Molière : « Quant à la Maison de Molière, fût-elle aussi mauvaise qu’elle nous le paraît, elle porte un nom sacré pour tous les Français, je dirais plus, pour l’Europe entière ; et je vous assure, Madame, que, depuis les plus savants littérateurs, jusqu’aux plus ignorants barbouilleurs de papier, aucun hors vous n’a trouvé extraordinaire l’hommage que nous avons rendu à cet homme immortel ». Dans la préface de Molière chez Ninon, écrite avant Les Comédiens démasqués, Olympe de Gouges retranscrit également cet extrait de la réponse de Madame Bellecourt, à quelques différences près. Elle y parle de sa correspondance avec ces deux actrices : « d’après les principes de Mademoiselle Contat, de Madame Bellecourt, et les prétendus règlements inébranlables de la Comédie-Française ; je cherchai dans mon esprit quel moyen je pourrais trouver pour me la rendre favorable ». C’est cette querelle qui lui inspira le sujet de Molière chez Ninon.

Sujet de Molière chez Ninon §

Suite à cette querelle avec Mademoiselle Contat et Madame Bellecourt et à leurs accusations, Olympe de Gouges eut l’idée du sujet de Molière chez Ninon. Dans la préface, elle explique :

Bientôt mon imagination me fournit le plan de Molière chez Ninon. J’avoue sincèrement que ce fut dans un rêve que j’achevai de le concevoir. A peine ai-je traité ce sujet, qu’enthousiasmée de moi-même, je n’eus plus devant mes yeux les mauvais procédés de la Comédie. En faveur de Molière, je les oubliai tous, et je me figurais que la Comédie, à son tour, prendrait le plus grand intérêt à la Pièce qu’elle doit jouer, et pour celle que j’allais lui offrir, qui portait un nom sacré pour elle.

Avec ce sujet, elle espérait à la fois se réconcilier avec les comédiens français et avoir enfin une pièce représentée à la Comédie-Française : « s’il est vrai que tout ce qui porte le nom de Molière est respecté pour eux, ils recevront ma Pièce, quand elle serait détestable, pour l’amour de ce Grand-Homme seulement. Tout autre que moi aurait pensé de même. Voilà comme je colorais mes rêveries et mes espérances auprès des Comédiens Français. » Elle avait déjà tenté de se défendre des accusations des comédiennes dans sa réponse à Madame Bellecourt :

Quant à la maison de Molière, qui vous a dit, madame, que je trouve cette pièce si mauvaise, et qui peut vous inspirer une semblable imprudence ? J’aime cet ouvrage et j’en estime l’auteur ; et les applaudissements que j’ai donnés à sa représentation ne sont nullement équivoques, non plus que mon opinion. […] Quant au nom de Molière, personne, excepté la comédie, ne me croira assez bornée pour ne pas savoir le révérer au moins comme tout le monde, si je n’ai pas le talent de l’apprécier particulièrement.17

La pièce Molière chez Ninon semble ainsi être un moyen pour elle de prouver sa bonne foi. Dans Les Comédiens démasqués, elle présente sa pièce à la Comédie ainsi :

Sans pouvoir deviner la cause qui m’avait mérité une inimitié si manifestée de votre part, j’ai cherché depuis six ans tous les moyens de l’éteindre, et je n’ai fait que l’allumer de nouveau. Molière m’est apparu dans un songe ; « mon nom seul, m’a-t-il dit, doit te raccommoder à jamais avec la comédie française. Voici le plan que je vais te donner : fais-moi trouver chez l’incomparable Ninon ; transporte-moi avec son aimable société sur la scène de ses jours. Suis-le, me dit-il, je te promets que la comédie reviendra sur ton compte, ce qu’elle te saura bon gré des nouveaux efforts que tu prends pour lui plaire ». Des personnes consommées dans la littérature m’ont assurée cette production bonne ; mais elle n’a point encore obtenu votre suffrage, et l’on peut douter du succès : je me borne donc à obtenir une prochaine lecture en faveur du nom qu’elle porte.18

Cette lettre est semblable à la lettre « à la Comédie » qu’elle reproduit dans sa préface de Molière chez Ninon, mais le ton est différent. Dans la lettre de la préface la colère d’Olympe de Gouges envers la Comédie se fait sentir. Elle commence sa lettre ainsi :

Après une quantité de Pièces sans intrigues que vous jouez, j’avais cru devoir espérer, sans prévention, que la Comédie ouvrirait les yeux sur l’action, et sur l’intérêt de mon Drame, qui est écrit, je l’avoue, avec plus de naturel que d’élégance : il semble même que le Public est fatigué d’entendre, et de ne point sentir ; j’ai cru entrevoir que la Comédie avait pour moi une haine implacable.

Il est probable que ce soit la même lettre retranscrite différemment par Olympe de Gouges. En attribuant l’idée de sa pièce à un « songe » dans lequel Molière lui serait « apparu », elle présente sa pièce comme directement inspirée par Molière, lui donnant ainsi une légitimité, probablement dans le but d’inciter les comédiens à la recevoir.

Ainsi le sujet de la pièce serait, comme l’indique le titre, Molière chez Ninon, c’est-à-dire une partie de la vie de Molière, lorsqu’il rend visite à Ninon de l’Enclos. En effet dans le titre, Molière est placé en position de sujet et donc de personnage principal, alors que Ninon est en position de complément. Cependant le personnage principal est plutôt Ninon parce qu’elle prononce la plus grande partie des répliques, et que c’est autour d’elle que l’action est centrée. Le sujet de la pièce est en fait la société de Ninon. Olympe de Gouges célèbre Ninon de l’Enclos dans sa pièce, elle cherche ainsi à montrer ses qualités grâce aux différents épisodes, aux différents tableaux qu’elle met en scène. Vraisemblablement Olympe de Gouges admirait déjà Ninon de l’Enclos et savait que Molière faisait partie de ses amis. Comme elle voulait écrire une pièce sur Molière pour s’attirer les faveurs de la Comédie, elle a probablement eu l’idée de le mettre en scène parmi la société de Ninon. Il fallait aussi qu’il apparaisse dans le titre. Elle écrit ainsi sa première pièce représentant des personnages historiques.

Réception de Molière chez Ninon §

Le jugement des comédiens français    
lors de la lecture de la pièce §

Malgré les efforts d’Olympe de Gouges pour plaire aux Comédiens, ceux-ci n’ont pas reçu sa pièce. Dans sa postface, elle fait le récit de la lecture selon son point de vue. Elle décrit les réactions des comédiens, qui profitaient du « ferraillement » d’une porte pour se distraire et ne plus écouter la lecture, puis elle retranscrit leurs bulletins. Elle évoque leur hypocrisie :

Ils paraissaient agir avec tant de franchise, que je faillis être dupe un moment de leur fausseté, surtout quand l’intègre M. des Essarts me demanda si c’était à lui que je désignais le rôle de Dégypto. J’eus la simplicité de lui répondre que, puisqu’il me le demandait, je ne voyais personne plus propre que lui à posséder la caricature qui convenait au Berger Coridon.

Dans la préface elle dénonce l’absence de la plupart des comédiens le jour où la lecture était initialement prévue : « Le Mercredi, je me rends à la Comédie avant onze heures, une heure était sonnée, que le nombre de treize n’était pas encore arrivé ; on trouva le prétexte que le voyage de Versailles faisait dormir tard » Olympe de Gouges souhaite ainsi démontrer que les comédiens sont injustes, qu’ils ont refusé sa pièce sans la juger objectivement, à cause de leur querelle :

C’est au Public à juger si la Comédie Françoise a bien fait de refuser cette Pièce, et si je suis dans mon tort de m’en formaliser. Mais je puis lui protester que si elle m’avait présenté quelques raisons puissantes qui la privaient de la recevoir, je ne m’en serais jamais plainte et je ne l’aurais pas même faite imprimer ; mais comme mon Ouvrage et sa conduite attestent l’injustice de son refus, j’ai lieu d’espérer le suffrage du Public, et son estime pour cette Pièce.

Olympe de Gouges s’en remet donc au jugement du public, qui sera forcément bon selon elle, d’autant plus que d’autres auteurs ont jugé sa pièce favorablement : « Quel est le véritable Français qui ne reverra pas cette aimable Société avec enthousiasme, surtout les Gens de Lettres, ce parfait unisson des Arts et des talents, des Princes et des Grands, qui formait l’incomparable Société de Mademoiselle de Lenclos ! »

Dans ses Mémoires, Fleury raconte aussi la querelle entre les comédiens et Olympe de Gouges19. Après avoir parlé de la dispute concernant Zamore et Mirza, il raconte le moment ou Olympe de Gouges a présenté Molière chez Ninon en lecture à la Comédie-Française. Il présente la pièce ainsi :

Dans ce cadre étendu [de cinq actes], venaient se placer assez naturellement tous les personnages marquants du siècle de Louis XIV. La Comédie aurait voulu trouver la pièce excellente, pour offrir à l’auteur un mezzo termine : la blanche Ninon aurait ainsi remplacé l’éthiopienne Mirza au noir luisant d’ébène.

Il justifie son absence et celle de Mademoiselle Contat lors de la lecture : « Contat et moi nous dispensâmes d’y aller : nous connaissions l’auteur ; nous craignions sa portée dramatique, et, dans tous les cas, comme il était impossible qu’avec une telle imagination il n’y eût pas différent littéraire, nous voulûmes éviter d’y figurer. »

La postface de la pièce aurait d’abord circulé dans les salons selon Fleury. Il en recopie, dans ses Mémoires, la partie où Olympe de Gouges retranscrit les bulletins des comédiens en la qualifiant de « comique compte-rendu ». Il précise aussi que le volume des Œuvres d’Olympe de Gouges qui contient Molière chez Ninon, c’est-à-dire le troisième publié en 1788, aurait été tiré à cinquante exemplaires.

Dans sa postface, Olympe de Gouges dit ne pas s’être « port[ée] à quelque excès » après le refus de sa pièce par les comédiens, mais Fleury la contredit en affirmant qu’elle était en fait « fort en colère ». Fleury précise néanmoins que refuser une pièce est toujours difficile en particulier lorsque l’auteur revient demander pourquoi sa pièce n’a pas été reçue : « C’est pour nous une souffrance intolérable ; c’est même souvent un sujet de colère contre l’indiscret qui, pour ainsi dire, nous force à renouveler un mauvais compliment. » Il raconte à ce propos une anecdote qui aurait eu lieu à la sortie de la lecture de Molière chez Ninon et qu’Olympe de Gouges n’évoque pas dans sa postface. Elle aurait eu une altercation avec le comédien Des Essarts. Celui-ci lui aurait expliqué ce qu’il pensait de sa pièce : « Votre Ninon est une bégueule ; votre Molière un complaisant ; vos domestiques parlent trop bien ; vos maîtres parlent trop mal : personne ne dit ce qu’il doit dire, et tous disent trop. Votre Dégypto est un vieil imbécile… ». Ce à quoi Olympe de Gouges répond « un gros imbécile » en « faisant de l’œil le tour de la vaste corpulence de Des Essarts, plaçant sa main comme lorsqu’on veut mettre le rayon visuel à l’abri de la lumière, pour mieux examiner des lignes d’architecture ». Puis elle ajoute « je l’ai fait pour vous ».

Malgré ces critiques, Fleury trouve aussi des qualités à Olympe de Gouges : elle était « spirituelle et amusante, quand la femme ne se souvenait pas de l’écrivain ». Il la compare à Louis-Sébastien Mercier : « comme Mercier, elle avait de l’originalité et des idées de l’autre monde, qu’elle pouvait faire adopter aux gens de celui-ci. Comme Mercier elle était généreuse, bonne, compatissante, humaine, et une fois elle fut sublime. » Fleury fait ici référence au moment où Olympe de Gouges s’est portée volontaire pour défendre Louis XVI lors de son procès.

Le jugement des journalistes §

Sa pièce n’étant pas reçue à la Comédie-Française, il semble qu’Olympe de Gouges ne l’ait jamais fait représenter ailleurs. Elle l’a publiée en 1788, mais étant donné le peu de documents évoquant cette pièce que nous avons retrouvés, Molière chez Ninon n’a pas dû avoir beaucoup de succès. Néanmoins, un article de journal qu’Olympe de Gouges retranscrit en entier dans Les Comédiens démasqués20 donne un avis positif sur sa pièce C’est un extrait du Journal Encyclopédique d’août 178821. Ce journal était prestigieux et reconnu dans le domaine de la littérature. Il y est par exemple écrit :

Il fallait beaucoup de souplesse dans l’imagination pour faire parler Scarron et Christine, Des Yveteaux et le Grand-Condé ; ce que dit Molière est toujours digne de lui ; c’est son grave, réfléchi, mêlé de quelques plaisanteries philosophiques.

Des Yveteaux est peint avec une telle vérité qu’on croit l’entendre et le voir avec sa musette et sa panetière. Il y a des traits de force à côté de traits délicats. »

Les auteurs de l’article donnent ainsi raison à Olympe de Gouges contre les comédiens, lui confirmant qu’ils ont eu tort de refuser sa pièce :

Dans une Préface et dans une Postface, l’auteur se plaint du comité de la Comédie-Française, qui a refusé sa pièce avec des bulletins peu réfléchis, et même peu décents. Le comité a eu tort, et n’entend pas ses intérêts : une comédie où figurent les personnages qui servent d’aliment perpétuel à nos conversations, aurait satisfait tous les esprits, et n’aurait pas nui à la recette.

Ils confirment également à Olympe de Gouges qu’elle a atteint son but de peindre la vérité : « Cette pièce se rapproche de la plus grande vérité, et nulle part ne sent l’art ; c’est le produit d’un talent naturel, qui peint avec franchise. »

Écriture de la pièce §

Sources §

Une source pseudo-historique : les Mémoires sur la vie    
de Mademoiselle de Lenclos §

Dans la préface de Molière chez Ninon, Olympe de Gouges dit « avoir dépouillé l’Histoire des faits les plus intéressants, et les avoir mis en action, sans oublier la plus petite circonstance ». Elle explique aussi s’être « instruite pour la première fois ». En fait, il semble qu’elle a surtout lu les Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos d’Antoine Bret pour écrire sa pièce. Olympe de Gouges admirait Ninon de l’Enclos et elle a ainsi eu l’idée de composer sa pièce sur Molière en représentant la société de Ninon de l’Enclos, et en célébrant cette dernière en même temps que l’auteur. Pour mettre en scène le temps d’une pièce les événements de la vie de Ninon de l’Enclos, elle a suivi le récit de Bret. Elle cite même des passages entiers que nous avons signalés en note.

Épisode du Grand-Prieur §

Olympe de Gouges met en scène au premier acte ce que Bret raconte à propos du Grand-Prieur de Vendôme, notamment en faisant intervenir les domestiques de Ninon, Mademoiselle le Roi et Francisque. Bret écrit : « Le Grand-Prieur de V******, épris depuis quelque temps des charmes de Ninon, ne cessait de la persécuter. »22 Olympe de Gouges met cette phrase en scène par l’impatience de Ninon. Ainsi Mademoiselle le Roi dit à la scène 2 : « C’est Monsieur le Grand-Prieur ! que nous veut ce triste personnage ? il va trouver Mademoiselle dans une disposition propre à le congédier. Car elle ne possède pas la vertu de s’ennuyer patiemment. » Et Ninon s’impatiente à la scène 6 : « Quel homme insupportable ! il faut donc, une bonne fois, m’expliquer avec lui. »

Antoine Bret continue :

Amant impétueux, il voyait avec la plus grande douleur qu’elle lui eût préféré les Comtes de Miossens et de Palluan. Il s’en plaignit amèrement, et Ninon, loin d’être touchée de ses reproches, écouta les désirs de quelque nouveau Rival, et mit par-là le comble au désespoir du Grand-Prieur, qui, dans la fureur injuste où il était, crut devoir se venger par un moyen faible, mais trop commune ressource des Amants malheureux. »23

Olympe de Gouges met en scène la plainte du Grand-Prieur après que Mademoiselle le Roi lui a annoncé que Ninon a un amant : « Ah ! cruelle Ninon, favorable à tant de personnages qui ne me valent pas, s’il faut que j’échoue auprès de toi, une bonne épigramme me vengera de tes rigueurs. »24.

Ensuite Bret raconte la découverte de l’épigramme par Ninon :

Il sortait de chez elle, lorsqu’elle aperçut sur sa toilette une espèce de Lettre, qu’elle ouvrit, et dans laquelle elle lut ce Quatrain :

Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes faibles appas :
Mon amour te prêtait des charmes,
Ingrate, que tu n’avais pas !

Ninon était trop sensée pour se sentir outragée des marques d’un dépit si peu raisonnable. Elle crut devoir en plaisanter, et se contenter de répondre au Grand-Prieur par quatre Vers sur les rimes qu’il venait d’employer contre elle. La tradition nous les a conservés, les voici :

Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,
Je te vois renoncer à mes faibles appas ;
Mais si l’amour prête des charmes,
Pourquoi n’en empruntais-tu pas ?25

Olympe de Gouges reprend exactement ces quatrains dans sa pièce. Elle représente la manière plaisante dont Ninon réagit à l’épigramme : « Il croit m’offenser et humilier mon amour-propre, il m’inspire au contraire la plus grande pitié ; je suis assez bonne pour lui faire grâce, et même pour le plaindre. […] Je ne me suis pas trompée : l’épigramme est méchante, mais elle ne me pique pas. Voyons comment je vais y répondre. »26

Épisode des vers de Scarron §

Bret raconte également l’amitié entre Ninon de l’Enclos et Scarron :

L’état affreux où fut réduit Scarron, fut pour elle un nouveau chagrin. Amie tendre et compatissante, elle ressentit toutes les douleurs de son ami, qui ne l’oublia point dans la liste des gens illustres, auxquels il fit ses burlesques adieux lorsqu’il se fit transporter au Faubourg Saint-Germain, pour y essayer des bains dont il parle avec une gaieté si peu compatible avec l’excès de ses maux.27

Olympe de Gouges représente la façon dont Scarron supporte ses souffrances à travers les éloges faits par les autres personnages, tels que celui du Président d’Effiat au troisième acte, scène 5 : « Toujours gai au milieu des tourments. ». Elle intègre à sa mise en scène l’extrait du poème de Scarron, « Adieu au Marais, et à la place Royale », qui concerne Ninon, et que Bret retranscrit dans les Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos. Elle représente ainsi Scarron écrivant spontanément ces vers en l’honneur de Ninon, puis leur lecture publique par Molière au troisième acte, scène 6.

Épisode de Des Yveteaux §

Bret raconte aussi l’amitié entre Ninon de l’Enclos et Des Yveteaux : « Elle ne voyait plus depuis quelques temps un Philosophe, un Sectateur de la volupté, Des Yveteaux enfin. Elle savait que quelques affaires domestiques avaient menacé sa fortune de quelque dérangement, et la situation où l’avait pu mettre l’événement qu’elle ignorait, augmentait ses alarmes. » Dans Molière chez Ninon, à la scène 12 du premier acte le spectateur découvre que Ninon a envoyé Chapelle à la recherche de Des Yveteaux. Quand elle apprend qu’il est retrouvé elle veut se précipiter chez lui. Bret raconte ensuite dans quel état était Des Yveteaux lorsque Ninon l’a retrouvé. Olympe de Gouges met en scène cette anecdote au deuxième acte, qui consiste en une petite comédie pastorale. Le spectateur est informé de la situation lorsque les personnages de Blaise et Lucas, les valets de Des Yveteaux, expliquent au paysan Mathurin pourquoi leur maître veut qu’ils se déguisent et jouent un rôle. Olympe de Gouges leur fait reprendre l’anecdote que Bret raconte dans les Mémoires : un soir Des Yveteaux trouve une jeune fille évanouie à sa porte, il la fait entrer chez lui, elle le remercie en jouant de la harpe et en chantant. Dans la pièce son instrument devient la guitare. Des Yveteaux tombe amoureux d’elle et l’emmène avec lui au faubourg Saint-Germain, où il imite les comédies pastorales en se transformant en berger amoureux :

Les descriptions de la vie champêtre, qu’il avait trouvées dans quelques-unes de ses lectures, lui avaient toujours fait préférer ce genre de vie à tous les autres. Ce goût se décida tout-à-fait avec la jeune Dupuis, qui, se prêtant volontiers à ses idées, s’habilla en Bergère de Théâtre, pour figurer avec son Amant, qui voulut absolument jouer avec elle le rôle de Coridon, à l’âge de soixante-dix ans28

Olympe de Gouges met en scène cette « petite galanterie », comme l’appelle Bret, en faisant jouer par ces personnages une petite comédie pastorale, interrompue par l’arrivée de Ninon. Elle représente en effet le moment où celle-ci retrouve Des Yveteaux et dont Bret fait le récit :

Quelle fut la surprise de Ninon, lorsqu’elle trouva le bon homme sous le déguisement original de Berger, une houlette à la main, la panetière au côté, et le chapeau de paille, doublé de taffetas couleur de rose, sur la tête. […] Je ne dois pas oublier d’ajouter qu’il porta tant qu’il vécut, à son chapeau, un ruban jaune, Pour l’amour, disait-il, de la gentille Ninon qui le lui avait donné.

Olympe de Gouges respecte ce portrait de Des Yveteaux lorsqu’elle le décrit à la scène 3 du deuxième acte : « Des Yveteaux habillé en Berger, la houlette à la main, la panetière au côté, et le chapeau garni de rubans, parmi lesquels on distingue une fontange jaune, que lui avait donnée Ninon. » Au troisième acte, scène 6 elle le décrit, à travers la voix de Ninon cette fois, en reprenant les mêmes termes. Olympe de Gouges tire également de Bret la réaction et la décision de Ninon face à la folie de Des Yveteaux : Bret raconte que « Des Yveteaux, qui lui avait paru ridicule au premier coup d’œil, ne lui parut plus que heureux. » Ainsi, en voyant son ami, Ninon pleure d’abord, puis elle dit : « J’ai versé d’abord des larmes sur son sort ; mais voyant qu’il est heureux dans ses idées chimériques, je suis moins affligée. »29

Épisode de la querelle entre le Maréchal d’Estrées et le Président d’Effiat §

Bret raconte la dispute qui survint entre deux amants de Ninon de l’Eclos :

Ninon, enfin, d’amante allait devenir mère : et soit que la dispute, qui survint entre le Maréchal d’Estrées et l’Abbé d’Effiat, sur les droits qu’ils prétendaient tous deux avoir à cet enfant, pût l’amuser ; soit qu’en effet elle ne se crût pas assez sûre de sa décision pour la risquer, il est certain qu’elle ne prononça rien entre eux, et qu’après bien des démêlés, ils furent obligés de convenir qu’il ne leur restait point d’autre parti que de décider par le sort à qui ce fruit de l’amour appartiendrait. On apporta trois dés, et la fortune se déclara pour l’enfant, en se refusant à l’Abbé d’Effiat, qui peut-être aurait moins fait son bonheur que le Maréchal.30

Olympe de Gouges met en scène cette querelle au troisième acte scène 4, mais elle ajoute à l’épisode le personnage de Scarron en lui donnant le rôle d’arbitre. Elle le fait commenter la victoire du Maréchal : « je suis flatté que le sort ait tourné en faveur du Maréchal, et que cet enfant lui appartienne, il en fera un brave Soldat, plus utile à la patrie qu’un être oisif. ». Elle semble ainsi faire référence « au bonheur » de l’enfant qu’évoque Bret. D’ailleurs celui-ci précise que l’enfant deviendra le Chevalier de la Boissière, capitaine de vaisseau dans la Marine, et il raconte son histoire, mais Olympe de Gouges ne développe pas l’anecdote plus loin que le jeu de dés et la victoire du Maréchal.

Épisode de l’exempt §

Bret évoque l’hostilité que les prudes avaient envers Ninon et explique que leurs plaintes « parvinrent jusqu’à la reine Régente, qui crut devoir mettre ordre à des excès qu’on lui peignait chaque jour sous les couleurs les plus noires. »31 Il raconte ensuite l’épisode qu’Olympe de Gouges met en scène : un exempt vient chercher Ninon chez elle, lui annonçant que la Reine lui donne l’ordre de se retirer dans le couvent de son choix. Cependant elle transforme la fin de l’anecdote. Bret explique que c’est le capitaine des Gardes, Monsieur de Guitaut, qui la défend devant la Reine Régente, Anne d’Autriche, soutenu ensuite par « les Seigneurs qui la connaissaient ». Dans la mise en scène d’Olympe de Gouges, ce sont tous les amis de Ninon qui se déplacent pour la défendre devant la reine, et pas seulement les Seigneurs. Elle représente ainsi la société de Ninon de l’Enclos comme « fidèle » pour montrer que, grâce à ses qualités, Ninon est aimée par tous.

Anecdote sur Madame de Villarceaux §

Bret raconte aussi la jalousie de Madame de Villarceaux envers Ninon, du fait de la relation qu’elle aurait eue avec son mari :

Elle avait un jour grande compagnie chez elle, et quelques-unes de ses amies ayant demandé à voir un fils qu’elle aimait tendrement, il parut accompagné de son Précepteur, qui ne le quittait point. […] Interrogez mon fils, dit-elle, sur les dernières choses qu’il a apprises. Allons, Monsieur le Marquis, dit aussitôt le grave Précepteur avec une prononciation Italienne, qu’il avait un peu communiquée à son élève : Quem habuit successorem Belus Rex Assyriorum. Ninum, répondit le jeune Marquis. A l’instant Madame de Villarceaux, sans s’informer de ce qu’avait demandé le Précepteur […] se mit dans une fureur horrible. Voilà de belles instructions, dit-elle, à donner à mon fils, de l’entretenir des folies de son père !32

Au premier acte, scène 8, Olympe de Gouges reprend ce récit à travers le personnage de Ninon, selon le même plan, en employant les mêmes termes, ou des synonymes :

Elle avait l’autre jour grande société chez elle : elle voulut faire voir à la compagnie les progrès et le savoir de son fils : elle le fit venir avec son Précepteur, à qui elle ordonna de lui faire quelques questions sur les dernières choses qu’il avait étudiées : aussitôt le Précepteur lui demanda : Quem habuit successorem Belus Rex Assyriorum ? L’enfant répondit : Ninum. Aussitôt cette femme jalouse entra dans une fureur qui déconcerta toute l’assemblée. « Il vous convient bien, dit-elle, en apostrophant le pauvre Précepteur, de l’entretenir des folies de son père ». Tout le cercle eut beau lui protester que Ninum ne voulait pas dire Ninon ; elle n’en fut que plus furieuse, et elle finit par dire qu’il était affreux que tout le monde applaudit à mes sottises.

En faisant raconter cette anecdote par son personnage de Ninon, Olympe de Gouges illustre le récit de Bret qui précise : « Le bruit s’en répandit dans toute la Ville, et parvint bientôt à Ninon, qui en rit longtemps avec ses amis ». Bret reprend aussi l’hypothèse selon laquelle Molière se serait inspiré de cette anecdote pour écrire sa pièce La Comtesse d’Escarbagnas : « On ne peut guère douter que comme elle [Ninon] aima toujours à conter jusqu’aux moindres particularités de sa vie, elle n’ait amusé Molière de cette histoire ridicule, et que ce grand homme qui mettait ingénieusement tout à profit, ne se la soit rappelée, lorsqu’il fit la Comtesse d’Escarbagnas. »

Épisode de Gourville et sa cassette §

Cette anecdote raconte que, avant de partir pour la guerre, Gourville a confié la moitié de sa fortune à « un Grand-Pénitencier, qui s’était rendu fameux par la régularité de ses mœurs »33 et l’autre moitié à Ninon afin de lui prouver son estime, d’après Bret. Comme pour l’anecdote sur Madame de Villarceaux, Olympe de Gouges reprend le même plan et les mêmes termes ou les mêmes expressions que Bret, dans le récit que Gourville fait à Ninon et à ses amis à propos de son aventure au premier acte, scène 16. Bret raconte :

Mr de Gourville, de retour à Paris, alla d’abord chez le Pénitencier réclamer son dépôt. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’on lui répondit saintement qu’on ignorait ce qu’il demandait ; qu’on n’avait point de connaissance du dépôt dont il parlait, et qu’on avait coutume de recevoir que des deniers destinés à être distribués aux pauvres ; obligation à laquelle on avait soin de satisfaire aussitôt. Il eut beau se plaindre, protester, se fâcher ; on ne lui opposa que le flegme le plus désespérant, que la physionomie la plus contrite, que les dehors de la plus rigide probité. […] Tout lui paraissait suspect après ce qu’il venait d’éprouver. Eh ! comment espérer d’une femme, dont les mœurs n’étaient pas irrépréhensibles, plus de probité que d’un homme qui vivait depuis longtemps dans l’austérité la plus grande !34

Et Olympe de Gouges fait faire ce récit par son personnage de Gourville :

J’arrive, et mon premier soin est de me transporter chez lui [le Pénitencier]. Je le prie de vouloir bien me remettre le dépôt dont il avait bien voulu se charger pendant le six mois de mon absence. Il parait étonné quelques instants, et me dit d’un ton pieux et naïf : « Mon Dieu, mon cher Monsieur, j’ignore ce dont vous me parlez » Quelle fut encore ma surprise, quand il ajouta qu’on avait coutume dans leur monastère de ne recevoir que des deniers destinés à être distribués aux pauvres ; obligation à laquelle on avait soin de satisfaire aussitôt. J’ai beau supplier, insister, on me congédie jusqu’à la porte avec des bénédictions, en m’assurant qu’on ne m’oublierait point dans les prières : que Dieu me rendrait le bien que j’avais fait aux malheureux. Il accompagna ces expressions de gestes, avec les deux mains jointes vers le Ciel, et s’en fut sans vouloir m’entendre davantage. Furieux, désespéré, que pouvais-je attendre d’une femme, quand un homme de Dieu, un ministre de paix portait à ce point l’abus de confiance.35

Olympe de Gouges met ensuite en scène la suite du récit de Bret, c’est-à-dire l’arrivée de Gourville chez Ninon pour récupérer son dépôt :

Il [Gourville] se fait annoncer, Ninon vole dans les bras de son ami. Ah ! Gourville, lui dit-elle, il m’est arrivé un grand malheur pendant votre absence. A ces mots Mr. De Gourville se replonge dans ses premières alarmes ; à peine osait-il lever les yeux sur Ninon. Je vous plains si vous m’aimez encore, ajouta-t-elle en se trompant sur la nature de son trouble, ce malheur est irréparable. J’ai perdu le goût que j’avais pour vous ; mais je n’ai pas perdu la mémoire, et voici les dix mille écus que vous m’avez confiés en partant.36

Au premier acte, scène 15, Olympe de Gouges retranscrit les répliques que Bret attribue à Ninon avec peu de changements. Elle écrit : « Dans votre absence, il m’est arrivé un grand malheur » et « j’ai perdu le goût que j’avais pour vous ; mais je n’ai point perdu la mémoire. Voilà dans cette cassette les trente mille écus que vous m’aviez confiés avant de partir. » Elle transpose néanmoins le nombre d’écus de vingt mille à soixante mille.

De plus Bret pose la question à la fin de son récit : « Retenir un dépôt, est une chose affreuse ; mais peut-on dire qu’il soit honorable de le restituer ? Est-ce à de pareils devoirs qu’on doit reconnaître la vertu ? Ninon dut trouver étonnant, et même injurieux, qu’on la louât d’une semblable action. » Olympe de Gouges met cette question en scène par l’étonnement de Ninon devant l’admiration de Gourville pour sa probité : « Mais je ne vois rien là de méritoire ; y a-t-il rien de plus juste que de restituer un dépôt et de rendre un bien qu’on nous a confié ? »

Épisode de la visite de la Reine Christine §

Bret évoque la visite que la Reine Christine à faite à Ninon lors de son séjour à Paris : « Elle [la Reine] vint à Paris en 1656, et Ninon fut presque la seule femme qu’elle honorât de sa visite. Le Maréchal d’Albret, et quelques gens de Lettres, qui faisaient leur cour à cette Reine, lui firent un portrait si avantageux de Ninon, qu’elle ne trouva point au-dessous d’elle de faire cette démarche. »37

Dans Molière chez Ninon, c’est le Maréchal d’Estrées et non le Maréchal d’Albret qui fait l’éloge de Ninon à la Reine Christine. Olympe de Gouges imagine et met en scène la conversation que Ninon et la Reine Christine pourraient avoir eu lors de cet entretien. Cet épisode lui permet d’intégrer à sa pièce un ballet dans le contexte de la fête organisée par Ninon en l’honneur de la Reine.

Épisode du billet de La Châtre §

Bret raconte comment le marquis de la Châtre a fait signer un billet à Ninon pour s’assurer de sa fidélité lorsqu’il serait parti pour la guerre. Au premier acte, scène 19, Olympe de Gouges met en scène cette anecdote en s’inspirant de son récit, ou même en reproduisant, dans les répliques de ses personnages, les discours que Bret attribue aux personnages historiques. Ainsi lorsqu’elle fait dire à la Châtre : « je suis Français, et l’amour ne l’emportera pas sur la gloire », elle semble s’inspirer de Bret qui écrit : « un Français ne sait point balancer entre la gloire et ce qu’il aime ». Deux répliques entières de la Châtre sont des reproductions du texte de Bret. Nous les avons indiquées en note38. Olympe de Gouges les signale par des guillemets. Elle développe le récit de Bret dans sa mise en scène en imaginant le contenu du billet.

Épisode du Comte de Fiesque §

Après l’anecdote du billet, Bret raconte comment Ninon trahit son serment :

À peine deux jours s’étaient passés depuis le départ du Marquis, que Ninon se vit persécutée par un des hommes le plus dangereux pour la promesse qu’elle avait faite. Il y avait longtemps qu’il parlait de son amour, il était fait pour en inspirer ; il savait que son Rival était absent : les premières résistances ne l’effrayèrent point ; son ardeur au contraire, s’en augmenta, et devint bientôt si éloquente et si vive, qu’elle passa dans le cœur de Ninon.39

Olympe de Gouges met en scène « les premières résistances » de Ninon : « Mais pourquoi, Monsieur, avez-vous resté avec moi ? et pourquoi n’allez-vous pas comme tous mes amis, solliciter ma grâce. » ; l’éloquence du comte qui touche Ninon : « Vous êtes libre, je me présente, je vous aime, m’acceptez-vous ? ce ton leste déconcerterait une bégueule (à part.) Cet homme-ci est bien plus aimable que le Grand-Prieur ; s’il continue, je n’aurai jamais la force de lui résister. » Bret rapporte aussi dans son récit les paroles de Ninon et Olympe de Gouges les reproduit dans sa pièce : « Ah le bon billet qu’a la Châtre ».

Bret ne précise pas s’il s’agit du Comte de Fiesque bien qu’il mentionne que l’homme en question est un comte. Olympe de Gouges a donc peut-être imaginé quel amant de Ninon ce comte pouvait être dans sa pièce.

Le mélange des genres à travers les différentes sources littéraires §

Olympe de Gouges s’inspire aussi de la littérature galante des XVIIe et XVIIIe siècles. En effet le sujet de la pièce étant la société de Ninon, elle met en scène la galanterie des personnages en utilisant les procédés de la littérature galante. Selon Alain Viala dans La France Galante, la galanterie est « une manière de se comporter en société et une manière littéraire. »40 Le thème de la galanterie est présent dans de nombreux ouvrages de différents sujets et de différents genres : l’épistolaire, l’entretien, le roman, la poésie et le théâtre. Selon Alain Viala, une des sources de cette littérature galante serait la thématique amoureuse qui se trouve dans la poésie courtoise médiévale, et dans les pastorales, en particulier dans L’Astrée (1607 à 1627) d’Honoré d’Urfé, qui raconte les amours de bergers et bergères oisifs. Au deuxième acte de sa pièce, Olympe de Gouges s’inspire des pastorales pour mettre en scène la comédie que Des Yveteaux s’est imaginé pour vivre son amour. L’auteur s’inspire peut-être essentiellement du Berger extravagant (1627) de Charles Sorel, dans lequel sont racontées les aventures d’un jeune bourgeois qui se déguise en berger afin de séduire une jeune fille. Il s’inspire de ses lectures pastorales pour se créer une nouvelle vie de berger et se fait appeler Lysis. De même le personnage de Des Yveteaux s’est inspiré de ses lectures pour vivre son amour à travers une pastorale : « notre Maître a perdu son bon sens, avec ses belles lectures. »41 Dans Le Berger extravagant le personnage est également présenté comme atteint de folie : « Anselme oyant toutes ces choses si peu communes, eut un étonnement non pareil, et connut qu’il avait trouvé un homme malade de la plus étrange folie du monde. »42 Olympe de Gouges pourrait aussi s’être inspirée de la comédie de Thomas Corneilles tirée du Berger extravagant43. Elle semble ainsi inscrire sa pièce dans le courant de la littérature galante grâce à la petite comédie pastorale qu’elle y introduit au deuxième acte. Lorsque son personnage du Grand-Condé arrive et voit la scène construite par Des Yveteaux et ses compagnons, il s’exclame : « On vous reconnaît toujours par votre aimable galanterie. »44 Puis, à la scène 12, il dit : « Jamais fou n’a eu de goût plus agréable. » Olympe de Gouges imagine donc Des Yveteaux s’inspirant des pastorales pour en vivre une, et par là, elle s’en inspire aussi. Ainsi, au deuxième acte, elle représente Des Yveteaux imitant avec la Dupuis les pastorales qu’il a lues en jouant les « bergers et bergères oisifs, qui passent le plus clair de leur temps à discourir des choses de l’amour dans une contrée mythique »45. Elle décrit cette « contrée mythique » dans la didascalie au début de l’acte qui pose le décor champêtre et idyllique de l’action :

Le Théâtre représente un lieu champêtre ; dans le lointain un coteau, et une femme au bas. On voit dans le fond une prairie, avec un parc de moutons. On voit la brouette du Berger, sur un des côtés du Théâtre ; de l’autre côté en face, est la cabane de la Bergère. Une fontaine coule à côté de la cabane ; plusieurs arbres forment un couvert ; et une butte de gazon au-dessous, forme un siège.

Elle crée également des chansons, comme il y en avait dans les pastorales, faisant l’éloge de l’être aimé. La littérature galante sert aussi d’inspiration à Olympe de Gouges pour mettre en scène les conversations de ses personnages dans le salon de Ninon, à travers l’éloquence galante des éloges, comme nous le verrons par la suite. Olympe de Gouges s’inspire également des comédies-ballets comme celles de Molière (La Princesse d’Elide, Le Bourgeois gentilhomme) pour écrire sa pièce. En effet elle y intègre deux ballets : un premier au deuxième acte sur le thème pastoral, et un second au quatrième pour célébrer la Reine Christine dans une sorte de fête galante, préparée par le personnage de Molière. De fait, sous Louis XIV notamment, des fêtes galantes étaient organisées à la Cour avec des spectacles, des danses, de la musique, et des pièces de théâtre. À cette occasion, Molière a écrit quelques comédies-ballets pour créer un spectacle en l’honneur du Roi, avec un langage parlé et des morceaux de musique et de danse intégrées à la comédie, et qui rendaient floues les limites entre spectateurs et acteurs. Ainsi dans le ballet en l’honneur de la Reine Christine, Olympe de Gouges prévoit des « chœurs de l’amitié », une chaconne, et un spectacle représentant l’armée du Grand-Condé en guerre. La Reine Christine est placée sur un trône, participant ainsi au spectacle, et les personnages sont déguisés : « Scarron assis sur une espèce de Piédestal à côté du Trône, en Hérault d’Armes. Madame Scarron est de l’autre côté, avec une couronne de laurier, habillée en Déesse de l’Amitié ». Au deuxième acte, c’est un ballet pastoral qui est mis en scène, avec des bergers et des bergères qui, après avoir célébré la vie champêtre dans un couplet, célèbrent le Prince de Condé et Ninon dans d’autres couplets. Donc Olympe de Gouges semble s’inscrire dans le courant de la littérature galante par le sujet de sa pièce qui implique le thème de la galanterie. Elle s’inspire ainsi des formes utilisées dans la littérature galante comme les pastorales ou les ballets et en intégrant des « conversations », afin de mettre en scène la société de Ninon et de mettre l’accent sur ses qualités galantes et celles de ces amis. Le thème central de la pièce est donc la galanterie comme nous le développerons par la suite.

Olympe de Gouges s’inspire aussi de la comédie, notamment lorsqu’elle invente l’épisode d’Olympe. Au XVIIe siècle, les comédies étaient souvent construites selon le schéma suivant : deux jeunes gens souhaitent se marier mais ils rencontrent des obstacles, la pièce se terminant par un ou plusieurs mariages, dont le leur. Ainsi le père d’Olympe fait obstacle à son mariage avec le chevalier de Belfort mais elle peut finalement l’épouser grâce à Ninon. Le modèle de la comédie l’inspire également pour mettre en scène la comédie pastorale que Des Yveteaux se serait imaginé vivre avec La Dupuis. Ainsi elle crée le personnage du paysan Mathurin qui doit jouer le rôle du père faisant obstacle à leur mariage.

Les différents épisodes de sa pièce amènent donc Olympe de Gouges à puiser dans plusieurs sources d’inspiration, mélangeant ainsi les genres.

Dramaturgie de Molière chez Ninon §

Le cadre de la pièce §

Le cadre temporel §

Olympe de Gouges rassemble en une journée tous les épisodes qu’elle tire des Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos, pour qu’ils tiennent dans le temps dramatique. L’action de la pièce débute très tôt le matin et s’achève le lendemain, dans la matinée. Dans La Dramaturgie classique en France, Jacques Scherer explique que la règle classique de l’unité de temps peut correspondre à un temps dramatique de vingt-quatre heures, qui représentent la journée entière, de douze heures, qui représentent la durée du jour, de trois heures pour correspondre exactement au temps de la représentation. Mais il précise aussi que le temps dramatique peut durer trente heures, si l’on suit exactement la règle qu’Aristote énonce dans sa Poétique pour la tragédie, et qui est ensuite étendue à la comédie : la tragédie « s’efforce de s’enfermer, autant que possible, dans le temps d’une seule révolution, ou de ne le dépasser que de peu ». Ainsi Jacques Scherer explique que, dans son troisième Discours, Corneille prévoyait de faire une pièce d’un temps dramatique de trente heures : « je me servirais même de la licence que donne ce philosophe de les excéder un peu, et les pousserais sans scrupule jusqu’à trente ». Dans ce cas, dans Molière chez Ninon, Olympe de Gouges respecte la règle classique de l’unité de temps nécessaire à la vraisemblance puisqu’elle ne dépasse pas trente heures. En effet la pièce débute très tôt un matin avec le réveil du valet de Ninon, Francisque, qui expose la cadre temporel de la pièce dès la première scène et informe ainsi le spectateur : « Il n’est pas tard, tout le monde repose encore : allons, essayons de refaire un petit somme. » Puis, à la scène 2, il demande à Mademoiselle le Roi : « qui peut vous avoir éveillée si matin ? ». Ensuite au troisième acte, scène 9, le personnage du Grand-Condé informe Ninon, et en même temps les spectateurs, que la Reine Christine lui rendra visite le soir-même : «  je vous préviens que le Maréchal d’Estrées et moi, nous vous la présentons ce soir. » Le quatrième acte se termine donc en fin de soirée, après la fête en l’honneur de la Reine Christine. Le cinquième acte ouvre sur le lendemain matin comme l’indique Mademoiselle le Roi à la première scène, lorsqu’elle informe Francisque et le spectateur de la résolution que Ninon a pris en hors-scène de se retirer dans un couvent : « à peine était-il six heures, ce matin ». D’autres indices avertissent les spectateurs qu’une deuxième journée débute : à la troisième scène, Ninon se met à sa toilette, puis à la scène 7, elle précise l’heure qu’il est dans le temps de la pièce : « (Regardant sa montre.) Il est neuf heures ». La pièce se termine donc plus tard dans la matinée à la fin du cinquième acte puisque les ellipses temporelles n’ont lieu qu’entre les actes. Ainsi entre le premier et le deuxième acte l’ellipse permet à Ninon de se rendre chez Des Yveteaux, puis celle entre les deuxième et troisième actes lui permet de retourner chez elle. L’ellipse entre le troisième et le quatrième acte fait avancer l’action jusqu’à la soirée pour l’arrivée de la reine Christine. La nuit entre les deux jours de l’action a lieu entre le quatrième et le cinquième acte, et marque une rupture du cinquième acte avec le reste de pièce. En effet Ninon n’est plus parmi ses amis dans un contexte galant, mais le cinquième acte consiste à résoudre le problème d’Olympe en convainquant son père de la laisser épouser le chevalier de Belfort. Ces ellipses entre les actes participent de la vraisemblance, selon la tradition classique. Dans La Dramaturgie classique en France, Jacques Scherer explique qu’un personnage qui « ferme » un acte ne peut pas « ouvrir » le suivant. Olympe de Gouges respecte cette règle. Les valets de Ninon débutent le premier et le cinquième actes, alors que le quatrième acte se termine par la fête de Ninon en l’honneur de la Reine Christine et de ses amis. Le deuxième acte est ouvert par les valets de Des Yveteaux et le premier acte s’était terminé avec une scène entre La Châtre, Ninon et Madame Scarron. Ninon, Molière, Le Grand-Condé et Des Yveteaux ferment le deuxième acte et le troisième est ouvert par Mademoiselle le Roi puis Scarron. La seule exception est le passage du troisième au quatrième acte : le troisième est fermé par Ninon, Chapelle et Saint-Evremond alors que le quatrième débute par une scène entre Ninon et Olympe.

L’espace dramatique §

Si la règle de l’unité de temps semble être suivie dans Molière chez Ninon, en revanche celle de l’unité de lieu n’est pas respectée puisque, si la plus grande partie de la pièce se déroule chez Ninon, au deuxième acte, l’action se situe au faubourg Saint-Germain, chez Des Yveteaux.

Une pièce épisodique sans intrigue principale §

Molière chez Ninon est une pièce épisodique comme l’indique la page de titre, c’est-à-dire que la pièce est construite à partir des épisodes racontés par Bret, dans les Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos, et qui ont été des événements de la vie de Ninon, selon les connaissances du XVIIIe siècle. Olympe de Gouges les rassemble en une journée pour qu’ils tiennent le temps de sa pièce. Ces épisodes constituent alors des événements de la journée de Ninon. La pièce n’a donc pas de structure actancielle forte, et pas d’intrigue à proprement parler. Dans l’un des bulletins un comédien reproche d’ailleurs à Olympe de Gouges qu’il « ne trouve pas de fond, pas d’intrigue » à sa pièce. Elle n’est pas construite selon le schéma : exposition, nœud, péripéties, dénouement. Il n’y a pas de nœud ou d’intrigue principale. Cependant la pièce est bien composée selon le critère de cohérence proposé par Aristote dans sa Poétique. Elle a bien « un commencement, un milieu, une fin ». Le « commencement » correspond au début du premier acte, qui représente la matinée habituelle de Ninon de l’Enclos. Le « milieu » est constitué par les problèmes que Ninon doit régler dans sa journée et dont certains la déterminent à aller au couvent, notamment les retrouvailles avec son fils ou ses amours qui lui font prendre conscience de son âge. La « fin » correspond à cette décision de se retirer au couvent, qui permet à Olympe de Gouges de conclure la pièce en dissolvant la société de Ninon. En effet, les problèmes auxquels elle doit se confronter sont tous résolus à la fin de la pièce. Il semble donc que plusieurs petites intrigues la constituent. Outre le sujet de la pièce, on peut néanmoins distinguer plusieurs fils conducteurs qui la structurent qui sont posés au premier acte : le caractère galant de Ninon, qui constitue le thème principal de la pièce, les amours de Ninon, la disparition de Des Yveteaux et l’épisode d’Olympe. Ces deux derniers fils conducteurs ont la forme de deux petites pièces au sein de la comédie.

Les amours de Ninon : un fil conducteur §

Il est question des amours de Ninon à tous les actes. Au premier, Francisque et Mademoiselle le Roi exposent la situation quant aux amours de Ninon : ils citent ses amants précédents et évoquent le départ de La Châtre. Puis le fil conducteur des amours se poursuit avec l’apparition d’un nouvel amant, le Comte de Fiesque, suggéré comme tel à la scène 20 du premier acte, lorsque la Châtre s’inquiète de l’infidélité de Ninon et lui demande de ne pas recevoir le comte quand il se présente chez elle. Il vient de lui faire jurer sa fidélité dans un billet et voit le Comte de Fiesque comme la plus grande menace :

Ô ma chère Ninon, évitez sa présence : vous m’avez avoué que s’il n’était pas parti pour son voyage de Rome, vous l’auriez aimé. Il est jeune, aimable, instruit ; que de qualités pour vous faire oublier vos serments ! songez qu’actuellement vous êtes engagée à moi par l’honneur. 46

Les amours de Ninon se poursuivent au deuxième acte, lorsque le Comte de Fiesque apparaît à la scène 13 avec le Prince de Condé qui le réconcilie avec Ninon, alors qu’il se croyait rejeté de sa société. Celle-ci remarque sa ressemblance avec La Châtre, ce qui peut suggérer au spectateur que le Comte pourrait être son prochain amant : « Cet homme a une ressemblance à s’y méprendre avec la Châtre, si je le connaissais moins. »47. Au troisième acte, scène 8, a lieu la scène de séduction entre Ninon et le Comte de Fiesque. Le Comte de Fiesque déclare son amour à Ninon et cherche à la séduire. Ninon tente de lui résister mais est touchée par son éloquence et sa galanterie. À la scène 9, croyant avoir échoué, le Comte de Fiesque s’enfuit de chez elle. Puis au quatrième acte, à la scène 4, Ninon se confie à Molière, et le Comte réapparaît pour tenter de se faire pardonner. À la scène 9, Molière le prévient que cela est inutile (« Ma foi, je crains bien pour vous que vous ne soyez arrivé trop tard. On a réfléchi. »48), mais aux scènes 10 et 13, il tente quand même de s’expliquer avec elle, ce qui donne lieu à une réflexion sur l’amour par Ninon, dont nous présenterons la philosophie sur ce thème par la suite. Ils sont interrompus par l’arrivée de la Reine Christine. Olympe de Gouges met ensuite en scène la jalousie du Comte de Fiesque à la scène 18 : « Je suis jaloux jusqu’au baiser qu’elle donne à la simple amitié. Voyez si l’amour peut quelque chose sur cette grande âme. Elle n’a pas encore jeté les yeux une seule fois sur moi. »49. Au cinquième acte, il fait parvenir une lettre à Ninon pour tenter de nouveau de se faire pardonner, et elle lui envoie en retour une mèche de ses cheveux. Face à cette réponse, il accoure chez elle, et Francisque, qui pense que c’est à cause du comte que Ninon veut se retirer dans un couvent, lui demande de l’en empêcher. À la scène 18, le Comte de Fiesque n’y parvient pas mais se réconcilie avec Ninon et ils conviennent de rester simplement amis : « Vous me connaissez, Monsieur le Comte, soyez mon ami, et ne parlons plus d’amour. »50. L’intrigue concernant les amours de Ninon s’étend donc dans toute la pièce constituant ainsi l’un de ses fils conducteurs.

Les petites comédies qui se développent au fil de la pièce §

Les épisodes de Des Yveteaux et d’Olympe peuvent être aussi considérés comme des fils conducteurs parce que chacun d’eux remplit un acte entier, ou presque, à lui seul et se développe encore dans un autre acte. Ainsi l’histoire d’Olympe commence au premier acte, se poursuit brièvement au quatrième acte avant de se dénouer au cinquième. L’épisode de Des Yveteaux est introduit au premier acte, se développe dans tout le deuxième acte, et se poursuit au quatrième, où Des Yveteaux, La Dupuis, le paysan Mathurin et les valets se présentent chez Ninon lors de la fête en l’honneur de la reine Christine. Ces deux épisodes sont ceux qui prennent le plus de place dans la pièce et participe donc de son organisation. L’épisode de Des Yveteaux introduit une comédie pastorale dans la pièce, et l’histoire d’Olympe peut être comparée à une petite comédie.

L’épisode de Des Yveteaux §

Dans la postface, Olympe de Gouges raconte que Pieyres lui « a assuré que [sa] Pièce en quatre actes aurait beaucoup de succès, et que l’Acte de Dégypto pouvait être ôté sans déranger la Pièce ». Il lui a aussi suggéré de d’ « en faire un petit Ouvrage détaché ». En effet le deuxième acte est différent des autres, d’abord parce que c’est le seul acte dans lequel l’action ne se déroule pas chez Ninon, mais chez Des Yveteaux ; ensuite parce qu’il est construit à partir d’un seul épisode, celui de la folie de Des Yveteaux, qui en constitue le sujet, enfin parce qu’une comédie pastorale y est intégrée.

L’acte a pour sujet la folie de Des Yveteaux qui souhaite vivre son amour à travers son intérêt pour les pastorales et la vie champêtre. Il se déguise en berger et demande à la Dupuis ainsi qu’à ses valets d’en faire autant. Il construit ainsi son amour dans un cadre champêtre, sur le modèle des comédies, dans lesquelles deux jeunes gens doivent faire face aux obstacles qui s’opposent à eux pour se marier. Le cadre champêtre, les déguisements de berger ainsi que les chansons en font une comédie pastorale. Olympe de Gouges imagine celle que Des Yveteaux aurait lui-même inventé. Elle crée une mise en abyme des pièces de théâtre en enchâssant cette petite comédie pastorale, jouée par les personnages, dans la « petite pièce » du deuxième acte, elle-même introduite dans la pièce, destinée à être jouée par des comédiens. Pour créer cette comédie pastorale elle doit donc changer le lieu de l’action et le déplacer dans un cadre champêtre.

Les actes de la pièce sont construits à partir d’une scène centrale entourée de scènes de transition, comme nous le verrons par la suite. Cependant, Olympe de Gouges a composé le deuxième acte uniquement à partir de l’épisode de la visite de Ninon chez Des Yveteaux : elle part de chez elle pour le faubourg Saint-Germain à la fin du premier acte et est de retour au début du troisième acte. L’auteur construit ainsi une intrigue pour le deuxième acte, créant une petite pièce à partir d’un épisode raconté par Bret, mais plus longue que les autres. La situation est exposée par les deux valets, déguisés en bergers, et par Mathurin dans les scènes d’exposition de cette petite pièce, c’est-à-dire la première et la deuxième scène. Blaise et Lucas expliquent à Mathurin qui est leur maître, comment il a rencontré la Dupuis et est tombé amoureux d’elle, puis comment il a eu l’idée de mettre en scène son amour sur le modèle des comédies pastorales. La situation initiale du deuxième acte est alors constituée par la comédie que jouent les personnages, l’arrivée de Ninon constitue une sorte d’élément perturbateur de leur quotidien paisible.

Une autre intrigue centrée sur Ninon et qui est celle de la « petite pièce » se superpose à celle-ci : la situation initiale est constituée par la journée de Ninon qui commence avec la visite de ses amis, alors qu’elle attend depuis longtemps des nouvelles de Des Yveteaux. Lorsqu’elle apprend qu’il est retrouvé au premier acte, scène 17, elle part lui rentre visite et découvre sa folie. Le problème est alors de savoir comment le ramener à la raison et s’il faut le faire. Après réflexion et découvrant qu’il est heureux, Ninon décide de le laisser dans sa « fantaisie », comme Blaise qualifie la folie de son maître à la première scène.

Le théâtre dans le théâtre : Olympe de Gouges met en scène la petite comédie pastorale que Des Yveteaux se serait créé. Elle construit une intrigue de comédie pastorale avec des personnages que Bret ne mentionne pas. Des Yveteaux et la Dupuis sont des bergers amoureux et veulent se marier mais ils rencontrent des obstacles. Olympe de Gouges imagine le personnage de Mathurin, un paysan que Des Yveteaux emploie pour jouer le rôle du père de la Dupuis, qui doit faire obstacle à leur mariage. Elle représente Mathurin jouant ce rôle pour se « divertir ». La situation de la comédie s’arrange de manière artificielle, puisque c’est parce que Mathurin a peur que Des Yveteaux ne meurt vraiment de chagrin, si le père qu’il joue continue de lui interdire de voir sa « fille », qu’il décide de faire accepter le mariage par son personnage. Olympe de Gouges s’inspire d’un des modèles de comédie pastorale où l’amour est partagé mais où les personnages rencontrent des obstacles. Elle intègre également des chansons comme dans les pastorales, sur des airs connus au XVIIIe siècle comme « on compterait les diamants ». Les personnages qui jouent cette comédie font apparaître ses mécanismes. Ainsi l’isotopie de l’illusion est présente dans les répliques de Blaise à la scène 2, à travers les termes « paraître », « vraisemblance » : « Pour donner plus de vraisemblance à sa folie » et « Garde-toi bien de faire paraître ce que tu sais » ; mais aussi à travers les expressions « on dirait » et « faire la … » : « comme elle fait l’innocente […] On dirait que c’est une simple bergère qui n’a jamais soupiré que pour le berger Coridon. »51. Molière fait aussi référence à l’illusion créée par ces personnages lorsqu’il répond à l’étonnement de Gourville : « ne voyez-vous pas que tout est factice ici, et que ce paysan n’est pas aussi au fait que les autres. »52. À la scène 3, Mathurin réfléchit sur son jeu de comédien : « Ah ! voyons : essayons pour nous divartir, d’arriver à propos, comme le père de Lise. Tatiguenne, que ça va donc être drôle, voyons, s’il s’en ira aussi vite que le jeune Gars. » De même, à la scène 3, la Dupuis souligne l’idée de jeu lorsqu’elle dit en parlant de Mathurin : « Il joue fort bien son rôle. ». Le comique de cette comédie pastorale est évoqué par Mathurin qui se « divertit » en jouant dans cette « fantaisie » de Des Yveteaux, et qui répète six fois dans l’acte l’adjectif « drôle ».

L’épisode d’Olympe : une petite comédie dans la pièce §

Aux scènes 9, 10, 11 et 12 du premier acte, une autre exposition que celle de la pièce paraît introduire une petite comédie dans la comédie qui constitue un autre fil conducteur. Olympe de Gouges semble avoir inventé une autre anecdote de la vie de Ninon, qui ne se trouve pas dans les Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos de Bret. L’intrigue qu’elle crée s’apparente à celle d’une comédie : de jeunes amoureux doivent faire face à un obstacle pour se marier. Une jeune fille, Olympe, rend visite à Molière chez Ninon, afin qu’il la prenne dans sa troupe, parce qu’elle est passionnée par le théâtre et qu’elle pourra ainsi épouser le jeune homme qu’elle aime. En effet ce dernier est un fils naturel qui a grandi avec elle, mais le père d’Olympe, qui a le rôle d’opposant, refuse qu’elle l’épouse parce qu’il ne connaît pas ses parents. Cette petite comédie se dénoue au cinquième acte, grâce à la clarification de la situation et à la réconciliation avec le père qui accepte le mariage. Seuls quelques personnages de la pièce, dont les principaux, sont les adjuvants d’Olympe : Ninon, Molière, Chapelle et Saint-Evremond. Cette « petite pièce » suit donc le schéma d’une comédie, mais seuls l’exposition de la situation, déjà nouée, et le dénouement sont mis en scène, dans les premier et dernier actes, encadrant ainsi la pièce. Olympe de Gouges ne crée pas de véritable péripétie dans cette petite comédie. Toutefois cet épisode, imaginé par Olympe de Gouges, diffère des autres anecdotes de la pièce parce que le personnage principal ne semble plus être Ninon, reléguée au rang d’adjuvant, mais Olympe. Le nom de ce personnage est explicite : Olympe de Gouges paraît se mettre en scène en tant qu’héroïne au côté de Ninon et de Molière, se plaçant ainsi sous leur protection, et suivant leur enseignement. Cependant au cinquième acte, le personnage principal est bien Ninon. En effet, cet acte introduit aussi le pathétique dans le dénouement de cette petite comédie par la scène de reconnaissance entre Ninon et son fils, le chevalier de Belfort, ce qui la replace en position de personnage principal par rapport à Olympe, d’autant plus que c’est Ninon qui parle et qui arrange la situation, tandis qu’Olympe est peu présente sur scène. De plus, lui donner le rôle d’adjuvant dans la petite comédie est un autre moyen pour Olympe de Gouges de louer ses qualités : c’est parce que c’est elle la mère du chevalier de Belfort et parce qu’elle a touché le marquis de Châteauroux par son émotion sincère qu’il accepte que sa fille épouse le chevalier. C’est également Ninon qui contrôle la situation en décidant du moment où elle révèlera que le chevalier de Belfort est son fils, bien que Molière aide Ninon en utilisant l’argumentation pour convaincre le marquis de laisser sa fille épouser le chevalier.

Donc les amours de Ninon, la petite comédie sur Olympe et l’épisode de Des Yveteaux sont des fils conducteurs qui semblent structurer la pièce.

La structure interne de la pièce §

Malgré l’absence d’intrigue principale, la cohérence de la pièce est assurée par les liens entre les épisodes et sa structure selon le modèle d’Aristote : « un commencement, un milieu, une fin ».

L’exposition §

La scène d’exposition §

Olympe de Gouges se sert des valets pour ses scènes d’exposition. Les valets de Ninon ouvrent la pièce et exposent la situation au début du premier acte. Ils ouvrent également le cinquième acte en présentant la situation du deuxième jour. Les valets de Des Yveteaux débutent le second acte et présentent la situation dans le second espace dramatique de la pièce.

Dans la scène d’exposition, c’est-à-dire la deuxième scène du premier acte, la discussion du valet et de la femme de chambre de Ninon, Francisque et Mademoiselle le Roi, informe le spectateur sur la situation au moment où la pièce commence. Les personnages sont présentés, avec tout d’abord Ninon, le personnage principal, dont ils font l’éloge, révélant ainsi son caractère galant, célébré dans la pièce. Ninon est présente sur scène pour la première fois à la scène 6 du premier acte. Ensuite les amants et les amis de Ninon qui apparaîtront dans la pièce sont présentés : Molière, Saint-Evremond mais aussi le Prince de Condé, dont ils préparent ainsi la visite qui a lieu au deuxième acte chez Des Yveteaux (« nous n’avons pas encore vu, depuis son retour de l’armée, Monsieur le Prince de Condé. »). Puis Des Yveteaux, Gourville, la Châtre et Madame Scarron sont présentés. Les valets exposent également la situation au début de la pièce. Ninon attend la visite de Gourville, un de ces anciens amants, et La Châtre, son amant actuel, s’apprête à partir à la guerre, ce qui a provoqué la tristesse de Ninon. La scène d’exposition informe donc le spectateur sur l’état des amours de Ninon et l’invite à se demander si elle aura un nouvel amant et qui ce sera. La femme de chambre et le valet apprennent aussi aux spectateurs que l’ami de Ninon, Des Yveteaux, a disparu et que celle-ci le recherche. Ils préparent ainsi son retour. Ils invitent également à s’interroger sur les causes de sa disparition, qui se révéleront être l’amour et la folie.

Donc la scène 2 du premier acte est la principale scène d’exposition puisqu’elle présente la plupart des personnages et informe le spectateur sur la situation. Elle permet de poser certains fils conducteurs de la pièce : le caractère galant de Ninon, ses amours et la disparition de Des Yveteaux.

Acte d’exposition §

Certains personnages sont présentés plus tard dans le premier acte. Scarron est annoncé brièvement à la scène 6, lorsque Ninon cite les noms de ses amis au Grand-Prieur. Le Comte de Fiesque est présenté scène 20, lorsque La Châtre demande à Ninon de ne pas le recevoir de peur qu’il ne le remplace en tant qu’amant, ce qui peut suggérer au spectateur la suite des amours de Ninon. La Reine Christine est rapidement présentée à la scène 8 par Molière avec la périphrase « cette Reine du Nord ». Le Chevalier de Belfort et le marquis de Châteauroux sont annoncés à travers l’histoire d’Olympe, une jeune fille qui vient demander l’aide de Molière et de Ninon pour épouser son amant alors que son père désapprouve cette union. Olympe est introduite à la scène 9 par Mademoiselle le Roi.

Cependant tous les personnages de la pièce ne sont pas présentés au premier acte, notamment le maréchal d’Estrées et le Président d’Effiat qui sont introduits au troisième acte, scène 3 par Mademoiselle Le Roi, ainsi que Mignard qui fait une brève apparition au quatrième acte, et qui est introduit, avec la marquise de la Sablière, par Francisque à la scène 5.

Donc Olympe de Gouges débute bien sa pièce par une exposition qui présente le sujet de la pièce, c’est-à-dire la société de Ninon. Ce sujet implique plusieurs petites intrigues, chacune liée à un ami de Ninon.

Les épisodes : des petites pièces qui composent la pièce §

Les épisodes de la vie de Ninon sont mis en scène par Olympe de Gouges comme des événements de sa journée, constituant ainsi le « milieu » de la pièce. Comme toute pièce de théâtre, Molière chez Ninon est divisée en actes puis en scènes, mais une nouvelle division pourrait être ajoutée à celles-ci : celle des épisodes. En effet la plupart d’entre eux consistent en des scènes, des tableaux, se développant sur plusieurs scènes, celles-ci correspondant alors uniquement à l’entrée et à la sortie des personnages et donc des acteurs, selon la tradition classique. Dans La Dramaturgie classique en France, Jacques Scherer explique que l’Abbé d’Aubignac distingue, dans son ouvrage, Pratique du Théâtre, les scènes centrales, des scènes de transition qui s’organisent autour d’elles. Dans Molière chez Ninon, cette distinction peut s’appliquer aux épisodes, aux tableaux. Ainsi, certains épisodes sont plus importants que les autres et semblent constituer l’action principale des actes, tandis que d’autres sont mis en scène à la manière de petits intermèdes. C’est de cette façon qu’Olympe de Gouges structure sa pièce à partir des épisodes racontés par Bret. Par la manière dont elle les met en scène, elle rend certains épisodes plus importants, ils peuvent alors être comparés à de petites pièces.

Les scènes centrales : de « petites pièces » dans la pièce §

Outre le premier acte qui est l’acte d’exposition, chaque acte semble être centré sur une de ces « petites pièces ». Le deuxième acte est entièrement rempli par l’épisode de Des Yveteaux qui continue aussi au quatrième acte. L’épisode de l’exempt et de la reine Christine prennent respectivement une partie des troisième et quatrième actes. L’histoire d’Olympe est développée dans la majorité du cinquième acte. Ces épisodes peuvent fonctionner de manière autonome. Ils sont construits de la même manière : ils débutent par une situation initiale où Ninon vit une journée normale avec ses amis lorsque survient un problème, suivi d’un moment de réflexion sur la manière de le résoudre. Des épisodes extérieurs à l’action de l’événement principal remplissent le temps précédant la résolution du problème qui achève l’épisode.

Ainsi à la fin du premier acte, il est annoncé que Des Yveteaux est retrouvé alors que Ninon s’apprête à faire ses adieux à son amant, La Châtre. Au deuxième acte, découvrant qu’il semble atteint de folie, elle se demande comment le ramener à la raison, puis voyant qu’il est heureux, elle choisit de le laisser dans cet état. Nous avons vu que cet épisode constitue une pièce dans la pièce.

Au troisième acte, Ninon se livre à la galanterie avec ses amis quand, à la scène 7, un exempt arrive afin de lui annoncer que la Reine lui ordonne de se retirer dans un couvent pour la punir de ses mœurs trop libres dont l’accusent les prudes. Ses amis se révoltent et réfléchissent à la manière d’arranger la situation : Molière et Scarron regrettent de ne pas pouvoir aller la défendre eux-mêmes du fait de leurs états (Scarron ne peut pas se déplacer à cause de son handicap et Molière pense que son état de comédien ne lui permet pas de se présenter devant la Reine), le Comte de Fiesque veut la défendre par la force. Ils décident finalement d’aller ensemble, sous la direction du Grand-Condé, plaider sa cause devant la Reine pour annuler la punition. À la scène 11, le Grand-Condé annonce à Ninon qu’ils ont réussi.

Au quatrième acte, Ninon se prépare à recevoir la Reine Christine. Cet épisode commence dès la fin du troisième acte, alors que le Prince de Condé vient de lui annoncer que la Reine a annulé sa punition et qu’un problème vient d’être résolu, il lui apprend aussi que la Reine Christine de Suède s’apprête à lui rendre visite le soir même. Ninon s’inquiète de la façon dont elle va la recevoir pour respecter son rang, et demande l’aide de Molière pour qu’il crée « un agréable impromptu ». Au quatrième acte, la Reine arrive chez Ninon, les deux femmes discutent et deviennent amie, et grâce à Molière la fête est réussie. En effet Olympe de Gouges fait dire à La Reine : « Je n’ai jamais rien vu de plus galant ! »

Le cinquième acte développe la fin de l’épisode d’Olympe, commencé au premier acte, lorsque la jeune fille est arrivée chez Ninon, alors que celle-ci était avec Molière et Chapelle, pour leur demander de l’aider à résoudre son problème. Au cinquième acte, Ninon et Molière réussissent à convaincre son père de la laisser épouser le chevalier de Belfort parce qu’il s’est révélé être le fils de Ninon. Cet épisode peut être comparé à une petite comédie, comme nous l’avons expliqué.

Les scènes de transition : un moyen de créer la vraisemblance §

Les autres épisodes qu’Olympe de Gouges a choisis de mettre en scène à partir du récit de Bret ou de ses propres inventions s’organisent autour de ces « petites pièces » et participent de la vraisemblance, notamment en comblant les vides laissés par les hors-scènes. Par exemple à la fin du deuxième acte, Ninon part de chez Des Yveteaux pour rentrer chez elle. Au début du troisième acte Scarron l’attend, et Olympe de Gouges rend vraisemblable le temps que Ninon met à rentrer chez elle en introduisant à ce moment-là l’épisode des dés, où Scarron arbitre la querelle entre le Président d’Effiat et le Maréchal d’Estrées, à la scène 4, pour savoir qui est le père de l’enfant porté par Ninon. Elle imagine auparavant une petite scène comique avec les porteurs de Scarron qui présente le caractère du personnage : souffrant mais enjoué. Dans cette petite scène, les porteurs de Scarron lui demandent de quoi se payer à boire, il leur répond : « Coquins ! j’ai beau vous donner pour boire, je ne m’en porte pas mieux, et je ne veux pas m’exposer à me faire casser le col. C’est bien assez que j’aye le corps brisé. Je veux conserver ma tête pour mes amis. »53. De même, au quatrième acte, scène 6, la visite de Mignard et de la Marquise de la Sablière permet de combler une partie du temps d’attente avant l’arrivée de la reine Christine et la fête en son honneur, qui auront lieu en deuxième partie de l’acte, à partir de la scène 14. Pendant ce temps Molière prépare la fête en hors-scène. La visite du Comte de Fiesque aux scènes 9, 10 et 13 permet aussi de remplir l’attente de cette fête. En effet les amours de Ninon structurent aussi la pièce par des scènes de transition. Au cinquième acte, Olympe de Gouges met ainsi en scène une autre visite du Comte de Fiesque à Ninon, qui comble l’attente avant l’arrivée du marquis de Châteauroux. Au troisième acte, scène 8, la scène de séduction entre le Comte de Fiesque et Ninon remplit le moment d’attente du retour des amis de Ninon, partis plaider sa cause devant la Reine. Cette scène fait la transition entre le moment où ils décident de partir, à la scène 7, et celui où ils reviennent pour lui annoncer l’annulation de sa peine, scène 9.

Donc certains épisodes de la vie de Ninon de l’Enclos sont mis en scène dans le temps de la pièce par Olympe de Gouges. Elle crée avec certains d’entre eux de petites pièces autonomes qui se répartissent chacune principalement dans un acte, et qui semblent ainsi constituer les actions principales de ces actes. Cependant une grande partie des actes, notamment les temps d’attente quand l’action se joue en hors-scène, est occupée par d’autres épisodes de la vie de Ninon, ou par des anecdotes inventées par Olympe de Gouges, qui semblent être des intermèdes. Parmi les « scènes centrales », les épisodes de Des Yveteaux et d’Olympe sont plus longs et se répartissent dans toute la pièce. Ils sont ainsi comparables à de petites comédies.

Des épisodes et des actes structurés en une pièce §

Malgré l’autonomie des actes et de ces petites pièces, Olympe de Gouges met en scène les épisodes qu’elle a choisis de la vie de Ninon de façon à créer une structure logique. La plupart sont introduits dans la pièce selon le principe de la visite d’amis, ce qui ne suppose pas d’ordre privilégié. Toutefois elle prépare chaque épisode et chaque acte dans le précédent. Le premier acte expose la situation et présente le caractère de Ninon. Il prépare le second acte, qui met en scène la comédie pastorale de Des Yveteaux, avec l’allusion à ce personnage à la scène 13, quand Ninon doute de l’efficacité de Chapelle lorsqu’il se propose d’aller chercher Saint-Evremond, pour qu’il aide la jeune Olympe à convaincre son père de la laisser épouser le chevalier de Belfort : « Si vous n’en donnez pas de plus promptes que celles de Des Yveteaux, Mademoiselle les attendra longtemps, vous m’aviez cependant bien promis de le déterrer. » Elle fait ainsi référence à la disparition de Des Yveteaux, qui est ensuite retrouvé comme l’annonce Francisque à la scène 17. Cette scène prépare le deuxième acte, où le spectateur découvre ce qu’est devenu Des Yveteaux et où Ninon lui rend visite. En effet, celle-ci décide d’aller le voir « sur le champ », de manière précipitée, malgré la présence de son amant, La Châtre, qui s’apprête à partir pour la guerre. Le troisième acte pourrait être nommé « acte galant » parce qu’il met en scène Ninon au sein de sa société de grands hommes qui se livrent à la galanterie par des conversations, par des éloges et l’admiration des qualités de chacun. Cet acte est relié au deuxième par la mise en scène du temps que Ninon met pour rentrer chez elle à travers l’attente de Scarron. Ce dernier se renseigne d’ailleurs auprès de Mademoiselle le Roi pour savoir ce qu’est devenu Des Yveteaux : « Et sait-on où le bonhomme s’était caché pendant six mois ? »54. L’auteur présente ainsi le caractère galant de l’acte en mettant en scène Scarron en train d’écrire un poème en l’honneur de Ninon et arbitrant la querelle entre le Maréchal d’Estrées et le Président d’Effiat par un jeu de dés. Ensuite Olympe de Gouges relie les troisième et quatrième actes par les principaux épisodes qui les constituent. Au troisième acte, lors de l’épisode de l’exempt, où les amis de Ninon se rendent devant la Reine régente pour plaider sa cause, le Maréchal d’Estrées et le Grand-Condé rencontrent en hors-scène la Reine Christine, comme ils le racontent à Ninon à la scène 11, où ils lui annoncent sa visite qui aura lieu au quatrième acte. Le cinquième acte est attendu depuis le premier puisqu’il raconte la suite et la fin de l’histoire d’Olympe, mais il est préparé au quatrième acte, à la première scène, lorsque Ninon prévient Olympe qu’elle verra son père le lendemain.

Les actes et les « petites pièces » qui les constituent et qui semblent les rendre autonomes sont donc organisés de manière logique pour créer une pièce à partir de ces éléments indépendants.

Le sujet, c’est-à-dire la société de Ninon, et les fils conducteurs permettent également de donner une unité à la pièce. Les épisodes sont structurés de manière à montrer le caractère galant de Ninon et sa philosophie, afin de la célébrer. En effet, en écrivant cette pièce, Olympe de Gouges s’est proposé de célébrer Ninon de l’Enclos et Molière principalement, mais aussi tous les grands hommes de la société de Ninon, comme l’indique le titre : Molière chez Ninon ou le siècle des grands hommes. Pour cela elle cherche à montrer leurs qualités, en particulier celles de Ninon, par les événements qu’elle met en scène. Les fils conducteurs donnent aussi une unité à la pièce : certains d’entre eux sont des épisodes répartis sur plusieurs actes, c’est le cas pour les épisodes de Des Yveteaux et d’Olympe, comme nous l’avons démontré, d’autres constituent des scènes de transition, comme par exemple les amours de Ninon.

La fin de la pièce §

Comme la pièce n’a pas d’intrigue principale ni de nœud, mais plutôt plusieurs petites intrigues liées à des problèmes à résoudre, elle n’a pas non plus de dénouement. La pièce se termine par la résolution de Ninon de se retirer dans un couvent, qui semble être le résultat des événements de sa journée. En effet au cinquième acte, scène 1, Mademoiselle le Roi suppose que c’est le départ de La Châtre qui a déterminé Ninon à se retirer dans un couvent, tandis que Francisque pense que ce serait plutôt à cause du Comte de Fiesque. Toutefois Olympe de Gouges semble imaginer de multiples raisons à cette décision puisque qu’elle fait dire à Mademoiselle le Roi, qui rapporte le discours de Ninon : « Plusieurs considérations me déterminent à quitter le monde et ma société, qui est ce que je regrette le plus ». Néanmoins Olympe de Gouges ne les explique pas clairement dans sa pièce. Ce pourrait être effectivement ses amours avec le Comte de Fiesque qui en seraient la cause, comme Olympe de Gouges le suggère à travers le personnage de Francisque. En effet Ninon semble dire qu’elle est trop âgée pour continuer à avoir des amants, lorsqu’elle se confie à Molière au quatrième acte, scène 4 : « Tout ce qu’il vous plaira ; mais il n’est pas moins vrai que j’ai passé de quelques années la quarantaine : ainsi vous êtes trop sage pour ne pas me conseiller de renoncer à plaire et à me laisser séduire. » De même au cinquième acte, scène 18, lorsque le Comte de Fiesque vient pour la dernière fois s’expliquer avec elle, elle lui dit : « Si l’on pouvait rajeunir et si je revenais à l’âge de quinze ans, je ne changerais en rien le plan de vie que j’ai suivi ; mais j’approche de ma cinquantaine… cela vous étonne, et surtout que j’aie la force de l’avouer. » Il est donc probable que, considérant son âge et voyant qu’elle ne devrait plus avoir d’amant selon elle, Ninon ait décidé de se retirer dans un couvent. L’âge et le vieillissement sont en effet un des thèmes de la pièce, comme nous le démontrerons par la suite. À travers le personnage de Mademoiselle le Roi, Olympe de Gouges suggère aussi à la première scène du cinquième acte que Ninon aurait fait des « sottises » : « Les personnes d’esprit, Monsieur Francisque, font souvent de grandes sottises, et les réparent quelquefois trop tard ». La peur de devenir folle comme Des Yveteaux à force de gloire pourrait aussi lui avoir suggéré cette résolution. En effet au troisième acte, scène 14, elle dit à Chapelle et à Saint-Evremond :

On m’estime, on m’honore, une grande Reine vient aujourd’hui me visiter : en vérité, mes amis, si vous ne prenez pas garde à moi, je vais devenir folle, et je ne serais propre ensuite qu’à la compagnie de Des Yveteaux ; lui, dans de douces rêveries et des plaisirs champêtres ; moi, dans des folies pompeuses et martiales. Les Canons, les Trompettes formeront mon cortège, et vous verrez le Trône aux pieds d’une cabane. Si je ne suis pas folle, cela y ressemble beaucoup.

Une autre raison, plus importante, semble s’ajouter à celles-ci : à la scène 24 du cinquième acte, alors que son fils qu’elle vient de retrouver tente de la détourner de sa résolution, elle lui dit : « Mon fils, il le faut ; avant de vous connaître, mon parti était pris, et vous ne faites que le raffermir. » De plus au troisième acte, le spectateur apprend que Ninon est enceinte. Le fait qu’elle soit mère la pousserait donc à abandonner le libertinage, pour ne pas nuire à ses enfants dans l’opinion des « prétendues femmes de bien »55. Cependant cette résolution de Ninon n’est pas véritablement préparée auparavant dans la pièce, le spectateur l’apprend au début du cinquième acte, avec la discussion entre Francisque et Mademoiselle le Roi, qui évoque sa tristesse alors que le quatrième acte vient de se terminer sur une fête : « Jamais je ne l’ai vue aussi triste ». D’ailleurs Francisque souligne cette rupture : « Mais qui aurait pu s’attendre à un changement si prompt, après tant d’honneurs, de fêtes et de plaisirs ?... Je ne reconnais plus Mademoiselle de l’Enclos. Elle est inquiète, rêveuse »56. De plus les amis de Ninon viennent de lui éviter la punition de la Reine au troisième acte, qui était de se retirer dans un couvent et à laquelle Ninon a réagi avec ironie : « Ah ! si on laisse le choix à ma disposition, je pourrais encore exciter de nouveau les clameurs, et je me ferais une querelle irréconciliable. »57. Comme Olympe de Gouges s’inspire des épisodes de la vie de Ninon de l’Enclos, qu’elle réunit dans les trente heures de la pièce, il est possible d’en déduire que Ninon de l’Enclos a terminé sa vie dans un couvent. Cependant ni Antoine Bret ni Tallemant des Réaux ne le mentionnent. Bret raconte néanmoins que Ninon de l’Enclos s’est retirée dans un couvent après la mort de sa mère, ne pouvant pas soutenir sa douleur. Mais selon lui, elle serait retournée dans le monde grâce au soutien de Saint-Evremond et de Marion de l’Orme. Le personnage de Saint-Evremond conclut la pièce en disant : « Son esprit nous l’enlève, mais son cœur nous la rendra. » Il est donc possible qu’Olympe de Gouges se soit inspirée de cet événement pour conclure sa pièce. Cette réplique du personnage de Saint-Evremond laisse la fin ouverte, puisqu’elle suppose que Ninon pourrait revenir dans sa société, comme dans l’épisode raconté par Bret. Cette fin semble être un événement de la vie de Ninon, au même titre que les autres épisodes de la pièce, puisque le lien avec le reste de la pièce paraît lâche. Olympe de Gouges le place à la fin parce qu’il dissout la société de Ninon et met fin à ses amours.

Malgré ce lien lâche entre la pièce et son achèvement, Olympe de Gouges respecte la tradition classique d’une fin « complète » puisque tous les problèmes et petites intrigues mis en scène dans les différents épisodes sont résolus : Des Yveteaux est retrouvé et Ninon a décidé de le laisser dans sa « fantaisie » puisqu’elle le rend heureux. Olympe peut épouser le chevalier de Belfort, Gourville et le Grand-Condé ont rendu visite à Ninon, le Maréchal est désigné par le hasard comme le père de l’enfant porté par Ninon, elle a retrouvé son autre fils, ses amis ont rétabli son honneur devant la Reine régente qui a annulé sa peine, la fête en l’honneur de la Reine Christine est réussie, et Ninon met fin à ses amours en décidant de se retirer dans un couvent. De plus, selon la tradition classique, Olympe de Gouges rassemble « le plus grand nombre de personnages possible à la fin »58. En effet, Chapelle dit à la dernière scène : « Venez voir arriver tous vos amis en foule chez vous, jusqu’au malheureux Scarron qui s’est fait asseoir à travers la porte pour vous en barrer la sortie. Venez les voir tous plus morts que vifs. »

Le cinquième acte marque aussi une rupture par rapport au reste de la pièce. Il en est séparé par la nuit entre les deux jours et le changement de type d’action puisque Ninon n’est plus parmi ses amis pour se livrer à la galanterie, mais elle aide Olympe à dénouer la situation de la petite comédie. Le ton change également et devient pathétique avec la scène de retrouvaille entre Ninon et son fils, la scène de réconciliation entre Olympe et son père, et la résolution de Ninon de se retirer dans un couvent. Les premier et dernier actes se font ainsi échos et encadrent la pièce. Ils débutent tous deux une nouvelle journée dont la situation est exposée par les valets de Ninon. Les différences d’action et de ton semblent marquer l’évolution que les événements de la journée ont opéré sur Ninon : la tristesse et la compassion pour son ami Des Yveteaux, la peur de vieillir, la gloire obtenue par la visite de la reine Christine, les retrouvailles avec son fils, entre autres peuvent lui avoir donné cette tristesse ou cette nostalgie.

Donc Olympe de Gouges crée une histoire à partir d’éléments tirés des Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos. Elle utilise des fils conducteurs qui permettent de relier les actes entre eux en étendant les épisodes les plus longs sur plusieurs actes, elle complète les anecdotes des Mémoires par ces propres inventions et ajoute ses créations sur la vie de Ninon aux côtés des faits supposés réels, comme sa petite comédie. Ainsi elle crée une logique dans la succession des épisodes. Elle renverse la chronologie des faits racontés par Antoine Bret pour en créer une propre à sa pièce.

Indications de mise en scène §

Même si sa pièce n’est pas reçue à la Comédie-Française, Olympe de Gouges donne des indications pour une possible représentation, notamment sur les rôles pouvant être joués par un même acteur dans les petites troupes :

La Châtre peut jouer, par exemple, le Comte de Fiesque, en faveur de la ressemblance ; Blaise, le Maréchal d’Estrées ; Lucas, le Président de… Mathurin, M. Mignard ; et Scarron, Saint-Evremond ; Chapelle, l’Exempt ; M. de Gourville, le père de Mademoiselle de Châteauroux ; et jusqu’au fils de Ninon, on peut le travestir ; c’est ce qu’on fera sans doute dans les petites Troupes, et c’est pour elles que je l’indique.

Elle donne des indications aux troupes qui voudraient mettre sa pièce en scène une fois imprimée :

Si la Comédie Italienne est curieuse de jouer ma Pièce, je la lui offre par la voie publique. On pourra ôter deux Scènes Episodiques ; celle de Mignard, et du Maréchal d’Estrées, et l’on sera en état de jouer la Pièce avec douze Acteurs. Mais comme ce sont des faits intéressants dans l’Histoire, j’ai dû les faire imprimer, et dans une grande Troupe on fera bien de les laisser exister. On doit observer l’ancien costume dans toute sa rigueur ; on doit aussi faire attention qu’une femme de vingt-ans, comme une de quarante, peut jouer le rôle de Ninon, quand elle a des grâces et de la fraîcheur ; que le fils de Ninon peut être remplacé par une femme travestie ; que la Pièce tient tout le Spectacle, comme Figaro, et les Amours de Bayard ; et que, sans être trop prévenue en faveur de mon ouvrage, le spectateur peut rentrer content chez soi, après la Représentation de cette Pièce.

Les personnages et les thèmes de Molière chez Ninon §

Des caractères inspirés de personnages historiques et destinés à les célébrer §

La conception du théâtre du XVIIIe siècle comme devant avoir un but moral entraîne l’apparition de nouveaux thèmes et de nouveaux héros exemplaires et donc utiles à la société. L’héroïsme national et les grands hommes sont célébrés sur les scènes de théâtre. En effet, au XVIIIe siècle le genre de l’éloge était en vogue, en partie parce qu’il permettait aux écrivains de se faire connaître rapidement. Il devient un sujet des prix d’éloquence des concours académiques à partir de 1758. Il s’agissait de célébrer le monarque et les hommes illustres qui l’entouraient, ou les grands hommes français, tels que le maréchal de Saxe, Catinat, Fontenelle, Colbert, Michel de l’Hospital, ou encore Molière. Ces grands hommes ont aussi souvent été célébrés dans des pièces de théâtre qui permettaient, grâce aux tableaux et à la mise en scène, de montrer leur mérite de manière plus frappante que la rhétorique académique.

Dans Molière chez Ninon, Olympe de Gouges s’inscrit dans la vogue de son siècle en se proposant de célébrer les grands hommes qui entouraient Ninon de l’Enclos, en particulier Molière. Mais son originalité est qu’elle fait surtout l’éloge de cette femme qu’elle admire. Elle sélectionne quelques personnages historiques connus pour avoir appartenus à la société de Ninon afin de la mettre en scène. Elle choisit d’abord ceux qui interviennent dans les anecdotes racontées par Bret qu’elle a décidé de représenter. Par exemple le Grand-Prieur, Monsieur de Gourville ou Des Yveteaux. Elle choisit surtout les grands hommes qui ont fréquenté Ninon de l’Enclos, comme l’indique le titre. Ainsi elle représente Molière, Scarron, Le Grand-Condé, mais aussi Chapelle, l’ami de Molière qui l’aurait présenté à Ninon selon Bret, et Saint-Evremond, qui était proche d’elle et qui a écrit plusieurs poèmes en son honneur. Olympe de Gouges construit les caractères de ses personnages selon les qualités qui leur étaient attribuées aux XVIIe et XVIIIe siècles. En effet, ils sont, pour la plupart, créés à partir de personnages historiques. Olympe de Gouges imagine leur caractère de manière à faire ressortir leurs qualités pour les célébrer. Elle loue aussi bien les guerriers, comme le Grand-Condé, pour leur courage, que les auteurs, tels que Molière et Scarron, pour leur talent. Mais elle célèbre aussi Ninon de l’Enclos et la Reine Christine pour leur philosophie et leurs qualités qui les différencient des autres femmes.

Ces personnages historiques, en particulier Ninon de l’Enclos et Molière, sont les principaux qu’Olympe de Gouges célèbre dans sa pièce.

Ninon §

D’après le titre, Molière semble être le personnage principal de Molière chez Ninon. Cependant les épisodes sont ceux de la journée de Ninon et la pièce est centrée autour de ce personnage, qui prononce la majorité des répliques : 306 sur 1062. Olympe de Gouges admirait Ninon de l’Enclos, comme l’indique Nicolas Toussaint Lemoyne Des Essarts dans son ouvrage Procès fameux jugés avant et après la Révolution (1803) : «  Sa grande prétention à cette époque, était d’offrir en elle à son siècle un modèle de la célèbre Ninon, et on peut dire, que par sa beauté, si les passions les plus ardentes et les plus impétueuses ne l’avaient pas flétrie de bonne-heure, elle eût pu justement aspirer à la célébrité de celle qu’elle voulait imiter ». Le personnage de Ninon apparaît d’ailleurs aussi dans Mirabeau aux champs Elysées, une autre pièce d’Olympe de Gouges. Toutefois dans Molière chez Ninon, c’est surtout la philosophie de Ninon qu’Olympe de Gouges met en valeur, et non pas sa « beauté ». Olympe de Gouges célèbre donc Ninon pour ses qualités décrites notamment par Bret dans Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos : « La vérité d’un caractère doux, facile et toujours égal, une probité aussi éclairée que naturelle, une âme ferme, un cœur tendre et fidèle à l’amitié, lui donnèrent, jusqu’à sa mort, des amis idolâtres de son mérite, autant que ses Amants l’étaient de sa beauté. » Bret décrit aussi les qualités galantes de Ninon :

si ce caractère d’ouverture aimable, de politesse aisée, de probité douce, d’agrément et de goût, qui distinguent aujourd’hui les Français, ne lui dut pas son commencement, on ne peut disconvenir qu’elle ne l’ait porté à sa perfection, et qu’elle ne se soit fait une loi de l’inspirer à tous ceux qui jouissaient du plaisir de vivre avec elle.

De même, dans son Grand Dictionnaire historique, Moreri présente Ninon de l’Enclos ainsi « Anne dite Ninon de Lenclos a été une des plus célèbres personnes du dernier siècle, par les charmes de son esprit, et les grâces de sa personne. » Il décrit également ses qualités : « Elle avait l’âme noble : elle était d’une humeur égale, d’un commerce charmant, bonne amie, d’une probité inaltérable ». Il semble donc que ce soit de cette façon qu’Anne de l’Enclos était connue au XVIIIe siècle, c’est-à-dire comme une femme galante plus que comme une courtisane.

Olympe de Gouges semble constituer le caractère de son personnage de Ninon à partir de ce portrait. Ainsi dès la première scène du premier acte, Francique la décrit comme « agréable et sensible », et plusieurs fois dans la pièce les personnages font référence à ses « principes d’honneur et de probité » (par exemple Francisque au premier acte, scène 3, la Châtre scène 19, le Grand-Condé au troisième acte scène 7). Au premier acte scène 8, Molière fait référence au goût de Ninon lorsqu’il lui dit qu’il faut mieux que ce soit elle qui relise sa pièce plutôt que sa servante, même si celle-ci a un « esprit naturel » : « Il me faut plus qu’un esprit naturel… Un génie éclairé, dont le goût délicat saisisse les traits du caractère que je vais mettre sur la scène. ». L’auteur met également en scène l’attachement des amis de Ninon au troisième acte, scène 7, lorsqu’ils décident d’aller plaider sa cause auprès de la Reine pour lui éviter la punition.

Molière §

Même s’il n’est pas le personnage central de la pièce, Molière est le deuxième personnage le plus important. D’une part il est mentionné dans le titre aux côtés de Ninon, d’autre part il prononce le plus grand nombre de répliques, après elle : 153 sur 1062. Olympe de Gouges s’intègre dans la vogue du XVIIIe en faisant de Molière un des personnages de sa pièce pour louer ses talents dramatiques. Depuis sa mort, il a en effet été célébré au théâtre soit par des dramaturges tentant de l’imiter ou réécrivant ses pièces, soit par des auteurs qui en faisaient un personnage, mettant ainsi en scène une partie de sa vie à partir des éléments présents dans ses biographies, comme celles de Grimarest ou de Bret. Dans sa Vie de M. de Molière, Grimarest explique que « sans ce Génie supérieur le Théâtre comique serait peut-être encore dans cet affreux chaos, d’où il l’a tiré par la force de son imagination ; aidée d’une profonde lecture, et de ses réflexions, qu’il a toujours heureusement mises en œuvre. » De même, Olympe de Gouges le célèbre dans sa pièce pour son talent. Elle le met en scène alors qu’il fait usage de son imagination, comme nous le verrons par la suite. Dans la pièce, son personnage de Molière est sans cesse impliqué dans un processus de création, s’inspirant de ce qu’il voit pour avoir de nouvelles idées. Ainsi, à la fin du troisième acte, Ninon le considère comme le seul capable d’imaginer rapidement une fête en l’honneur de la Reine Christine, qui veut lui rendre visite le soir même : « Il a tant de facilité qu’il n’y a que lui qui puisse nous tirer d’embarras. »

Le Prince de Condé §

Dans Histoire de Louis de Bourbon59, Desormeaux, présente le Grand-Condé comme « un des Héros les plus célèbres qui aient paru en Europe », il le compare à Alexandre le Grand : « né avec le génie, le courage indomptable, la fierté, la grandeur d’âme et la rapide activité du conquérant Macédonien », « il avait cultivé les sciences et les arts avec le même éclat [que ses talents militaires] ; ses connaissances dans tous les genres, étaient également profondes ; son éloquence égalait sa valeur ». De même, dans l’édition de 1759 du Grand Dictionnaire historique de Moreri, son courage est mis en avant : « Louis de Bourbon II du nom, prince de Condé, si illustre par son courage et par ses victoires ». Louis II de Bourbon (1621-1686) a en effet remporté une grande victoire à Rocroi contre les Espagnols le 19 mai 1643, alors qu’il n’était encore que duc d’Enghien. Il a également gagné la bataille de Fribourg en 1644 contre les Allemands et celle de Nördlingen en 1645, lors de la guerre de Trente Ans, puis en 1648 il a remporté la victoire à Lens. Le Duc d’Enghien est devenu Prince de Condé en 1646, à la mort de son père et a été surnommé le Grand-Condé pour ses victoires. Lors de la Fronde parlementaire, de 1648 à 1649, il a défendu la royauté en bloquant Paris. Mais de 1650 à 1653, il a dirigé la Fronde des princes, en se révoltant surtout contre le premier ministre, Mazarin. Au troisième acte, scène 12, Olympe de Gouges fait référence à la Fronde parlementaire, lorsque le Prince de Condé a protégé le roi des frondeurs : « Le jeune Monarque dans son Berceau a vu son Trône chancelant, raffermi par votre bras invincible. » Elle crée son personnage du Grand-Condé en mettant l’accent sur sa noblesse, son courage : « Allons, Bergère ; allons au-devant du plus grand des Mortels, de notre Seigneur, de notre Maître. »60. Elle représente aussi le Grand-Condé faisant usage de son esprit lorsqu’au troisième acte, scène 12, il rapporte lui-même la vision que le roi a de lui : « “Vous me faites plaisir, me dit-il, de me montrer que vous joignez à l’art de la guerre l’art de connaître et d’apprécier les talents. Je vous en fais mon compliment, car ordinairement les plus grands Guerriers sont sauvages, et ne connaissent d’autre mérite que le courage de se battre, et ils semblent n’être nés que pour cet état.” » Dans sa postface, Olympe de Gouges précise qu’elle l’a confondu parmi les autres amis de Ninon :

il se rappellera avec plaisir des Personnages que je lui présente, surtout le Grand Condé, ce Prince dont le nom sera toujours cher à la Patrie ; m’obtiendra sans doute quelque suffrage et augmentera l’indignation du Public contre la Comédie Française, à qui ce grand homme n’a pu même en imposer*, lui dont le seul nom faisait trembler les Peuples les plus éloignés. Je l’ai mis simple particulier chez Ninon, tel qu’il voulait l’être, et ami de Molière ; mais je me serai bien gardée de le traiter dans toute sa splendeur. Il faudrait un autre art, une autre capacité que la mienne, une plume de feu et le crayon de Corneille.

D’autres personnages de la pièce sont liés au Prince de Condé : Saint-Evremond était officier dans son armée et le Comte de Fiesque faisait partie de sa clientèle.

Scarron §

Dans le dictionnaire de Moreri, il est dit de Scarron que « pour soulager ses maux, et donner carrière à son esprit, qu’il avait naturellement agréable, il s’attacha au genre d’écrire que nous appelons burlesque, où il a excellé aussi bien en prose qu’en vers. » De même, Tallemant de Reaux le décrit ainsi :

Il est […] dans une chaise couverte par le dessus, et il n’a le mouvement libre que celui des doigts, dont il tient un petit bâton pour se gratter ; vous pouvez croire qu’il n’est pas autrement ajusté en galant. Cela ne l’empêche pas de bouffonner, quoiqu’il ne soit quasi jamais sans douleur, et c’est peut-être une des merveilles de notre siècle, qu’un homme en cet état-là et pauvre puisse rire comme il fait.

Olympe de Gouges crée le personnage de Scarron à partir de cette image d’un homme souffrant mais enjoué. Au troisième acte, scène 3 Mademoiselle le Roi le plaint : « Quelle heureuse philosophie ! C'est, en vérité, grand dommage, quand des hommes de cet esprit et de cette gaité sont exposés aux souffrances et à perdre la vie. » Dès son apparition sur scène au troisième acte, scène 2, il est accompagné de porteurs : « scarronporté par quatre hommes qui l’asseyent sur le canapé ».

La Reine Christine §

Dans Histoire de la vie de la Reine Christine de Suède (1777), Christine de Suède est décrite comme ayant « une merveilleuse disposition pour la connaissance de toutes les belles choses, beaucoup de générosité et une légèreté incroyable ». Elle est présentée comme possédant un bel esprit :

Cette assiduité ordinaire qu’elle donnait à la lecture de tous les plus rares et de tous les meilleurs livres qui soient ; remplissait son esprit de si éclatantes lumières que dans une heure elle disait plus de choses rares qu’on ne fait en un semestre dans la fameuse université de l’Europe, et un moment de son entretien était capable d’instruire d’avantage que cent leçons prises sous les plus grands docteurs du monde.

Dans le Grand Dictionnaire de Moreri elle est décrite ainsi :

Elle était savante, aimait les habiles gens, et pendant son règne elle les avait comblés de libéralités ; elle était généreuse, ouverte, d’un esprit vif et facile, mais quelquefois extraordinaire dans sa conduite, dédaignant son sexe, aimant à paraître vêtue en homme, et en affectant toutes les postures, vives, changeante dans ses passions, et quelquefois trop libre en paroles.

La Reine Christine a abdiqué en 1654.

Dans Molière chez Ninon, Olympe de Gouges présente le personnage de la Reine Christine comme courageuse pour avoir abdiqué, et lui donne un caractère noble et de l’esprit :

Ajoutez encore qu’ils le sont de leurs cruels devoirs. Un Roi n’a pas le droit de penser ni d’agir comme un homme ordinaire. Toujours s’observant, toujours observé et forcé, à toute heure du jour, de représenter un faux personnage ; il se lasse à la fin de ce rôle trop pénible ; et s’il est assez Philosophe, il en arrache le masque, et reprend sans peine son véritable caractère.61

Olympe de Gouges semble montrer qu’en abdiquant, la Reine de Suède a su faire preuve d’esprit et de philosophie puisqu’elle a ainsi retrouvé son « véritable caractère ».

Donc Olympe de Gouges crée les caractères de ses principaux personnages de manière à pouvoir les célébrer et selon l’image qui était donnée d’eux, dans leurs biographies par exemple.

La Galanterie, thème principal de la pièce : une société d’honnêtes hommes §

Le thème de la galanterie est supposé par le sujet de la pièce, c’est-à-dire la société de Ninon de l’Enclos. Olympe de Gouges met en scène son salon avec tous les grands hommes qui le fréquentaient et elle imagine leurs conversations. Nous l’avons vu, l’auteur semble s’inscrire dans le courant de la littérature galante par ce sujet, qui implique la mise en scène de ces conversations galantes entre les grands hommes de cette société. D’après Alain Viala, dans La France galante, le chevalier de Méré définit le galant homme ainsi : « Un galant homme n’est autre chose qu’un honnête homme un peu plus brillant qu’à l’ordinaire et qui sait faire en sorte que tout lui sied bien. ». Selon Alain Viala, la galanterie suppose donc la vie mondaine, mais un galant homme est un honnête homme. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’honnêteté était en effet considérée comme une qualité essentielle dans les milieux mondains. L’honnête homme était celui qui possédait les qualités nécessaires pour être admis dans les salons des dames. Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1694, « galant » est défini ainsi : « honnête, qui a de la probité, civil, sociable, de bonne compagnie, de conversation agréable ». Ainsi l’honnête homme est civil, sociable, vertueux, enjoué, brillant, habile, poli, agréable notamment dans sa conversation, dont il doit maîtriser l’art. La juste mesure, l’altruisme, la modestie faisaient aussi partie de la galanterie. Ces qualités galantes étaient à la fois naturelles, liées notamment à la noble naissance, mais elles devaient aussi être affinées par l’éducation. Ainsi dans Molière chez Ninon, au cinquième acte, scène 14, Mademoiselle de Châteauroux affirme que ce ne sont pas les titres de noblesse qui font la vertu d’un homme : « Le premier homme dans la société est l’homme estimable qui n’a d’autres principes que ceux des âmes bien nées, et que le sentiment et l’éducation ont élevé au-dessus du vulgaire. » Comme l’indique le titre : Molière chez Ninon, ou le siècle des Grands hommes, Olympe de Gouges se propose de rendre hommage par sa pièce à Ninon de l’Enclos et à Molière mais aussi aux grands hommes qui les entouraient. Elle les célèbre en les mettant en scène en train de faire usage de leurs qualités galantes ou de se louer entre eux pour leurs vertus ou leur talent. En effet l’éloquence et l’art de la conversation font partie des qualités galantes, par conséquent « l’éloge aux Dames et aux Grands », selon Alain Viala, était souvent utilisé dans la littérature galante.

Ninon §

Nous l’avons vu Olympe de Gouges a peut-être construit le caractère de Ninon à partir du portrait qu’en avait fait Bret et des vertus qu’elle admire chez elle. Ainsi le personnage de Ninon possède toutes les qualités de la galanterie. Elle a des « principes d’honneur et de probité », ce qui est notamment démontré par l’épisode de Monsieur Gourville et de la cassette qu’il lui a demandé de garder durant son absence, et qu’elle lui rend, alors que l’homme d’Église lui a volé la partie de sa fortune qu’il lui avait confiée. Gourville est alors honteux de l’avoir soupçonnée : « Êtes-vous encore jaloux de la lâcheté que j’ai eu de soupçonner un cœur aussi noble »62. Ninon est habile, elle a de l’esprit et du goût comme Olympe de Gouges le démontre avec les vers qu’elle lui fait écrire en réponse à l’épigramme du Grand-Prieur. Molière qualifie ces vers de « délicieux »63, il dit également à Ninon qu’elle est un « génie éclairé » qui possède un « goût délicat ». Olympe de Gouges met en scène son altruisme et sa compassion dans la scène d’Olympe, qu’elle ne connaît pas mais qu’elle veut aider : « Je vous avoue, mon cher Molière, que cette jeune personne m’intéresse infiniment. »64. Elle représente aussi les qualités de Ninon dans l’épisode de Des Yveteaux, où, lorsqu’elle voit qu’il est heureux dans sa folie, elle choisit de l’y laisser. Au troisième acte, scène 5, le Maréchal d’Estrées commente les souffrances de Scarron en disant que Ninon s’occupe de lui : « Aussi l’aimable Ninon lui consacre tous ses moments. » Molière à la scène 6 affirme que « son bonheur n’existe que dans celui de ses amis. »

Olympe de Gouges fait l’éloge de Ninon de l’Enclos à travers la voix des autres personnages. Ninon est louée pour ses qualités dans toute la pièce et par la plupart d’entre eux. Les éloges mettent l’accent sur son caractère exceptionnel : elle est appelée « l’incomparable Ninon »65, ou « mon incomparable mère »66. Au premier acte, scène 2, Francisque dit à Mademoiselle le Roi : « c’est une femme qui ne ressemble pas aux autres ! ». Olympe de Gouges insiste sur la rareté de ses qualités : « vos rares vertus »67, « rares qualités » 68. Elle est souvent comparée à une divinité ou à une transcendance. Au premier acte, scène 1, Francisque dit en effet : « Être au service de l’aimable et de la sensible Ninon, n’est-ce pas servir toutes les Divinités ensemble ? » ; et Scarron, au troisième acte, scène 7, affirme : « Son esprit est trop grand, trop sublime pour descendre jusqu’aux minuties des cloîtres féminins. » Molière la qualifie aussi de « sublime » dans son éloge au quatrième acte scène 8.

Quelle grandeur d’âme ! Quel esprit ! Quelle délicatesse ! Ah ! femmes, femmes qui vous gendarmez contre elle ; apprenez à l’imiter, et vous vous élèverez. Quel modèle à suivre ! Ses faiblesses, ses erreurs, font ressortir davantage ses grandes et sublimes qualités. Se serait-on jamais douté, dans sa modeste conversation, qu’elle attend ce soir chez elle la Reine de Suède ? Après cet hommage, elle pouvait recevoir, ce me semble, deux Demoiselles de qualité, sans craindre de porter la moindre atteinte à leur réputation.

Il loue ainsi Ninon pour ses qualités exceptionnelles, conformes à la galanterie (la « délicatesse », « la grandeur d’âme », l’ « esprit », la « modestie »), et la présente comme « modèle à suivre » par les autres femmes, qui devraient imiter son caractère galant.

Molière §

Olympe de Gouges met aussi en valeur les qualités galantes de Molière, et surtout son habileté, son talent créateur et son imagination. Gourville le loue au premier acte, scène 16 : « C’est un honnête homme, je n’en suis pas étonné. Le génie chez lui ne corrompt point les mœurs. Il ne fait que les épurer. » L’invention et l’imagination sont en effet des qualités galantes, mises en avant dans les salons à travers l’écriture de vers, les jeux et les impromptus. Elle met aussi en valeur sa modestie malgré son talent. Au troisième acte, scène 6, le Grand-Condé admire sa modestie ainsi que celle de Scarron : « Tant de modestie est rare. » Olympe de Gouges lui oppose les comédiens français dans sa postface : « À la Scène de Mademoiselle Olympe, Molière les révolta, et surtout sa modestie ; vertu [...] et qui accompagne toujours le vrai mérite. » On peut supposer que le passage censuré attaquait les comédiens sur leur manque de modestie. Comme Ninon, le personnage de Molière a « des principes d’honneur et de probité » : « Vous connaissez, Monsieur, les principes de probité de Monsieur Molière »69.

Scarron §

Scarron est aussi représenté par Olympe de Gouges pratiquant une des qualités galantes : l’enjouement. Nous l’avons vu, l’auteur imagine le caractère de son personnage selon l’image d’un auteur talentueux et enjoué malgré ses souffrances. Ainsi Olympe de Gouges célèbre Scarron pour son enjouement en le mettant en scène en train d’en faire usage, par exemple lorsqu’il écrit un poème en l’honneur de Ninon au troisième acte, ou en intégrant dans sa pièce des éloges de Scarron à travers la voix des autres personnages. Molière l’admire au troisième acte, scène 6 : « Quelle facilité ! quelle heureuse gaité ! Que je suis loin d’approcher de cette sublime Philosophie ». Au troisième acte, scène 5, le Président d’Effiat dit de Scarron qu’il est « toujours gai au milieu des tourments ».

Le Grand-Condé §

Le Prince de Condé est principalement célébré pour son courage et ses victoires. Mathurin lui fait un « éloge pompeux »70 au deuxième acte, scène 11, pour lui montrer qu’il admire son courage :

Tatiguenne ! Monsieur le grand Guerrier, je ne sommes qu’un paysan, et j’aimons bien à voir un brave homme comme vous dà. Et si je ne vous avons pas vu jusqu’à présent, je n’en avons pas moins entendu parler. Quel récit on fait de vous. On dit que vous n’avez pas tant seulement plus peur d’un boulet de Canon que moi d’une bouteille de vin. Quel homme vous êtes. On dirait qu’on vous a forgé des pierres à fusils et de baïonnettes. Je ne sommes plus étonné, jarnigoi ! si vous êtes si bien construit.

Grâce à cet éloge fait par un paysan de manière burlesque Olympe de Gouges rapproche le Grand-Condé du peuple qu’il défend à la guerre, et qui peut alors « faire la barbe à l’ennemi ». Elle montre ainsi qu’il en est admiré. Au quatrième acte scène 15, la reine Christine fait aussi l’éloge du courage du Prince de Condé : « Il est heureux pour la Cour de France d’avoir, dans un Prince de son Sang, un si grand Capitaine. Si j’avais eu à la tête de mes armées ce foudre de guerre, j’aurais pu avec gloire conserver ma Couronne, et faire le bonheur de mon peuple ».

Toutefois, le Prince de Condé est aussi célébré pour ses qualités galantes. En effet, dans la même scène, Ninon loue sa simplicité, sa modestie, sa reconnaissance du mérite et des talents :

Le Prince, Madame, fait bien ce qu’il fait. Rien n’échappe à sa pénétration ; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est que ce héros, à qui rien ne résiste, est simple et modeste avec ses amis. Ce ne sont pas ses égaux qu’il honore le plus de son amitié. Il ne l’accorde qu’au vrai mérite et aux grands talents, quand ils sont accompagnés des sentiments qui distinguent l’homme et qui montrent son véritable caractère.

La Reine Christine §

Dans Molière chez Ninon, la Reine Christine possède les mêmes qualités que Ninon et celle-ci la voit comme une femme supérieure à elle-même et à toutes les autres.

C’est surtout le personnage de Ninon qui célèbre la Reine Christine. Elle loue notamment son courage pour avoir abdiqué : « Tous les Souverains pensent comme vous, Madame ; mais, quel est celui qui aura le courage de vous imiter. »71 Au troisième acte, scène 11, Ninon montre la supériorité de la Reine Christine et l’admiration qu’elle a pour elle en utilisant des superlatifs et des hyperboles :

Il serait, sans doute, glorieux pour moi de recevoir cette grande Reine dont l’esprit et les lumières nous frappent sans nous étonner de sa part, et qui, descendue du Trône par une philosophie rare et sublime, voit l’univers à ses pieds, et dans l’admiration de ses hautes qualités et de ses connaissances profondes. Si sa démarche restait inconnue, je serais au comble du bonheur de jouir, moi seule, de son auguste présence

Le personnage de Ninon admire aussi la reine Christine pour ses autres vertus, qui la rendent supérieure selon elle : « Ah ! Madame, je me croyais quelque chose en femme, et je vois que je ne suis rien en comparaison de tant de Philosophie, de courage, de noblesse, et de modestie. »

Donc Olympe de Gouges crée le caractère de ses personnages en mettant en valeur les qualités des personnages historiques qu’ils représentent. Elle peut ainsi les célébrer pour ces vertus, qui sont liées aux valeurs galantes, en les mettant en scène en train d’en faire usage par leurs conversations dans le salon de Ninon. Puisque le sujet de la pièce est la société de Ninon de l’Enclos, la galanterie en est le thème central.

Les thèmes de la pièce §

L’amour §

Toutes ces qualités galantes visent à plaire. Ainsi la galanterie est liée à l’hédonisme et à l’épicurisme en particulier dans la société de Ninon de l’Enclos. En effet dans l’Encyclopédie, à l’article « épicurisme », il est écrit : « La plus ancienne et la première de ces écoles où l’on ait pratiqué & professé la morale d’Epicure, était rue des Tournelles, dans la maison de Ninon Lenclos, c’est là que cette femme extraordinaire rassemblait tout ce que la cour & la ville avaient d’hommes polis, éclairés & voluptueux » L’épicurisme consiste à considérer que les êtres vivants sont constitués d’atomes, qu’il n’y a pas de dieu créateur et donc que l’homme, tant qu’il est vivant, doit rechercher les plaisirs et éviter les douleurs. Or, dans les salons où se pratiquait la galanterie, le mariage était considéré comme un moyen d’oppression contre les femmes. Ninon de l’Enclos ne s’est jamais mariée et considérait que l’amour était éphémère. Olympe de Gouges reprend le récit de Bret dans la réplique où Ninon explique à la reine Christine sa philosophie quant à l’amour : « en le considérant tel qu’il est, l’amour ne m’a paru qu’un goût fondé sur les sens, un sentiment aveugle qui ne suppose aucun mérite dans l’objet qui le fait naître, et ne l’engage à aucune reconnaissance ; en un mot, un caprice dont la durée ne dépend pas de nous, et que suivent le dégoût et le repentir. » Dans Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos, Bret cite lui-même l’Abbé de Châteauneuf72 en attribuant ces paroles à Ninon de l’Enclos. Olympe de Gouges la célèbre pour cette philosophie. En effet elle a été forcée d’épouser un homme qu’elle n’aimait pas alors qu’elle n’avait que seize ans puis, après la mort de son mari, elle ne s’est jamais remariée.

Olympe de Gouges admire donc Ninon de l’Enclos non seulement pour ses vertus, mais aussi pour sa philosophie. Elle écrit d’ailleurs dans sa postface : « Pour les [les comédiens] réveiller un peu, allons au pathétique du cinquième, et à la vraie philosophie de Mademoiselle de Lenclos, qui rend cette femme immortelle. » Dans Molière chez Ninon, elle représente Ninon en train d’appliquer sa philosophie en mettant en scène ses amours. Ninon prévient d’abord Gourville qu’elle a « perdu le goût qu[’elle] avai[t] pour [lui] »73, puis elle signe le billet du marquis de La Châtre pour l’assurer de sa fidélité. Au troisième acte, scène 14, elle évoque la relation qu’elle a eu avec le Prince de Condé : « Quel bonheur pour moi d’avoir régné dans le cœur de ce grand Prince ! » Elle est également séduite par le Comte de Fiesque et lui dit qu’elle regrette moins La Châtre (« Non ? pas tant que ce matin ; mais il m’est bien permis d’y penser encore. (Avec réflexion.) En vérité, c’est incroyable : tous mes amis sollicitent ma grâce, et moi, je suis ici à faire l’amour à mon aise avec Monsieur »74), avant de décider de se retirer dans un couvent. Olympe de Gouges montre ainsi le caractère éphémère des sentiments de Ninon pour chacun de ses amants, empêchant le mariage ou les serments : « Je n’aime pas les serments d’amour, il semble qu’ils ne soient prononcés que pour être violés »75.

Cependant, Olympe de Gouges donne une autre vision de l’amour dans sa pièce. Dans la petite comédie sur Olympe, elle représente, à travers les personnages d’Olympe et du chevalier de Belfort, l’amour comme unique, durable et débouchant sur un mariage. Ninon admire la façon dont ils s’aiment : « Que cette enfant m’intéresse ! Que son amour est pur ! Que n’ai-je aimé de même ! »76

La nature §

La nature est aussi un des thèmes de la pièce qui est lié à la galanterie puisque le caractère de l’honnête homme est avant tout naturel, puis perfectionné par l’éducation. Les qualités naturelles sont essentielles pour Olympe de Gouges, nous l’avons vu, et elle célèbre le caractère « naturel » des vertus de ses personnages, c’est-à-dire le fait qu’elles soient sans artifices ‘tel[les] que la nature [les] a fait[es] »77 Au quatrième acte, scène 15, la Reine Christine dit à Ninon que leurs qualités leur viennent « de la Nature », au cinquième acte, scène 18, Ninon affirme que son caractère est issu des « dons précieux qu’[elle a] reçus de la nature ». De même à la scène 23, Molière fait l’éloge de Ninon au marquis de Châteauroux : « Douée de tous les avantages de la Nature, et d’une riche éducation, plus attaquée qu’une autre, et sans doute plus sensible, elle a aimé, elle fut adorée, vous ne l’ignorez point ». Il montre ainsi que Ninon est une femme galante puisqu’elle a affiné par l’éducation ses qualités naturelles.

L’imagination §

L’imagination et le talent §

L’imagination est aussi une qualité galante. Olympe de Gouges met en valeur dans sa pièce les personnages qui ont un talent, une capacité de création grâce à leur imagination, comme Ninon, nous l’avons vu, dans la scène où elle répond à l’épigramme du Grand-Prieur. Scarron est également célébré pour son talent. En effet, Olympe de Gouges le met en scène en train de le mettre en œuvre par l’écriture d’un poème, au troisième acte, scène 3, alors qu’il vient d’apparaître à la scène 2 : « Mais écoute, ma poule ; profitons du temps, donne-moi du papier et une écritoire, que je fasse mes adieux à ce charmant Marais, à la Reine des cœurs, à qui jamais aucun ne sera rebelle. ». À la scène 5, il est question de « l’imagination » de Scarron qui a « travaillé » pour écrire ce poème en l’honneur de Ninon. Scarron prétend vouloir punir Molière en lui demandant de le lire, ce que ce dernier qualifie d’« agréable pénitence », puis le Prince de Condé parle de « jolie production » à propos de ces vers.

Mais c’est surtout le talent de Molière qui est célébré dans la pièce. Il est représenté à plusieurs reprises en train de s’inspirer de différentes situations ou anecdotes de la pièce pour créer certaines de ses comédies, auxquelles Olympe de Gouges fait référence. Tout d’abord Le Misanthrope est mentionné au premier acte, scène 8, lorsque Molière demande à Ninon de lui relire cette pièce. Olympe de Gouges utilise à la fois l’anecdote de Bret selon laquelle Ninon relisait les pièces de Molière, et celle de Grimarest selon laquelle Molière lisait ses pièces à sa servante pour savoir si elles allaient faire effet sur le public populaire. Ainsi Olympe de Gouges oppose l’« esprit naturel » de la servante et le « génie éclairé » de Ninon, dont Molière a besoin dans la pièce pour juger son Misanthrope. Elle lui fait dire : « Il me faut plus qu’un esprit naturel… Un génie éclairé, dont le goût délicat saisisse les traits du caractère que je vais mettre sur la scène. » Son talent créateur est aussi représenté lorsqu’il a l’idée de pièces à partir des anecdotes que Ninon vient de lui raconter et qui mettent en scène des personnages ridicules comme le Grand-Prieur et Madame de Villarceaux. Chapelle souligne en effet sa capacité à peindre les ridicules de la société : « Il est en bonnes mains ; te voilà dans ton centre. Les ridicules ne lui échappent pas. »78 De même, après que Ninon a raconté l’anecdote de Madame de Villarceaux, Molière a l’idée d’en faire une scène de théâtre : « Quelle femme ridicule ! Cela va me faire une scène délicieuse. Il me semble voir les uns se cachant pour rire, les autres pour l’apaiser, l’enfant déconcerté, et le Précepteur la bouche béante : il y a de quoi faire une situation théâtrale. »79 Chapelle et Ninon admirent sa facilité à créer. Ninon souligne sa capacité à analyser le réel pour créer un tableau dramatique plein de détails qui permettent de le rendre vraisemblable : « Comme il saisit avec facilité toutes les nuances ! »80. Chapelle met l’accent sur la rapidité de son imagination : « En vous parlant, je gagerais qu’il compose déjà sa Pièce. »81 Le talent de Molière et son théâtre apparaissent aussi avec l’anecdote de Monsieur Gourville, à la scène 16, où Molière veut représenter la traîtrise de l’ecclésiastique auquel Gourville a confié une partie de sa fortune : « Ah ! coquin, si je pouvais te saisir comme tu es en effet ; combien je m’applaudirais de le faire reconnaître à son odieux portrait, et de pouvoir justement faire la guerre au vice. Je te tiendrai un jour, et tu ne m’échapperas pas. » Olympe de Gouges fait probablement référence au Tartuffe ou l’Imposteur en représentant Molière en train de s’inspirer du réel pour imaginer cette pièce, puisque ce personnage dit aussi : « Mais je vous avouerai, que je ne m’attendais pas à voir l’hypocrisie et l’imposture portées à ce degré. Fourbe abominable ! »82 En effet, Molière débute son Premier Placet présenté au Roi sur la comédie du Tartuffe, ainsi :

Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes, en les divertissant ; j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire, que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle ; et comme l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et des plus dangereux, j’avais eu, sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes Gens de votre Royaume, si je faisais une Comédie qui décriât les Hypocrites83

À travers l’épisode de Monsieur Gourville, Olympe de Gouges semble donc représenter ce but de Molière de peindre les vices dans ses pièces pour les corriger. D’ailleurs elle semble y faire référence, quand elle fait commenter par Ninon la réaction indignée de Molière devant l’hypocrisie de l’ecclésiastique : « À cette indignation, Messieurs, reconnaissez-vous le but respectable de l’Auteur célèbre, et de l’homme estimable. »84

La capacité de création de Molière est aussi représentée au deuxième acte, lorsqu’il imagine un ballet d’après ce qu’il voit et qu’à la fin de la scène 11. Il se lamente : « Ah ! que n’ai-je un Ballet et un Chœur tout prêt, dans le fond du jardin ? » Au troisième acte, scène 12, le talent de Molière est reconnu par le Roi dans le récit du Grand-Condé, puis Ninon lui demande son aide pour préparer la fête en l’honneur de la Reine Christine : « Mais comment la recevoir ? Il faut, Molière, que vous veniez à mon aide, et qu’un agréable impromptu de votre façon lui donne une bonne idée de ma société. » Olympe de Gouges célèbre aussi de cette façon le talent créateur de Molière, puisqu’au quatrième acte, la reine juge cet « impromptu » comme le meilleur auquel elle ait assisté : « Je n’ai jamais rien vu de plus galant ! »85, « jamais je n’ai reçu d’hommage qui m’ait plus flattée que celui que je reçois dans votre aimable société »86.

Au cinquième acte, le talent de Molière apparaît à travers sa sensibilité, lorsqu’il assiste à la réconciliation du marquis de Châteauroux avec sa fille, et aux retrouvailles entre Ninon et son fils : « Quel spectacle ! Il semble qu’il soit fait pour moi, pour ma sensibilité. »87 Dans le dictionnaire de Trévoux, la sensibilité est définie, « dans un sens moral et figuré », comme « la disposition tendre de l’âme qui la rend facile à être émue, touchée. C’est un sentiment d’humanité qui fait qu’on est touché des misères d’autrui. C’est cette disposition de l’âme qui fait les gens vertueux. On le dit de même des sentiments de tendresse et d’amour ». Ce serait donc grâce à cette capacité à ressentir les émotions, qu’il perçoit dans le réel, que Molière serait capable de les retransmettre par ses pièces. Son talent viendrait donc de sa capacité à être touché. D’ailleurs il présente cette scène comme un « spectacle ».

Donc Olympe de Gouges célèbre aussi le talent des grands hommes de lettres de la société de Ninon en mettant en scène leur imagination et leur capacité créatrice. Elle représente le talent de Molière en mettant en scène son personnage directement à l’œuvre dans sa pièce, et créant des ballets, ou s’inspirant de ce qu’il voit ou de ce qu’on lui raconte pour imaginer de nouveaux sujets de pièces. On l’a vu Olympe de Gouges représente la galanterie et le modèle de femmes à imiter avec le personnage de Ninon, elle représente aussi le théâtre, qui est sa passion à travers le personnage de Molière. Elle relie ces deux personnages en mettant en scène leur amitié et en posant Ninon comme source d’inspiration de Molière : « Ô ma divinité ! mon Apollon, adorable Ninon ! je vous dois de nouvelles lumières. »88

Cependant, Olympe de Gouges pose une limite au théâtre par les regrets de son personnage de Molière : « Je n’en ai pas mieux fait, et si j’étais à recommencer, je ne sais pas si je le préférerais. »89 Elle montre à travers son personnage la difficulté d’être auteur dramatique : « Mes amis, mes chers amis, vous ne voyez que les roses qu’on sème par-ci par-là sur mes pas, et que votre amitié me cueille ; eh bien, moi, je ne trouve à chaque instant que des épines sur mon passage. ». Peut-être évoque-t-elle ainsi ses propres difficultés à faire représenter ses pièces à la Comédie-Française, dues à sa querelle avec les comédiens. Elle semble remettre en question la légitimité de certains d’entre eux et peut-être en particulier celle des comédiens français : « C’est que je suis Comédien. Je ne dégrade pas par ce mot mon état, je crois qu’il est même noble par lui-même, et qu’il ne convient qu’à ceux qui ont de l’âme ; mais tous en ont-ils ? »90.Elle évoque aussi la difficulté à plaire au public : « Et le Public n’est-il pas aussi injuste dans ses souhaits et dans ses caprices ? »91 Cette limite au métier de comédien ou d’auteur dramatique est abordée dans l’épisode d’Olympe qui est passionnée par le théâtre et qui semble être la projection de l’auteur dans la pièce, ce qui confirmerait la visée autobiographique de ce questionnement sur le théâtre. En effet la passion pour le théâtre du personnage d’Olympe pourrait représenter celle de l’auteur.

Olympe de Gouges semble donc à la fois évoquer sa passion pour le théâtre et son admiration pour le talent de Molière, et en même temps les difficultés qu’elle rencontre pour vivre sa passion.

L’imagination et le merveilleux §

Le thème de l’imagination liée à la galanterie apparaît aussi au deuxième acte, à travers l’idée de songe et de merveilleux, qui sont des thèmes privilégiés dans la littérature du XVIIIe siècle. Le merveilleux se définit par la reconnaissance d’un événement mystérieux comme surnaturel. Il est évoqué par la sorcellerie dans cet acte. Par exemple, Mathurin compare la façon dont le Grand-Condé convainc les hommes de le suivre à la guerre à une sorte de puissance d’attraction : « On dirait que c’est comme un sort. »92. Le merveilleux apparaît également dans l’analyse que fait Ninon de la mise en scène de Des Yveteaux : « Mon Prince, j’en suis comme vous émerveillée, et dans les siècles à venir, on regardera l’histoire de Des Yveteaux comme un fait fabuleux, et qui cependant se passe sous vos yeux. »93. Molière considère l’univers créé par Des Yveteaux comme issu d’un enchantement : « C’est tout comme à l’Opéra. Il y a de l’enchantement ici. »94 Cependant, comme le suggère la référence à l’Opéra, cette impression de sort ou d’enchantement n’est qu’une illusion. Cela est aussi supposé par l’expression « on dirait » employée par Lucas : « Il y a des choses dans le monde si surprenantes, qu’on dirait qu’il y a du sortilège. »95. Dès lors c’est le fantastique qui prédomine puisque la distinction entre réel et rêve devient floue. Les personnages ont l’impression de se retrouver dans un univers merveilleux parce que Des Yveteaux s’est inspiré de contes pour le créer. Ainsi, lorsque Blaise demande à Mathurin s’il « n’[a] donc jamais lu des contes de Fées ? »96, celui-ci lui répond : « Dieu m’en préserve ; c’est avec ça qu’on vous ensorcelle ; et je voyons ben que notre Maître a perdu son bon sens, avec ses belles lectures. »97. Selon Mathurin la folie de Des Yveteaux serait due à une confusion entre rêve et réalité. Il qualifie d’ailleurs plusieurs fois les fantaisies de Des Yveteaux de « conte » ou utilise l’expression « en conter ». L’imagination crée ainsi le songe comme moyen de réaliser ses désirs. La folie de Des Yveteaux est d’ailleurs nommée plusieurs fois « rêverie », et est associée à l’idée de bonheur : « en lui ôtant ses douces rêveries ; ce serait peut-être lui ôter son bonheur. »98, « Adieu, mon vieil ami ; que le Ciel vous tienne dans cette heureuse rêverie. »99, « mais voyant qu’il est heureux dans ses idées chimériques, je suis moins affligée. »100. Le songe appartient plus au domaine du fantastique qu’à celui du merveilleux, puisqu’il brouille les limites entre ce qui relève du merveilleux et de l’étrange. L’étrange est dû à un fait mystérieux mais réel parce qu’il a une explication rationnelle. Ainsi les personnages savent qu’ils sont dans le réel mais ce qu’ils voient leur semble tellement irrationnel qu’ils ont l’impression d’être dans un songe. Par exemple, Mathurin dit : « ça nous paraît toujours comme un songe. »101 et « mais tout ceci nous paraît si extraordinaire, que je ne croyons pas même ce que je voyons. »102. De même Molière a du mal à croire ce qu’il voit : « Est-il possible ! je ne l’aurais jamais cru. »103. Le Grand-Condé se croit également dans l’univers merveilleux du rêve : « Sommes-nous transportés dans un lieu de féérie ? Tout ce que je vois me paraît un songe. »104. Donc par son désir de vivre un conte, Des Yveteaux crée artificiellement un univers féérique dans le réel, qui brouille les frontières entre le réel et le merveilleux du conte pour les personnages-spectateurs, qui se croient alors dans un songe, ne trouvant pas d’explication rationnelle à ce qu’ils voient. Mais Blaise rétablit la vérité : « il n’est pas moins vrai que tout ce qui te paraît s’écarter de la vraisemblance, sont des choses très-certaines. »105

Le vieillissement §

Le vieillissement est un thème récurrent dans la pièce. Ninon fait plusieurs fois référence à son âge, souvent en lien avec la féminité ou l’amour. Comme nous l’avons vu, à la fin de la pièce, sa décision de se retirer dans un couvent est peut-être en partie liée au fait qu’elle se trouve trop âgée pour continuer à pratiquer le libertinage. Ainsi le vieillissement est associé à un changement. D’une part, celui-ci a lieu dans la façon d’aimer : « Il y a un temps pour tout, et je commence à croire qu’à mon âge, l’amour est plus solide. »106. L’avancée en âge impliquerait donc la fidélité et un changement dans la philosophie sur l’amour comme éphémère qu’avait Ninon. Au quatrième acte, scène 4, elle se confie à Molière à propos de ses amours avec le Comte de Fiesque et s’inquiète de la possible incompatibilité de son âge avec la séduction : « Tout ce qu’il vous plaira ; mais il n’est pas moins vrai que j’ai passé de quelques années la quarantaine : ainsi vous êtes trop sage pour ne pas me conseiller de renoncer à plaire et à me laisser séduire. » Ninon semble suggérer qu’il est temps pour elle de commencer à vivre de façon plus « ordonnée » et conforme aux mœurs. De même au cinquième acte, scène 18, Ninon dit au Comte de Fiesque qu’elle est trop vieille pour qu’il soit son amant : « Si l’on pouvait rajeunir et si je revenais à l’âge de quinze ans, je ne changerais en rien le plan de vie que j’ai suivi ; mais j’approche de ma cinquantaine ». Elle lui explique le changement qu’implique son âge et qui la pousse à se retirer dans un couvent : « je me vois aujourd’hui bien différente de ce que j’étais hier […] je vous l’ai déjà dit, Monsieur le Comte, la bonne Philosophie existe à se mortifier quelquefois avec plaisir. Dans la première jeunesse, le feu des passions fait taire cette Philosophie. Dans un âge plus avancé, elle prend le dessus ». Il semble donc que l’âge atteint par Ninon, « la cinquantaine », soit associé à une certaine forme de sagesse, qui consisterait à adopter une vie conforme aux mœurs, notamment pour protéger ses enfants.

D’autre part, ce changement lié à l’avancée en âge touche le caractère des femmes : « mais je crains mon sexe ; et en avançant en âge, il devient faible. »107 Cette faiblesse, qui semble être morale, correspond peut-être à la faiblesse de se conformer aux mœurs et d’être plus facilement touchée.

Enfin il est question de l’âge et même de la vieillesse à travers le personnage de Des Yveteaux. La vieillesse est alors associée à l’imagination et au retour en enfance. Ainsi au troisième acte, scène 6, Scarron dit de Des Yveteaux : « N’est-il pas dans l’âge de rentrer dans cette heureuse enfance. » La vieillesse apparaît comme une sorte de régression mais liée à une joie innocente, alors que Ninon est lucide et considère son âge avec mélancolie et tristesse, même si elle n’a pas encore atteint la vieillesse comme Des Yveteaux.

Olympe de Gouges a presque le même âge que son personnage de Ninon au moment où elle écrit la pièce. En effet en 1787-1788, elle approche de ses quarante ans et son personnage de Ninon est un peu plus âgée : elle dit avoir « passé de quelques années la quarantaine »108. Olympe de Gouges semble donc mettre en scène ses préoccupations à travers son personnage de Ninon. Elle paraît à la fois admirer Ninon de l’Enclos et s’identifier à elle.

Les femmes §

Olympe de Gouges choisit la société de Ninon de l’Enclos comme sujet pour écrire une pièce qui célèbre Molière. Mais, nous l’avons vu, c’est surtout Ninon qu’elle célèbre en en faisant le personnage principal de sa pièce. Elle admire cette femme et met en scène ses qualités dans sa pièce de façon à pousser les autres femmes à chercher à l’imiter. Elle présente ainsi Ninon comme un modèle à suivre. Olympe de Gouges est surtout connue pour sa défense des femmes, notamment à travers sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais aussi dans ses brochures politiques pendant la Révolution ou ses pièces de théâtre. Cependant dans Molière chez Ninon, elle ne célèbre pas toutes les femmes à travers le personnage de Ninon, elle en ridiculise même certaines, notamment les prudes et celles qui considèrent que Ninon n’est pas respectable. Ainsi au premier acte, scène 8 Madame de Villarceaux est ridiculisée dans l’anecdote racontée par Ninon à Molière et Chapelle. Elle est présentée comme excessive, inculte et jalouse, et donc avec des traits contraires à la galanterie. Elle ne comprend pas la leçon de latin de son fils et l’interprète mal, croyant que le précepteur parle à son fils des amours de son mari avec Ninon, et lorsqu’on tente de lui expliquer, elle refuse d’écouter : « Tout le cercle eut beau lui protester que Ninum ne voulait pas dire Ninon ; elle n’en fut que plus furieuse, et elle finit par dire qu’il était affreux que tout le monde applaudit à mes sottises. » Le terme « furieuse », qui fait écho à l’expression précédente « cette femme jalouse entra dans une fureur », connote l’excès, voire la folie, par son étymologie. Les prudes sont aussi présentées comme excessives et hypocrites notamment par l’exempt au troisième acte, scène 7 : « Les dévotes surtout, ont répandu toute leur animosité, pour noircir la femme la plus aimable de son siècle : on a supposé même des choses d’une nature à n’être pas répétées ici. Enfin, tout ce que la calomnie a de plus affreux, on l’a prêté à Mademoiselle Ninon. » Leur fausseté, opposée à la probité de Ninon, est également dénoncée au quatrième acte, scène 6, par les personnages de Madame de la Sablière, qui les nomme « ces prétendues femmes de bien », et de Molière : « Il n’y a que des hypocrites, des femmes sans principes d’honneur et de probité qui cherchent à ternir votre réputation »109. Ainsi ces femmes qui se présentent comme vertueuses sont décrites comme opposées au caractère de Ninon et à sa galanterie. C’est Ninon qui possède la vraie vertu par son honnêteté, comme nous l’avons vu. La Reine Christine est un autre exemple de femme qui possède ces qualités. Ces deux femmes sont présentées comme « supérieures à leur sexe » pour leurs vertus et leur philosophie. Elles sont ainsi présentées comme des modèles à suivre.

Cependant les qualités pour lesquelles ces deux femmes sont célébrées sont associées aux hommes dans la pièce. Ainsi dès la scène d’exposition, Francisque rapporte les propos du personnage de Molière pour commenter le caractère de Ninon, qui n’est ni « dissimulée » ni « hypocrite » : « Aussi le célèbre Molière disait-il à Monsieur de Saint-Evremond et à Monsieur de la Rochefoucauld ; “Ninon est un brave homme sous les traits d’une femme”, et les plus grands de la Cour pensent de même sur son compte. » Au troisième acte, scène 5, Scarron dit aussi d’elle : « On peut dire que c’est un grand homme sous des cotillons ». La reine Christine est aussi comparée à un homme au quatrième acte par Mathurin lorsqu’il se rappelle l’avoir vue à son arrivée à Paris. Il demande à Molière, scène 18 : « Mais dites-nous donc, brave Monsieur, elle avait l’air d’un homme à cheval, et ici elle a l’air d’une belle Dame. » Il semble alors que les qualités de Ninon et de Christine de Suède soient d’habitude réservées aux hommes. Olympe de Gouges paraît donc, à travers les voix de ses personnages, louer ces deux femmes parce qu’elles ont su ressembler aux honnêtes hommes, contrairement à d’autres qui se rendent ridicules par leurs vertus excessives. Toutefois, elle montre aussi peut-être par-là que les femmes peuvent posséder les mêmes qualités que les hommes de manière « naturelle », que la répartition de celles-ci entre hommes et femmes est artificielle, et donc que les femmes peuvent prétendre aux mêmes droits que les hommes. Ainsi au cinquième acte, scène 18, Ninon dit au Comte de Fiesque :

La disposition que j’ai à réfléchir m’a fait porter mes regards sur le partage inégal des qualités qu’on est convenu d’exiger des deux sexes. J’en sens l’injustice, et ne puis la soutenir. Je vois qu’on nous a chargées de ce qu’il y a de plus frivole, et que les hommes se sont réservé le droit aux qualités essentielles. De ce moment, je me fais homme. Je ne rougirai donc plus de l’usage que j’ai fait des dons précieux que j’avais reçus de la nature.110

Olympe de Gouges semble ainsi justifier les comparaisons de Ninon avec un homme. Elle montre qu’elle ne les imite pas, mais qu’elle ne cache pas non plus les qualités qu’elle possède et que les hommes se sont « réservé[es] ». « Se [faire] homme » serait alors un moyen pour elle, dans la société de l’époque, d’obtenir les mêmes libertés.

Olympe de Gouges semble ainsi présenter Ninon de l’Enclos comme un modèle à suivre par toutes les femmes qui se veulent vertueuses et galantes. Au quatrième acte, scène 8, elle exhorte les femmes à l’imiter à travers le personnage de Molière : «  Quelle grandeur d’âme ! Quel esprit ! Quelle délicatesse ! Ah ! femmes, femmes qui vous gendarmez contre elle ; apprenez à l’imiter, et vous vous élèverez. Quel modèle à suivre ! Ses faiblesses, ses erreurs, font ressortir davantage ses grandes et sublimes qualités. ». Elle crée le caractère de son personnage de Ninon de façon à mettre en valeur ses qualités galantes et ses vertus pour la célébrer. Dans sa postface elle écrit : « Les femmes d’esprit, les femmes du bon ton et même les femmes vertueuses me sauront bon gré de l’avoir conçue ; les Prudes et les Comédiennes m’en blâmeront certainement, mais je ris d’avance de leur dépit et de leurs sottises. » Elle met également en scène la « vraie philosophie de Mademoiselle de l’Enclos »111, sur l’amitié et l’amour : dans la pièce Ninon est représentée cherchant à faire le bonheur de ses amis et refusant les serments amoureux, si elle en fait, elle les enfreint. Dans sa postface, Olympe de Gouges affirme que c’est au cinquième acte que cette « vraie philosophie » est mise en pratique par Ninon, c’est-à-dire lorsque celle-ci décide de se « mortifier » en se retirant dans un couvent : « la bonne Philosophie existe à se mortifier quelquefois avec plaisir. Dans la première jeunesse, le feu des passions fait taire cette Philosophie. Dans un âge plus avancé, elle prend le dessus. »112 Son âge est alors lié à une forme de sagesse qui la pousse à protéger ses enfants et plus généralement les autres. Dans la dernière scène, Molière fait le bilan avant la conclusion de Saint-Evremond et dit : « Elle vient de faire le bonheur de ses enfants ». C’est de cette philosophie que semblent venir ses vertus.

Olympe de Gouges s’identifie à Ninon pour sa philosophie sur l’amour et pour son âge dans la pièce. Elle l’admire aussi pour sa philosophie, son esprit et ses vertus, qui la différencient des autres femmes. Elle écrit à propos d’elle dans la postface de la pièce : « qu’il serait à souhaiter dans ce siècle de posséder une femme d’un aussi grand mérite ! » Elle semble ainsi se donner pour but d’être cette femme au XVIIIe siècle en prenant Ninon de L’Enclos pour exemple. D’ailleurs, au dénouement de la petite comédie d’Olympe, elle paraît se présenter comme son héritière à travers le personnage d’Olympe, puisque le spectateur apprend que le jeune homme qu’elle aime est en fait le fils de Ninon, ce qui permet de dénouer la situation : le père, Monsieur de Châteauroux, accepte le mariage, Olympe devient ainsi la belle-fille de Ninon. Elle évoque aussi à travers le personnage d’Olympe sa passion pour le théâtre, incarné par Molière dans la pièce.

Note sur la présente édition §

Présentation de l’édition §

Il existe une édition de Molière chez Ninon ou le siècle des Grands Hommes publiée du vivant d’Olympe de Gouges, en 1788. Nous avons retrouvé deux exemplaires de cette édition. Le premier est conservé à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris sous la cote 710 (n°3). Le second se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal, référencé à GD-14264. Ces deux exemplaires sont identiques, excepté la présence de papillons, de passages biffés et de notes manuscrites, dont nous ne connaissons pas l’origine, et l’absence de la Préface et de la Postface dans l’exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal. Molière chez Ninon se trouve également dans le troisième volume des Œuvres complètes d’Olympe de Gouges, publié en 1788 et dédié au Prince de Condé. Ce volume, qui existe en quinze exemplaires en France et à l’étranger, est un ouvrage factice qui regroupe les exemplaires déjà imprimés de certaines pièces d’Olympe de Gouges (Zamor et Mirza, Molière chez Ninon, Bienfaisance ou la Bonne mère, La Bienfaisance récompensée). L’exemplaire de la pièce dans les Œuvres complètes est donc identique aux deux autres. Nous avons établi notre texte à partir de l’exemplaire conservé à la Bibliothèque historique. Il s’agit d’un ouvrage in-8° de (2) -(211) pages qui se présente comme suit :

[I] : MOLIERE/ CHEZ NINON, / OU/ LE SIECLE/ DES GRANDS HOMMES, / PIECE EPISODIQUE, / EN PROSE ET EN CINQ ACTES./ Par Madame DE GOUGES./[fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez {/ L’AUTEUR, rue & Place du Théâtre/ François./ CAILLEAU, Imprimeur-Libraire, / rue Gallande, N°.64./ [filet] / M. DCC. LXXXVIII./ Avec Approbation & Privilège du Roi.

[II] : 2 : Les personnages.

[III] : (1) à (15) : Préface.

[IV] : verso blanc.

[V] : 3 à 192 : texte de la pièce.

[VI] : (193) à (211) : Postface.

Dans cet exemplaire, la préface, numérotée de (1) à (15), se situe entre la page 2, où les personnages sont présentés, et la page 3, où le texte de la pièce commence. Dans les Œuvres complètes, l’ordre des pages est rétabli et la liste des personnages se trouve après la préface et avant le début de la pièce.

Établissement du texte §

Nous avons établi le texte à partir de l’exemplaire conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris à l’identique, à quelques modifications près, lorsqu’elles étaient nécessaires pour la compréhension du texte : nous avons notamment corrigé les coquilles évidentes. Nous avons aussi modernisé le « ſ » en « s » et nous avons remplacé l’esperluette « & » par « et », de même, nous avons rétabli les « &c. » en « etc ». Nous avons aussi restitué les trois points de suspension lorsqu’il y en avait plus. En revanche, nous avons conservé les différentes graphies d’un même mot, y compris pour les noms propres, car l’orthographe n’était pas encore fixée au XVIIIe siècle. Voici la liste des corrections que nous avons apportées.

Dans la Préface §

Page [(4)] : APRRES : APRES

Page [(5)] : uu : un

Page [(7)] : favorisée : favorisées

Page [(8)] : dépeud : dépend

Page [(10)] : FLGRENCE : FLORENCE

Page [(11)] : d’avantage : davantage

Page [(13)] : odinaire : ordinaire

Page [(13)] : deeniers : derniers

Page [(13)] : des maux que j’ai éprouvé du peu : des maux que j’ai éprouvés, du peu

Page [(14)] : un autre : une autre

Dans le texte §

Page [11] : sûr : sûre

Page [16] : me : nous avons rétabli le m qui était inversé.

Page [19] : traitez : traiter

Page [21] : Malière : Molière

Page [25] : QUELLE : QU’ELLE

Page [33] : quevous : que vous

Page [33] : salut : salue

Page [39] : avez regnez : avez regné

Page [39] : Qu’elle fut : Quelle fut

Page [39] : qu’on n’avait coutume dans leur monastère de recevoir que : qu’on avait coutume dans leur monastère de ne recevoir que

Page [39] : m’écrit-elle-même : m’écrit elle-même

Page [47] : s’enva : s’en va

Page [49] : chanp : champ

Page [54] : sorcilège : sortilège

Page [55] : Par-là sanguenne : Par la sanguenne

Page [58] : Asséyons : Asseyons

Page [62] : (A part. : (A part.)

Page [63] : je vous ai abandonné : je vous ai abandonnée

Page [66] : derrière le le Théâtre : derrière le Théâtre

Page [67] : LES PREDEDENS : LES PRECEDENS

Page [77] : Jai : J’ai

Page [78] : des pierres à fusils : de pierres à fusils

Page [81] : m’ait empêché : m’ait empêchée

Page [86] : donnes-moi : donne-moi

Page [86] : tems qui me reste : tems qu’il me reste

Page [87] : LE MARECHAL D’ESTREES, SCARON. : LE MARECHAL D’ESTREES, LE PRESIDENT DEFFIAT, SCARON.

Page [88] : àprès : après

Page [97] : m’a fallut : m’a fallu

Page [100] : plus avant. : plus avant.)

Page [113] : rerevoir : recevoir

Page [113] : des raisons de bienséance l’en avoit détourné : des raisons de bienséance l’en avoient détournée

Page [116] : hier au soir mon cousin, disoit-il, que pensez-vous : hier au soir : « mon cousin, disoit-il, que pensez-vous

Page [117] : je trouve toujours de quoi apprendre. : je trouve toujours de quoi apprendre ».

Page [117] : l’art de connoître d’apprécier les talens. : l’art de connoître et d’apprécier les talens.

Page [117] : semblent n’être nés que pour cet état. : semblent n’être nés que pour cet état. »

Page [119] : plaisir : plaisirs

Page [123] : une autre : un autre

Page [126] : éspere : espere

Page [128] : pas de memoire : pas de mémoire

Page [130] : impréssion : impression

Page [136] : l’Amour : L’Amour

Page [139] : coup d’œil. : coup d’œil.)

Page [140] : qu’il le sont : qu’ils le sont

Page [143] : changeroit il : changeroit-il

Page [144] : je ne vous dirois pas moins : je ne vous dirai pas moins

Page [146] : les plus grandes éloges : les plus grands éloges

Page [147] : sont digne : sont dignes

Page [156] : qui m’ait plus flatté : qui m’ait plus flattée

Page [157] : FRANCISQUE. : FRANCISQUE, Mlle LE ROI.

Page [157] : quelque pleurs : quelques pleurs

Page [162] : épingle. : épingle.)

Page [168] : A demie-voix : A demi-voix (« lorsque Demi précéde le substantif, alors il est toujours indéclinable » Dictionnaire de L’Académie Française, 1762)

Page [176] : chargé : chargées

Page [177] : depuissantes : de puissantes

Page [185] : estime public : estime publique

Page [192] : ju’squ’au : jusqu’au

Page [193] : SAINT-EVEMONT : SAINT-EVREMONT

Dans la postface §

Page [(194)] : mertra : mettra

Page [(197)] : elle sont galantes : elles sont galantes

Page [(202)] : a varier : à varier

Page [(203)] : aprésent : à présent

Page [(204)] : elle se trouveront : elles se trouveront

Page [(206)] : ma assurée : m’a assuré

Page [(206)] : cher à la Patrie ; : cher à la Patrie,

Page [(207)] : débaucher : d’ébaucher

Page [(208)] : à été imprimée : a été imprimée

Page [(208)] : une étude particulières : une étude particulière

Page [(209)] : si la Comédie ne m’avoit objecté qu’elle : si la Comédie m’avoit objecté qu’elle

Page [(210)] : une incendie : un incendie

Nous avons également conservé la ponctuation, sauf lorsqu’elle semblait erronée ou manquante. Nous n’avons pas rétabli les points d’interrogation lorsqu’il s’agissait de questions rhétoriques :

Page [(2)] : vraisemblablement,) : vraisemblablement),

Page [(7)] : homme d’esprit,) : homme d’esprit),

Page [4] : frotte les yeux) : frotte les yeux.)

Page [5] : Rochefoucault ; : Rochefoucault :

Page [26] : vous prîtes, : vous prîtes

Page [38] : LES MÊMES, LA CHATRE, : LES MÊMES, LA CHATRE.

Page [48] : Mad. SCARON : Mad. SCARON.

Page [48] : NINON à Mad. Scaron : NINON à Mad. Scaron.

Page [88] : LE PRESIDENT, DEFFIAT : LE PRESIDENT DEFFIAT

Page [119] : amusez ; Ninon : amusez, Ninon

Page [150] : caractère Ballet : caractère. Ballet

Page [178] : FRANCISQUE. LES MÊMES : FRANCISQUE, LES MÊMES

Page [179] : Monsieur de Saint-Evremont de faire : Monsieur de Saint-Evremont, de faire

Par ailleurs, la liste des personnages est située après la page de titre et avant la préface dans l’exemplaire original, nous l’avons replacée après la préface et avant le début de la pièce.

Dans la liste des personnages, certains noms ont été ajoutés à la main après la didascalie initiale qui indique le lieu de l’action : le Maréchal d’Estrées, un exempt, le Président d’Effiat, le Grand-Prieur. La Dupuis a été ajouté entre les autres personnages et la didascalie. Nous les avons replacés à la suite des autres personnages.

Nous avons aussi rétabli la numérotation logique des scènes du premier acte qui comportait deux scènes 12.

MOLIERE CHEZ NINON
OU
LE SIECLE DES GRANDS HOMMES.
PIECE EPISODIQUE,
EN PROSE ET EN CINQ ACTES. §

[a]

PREFACE DE MOLIERE CHEZ NINON. §

Convaincue de l’animosité de la Comédie Françoise, et assurée de son injustice pour tout ce qui pourroit me concerner, je voulus essayer de nouveau de la mettre à l’épreuve, malgré ce dont elle est capable : mais ai-je pu croire qu’elle auroit égard aux nouveaux efforts que je ferai pour lui présenter un ouvrage qui la rendroit plus équitable envers moi. On a beau se plaindre, on a beau faire, un Auteur ne renonce pas sans peine à la Comédie Françoise, quand une fois il y est parvenu, et qu’il n’y a point échoué.113 Ce n’est pas les Comédiens qu’il faut considérer ; c’est le Théâtre, c’est le goût de la Nation qui le couvre de gloire, quand il a eu le bonheur de réussir. Mais pour y renoncer sans y avoir échoué, il faut être comme moi rebuté, indigné des Comédiens, comme on le verra dans le cours de ma Préface, par les sacrifices que je me propose de faire, d’après les principes de Mademoiselle Contat114, de Madame Bellecourt115, et les prétendus réglemens inebranlables de la Comédie Françoise ; je cherchai dans mon esprit quel moyen je pourrois trouver pour me la rendre favorable. Bientôt mon imagination me fournit le plan de Molière chez Ninon. J’avoue sincèrement que ce fut dans un rêve que j’achevai de le concevoir. A peine ai-je traité ce sujet, [b] qu’enthousiasmée de moi-même, je n’eus plus devant mes yeux les mauvais procédés de la Comédie. En faveur de Molière, je les oubliai tous, et je me figurois que la Comédie, à son tour, prendroit le plus grand intérêt à la Pièce qu’elle doit jouer, et pour celle que j’allois lui offrir, qui portoit un nom sacré pour elle. Avant de lui demander lecture pour cette Pièce, je la soumis aux lumières des Hommes-de-Lettres les plus recommandables du siècle : tous m’en firent les plus grands éloges, et c’est d’après leur sentiment* que je demandai lecture. Quoi ! m’écriai-je ?116 J’ai fait une bonne Comédie, et c’est à l’injustice des Comediens que je dois cet heureux* sujet ! Molière, leur soutien, leur Fondateur, y joue un si beau rôle ; j’ai eu le bonheur de rendre ce Grand-Homme au naturel. Ah ! combien la Comédie va me savoir bon gré de lui prouver mon amour pour cet homme immortel ! Combien ils seront fâchès* d’avoir mal interprêté mes Lettres ; et combien ils vont m’encourager, et me remercier d’avoir cherché à leur plaire à ce point. Le suffrage des hommes éclairés étoit moins capable de me rassurer que la Lettre de Madame Bellecourt, où je ne voyois plus que ses phrases : « Quant à la Maison de Molière117, fut-elle aussi mauvaise qu’elle nous le paroît, (car c’est ce qu’elle entendoit dire vraisemblablement), elle porte un nom sacré pour tous les François, je dis plus, pour l’Europe entière ; et je vous assure, Madame, que, depuis les plus savans Littérateurs, jusqu’aux plus ignorans Barbouilleurs de papier, aucun hors vous n’a trouvé extraordinaire l’hommage que nous avons rendu à cet homme immortel ». [c] Après ces lignes, j’ajoutai que tel Auteur, où l’Actrice qui ne me rendra pas justice, en rougissant de honte de m’avoir si mal connue, et si indécemment interprêté mes expressions ; et s’il est vrai que tout ce qui porte le nom de Molière est respecté pour eux, ils recevront ma Pièce, quand elle seroit détestable, pour l’amour de ce Grand-Homme seulement118. Tout autre que moi auroit pensé de même. Voilà comme je colorois mes rêveries et mes espérances auprès des Comédiens François. Enthousiasmée d’avoir composé, en moins de six jours, un Ouvrage aussi conséquent, avoir dépouillé l’Histoire des faits les plus intéressans, et les avoir mis en action, sans oublier la plus petite circonstance ; et n’ayant pas perdu de vue le but moral, je me crus, je l’avoue, un talent distingué ; mais les Bulletins de la Comédie119 m’ont forcé à reconnoître toute ma médiocrité et mon ignorance. Moi qui m’étois instruite pour la première fois120, le fruit que j’en avois recueilli me faisoit espérer que si je me livrois à l’étude je pourrois trouver moins d’obstacles. Si je m’en rapportois au jugement des Comédiens, je n’apprendrois plus rien, et je deviendrois aussi ignorante qu’eux, quoiqu’ils apprennent beaucoup. Cependant leur opinion n’a pas détruit celle que j’avois de ma Pièce, et que je ne croirai pas déplacée, malgré leur témoignage, à moins que les hommes éclairés qui m’en ont dit du bien me disent qu’ils se sont trompés, et que les Journalistes instruits m’assurent que je suis dans l’erreur. Alors, bonnes gens, je conviendrai que vous avez raison, que vous n’ignorez pas l’Histoire de Molière et de tous les Grands-Hommes que j’ai mis sur la scène, et que [d] je ne vous considérerai plus comme une Troupe joyeuse qui faites121 rire et pleurer machinalement, et que vous ne connoissez jamais les caractères que vous rendez. Je serai persuadée à jamais que vous êtes spirituels ! savans ! et justes sur-tout ! Je conviendrai donc, en vous demandant pardon d’avance, si ma Pièce est jugée de nouveau, d’après le témoignage que vous en avez rendu, que je suis une femme ridicule ; et que n’ayant pas eu l’esprit de connoître les Personnages que j’ai traités, je n’ai pas même le sens commun, j’ose vous assurer de vous venger de l’outrage que je vous fais, si ce n’est pas au contraire des vérités que vous avez mérité au centuple ; mais voici la Lettre qui va me justifier, et je défie la Comédie de me démentir d’un seul mot de ce que j’avance.

LETTRE A la Comedie. §

« Apres une quantité de Pièces sans intrigues que vous jouez, j’avois cru devoir espérer, sans prévention*, que la Comédie ouvriroit les yeux sur l’action, et sur l’intérêt de mon Drame, qui est écrit, je l’avoue, avec plus de naturel que d’élégance : il semble même que le Public est fatigué d’entendre, et de ne point sentir ; j’ai cru entrevoir que la Comédie avoit pour moi une haine implacable. Ce qui a dû m’en convaincre, c’est le ridicule que m’ont prêté quelques-uns de ses Membres, à l’occasion du grand Molière122 ; moi qui ne [e] suis devenue Auteur qu’en admirant cet homme immortel. J’ai donc cherché tous les moyens de la persuader de cette vérité, et de la désarmer sur mon compte. La Servante de Molière m’a paru d’abord un sujet propre à l’intéresser en ma faveur : mais à peine l’ai-je conçu, que Molière m’est apparu dans un songe. Il me traça lui-même le plan que je viens de traiter. « Suis-le, me dit-il, je te promets que la Comédie reviendra sur ton compte ». Mais à peine ai-je mis la dernière main à ce pénible Ouvrage, que le découragement s’est emparé de moi, quand il a fallu me déterminer à vous en demander la lecture. Des personnes de génie, et consommées123 dans la Littérature, m’ont assuré cette Production bonne : à mon avis, il n’en est point de meilleure, et il m’est bien permis de le croire ; mais elle n’a point encore obtenu votre suffrage, et l’on peut douter du succès. Ainsi donc mes espérances se bornent à obtenir une prochaine lecture, en faveur du nom qu’elle porte : Molière chez Ninon, ou le Siècle des grands-hommes.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »

Quoique ma lettre se sente de l’enthousiasme, et du feu de la composition, je n’avois pas moins lieu de m’attendre à une réponse la plus satisfaisante de la part de la Comédie ; mais comme elle prètend qu’il est dangereux de m’écrire, elle me fit faire la réponse de vive voix, qui étoit de m’accorder la lecture huit jours après. Je dois lui observer deux mots sur sa répugnance à m’écrire : si ses intentions étoient bonnes, pourquoi crain/ [f] /droit-elle de les déposer sur le papier ? Mais comme elle est persuadée que sa conduite les démentiroit, elle préfère garder un mal-honnête silence ; elle s’est fait une loi de ne presque plus répondre à personne ; je ne dois donc pas me plaindre particulièrement. Depuis près de quatre ans que la Comédie fait le tourment de ma vie, je suis le seul Auteur qui, ayant plus à m’en plaindre qu’aucun, se soit tû si long-tems ; je n’avois jamais rien fait imprimer contre elle jusqu’à présent, et par une bisarrerie de ma part, ou pour mieux dire une justice rendue aux talens, n’ai-je pas loué les Comédiens qui méritoient de l’être ? Qui est-ce qui a excité la verve des Gens-de-Lettres en faveur de la retraite de Préville124, si ce n’est ma Préface de l’Homme Généreux125 ? Le bien que j’ai dit de la Comédie, tout recemment, dans la Préface du Philosophe corrigé126, en me donnant tort à moi-même de ma trop grande pétulence*, et la lettre injuste à mon sexe, que j’ai cachée au Public dans ces circonstances de sa part, prouve assez combien je suis touchée, et reconnoissante de la plus petite faveur. A cette occasion, je vais citer une remarque fort aimable de Mademoiselle Contat, dans sa visite de remerciement de la part que j’avois prise à son incommodité. Au ressentiment que je lui témoignai de la lettre de la Comédie, qui convient que mon sexe court un danger évident sur la scène Françoise. Il faut croire, Madame, que lorsqu’on vous écrivit cette lettre, il n’y avoit point de femmes au Comité. Je conviens que si toutes avoient de l’esprit comme Mademoiselle Contat, il y auroit moins de disputes entre les Auteurs [g] et les Comédiens ! Par bonheur, (comme me l’a écrit un homme d’esprit), cette guerre n’est pas meurtrière ; mais je sais bien que si j’avois été homme, il y auroit eu du sang de répandu. Que d’oreilles j’aurois coupé ! Ce n’est que par la plume que je puis me venger. Mais, hélas ! quelle vengeance ? Elle me coûte le plus bel appas de ma vie. La Comédie Françoise ne me jouera qu’une fois, et si elle pouvoit encore s’en dispenser, et induire en erreur M. le Marquis***, elle commettroit une seconde injustice aussi révoltante que la première. Si je pouvois espérer qu’il jettât les yeux sur la conduite de la Comédie à mon égard, il verroit qu’elle a comblé la mesure de l’injustice, et de vexations qu’elle a ôsé me faire supporter. M.*** ……………………………………………………… …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… Je voudrois pouvoir plaisanter de tout ceci, si ma délicatesse n’étoit point blessée. On ne rit point de ce qui est méprisable. Je conviens qu’on n’en parle pas non plus ; mais je dois instruire les Auteurs qui auront le courage de prétendre à la Comédie Françoise, et qui n’auront pas la force d’y renoncer comme moi. On me disoit ces jours derniers : Lorsque vous serez plus calme, vous ne penserez pas de même. Eternellement, répondis-je. Aprenez, Messieurs, que l’amour propre chez les femmes telles que moi, tient lieu de toutes les qualités que la Nature vous a favorisées sur nous. Cette force d’ame et d’esprit fléchit devant vos intérêts, et moi je foulerois la même gloire à mes [h] pieds, s’il falloit l’acheter au dépend de ma résolution. Je n’ai jamais nargué les Comédiens, voulant me les rendre favorables ; j’ai agi avec eux honnêtement ; mais ils n’ont point agi de même avec moi. J’ai rabaissé l’élévation de mon ame, comme on peut s’en convaincre dans mes Lettres. Car, jugeant les choses, comme je les vois, je pense que les Comédiens doivent plus aux Auteurs que les Auteurs ne leur sont redevables. Ce seroit donc à eux à prendre la voie de la soumission, ou au moins celle de la modestie. Me souciant fort peu actuellement de ce qu’ils peuvent entreprendre contre moi, je me permettrai de leur dire ma façon de penser sans colère et sans humeur, étant persuadée que le Public ne pourra s’empêcher d’applaudir à ma conduite et à mes observations, et qu’il reconnoîtra, malgré l’indignation où la Comédie m’a réduite, la candeur de mes Systêmes. Je n’ai pris aucun fait étranger pour l’accabler ; car si je mettois au jour le Mémoire que j’avois fait contre elle jadis, on verroit que les anecdotes particulières de chaque Acteur contre les Auteurs formeroient une Collection de mauvais procédés, qu’ils décourageroient même M.C.B127., qui, suivant moi, …………………………… ………………………………………………………………………………………………………………… Venons à l’agréable M. Fleuri128 ; ensuite nous passerons à l’aimable M. Florence129. Il est inutile que je fasse imprimer toutes les Lettres que j’ai écrites à ces deux grands Personnages, quoique l’un diffère bien de l’autre par le talent. Quant aux deux premiers, avant la lecture de Ninon, ils me parurent fort honnêtes de vive voix, et même portés pour mes intérêts. On me pria de retarder ma [i] lecture, par rapport aux répétitions des Fameuses Réputations, Ouvrage qui vaut un million de fois ma Ninon ; mais je suis une de ces femmes que l’Auteur a voulu désigner,

« Dont à peine on entend le jargon,
Et qui parlent de tout sans rime ni raison ».

Il voudra bien me permettre de lui dire à cette occasion deux mots aussi clairs qu’intelligibles : Que quand on veut fronder tout le monde, il faut savoir produire un Ouvrage à l’abri de la critique ; que tous les jeux de mots dont il est farci sont autant d’applications à la Piece qui n’a pas réussi ; que, pour être satyrique dans une Comédie, il faut posséder le talent dramatique ; et c’est ce que mon jargon et mon baragouin pourroient lui enseigner. …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….. Je retardai moi-même cette lecture, pour attendre le rétablissement de Mademoiselle Contat ; mais M. Florence m’ayant assuré que sa maladie, quoique très-peu dangereuse, seroit très-longue, et qu’il falloit hâter ma lecture. Elle est donc décidée à un Mercredi. Lecteur, ne me perdez pas de vue actuellement ; si j’ai été verbeuse jusqu’à présent, je vais au fait sans réflexions ; vous en ferez sans doute pour moi. Le Lundi, comme on sait bien, est l’Assemblée générale : je lui écrivis une lettre la plus simple, la plus honnête et la plus courte : la voici.

[j]

LETTREEcrite à M.FLORENCE, Semainier perpétuel de la Comédie Françoise. §

« Je vous prie, Monsieur, de prévenir vos Camarades, que Mercredi on lit ma Pièce. J’espère qu’au nom de Molière, toute la Comédie voudra bien s’y trouver, que cet Ouvrage mérite la présence de tous les Comédiens ; que si elle n’est pas reçue, je veux la voir refuser avec les honneurs de la guerre, pour me bien persuader que mes Juges sont impartiaux.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »

« J’étois de bonne-foi, et je m’attendois véritablement que la Comédie étoit de même avec moi. J’écrivis en même tems à M. Fleuri, qui m’avoit donné le meilleur augure de son caractère, deux mois avant dans une visite qu’il m’avoit rendu pour son compte, en me certifiant, qu’il n’étoit pour rien dans la nouvelle contestation que j’avois avec la Comédie au sujet du tour qui m’avoit été donné.130 Aussi je ne vis que lui dans le rôle de Molière, la justice et la candeur de ce Grand-Homme me parurent être analogues avec la probité de ce bon Acteur. Je ne pus m’empêcher de lui destiner ce rôle, si ma Pièce étoit reçue ; je lui en témoignai mon empressement, je voulus même le prendre [k] pour Lecteur ; mais il s’en défendit avec tant d’honnêteté, et la certitude qu’il me donna, qu’il ne lisoit jamais, fit que je n’insistai pas davantage ; mais il me promit d’être un des premiers à cette lecture, et pour qu’il ne l’oubliât pas, je lui en rafraîchis la mémoire à l’Assemblée, par une lettre particulière. Le Mercredi, je me rends à la Comédie avant onze heures, une heure étoit sonnée, que le nombre de treize n’étoit pas encore arrivé ; on trouva le prétexte que le voyage de Versailles faisoit dormir tard : on131 envoya plusieurs Garçons de Théâtre, pour sçavoir, si ces Messieurs étoient éveillés et s’ils viendroient à la lecture ; ils étoient forcés de se rendre pour la répétition de la nouvelle Actrice et de l’Optimisme ; mais ils furent levés trop matin pour moi, malgré le voyage de Versailles, puisqu’ils étoient déjà sortis, à ce que les Garçons de Théâtre avoient rapporté. On me congédia donc après un million d’œillades, au Dimanche s’ensuite. M. Fleuri et M. Florence qui ne s’étoient pas rendus à ma lecture, leur absence étoit remarquable pour moi, après ce qu’ils m’avoient promis, l’un et l’autre : le Public n’ignore point que la plupart des Comédiens sont logés autour de la Comédie, et que moi, pour mon malheur, j’y suis logée en face. Tous les Comédiens fuyent comme des loups cette lecture, et ils se rendirent l’un après l’autre comme des moutons à la Comédie après que j’en fusse132 sortie ! L’honnête M. Florence dit à mon fils, ne pouvant plus se contraindre, qu’il s’étoit promis de ne se jamais trouver à ma lecture. Ce propos manifeste la conspiration [l] que la Comédie trame depuis long-tems contre moi ».

LETTRE A M. FLORENCE. §

Je suis on ne peut pas plus surprise, Monsieur, que vous ne vous soyez pas trouvé à ma lecture, vous, qui, comme Semainier, vous trouvez à toutes. Je vous crois trop loyal, pour m’avoir voulu tendre un piège. J’espère que Dimanche vous me prouverez tout le contraire, et que je serai convaincue à jamais de toute votre honnêteté.

« J’ai l’honneur d’être, etc. »

A l’égard de M. Fleuri, je me suis étendue un peu plus loin ; j’étois à même de faire dans cet instant la différence d’un homme bien né d’avec un homme mal élevé. J’avois trouvé dans un grand Prince tant de simplicité, tant d’honnêteté à m’accorder la grace* que je lui demandois, qu’en vérité les mauvaise façons des Comédiens envers une femme me parurent insupportables, et mes réflexions s’étendirent dans ma lettre jusqu’à M. Fleuri.

[m]

LETTREA M. FLEURI. §

J’ai tort de me plaindre, Monsieur. En effet, la Comédie, en général, a les meilleures façons pour moi ; vous m’aviez paru vouloir vous distinguer de l’honnêteté ordinaire, dont elle avoit usé à mon égard. Je n’aurois jamais cru que Molière, sous mon nom, eût si peu de crédit sur elle ; elle m’avoit écrit, qu’à sa consideration, le plus médiocre Ouvrage seroit toujours respecté par elle. On ne connoît point le mien, et on se refuse même à la lecture. Je vous avois assez intéressé dans cette Pièce, Monsieur, pour espérer que vous me feriez la grace* de vous y trouver. J’avois, ces jours derniers, à demander à un grand Prince une grace* ; il me l’a accordée avec tant de bonté et d’empressement, qu’une femme délicate auroit toujours besoin d’avoir affaire à des hommes de ce caractère : en encourageant mon sexe, c’est donner l’idée de la véritable façon de penser de l’homme. Vous m’aviez promis, Monsieur, de vous trouver à cette lecture ; je me plais à croire que vous étiez dans l’impossibilité de vous y rendre. Enfin, Dimanche prochain, peut-être, je serai plus heureuse*, et l’on me dédommagera sans doute des maux que j’ai éprouvés, du peu de zèle que les Comédiens m’ont témoigné jusqu’à présent, et de l’oubli même de ses réglemens envers moi.

« J’ai l’honneur d’être, etc. » [o]

L’on doit croire que M. Fleuri se justifiera honnêtement de ne s’être pas trouvé au Comité, et qu’il me persuadera, que, malgré qu’il ne soit point un Prince, il n’en a pas moins la délicatesse due à mon sexe : la veille qu’on devoit lire ma Pièce, il me fit dire lestement, par l’Ouvreuse de Loges, que quelqu’un me demandoit. Quelle fut ma surprise, de voir que M. Fleuri, qui me tira à l’écart, me dit indiscrètement que, comme il étoit dangereux de m’écrire, il venoit me faire sa réponse de vive-voix ! Ce début me parut, (et on doit le croire,) aussi insolent que déplacé ; mais j’écoutai jusqu’à la fin : il m’ajouta que, si je n’étois point une femme, il m’apprendroit comment on répond à une lettre aussi impertinente que la mienne. A ces mots, il ne m’auroit fallu qu’une épée, et j’aurois bientôt été une autre Chevalière d’Eon133. Le sang me bouilloit dans les veines ; mais je sçus me respecter : il continua en ajoutant qu’il n’étoit point un Prince, mais un Comédien. Hélas ! lui répondis-je, je ne le vois que trop… Mais d’après Molière, je pensois qu’un Comédien devoit avoir les principes d’un homme bien né : ce n’est certainement pas de ceux de votre trempe, et je m’en fus en haussant les épaules. J’entendis derrière moi les mêmes paroles de M. Florence, qu’il ne se trouveroit jamais à mes lectures, et qu’il avoit voulu me le confirmer lui-même. J’appris que ces deux Messieurs avoient fait vacarme dans le Foyer, et dans les Coulisses, et qu’ils se plaignoient amèrement à tous leurs Camarades de mon insolence, et de ma fierté. La conspiration fut donc parfaite, et mon ouvrage proscrit avant la lecture : [p] aucun Comédien, si fourbe qu’il puisse être, ne pourra démentir ce que j’avance ; et qu’on juge à présent si j’ai quelque chose à me reprocher à l’égard de la Comédie ; si ce n’est d’avoir eu trop de constance et de modération pour tant de mauvais procédés. Mais actuellement que l’indignité est à son comble, je renonce entièrement à la Comédie, et lui fais le traitement qu’elle mérite, en reprenant ma place. Que mon Lecteur lise mon aimable Ninon, et prononce sur son sort, pour trouver les Bulletins de la Comédie plus ridicules que sages ; et après cela, je demanderai s’il n’y a rien de pire au monde que des Comédiens assemblés, sans délicatesse, sans bienséance, et sans la plus petite ombre d’équité : c’est à la fin de cette Pièce qu’on trouvera la sentence qui la condamne à l’estime publique.

PERSONNAGES. §

  • MOLIERE, ami de Ninon.
  • LE GRAND CONDE.
  • LE MARQUIS DE LA CHATRE, Amant de Ninon.
  • M.DE GOURVILLE, ancien Amant de Ninon.
  • LE COMTE DE FIESQUE, nouvel Amant de Ninon.
  • LE CHEVALIER DE BELFORT, fils naturel* de Ninon, et Amant d’Olympe.
  • CHAPELLE, ami de Ninon.
  • M.DE SAINT-EVREMONT, ami de Ninon.
  • SCARON, ami de Ninon.
  • DESYVETEAUX, ami de Ninon.
  • LE MARQUIS DE CHATEAUROUX, père d’Olympe
  • FRANCISQUE, Valet de Ninon.
  • MATHURIN, Paysan.
  • BLAISE, Valet de Desyveteaux.
  • LUCAS, Valet de Desyveteaux.
  • LA REINE CHRISTINE.
  • NINON.
  • OLYMPE, fille de M. de Chateauroux.
  • Mad. SCARON, amie de Ninon.
  • Mad. LA MARQUISE DE LA SABLIERE.
  • Mlle LE ROI, femme-de Chambre de Ninon.
  • MIGNARD, Peintre et Architecte.
  • LA DUPUIS.
  • LE Maréchal d’ESTREES
  • UN EXEMPT
  • Le Président d’EFFIAT.
  • Le GRAND PRIEUR.
La Scène se passe chez Ninon, au Marais.
[A, 3]

ACTE PREMIER. §

Le Théâtre représente un Sallon à l’antique, richement meublé, plusieurs portraits, entre autres Monsieur et Madame de l’Enclos, père et mère de Ninon ; les Bustes de plusieurs Grands Hommes, sur des piédestaux ; plusieurs instruments de musique, comme Clavecin, Luth, et autres134.

SCENE PREMIERE. §

FRANCISQUE, enveloppé dans un manteau, dormant sur un canapé, s’éveillant et bâillant.

Je suis tout moulu. Les Maîtres regardent un canapé comme un meuble fort commode ; et moi, je trouve qu’on n’y dort pas à son aise. Il faut [p. 4] convenir que l’état de Valet est un métier bien pénible. On ne nous laisse, ni le tems de prendre nos repas, ni celui de reposer. Cependant, mon sort est moins à plaindre que celui de ceux de mon état. Etre au service de l’aimable et de la sensible Ninon, n’est-ce pas servir toutes les Divinités ensemble ?

(Il se frotte les yeux).

Il n’est pas tard, tout le monde repose encore : allons, essayons de refaire un petit somme.

SCENE II. §

Melle LE ROI, FRANCISQUE.

FRANCISQUE, se levant en sursaut.

Comment c’est vous, Mademoiselle le Roi ? Eh ! qui peut vous avoir éveillée si matin ?

Mlle LE ROI.

Mais vous, Monsieur Francisque, vous l’êtes bien.

FRANCISQUE.

Que voulez-vous que je vous dise, Mademoiselle ? Je n’ai pas la force de me coucher quand les autres se lèvent.

Melle LE ROI.

Mademoiselle de l’Enclos ne prétend pas que ses gens veillent aussi tard qu’elle ; nous avons ordre de nous coucher à minuit, pourquoi ne vous y conformez-vous pas ?

[p. 5]

FRANCISQUE.

Est-il possible qu’un brave serviteur abuse des bontés de la Maîtresse ! Je vous avoue, Mademoiselle, que c’est par zèle que je lui désobéis.

Mlle LE ROI.

A la bonne heure135, si cela vous plaît ; je ferois de même que vous, si Mademoiselle Ninon n’exigeoit pas que je me retirasse dans ma chambre après le souper.

FRANCISQUE.

Est-ce par méfiance, qu’elle prend ses précautions ? Cependant nous n’ignorons de rien.

Mlle LE ROI.

Elle n’est, ni assez dissimulée*, ni assez hypocrite, pour nous cacher sa conduite. Sans nous faire ses confidens, elle ne s’inquiète pas de ce que nous pouvons appercevoir.

FRANCISQUE.

Oh ! c’est une femme qui ne ressemble pas aux autres !

Mlle LE ROI.

Oh ! je vous en réponds136 !

FRANCISQUE.

Aussi le célèbre Molière disoit-il à Monsieur de Saint-Evremont et à Monsieur de la Rochefoucault ; « Ninon est un brave homme sous les traits d’une femme », et les plus grands de la Cour pensent de même sur son compte. A propos, nous n’avons pas encore vu, depuis son retour de l’armée, Monsieur le Prince de Condé.

[p. 6]

Mlle LE ROI.

Oh ! Je suis bien sûre qu’il ne manquera pas de venir voir Mademoiselle ; ce n’est pas ce qui m’inquiète. Mais ce qui m’allarme pour elle, c’est ce Monsieur Desyvetaux, qui ne reparoît plus depuis six mois. Elle a mis je ne sais combien de gens en campagne pour le découvrir sans en avoir encore aucune nouvelle… A propos, Mademoiselle m’a fort recommandé de vous donner ce matin cette lettre pour la porter à Monsieur de Gourville.

 

FRANCISQUE.

Celle-ci aura le même sort que toutes les autres. Il ne veut, ni répondre, ni revoir Ninon.

Mlle LE ROI.

Monsieur de Gourville est un sot personnage, et ce n’est pas savoir vivre : il refuse de voir Ninon quand les plus grands du Royaume n’aspirent qu’à lui faire leur cour.

FRANCISQUE.

Et voilà précisément ce qui le fâche*. Je crois avoir entrevu qu’il en est encore amoureux, et qu’il craint que la passion ne se rallume en la revoyant. D’ailleurs, il n’ignore pas que Monsieur de Villarceaux l’a remplacé ; mais il n’est pas instruit, à ce qu’il paroît, que Monsieur de la Châtre a succédé à celui-là.

Mlle LE ROI.

Son règne ne sera pas long, puisqu’il part ce matin pour l’armée.

[p. 7]

FRANCISQUE.

Que me dites-vous là ? Et de quand cette nouvelle ?

Mlle LE ROI.

D’hier au soir. L’état de Monsieur de la Châtre est inexprimable. Mademoiselle est désolée. Et toutes les attentions de Madame Scaron, qui ne l’a point quittée, n’ont pu la consoler, ni la calmer un seul moment.

FRANCISQUE.

Je m’en vais bien vîte porter cette lettre, car un Amant qui arrive, a plus beau jeu qu’un Amant qui part. Mais, qui nous vient si matin ?

Mlle LE ROI.

C’est Monsieur le Grand-Prieur ! que nous veut ce triste personnage ? il va trouver Mademoiselle dans une disposition propre à le congédier. Car elle ne possède pas la vertu* de s’ennuyer patiemment.

FRANCISQUE.

Moi, je me sauve.

SCENE III. §

LES MÊMES, LE GRAND-PRIEUR.

LE GRAND-PRIEUR, arrêtant Francisque par le bras.

Ecoute, mon ami, j’ai à te parler pour tes intérêts et les miens.

[p. 8]

FRANCISQUE.

Monsieur, mon devoir m’appelle ailleurs.

LE GRAND-PRIEUR.

Mais, écoute-moi, de grace ; sois-moi favorable et ta fortune est faite. Tu n’ignores pas que j’adore Ninon, et pour te prouver toute ma reconnoissance, commence par accepter cette bourse.

FRANCISQUE.

Fi donc, Monsieur ; je ne reconnais pas dans ce procédé le Grand-Prieur de Malthe ; si vous vous oubliez à ce point, pouvez-vous oublier quels sont les principes d’honneur et de probité de Mademoiselle de l’Enclos. On paye les Valets d’une fille d’Opéra ; mais nous, on ne nous interroge même pas.

SCENE IV. §

LE GRAND-PRIEUR, Mlle LE ROI.

LE GRAND-PRIEUR, le regardant s’en aller, à part.

Ce drôle joue le sentiment* ! voyons si je réussirai mieux auprès de la suivante.

Mlle LE ROI.

C’est à mon tour maintenant ; mais vous allez voir si je suis plus traitable que mon camarade.

[p. 9]

M. LE GRAND-PRIEUR.

Bon jour, Mademoiselle le Roi, comment se porte l’incomparable Ninon ?

Mlle LE ROI.

Vous lui faites beaucoup d’honneur, à merveille Monsieur : si ce n’est une peine réelle qui la trouble en ce moment.

M. LE GRAND-PRIEUR.

Ne puis-je savoir le sujet de son affliction ?

Mlle LE ROI.

C’est la perte d’un ami qui l’afflige extrêmement.

M. LE GRAND-PRIEUR.

Quel est l’heureux* actuellement ?

Mlle LE ROI.

Moi, Monsieur ! je l’ignore ; j’ignore même si ma maîtresse dans ses amours fait des heureux*.

M. LE GRAND-PRIEUR.

La pauvre innocente ! elle ne sait rien.

Mlle LE ROI.

Je ne suis pas, Monsieur, plus innocente qu’une autre. Mademoiselle Ninon de l’Enclos sait non seulement se faire respecter de tous ceux qui la connoissent, mais encore de ses gens, art très difficile à saisir, mais plus encore à exercer.

M. LE GRAND-PRIEUR.

Il faut rendre justice à la confidente de Ninon et convenir que personne n’est plus digne qu’elle [p. 10] d’apprécier le mérite rare de sa maitresse ; mais Mademoiselle, vous pouvez, sans comprometre votre délicatesse, vous intéresser un peu pour moi, voilà un diamant de deux mille écus, acceptez-le, servez-moi, je vous prie, et soyez persuadée que jamais Ninon n’en sera instruite.

Mlle LE ROI, le saluant jusqu’à terre.

Tout ce que je puis faire, Monsieur, pour votre générosité et votre discrétion, c’est de vous annoncer à ma maitresse et j’y cours.

SCENE V §

M. LE GRAND-PRIEUR, regardant Mlle le Roi s’en aller.

Je commence à m’appercevoir que le mépris que ces gens-là font de mes dons est plutôt l’effet du dédain que leur maitresse a pour mes sentimens, que celui de leur désintéressement. C’est ce dont je viens me convaincre pour la dernière fois. Ah ! cruelle Ninon, favorable à tant de personnages qui ne me valent pas, s’il faut que j’échoue auprès de toi, une bonne épigramme137 me vengera de tes rigueurs138. Tenons-la toute prête : voilà justement tout ce qu’il faut pour écrire…

(Il s’approche de la table et s’assied, puis réfléchissant.)

J’y suis : elle est sanglante…

(Il écrit et plie le papier.)

Plions ceci pour en faire usage quand il sera tems.

[p. 11]

SCENE VI. §

NINON, LE GRAND-PRIEUR.

NINON, le surprenant et à part.

Quel homme insupportable ! il faut donc, une bonne fois, m’expliquer avec lui.

(Haut.)

Je vous fais un million d’excuses, Monsieur le Grand-Prieur, de paraître devant vous dans le négligé du matin. Ordinairement on ne visite pas les femmes de si bonne heure ; sans être coquette, je tiens à la décence.

M. LE GRAND-PRIEUR.

L’amour est mon excuse, et je me suis flatté que…

NINON.

Voulez vous bien m’écouter, Monsieur le Grand-Prieur, et me permettre de vous ouvrir mon ame toute entière.

M. LE GRAND-PRIEUR.

Je préférerais d’intéresser votre cœur.

NINON.

Je le crois ; mais je ne puis répondre à vos sentimens. L’amitié que je vous propose est plus sûre et plus durable. L’acceptez-vous ?

M. LE GRAND-PRIEUR.

Sans doute, elle feroit mon bonheur, si j’avois commencé, comme vos amis, par obtenir un titre plus doux.

[p. 12]

NINON.

Y pensez-vous, Monsieur ? Tous les hommes qui font le charme de ma société, ont-ils été mes amans ? L’Abbé Gedoin, Monsieur de la Rochefoucault, L’Abbé de Château-Neuf, Chapelle, Scaron, Desyveteaux ; tous ces hommes recommandables n’ont jamais aspiré qu’à mon estime.

M. LE GRAND-PRIEUR.

Ces gens-là, sans doute, ont un autre caractère que le mien. Ils espèrent finir avec vous, comme j’aurois voulu commencer : pour moi, je me déclare, et je n’attends pas.

NINON.

La manière, dont vous vous exprimez, m’est tout-à-fait étrangère ; mais elle répond parfaitement aux sentimens que je vous soupçonnois : croyez-moi, Monsieur le Grand-Prieur, il vaut mieux commander des Galères à Malthe, que de servir ici ce petit fripon d’amour, qui, plus obstiné encore que capricieux, se plaît à braver* ceux qui ne savent pas se le rendre favorable. Pour moi, qui n’ai su jamais induire une personne en erreur, je vois avec peine que vous vous obstinez à vouloir devenir mon amant ; et si vous insistez davantage, vous perdrez mon estime, sans obtenir mon amitié. La perte n’est pas indifférente, faites-y attention.

M. LE GRAND-PRIEUR, avec colère et dépit.

Je saurai me passer de l’une et de l’autre. Je vous vois actuellement telle que vous êtes ; vous ne serez plus importunée de mes assiduités139. Bien/ [p. 13] /tôt vous saurez à quoi vous en tenir sur mon compte.

(Il sort en jettant sur la table le papier qu’il a écrit.)

SCENE VII. §

NINON, seule.

Il croit m’offenser et humilier mon amour-propre, il m’inspire au contraire la plus grande pitié ; je suis assez bonne pour lui faire grace*, et même pour le plaindre. Mais la Châtre ne revient point, qui peut le retenir ? Voudroit-il me cacher son départ. Ah ! cruelle destinée ! L’amour me causera-t-il toujours de nouvelles alarmes. Que vois-je ? un billet doux ! Ah ! sans doute il ne l’est que par la forme. Le style sera aigre.

(Elle lit.)

Je ne me suis pas trompée : l’épigramme est méchante, mais elle ne me pique* pas. Voyons comment je vais y répondre.

SCENE VIII. §

MOLIERE, CHAPELLE, NINON.

MOLIERE, bas à Chapelle.

Chapelle, l’interrompons-nous ?

CHAPELLE.

Oui, si c’est à un amant qu’elle écrit.

[p. 14]

MOLIERE.

Mais, si c’est à un ami, nous commettons une imprudence.

NINON, se retournant.

Ah ! vous voilà, Monsieur Molière : vous arrivez fort à propos, l’un et l’autre, pour juger cet écrit.

MOLIERE.

Nous avions craint de vous déranger, et nous étions à nous disputer* si c’étoit à un amant ou à un ami que vous écriviez.

NINON.

Ma foi, pour la première fois, ce n’est ni à l’un ni à l’autre.

MOLIERE.

Vous n’écriviez donc à personne ?

CHAPELLE.

Excepté ces deux sentimens, qui peut dans l’univers vous occuper ?

NINON.

La pitié.

CHAPELLE.

Est-ce l’humanité souffrante ?

NINON.

Oui, si l’amour méprisé fait souffrir et rend l’homme injuste.

MOLIERE.

Je gagerois que c’est notre Grand-Prieur amoureux.

[p. 15]

NINON.

Tout juste.

MOLIERE.

Qu’a-t-il fait de nouveau ?

CHAPELLE.

De petits Vers.

NINON.

Et une Epigramme qui sent bien son auteur.

CHAPELLE.

Qui ne vous a pas piquée* ?

MOLIERE.

Voyons : (il lit.) Elle est trop fade.

NINON.

Il faut convenir qu’il faudroit le sel de Boileau140, pour la rendre soutenable.

MOLIERE, continuant de lire.

Et vous lui avez répondu ?

NINON.

Oui, j’en ai eu le courage*.

MOLIERE, continuant de lire.

C’est délicieux : la réponse vous fera honneur. Ecoute, Chapelle, la sotte épigramme et la jolie réponse :

« Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes foibles appas :
5 Mon amour te prêtoit des charmes,
Ingrate, que tu n’avois pas ».141
[p. 16]

CHAPELLE.

On voit du Grand-Prieur tout pur.

MOLIERE.

Et du petit faiseur.

CHAPELLE.

Voyons la réponse.

MOLIERE, continue de lire.

« Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,
Je te vois renoncer à mes foibles appas :
Mais si l’amour prête des charmes,
10 Pourquoi n’en empruntois-tu pas ?142

CHAPELLE.

Quelle est la femme qui n’auroit pas voulu recevoir une semblable méchanceté, si elle avoit eu, comme vous, l’esprit d’y répondre avec tant de graces* ?

MOLIERE.

Pour celui-là, il ne sera jamais votre ami.

NINON.

Il n’en est pas digne : ainsi n’en parlons plus.

CHAPELLE.

Il faut envoyer les Vers à leur auteur.

NINON.

Cela n’est pas nécessaire : épargnons-lui le ridicule d’ajouter à ma réponse, que le dépit me l’a dictée.

[B, 17]

MOLIERE.

Moi, je me charge de la répandre : vous ne craignez pas la publicité de son épigramme.

NINON.

Pourquoi la craindrois-je ? Ce ne seroit que pour lui.

MOLIERE.

La pitié : Eh bien ! elle en est capable ; mais vous êtes trop bonne. Je veux faire connoître le stile de Monsieur le Grand-Prieur.

CHAPELLE.

Il est en bonnes mains ; te voilà dans ton centre143. Les ridicules ne lui échappent pas.

NINON.

Mais il n’y a pas-là de quoi faire un sujet de Comédie.

MOLIERE.

Cela trouvera sa place, je vous en réponds144.

NINON.

A propos, il faut que je vous raconte, mon cher Molière, une bonhommie* de Madame de Villarceaux. Elle tient un peu à son ignorance et à la petitesse de son esprit. Elle ignore sans doute que son mari la venge secrettement, avec Madame Scaron, du larcin que je lui avois fait de son cœur145. L’amour et l’amitié me trahissent à la fois, mais je leur pardonne. La Châtre d’ailleurs règne seul dans mon ame depuis quelque tems. Il part ce matin, et voilà mon plus grand malheur.

[p. 18]

CHAPELLE.

C’est lui qui est le plus à plaindre.

MOLIERE, à Ninon, en faisant signe à Chapelle de se taire.

Eh bien, Madame de Villarceaux ?

NINON.

Elle avoit l’autre jour grande société chez elle : elle voulut faire voir à la compagnie les progrès et le savoir de son fils : elle le fit venir avec son Précepteur, à qui elle ordonna de lui faire quelques questions sur les dernières choses qu’il avoit étudiées : aussi-tôt le Précepteur lui demanda : Quem habuit successorem Belus Rex Assyriorum ? L’enfant répondit : Ninum146. Aussi-tôt cette femme jalouse entra dans une fureur* qui déconcerta toute l’assemblée. « Il vous convient bien, dit-elle, en apostrophant le pauvre Précepteur, de l’entretenir des folies de son père ». Tout le cercle eut beau lui protester que Ninum ne vouloit pas dire Ninon ; elle n’en fut que plus furieuse, et elle finit par dire qu’il étoit affreux que tout le monde applaudit à mes sottises.147

MOLIERE.

Quelle femme ridicule ! Cela va me faire une scène délicieuse. Il me semble voir les uns se cachant pour rire, les autres pour l’appaiser, l’enfant déconcerté, et le Précepteur la bouche béante : il y a de quoi faire une situation théâtrale.148

NINON.

Comme il saisit avec facilité toutes les nuances !

[p. 19]

CHAPELLE.

En vous parlant, je gagerois qu’il compose déjà sa Pièce.

MOLIERE.

Oh non : pas si tôt ; mais je m’en occuperai. Dans ce moment j’ai un sujet bien épineux à traiter, dans lequel vos avis, Ninon, me seront très-utiles.

NINON.

Après ceux de votre servante149.

MOLIERE.

Oh ! non pas, s’il vous plaît ; cela n’est pas à sa portée. Il lui faut de la grosse gaieté, et mon sujet est trop noble pour le soumettre à son jugement.

NINON.

Et vous me croyez capable de prononcer plus sainement qu’un esprit naturel.

MOLIERE, avec feu.

Il me faut plus qu’un esprit naturel… Un génie éclairé, dont le goût délicat saisisse les traits du caractère que je vais mettre sur la scène.

CHAPELLE.

N’est-ce pas ton homme de Cour ?

MOLIERE.

C’est l’opposé.

NINON.

Le Misantrope150 ?

MOLIERE, lui baisant la main.

Personne ne m’a deviné que vous.

[p. 20]

NINON.

Je m’en applaudirai toujours. Combien, dans la situation où je me trouve, votre confiance m’est nécessaire ! Vos aimables lectures me font oublier souvent ce que j’ai de plus cher, et dans cette circonstance elles me consoleront de la perte que je vais faire.

CHAPELLE.

Molière, tu occupes l’esprit, et tout le monde n’en peut pas dire autant.

(A Ninon.)

Permettez-moi de lui en porter envie.

NINON.

Ce règne est plus solide, et rien ne peut en altérer la durée.

MOLIERE, se gratant l’oreille.

Oui, mais vous voir et vous entendre sans désirer de régner-là : (montrant son cœur), est une chose bien difficile. Mon Misantrope même n’y tiendroit pas, et je veux le faire amoureux : de ce moment, je change mon plan, cela sera plus original, et son caractère plus dans la nature.

(Réfléchissant.)

Cette singularité bizarre, produira des effets neufs au théâtre…

(Avec enthousiasme et prenant la main à Ninon.)

O ma divinité ! mon Apollon151, adorable Ninon ! je vous dois de nouvelles lumières.

CHAPELLE.

En vérité, il est fou.

MOLIERE.

Si j’étois bien sage, est-ce que je ferois des Pièces de Théâtre, en connoissant tous les inconvéniens.

[p. 21]

CHAPELLE, à Ninon.

Son génie l’emporte sur sa raison.

NINON.

Ah ! laissez vous conduire toujours par lui. Il fait ce qu’il fait mieux que cette sotte raison qui vous feroit naître des obstacles que votre génie applanira toujours. L’on pourra vous imiter ; mais pour vous égaler, non, jamais. Molière, vos Pièces sont le fondement de la bonne Comédie : elles en seront toujours le plus solide ornement. Le mauvais goût pourra s’introduire, mais on en reviendra toujours à vos chef-d’œuvres.

MOLIERE.

Vous m’honorez trop ; je n’ai pas plus de mérite qu’un autre ; mais peut-être dois-je ma gloire à mon bonheur.

CHAPELLE, à Ninon.

Il est aussi modeste que vous.

NINON.

A propos, Molière, avez-vous vu le Prince chéri152 ? Je le connois, il veut se débarrasser des affaires d’Etat, afin de nous laisser jouir avec plus de liberté de son auguste présence.

MOLIERE.

Je sors à l’instant de chez lui, j’allois vous en parler.

CHAPELLE.

Hé bien ! comment t’a-t-il reçu ?

MOLIERE.

En homme. Du plus loin qu’il m’a vu : « Mo/ [p. 22] /lière, a-t-il crié, avancez donc, il semble que vous n’osiez pas approcher ». Aussi-tôt, vous eussiez vu s’ouvrir un passage pour aller jusqu’à lui. Mon Prince, lui dis-je, je craignois… Il m’arrête. – « Que dites-vous, mon ami ? apprenez que je ne vois pas d’homme plus fait pour m’approcher, que vous ; et vous me ferez plaisir de me venir voir le plus souvent qu’il vous sera possible. On s’instruit dans votre entretien, (en réfléchissant), comme si ce grand homme avoit besoin d’apprendre quelque chose ». Ensuite il fut beaucoup question de vous, (parlant à Ninon). Et vous pensez bien que la conversation ne finit pas sitôt. J’ai entrevu dans ses discours que vous ne passerez peut-être pas la journée, sans qu’il vienne vous rendre son hommage. Mais cette Reine du Nord153 qui fixe tous les regards, et qui touche au moment de son départ, pourra bien le retarder.

NINON.

Cette femme est bien étonnante* ! on ne se fait pas d’idée d’une si grande philosophie. Eh bien, mes amis, me regarderez-vous encore comme une femme supérieure à mon sexe.

MOLIERE.

Vous avez votre mérite comme elle a le sien.

CHAPELLE.

Vous l’admirez comme elle le ferait, si elle avait le bonheur de vous connaître comme nous.

NINON.

Aurais-je jamais eu le courage d’abandonner la Couronne à vingt-sept ans ? Ornement si flatteur pour une jeune souveraine.

[p. 23]

SCENE IX. §

LES MÊMES, Mlle LE ROI.

NINON.

Qu’est-ce ?

Mlle LE ROI.

C’est une jeune Demoiselle qui est là-bas dans une voiture, et qui demande à parler à Monsieur Molière : elle a, dit-elle, des choses de la dernière conséquence154 à lui communiquer, dont elle lui a déjà fait part dans une lettre.

MOLIERE.

Ah ! je l’avais oublié ; c’est ma jeune fille de qualité155. Je m’applaudis qu’elle soit venue me trouver ici ; vous m’aiderez, Ninon, à calmer cette tête exaltée et à la faire rentrer dans son devoir. Vous voulez bien me permettre de vous la présenter.

NINON, à Mlle le Roi.

Mademoiselle, allez la chercher et la conduisez156 ici.

[p. 24]

SCENE X. §

NINON, MOLIERE, CHAPELLE.

NINON.

Quelle est son aventure ?

MOLIERE.

Je m’en vais vous lire sa lettre et vous la connaîtrez en peu de mots.

(Il lit)

« Monsieur,

C’est l’être le plus infortuné, la fille la plus à plaindre, qui prend la liberté de vous instruire de ses malheurs. Je n’espère qu’en vos bontés, Monsieur ; je connais vos nobles procédés, votre génie et tous vos ouvrages. J’étais née, peut-être, avec d’heureuses* dispositions pour la Comédie ; mon rang, ma fortune m’ont empêché de suivre mon penchant. La nécessité me force aujourd’hui de prendre ce parti. Je n’ai que seize ans ; on veut m’unir à un homme de soixante. J’aime, je suis aimée d’un jeune homme bien né à qui mes parens me refusent cruellement ; j’ai réfléchi sur le pas que j’allais faire ; j’ai vu que le préjugé avait plus de part à la tâche de Comédien qu’à l’état même ; qu’un engagement dans votre troupe ne pouvait déroger ni à mon nom, ni à mes sentimens. J’irai me présenter demain chez-vous. Je sais par cœur tout votre Théâtre ; vous examinerez à quel emploi je puis-être propre. »

[p. 25]

CHAPELLE.

Au rôle d’amoureuse, à coup sûr : cela va te faire un sujet bien intéressant.

MOLIERE.

Il s’agit bien de plaisanter. Croyez-vous que je sois Comédien dans toutes les époques de ma vie ? La probité fait trêve à ma frénésie ; mais la voici. Quel dommage !

SCENE XI. §

LES MÊMES, OLIMPE, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI, à Olimpe.

Mademoiselle, voilà Monsieur Molière.

(Elle sort.)

SCENE XII. §

LES MÊMES, excepté Mlle LE ROI.

NINON, à part.

Qu’elle est belle !...

(Haut.)

Approchez, Mademoiselle. Desirez-vous parler en particulier à Molière ; nous allons vous laisser avec lui.

OLIMPE.

Je ne crains point de m’expliquer devant vous, [p. 26] Mademoiselle, vos rares vertus* me sont connues et mes malheurs intéresseront votre ame. Heureuse* si je peux obtenir votre estime et votre appui !

NINON.

Ah ! vous les avez déjà…

(A part.)

Sa candeur, son âge…

(Haut)

Mademoiselle, comment vous nommez-vous ?

OLIMPE.

Olimpe, fille unique du Marquis de Chateauroux.

MOLIERE.

Et sans considérer votre illustre famille, vous voulez, Mademoiselle, vous jetter dans la Comédie.

OLIMPE.

Il s’agit de mon bonheur. Lorsque vous prîtes cet état, Monsieur, permettez-moi de m’expliquer librement, c’est au plus grand Génie de l’Europe à qui je viens m’adresser, et en présence de la femme la plus admirable : rien a-t-il pu vous détourner de composer pour l’honneur de la France, et de joindre au titre d’Auteur celui d’Acteur ? n’avez-vous pas préféré d’être Directeur de Comédiens aux places honorables qu’on vous a offertes ?

MOLIERE, en tournant la tête.

Je n’en ai pas mieux fait, et si j’étois à recommencer, je ne sais pas si je le préférerois.

CHAPELLE.

Voilà l’homme ! il ne sera jamais content. Celui ci est couvert de gloire, et il se plaint encore.

[p. 27]

NINON.

En effet, je ne vous conçois pas, Molière ; quand tout le monde fait votre éloge.

MOLIERE.

Mes amis, mes chers amis, vous ne voyez que les roses qu’on sème par-ci par-là sur mes pas, et que votre amitié me cueille ; eh bien, moi, je ne trouve à chaque instant que des épines sur mon passage.

OLIMPE.

Vous êtes trop rigide pour vous-même, et vous n’êtes pas heureux. On me l’avoit bien dit.

MOLIERE.

Mademoiselle, voulez-vous en connoître la cause ? C’est que je suis Comédien. Je ne dégrade pas par ce mot mon état, je crois qu’il est même noble par lui-même, et qu’il ne convient qu’à ceux qui ont de l’ame ; mais tous en ont-ils ? Et le Public n’est-il pas aussi injuste dans ses souhaits et dans ses caprices ?

CHAPELLE.

Le bon perce* toujours157.

MOLIERE.

Tarare*.

NINON.

Voilà son proverbe familier.

CHAPELLE.

C’est qu’il est juste et bien appliqué.

[p. 28]

OLIMPE.

Mais puis-je, Monsieur Molière, vous faire une question ?

MOLIERE.

Toutes celles qui vous feront plaisir.

OLIMPE.

Etiez-vous amoureux, quand vous prîtes la Comédie ?

MOLIERE, réfléchissant.

Attendez… Mais oui, un peu de la vieille gouvernante de mon oncle. J’étois bien jeune.

NINON.

Il falloit en effet que vous le fussiez beaucoup ; mais ce n’étoit pas là une passion.

MOLIERE.

Oh ! vous avez raison.

NINON.

Et Mademoiselle ne prend le parti violent de la Comédie, qu’après avoir consulté son cœur.

Mlle OLIMPE.

Il est vrai, Mademoiselle, et je suis d’autant plus affligée, que mon Amant est sans parents, et n’a d’autre protecteur, d’autre appui que mon père ; il a tout perdu, en perdant son amitié ; et il ne lui reste d’autre ressource que la Comédie. Ressource, qui doit nous unir un jour l’un à l’autre ; et résolus de prendre ce parti, nous nous sommes jurés une foi éternelle.

[p. 29]

NINON.

Ah ! Mademoiselle, qu’avez-vous fait ? Je n’aime pas les sermens d’amour, il semble qu’ils ne soient prononcés que pour être violés ; mais ce jeune homme m’intéresse autant que vous sans le connoître.

(A part)

Ah ! Monsieur, Monsieur de Coligny, qu’avez-vous fait ? Faut-il qu’au seul nom d’un inconnu, je sente dans le fond de mon ame se réveiller la nature !

OLIMPE.

Mais, que puis-je faire de mieux dans la cruelle position où je me trouve, que d’embrasser la Comédie ?

MOLIERE, avec fermeté.

Allez vous jetter aux pieds de vos parens, leur demander pardon de votre imprudence, de votre désertion, et de toutes les expressions qui peuvent condamner votre démarche ; je vous y conduirai ; s’il le faut, je parlerai à vos parens, à votre père, ils m’écouteront, et j’espère obtenir votre pardon.

OLIMPE.

Et je perdrois mon Amant !

MOLIERE avec vivacité.

Eh ! vous le perdriez bien plutôt158 à la Comédie. Apprenez, Mademoiselle, que sagesse et constance, sont deux qualités proscrites du Théâtre. Je veux croire même que vous les possédiez ; et quand vous auriez une vertu* des plus austères, on n’y croira pas ; et si vous avez le malheur qu’on y ajoute foi, point d’amis, point d’applaudissemens : vous entendrez crier du fond de la salle : [p. 30] Ah ! voilà cette Bégueule* ! Où a-t-elle été nicher sa vertu*, et pourquoi n’entroit-elle pas plutôt au Couvent qu’à la Comédie ?

NINON.

Molière a raison, et vous devez l’en croire, Mademoiselle.

MOLIERE.

Et en plus grand malheur encore, votre Amant lui-même vous punira peut-être plus de votre démarche, que votre père. Distrait par des objets charmans, las de soupirer et d’attendre un tems plus favorable, il vous oubliera ; le changement est si naturel à l’homme.

NINON.

Qui veut dire l’homme, veut dire la femme aussi, Mademoiselle.

CHAPELLE.

Cela s’entend. Mademoiselle me paroît trop instruite pour ne pas le sentir.

OLIMPE.

Je me rends, Monsieur Molière, à vos observations, et je conçois à présent tout le danger de ma démarche ; mais enfin, je ne dois rien vous cacher.

CHAPELLE, à part.

Tout est fait : elle peut entrer actuellement à la Comédie.

MOLIERE.

Expliquez-vous, Mademoiselle.

(A Chapelle en se frottant le menton.)

J’ai bien peur…

[p. 31]

CHAPELLE.

Oh ! tu peux l’engager.

OLIMPE.

Il y a trois jours que j’ai disparu de chez moi avec une femme-de-Chambre qui m’a élevée.

MOLIERE.

Le mauvais Gouverneur que vous avez là, Mademoiselle.

OLIMPE.

Je ne suis sortie qu’aujourd’hui d’un Hôtel garni159 où nous nous étions réfugiés, un Valet de mon père, tout-à-fait dans mes intérêts, m’a avertie ce matin, qu’il étoit à la Cour et qu’il sollicitait un ordre pour me faire enfermer.

NINON.

Il l’obtiendra sans peine.

MOLIERE.

Cela est trop juste : mais il faut le prévenir par votre soumission ; et dans cet Hôtel où vous vous êtes retirée, votre Amant ne s’y est il pas rendu ?

OLIMPE.

Non, Monsieur ; je ne lui ai même jamais parlé chez mon père qu’en présence de ma Bonne.

NINON.

Mais cette Bonne me parait bien traitable.

OLIMPE.

J’en conviens ; mais je n’ai jamais mis à l’épreuve une facilité qui m’aurait perdue160.

[p. 32]

NINON.

Que vous êtes heureuse* de prévoir de si loin et d’être aussi forte.

OLIMPE.

Ah ! Mademoiselle de l’Enclos, honorez-moi de votre bienveillance.

NINON.

Moi, mon enfant, elle vous ferait du tort dans le monde.

OLIMPE.

Il faudrait désarmer mon père avant de me présenter à lui.

MOLIERE à Ninon.

Elle a raison ; cachons-la aujourd’hui. Il faut que vous lui donniez l’hospitalité. Ensuite nous verrons les moyens pour aborder ce père inéxorable.

CHAPELLE.

Attendez… un de nos amis communs est lié étroitement avec lui.

OLIMPE.

Monsieur, comment se nomme t-il ?

CHAPELLE.

C’est Saint-Evremont.

OLIMPE.

Il est vrai ; ils sont amis dès la plus tendre enfance.

CHAPELLE.

Je vais le trouver de ce pas, et vous ne me reverrez que quand j’aurai de bonnes nouvelles à vous donner.

NINON.

Si vous n’en donnez pas de plus promptes que [p. C, 33] celles de Desyveteaux, Mademoiselle les attendra longtems, vous m’aviez cependant bien promis de le déterrer.

CHAPELLE.

J’ai fait plus de courses que vous n’imaginez, et toutes ont été infructueuses.

NINON, à Olimpe.

Venez, Mademoiselle, je vais vous conduire dans un Sallon où, sans doute, vous ne vous déplairez pas. Ma Bibliothéque est à côté, et vous trouverez de quoi vous distraire dans le choix de mes livres.

(A Moliere.)

Je suis à vous dans l’instant, Moliere.

(A Chapelle.)

Sans doute on vous verra ce soir, Monsieur Chapelle ?

CHAPELLE.

Cela se demande-t-il ? n’ai-je pas deux motifs actuellement ?

NINON en sortant.

C’est pour cette raison que je crains que vous n’y manquiez.

(Mademoiselle de Chateauroux salue avec noblesse Chapelle et Moliere : Ninon la prend sous le bras et elles sortent)
[p. 34]

SCENE XIII. §

MOLIERE, CHAPELLE.

MOLIERE plaisantant Chapelle.

Elle a raison. Elle te connaît bien ; plus tu as à faire, moins tu fais.

CHAPELLE.

Oh ! je conviens que je diffère bien de vous deux ; toi, tu trouves toujours le tems trop court, et tu n’en a jamais assez pour traiter les sujets qui te passent par la tête ; elle de même pour faire l’amour161 et pour obliger ses amis.

MOLIERE.

Garde pour ce moment tes observations et songe à servir cette jeune personne. Si tu ne trouves pas Saint-Evremont, j’irai moi-même trouver Monsieur de Chateauroux.

CHAPELLE.

Nous nous verrons ce soir.

(il sort.)

[p. 35]

SCENE XIV §

NINON, MOLIERE.

NINON.

Je vous avoue, mon cher Moliere, que cette jeune personne m’intéresse infiniment.

MOLIERE.

J’en suis bien persuadé.

NINON.

Mais si Monsieur de Saint-Evremont ne réussit pas, et vous-même quand vous en feriez la démarche, je ne vous cache pas que je serais désespérée de l’avoir connue.

MOLIERE.

Je vois un moyen infaillible.

NINON.

Quel est-il ?

MOLIERE.

Vous verrez Monsieur de Chateauroux, vous lui peindrez les dangers que court sa fille, dans lesquels sa cruauté peut la précipiter ; mais je n’ai pas besoin de vous dire ce qu’il faut faire ; vous avez mille ressources pour le toucher, et je suis sûr que ce n’est qu’à vous qu’est réservé l’honneur du succès.

NINON.

J’y consens, d’après la bonne idée que vous avez de mes moyens.

[p. 36]

SCENE XV. §

LES MÊMES, M. DE GOURVILLE, FRANCISQUE.

FRANCISQUE.

Mademoiselle, voici Monsieur de Gourville.

NINON.

Enfin, il en est tems.

MOLIERE.

Il s’avise un peu tard de ce qu’il vous devait.

NINON.

Nous ignorons ses raisons ; mais, nous allons les apprendre.

(Elle fait signe à Francisque de se retirer.)

GOURVILLE, dans le fond du Théâtre.

Je suis confus de paraître devant elle, sur-tout après l’avoir soupçonnée d’une si grande bassesse : peut être n’ai-je point tort. Voyons si je trouverai dans cette femme étonnante* plus de probité que dans cet homme de bien.

NINON.

Approchez, Gourville, nous sommes confus tous les deux, et nous craignons de nous expliquer. Dans votre absence, il m’est arrivé un grand malheur, que je vous prie de me pardonner.

[p. 37]

GOURVILLE à part.

Je m’y attendais ; ceci ne me surprend pas ; à ce début, ma cassette va se trouver volée.

NINON.

J’ai perdu le goût que j’avais pour vous ; mais je n’ai point perdu la mémoire. Voilà dans cette cassette les trente mille écus que vous m’aviez confiés avant de partir. Ils sont encore dans le même état que vous me les avez donnés ; remportez-les, et ne nous revoyons plus que comme amis.

GOURVILLE, avec le plus grand attendrissement.

Je suis anéanti, et c’est moi qui suis un homme vil d’avoir pu soupçonner une si belle ame.

NINON.

D’où vient votre surprise ? vous m’affligez, Gourville.

GOURVILLE.

Quoi ! c’est vous, Ninon, qui êtes capable d’un aussi beau procédé.

NINON.

Mais je ne vois rien là de méritoire ; y a-t-il rien de plus juste que de restituer un dépôt et de rendre un bien qu’on nous a confié ? j’en appelle à Moliere.

MOLIERE.

Vous avez raison ; un bien qu’on nous a confié est un dépôt sacré. Et cependant votre conduite l’étonne, tant l’abus de confiance est commun parmi les hommes ; mais moi je n’en suis pas surpris de votre part.

[p. 38]

GOURVILLE, dans le plus grand attendrissement.

Je tombe à vos genoux ; non, ce n’est qu’à vos pieds que je dois expier l’injure cruelle que j’ai pu vous faire.

NINON.

Y pensez-vous, Gourville : levez-vous donc.

GOURVILLE.

Non, et c’est en présence du grand Moliere que je veux faire cet aveu.

SCENE XVI. §

LES MÊMES, LA CHATRE.

LA CHATRE, dans le fond du Théâtre.

L’ingrate ! la voilà ; ai-je pu compter un instant sur sa constance ?

NINON, appercevant la Châtre.

Que faites-vous là, la Châtre ; approchez : c’est un ami de plus qui m’arrive.

LA CHATRE, avec dépit.

Oui, un ami à genoux, de la maniere dont il a été avec vous ; mais comme vous dites bien, il arrive, et moi je pars.

GOURVILLE se relevant.

Monsieur, je dois sans doute envier votre sort ; mais apprenez à respecter mieux un cœur où vous [p. 39] avez regné, une ame pure comme le jour : c’est devant vous, Messieurs, que je vais m’accuser d’avoir pu, (A la Chatre) comme vous, la croire capable de mauvais procédés.

LA CHATRE.

Je ne vous entends pas, Monsieur : ce que vous me dites-là est de l’Hébreu pour moi.

GOURVILLE.

En peu de mots vous m’allez entendre : lorsque je partis pour rejoindre le Prince162, pendant les guerres civiles163, il fallut mettre à couvert une médiocre fortune et soixante mille écus étoient tout ce que je possedais. Je partageai cette somme et je priai Ninon de m’en garder la moitié à titre de dépôt secret. Je confiai pareille somme à cet homme de bien tant cité dans Paris par l’austérité de ses mœurs. J’arrive, et mon premier soin* est de me transporter chez lui. Je le prie de vouloir bien me remettre le dépôt dont il avoit bien voulu se charger pendant le six mois de mon absence. Il parait étonné quelques instans, et me dit d’un ton pieux et naïf : « Mon Dieu, mon cher Monsieur, j’ignore ce dont vous me parlez » Quelle fut encore ma surprise, quand il ajouta qu’on avait coutume dans leur monastère de ne recevoir que des deniers destinés à être distribués aux pauvres ; obligation à la quelle on avoit soin de satisfaire aussitôt. J’ai beau supplier, insister, on me congédie jusqu’à la porte avec des bénédictions, en m’assurant qu’on ne m’oublieroit point dans les prieres : que Dieu me rendrait le bien que j’avais fait aux malheureux. Il accompagna ces expressions de gestes, avec les deux mains jointes vers le Ciel, [p. 40] et s’en fut sans vouloir m’entendre davantage. Furieux, désespéré, que pouvais-je attendre d’une femme, quand un homme de Dieu, un ministre de paix portait à ce point l’abus de confiance. Ninon apprend mon retour, me fait solliciter de passer chez elle, m’écrit elle-même pour m’y engager. J’arrive, elle badine* sur l’amour, et me rend mon dépôt, me donne par dessus son amitié : et voilà, Monsieur, le motif qui m’a fait tomber à ses genoux. Etes-vous encore jaloux de la lâcheté que j’ai eu de soupçonner un cœur aussi noble.

LA CHATRE.

Ah ! Ninon, ah ! Gourville ; moi seul, je suis à plaindre, vous allez jouir de son amitié, du bonheur de la voir tous les jours, et moi, je pars.

NINON.

La Châtre, ne m’affligez pas davantage ; et vous, Monsieur de Gourville, je dois vous en vouloir d’avoir pu oublier que j’étois Ninon et non pas un Religieux.

LA CHATRE.

Moliere est absorbé : voyez comme il est occupé.

NINON.

Ah ! Gourville, ce que vous venez de raconter le fait frémir.

GOURVILLE.

C’est un honnête homme, je n’en suis pas étonné. Le génie chez lui ne corrompt point les mœurs. Il ne fait que les épurer.

MOLIERE, dans la rêverie.

Ah ! coquin, si je pouvois te saisir comme tu [p. 41] es en effet ; combien je m’applaudirois de le faire reconnoître à son odieux portrait, et de pouvoir justement faire la guerre au vice. Je te tiendrai un jour, et tu ne m’échapperas pas.

NINON.

Voilà, Molière, un genre d’homme, digne de vos attentions.

MOLIERE.

Ah ! je vous en réponds164. J’y avois déjà songé. Je connoissois à-peu-près un caractère d’homme… Mais je vous avouerai, que je ne m’attendois pas à voir l’hypocrisie et l’imposture portées à ce degré. Fourbe abominable ! si je ne craignois pas d’affoiblir mon sujet par l’empressement de le traiter, je prendrois à l’instant la plume.

NINON, à la Châtre et à Gourville.

A cette indignation, Messieurs, reconnoissez-vous le but respectable de l’Auteur célèbre, et de l’homme estimable.

LA CHATRE.

Les beaux jours sont à Paris actuellement. Les fureurs* des guerres civiles sont éteintes, la Cour est brillante, la maison de Ninon est le séjour des plaisirs et de la bonne société ; et moi, je pars pour aller prodiguer ma vie, en combattant l’ennemi ; mais je suis François, et l’amour ne l’emportera pas sur la gloire.

MOLIERE, à Gourville.

Les moments leur sont chers, Monsieur Gourville : croyez-moi, imitez-moi : Ninon, j’ai affaire et je vous laisse.

[p. 42]

GOURVILLE.

Je sors avec vous, Monsieur Molière.

NINON.

Molière, un instant.

LA CHATRE, avec humeur.

Il sera dit qu’elle ne me donnera pas un instant, mais l’amour a ses droits ainsi que l’amitié.

MOLIERE.

En êtes-vous jaloux ?

NINON.

Il a raison. Il n’a pas de rivaux plus à craindre que mes amis.

MOLIERE.

La voilà ! Amie pour la vie ?165 Amante pour l’instant.

SCENE XVII. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE.

Mademoiselle, Madame la Marquise de la Sablière vous fait savoir, que Monsieur Desyvetaux est retrouvé, qu’il est dans sa maison de campagne du Fauxbourg Saint Germain, qu’il se cache, et que ses gens sont habillés en paysans.

[p. 43]

NINON.

Je vais sur le champ faire mettre mes chevaux ; Molière, vous m’accompagnerez. Voulez-vous être de la partie, Monsieur de Gourville ? Pour vous, La Châtre, c’est impossible.

LA CHATRE, avec dépit.

Courage ! il ne manquoit plus que de me laisser partir sans me rien dire.

MOLIERE.

Il faut convenir que vous le traitez avec un peu trop de rigueur166. Nous allons vous laisser : donnez-lui au moins la satisfaction de vous baiser la main sans témoins. Vous nous trouverez sur votre passage.

(Ils sortent.)

SCENE XVIII. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

NINON.

Francisque, prenez cette cassette et suivez Monsieur.

[p. 44]

SCENE XIX. §

NINON, LA CHATRE.

LA CHATRE.

Enfin, je respire.

NINON.

Vous allez vous plaindre, et je suis cent fois plus à plaindre que vous. Je cherche dans l’amitié la consolation du chagrin que votre absence va me causer, et je sens bien que je ne l’y trouverai pas.

LA CHATRE.

« Non, cruelle, vous allez m’oublier et me trahir : je connois votre cœur, il m’allarme, il m’épouvante ; il m’est encore fidèle, je le sais, je le vois, vous ne me trompez point en ce moment. Mais je vous parle moi-même de mon amour : qui vous le rappellera quand je serai parti ? L’amour que vous savez inspirer, Ninon, est bien différent de celui que vous sentez. Vous serez toujours présente à mes yeux : l’absence est un nouveau feu qui va me consumer, et l’absence est pour vous le terme de la tendresse. Tous les objets, loin de vous, vont me paroître odieux ; ils vont tous vous intéresser ».167

NINON.

Ah ! la Châtre, que pourrois-je faire pour vous convaincre de ma constance et de ma fidélité ? [p. 45] Je ne puis blâmer vos allarmes, mais vous avez moins à craindre que personne. Il y a un temps pour tout, et je commence à croire qu’à mon âge, l’amour est plus solide.

LA CHATRE.

« Ecoutez, Ninon ; vous êtes, sans contredit, à mille égards, une femme extraordinaire : ce qui peut me tranquilliser, doit l’être aussi. Je veux intéresser à mon bonheur quelque chose de plus que l’amour même. J’exige que vous me fassiez un billet, par lequel vous vous engagerez à me tenir la fidélité la plus inviolable. Je vais vous le dicter dans la forme la plus sacrée des engagemens humains. Je ne vous quitte point, que je n’aie obtenu ce gage de votre constance ; il est nécessaire à mon repos ».168

NINON.

J’y consens : vouloir vous persuader que cette précaution est inutile, ce seroit vous donner de nouvelles allarmes, et j’ai trop de plaisir à vous satisfaire sur ce point.

LA CHATRE la prend par la main, et la conduit à la table avec tendresse.

Ah ! Ninon, qu’il est heureux* de vous plaire, mais qu’il est cruel de perdre votre cœur !

NINON avec attendrissement.

La Châtre, que ne puis-je vous suivre. Je ne sais si je fais une folie en écrivant ce billet, mais je soulage mon cœur en faisant ce que vous désirez.

[p. 46]

LA CHATRE dictant.

Oui, je promets par l’honneur, par la probité…

NINON répétant.

Probité…

LA CHATRE continuant.

Qui a toujours fait la base de mes sentimens, de ne m’attacher désormais à personne…en amour.

NINON.

A la bonne heure169.

(Répétant)

En amour.

LA CHATRE continuant.

Et de rester fidelle pour la vie à l’amour que j’ai juré à la Châtre.

NINON répétant.

A la Châtre…

LA CHATRE continuant.

Nul mortel ne pourra me faire renoncer à mon engagement. Je le jure foi de Ninon.

NINON balbutiant.

Foi….de….Ninon.

LA CHATRE se jettant avec vivacité sur le papier.

Muni de ce titre, je vole aux combats et je suis le plus fortuné des hommes. Adieu, mon adorable Ninon : il faut nous séparer.

NINON.

Quoi ? si-tôt !

SCENE XX. §

NINON, LA CHATRE, FRANCISQUE.

FRANCISQUE.

Monsieur le Comte de Fiesque fait demander, Mademoiselle, si vous êtes visible.

[p. 47]

LA CHATRE allarmé.

O ma chère Ninon, évitez sa présence : vous m’avez avoué que s’il n’était pas parti pour son voyage de Rome, vous l’auriez aimé. Il est jeune, aimable, instruit ; que de qualités pour vous faire oublier vos sermens ! songez qu’actuellement vous êtes engagée à moi par l’honneur.

NINON.

Je veux bien vous en faire le sacrifice, plus pour vous obliger que par crainte pour moi-même.

(A Francisque.)

Dites à Monsieur le Comte de Fiesque que je suis bien fâchée* de ne pouvoir le recevoir.

SCENE XXI. §

LA CHATRE, NINON.

LA CHATRE.

Peut être, dites-vous vrai ?

NINON.

Pourquoi interpréter mal ma manière de m’exprimer ?

SCENE XXII. §

LES MÊMES, Madame SCARON

LA CHATRE à Madame Scaron.

Venez, Madame Scaron, je vous recommande ma chère Ninon, que votre amitié ne l’abandonne [p. 48] pas.

(Il leur fait signe qu’il s’en va mais qu’il ne veut pas que Ninon s’en appercoive.)

NINON, plongée dans le plus grand accablement, tout à coup s’apperçoit que la Châtre est parti : elle jette un cri perçant.

Il est parti !

Mad. SCARON.

C’en est fait.

NINON se livrant à la plus grande douleur, se laisse aller sur le canapé.

Que je suis malheureuse* ! Je suis la femme la plus infortunée ! Quoi ! l’Amour me causera t-il sans-cesse de nouveaux tourmens ? L’engagement que j’ai pris, m’est un sûr garant que ce sont les derniers, et si je perds la Châtre, je n’aimerai plus personne.

(se relevant et prenant un ton assuré.)

Que vous me faites plaisir, ma bonne amie, d’être venue dans ce moment. Il faut prendre mon parti ; un soin* bien différent m’occupe. Voulez-vous vous joindre à moi pour aller consoler le pauvre Desyveteaux que Madame de la Sabliere m’a découvert.

Mad. SCARON.

Tout ce qui peut vous être agréable, ma chère Ninon, ne me l’est il pas ?

NINON à Mad. Scaron.

J’en suis bien sûre.

(A tous170.)

Ne perdons pas de tems, j’ai un bout de toilette à faire ; mais elle ne sera pas longue.

Fin du premier Acte.

[p. D, 49]

ACTE II. §

Le Théâtre représente un lieu champêtre ; dans le lointain un côteau, et une femme au bas. On voit dans le fond une prairie, avec un parc de moutons. On voit la brouette du Berger, sur un des côtés du Théâtre ; de l’autre côté en face, est la cabane de la Bergère. Une fontaine coule à côté de la cabane ; plusieurs arbres forment un couvert ; et une butte de gazon au-dessous, forme un siège.

SCENE PREMIERE. §

BLAISE, LUCAS.

LUCAS.

Eh bien, la Fleur, les extravagances de notre Maître ne font que croître et embellir tous les jours.

BLAISE.

Défais-toi donc du nom de la Fleur, puisqu’il a pris fantaisie à mon maître de me débaptiser pour me donner le nom de Blaise et à toi celui de Lucas. Il ne nous pardonnerait pas la plus petite distraction à ce sujet, et sur le champ notre compte serait au bout. J’aime autant garder des moutons que de valeter du matin au soir dans Paris.

[p. 50]

LUCAS.

Cette vie paisible m’a plû les premiers jours ; mais je t’avoue qu’actuellement elle m’ennuye beaucoup.

BLAISE.

On voit bien que tu es un Parisien. Tous ces Badauds s’en vont les Dimanches aux environs de Paris contempler les beautés de la campagne. Quelles beautés ! Ils n’en apperçoivent que les laideurs. Ils voudraient que la journée ne finît jamais ; mais s’ils étaient condamnés à y passer huit jours, ils se croiraient enterrés. Pour moi qui suis né aux champs, cette vie champêtre me plaît mieux que celle de la Ville. Aussi, je m’accorde bien avec Mathurin qui est un bon Paysan comme moi. Mais je l’entens déjà avec sa cloche.

On entend une cloche derrière le Théâtre.

LUCAS.

Ah ! que je voudrois que Mademoiselle de l’Enclos nous vit dans cet accoûtrement ! Comme elle se moqueroit de nous.

BLAISE.

Tu crois cela ; et bien, moi, je pense au contraire qu’elle en riroit beaucoup.

LUCAS.

C’est bien, à-peu-prés, la même chose.

[p. 51]

SCENE II. §

LES MÊMES, MATHURIN.

MATHURIN, une cloche à la main.

Tatiguenne* ! que ça me paroît drôle de faire comme si j’avions bien des bestiaux à garder, j’avons beau répéter tous les jours la même manigance, ça nous paroît toujours comme un songe.

LUCAS.

Et ça ne vous ennuye pas.

MATHURIN.

Pas tant seulement une seconde, je voudrions seulement savoir pourquoi notre Maître veut que je devenions le père d’une fille que je n’avons jamais ni vue, ni connue, et qui nous paroît ben drôlette pas moins da.

BLAISE.

Elle est encore, ma foi, ben plus rusée ; comme elle fait l’innocente ; comme elle entend bien à servir la folie de mon Maître. On diroit que c’est une simple bergère qui n’a jamais soupiré que pour le berger Coridon.

LUCAS.

Ce sont de ces bergères qui ont abandonné leurs troupeaux, et qui viennent s’égarer dans la Capitale.

[p. 52]

MATHURIN.

Jarnigoi* ! que vous êtes cocasse ! Et quel conte vous me faites l’un et l’autre. Je n’avons pas tout-à-fait la berlue171, pour ne pas voir que notre Maître est un vieux fou. Je ne le connoissons que depuis six mois ; et je ne lui avons pas vu encore six minutes de bon sens.

BLAISE.

Vous ignorez quel homme c’est. Apprenez qu’il fut un grand Seigneur, de beaucoup d’esprit, et qui a le premier appris à lire à un Roi de France172.

MATHURIN, surpris.

Oh ! oh ! seroit-il possible, il a l’air d’un benêt.

LUCAS.

Ce benêt a fait les plaisirs de Paris, et on le regrette dans les meilleures sociétés, et entr’autres dans celle d’une femme célèbre, Mademoiselle Ninon de l’Enclos.

MATHURIN.

Mademoiselle Ninon de l’Enclos. Je ne la connois pas. Je ne connoissons à Paris que notre bergère des Alpes.

BLAISE.

Mais tu as peut-être entendu parler, dans ton village, du grand Condé.

MATHURIN.

Mille escadrons, si j’en avons entendu parler. J’avons un cousin qui a servi avec lui.

[p. 53]

LUCAS.

Dis donc, imbécille, qu’il a servi soldat dans l’armée qu’il commandoit.

MATHURIN.

Qu’il servoit ou qu’il commandoit. De soldat à soldat, il n’y a que la main.

BLAISE.

C’est juste, Mathurin, et ce grand homme ne se trouveroit pas offensé de la comparaison.

MATHURIN.

Bon ! je le crois bien, ma foi. Si vous entendiez deviser mon cousin sur son compte, il vous en diroit bien d’autres, ma foi ! Il est la cause, par ses biaux discours, que les trois quarts des garçons du Village se sont engagés, sans compter les hommes mariés. On diroit que c’est comme un sort.

BLAISE.

Eh bien ! ce grand Prince qui fait des merveilles jusques dans ton Village, apprends qu’il aima long-tems Monsieur Desyveteaux, devenu le berger Coridon.

MATHURIN.

Mais, que diantre ! je n’entendons rien aux fagots que vous nous faites : et d’où vient donc qu’il a perdu son bon sens, puisqu’il a fréquenté de si biaux esprits ?

LUCAS.

Il y a bien des choses à dire là-dessus.

MATHURIN.

Et je ne pourrons pas savoir le fin mot ; tati/ [p. 54] /guenne* ! je sommes cependant ben curieux, et puis le berger Coridon, la bergère des Alpes, un grand Prince, tout cela nous paroît si drôle.

LUCAS.

Il y a des choses dans le monde si surprenantes, qu’on diroit qu’il y a du sortilège.

MATHURIN.

M’est avis qu’oui, dans ce que vous dites.

BLAISE.

Tu n’as donc jamais lu des contes de Fées173 ?

MATHURIN.

Dieu m’en préserve ; c’est avec ça qu’on vous ensorcelle ; et je voyons ben que notre Maître a perdu son bon sens, avec ses belles lectures.

BLAISE.

Il y a quelque vraisemblance dans ce que tu dis ; mais, en deux mots, je vais t’instruire sur son compte.

MATHURIN.

Allez vous encore vous gausser174 de nous ?

BLAISE.

Non ; fais attention seulement.

MATHURIN, relevant ses cheveux sous son chapeau.

A cela ne tienne, j’allons ouvrir bien fort les oreilles.

BLAISE.

Apprends que notre Maître fut un des hommes [p. 55] les plus aimables de son tems, riche, spirituel, il a vieilli dans les plaisirs.

MATHURIN.

Par la sanguenne* ! c’est bien dommage, car il me semble que si je n’avions pas de la peine ; je ne vieillirions jamais.

LUCAS.

Il te le semble.

BLAISE.

Ecoute donc jusqu’au bout.

MATHURIN.

J’écoutons ; mais tout ceci nous paroît si extraordinaire, que je ne croyons pas même ce que je voyons.

BLAISE.

Tu as raison ; mais il n’est pas moins vrai que tout ce qui te paroît s’écarter de la vraisemblance, sont des choses très-certaines.

MATHURIN.

Dégoisez*-nous donc le reste.

BLAISE.

Ce jeune berger que tu vois promener son troupeau, et soupirant aux pieds de sa bergère, n’a que quatre-vingt-dix ans.

MATHURIN.

Pas plus que ça : je ne sommes plus étonnés s’il n’a plus son bon esprit ; et sa bergère est-elle aussi jeune que lui ?

[p. 56]

LUCAS.

Que tu es borné ! mon pauvre Mathurin : elle n’en a que soixante-dix de moins.

MATHURIN.

Ça n’est pas biaucoup.

BLAISE.

Un soir qu’il rentroit fort tard, il la trouva assise sur le pas de la porte.

MATHURIN.

Il la fit entrer ?

BLAISE.

Tout juste ; et comme il avoit beaucoup de goût pour la vie champêtre ; il se mit en tête de s’enfermer avec sa bergère dans ce jardin, dont il a fait une bergerie. Tu vois que rien n’y manque, si ce n’est le local qui ne répond pas à ses projets. A peine pouvons-nous y renfermer une trentaine de moutons ; mais le bruit de la cloche nous tient lieu de tous les bestiaux qui nous manquent.

MATHURIN.

Mais, pourquoi veut-il que je soyons le père de cette dévergondée qui couroit comme ça les rues de Paris, pour que quelqu’un la ramassit.

BLAISE.

Pour donner plus de vraisemblance à sa folie, et comme il entend l’épouser, il ne veut l’obtenir que du consentement de son père. Le berger Coridon est chaste dans ses vieilles amours.

[p. 57]

MATHURIN, riant.

Oh, oh, oh ! ah ! que tout ce que vous me contez est donc drôle ; mais le voici avec ses moutons et sa bergère ; j’allons rire de plus belle.

BLAISE.

Garde-toi bien de faire paroître ce que tu sais, et mêle-toi seulement de faire sonner ta cloche.

SCENE III. §

LES MÊMES, DESYVETEAUX, LA DUPUIS.
Desyveteaux habillé en Berger, la houlette à la main, la pannetière au côté, et le chapeau garni de rubans, parmi lesquels on distingue une fontange jaune, que lui avoit donnée Ninon. La Dupuis habillée en Bergère élégante, et tenant une guitarre. Desyveteaux conduit un agneau, et regarde son troupeau qui traverse le fond du Théâtre.

DESYVETEAUX, dans le fond du Théâtre.

Il chante la Romance connue.
« De mes Moutons le nombre augmente,
L’Agneau suit la brebis bélante ;
Autour des fleurs de ce séjour,
Mille fleurs naissent chaque jour :
15 Le lierre croît au pied du lierre,
Des jeunes pins s’élèvent sous les Cieux ;
Ah ! dis-moi donc, dis-moi, ma chère,
Pourquoi toujours ne restons-nous que deux ? »175 [p. 58]

Venez adorable bergère ; approchez-vous de votre cher Coridon, pendant que nos moutons bondissent sur ces gazons fleuris, au bord de cette fontaine.

LA DUPUIS.

Cet agneau chéri que vos mains mènent paître, abandonnez-le à son instinct innocent. Qu’il paisse avec la même liberté que celle dont vous m’entretenez de vos amours.

DESYVETEAUX, abandonnant le ruban de l’agneau.

Va joindre le troupeau. Ne t’écarte point du chien fidèle qui te préservera de la cruauté du loup.

(A la Dupuis.)

Asseyons-nous, bergère, sur ce banc de gazon, à l’ombre de ce verd176 feuillage.

LA DUPUIS.

Tous les jours le soleil éclaire mes yeux, et je vous vois, berger, toujours plus amoureux.

DESYVETEAUX.

Tous les matins, dans ces paisibles lieux, mon amour prévient l’aurore. Vous arrivez ensemble, et plus belle qu’elle, je la vois jalouse de la préférence que je vous donne.

LA DUPUIS.

Ah ! si j’avois son art, et qu’il fut en mon pouvoir de vous rajeunir, comme elle fit à Titon177, vous ne craindriez plus, Berger, l’outrage des années.

DESYVETEAUX.

Le changement est fait, Bergère, Coridon n’a [p. 59] plus rien à craindre. Les Dieux lui ont donné un Printemps éternel. Ce changement est dû au charme de votre voix, aux sons mélodieux de votre lyre. Apollon178, qui toujours me protégea, et qui me promit une récompense pour les veilles que je lui ai consacrées, me disoit dans mes douces rêveries : une Bergère des Alpes ira te chercher, et t’arracher d’une vie tumultueuse, pour te faire connoître le bonheur champêtre, en ouvrant tes yeux sur le passé.

LA DUPUIS, à part.

Le pauvre cher homme, il ne s’apperçoit pas qu’au contraire il les ferme. Mais il faut le laisser dans son erreur, puisqu’elle fait son bonheur et mon profit.

DESYVETEAUX.

Chantez, adorable Bergère, la Chanson de Lise et de Colin179. Elle avoit un père à craindre, comme nous avons le vôtre.

MATHURIN, caché dans un coin.

Ah ! celui-là n’est pas mauvais. Je sommes un pere bien à craindre puisqu’on me commande de l’être. Ah ! jarnigoi*, la drôle d’Histoire ! on ne la croira jamais dans notre Village. Ecoutons la chanson, car c’est ce qui nous divartissons le plus de toutes les extravagances que je voyons ici.

DESYVETEAUX.

J’attends, charmante Bergère, et je soupire.

MATHURIN, à part.

Il a beau attendre et soupirer, il n’en fera que ça… Vouloir faire l’amour180 quand on est si vieux, ah ! quelle extravagance !

[p. 60]

LA DUPUIS accordant sa guitare, chante sur l’Air : On compteroit tous les Diamans181.

Lise, l’autre jour, naviguoit
20 Avec Colin sur la rivière ;
Je sens un mouvement secret,
Dit-elle, d’un air de mystère :
Lorsque je vogue sur cette eau,
Et que mon cœur si fort palpite ;
25 Est-ce le roulis du bateau,
Colin, ou l’amour qui l’agite ?
Colin d’abord pour le savoir,
La descendit sur le rivage ;
Maintenant, Lise, tu peux voir
30 Si le mal provient du voyage :
Je le vois, dit-elle, à présent,
Colin, ce n’est pas la rivière ;
Je sens le même mouvement,
Quand près de toi je suis à terre.
35 Le père à l’instant arriva,
Et Colin s’enfuit du rivage ;
Puis avec sa fille il monta,
Et revira vers le village :
L’onde fit bientôt balancer
40 La barque légère et mobile ;
Lise se sentit agiter,
Mais son cœur demeura tranquile.

MATHURIN, à part.

Ah ! voyons : essayons pour nous divartir, d’ar/ [p. 61] /river à propos, comme le père de Lise. Tartiguenne, que ça va donc être drôle, voyons, s’il s’en ira aussi vite que le jeune Gas.

DESYVETEAUX, appercevant Mathurin.

Bergère aimable, voilà votre père.

MATHURIN.

Oui, ventre sanguenne* ! nous vla. Je vous y attrapons donc biau Berger, à conter fleurette à notre fille.

DESYVETEAUX, avec timidité.

Ah ! Monsieur Mathurin, permettez que je vous demande une grace*.

MATHURIN.

De grace*, je n’en avons pas à vous faire. Je vous défendons même de lui en conter* davantage. N’avez-vous pas vergogne d’abuser comme vous le faites de l’innocence d’une jeune fille.

(A part.)

Il prend la chose tout de bon : Ah ! le singulier corps !

(Haut.)

Au lieu de veiller sur votre troupeau et d’empêcher le loup de manger les brebis, et vous êtes vous-même un loup qui dévorez des yeux cette brebis, et vous n’y mordez pas tant seulement.

LA DUPUIS.

Mon père !...

MATHURIN.

Eh bien, mon père ? comme ça a le ton mielleux. Va, va, je te connoissons, fine mouche182 ; va-t’en toujours autour du troupeau qui parait s’écarter de ce côté-là.

[p. 62]

LA DUPUIS.

J’y cours, mon père.

(A part.)

Il joue fort bien son rôle.

SCENE IV. §

DESYVETEAUX, MATHURIN.

DESYVETEAUX, regardant s’en aller sa Bergère, et
tirant un mouchoir de sa poche
.

Elle s’éloigne de moi, un cruel devoir me prive de sa présence.

(Tombant aux genoux de Mathurin.)

O mon père !

MATHURIN, riant, et à part.

Moi, son père ! diantre ! comme il y va. Il faudrait donc que je soyons aussi vieux que le Juif-errant183 pour ça ; mais laissons-le dégoiser* à son aise : il va nous en conter* de bonnes.

DESYVETEAUX.

Je me jette à vos pieds, j’implore votre clémence, accordez-moi la Bergère Colinette et devenez mon père. Votre sévérité me jette dans un mortel désespoir, et si vous résistez plus long-tems à m’accorder l’objet qui m’aime et que j’adore, je meurs à vos genoux d’amour et de douleur.

MATHURIN, riant à part.

Ah ! je ne savons plus que lui dire et j’étouffons : si stapendant il allait le bonhomme mourir [p. 63] tout de bon, il est bien d’âge à nous jouer ce tour là. Je ne voulons pas en être la cause.

(Haut, le prenant par la main.)

Allons, levez-vous, mon biau fils, et reprenez courrage* ; car vous en avez grand besoin ; ne pleurez plus tant, j’allons vous envoyer votre bien-aimée, et je vous promettons de ne vous plus chagriner dans vos amours.

(En sortant.)

En vérité, j’avons la conscience qui nous répugne, et je voulons sarvir sa folie, Tatiguenne* ! il nous amuse tant par ses contes et ses chansons que je serions ben fâché* qu’il devint à présent plus raisonnable ; qu’est ce que c’est que notre esprit ? Il n’est pas plus solide que le tems.

(Il sort. Desyveteaux le salue en lui tendant les bras, le regardant en aller ; ce qui fait faire des gestes comiques à Mathurin.)

SCENE V. §

DESYVETEAUX, seul.

OPERE fortuné de la Bergère la plus respectable ! Mais qu’elle tarde à paroître ! allons vers son agneau : que ses cris bélans me retracent l’image de son amour ; ô Bergère adorable, pour qui j’ai tout quitté, parens, amis, et vous, célébre Ninon, dont l’aimable société faisoit mes délices, je vous ai abandonnée ; mais pardonnez, l’amour est mon excuse. Eh ! Ninon, qui peut mieux que vous me justifier ? si vous pouviez concevoir mon bonheur ! l’amour cependant ne m’a point rendu ingrat. Votre ruban chéri, gage de votre amitié, [p. 64] fait la parure de mon chapeau, et me sera toujours précieux.

SCENE VI. §

LA DUPUIS, DESYVETEAUX.

LA DUPUIS.

O CHER Coridon, quel bonheur ! mon père permet que je vous parle.

DESYVETEAUX.

O délices de mon cœur ! quel charme succède à ma douleur ? J’ai peine à croire à toute ma félicité.

LA DUPUIS.

Venez, berger ; venez vous rafraîchir à cette onde pure, symbole de notre amour.

DESYVETEAUX, prenant la main de la Dupuis,
et sortant de sa poche une tasse de berger
.

Nous allons boire ensemble, dans la même tasse, de cette eau argentine, plus agréable aux bergers que le nectar des Dieux184.

(Il va pour se baisser, et tombe dans la fontaine).

LA DUPUIS.

A moi ! vîte, au secours, le berger Coridon se noye, si vous n’arrivez promptement.

[E, 65]

SCENE VII. §

LES MÊMES, BLAISE, MATHURIN.

MATHURIN.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ?

BLAISE.

Bon Dieu ! à l’aide, vîte, le berger Coridon a la moitié du corps dans la fontaine.

MATHURIN.

Eh bien ! il ne se noyera pas, puisqu’elle est à sec.

BLAISE.

Tu n’y as donc pas mis d’eau ce matin ?

MATHURIN.

Tatiguenne* ! que j’avons ben fait d’avoir eu cette advertance*, et où en seroit-y, le cher homme ? Pour cette fois, il auroit bu tout à son aise.

(Blaise et Mathurin le lèvent et le placent sur le banc de gazon).

MATHURIN, à la Dupuis.

Allons, chantez-lui une brave chanson pour lui ravigoter le cœur185 : il en est tout pâle.

BLAISE.

Etes-vous blessé, beau berger ?

(A part.)

En vérité, cependant, cela me fend le cœur.

[p. 66]

DESYVETEAUX.

Rassurez-vous, Blaise ; et vous aussi, Mathurin. Je me suis démis qu’un peu le pied. Voilà qu’il se remet depuis que je suis assis.

MATHURIN.

Une gentille chanson de votre bergère achevera de le racommoder.

LA DUPUIS.

Je vais vous pincer un air qui va vous rendre le courage*.

(On entend un grand bruit).

Ah ! berger Coridon, quel nouveau malheur nous menace ! Entendez-vous ce bruit à l’entrée du bercail.

NINON, derrière le Théâtre.

Je te dis que je veux le voir, lui parler.

DESYVETEAUX.

Le son de cette voix ne m’est point inconnu.

LUCAS, derrière le Théâtre.

Mademoiselle, c’est avec peine que je vous refuse : mais tels sont les ordres de mon Maître.

MOLIERE, derrière le Théâtre.

Si ton Maître étoit instruit que c’est Mademoiselle de l’Enclos, il ne lui refuseroit pas sa porte.

LUCAS, derrière le Théâtre.

Ah ! Monsieur, si vous saviez dans quel état il est !

NINON, derrière le Théâtre.

Tu augmentes davantage mon inquiétude et mon impatience. Je ne t’écoute plus.

[p. 67]

DESYVETEAUX.

Ah ! je reconnois cette voix enchanteresse : c’est celle de mon aimable Ninon.

LA DUPUIS, avec une surprise affectée.

Ah ! cher Coridon, on vient vous arracher de mes bras.

DESYVETEAUX, se jettant aux pieds de la Dupuis.

O ma bien-aimée ! ne craignez point cet outrage. Le berger Coridon vous sera toujours fidèle, et le même tombeau renfermera nos deux cœurs.

MATHURIN, à part.

Oh ! la bergère calcule bien différemment ; et ce n’est pas là son compte.

SCENE VIII. §

NINON, Madame SCARON, MOLIERE, GOURVILLE, et plusieurs autres,
LES PRECEDENS

NINON, surprenant Desyveteaux aux pieds de la Dupuis.

Mes amis, est-ce bien lui ? Mais oui : je ne me trompe pas : c’est lui-même. Quelle métamorphose !

MOLIERE.

Je reste anéanti. Est-ce un rêve ? Est-ce une folie ? Chapelle avoit raison.

[p. 68]

NINON, l’appellant.

Desyveteaux, mon ami, ne me reconnoissez-vous pas, et n’êtes-vous plus le même ?

DESIVETEAUX, toujours aux pieds de la Dupuis.

Je le suis en amitié ; mais en amour, je suis le berger Coridon, et voilà ma bergère.

Mad. SCARON.

On n’est pas plus fou que cela, et son extravagance est au comble.

MOLIERE.

Est-il possible ! je ne l’aurois jamais cru.

GOURVILLE.

Un homme qui eut tant d’esprit : je n’en reviens pas.

MOLIERE.

L’amour produit des évènemens bien singuliers.

NINON, avec amitié.

Mes amis, respectons sa folie, et craignons de l’affliger, en lui ôtant ses douces rêveries ; ce seroit peut-être lui ôter son bonheur.

MOLIERE.

Ninon a raison, et j’aime mieux le trouver heureux dans ses idées pastorales, que malheureux dans toute l’énergie de son esprit. Je ne désirerois pas d’autre fin.

NINON.

Je suis de votre avis, Molière ; mais peut-être [p. 69] le sort ne nous accordera pas cette faveur. Essayons de le prendre par son foible.

(A Desyveteaux.)

Loin de troubler vos plaisirs, berger Coridon, vos amis viennent les partager. Pourriez-vous refuser leur hommage.

DESYVETEAUX.

S’il est agréable à ma bergère, sans doute il me sera cher. Mais je lui ai consacré tous mes plaisirs, ma vie et tout ce que j’ai de plus cher sur la terre, hors le gage chéri que votre main divine attacha à mon chapeau, et qui, depuis quinze ans, orne ma tête.

MOLIERE, à Ninon.

Voyez à quel point vos amis vous sont fidèles.

Mad. SCARON.

Sa frénésie n’a point détruit le sentiment* chez lui.

MOLIERE.

Sa folie me paroît cent fois plus intéressante.

NINON, dans la plus vive émotion.

Il m’en est plus cher.

Mad. SCARON.

Comment donc, ma tendre amie, vous voilà toute émue.

NINON, essuyant ses larmes.

Je ne m’en défends pas ; sa situation et sa constance me touchent jusqu’aux larmes.

(A la Dupuis).

Qui que vous soyez, Mademoiselle, vous ne serez pas assez inhumaine pour nous priver du plaisir de le voir.

[p. 70]

LA DUPUIS, à Ninon.

Vous pouvez en être assurée, Mademoiselle ; je mettrai mon bonheur désormais à l’entretenir dans l’amitié qu’il vous a vouée pour la vie.

NINON.

Je n’en doute nullement.

(Bas à Madame Scaron.)

Mais quelle est cette fille ?

Mad. SCARON, bas.

Sa figure ne m’est point inconnue.

LUCAS, bas à Ninon et à Madame Scaron.

Vous ne connoissez que cela : c’est cette joueuse de guitare.

MOLIERE.

Bon ! Cette jeune fille qu’on nomme la Dupuis ? Elle est, ma foi, jolie, et on ne la dit pas sotte.

NINON.

Je le crois, et nous obtiendrons tout d’elle.

GOURVILLE.

Morbleu, mes amis, essayons de le rappeller à la raison ; puisque l’amitié a tant d’empire sur son cœur, elle en aura sans doute sur son esprit. Allons, Mademoiselle de l’Enclos, profitez de l’ascendant* que vous avez sur lui.

MOLIERE.

Monsieur de Gourville, n’employons point de remèdes violens, il faut au contraire que l’amitié se prête à la situation de son état. Si on pouvoit le ramener dans la société avec sa bergère ; peut être le guéririons-nous par ce moyen.

[p. 71]

Mad. SCARON.

Pour moi je n’en crois rien, et je suis de l’avis de Monsieur de Gourville. Il faudroit plutôt, par de bons raisonnemens, lui faire appercevoir son ridicule.

NINON.

Dieu m’en préserve, je ne suivrai que l’avis de Molière. Nous avons étudié tous deux, plus que vous, le cœur humain.

(A la Dupuis.)

Et vous, Mademoiselle, puis-je attendre de votre complaisance, que vous le ramènerez quelquefois à ses anciens amis.

LA DUPUIS.

Je m’en ferai toujours un devoir.

DESYVETEAUX.

Par-tout je suivrai ses pas, et l’aimable Ninon me sera toujours chère.

NINON.

Et vous ne me regardez point.

DESYVETEAUX.

Je n’ai des yeux que pour ma bergère.

Mad. SCARON, riant.

Vous avouerez, ma bonne amie, que c’est trop complaisant pour pouvoir s’empêcher de rire.

NINON.

J’en conviens.

(S’appercevant que Mathurin la regarde avec attention.)

Quel est celui-ci qui nous regarde avec tant d’attention. Je n’ai point vu cet homme chez Desyveteaux.

[p. 72]

MATHURIN.

Tatiguenne* ? Je vous regardons, parce que vous êtes bonne à voir, ainsi que ste belle Dame qui vous accompagnont.

Mad. SCARON.

Sa figure est tout-à-fait plaisante.

BLAISE.

Cet honnête homme que vous voyez, Mesdames, est le respectable père de la bergère Colinette.

MATHURIN.

Tu en as menti, je n’en sommes le père que par exprès et non tout de bon.

BLAISE.

Te tairas-tu : suis-nous, tu n’as rien à faire ici.

GOURVILLE.

En voici bien d’un autre186 ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

MOLIERE.

Cela n’est pas bien difficile à deviner ; et ne voyez-vous pas que tout est factice ici, et que ce paysan n’est pas aussi au fait que les autres.

[p. 73]

SCENE IX. §

LES MÊMES, FRANCISQUE accourant.

NINON.

Que veux-tu ? Tu as l’air bien agité.

FRANCISQUE.

Mademoiselle, Monsieur le Prince de Condé est dans sa voiture, à la porte : il vous fait demander s’il peut vous voir, ainsi que Monsieur Desyveteaux.

NINON.

Mais par quel hasard sait-il que je suis ici ?

FRANCISQUE.

Il a été pour vous voir, et Mademoiselle le Roi l’a instruit de tout.

(Regardant.)

Mais ce qu’il me paroît187, il est mal informé sur son désastre. Monsieur le Comte de Fiesque l’accompagne avec plusieurs autres Seigneurs.

NINON.

Je ne suis point surprise de sa démarche : il joint au grand art de la guerre, les qualités d’un bon citoyen, d’un bon ami. Mais je dois auparavant demander à Desyveteaux la permission de lui présenter le Prince. Berger Coridon, les Héros, ainsi que les Dieux, veulent honorer votre retraite. Le Grand-Condé demande à vous voir.

[p. 74]

DESYVETEAUX.

Si la Bergère y consent, je suis prêt à le recevoir.

LA DUPUIS.

Si j’y consens ; pouvez-vous me le demander, aimable Berger ?

(A part.)

Ce moment est trop glorieux pour moi pour le laisser échapper.

NINON à Francisque.

Dites au Prince qu’il peut entrer avec sa suite. Quelle surprise pour lui !

(Francisque sort avec étonnement en regardant le Berger et la Bergère.)

SCENE X. §

LES MÊMES, excepté FRANCISQUE.

MOLIERE.

Francisque ne sait où il en est : c’est une énigme pour lui.

DESYVETEAUX, prenant la main de la Bergère.

Allons, Bergère ; allons au-devant du plus grand des Mortels, de notre Seigneur, de notre Maître.

[p. 75]

SCENE XI. §

LES PRECEDENS, LE PRINCE DE CONDE,
LE COMTE DE FIESQUE, autres Seigneurs,
UN HEIDUQUE, plusieurs VALETS de
MATHURIN, LUCAS, BLAISE.

MATHURIN.

Gare ! gare ! Voici, ma foi, du biau monde… Ah ! les biaux habits.

(Tous les Acteurs se rangent sur les deux côtés du Théâtre. Le Grand Condé est dans le milieu, au fond du Théâtre.)

DESYVETEAUX, se jettant aux pieds du Prince.

Le Dieu Mars vient donc visiter la chaumière du paisible Laboureur. Le Berger Coridon lui présente sa fille, et lui demande, à genoux, d’accorder à son amour la Bergère Colinette.

LE PRINCE, étonné, et prenant par la main Desyveteaux.

Levez-vous, Desyveteaux ; est-ce une fête que vous me donnez ? On vous reconnoît toujours par votre aimable galanterie. Je vois avec plaisir qu’on s’est trompé sur votre compte, et que vous êtes au contraire très-heureux.

NINON.

Mon Prince, n’appercevez-vous pas188 ?

[p. 76]

LE PRINCE, s’approchant de Ninon.

Enfin, Mademoiselle l’Enclos, je vous vois : que j’ai souffert d’avoir tardé si long-tems, mais j’y étois forcé. Je sors de chez vous, et je ne m’en serois pas retourné sans vous avoir vue.

NINON.

Je suis on ne peut pas plus sensible et reconnoissante, mon Prince, de l’honneur que vous me faites. Je partage, avec la Nation, le plaisir de vous revoir dans votre Patrie, mais j’y prends encore un intérêt particulier.

LE GRAND-CONDE.

Ah ! j’en suis bien persuadé, et je n’ai jamais perdu de vue vos conseils. Ils me seront toujours chers, puisqu’ils ne tendent qu’à ma gloire. Bon-jour, Molière, bon-jour, mes amis.

(à Ninon)

Avec quel plaisir je revois, Ninon, votre aimable société ; mais pourquoi cette Bergère, ce lieu champêtre ? Sans doute, Desyveteaux vous a préparé cette surprise. Il eut toujours du goût pour la vie pastorale.

NINON.

Ce goût pastoral est aujourd’hui, Monseigneur, bien naturel chez lui ; et comme vous dites bien, j’en ai été surprise comme vous, et Desyveteaux ne m’attendoit point. Ce n’est plus cet homme du monde : c’est le Berger Coridon, soupirant pour la vie aux pieds de la Bergère.

LE GRAND-CONDE.

Ce que vous me dites, est-il vrai, là, en bonne conscience, et ne vous amusez-vous pas ?

[p. 77]

NINON.

Je n’en impose* jamais, et ce ne seroit pas par vous, mon Prince, que je voudrois commencer. J’ai été comme vous surprise. J’ai versé d’abord des larmes sur son sort ; mais voyant qu’il est heureux dans ses idées chimériques, je suis moins affligée.

LE GRAND-CONDE.

Pardon, pardon, Mademoiselle de l’Enclos. Je vois maintenant tout ce qui en est.

DESYVETEAUX.

Bergère, chantez au Grand-Condé une de vos aimables chansons, et que tous les échos d’alentour la répètent dans la plaine.

MATHURIN, avec surprise, et mettant sa tête entre celle de Lucas et de Blaise.

Jarnigoi* ! laissez-moi donc le voir, vous autres, tout à mon aise. Tatiguenne* ! que mon cousin avoit ben raison de dire qu’il avoit la figure martiale, et le port noble et imposant. J’aimons à le voir, et j’avons la chair de poule qui nous gagne par-tout le corps.

LE GRAND-CONDE.

Ah ! ah ! Quel est cet homme ?

MATHURIN.

Tatiguenne* ! Monsieur le grand Guerrier, je ne sommes qu’un paysan, et j’aimons bien à voir un brave homme comme vous dà189. Et si je ne vous avons pas vu jusqu’à présent, je n’en avons pas moins entendu parler. Quel récit on [p. 78] fait de vous. On dit que vous n’avez pas tant seulement plus peur d’un boulet de Canon que moi d’une bouteille de vin. Quel homme vous êtes. On diroit qu’on vous a forgé de pierres à fusils et de bayonnettes. Je ne sommes plus étonné, jarnigoi* ! si vous êtes si bien construit.

NINON.

Mon Prince, on peut vous faire un éloge plus pompeux, mais non pas plus vrai et plus sincère.

LE PRINCE.

Il me plaît beaucoup.

(A Mathurin.)

Je te rends graces*, mon ami.

MATHURIN.

La tatidienne* ! c’est plutôt nous qui devons la rendre au hasard de nous avoir donné un si grand homme : il pouvoit si bien nous donner un homme inutile à la patrie, comme tant d’autres, et je ne serions pas à même de faire la barbe à l’ennemi, comme j’en sommes capables avec votre bras.

DESYVETEAUX, allant au fond du Théâtre.

Approchez, Bergers et Bergères : venez saluer le Dieu des combats. Que le son des Musettes se mêle aux cris d’allégresse, qu’un peuple assemblé vole sur ses pas.

MOLIERE.

Ah ! que n’ai-je un Ballet et un Chœur tout prêt, dans le fond du jardin.

[p. 79]

SCENE XII. §

LES MÊMES, troupe de Bergers et de Bergères.

LE GRAND-CONDE.

Sommes-nous transportés dans un lieu de féérie ? Tout ce que je vois me paroît un songe.

NINON.

Mon Prince, j’en suis comme vous émerveillée, et dans les siècles à venir, on regardera l’histoire de Desyveteaux comme un fait fabuleux, et qui cependant se passe sous vos yeux.

MOLIERE.

C’est tout comme à l’Opéra. Il y a de l’enchantement ici.

(Aux Paysans.)

D’où viennent ces Bergers et ces Bergères ?

(Le Grand Condé écoute.)

LUCAS.

Ce sont des Bergers et Bergères de la Bergerie de Monsieur Desyveteaux. C’est-à-dire les aimables Compagnes de Mademoiselle Dupuis. La folie de notre Maître est achevée, et ces diablesses font tout ce qu’elles veulent. Je viens de leur voir arranger tous leurs beaux complimens : elles entendent fort bien cela.

LE GRAND-CONDE.

Jamais fou n’a eu de goût plus agréable.

(à Ninon et à Molière.)

Je vous assure que tout ceci [p. 80] m’a amusé, quand je croyois que c’étoit préparé ; mais je me divertis bien davantage de voir ceci au naturel.

MOLIERE, regardant les Danseurs qui se préparent.

Comment diable ! du caractère dans la danse !

Six Danseurs et six Danseuses forment un Ballet Pastoral dans le genre agréable. Le premier Danseur et la première Danseuse portent une couronne de laurier190, qu’ils vont présenter au Grand-Condé. Une Bergère chante un couplet sur la vie champêtre. Un second Berger chante un couplet en l’honneur du Prince. Une autre Bergère chante un couplet à la louange de Ninon. Desyveteaux chante un couplet à la gloire du Prince. La Bergère Colinette en chante un autre au même sujet ; et tous les Bergers et Bergères répètent en chœur la fin du couplet. Le Ballet se retire, et il ne reste plus que les Acteurs précédens.
(On peut se dispenser de ce premier Ballet, si l’Acte est trop long.)

SCENE XIII. §

LES ACTEURS PRECEDENS.

LE GRAND-CONDE.

Je veux vous donner la main, Mademoiselle de l’Enclos ; car je ne vous tiens pas quitte de ma visite.

(Au Comte de Fiesque.)

Comte de Fiesque, [F, 81] vous ne serez pas fâché* que je vous présente.

(A Ninon.)

Il craignoit d’être banni de votre société, après y avoir été accueilli, et en être digne. Ce procédé n’est pas fait pour vous.

NINON.

Mon Prince, je suis fâchée* qu’une circonstance bien-pardonnable, je vous assure, m’ait empêchée de recevoir Monsieur le Comte, et je lui en fais un million d’excuses. Je me ferai toujours un plaisir de le voir dans ma société.

LE COMTE DE FIESQUE.

Cet aveu me dédommage de la fausse allarme qu’on m’a donnée, ce matin, de votre part.

NINON, à part.

Cet homme a une ressemblance à s’y méprendre avec la Châtre, si je le connoissois moins.

LE GRAND-CONDE, à Ninon.

Avez-vous essayé, Mademoiselle l’Enclos, de ramener Desyveteaux dans le sein de ses amis ?

NINON.

Oui, mon Prince, mais je n’ai point réussi : Vous seul, peut-être, Monseigneur, pouvez l’enflammer du côté de la gloire. Proposez-lui de servir sous vos Drapeaux… Qui sait ? Peut-être ce moyen…

LE GRAND-CONDE, l’interrompant.

Il me paroît bien douteux, mais n’importe, pour vous plaire, je m’en vais le tenter.

(A Desyveteaux.)

Seigneur Desyveteaux, voulez-vous me suivre à l’armée ? Je vous promets un service honorable et distingué.

[p. 82]

DESYVETEAUX, regardant sa Bergère.

Ah ! Bergère Colinette, avez-vous entendu ces ordres, et ne frémissez-vous pas ?

LA DUPUIS.

Je vois qu’un grand Guerrier vous appelle à la gloire, et que ma perte est certaine.

DESYVETEAUX.

Non, Bergère, non jamais la gloire ne fera de moi un second Renaud191. Le Berger Coridon mourra plutôt à vos pieds que d’abandonner cet heureux* asyle ; mais témoignons au Prince l’impossibilité de me rendre à ses ordres honorables.

LE GRAND-CONDE, à Ninon.

Je l’avois bien dit, il n’y a rien à faire. Ainsi laissons-le jouir, comme il vient de nous l’exprimer, paisiblement dans cet heureux* asyle.

NINON.

Allons, prenons congé de sa Bergerie ; mais il faut que je l’embrasse avant de le quitter.

(En l’embrassant.)

Adieu, mon pauvre Desyveteaux ; continuez d’être heureux avec votre Bergère, mais ne nous abandonnez pas tout-à-fait.

LA DUPUIS.

Je vous promets de vous le mener souvent, et ce sera désormais mon unique soin.

NINON.

Mademoiselle, j’en suis persuadée.

MOLIERE, embrassant Desyveteaux.

Adieu, mon vieil ami ; que le Ciel vous tienne dans cette heureuse* rêverie.

Fin du second Acte.

[p. 83]

ACTE III. §

Le Théâtre représente un Sallon.

SCENE PREMIERE. §

Mlle LE ROI, seule.

Comme la maison est déserte quand Mlle n’y est pas ! Le Grand Condé a été la rejoindre chez Monsieur Desyveteaux : peut-être reviendront-ils ensemble… Mais cette jeune personne, qui est enfermée avec sa bonne dans le Sallon d’été, qu’a-t-elle de commun avec Ninon ? C’est là leur secret, et je n’ai rien à y voir. On arrive… C’est le cher Monsieur Scaron. Arrangeons vîte sa place.

(Elle va vers le canapé, et arrange tous les oreillers. Elle débarrasse aussi les fauteuils).

Comme il souffre, le cher homme, et comme il est gai. Il va me dire, suivant sa coutume, quelque chose de drôle.

[p. 84]

SCENE II. §

Mlle LE ROI, SCARON porté par quatre hommes qui l’asseyent sur le canapé.

SCARON.

Je ne suis bien qu’ici.

(Aux porteurs)

Adieu, mes enfans, jusqu’au revoir, à ce soir.

(Les porteurs se retirent).

LE Ier. PORTEUR, en s’en allant.

Jarnigoi* ! Monsieur Scaron, si vous donniez quelques sous, j’irions boire à votre santé.

SCARON.

Coquins ! j’ai beau vous donner pour boire, je ne m’en porte pas mieux, et je ne veux pas m’exposer à me faire casser le col. C’est bien assez que j’aye le corps brisé. Je veux conserver ma tête pour mes amis.

Mlle LE ROI.

C’est bien fait, Monsieur Scaron ; car hier ces marauts étoient sous comme des grives.

2e PORTEUR.

Tiens, prenons notre parti, il n’y a rien à faire pour aujourd’hui.

(Ils sortent).
[p. 85]

SCENE III. §

Mlle LE ROI, SCARON.

SCARON.

Comment te portes-tu, ma poule ? et mon ange Ninon, la colombe est déjà dénichée, et les oiseaux des tournelles192 sont aux champs.

Mlle LE ROI.

Ah ! Monsieur Scaron, vous ne savez pas une grande nouvelle ? Monsieur Desyveteaux est retrouvé.

SCARON, avec joie.

Ah ! que tu me fais plaisir ! Sans doute, Ninon en est instruite.

Mlle LE ROI.

Oui, puisqu’elle a volé chez lui sur le champ.

SCARON.

Et sait-on où le bonhomme s’étoit caché pendant six mois ?

Mlle LE ROI.

Dans sa maison du fauxbourg Saint-Marceau193.

SCARON.

Mais il en étoit dégoûté.

Mlle LE ROI.

On n’en a pas appris davantage à Mademoiselle [p. 86] de l’Enclos, sinon que ses Valets sont tous habillés en paysans.

SCARON.

Il eut toujours du goût pour la vie champêtre ; aussi a-t-il fait des pastorales194.

Mlle LE ROI.

Nous apprendrons tout au retour de ma Maîtresse.

SCARON.

Cette nouvelle redouble mon impatience de voir mon adorable Ninon. Mais écoute, ma poule ; profitons du tems, donne-moi du papier et une écritoire, que je fasse mes adieux à ce charmant Marais, à la Reine des cœurs, à qui jamais aucun ne sera rebelle.

Mlle LE ROI.

Tenez, faites agir votre esprit et votre ame pour ma Maîtresse ; mais pourquoi nous quitter ?

SCARON.

Ce n’est pas moi qui vous quitte : ce sont mes infirmités qui m’y forcent, et cette vilaine camarde qui me mitonne depuis long-tems, et qui bientôt, avec sa faulx, me donnera dans la visière ; mais comme je ne suis pas sa dupe, je veux profiter du tems qu’il me reste.

Mlle LE ROI, à part.

Quelle heureuse* philosophie ! C'est, en vérité, grand dommage, quand des hommes de cet esprit et de cette gaité sont exposés aux souffrances et [p. 87] à perdre la vie. Voici, fort à propos, Monsieur le Maréchal d’Estrées, avec le Président Deffiat, pour lui tenir compagnie.

(Scaron continue d’écrire.)
(Elle sort.)

SCENE IV. §

LE MARECHAL D’ESTREES, LE PRESIDENT DEFFIAT, SCARON.

M. le Président DEFFIAT, dans le fond du Théâtre, au Maréchal.

Non, Monsieur le Maréchal, je ne puis vous céder mes droits sur ce point ; ce sont ceux de la nature, et je les réclame.

LE MARECHAL.

Mais j’ai ces mêmes droits, et vous ne pouvez me les ravir, sans la plus grande injustice.

SCARON, ôtant son bonnet.

Je suis votre serviteur, Monsieur le Maréchal ; je suis votre Valet, Monsieur le Président.

LE MARECHAL.

L’ami Scaron va nous juger, et nous tirer de peine. Vous en rapporterez-vous à sa décision ?

DEFFIAT.

Oui, mais il ne faut pas nommer la personne.

[p. 88]

LE MARECHAL.

Croyez-vous qu’il ne la devinera pas.

SCARON.

Je connois déjà votre affaire. Cette contestation fait assez de bruit dans le monde, et est d’une nature à faire connoître ses auteurs ; elle fait honneur à la femme et aux hommes.

LE PRESIDENT DEFFIAT.

Mais Monsieur le Maréchal n’a régné qu’après moi.

LE MARECHAL.

Je suis le père du gage précieux qu’elle m’a donné de son amour.

LE PRESIDENT.

Je suis plus sûr des dates, et vous êtes dans l’erreur, Monsieur le Maréchal.

SCARON.

Que diable ! Monsieur le Président, vous êtes un mauvais chronologiste, avec toute votre gentillesse. C'est le secret des femmes que vous voulez calculer. Le premier Mathématicien du monde y perdrait son algèbre ; mais ce qui me surpasse davantage, c’est de voir votre petit rabat195 prêter le collet196 à un Maréchal de France.

LE MARECHAL.

Il n’y a point de rang ni d’état qui empêche un père de réclamer son enfant, et c’est en quoi je loue Monsieur le Président.

[p. 89]

SCARON.

Eh bien, je m’en vais prononcer comme le Roi Salomon197, non que j’ordonne de partager le Poupon, mais vous allez le tirer aux dez198.

LE MARECHAL.

Oui ; en voici qui vont vuider199 notre querelle.

LE PRESIDENT.

J’y consens.

LE MARECHAL, prenant les dez.

Allons, au passe-dix.

(Il tire.)

Rafle de six ; à vous Monsieur le Président.

SCARON.

A coup sûr, il ira au-dessous.

LE PRESIDENT, prend les dez.

Je puis amener le même point.

(Il tire.)

Ne l’avais-je pas bien dit ?

SCARON.

Ceci demande de l’attention. Voici deux champions d’égale valeur. Comment diable ! un Robin* tient tête à un Maréchal de France : allons, Messieurs, il faut recommencer.

(Monsieur le Président tire une seconde fois et amene rafle de trois.)

LE MARECHAL, sautant.

Bon ! il n’a amené que neuf ; à mon tour, pour la dernière fois.

(Il tire, et sautant avec la plus grande joie.)

Douze. Bon ! j’ai gagné.

[p. 90]

SCARON.

J’en suis bien aise, je suis flatté que le sort ait tourné en faveur du Maréchal, et que cet enfant lui appartienne, il en fera un brave Soldat, plus utile à la patrie qu’un être oisif.

LE MARECHAL.

Ninon n’en sera pas fâchée*. Monsieur le Président, son amitié me200 dédommagera de cette perte.

Mlle LE ROI, entrant.

Messieurs, j’entends des voitures, je crois que voilà Mademoiselle.

SCARON, à part.

Cette dispute est favorable à mes vers ; je vais à son arrivée lui en faire l’hommage.

SCENE V. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE, accourant.

Eh vîte, vîte, Mademoiselle, préparez des fauteuils, notre maîtresse arrive avec le grand Condé.

SCARON.

Est-ce qu’il a été avec elle chez Desyveteaux ?

FRANCISQUE.

Non, mais il est venu l’y trouver, et revient [p. 91] avec elle ; leurs deux voitures sont pleines, permettez-moi, Messieurs, de préparer des sièges.

(Francisque, aidé de Mademoiselle le Roi, rangent des fauteuils sur le devant de la scène en face de Scaron.)

SCARON.

Pour-moi, je ne bouge pas, assis comme un Empereur de la Chine, me voilà sur mon Trône.

LE PRESIDENT.

Toujours gai au milieu des tourmens.

LE MARECHAL.

On n’est pas plus aimable avec ses amis. Aussi l’aimable Ninon lui consacre tous ses momens.

SCARON.

Et quelquefois, les meilleurs. On peut dire que c’est un grand homme sous des cotillons*.

SCENE VI. §

LES MÊMES, NINON, LE GRAND-CONDE,
GOURVILLE, MOLIERE, LE COMTE
DE FIESQUE, Madame SCARON.

NINON, courant à Scaron.

Oh ! mon cher ami, vous étiez chez moi, et j’étois absente. Ne vous êtes-vous pas ennuyé, mon ami ?

[p. 92]

SCARON.

Ce mal me gagne dès que je ne vous vois pas, et c’est le plus insupportable de mes maux ; mais n’êtes-vous pas toujours présente à mon imagination.

MOLIERE, se mettant auprès de Scaron, et regardant les Vers qu’il a faits pour Ninon.

(A Ninon).

Et elle a travaillé en vous attendant.

LE GRAND-CONDE.

Qu’est-ce qu’elle a donc fait ? Ce n’est donc que dans cette maison que je vois régner la pure et simple amitié. Je ne m’en étonne point, si tous les honnêtes gens s’y rassemblent.

Mad. SCARON.

Ce sont des Vers qu’il a faits. Ah ! de grace, faites-nous-en part.

MOLIERE.

Et bien jolis, je vous en réponds201, par ce que j’en vois.

SCARON, à Madame Scaron d’un air facétieux, et ôtant son bonnet.

Ah ! bon jour, Madame Scaron.

(Se retournant vers Molière.)

Et toi, de quoi te mêles-tu ? Il faudroit t’imiter pour faire quelque chose digne de Ninon.

MOLIERE, prenant la main de Scaron.

Allons, ne te fâche pas, mon camarade et mon [p. 93] cher confrère ; nous faisons l’un et l’autre de notre mieux, pour rendre hommage à tant de rares qualités, et à tant de grandeur d’ame.

SCARON.

Pour ton indiscrétion, tu vas lire les Vers.

MOLIERE, avec joie.

Ah, l’agréable pénitence !

LE GRAND-CONDE.

Et quelle punition pour la société !

NINON.

En vérité, vous me gâtez, je vous le dis tous les jours ; et vous, mon Prince, vous, dont les actions héroïques sont au dessus des adulations qui, tôt ou tard, perdent les femmes…

LE GRAND-CONDE.

N’êtes-vous pas homme par l’esprit et le courage ?

NINON.

Quelquefois je l’ai cru ; mais je crains mon sexe ; et en avançant en âge, il devient foible.

SCARON.

Ce n’est point mon aimable Ninon qui doit appréhender les atteintes de ce sexe trop foible et trop présomptueux.

LE GRAND-CONDE.

Allons, Molière, lisez-nous cette jolie production.

[p. 94]

MOLIERE, refléchissant et parcourant l’écrit, dit à part.

Quelle facilité ! quelle heureuse* gaité ! Que je suis loin d’approcher de cette sublime Philosophie, (En embrassant Scaron.) Mon ami, je suis un petit enfant auprès de vous.

SCARON.

Quel enfant ! Je m’en rapporte à vous, mon Prince ; il me passe sur le corps à cent piques par dessus la tête.

LE MARECHAL.

Mon Prince, voilà deux hommes qui ne se doutent pas de leur mérite.

LE GRAND-CONDE.

Tant de modestie est rare.

NINON.

Moins que tant de courage. Ah ! Monseigneur, que vous devez être fort devant l’ennemi…

LE GRAND-CONDE, se levant.

Molière, vous oubliez que vous avez des Vers à nous lire.

MOLIERE.

Ah ! mon Prince, je vous demande un million de pardons.

NINON, au Prince.

La distraction est excusable.

[p. 95]

MOLIERE, lit.

Adieux aux Marais, par le plus fidèle oiseau des Tournelles.

Adieu, bien que ne soyez blonde,
Fille, dont parle tout le monde.
45 Charmant objet, belle Ninon,
La Maîtresse d’Agamemnon202
(N’eut jamais rien de comparable,
A tout ce qui vous rend aimable ;)
Etoit sans voix, étoit sans luth,
50 Et mit pourtant les Grecs en rut
De si furieuse manière,
Que, ma foi, ne s’en fallut guère
Que tout leur camp n’en fût gâté,
Par Messire Hector irrité.
55 Tant est vrai que fille trop belle,
N’engendre jamais que querelle.
De peur qu’il n’en arrive autant,
Tâchez de n’en blesser pas tant ;
Et commandez à vos œillades,
60 De faire un peu moins de malades.203

LE GRAND-CONDE, à Ninon.

Ainsi, faites trève à vos charmes, ou donnez-nous la force d’y résister.

SCARON.

Il faudroit être, comme moi, pauvre estropié, pour avoir la force de les braver*.

[p. 96]

NINON.

Vous allez donc nous quitter ; et vous croyez que je ne vous suivrai pas. Mon ami, je veux être votre première Garde-malade.

LE GRAND-CONDE, montrant Mad. Scaron.

Et vous croyez que Madame vous cédera son droit.

SCARON, prenant la main de Ninon, qui seule est assise près de lui sur le canapé, tandis que tout le monde reste debout, depuis que le Prince s’est levé.

Mon Prince, voilà ma femme, et voici mon amie.

NINON.

Et l’amitié règne seule actuellement…

SCARON.

Comment, point d’Amant, mon bel ange.

(Regardant la compagnie.)

Ah ! Messieurs, vous ne me laisserez pas long-tems la place libre.

LE COMTE DE FIESQUE.

Qui peut s’empêcher d’y prétendre ? Heureux* qui pourra l’attaquer avec succès !

LE GRAND-CONDE.

Il paroît que vous avez échoué, Comte de Fiesque ?

LE COMTE DE FIESQUE.

Oui, mon Prince ; mais je ne perds pas pour cela courage.

[G, 97]

NINON, avec gaieté.

J’aime à voir qu’on ne se rebute point ; mais, Messieurs, ne finirez-vous point sur mon compte, et n’avons-nous pas à nous occuper de ce malheureux Desyveteaux ; quoiqu’heureux dans son asyle ?

SCARON.

A propos, mon adorable, j’avois oublié de vous en demander des nouvelles ; en vous voyant, on oublie tout l’Univers ; mais allons ; faites-moi part de toutes ses extravagances.

NINON.

Il finit comme il a vécu : il a déjà quatre-vingt et tant d’années, et il rajeunit tous les jours dans ses folies ; si vous le voyiez, mon ami, avec un habit de Berger, la houlette à la main, et la Pannetière au côté, son chapeau de paille, orné de rubans, parmi lesquels on distingue une fontange jaune, dont je l’ai décoré il y a quinze ans. On ne sait si l’on doit rire ou pleurer au premier abord, mais à peine l’a-t-on entendu que la pitié fait place à la gaieté. Il m’a fallu applaudir et louer son extravagance.

LE MARECHAL.

Quel effort pour votre sagesse.

MOLIERE.

Elle en est capable : son bonheur n’existe que dans celui de ses amis.

SCARON.

Pourquoi troubler celui de Desyveteaux. [p. 98] N’est-il pas dans l’âge de rentrer dans cette heureuse enfance.

LE MARECHAL.

S’il a perdu la raison, à la bonne heure204.

NINON.

Non, Monsieur le Maréchal, il a tout son bon-sens ; vous en jugerez au premier moment. J’ai exigé de son ancienne amitié qu’il vint revoir ses bons amis du monde, et que puisqu’il avoit abandonné la société qui devoit lui être chère, il lui devoit au moins ses adieux.

SCARON.

Ah ! que je serai content d’embrasser ce tendre Desyveteaux pour la dernière fois ; nous ferons nos adieux ensemble ; mais quelle différence ! Lui, dans les plaisirs, moi, dans les tourmens.

NINON.

Mon ami, vous nous affligez.

LE GRAND-CONDE.

Je devois souper ce soir à la Cour, mais, mes amis, je suis des vôtres.

NINON.

Mais, mon Prince, malgré le bonheur qu’on éprouve en vous possédant, nous préférons votre gloire à nos plaisirs. Vous le savez, Monseigneur, j’ai des ennemis à la Cour.

LE MARECHAL.

Pas en hommes ; toujours.

[p. 99]

LE COMTE DE FIESQUE.

Je le crois.

NINON.

C'est précisément parce que j’ai trop d’amis.

Mad. SCARON.

Et les Bégueules*, Messieurs ?

NINON.

Madame Scaron a raison : ne les comptez-vous pour rien ?

LE GRAND-CONDE.

Est-ce qu’on s’arrête au caquet des Prudes ?

NINON.

Quelquefois, Monseigneur ! Elles se vengent souvent de celles qui n’ont jamais sçu les imiter.

MOLIERE.

C'est le seul talent que la Nature vous ait refusé.

NINON.

Mais n’ai-je pas été aussi un peu trop l’opposé de ce caractère.

[p. 100]

SCENE VII. §

LES MÊMES, UN EXEMPT.

L’EXEMPT.

Je viens, Mademoiselle, la larme à l’œil, vous signifier des ordres désagréables et cruels à remplir pour un galant* homme, mais que le devoir impose.

NINON, allarmée.

Ah ! Monsieur, que me dites-vous là ? Molière, on vient enlever chez moi cette jeune personne.

L’EXEMPT.

Ah ! Mademoiselle, que je voudrois que ces ordres regardassent toute autre que vous.

NINON.

Comment, Monsieur, ces ordres ne regardent que moi ; ah ! vous me rassurez, je vous jure, je craignois…

(Tout le monde est consterné, et le Comte de Fiesque met la main sur la garde de son épée ; le Prince lui fait signe de ne pas aller plus avant.)

SCARON, allarmé.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MOLIERE.

Je suis anéanti.

[p. 101]

LE GRAND-CONDE, à l’Exempt.

Expliquez-vous de grace, Monsieur de Saint-Faur ; je connois votre honnêteté, et vous ne voudriez pas nous laisser dans l’erreur sur les griefs qu’on impute à Ninon.

L’EXEMPT.

Les voici, mon Prince : il s’est élevé des clameurs contre Mademoiselle de l’Enclos. Les dévotes sur-tout, ont répandu toute leur animosité, pour noircir la femme la plus aimable de son siècle : on a supposé même des choses d’une nature à n’être pas répétées ici. Enfin, tout ce que la calomnie a de plus affreux, on l’a prêté à Mademoiselle Ninon.

Mad. SCARON.

Quelle indignité !

SCARON.

Ah ! si j’étois ingambe, comme je partirois sur le champ !

MOLIERE, à part.

Pourquoi ne suis-je qu’un simple particulier ?

LE MARECHAL.

J’ai quelqu’ascendant* sur l’esprit de la Reine, je vais…

LE COMTE DE FIESQUE, avec vivacité, tirant son épée.

Moi, je défendrai Mademoiselle de l’Enclos jusqu’à la dernière goutte de mon sang.

[p. 102]

L’EXEMPT, avec fermeté.

Monsieur le Comte, cet acte de violence est déplacé, il ne m’arrêteroit pas si je voulois employer la force ; mais soyez persuadé que je suis aussi éloigné que vous, de remplir les ordres dont on m’a chargé.

LE GRAND-CONDE, avec fierté.

Ventrebleu* ! Messieurs, vous oubliez que je suis ici ; et ne savez-vous pas que je saurai mieux la défendre que vous tous ensemble ; et si j’ai pris les armes pour un parti qui a imprimé une tache à ma gloire, du moins, je l’effacerai en cette circonstance, en défendant la femme la plus recommandable, et celle qui ne s’est jamais écartée de l’honneur, ni de la probité.

NINON.

Mon Prince, modérez ce transport de générosité, et n’altérez pas votre gloire par un excès impardonnable. Qu’ai-je de commun avec l’Etat ? Mon exil ou ma prison, ne doit pas être bien rigoureux ; et mes amis, peut-être, auront le droit de venir quelquefois s’informer de ma santé ?

SCARON.

On m’enfermera avec elle, car je ne la quitte pas. Que pourroit-on craindre d’un homme qui n’a plus que la tête ?

NINON.

Expliquez-vous enfin, Monsieur de Saint-Faur ; où veut-on que je me retire ?

[p. 103]

L’EXEMPT.

Mademoiselle, je suis honteux de vous le dire ; c’est aux Filles Repenties.205*)

Mad. SCARON.

Quelle horreur !

LE COMTE DE FIESQUE.

C'est affreux.

SCARON.

Ce n’est pas possible.

NINON.

Vous avez raison ; car je ne suis ni fille, ni repentie206.

L’EXEMPT.

C'étoient d’abord les intentions de la Reine, cependant elle vous laisse le choix du Couvent.

NINON.

Ah ! si on laisse le choix à ma disposition, je pourrois encore exciter de nouveau les clameurs, et je me ferais une querelle irréconciliable.

SCARON, à part.

A coup sûr, ce n’est pas un Couvent de femmes qu’elle choisirait. Son esprit est trop grand, trop sublime pour descendre jusqu’aux minuties des cloîtres féminins.

[p. 104]

LE GRAND-CONDE, à l’Exempt.

Monsieur de Saint-Faur, voulez-vous retourner avec moi sur le champ auprès de la Reine. Je vais faire revoquer cet ordre déplacé, persuader Sa Majesté de la vérité, et lui faire connoître l’atrocité d’une telle calomnie.

L’EXEMPT.

Monseigneur, je n’ai rien à vous refuser, d’autant plus que je crois sans peine, que la Reine aura égard à vos représentations*.

LE GRAND-CONDE.

Je l’espère. Maréchal d’Estrée, suivez-moi.

SCARON.

Helas ! mon Prince, si je pouvais vous suivre ! la Reine a eu pour moi jadis quelqu’estime, et quelques bontés…Mes infirmités, mes souffrances adoucies et soulagées par ses soins, par son amitié, pourroient prouver à la Reine que Mademoiselle de l’Enclos est la personne la plus respectable de l’Europe.

LE GRAND-CONDE.

Sans doute, mon cher Scaron : Messieurs, il faut faire encore plus, il faut que toute la société se rende dans la galerie des Thuileries, et que je fasse voir à la Reine quels sont les amis de Ninon. Vous serez du nombre, Molière.

MOLIERE, avec modestie.

Mon Prince, mon état…

LE GRAND-CONDE.

Est ce votre état que l’on regarde ? c’est l’homme qu’on considère.

[p. 105]

SCARON.

Allons, qu’on appelle des gens pour me mettre dans une chaise à porteurs.

MOLIERE.

Mon ami, je m’en vais vous prendre à brasse-corps.

LE GRAND-CONDE, jettant son chapeau, et prenant Scaron à brasse-corps.

A nous deux, Molière.

SCARON.

Mon Prince, que faites-vous ?

LE GRAND-CONDE.

C'est pour essayer si j’ai perdu mes forces.

MOLIERE.

Ma foi, il l’emporte tout seul, quel homme ! ah ! il n’y en a pas beaucoup de cette trempe.

Mad. SCARON, à Ninon.

Je vous laisse, ma bonne amie ; je ne dois pas dans cette circonstance quitter mon époux.

NINON.

Comment, vous m’allez laisser toute seule207 : en vérité, je préférerois six mois du Couvent.

LE COMTE DE FIESQUE.

Je ne vous quitte pas, et jusqu’à ce que cette affaire ne soit éclaircie, je réponds208 de vous et des suites.

(Le Prince sort emportant Scaron sur les bras, le Maréchal donne la main à Madame Scaron, tout le reste de la société sort pêle-mêle, excepté le Comte de Fiesque qui reste.)
[p. 106]

SCENE VIII. §

NINON, LE COMTE DE FIESQUE.

NINON.

Je ne reste point avec vous, vous êtes trop dangereux.

LE COMTE DE FIESQUE.

Songez que je tiens la place de l’Exempt, et que sans compromettre son honnêteté, on ne peut vous laisser livrée à vous-même.

NINON.

Ce n’est pas mal-adroit, mais croyez que je suis très paisible, et qu’il n’y a rien à craindre.

LE COMTE DE FIESQUE, soupirant.

Qu’il est heureux* celui qui vous rend insensible et indifférente à l’amour que vous savez si bien inspirer ?209

NINON.

Quoi ! vous y songez encore ?

LE COMTE DE FIESQUE.

Plus que jamais.

NINON.

Et votre voyage en Italie n’a donc pas pu vous distraire ? j’avoue que vous êtes malheureux*, car c’est toujours quand j’ai le cœur pris que vous me parlez d’amour.

[p. 107]

LE COMTE DE FIESQUE.

Mais, si je suis bien informé, vous êtes près d’être libre.

NINON.

Comment donc cela, s’il vous plait ?

LE COMTE DE FIESQUE.

L’ami la Châtre n’est-il pas parti ce matin ?

NINON.

Mais je l’aime toujours.

LE COMTE DE FIESQUE.

Il est déjà à trente lieues de vous ; et moi j’en suis tout près. Je vous vois, je vous entends ; ah ! Ninon, aurais je eu le malheur de vous déplaire pour la vie, et l’homme le plus passionné pourroit-il vous être indifférent ?

NINON, à part avec émotion.

Qu’il est expressif ! en vérité, on n’est pas plus aimable.

LE COMTE DE FIESQUE.

Songez, adorable Ninon, que vous faites mon tourment depuis un an, que j’ai cru pouvoir vous oublier dans mon voyage ; que j’arrive, que je vous revois, et que je reprends ma chaine. Je n’employerai point, comme tous les Amans, les menaces, les larmes ; je ne vous dirai point non plus, que j’aurais pu me distraire avec quelqu’autre objet, je n’en ai pas cherché l’occasion. Vous êtes libre, je me présente, je vous aime ; m’acceptez-vous ?

[p. 108]

NINON, en riant.

Vous êtes libre, je me présente, je vous aime, m’acceptez-vous ? ce ton leste déconcerteroit une begueule*

(à part.)

Cet homme-ci est bien plus aimable que le Grand-Prieur ; s’il continue, je n’aurai jamais la force de lui résister.

LE COMTE DE FIESQUE.

Que dites-vous ? est ce vous, Ninon, qui craignez de vous expliquer ?

NINON, avec dépit.

Mais pourquoi, Monsieur, avez-vous resté210 avec moi ? et pourquoi n’allez-vous pas comme tous mes amis, solliciter ma grace*.

LE COMTE DE FIESQUE.

Elle est si aisée à obtenir, qu’il est indifférent que je la sollicite, mais il n’en est pas de même de mon amour. Je suis bien persuadé que la Reine sera moins inflexible que vous à mon égard.

NINON, avec dépit.

Et qui vous a dit, Monsieur, que je suis bien courroucée contre vous ?

(à part.)

Je ne sais plus ce que je fais, ni ce que je dis.

LE COMTE DE FIESQUE, se jettant à genoux.

O la plus belle, et la plus aimable des femmes, achevez et prononcez mon bonheur ; songez que vous voyez à vos pieds l’Amant le plus tendre.

NINON.

Courage ! il ne manquait plus que de se mettre à mes genoux : ma foi, je n’y tiens plus.

[p. 109]
(En le considerant.)

Il a quelques traits de la Châtre, et le même son de voix, mais c’est à s’y méprendre.

LE COMTE DE FIESQUE, avec gaieté.

C'est est toujours quelque chose que d’avoir quelque rapport avec l’absent.

NINON, riant.

Vous badinez* ; mais en vérité vous lui ressemblez beaucoup.

LE COMTE DE FIESQUE.

Eh bien, en faveur de cette ressemblance, aimez-moi, Ninon, et faites le bonheur d’un homme qui n’a jamais brûlé d’un véritable amour, que depuis qu’il vous connoît.

NINON.

Il faut que je vous fuye ; je le veux, je le dois.

LE COMTE DE FIESQUE, mettant la main sur son épée.

Vous voulez donc ma mort. Eh bien, je dois renoncer à la vie, puisque je n’ai pas le bonheur de vous plaire ; aussi bien, elle me serait insupportable.

NINON, l’arêtant.

Arrêtez, mon cher de Fiesque. Vous êtes, en vérité, un terrible homme, mais que voulez-vous de moi dans la cruelle position où je me trouve.

LE COMTE DE FIESQUE.

Ce que je veux ? ah ! Ninon, pouvez-vous le demander ? ce cœur que je brûle d’obtenir.

[p. 110]

NINON, avec dépit.

Eh ! vous l’avez déjà.

LE COMTE DE FIESQUE, lui baisant la main.

Ah ! Ninon, que me dites-vous ? que je suis heureux !

NINON, en tournant la tête.

Ah ! le bon billet qu’a la Châtre !

LE COMTE DE FIESQUE.

Le regrettez-vous encore ?

NINON.

Non ? pas tant que ce matin ; mais il m’est bien permis d’y penser encore.

(Avec réflexion.)

En vérité, c’est incroyable : tous mes amis sollicitent ma grace*, et moi, je suis ici à faire l’amour211 à mon aise avec Monsieur. Ah ! si l’on savoit cette nouvelle anecdote, il ne serait pas si facile de l’obtenir.

LE COMTE DE FIESQUE.

Eh bien, qu’est ce qu’on dirait ? que vous ne perdez pas votre tems ; et qu’une femme d’esprit comme vous, doit toujours être occupée.

NINON.

J’en conviens, mais ce genre d’occupation, ne me fait point honneur.

(A part.)

A propos j’oublie l’intéressante Olimpe. Allons la rassurer, elle doit être bien agitée, mais elle ne l’est pas plus que moi.

(Haut au Comte.)

Je vous laisse pour un instant, une circonstance de bienséance m’appelle ailleurs.

(Elle sort.)
[p. 111]

SCENE IX. §

LE COMTE DE FIESQUE, seul.

Ninon se repent de s’être tant avancée avec moi, et je la loue ; car plus je l’aime, et plus je la crains. Quel est l’homme qui pourroit résister à une femme si séduisante, qui réunit l’esprit, les talens, les graces*, la beauté, et cent rares qualités étrangères chez les femmes. Ah ! Ninon, en faisant mon bonheur, vous allez me rendre l’homme le plus malheureux. Aurai-je la force de résister au sort qui m’attend ? non, je n’ai que ce qu’il en faut pour éviter le danger pour jamais. Fuyons Ninon, et son aimable société.

(Il sort.)

SCENE X. §

NINON, le regardant s’en aller.

Il sort… Mais je crois, ma foi, qu’il s’en va tout de bon. Ah ! Monsieur le Comte de Fiesque, c’est bien mal à vous. Dois-je le blâmer ? n’est-il pas convaincu de ma légèreté et de mon inconstance ? Mais je n’étois pas tout-à-fait séduite… Ah ! Monsieur le Comte, Mon/ [p. 112] /sieur le Comte, vous me bravez*. Oh ! je vous ferai voir que je ne suis pas de ces femmes que l’on subjugue par de semblables moyens.

SCENE XI. §

LE GRAND-CONDE, LE MARECHAL
D’ESTREES, NINON.

LE GRAND-CONDE, avec empressement.

Je viens, Mademoiselle de l’Enclos, m’acquitter des ordres de la Reine, et vous assurer de sa part qu’elle est fâchée* qu’on lui ait fait de faux rapports sur votre compte ; qu’elle en punira les délateurs, et que sa faveur ne s’étendra jamais sur les femmes perfides qui ont ôsé vous calomnier auprès d’Elle.

NINON.

Je n’en attendois pas moins de la justice et des bontés de Sa Majesté ; mais, mon Prince, je vous les dois, et sans votre assistance, je serois, peut-être, encore aux yeux de cette grande Reine une femme livrée aux plus grands excès.

LE GRAND-CONDE.

Non, le Maréchal d’Estrées avoit déjà plaidé votre cause en présence de la Reine de Suède, l’illustre Christine, qui brûle de vous voir, et qui a demandé au Maréchal la grace* de vous la presenter.

[H, 113]

NINON.

Quoi ! mon Prince, y pensez-vous ? moi, Ninon, simple particulière, puis-je être en état de recevoir cette grande Reine ? non, cet honneur n’est pas fait pour moi.

LE MARECHAL D’ESTREES.

Il y a quelque tems qu’elle me demanda si je voulois la conduire chez vous ; mais comme elle n’en parloit plus, je crus que des raisons de bienséance l’en avoient détournée. Aujourd’hui, elle arrive chez la Reine, à l’instant que je confondois vos vils calomniateurs. Le Prince paroît avec toute son escorte, jusqu’au Philosophe Scaron, qui a fait à la Reine un sensible plaisir. Sa Majesté a daigné parler à tous vos amis. La Reine Christine, à l’appui du Prince et de Sa Majesté, a dit tout haut : je me fais un vrai plaisir et un honneur d’aller rendre mon hommage à cette fille célèbre, dont la beauté et les talens sont les moindres ornemens de ses rares qualités.

NINON.

Je dois ce grand éloge au récit de mes amis trop prévenus* en ma faveur, et je ne puis les approuver sans une vanité déplacée. Il serait, sans doute, glorieux pour moi de recevoir cette grande Reine dont l’esprit et les lumières nous frappent sans nous étonner212 de sa part, et qui, descendue du Trône par une philosophie rare et sublime, voit l’univers à ses pieds, et dans l’admiration de ses hautes qualités et de ses connoissances profondes. Si sa démarche restait inconnue, je serais au comble du bonheur de jouir, moi seule, de son auguste [p. 114] présence ; cette faveur me ferait trop d’ennemis, et je craindrois moi-même d’en devenir trop vaine.

LE GRAND-CONDE.

Vous lui ferez donc refuser votre porte, car je vous préviens que le Maréchal d’Estrées et moi, nous vous la présentons ce soir.

NINON.

Eh bien, il faut jouir de cette faveur. Je recevrai donc cette illustre Souveraine, mais encore faut-il que je la reçoive avec la dignité que l’on doit à son rang. Ma foi, mes amis, nous la fêterons tous ensemble du mieux qu’il nous sera possible. Si Molière pouvoit arriver, son génie nous seroit d’une grande ressource. Il a tant de facilité qu’il n’y a que lui qui puisse nous tirer d’embarras.

LE MARECHAL D’ESTREES.

Le voici avec Chapelle, et Saint-Evremont.

LE GRAND-CONDE.

Il arrive fort à propos.

[p. 115]

SCENE XII. §

LES MÊMES, MOLIERE, CHAPELLE,
SAINT-EVREMONT.

LE GRAND-CONDE.

Je vous salue, Messieurs ; (à Molière.) arrivez donc, Monsieur Molière : nous vous attendons, mon ami, avec la dernière impatience213.

MOLIERE.

Mon Prince, j’aurois volé si j’avois pu le prévoir.

LE GRAND-CONDE.

Vous ne prévoyez pas non plus, mon ami, que vous nous allez tirer d’embarras ?

MOLIERE.

Vous tirer d’embarras ! Mon Prince, il faudroit être aussi intrépide que vous, il faudroit un autre vous-même, et il n’y a que le sang des Bourbons qui produise vos pareils.

LE MARECHAL D’ESTREES.

La remarque est juste. Heureux*, mon Prince, ceux qui ont servi sous vos drapeaux.

NINON.

Le nom de Condé sera toujours cher à la postérité.

[p. 116]

LE GRAND-CONDE.

Je suis sensible aux choses obligeantes que vous me dites ; mais, Messieurs, et vous aussi, Ninon, il ne s’agit ni de ma gloire ni de ma valeur. Si c’étoit pour monter à l’assaut, ou pour lever un siège, je n’appellerois pas Molière à mon secours.

MOLIERE.

Je le crois, mon Prince ; mais convenez que le dernier vous est inconnu214.

LE GRAND-CONDE.

Le courage et la force ne peuvent répondre215 de ces évènemens. Il est souvent prudent de se retirer à propos, et quelquefois une seconde tentative est plus heureuse* que la première. C'est l’art de la guerre, ainsi ne parlons plus que de la paix. La splendeur de la Cour annonce un Règne aussi florissant que celui d’Auguste.

NINON.

Vous en êtes, mon Prince, le plus ferme soutien. Le jeune Monarque dans son Berceau a vu son Trône chancelant216, raffermi par votre bras invincible.

LE GRAND-CONDE.

Tous les jours, son amitié pour moi augmente avec l’âge, et tous les jours son goût se développant avec son amour pour les Arts et pour ses sujets, prouve que nous aurons en lui un grand Roi. Molière, il me parloit de vous hier au soir : « mon cousin, disoit-il, que pensez-vous [p. 117] de cet homme et de ses ouvrages ? Sire, lui dis-je, je vois les derniers comme des chef-d’œuvres, et dans sa conversation, je trouve toujours de quoi apprendre ». « Vous me faites plaisir, me dit-il, de me montrer que vous joignez à l’art de la guerre l’art de connoître et d’apprécier les talens. Je vous en fais mon compliment, car ordinairement les plus grands Guerriers sont sauvages, et ne connoissent d’autre mérite que le courage de se battre, et ils semblent n’être nés que pour cet état. » Lequel de vous ou de moi, Molière, a plus à se louer217 de ce jeune Monarque ?

MOLIERE, avec respect.

Mon Prince, je suis confus de tant de bontés, et le Roi, en parlant ainsi, craignoit de trouver dans son bras droit, l’ennemi de ses plaisirs : il vous a bien nommé quand il a vu ce noble retour sur vous-même. « Désormais, dit-il, on peut le nommer le Grand-Condé ».

LE GRAND-CONDE.

Vous êtes instruit, Molière, du retour218 de la Reine en faveur de Ninon ?

MOLIERE.

Oui, mon Prince ; et de plus de la visite que la Reine Christine veut lui rendre ; et déjà tout Paris le sait.

NINON.

Mais comment la recevoir ? Il faut, Molière, que vous veniez à mon aide, et qu’un agréable impromptu219 de votre façon lui donne une bonne idée de ma société.

[p. 118]

MOLIERE, avec empressement.

Je vais me mettre en quatre. Mon Prince, permettez que je prenne congé de Votre Altesse, et que j’aille mettre la main à l’œuvre.

(A Ninon à part.)

Saint-Evremont et Chapelle vont vous rendre compte de leur mission : tout s’arrangera, si vous le voulez bien.

(Il sort.)

SCENE XIII. §

LES MÊMES, EXCEPTE MOLIERE.

LE GRAND-CONDE.

Je vais aussi me retirer, et vous laisser, Ninon, le tems de vous préparer… Ninon, restez de grace.

(Il sort, et le Maréchal d’Estrées le suit.)

SCENE XIV. §

NINON, CHAPELLE, SAINT-EVREMONT.

NINON.

Quel bonheur pour moi d’avoir règné dans le cœur de ce grand Prince !

CHAPELLE.

Je crois, Ninon, que la gloire vous enflamme.

[p. 119]

NINON.

Que voulez-vous ? on perdrait la tête à moins. On m’estime, on m’honnore, une grande Reine vient aujourd’hui me visiter : en vérité, mes amis, si vous ne prenez pas garde à moi, je vais devenir folle, et je ne serais propre ensuite qu’à la compagnie de Desyveteaux ; lui, dans de douces rêveries et des plaisirs champêtres ; moi, dans des folies pompeuses et martiales. Les Canons, les Trompettes formeront mon cortège, et vous verrez le Trône aux pieds d’une cabane. Si je ne suis pas folle, cela y ressemble beaucoup.

SAINT-EVREMONT.

Vous vous amusez, Ninon, mais pour toute autre que vous j’aurais grand-peur.

NINON.

Ça220, parlons de cette pauvre enfant qui ne s’amuse guères, renfermée seule avec sa Gouvernante, avez-vous vu son père, Monsieur de Saint-Evremont ?

SAINT-EVREMONT.

Oui, mais c’est le plus intraitable des hommes.

NINON.

Ah ! que me dites-vous là ?

SAINT-EVREMONT.

Il n’y a que vous qui puissiez en venir à bout.

NINON.

Et que faut-il que je fasse ?

[p. 120]

CHAPELLE.

Le voir. Il ne seroit pas digne d’être père, s’il résiste à vos argumens.

NINON.

Je ferai tout ce qui dépendra de moi, mais il faut au moins que vous me le fassiez connoître.

SAINT-EVREMOND.

Demain matin, je vous le présente, si vous le jugez à propos. D’ailleurs, le Marquis desire fort d’être admis dans votre société.

NINON.

J’en suis bien aise : ainsi, nous n’avons à nous occuper ce soir, que de la Reine de Suède. Saint-Evremond, vous ornerez la fête ; et vous, Chapelle, vous n’y manquerez pas.

CHAPELLE.

Nous allons vous laisser.

NINON.

Soit ; mais occupez-vous de quelques couplets en l’honneur de cette femme étonnante*.

CHAPELLE.

Vous avez mis ce soin en trop bonnes mains, pour que nous osions nous mêler de la partie.

NINON.

Vous voulez des complimens, et je ne sais que dire des vérités à mes amis. Nous en ferons tous ; et les plus mauvais, seront les plus sincères : c’est le cœur qui les dictera, et non pas le génie.

Fin du troisième Acte.

[p. 121]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

NINON, Mlle OLIMPE.

NINON.

Oui, Mademoiselle ; demain je verrai Monsieur votre père, et soyez persuadée qu’il ne dépendra pas de moi, si vous n’obtenez point l’époux que votre cœur a choisi.

OLIMPE.

Ah ! j’en suis bien sûre ; mais je crains de vous déranger, Mademoiselle, et je vais me retirer.

NINON.

Non, Mademoiselle ; malgré l’embarras où la visite de la Reine de Suède me jette, j’ai le plus grand plaisir de jouir de votre aimable présence. Je ne puis vous offrir de vous trouver à cette fête, ce seroit compromettre vos intérêts, qui me sont plus chers que les miens.

Mlle OLIMPE.

Que j’en suis pénétrée* : si la plus sincère amitié peut m’acquitter un jour, combien je vous prou/ [p. 122] /verai ma reconnoissance ! Mais souffrez que je n’abuse pas plus long-temps de votre complaisance. Je vais me retirer.

NINON.

Permettez-moi de vous faire reconduire : mes chevaux sont à ma voiture… Mademoiselle le Roi !

(Mademoiselle le Roi paroît dans le fond du Théâtre avec la gouvernante de Mademoiselle Olimpe.)

SCENE II. §

NINON, Mlle LE ROI, Mlle OLIMPE.

NINON, à Mademoiselle le Roi.

Conduisez Mademoiselle jusqu’à ma voiture.

(En saluant.)

Adieu Mademoiselle.

(Mademoiselle Olimpe la salue avec noblesse, et sort avec sa Bonne.)

SCENE III. §

NINON, seule.

Que cette enfant m’intéresse ! Que son amour est pur ! Que n’ai-je aimé de même ! Mais ce Comte de Fiesque, c’est un homme insupportable. [p. 123] Eh bien ! cet homme m’occupe malgré moi : que je suis foible ! et je veux avoir du courage. Mon sexe l’emporte, et je suis toujours femme.

(Réfléchissant.)

SCENE IV. §

NINON, MOLIERE.

MOLIERE, avec empressement.

Je viens vous communiquer le plan de votre fête, mais je ne vous réponds221 pas qu’il soit de votre goût. Que vois-je ? Quelle nouvelle inquiétude paroît vous agiter ?

NINON.

Ah ! mon cher Molière, j’ai bien besoin de votre présence : mon ami, je suis plus folle que jamais.

MOLIERE.

Comment donc ? La Châtre vous occuperoit-il encore ? Il est cependant loin depuis ce matin.

NINON.

Oh ! je vous en réponds222 : un autre a déjà pris sa place.

MOLIERE, riant.

Déjà.

NINON.

Cela vous étonne ?

[p. 124]

MOLIERE.

Point du tout : mais c’est l’air avec lequel vous me l’annoncez. Que vous êtes heureuse* de traiter l’amour comme un enfant qu’il est. En vérité, je vous en crois la mère. Vous êtes Vénus223 sous les traits de Ninon. Pour nous tromper, et nous séduire, elle ne pouvoit pas en trouver de plus parfaits.

NINON.

Amusez-vous, Molière, sur mon compte, vous le pouvez, et je le mérite.

MOLIERE.

Allons, ne me boudez pas ; ce n’est pas votre habitude. Apprenez-moi quel est le fortuné qui vous intéresse actuellement ?

NINON.

Ne le devinez-vous pas ?

MOLIERE.

Ah ! oui, je m’en doute : celui qui vouloit tantôt…

(Il imite le Comte qui mettoit la main sur la garde de son épée.)

A ce geste, j’aurois dû le reconnoître. Il a du courage. Il est aimable, en un mot, il est fait pour être votre Amant.

NINON.

Mais il me brave*, et semble même me dédaigner.

MOLIERE.

Cela n’est pas possible… Au surplus, peut-être vous craint-il, et la fuite, en pareil cas, est bien pardonnable.

[p. 125]

NINON.

Eh bien, prenons mon parti : je veux désormais ne m’occuper que de mes amis ; aussi bien, je pourrois finir plus désagréablement que ce misérable Desyveteaux. Il a trouvé, dans ses vieux jours, une Bergère qui le console, et moi, à cet âge, je ne trouverois pas de Berger.

MOLIERE.

Je vous prédis Ninon, qu’à quatre-vingt ans vous ferez encore des passions.224

NINON.

A propos j’ai donné parole pour cette époque à l’Abbé Gedoin225. Mais où serons-nous dans ce tems l’un et l’autre ?

MOLIERE.

Je voudrois vivre jusques-là pour le voir ; mais vous êtes encore jeune, et moi, j’approche de ma quarantaine.

NINON, riant.

Le pauvre vieux, que je le plains. Portez-moi, je vous prie, respect, car je suis votre aînée de cinq ou six ans.226

MOLIERE.

Cela n’est pas possible ; vous avez la beauté et la fraîcheur de quinze ans.

NINON.

Tout ce qu’il vous plaira ; mais il n’est pas moins vrai que j’ai passé de quelques années la quarantaine : ainsi vous êtes trop sage pour [p. 126] ne pas me conseiller de renoncer à plaire et à me laisser séduire.

MOLIERE.

Ne me demandez pas de conseils sur cette matière ; car je vous assure que vous me trouveriez moins raisonnable que vous.

NINON, soupirant.

Eh bien, voyons donc votre plan.

MOLIERE, à part.

C'est interrompre bien adroitement la conversation.

NINON.

C'est charmant ; mais que peut-on attendre de vous, si ce n’est des choses admirables : ah ! vous êtes bien l’unique.

MOLIERE.

Que fait Mademoiselle de Châteauroux ?

NINON.

Je l’ai renvoyée, mon ami. Il n’étoit pas prudent que je la retinsse davantage, dans un moment où ma maison va se trouver ouverte à toutes mes connoissances ; mais demain matin elle se trouvera ici avant l’arrivée de son père : vous ne manquerez pas de vous y rendre, et nous travaillerons, je l’espere, avec succès, au bonheur de cette aimable personne.

MOLIERE.

Vous vous en mêlez, il n’y a pas de doute.

[p. 127]

NINON.

Il est vrai que je serai bien forte quand je vous aurai pour appui.

SCENE V. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE.

Madame la Marquise de la Sablière et Monsieur Mignard font demander, Mademoiselle, si vous êtes visible.

NINON.

Faites-entrer.

(Francisque sort.)

SCENE VI. §

MOLIERE, NINON, Madame DE LA
SABLIERE, M. MIGNARD.

NINON, allant à Madame de la Sablière.

Enfin, je vous suis redevable, Madame la Marquise, d’avoir retrouvé ce pauvre Desyveteaux.

Mad. DE LA SABLIERE.

Je sais son aventure. Monsieur de Gourville [p. 128] vient de me la raconter. Elle est on ne peut pas plus plaisante, et sa folie est aussi gaie qu’inconcevable.

NINON.

Ah ! je vous en assure.

MIGNARD.

Je viens d’en entendre le récit, et j’en ai encore l’imagination remplie.

MOLIERE.

Vous devriez traiter ce sujet, Monsieur Mignard, il n’y a qu’un peintre comme vous qui puisse rendre ce tableau.

MIGNARD, réfléchissant.

Oui… Un grand Prince, l’amour de la patrie… dans un lieu champêtre, la surprise des Paysans, le Berger Coridon. Nous en parlerons, Monsieur Moliere.

NINON.

A propos, Monsieur Mignard, comment se porte Mademoiselle votre fille. C'est un Amour227 pour la beauté, Vénus228 pour les graces*, et Minerve229 pour les talens.

MIGNARD.

Oui, mais elle n’a point de mémoire.

NINON.

Elle n’a pas de mémoire ! ah ! Monsieur Mignard, que vous êtes heureux* ! elle ne citera pas.

MOLIERE.

Votre antipathie pour les citations vous ferait même préférer la plus profonde ignorance.

[p. I, 129]

NINON.

Je l’avoue, et j’aime mieux un esprit médiocre que les gens savans qui trouvent l’occasion de citer à tout propos. Soyez persuadé, Monsieur Mignard, d’après ce que vous me dites, que Mademoiselle votre fille sera une femme fort aimable.

Mad. DE LA SABLIERE.

Je suis chargée, Mademoiselle de l’Enclos, de vous demander une grace* de la part de deux jeunes demoiselles, moins intéressantes que Mademoiselle Mignard, mais qui ne brûlent pas moins de faire votre connoissance.

NINON.

Ce sont Mesdemoiselles de la Sablière. Je les reconnois à la faveur qu’elles veulent me faire, et à la modestie de leur mère. J’attends depuis longtems le plaisir de les embrasser.

Mad. DE LA SABLIERE.

Elles auront la satisfaction de dîner demain avec vous et avec la Fontaine. Je compte sur Monsieur Molière. Quelle fête pour elles ! mais elles veulent devancer ce plaisir en venant vous faire leur visite aujourd’hui. Ma voiture est allée les prendre au Couvent, et je les attends pour vous les présenter.

NINON.

Permettez-moi, Madame la Marquise, de m’opposer à l’honneur que vous voulez me faire de me présenter vos Demoiselles. Elles sont jeunes, [p. 130] belles, riches, aimables et bien nées ; elles sont faites pour prétendre aux plus grands partis, et si l’on sçavait dans le monde qu’elles fussent venues chez moi, cette démarche pourrait leur faire le plus grand tort.

Mad. DE LA SABLIERE.

Y pensez-vous, Mademoiselle de l’Enclos ? Eh, quelles sont les personnes qui pourroient prendre une impression aussi défavorable.

MOLIERE.

Il n’y a que des hypocrites, des femmes sans principes d’honneur et de probité qui cherchent à ternir votre réputation.

MIGNARD.

Dénuées de qualités estimables, elles cherchent à les obscurcir en la personne qui les possède : eh ! quelle est la femme qui mérite mieux que vous, Mademoiselle, l’éloge de tous les honnêtes gens.

Mad. DE LA SABLIERE.

Pour moi, je m’applaudis d’être d’un avis différent sur votre compte, de celui de ces prétendues femmes de bien.

NINON.

Mon Dieu, j’ambitionne plus votre estime, que je ne redoute leurs atteintes ; mais la médisance et la calomnie peuvent être si nuisibles à de jeunes Demoiselles qui fixent déjà l’attention des Maisons les plus illustres, qu’il faut ôter aux méchans, le malin plaisir de répandre leur venin.

[p. 131]

SCENE VII. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE, annonçant.

Mesdemoiselles de la Sablière.

NINON, avec empressement à Madame de la Sablière.

Permettez-moi, Madame, d’aller les recevoir à la porte, et de les embrasser.

(Elles sortent avec Monsieur Mignard.)

SCENE VIII. §

MOLIERE, seul.

Quelle grandeur d’ame ! Quel esprit ! Quelle délicatesse ! Ah ! femmes, femmes qui vous gendarmez contre elle ; apprenez à l’imiter, et vous vous éleverez. Quel modèle à suivre ! Ses foiblesses, ses erreurs, font ressortir davantage ses grandes et sublimes qualités. Se seroit-on jamais douté, dans sa modeste conversation, qu’elle attend ce soir chez elle la Reine de Suède ? Après cet hommage, elle pouvoit recevoir, ce me semble, deux Demoiselles de qualité, sans craindre de porter la moindre atteinte à leur réputation.

[p. 132]

SCENE IX. §

LE COMTE DE FIESQUE, MOLIERE.

MOLIERE.

Ah ! vous voilà, Monsieur le Comte. Ma foi, je crains bien pour vous que vous ne soyez arrivé trop tard. On a réfléchi.

LE COMTE DE FIESQUE.

Comment, seroit-il possible ?

MOLIERE.

Mais aussi, Monsieur le Comte, quel homme êtes-vous, de laisser à une femme le tems de la réflexion, et sur-tout à Ninon… Allons, embrassez-moi, vous serez des nôtres. L’amitié vous récompensera des pertes de l’amour.

LE COMTE DE FIESQUE, avec dépit.

Ma foi, voilà une heureuse* consolation.

MOLIERE.

Pas tant à dédaigner. Tous les hommes n’en sont pas dignes.

LE COMTE DE FIESQUE.

Je l’avoue, mais vous conviendrez que mon règne n’a pas été long ; à peine a-t-il commencé.

MOLIERE.

Un jour l’a vu commencer et finir ; mais vous [p. 133] conviendrez à votre tour, que le jour qui fait le bonheur d’un Amant, est un des plus beaux jours de sa vie.

LE COMTE DE FIESQUE.

J’aime mieux la fuir toujours, que de faire mon malheur de ce jour que vous trouvez si fortuné.

MOLIERE.

Tant mieux pour vous, si vous pouvez l’éviter.

SCENE X. §

NINON, LE COMTE DE FIESQUE,
MOLIERE.

NINON, à Molière.

Moliere, on vous attend…

(Appercevant le Comte.)

Ah ! vous voilà, Monsieur ! Quelle nouvelle nous apportez-vous ? Elles sont bonnes, sans doute, car vous avez eu le tems d’y réfléchir ? Molière n’est pas de trop, nous pouvons nous expliquer devant lui.

LE COMTE DE FIESQUE, à part.

Ai, ai, ai, tout est perdu, puisqu’elle me raille.

NINON, avec vivacité.

Dépêchez-vous donc, votre phlegme m’impatiente.

MOLIERE, à part.

Un Amant calme n’est pas ce qui lui convient.

[p. 134]

LE COMTE DE FIESQUE, regardant Ninon en soupirant.

Ninon, qu’il est heureux* de vous aimer, mais qu’il est cruel de vous plaire.

(Il va au fond du Théâtre.)

NINON, à Molière.

Molière, pouvez-vous résoudre ce problème ?

MOLIERE.

Je l’entends parfaitement, et vous l’avez saisi aussi-bien que moi.

NINON, au Comte.

Revenez donc : on ne s’en va pas pour avoir entortillé un aveu par une Epigramme. Je conçois actuellement que vous me craignez plus comme Amante, que comme amie.

LE COMTE DE FIESQUE.

Je crains tous les deux, puisqu’il faut vous le dire. Ce ne sera que par la fuite que je reclamerai l’amitié, si j’ai la force de vous fuir.

MOLIERE, à part.

Ah ! voilà le courage qui lui manque ; je le vois à ses genoux.

[p. 135]

SCENE XI. §

LES MÊMES, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI.

Monsieur et Madame Scaron viennent d’arriver, et je viens d’entendre plusieurs voitures entrer dans la cour.

SCENE XII. §

LES MÊMES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE.

Le Sallon commence à se remplir, Mademoiselle ; Monsieur Scaron a pris déjà sa place, et vous demande à grands cris, ainsi que Monsieur Molière.

MOLIERE.

Pour moi, j’y cours d’autant plus, que j’ai à finir ma besogne, dans laquelle Scaron pourra m’être très-utile.

(Il sort.)

NINON, à Francisque.

Vous m’avertirez dès que vous verrez arriver la Reine.

[p. 136]

FRANCISQUE.

Je n’y manquerai pas, Mademoiselle.

(Il sort.)

SCENE XIII. §

NINON, LE COMTE DE FIESQUE.
(Ils restent tous deux un instant dans le silence.)

NINON, à part regardant le Comte.

Qu’on est bête quand on est amoureux. Je voudrais lui parler et je ne sais par où commencer.

(Se grattant l’oreille.)

J’en suis en vérité honteuse ; pour l’éviter je vais m’en aller.

LE COMTE DE FIESQUE, courant après elle.

Vous auriez bien le courage* de me laisser tout seul.

NINON.

Quand les gens aiment à rêver, il ne faut pas les priver de ce plaisir, et moi, je n’aime à gêner personne.230

LE COMTE DE FIESQUE.

Mais c’est à vous que je pense. Je n’ai que vous devant les yeux, vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde, mais je crains…

NINON, avec joie.

L’amant qui craint l’avenir, et qui fait provision de constance, est bien près de violer ses sermens. [p. 137] L’Amour veut être libre, et c’est en l’enchaînant qu’il s’échappe.

(A part.)

Si la Châtre m’avait crue…

LE COMTE DE FIESQUE.

Que dites-vous, Ninon ?

NINON, balbutiant.

Rien…c’est une réflexion…

LE COMTE DE FIESQUE, l’interrompant, et se jettant à ses pieds.

Eh bien, n’en faisons plus ni l’un ni l’autre, et laissez-moi me flatter de croire que je serai longtems heureux.

NINON, le relevant.

Ah ! je l’espère.

SCENE XIV. §

LES MÊMES, CHRISTINE, LE PRINCE
DE CONDE, LE MARECHAL
D’ESTREES, FRANCISQUE.

FRANCISQUE, accourant.

Mademoiselle, j’ai été surpris ; je n’ai point entendu de voiture.

(Il sort.)

NINON.

Ciel ! je suis toute déconcertée.

[p. 138]

LE COMTE DE FIESQUE, à part.

Quelle imprudence j’ai fait commettre à Ninon !

NINON, revenant à elle, et se jettant aux pieds de la Reine.

Je tombe aux pieds de Votre Majesté, je lui rends grace* de la faveur dont elle daigne m’honorer.

CHRISTINE, la relevant avec bonté.

Vous ! Mademoiselle de l’Enclos à mes genoux ! je vous le pardonne. On est si souvent aux vôtres. Il faut d’abord, pour vous mettre plus à votre aise, que je vous embrasse. Je veux que deux baisers soient les prémices de notre liaison.

(Elle l’embrasse.)

Songez que je suis ici une simple particulière, et que je ne veux point de distinction.

NINON, avec surprise.

Ah ! Madame, je me croyais quelque chose en femme, et je vois que je ne suis rien en comparaison de tant de Philosophie, de courage, de noblesse, et de modestie.

CHRISTINE.

Il faut avoir quelque analogie de caractère avec le vôtre, Mademoiselle, pour désirer aussi vivement que moi de faire votre connoissance.

(Se tournant du côté du grand Condé.)

Je ne suis pas surprise, Prince, si elle a votre estime et votre amitié.

LE GRAND CONDE, à Christine.

Elle est digne de l’un et de l’autre. Je crois, Madame, que c’est remplir vos desirs que de vous laisser la liberté de l’entretenir sans témoins. Je vais profiter de ce moment pour me rendre au [p. 139] conseil de la Reine. Maréchal d’Estrées, vous allez me suivre, nous reviendrons ensemble vous retrouver.

(Au Comte.)

Et vous Comte de Fiesque, vous n’êtes pas non plus nécessaire ici.

LE COMTE DE FIESQUE.

Mon Prince, j’allois me retirer.

(Le Grand-Condé salue la Reine respectueusement, ainsi que le Maréchal d’Estrées et le Comte, et ils se retirent. Christine salue le Grand Condé en Prince, et le Maréchal d’Estrées et le Comte d’un coup d’œil.)

SCENE XV. §

CHRISTINE, NINON.

CHRISTINE, avec aisance.

Asseyons-nous maintenant.

(Elle s’assied et fait signe à Ninon de s’asseoir)

Que je sais bon gré au Prince de nous avoir laissées, je n’osois le lui demander. On ne pouvoit deviner plus à propos mon intention.

NINON.

Le Prince, Madame, fait bien ce qu’il fait. Rien n’échappe à sa pénétration* ; et ce qu’il y a de plus admirable, c’est que ce héros, à qui rien ne résiste, est simple et modeste avec ses amis. Ce ne sont pas ses égaux qu’il honore le plus de son amitié. Il ne l’accorde qu’au vrai mérite et aux [p. 140] grands talens, quand ils sont accompagnés des sentimens* qui distinguent l’homme et qui montrent son véritable caractère.

CHRISTINE.

Il est heureux* pour la Cour de France d’avoir, dans un Prince de son Sang, un si grand Capitaine. Si j’avois eu à la tête de mes armées ce foudre de guerre, j’aurois pu avec gloire conserver ma Couronne, et faire le bonheur de mon peuple ; mais j’ai entrevu de loin son ingratitude ; et n’étant fecondée231 que foiblement, je suis descendue du trône avec la même tranquillité que j’y étois montée. Alors j’ai vu l’amour et les regrets de mes sujets ; retour superflu ! Le parti étoit pris. J’ai détaché de ma tête le diadème pour le placer moi-même sur le front de mon Successeur. Cette abdication a calmé les esprits ; et maîtresse de mon sort, sans rang et sans éclat, j’ai commencé à régner pour moi-même.

NINON.

Le vulgaire regarde une Couronne comme un don du Ciel ; mais je conçois aisément, Madame, que les Rois sont les victimes de ce préjugé, et qu’en faisant tout pour le bonheur de leurs sujets, ils n’ont pas encore assez fait. Ils donnent des lois, et sont esclaves au milieu de l’éclat qui les environne.

CHRISTINE.

Ajoutez encore qu’ils le sont de leurs cruels devoirs. Un Roi n’a pas le droit de penser ni d’agir comme un homme ordinaire. Toujours s’observant, toujours observé et forcé, à toute heure du [p. 141] jour, de représenter un faux personnage ; il se lasse à la fin de ce rôle trop pénible ; et s’il est assez Philosophe, il en arrache le masque, et reprend sans peine son véritable caractère.

NINON.

Tous les Souverains pensent comme vous, Madame ; mais, quel est celui qui aura le courage de vous imiter. Il est si flatteur pour la vanité de commander à tout un peuple, et d’en être adoré.

CHRISTINE.

Cet amour est si sujet au caprice ; croyez-moi, Mademoiselle, je n’ai point quitté mes Etats par orgueil, ni par mécontentement, mais je n’ai pas voulu m’exposer à la haine de mes sujets, quand j’ai sacrifié mon penchant, pour assurer leur bonheur.

NINON.

En quittant la Couronne, vous en êtes plus grande aux yeux de l’univers.

CHRISTINE.

Brisons là-dessus, Mademoiselle de l’Enclos, et laissons le poid de la Couronne à ceux qui en sont chargés. Je vous ai trop entretenue sur cette matière ; mais j’ai voulu vous ouvrir mon ame toute entière. Parlons maintenant de vos amis, de votre société ; on dit qu’elle est charmante, qu’elle réunit des hommes du plus grand génie, du premier rang ; enfin, que la meilleure compagnie de Paris se trouve chez vous.

NINON.

Il est vrai, Madame, que les hommes de ma [p. 142] société se sont presque tous rendus recommandables à leur siècle, et que j’ai le bonheur de les rassembler chez moi, sans que rien puisse troubler cette union.

CHRISTINE.

Cela fait bien votre éloge ; et je ne m’étonne pas si vous excitez la jalousie des femmes, et sur-tout des prudes.

NINON.

Ce sont les pédans, censeurs de l’amour.

CHRISTINE.

Vous lui faites bien plus de grace* : aussi, dit-on, que c’est dans votre maison qu’il a fixé sa cour.

NINON.

Il est vrai qu’il m’est assez favorable ; mais je voudrois que ce Dieu fit comme Thétis232, qu’il me rendit invulnérable aux atteintes de la vieillesse, et qu’il me cachât les rides sous le talon, afin que je fusse plus long-tems soumise à ses loix.

CHRISTINE.

C'est charmant ! On n’est pas plus aimable, plus vraie, plus sincère ; mais sous quel point de vue le considérez-vous ? Pourquoi fait-il le bonheur des uns et le tourment des autres ? Il me semble avoir ouï dire que vous le traitez philosophiquement.

NINON.

Jusqu’à un certain point. Cependant, les circonstances et sur-tout les événemens de la guerre, m’ont exposée quelquefois au changement. Je me suis vue même forcée, en certains cas, d’étouffer [p. 143] l’amour dans mon cœur, pour rendre à la gloire ceux que j’aimois ; mais, en le considérant tel qu’il est, l’amour ne m’a paru qu’un goût fondé sur les sens, un sentiment aveugle qui ne suppose aucun mérite dans l’objet qui le fait naître, et ne l’engage à aucune reconnoissance ; en un mot, un caprice dont la durée ne dépend pas de nous, et que suivent le dégoût et le repentir.233

CHRISTINE, se levant.

Quelle femme ! Il y a plus d’héroïsme dans son ame que de foiblesse. Ma bonne amie ! vous me permettrez désormais de vous nommer ainsi.

NINON.

Je ferai tout pour conserver cette faveur ; mais comment ai-je pu la mériter ?

CHRISTINE.

Par les qualités qui vous mettent au-dessus de votre sexe : je voudrois, Ninon, qu’une heureuse* circonstance vous rapprochât de moi. Vous n’avez pas voyagé, il faudroit m’accompagner à Rome.

NINON.

Ce seroit mon goût et mon désir, si je ne consultois que mon plaisir et ma gloire, mais, grande Reine, l’Univers a les yeux ouverts sur vous, il retentit de vos éloges, et peut-être son suffrage se changeroit-il en satyre. N’avez-vous pas été témoin, Madame, combien j’ai excité l’envie et la calomnie ; et que seroit-ce, si l’on me voyoit à votre suite ? Votre génie, vos vertus* vous mettent au-dessus de la censure, mais avec [p. 144] moi, Madame, vous n’en seriez point exempte. Il m’en coûte sans doute de refuser une proposition si flatteuse ; mais je ne consulte que votre gloire.

CHRISTINE.

Je suis persuadée de la sincérité et de la délicatesse de vos sentimens*, et sans vouloir insister davantage sur ce que j’aurois le plus désiré, c’étoit de m’instruire avec vous dans mon voyage ; je ne vous dirai pas moins, ma chère l’Enclos, que nous n’aimons la gloire que pour nos amis. Quand on a l’estime de soi, on est au-dessus des préjugés. Celui qui voit d’un œil philosophique le cours de la vie, ne s’arrête point aux vaines opinions des hommes, il met son bonheur dans la société de ceux qui sympatisent avec lui, sans s’embarrasser des idées populaires. Voilà ses avantages, voilà sa supériorité, le reste est le fruit de son inconséquence.

NINON.

Vous vous exprimez, Madame, avec tant d’énergie que je ne sais que répondre. Vos raisons sont sans réplique ; ainsi, Madame, disposez de ma personne ; je suis prête à vous suivre.

CHRISTINE.

Non, ma chère Ninon, vous ne serez pas seule généreuse : vous ne consultiez que ma gloire dans votre refus ; et moi, je ne voyois que ma satisfaction, en vous arrachant d’une société à laquelle vous devez être tendrement attachée. Vous en êtes adorée, faites-en l’ornement et l’honneur. Restez dans des lieux où l’on chérit votre présence, je me bornerai à vous écrire, je veux entretenir notre connoissance dans une aimable correspondance.

[K, 145]

NINON.

C'est de cet instant que date mon vrai bonheur ; ce n’est donc qu’avec Christine de Suède que j’ai pu trouver de l’analogie avec ma façon de penser ; mais pour être digne d’elle, il m’auroit fallu quelques-unes de ses vertus*.

CHRISTINE.

Eh ! vous avez sur moi de plus grands avantages ; mais soyons égales, Ninon ; et puisque tout nous vient de la Nature, et qu’elle a mis tant de rapport entre nous deux, remplissons son but, en mettant dans notre liaison toute l’amitié d’une tendre fraternité.

NINON.

Vous me comblez par cette faveur.

CHRISTINE.

Je serois bien curieuse de voir votre société, vos amis, entre autres le célèbre Molière et le Philosophe Scaron, on dit qu’il supporte ses maux avec une gaieté admirable.

NINON.

Il faut le voir, Madame, pour en être persuadé. Ils sont tous les deux chez moi avec l’aimable Madame Scaron ; ainsi que la plupart de mes amis, qui tous n’aspirent qu’au bonheur de jouir de votre auguste présence.

[p. 146]

SCENE XVI. §

LES MÊMES, LE PRINCE DE CONDE,
LE MARECHAL D’ESTREES.

LE GRAND CONDE.

Je suis peut-être arrivé trop tôt, Madame, et je crains d’avoir commis une indiscrétion.

CHRISTINE.

Je vous avoue, Prince, que je ne me suis point apperçue du tems dans la conversation de Mademoiselle de l’Enclos, que c’est la seule femme de France que l’on doive citer et admirer. Ce que vous m’en avez dit, Maréchal d’Estrées, est bien au-dessous de ce que je vois, et comme vous disiez bien, les plus grands éloges ne peuvent exprimer ce qu’elle mérite. Il faut la voir pour savoir l’apprécier, et c’est avec la plus grande reconnoissance que je vous fais mes remerciemens de m’avoir mis à même de connoître une femme aussi essentielle.

NINON.

Que ne dois-je pas à Monsieur le Maréchal qui m’a si fort élevée dans votre esprit, puisqu’il m’a procuré l’avantage inappréciable de me voir estimée et aimée de la femme la plus sublime de l’Univers… Voici, Madame, un homme qui n’est pas moins digne de votre estime.

[p. 147]

SCENE XVII. §

LES MÊMES, MOLIERE.
MOLIERE salue respectueusement la Reine.

CHRISTINE.

Approchez, homme célèbre, je suis enchantée de voir l’ami de Mademoiselle de l’Enclos. Ce titre fait bien votre éloge.

MOLIERE.

Madame, ses amis sont dignes d’elle, et voilà mon plus grand mérite.

CHRISTINE.

Vous me permettrez, Monsieur Molière, d’en augmenter le nombre.

MOLIERE.

C'est encore un nouveau lustre, Madame, que vous allez ajouter à la société, et dont les siècles à venir n’auront peut-être point d’autre exemple : elle réunit chez elle les Héros et les Rois, ce qu’il y a de plus distingué parmi les hommes de Lettres, et ce qu’il y a de plus estimable dans les Artistes. Egale avec tous, modeste sans affectation, elle obtient les vœux de toutes les classes, et l’amour des grandes ames.

NINON.

Mes amis me gâtent, Madame, et je ne m’en plains pas. Je suis si habituée à les entendre [p. 148] chanter mes louanges, que je suis tentée de croire que l’amitié a son bandeau comme l’amour. Je veux, pour m’en convaincre, consulter mes ennemis.

CHRISTINE.

Ce sera, je vous prie, ma chère Ninon, quand je ne serai plus à Paris.

NINON, bas à Molière.

Tout est il prêt ?

MOLIERE, bas.

Je venois vous en avertir.

NINON, dans le fond du Théâtre.

Allons, mes amis, que les talens, le zèle et le mérite couronnent cette Reine auguste. Que l’amitié par-tout lui offre un Trône, et qu’elle règne sur tous les cœurs.

Le Théâtre change et représente un Superbe Sallon à colonne et à pilastre, sur lequel sont peints les Amours de Psiché234. Un superbe Trône dans un des côtés du Théâtre, et en face une Tribune pour placer les amis de Ninon. Le Trône est soutenu par la Victoire235 et la Renommée236. Scaron assis sur une espèce de Piédestal à côté du Trône, en Herault d’Armes. Madame Scaron est de l’autre côté, avec une couronne de laurier, habillée en Deesse de l’Amitié237. Dans le fond est une troupe de Danseurs et de Danseuses avec des guirlandes entrelacées dans leurs bras, et habillées à la Suedoise.

CHRISTINE.

Où suis je ? Je n’ai jamais rien vu de plus galant* !

[p. 149]

LE GRAND-CONDE.

Reine, permettez qu’un brave Soldat vous place sur un Trône que l’amitié vous offre.

CHRISTINE.

Que j’accepte avec plaisir !

(regardant Scaron.)

Mais quel est ce Hérault d’Armes sur cette colonne ? Qu’il y a d’expression dans sa tête. Est-ce l’estimable la Fontaine ?

SCARON.

C'est, grande Reine, le pauvre Cul-de jatte qui ne peut saluer Votre Majesté qu’assis.

CHRISTINE.

Le voilà donc cet homme souffrant, et si aimable à-la-fois.

SCARON.

On oublie jusqu’à ses maux dans cette maison.

CHAPELLE.

A propos, vous auriez dû, Ninon, présenter à la Reine le bon homme238 puisqu’elle le demande.

MOLIERE.

Le bon homme, mon ami, il vivra plus que nous.

SCARON.

Sa gloire ne vieillira jamais. Ses Fables seront du goût de tous les tems.

CHRISTINE.

Toujours le vrai mérite rend justice aux talens.

(Christine s’asseyant sur le Trône, insiste pour que le Prince se place à son côté : ce qu’il fait après plusieurs façons.)
[p. 150]

Mad. SCARON ; s’avançant sur le Théâtre.

Grande Reine, acceptez cette couronne d’olivier239 que le respect et l’amitié vous offrent.

(Elle lui met la couronne sur la tête.)
CHŒURS sur l’amitié qui restent à faire, et dont je ne doute pas qu’en faveur du sujet, un de nos bons Poëtes se charge.

BALLETS.

Le Grand-Condé, à la tête de l’armée ennemie ; un Général François se présente à lui, accompagné des débris de son armée qui consiste en une vingtaine de Soldats, lui expose les dangers de la France ; le Prince ne peut tenir à cet aspect, il arrache l’écharpe du Parti ennemi, il vole pour se mettre à la tête de ses compatriotes. Voilà, à-peu-près, l’action du Ballet.
Chaconne240 dans le grand genre, une troupe de Bohémiens. Le petit homme noir241, connu dans l’Histoire de Madame Scaron, dira à chacun sa bonne aventure, par des couplets analogues à leur caractère. Ballet de Bohémiens, troupe de Soldats, qui peindra l’Histoire du Grand-Condé, quand il reprit les armes pour la France ; combats, victoire qu’il remporte sur l’ennemi. Tous se mettent à genoux devant le Trône. Les Soldats renversent leurs armes devant le Grand Condé, et lui présentent le Pavillon de l’armée ennemie ; pendant ce tems, le canon, les timbales, les trompettes, doivent former une musique martiale. Elle finit, piano, piano, au point qu’on doit entendre de loin un chalumeau, qui doit faire contraste avec cette grande Musique.
[p. 151]

MOLIERE, à Ninon.

D’où part le son de ce chalumeau ?

NINON.

Vous me le demandez, je l’ignore plus que vous.

SCENE XVIII. §

LES MÊMES, DESYVETEAUX, LA DUPUIS.

MATHURIN, en dansant, pendant que tous les Acteurs sont à genoux.

Gare, gare, place au Berger Coridon et à la Bergère Colinette !... Ah ! que de biau monde.

MOLIERE.

Ah ! c’est charmant ; cette scène vaut mieux que notre fête.

NINON, à Molière.

La Bergère m’a tenu parole.

MOLIERE.

C'est une fille d’honneur.

SCARON, étonné.

Je n’en reviens pas. Pauvre cher homme ! Comme le voilà défiguré. On ne le reconnoîtroit jamais.

[p. 152]

DESYVETEAUX, se mettant à genoux aux pieds du Trône avec sa Bergère.

(A la Reine.)

Déesse, que je ne connois point, et qui me paroissez étrangère en cette Cour, sans doute, vous êtes Bellone242, à côté du Dieu Mars. Souffrez que le Berger Coridon avec sa Bergère vous offre son hommage.

CHRISTINE, à Ninon.

Sont-ils de la fête ceux-ci, Mademoiselle de l’Enclos ? ils imitent si bien le naturel que j’avoue ma surprise.

NINON.

Nous partageons tous cette même surprise, et nous n’attendions pas Monsieur Desyveteaux sous ce costume.

CHRISTINE, étonnée.

Desyveteaux ! Mais je connois quelques bons ouvrages qui portent ce nom.

LE GRAND-CONDE.

Madame, je vais en peu de mots vous raconter son aventure.

(Il parle bas à Christine.)

NINON, embrassant Desyveteaux.

Mon cher Desyveteaux, que j’ai de plaisir de vous revoir.

LE COMTE DE FIESQUE, à part, et qui n’a pas ôté les yeux de dessus Ninon pendant toute cette scène.

Je suis jaloux jusqu’au baiser qu’elle donne à la simple amitié. Voyez si l’amour peut quelque [p. 153] chose sur cette grande ame. Elle n’a pas encore jeté les yeux une seule fois sur moi.

DESYVETEAUX, détournant la tête, et n’écoutant pas Ninon.

NINON, à Molière.

Il ne me reconnoît plus.

MOLIERE, sur le devant du Théâtre à Ninon.

Je le crois bien : vous le nommez par son nom. Et avez-vous oublié qu’il n’est plus que le Berger Coridon.

NINON, riant.

Ah ! c’est vrai.

(Se tournant vers Desyveteaux.)

Berger Coridon, est-ce que vous n’aimez plus votre Ninon ?

DESYVETEAUX, lui prenant la main en dessous, et regardant si la Dupuis ne l’apperçoit pas.

NINON, en riant.

Molière, il me prend la main en cachette.

MOLIERE.

Si vous étiez une Bergère, il seroit bientôt infidèle. On a beau changer de folie ; le caractère de l’homme perce toujours243.

MATHURIN, à Molière.

Ah ! je vous en réponds244… Mais dites, Monsieur, vous qui nous avez l’air bien expérimenté, quelle est cette grande Dame aux côtés de ce biau Prince, qui ly parlions tout bas.

MOLIERE.

Mon ami, c’est cette grande Reine du Nord, cette fameuse Christine de Suede.

[p. 154]

MATHURIN.

Tatidienne* ! m’est avis qu’oui. Je l’avons vu quand elle a fait sa brave entrée à Paris. Il me semblions encore la voir sur son cheval blanc, avec un biau habit d’écarlate, et tout plein de plumes blanches à son chapiau. Mais dites-nous donc, brave Monsieur, elle avoit l’air d’un homme à cheval, et ici elle a l’air d’une belle Dame.245

MOLIERE.

Ecoute, mon ami, ces grands génies paroissent ce qu’ils veulent être. Quand tu l’as vue à cheval, tu l’as vue comme une Reine guerrière, semblable à ces anciennes Amazônes qui réunissoient la beauté avec cet air martial qui en imposoit. Il n’y a qu’elle maintenant au monde de ce caractère ; elle a abandonné son Trône à son Successeur, et tu vois qu’ici l’amitié lui en élève un autre.

MATHURIN.

Jarnigoi* ! que c’est bien fait, et qu’elle a bien l’air d’une Reine là-dessus !

NINON, bas au Comte de Fiesque.

Voyez comme ce grand homme sait se mettre à la portée de tout le monde, de tous les caractères : comme il est simple avec ce Paysan !

LE COMTE DE FIESQUE, avec dépit.

Oui, Madame, j’en conviens ; mais je n’ai pas le talent comme vous d’admirer, ou pour mieux dire, nos prétentions sont différentes. Je ne loue jamais les hommes.

[p. 155]

NINON, bas au Comte.

Tant pis pour vous. Cela ne fait pas honneur à votre discernement au moins… Vous avez, je crois, l’air fâché, cela m’inquiète.

LE COMTE DE FIESQUE.

Il y paroit.

NINON, bas au Comte.

Observez-vous donc un peu plus, et songez que je ne peux pas faire autrement.

CHRISTINE, au Prince de Condé.

Ce que vous me dites, Prince, est étonnant : je veux questionner la Bergère.

MATHURIN, à part à Molière.

Elle va lui en conter* de belles, ma foi, la Bergère : ah ! la fine mouche246 ! Elle en revendra encore à la Reine.

MOLIERE, à part à Mathurin.

Elle n’en sera pas la dupe, je t’assure.

CHRISTINE, à la Dupuis.

Apprenez-moi, Bergère, depuis quand vous avez fixé le plus galant* des Bergers, et comment avez-vous pu l’enlever du sein de sa société, et lui faire oublier son nom ?

LA DUPUIS, s’accompagnant sur sa guittare, et chantant les paroles qui suivent.

AIR NOTÉ247.

Depuis six mois, entre mes bras repose
Mon seul appui, mon Amant, mon Epoux ;
De son amour, c’est moi qui suis la cause,
Je l’aime trop, le Ciel en est jaloux.
65 A mille traits ma tendresse l’expose, [p. 156]
De ses amis j’excite le courroux.

 

Quand ses écrits célébroient la victoire,
Je le retins dans un charmant séjour :
C'est dans mes bras qu’il oublia sa gloire,
70 Pour s’en punir, il quitta cette Cour ;
Et ma douleur, qui venge sa mémoire,
Expie en moi le crime de l’amour.

CHRISTINE, descendant du Trône.

Elle entend à merveille son rôle.

LE GRAND-CONDE.

Elle sait tirer avec esprit, parti des circonstances.

CHRISTINE, à Ninon.

Jamais je n’ai reçu d’hommage qui m’ait plus flattée que celui que je reçois dans votre aimable société, Mademoiselle de l’Enclos : il me sera toujours cher, et jamais je ne l’oublierai. Il est tems cependant de vous faire mes remerciemens et mes adieux. Je ne me sépare d’une si aimable assemblée (saluant tout le monde) qu’avec tous les regrets imaginables. Nous nous écrirons, Mademoiselle de l’Enclos, et j’espère que vous me rappellerez dans l’esprit de vos amis. J’y compte.

NINON, l’accompagnant.

Vous serez toujours présente à leur mémoire.

Le Chœur de l’Amitié reprend jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne sur le Théâtre.

Fin du quatrième Acte.

[p. 157]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

FRANCISQUE, Mlle LE ROI.

FRANCISQUE.

Quel évènement subit !

Mlle LE ROI.

Mais qui auroit pu s’attendre à un changement si prompt, après tant d’honneurs, de fêtes et de plaisirs ?... Je ne reconnois plus Mademoiselle de l’Enclos. Elle est inquiète, rêveuse, seroit-ce le départ de Monsieur de la Châtre qui la met au désespoir, et qui lui inspire le parti de la retraite ?

FRANCISQUE.

C'est ce Monsieur le Comte de Fiesque qui bien au contraire est en cause.

Mlle LE ROI.

Seroit-il possible ? Jamais je ne l’ai vue aussi triste. Mon enfant, m’a-t-elle dit, à peine étoit-il six heures, ce matin, je vais vous affliger. Plusieurs considérations me déterminent à quitter le monde et ma société, qui est ce que je regrette le plus. Elle a versé quelques pleurs en se représentant le chagrin qu’elle alloit causer à ses amis, mais bientôt son courage a repris le dessus, et [p. 158] aussi-tôt elle a appellé sa vieille Gouvernante : c’est toi, ma Bonne lui a-t-elle dit, qui me suivras.

(Mademoiselle le Roi en pleurant.)

Pour vous, Mademoiselle, a-t-elle ajouté, je vous paye un an de gages, ainsi qu’à Francisque, et je me retire dès aujourd’hui au Couvent des Capucines.

FRANCISQUE, avec surprise.

Est-il possible ? Quoi, Mademoiselle de l’Enclos, fille d’esprit, feroit une semblable folie ? Elle n’en est pas capable, et vous vous trompez, Mademoiselle le Roi.

Mlle LE ROI.

Les personnes d’esprit, Monsieur Francisque, font souvent de grandes sottises, et les réparent quelquefois trop tard, car je connois l’esprit et le cœur de Mademoiselle Ninon. La solitude n’est pas son élément, la vie du Couvent est si ennuyeuse ! Elle n’y sera pas quatre jours qu’elle y périra d’ennui ; et le caractère des Béguines248 est-il fait pour s’accorder avec le sien ? Acariâtres, minutieuses, médisantes et fausses comme des femmes qui sont privées de la société des hommes, et qui détestent celles qui ont vécu dans le grand monde.

[p. 159]

SCENE II. §

NINON, Mlle LE ROI, FRANCISQUE.

NINON.

Prenez ma voiture, Francisque, et allez chercher Mademoiselle de Châteauroux.

FRANCISQUE.

J’y cours ; mais, Mademoiselle, n’aurait-elle pas à m’envoyer quelque part auparavant ?

NINON, froidement.

Non, je n’ai point d’autre commission. Allez vîte.

(Il sort.)

SCENE III. §

NINON, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI.

Allez-vous, Mademoiselle, vous mettre à votre toilette ?

NINON.

Ma toilette, Mademoiselle, sera bientôt faite… Un grand bonnêt.

Mlle LE ROI, en s’en allant.

Haye ! haye ! haye ! ceci sent bien le Couvent.

[p. 160]

SCENE IV. §

NINON, seule.

Me suis-je bien consultée ? Ai-je bien connu mon cœur ? Oh ! oui, ma raison le domptera, et l’amour ne sera pas mon maître. Mais la Nature, mes enfans ! cette idée m’arrache des larmes. Ils ne peuvent m’avouer pour leur mère qu’en rougissant. Eh bien, je garderai le silence, je me ferai cet effort ; mais puis-je m’empêcher de les voir, de m’intéresser à leur sort ? L’exemple de Monsieur de Coligny m’apprendra à craindre de livrer mes enfans aux soins paternels. Envain Monsieur le Maréchal d’Estrées me presse pour lui abandonner tout-à fait mon sang. Eh ! bientôt il agiroit comme Monsieur de Coligny, qui m’a caché, tant qu’il a vécu, le nom, le sort de la victime de mes premières erreurs…Cher enfant, dont j’ignore l’existence depuis dix-huit années. Hélas ! peut-être, je m’allarme envain sur son sort ; et qui sait si la mort même ne me l’a point enlevé ? Ce doute me désespère… On ne me présente point de jeune homme en qui je ne croye retrouver un fils.

[L, 161]

SCENE V. §

NINON, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI.

Mademoiselle ne se fait donc pas coëffer aujourd’hui ?

NINON.

Non, Mademoiselle. Je vous ai dit que je mettrois un grand bonnêt. L’avez-vous apporté ?

Mlle LE ROI.

En voilà plusieurs, vous choisirez celui que vous voudrez.

SCENE VI. §

LES MÊMES, un VALET- de- Chambre du COMTE DE FIESQUE.

Mlle LE ROI.

Voici quelqu’un.

NINON, se retournant.

Qui est-ce ?

LE-VALET-DE-CHAMBRE, remettant une lettre à Ninon.

C'est de la part de Monsieur le Comte de Fiesque.

[p. 162]

NINON.

Donnez :

(le Valet-de-Chambre et Mademoiselle le Roi se retirent au fond, Ninon décachetant la lettre.)

Voudroit-il se justifier, ou peut-être sont-ce de nouveaux reproches ?

(Lisant.)

« Je n’ai point, Mademoiselle, de reproches à vous faire.

(Ninon réfléchissant.)

Je m’étois bien trompée. Mais voyons la fin.

(Elle lit.)

Peut-être, moi seul en méritai je… J’en appelle à la justesse de votre esprit. Vous traitez l’amour avec d’autres principes que les miens, et nous aimons l’un et l’autre bien différemment. Vous êtes forte quand vous voulez vous détacher. Un Amant que vous voulez quitter, ou que les circonstances éloignent de vous, vous rend Philosophe. Moi, je ne le suis, au contraire, que quand je crains de m’attacher à un objet auprès duquel j’entrevois plus de tourment que de plaisir. Je crois que, sans vous offenser, on court ce risque avec vous. Je vais donc être Philosophe, et commencer par où vous finissez. Si jamais je suis assez calme pour vous revoir, j’espère que vous ne me refuserez pas le titre d’ami ; et comme on est sans allarmes avec ce titre, avec vous, je m’en vais travailler à l’obtenir le plutôt249 qu’il me sera possible ».

(Ninon laisse tomber la lettre et ses bras sur la table.)

Voilà l’homme qu’il me falloit trouver pour reconnoître tous mes torts, et malheureusement j’aime cet homme. Je m’en punirai.

(Prenant avec colère des ciseaux, et se coupant une partie de ses cheveux, qui ne doivent être attachés, pour l’illusion, qu’avec une épingle.)
[p. 163]

Mlle LE ROI, au fond du Théâtre.

Ciel ! quelle fureur* ! quel désespoir !

NINON, prenant les cheveux coupés, les remet au Valet-de Chambre.

Tenez, Monsieur, prenez ces cheveux, portez-les à votre maître, et dites-lui que c’est là ma réponse.

(Le Valet-de-Chambre surpris, sort en regardant avec compassion Mademoiselle de l’Enclos.)

SCENE VII. §

NINON, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI, avec affliction.

Mademoiselle, permettez-moi de vous représenter*

NINON, l’interrompant avec fermeté.

Vos représentations* sont inutiles.

Mlle LE ROI, à part.

Elle a raison. Quelle femme forte ! Je ne sais que lui répondre. Je ferai mieux de me taire.

NINON, prenant un grand bonnet, et le mettant.

Ce grand bonnet m’ira mieux actuellement.

Mlle LE ROI.

Peu de femmes auroient fait un pareil sacrifice, [p. 164] c’est un ornement qui ajoute tant de charmes à la beauté.

NINON.

Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? Il faut prendre son parti.

Mlle LE ROI.

Ma foi, Mademoiselle, j’en suis plus affligée que vous.

NINON.

Oh ! j’en suis bien sûre…

(Regardant sa montre.)

Il est neuf heures, et Mademoiselle de Chateauroux n’est pas encore arrivée ! Qui peut la retenir ?

(On entend frapper.)

Allez voir, Mademoiselle, qui peut frapper chez moi.

(Mademoiselle le Roi sort.)

SCENE VIII. §

NINON, seule.

Ce ne peut être que Mademoiselle de Chateauroux.

SCENE IX. §

NINON, Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI.

Mademoiselle, c’est un jeune homme fort bien mis, et d’une figure charmante, qui me [p. 165] paroît Etranger, et qui dit n’être pas connu de vous, mais qui vient vous parler de Monsieur Molière.

NINON, avec empressement.

Faites entrer.

(Mademoiselle le Roi sort.)

SCENE X. §

NINON, seule.

C’est sans doute le jeune Belfort.

SCENE XI. §

NINON, LE CHEVALIER DE BELFORT,
Mlle LE ROI.

Mlle LE ROI, dans le fond du Théâtre, montrant Ninon au Chevalier.

Monsieur, voilà Mademoiselle.

(Elle sort.)
[p. 166]

SCENE XII. §

NINON, LE CHEVALIER DE BELFORT.
(Le Chevalier la salue profondément.)

NINON, à part.

Ah ! la jolie tournure ; que sa figure est intéressante !

LE CHEVALIER, à part.

Je suis tout déconcerté, je ne puis définir la cause de ma timidité.

(A Ninon.)

Mademoiselle, vous connoissez le motif qui m’a fait prendre la liberté de me présenter chez vous.

NINON, à part.

Quel trouble s’empare de moi ! Le son de sa voix, son âge, ses traits… C'est l’image vivante du Comte de Coligny. Plus je le considère, plus je me sens émue… Seroit-il possible ?

BELFORT.

Mademoiselle, pardonnez mon embarras ; mais à peine vous ai-je apperçue, qu’une crainte soudaine a saisi tous mes sens.

NINON, à part.

Dois-je l’interroger ? Et si c’étoit ce fils, que je brûle de retrouver… Ah ! Nature, tu l’emportes… et il faut absolument que je m’éclaircisse de ce [p. 167] doute.

(Au Chevalier.)

Puis-je vous demander, Monsieur, comment vous vous nommez ?

DE BELFORT.

Mademoiselle, mon nom est le Chevalier De Belfort.

NINON.

Monsieur, puis-je encore vous demander si Monsieur votre père se nomme Monsieur De Belfort. Vous n’êtes pas, à ce qu’il me parait, l’aîné de votre maison.

(De Belfort baissant les yeux avec confusion.)

NINON, avec trouble.

Vous detournez les yeux, et semblez être étonné*, Monsieur Le Chevalier, des questions que je vous fais. Aurais-je commis une indiscrétion, en les faisant ?

DE BELFORT.

Ah ! Mademoiselle, vous ne connoissez pas tous mes malheurs.

NINON.

Vous éprouvez des chagrins, Monsieur le Chevalier, et autres que ceux de l’amour. Ne puis-je les connaître ? comptez sur ma discrétion, et sur tout mon zèle à vous être favorable.

(L’examinant, à part.)

Plus je le considère, plus mon trouble augmente.

(Haut.)

Ne me cachez rien, et regardez-moi comme votre meilleure amie.

DE BELFORT.

Ah ! Mademoiselle, vous m’inspirez tant de con/ [p. 168] /fiance, que je n’en aurais pas davantage pour ma mère, si j’avais le bonheur de la connaître.

NINON, dans le plus grand trouble, et à part.

Je frémis.

(Revenant à elle.)

Etouffons la nature, et achevons de nous convaincre sans rien découvrir.

(Haut.)

Vous ne connoissez point votre mère, mais au moins vous connaissez250 l’auteur de vos jours.

DE BELFORT.

Ma naissance est un mystère, j’ignore à qui je dois le jour.

NINON, avec enthousiasme, à part.

C'est lui ! je n’en puis douter davantage ; ô destin ! Ce sont là de tes coups.

(Haut.)

Auriez-vous par hazard connu Monsieur le Comte de Coligni ?

DE BELFORT, avec émotion.

Ah ! Madame, quel nom avez-vous prononcé ? j’ai perdu mon plus grand protecteur, mon ami, (A demi voix.) et peut être, mon père.

NINON, avec le plus grand désespoir, et le considerant.

Et peut être votre père… Il ne vous reste sans doute qu’une mère, que vous ne pourriez reconnoître qu’avec indignation.

DE BELFORT, avec la plus grande émotion.

Ah ! Mademoiselle, que dites-vous ? ma mère serait la dernière des femmes que je la respecterais, que je la chérirais ; mais je me sens l’ame trop [p. 169] élevée pour avoir puisé mes sentimens* dans un sang vil.

NINON, tombant dans un fauteuil.

Je n’y tiens plus ; nature ! tu l’emportes.

DE BELFORT, se jettant aux pieds de Ninon.

Que dites-vous, Mademoiselle ? aurais-je le bonheur de trouver en vous une mère si intéressante ?

NINON, l’embrassant.

Oui, mon fils, je suis votre mère, et je n’en puis plus douter.

DE BELFORT.

Ah ! que me dites-vous ? Quoi ! je serois votre fils… Bonheur inexprimable ! Je suis le plus heureux des hommes.

NINON.

Mon fils, cachons notre bonheur, et gardons le secret sur ce que je vous suis. N’en instruisez pas même votre Amante.

DE BELFORT.

Moi, taire que vous êtes ma mère ! Je veux m’en orgueillir par-tout. Mais que dis-je ? En me déclarant votre fils, c’est peut-être nuire à votre réputation. Ah ! croyez que si je me résous à garder le silence, croyez, ma mère, que ce n’est que pour vous, pour votre gloire.

NINON.

Soyez persuadé, mon fils, que je ne considère pas ma réputation. Le Marquis de Châteauroux [p. 170] ignore donc ce que vous êtes devenu depuis quelque tems, à ce que m’a dit sa fille, et croyez-vous qu’il ne sache rien de votre naissance ?

DE BELFORT, prenant la main de Ninon.

Non, ma mère, ou du moins il ne m’en a rien fait paroître. Mais je suis heureux !

NINON.

Je saurai bientôt s’il en est instruit. Je verrai dans sa conversation si la seule répugnance est d’unir sa fille avec un fils naturel*.

DE BELFORT.

Ah ! que je m’applaudis d’être le vôtre ! Je ne pourrois jamais trouver sur la terre une mère plus respectable, et plus intéressante à-la-fois.

SCENE XIII. §

LES MÊMES, MOLIERE.

NINON, courant à Molière.

Ah ! mon ami, mon cher Molière, vous douteriez-vous jamais à qui appartient le Chevalier de Belfort ?

MOLIERE.

Non ; mais les auteurs de ses jours doivent s’applaudir de l’avoir pour fils.

NINON.

Avez-vous oublié, mon ami, ce que je vous ai [p. 171] confié au sujet du Comte de Coligny, et de cet enfant que je croyois perdu ?

MOLIERE.

Vous êtes sa mère ?

NINON.

J’en suis sûre.

MOLIERE, au Chevalier.

Jeune homme, remerciez le Ciel de vous avoir donné pour mère Mademoiselle de l’Enclos.

DE BELFORT.

Oui, je l’en remercierai éternellement.

MOLIERE, embrassant le Chevalier.

Il faut que je l’embrasse. Mon ami, vous serez marié, c’est moi qui vous en réponds251.

DE BELFORT.

Hélas ! je serois mort de douleur de ne point obtenir Mademoiselle de Châteauroux, mais à présent que le Ciel m’a donné une mère comme Mademoiselle de l’Enclos, je ne sais pas si je n’oublierai pas jusqu’à l’amour même. La Nature a fait sur mon cœur un effet si prompt, que Mademoiselle de Châteauroux n’y règne plus qu’après ma mère.

NINON.

Qu’il est intéressant ! Ah ! mon cœur a bien changé aussi : je ne vois plus que mon fils, que son bonheur.

[p. 172]

SCENE XIV. §

NINON, MOLIERE, LE CHEVALIER,
Mlle DE CHATEAUROUX, FRANCISQUE.

FRANCISQUE annonçant.

Mademoiselle de Châteauroux.

(Il sort.)

NINON, à son fils et à Molière.

Gardons-nous bien, mon fils, et vous mon cher Molière, de lui rien faire paroître.

(A Mademoiselle de Châteauroux.)

Approchez, Mademoiselle, vous trouvez réunis vos plus grands amis.

Mlle DE CHATEAUROUX.

Ah ! j’en suis bien persuadée, Mademoiselle.

NINON.

Qu’il est dommage, Mademoiselle, que Monsieur votre père ne pense pas comme vous ! Il craint de donner sa fille à un jeune homme dont la naissance est obscure, et vous n’avez pas craint de vous y attacher.

Mlle DE CHATEAUROUX.

Que sont la naissance et les titres à l’homme qui n’en soutient pas l’honneur ? Le premier homme dans la société est l’homme estimable qui n’a d’autres principes que ceux des ames bien nées, et [p. 173] que le sentiment* et l’éducation ont élevé au-dessus du vulgaire252.

DE BELFORT.

J’ai été élevé près de vous, puis-je avoir une façon de penser différente, et les bons principes que j’ai reçus ont-ils pu manquer de perfectionner ce que m’a donné la Nature ? Et si Mademoiselle de l’Enclos fait aujourd’hui mon bonheur, en décidant Monsieur votre père en ma faveur, que ne lui devrai-je pas à-la-fois ?

NINON.

Que vous m’êtes chers tous deux !

(A Mademoiselle de Châteauroux.)

Mais rentrons. Holà, Francisque !

(A Francisque qui paroît.)

Vous m’avertirez quand Monsieur de Saint-Evremont viendra accompagné d’une autre personne.

(Elle sort avec Molière etc.)

SCENE XV. §

FRANCISQUE, seul.

Ma foi, je n’aurai plus le courage de servir personne, si j’ai le malheur de perdre Mademoiselle de l’Enclos. Quelle Maitresse ! Je n’en trouverai jamais de semblable. Mais, qui nous arrive ?... C’est ce Monsieur le Comte de Fiesque : le diable puisse-t-il lui avoir cassé le col quand il mit les pieds ici !

[p. 174]

SCENE XVI. §

LE COMTE DE FIESQUE, FRANCISQUE.

LE COMTE, avec empressement.

Puis-je parler à Mademoiselle de l’Enclos ? Mais, tout de suite.

(A part.)

Je ne saurois la laisser plus long-tems dans cette cruelle incertitude.

(Haut.)

Je m’en vais entrer chez elle.

FRANCISQUE.

Non, Monsieur, s’il vous plaît ; ayez la complaisance d’attendre que je vous aye annoncé.

LE COMTE DE FIESQUE, avec pétulence*.

Eh bien, allez-donc vîte : vous me regardez-là comme si vous ne m’aviez jamais vu.

FRANCISQUE.

Il est vrai que vous me semblez extraordinaire aujourd’hui ; mais je vous passerois cette pétulence*253 de bon cœur, si vous aviez détourné Mademoiselle de l’Enclos d’aller s’enterrer dans un Couvent à la fleur de son âge.

LE COMTE DE FIESQUE.

Ah ! mon ami, que me dites-vous ? Courez donc vîte, et soyez persuadé que je la détournerai de ce cruel projet.

FRANCISQUE courant.

A la bonne heure254, et je cours vous annoncer.

[p. 175]

SCENE XVII. §

LE COMTE DE FIESQUE, seul.

C’est moi qui en suis la cause ; malheureux* que je suis ! j’étois aimé, et j’ai pu affliger le cœur le plus sensible !... M’envoyer ses cheveux pour réponse ; que d’esprit ! que de délicatesse ! que de passion ! dut-elle m’abandonner dans huit jours, je ne la quitte plus : quel homme plus fortuné que moi d’avoir fixé Mademoiselle de l’Enclos, de régner dans son cœur, d’en être adoré ; et je pourrais être insensible à tant d’amour ! La voici… quelle est belle dans ce simple négligé !

SCENE XVIII. §

NINON, LE COMTE DE FIESQUE.

LE COMTE DE FIESQUE.

O femme trop adorable, je viens abjurer à vos pieds mes torts, mon erreur, et vous jurer un amour éternel ; moi, vous eviter ! moi, vous oublier ! cet effort n’est pas en ma puissance… Je jure…

NINON, l’interrompant, et le faisant relever.

Ecoutez-moi, Monsieur le Comte, et levez-vous. Nous allons raisonner, si vous le voulez bien, et croyez sur tout que ce n’est point pour braver* votre retour ; il me plait et m’afflige en même-/ [p. 176] /tems. J’ai sû aimer, Monsieur le Comte ; mais jamais feindre. Je n’ai point sû non plus employer les grimaces, les ressources des coquettes qui garantissent leur cœur par le travers de leur esprit, et qui jouent la passion avec un cœur glacé.

LE COMTE DE FIESQUE.

Ah ! Ninon, me croyez-vous aussi insensible, et pouvez-vous penser que mon cœur ne ressente pas tout ce que le vôtre éprouve ? Vous n’êtes point faite pour démentir vos propres sentimens ; Vous m’avez laissé entrevoir que je ne vous étais pas indifférent, ou plutôt vous m’avez prouvé les effets de la plus vive tendresse ; ainsi pardonnez à mes vives allarmes, qui n’étoient que l’effet de la crainte de vous perdre.

NINON.

« Il y a une manière d’envisager l’amour, et ses principes, dont l’estime n’est pas toujours le fondement. La disposition que j’ai à réfléchir m’a fait porter mes regards sur le partage inégal des qualités qu’on est convenu d’exiger des deux sexes. J’en sens l’injustice, et ne puis la soutenir. Je vois qu’on nous a chargées de ce qu’il y a de plus frivole, et que les hommes se sont réservé le droit aux qualités essentielles. De ce moment, je me fais homme. Je ne rougirai donc plus de l’usage que j’ai fait des dons précieux que j’avois reçus de la nature. Si l’on pouvoit rajeunir et si je revenois à l’âge de quinze ans, je ne changerais en rien le plan de vie que j’ai suivi ; mais j’approche de ma cinquantaine… cela vous etonne, et sur tout que j’aye la force de l’avouer ».255

[p. M, 177]

LE COMTE DE FIESQUE.

Mais où rend ce discours, Ninon, qui me glace d’effroi ? et qu’a de rapport, je vous prie, votre âge avec ma passion ? n’avez-vous pas la beauté, les graces* de la plus riante jeunesse ? L’amour ne m’aveugle point. Je vous vois telle que vous êtes.

NINON.

Mais moi, je ne me vois pas avec vos yeux, et je me vois aujourd’hui bien différente de ce que j’étais hier, sur-tout à votre égard. Mais devenez mon ami, vous ne perdrez rien au change ; même dans la retraite où je me propose de me retirer, je n’entends pas perdre la douceur de voir mes amis quelquefois ; mais de puissantes raisons, que je ne puis vous revèler, me forcent à prendre ce parti. Ne soupçonnez pas qu’il entre dans ma conduite ni dépit ni remords ; je vous l’ai déja dit, Monsieur le Comte, la bonne Philosophie existe à se mortifier quelquefois avec plaisir. Dans la première jeunesse, le feu des passions fait taire cette Philosophie. Dans un âge plus avancé, elle prend le dessus, avouez que vous même, sans une foiblesse de ma part, dans un moment où j’avais le cœur disposé à recevoir toutes les empreintes du sentiment, vous ne seriez revenu sur mon compte. Je ne puis revenir sur le vôtre, j’ai pris mon parti, et ce parti est inébranlable. Vous me connoissez, Monsieur le Comte, soyez mon ami, et ne parlons plus d’amour.

LE COMTE DE FIESQUE, étonné*.

Oui, je vous connais, mon sort est résolu, femme inconcevable, et que cependant j’admire. [p. 178] Eh bien, j’accepte l’offre que vous me faites, mais apprenez qu’en l’acceptant, il m’en coûte le repos de mon cœur pour la mériter. Si pour renoncer au droit que vous avez de plaire, et de faire le bonheur d’un Amant, vous allez incessamment vivre dans la solitude, moi, je quitte dès aujourd’hui Paris, et je n’y reviendrai que quand j’apprendrai que Mademoiselle de l’Enclos en fait les délices.

SCENE XIX. §

M. DE SAINT-EVREMONT, M. DE
CHATEAUROUX, FRANCISQUE, LES MÊMES.

FRANCISQUE, annonçant.

Monsieur de Saint-Evremont, Monsieur de Chateauroux.

LE COMTE DE FIESQUE, avec émotion.

Je vais me retirer, Mademoiselle de l’Enclos ; permettez-moi de vous faire mes adieux, et de vous demander la permission de m’informer de vos nouvelles. Vous n’ôtez point à l’amitié la liberté de vous écrire, et d’entretenir avec vous une aimable correspondance.

NINON.

Avec plaisir j’en accepte la proposition.

LE COMTE DE FIESQUE prenant la main de Ninon.

Adieu, Ninon.

(Il sort en saluant ces Messieurs au fond du Théâtre.)
[p. 179]

SCENE XX. §

NINON, M. DE CHATEAUROUX,
M. DE SAINT-EVREMONT.

M. DE SAINT-EVREMONT.

J’ai l’honneur de vous présenter, Mademoiselle, un brave Officier, un bon ami du Comte de Coligny et qui a été témoin de sa cruelle fin.

NINON.

Je suis enchantée, Monsieur de Saint-Evremont, de faire la connoissance de Monsieur, et de vous en être redevable.

M. DE SAINT-EVREMONT, faisant signe à Ninon.

Vous voyez, Mademoiselle de l’Enclos, le plus infortuné des pères à qui vos conseils seront bien salutaires.

M. DE CHATEAUROUX.

Je crains d’être indiscret, en vous faisant part de mes ennuis dans une première visite.

NINON.

Vous me faites tort, Monsieur, en prenant cette opinion de moi. J’espère que dans la suite vous me rendrez plus de justice, et que vous serez persuadé qu’on ne peut me rendre un plus grand service que d’avoir recours à moi.

[p. 180]

SAINT-EVREMONT.

Allons, mon ami, ouvrez votre cœur à Mademoiselle de l’Enclos, et croyez que vous trouverez dans le sien la consolation que vous pouvez desirer.

M. DE CHATEAUROUX.

Hélas ! elle m’est bien nécessaire. Faut-il que nos enfans, du moment de leur naissance, fassent le tourment de notre vie.

NINON.

Asseyons-nous, Monsieur.

(Faisant signe à Saint-Evremont d’avertir Molière.)

SAINT-EVREMONT.

Permettez que je vous laisse causer ensemble.

NINON, bas à Saint-Evremont.

Molière est chez moi, dites-lui qu’il n’entre que quand il en sera tems.

(Saint-Evremont sort.)

SCENE XXI. §

M. DE CHATEAUROUX, NINON.

NINON.

Vous étiez l’ami d’un homme, Monsieur, qui portoit un nom bien cher à la France, et qui ne le fut pas moins lui-même, Monsieur le Comte de Coligny.

[p. 181]

M. DE CHATEAUROUX.

Cette amitié m’est bien funeste aujourd’hui, Mademoiselle, je voudrois ne l’avoir jamais connu.

NINON.

Que me dites-vous là, Monsieur ? Et quel reproche avez-vous à faire à sa mémoire ?

M. DE CHATEAUROUX.

Aucun. Elle est sans tache, mais la confiance qu’il a eue en moi, sera à jamais le déshonneur de ma famille. Je suis père, et je me vois privé pour la vie, d’une fille qui faisoit toute ma consolation.

NINON, feignant.

Je vous plains, Monsieur, mais puis-je savoir pourquoi vous vous croyez privé pour jamais de cette fille ? La mort ne vous l’a point enlevée.

M. DE CHATEAUROUX.

Ah ! plût au Ciel que le même tombeau l’eût enfermée avec sa mère ! le tems m’en auroit consolé. J’aurois pu gémir sur sa perte, comme sur celle de mon épouse. Elle est l’unique fruit de notre amour, et je pleure aujourd’hui sur son existence. Elle s’est dérobée à mon pouvoir, pour suivre un jeune homme sans nom et sans état, que mes mains bienfaisantes ont élevé imprudemment dans ma maison.

NINON.

Et quel est ce jeune homme qui s’est rendu si peu digne de vos soins ? Il est donc né ingrat, et d’un sang vil ?

[p. 182]

M. DE CHATEAUROUX.

Je n’aurois point désiré d’autre fils, je lui croyois toutes les vertus* ; mais il a séduit ma fille, il l’a dérobée à mon pouvoir, rien ne peut le justifier, ni le mettre à l’abri de mes poursuites.

NINON, à part.

Pour la première fois, je doute de mon ascendant*. Ah ! la cause me touche de trop près, et je crains davantage.

(Haut.)

Permettez-moi, Monsieur, de vous représenter*, que peut-être ce jeune homme n’est pas aussi coupable qu’il vous le paroît ; et que savez-vous si votre fille ne s’est pas dérobée à votre pouvoir, sans se déshonorer ? Si vous me promettiez d’être un père calme et clément, plutôt qu’un Juge sévère, je pourrois vous donner quelques renseignemens.

M. DE CHATEAUROUX.

Ah ! Mademoiselle de l’Enclos, que me dites-vous ? Quoi ! ma fille ne seroit point coupable ! Elle ne seroit point déshonorée ! Elle ne m’auroit point couvert d’opprobre ! Ah ! parlez, sa grace* est dans mon sein.

(Molière écoutant.)

NINON.

Vous connoissez, Monsieur, les principes de probité de Monsieur Molière. Quoique Comédien, il fait l’honneur des plus illustres sociétés de Paris. Le Grand-Condé l’aime et l’estime.

M. DE CHATEAUROUX.

Je sais, Mademoiselle, que c’est un parfait [p. 183] honnête homme, que les plus honnêtes gens en font le plus grand cas. Je vois actuellement ce que vous m’allez annoncer. Ma fille, sans doute, s’est adressée à ce grand homme pour se soustraire à mon pouvoir ; et je ne crains plus rien, s’il est instruit de ce qu’elle est. La fureur* qu’elle avoit pour la Comédie, lui aura peut-être suggéré le moyen de m’échapper.

NINON.

Voici Molière. Il va lui-même vous instruire, Monsieur, du parti violent auquel vous avez exposé votre fille.

SCENE XXII. §

LES MÊMES, MOLIERE.

NINON, à Molière.

Moliere, voilà Monsieur de Chateauroux, dont la fille est venue hier vous trouver chez moi, à qui vous avez parlé en ma présence, comme un père, comme un ami ; il ne nous reste plus qu’à désarmer le père le plus tendre. Si nous pouvions lui ôter l’erreur du préjugé ; mais je tremble que nos instances ne soient sans effet.

MOLIERE.

Je ne vous reconnois pas, Mademoiselle de l’Enclos, et quelle opinion avez-vous actuellement des hommes ! Monsieur de Chateauroux est un brave officier, il est père, il sera juste et prudent. [p. 184]

(Il tire la lettre de Mademoiselle de Chateauroux de sa poche, et la donne à Monsieur de Chateauroux.)

Lisez, Monsieur ; instruisez-vous sur le compte de Mademoiselle votre fille.

NINON, bas à Moliere pendant que Monsieur de Chateauroux lit.

Ah ! je n’y tiens pas. Je n’aurai jamais la force de lui avouer que je suis la mère du jeune homme qui cause ses chagrins. Je vais vous laisser avec lui, vous acheverez l’entreprise.

MOLIERE, bas.

Courage, morbleu ! ce n’est pas vous qui devez en manquer.

NINON.

Je n’en ai plus. Je suis mère, Moliere.

M. DE CHATEAUROUX, anéanti.

La malheureuse* ! elle a donc pris son parti, et pretend que je refuse de l’unir à un jeune homme bien né. Elle ne connaît point son histoire, et je n’ai pas dû l’en instruire. Moi-même longtems j’ai ignoré qui il était.

MOLIERE.

Monsieur, j’ai vu le jeune homme. Il ne me paroît pas si indigne de vos bontés, et de votre estime.

M. DE CHATEAUROUX.

Quoi, Monsieur, puis-je donner ma fille à un fils naturel* !

MOLIERE, avec fermeté.

Un fils naturel* ! eh ! qu’importe, Monsieur, [p. 185] si ce jeune homme a de l’honneur, des sentimens* distingués. N’est il pas un homme ; n’a-t-il pas des droits à l’estime publique s’il la mérite ?

NINON, déconcertée et tournant la tête.

Je n’en puis plus.

M. DE CHATEAUROUX.

Il est le fils d’un brave homme, je le sais d’un ami qui me fut cher ; mais qui sait quelle est sa mère ? peut-être quelque vil objet, et je donnerais à ma fille pour belle-mère une femme qui la ferait rougir, et qui la condamnerait à des remords éternels !

NINON, à part, et dans la plus grande affliction.

J’étouffe !

(Haut.)

Ah ! Monsieur, souffrez que je me retire. Je ne me trouve pas bien. Je reviendrai à vous quand je serai un peu remise.

(S’en allant.)

C’est d’aujourd’hui que je connois les véritables chagrins. Ah ! il n’y en a pas de plus forts que ceux de la nature.

(Elle sort.)

MOLIERE, à part.

Que son état m’afflige ! D’autant plus qu’elle est forte, elle en doit souffrir davantage.

[p. 186]

SCENE XXIII. §

MOLIERE, M. DE CHATEAUROUX.

M. DE CHATEAUROUX, regardant sortir Ninon.

Monsieur Molière, quel mal subit a pu prendre à Mademoiselle de l’Enclos ? Elle a pâli, changé de couleur tout-à-coup. Son état m’inquiète. Vous qui la connoissez, dites-moi si elle est souvent affligée de ces petites indispositions ?

MOLIERE.

Jamais je ne l’ai vue dans cet état. Mettez-vous, Monsieur, à la place de Mademoiselle de l’Enclos. Douée de tous les avantages de la Nature, et d’une riche éducation, plus attaquée qu’une autre, et sans doute plus sensible, elle a aimé, elle fut adorée, vous ne l’ignorez point, et que savez vous si elle n’a pas été mère ? Croyez-vous que la manière dont vous avez parlé d’un fils naturel*, ne l’ait point affligée dans le fond de son ame. Plus cette ame est grande et délicate, plus l’outrage est offensant.

M. DE CHATEAUROUX.

Ah ! Monsieur Molière, que me dites-vous là ? Je sens que j’ai tort, et vous m’en voyez au désespoir. Mais mon observation a-t-elle quelque rapport avec Mademoiselle de l’Enclos, d’une vile créature à une femme si respectable. Est-ce [p. 187] que mon ami m’auroit caché le nom de la mère de ce fils ? si elle eut été une femme estimable, ce n’est même qu’à son dernier moment qu’il m’a déclaré en être le père. Il ne me l’avoit confié que comme un dépôt d’une famille malheureuse.

MOLIERE.

Ah ! Monsieur, gardez-vous de suspecter la conduite de Monsieur de Coligny. Il n’a gardé le silence que par respect pour la femme qu’il avoit rendue mère.

M. DE CHATEAUROUX.

Cela se peut, Monsieur Molière, mais je n’en suis pas certain, et le doute m’empêchera toujours d’accorder ma fille à un jeune homme qui ne connoît point sa mère, et qui peut-être se feroit connoître sous un aspect trop désagréable pour moi. Je m’en rapporte à votre génie et vos sentimens*.

MOLIERE.

Je suis de votre avis, Monsieur : mais si cette mère infortunée étoit aussi intéressante que Mademoiselle de l’Enclos, aussi estimable par ses rares qualités, que feriez-vous, Monsieur ?

[p. 188]

SCENE XXIV. §

LES MÊMES, NINON, Mlle OLIMPE,
LE CHEVALIER DE BELFORT.
au fond du Théâtre.

NINON, à part.

Je frémis…

M. DE CHATEAUROUX.

Ce que je ferois, Monsieur Molière ! si elle ressembloit à Mademoiselle de l’Enclos, j’irois me jetter à ses pieds, abjurer mes erreurs, et lui demander comme une grace* insigne, d’unir son fils avec ma fille.

NINON, dans la plus grande joie, se jettant aux genoux de Monsieur Châteauroux.

C’est à moi, Monsieur, d’embrasser vos genoux… Approchez, mes enfans…

(Ils tombent aux genoux de Monsieur de Châteauroux.)

Mlle OLIMPE.

Mon pere, pardonnez à votre fille.

M. DE CHATEAUROUX, relevant Ninon.

Que faites-vous, Mademoiselle de l’Enclos ? Expliquez-vous, de grace.

NINON.

Monsieur, voilà votre fille, et voilà mon fils ; en prononçant leur bonheur, vous ferez le mien.

[p. 189]

M. DE CHATEAUROUX, dans la plus grande surprise.

Quoi ! vous étiez sa mère, et vous me l’avez laissé ignorer !

MOLIERE.

Ah ! croyez, Monsieur, que son silence a bien été cruel pour son cœur.

DE BELFORT, toujours à genoux.

Monsieur, puis-je vous nommer mon père ?

M. DE CHATEAUROUX.

Oui, tu le peux, tu le dois ; levez-vous mes enfans ; embrasse-moi, ma fille ; ton choix m’honore actuellement.

DE BELFORT.

O ma mère, mon incomparable mère, quelle félicité pour moi de vous devoir le jour.

MOLIERE.

Quel spectacle ! Il semble qu’il soit fait pour moi, pour ma sensibilité. Je jouis donc dans ce moment pour moi seul, et c’est une récompense de mes veilles et de mes soins.

Mlle OLIMPE, à Molière.

O mon bienfaiteur ! mon cher Monsieur Molière, si ma reconnoissance pouvoit vivre aussi long-tems que votre mémoire, je desirerois qu’elle apprit aux siècles à venir tout ce que je vous dois.

MOLIERE.

Le hasard conduit tout. Combien je m’applau/ [p. 190] /dis qu’il vous ait amenée jusques chez Mademoiselle de l’Enclos, en qui vous trouvez une mère et une mère comme il n’y en a pas.

NINON.

Ah ! Molière, cachons dans le fond de notre ame ce mystère : et vous, Monsieur le Marquis, vous qui daignez vous allier avec moi, ne soyons unis que pour en jouir dans le silence. Le préjugé est terrible, vous le savez. A mon égard, il n’a point eu d’effet de votre part ; mais cette alliance formée, il s’éleveroit un orage qui viendroit assiéger le bonheur de ces enfans.

M. DE CHATEAUROUX.

Pourquoi nous condamner au silence ? Je ne puis que m’honorer d’avoir donné ma fille au fils d’un brave homme, et d’une femme que tout le monde respecte.

NINON.

Monsieur, je ne veux point être leur mère dans le monde ; jouir de ce titre en particulier avec vous, avec Monsieur Molière, ce sera un bonheur plus parfait pour moi que l’honneur que vous voulez me faire. Accordez-moi cette grace*, et croyez qu’elle ne tend qu’à leur bonheur et à votre tranquillité.

MOLIERE.

Rapportez-vous-en, Monsieur, à sa pénétration*.

M. DE CHATEAUROUX.

Eh bien, soit, il faut faire ce que vous voulez, adorable Ninon.

[p. 191]

NINON.

Vous ne serez pas non plus étonné que j’aille me retirer dans un Couvent.

DE BELFORT.

Vous, ma mère ! Je ne puis y consentir.

NINON.

Mon fils, il le faut ; avant de vous connoître, mon parti étoit pris, et vous ne faites que le raffermir.

MOLIERE, surpris.

Ce que vous dites-là est-il bien possible, Mademoiselle de l’Enclos ? Quoi ? Vous abandonneriez votre société, vos amis ; c’est ordonner leur supplice, les enterrer tout-vivans.

NINON.

Mon ami, j’en suis fâchée*, mais ce parti est nécessaire. Je me le dois, je le dois à mon fils.

MOLIERE, à part.

Je tremble ; elle est si forte dans ses résolutions.

SCENE XXV et DERNIERE. §

LES MÊMES, CHAPELLE, SAINT-EVREMONT.

CHAPELLE.

Puis-je croire ce qui vient de se répandre dans tout Paris ? on dit que vous allez nous quitter, Ninon ?

[p. 192]

MOLIERE.

Oui, mes amis ; joignez-vous à mes instances, et détournons-la de ce fatal projet.

CHAPELLE.

Venez voir arriver tous vos amis en foule chez vous, jusqu’au malheureuse* Scaron qui s’est fait asseoir à travers la porte pour vous en barrer la sortie. Venez les voir tous plus morts que vifs.

NINON.

Leur tendre amitié m’afflige, mais elle ne peut changer ma résolution.

MOLIERE, à Saint-Evremont.

Elle vient de faire le bonheur de ses enfans ; mais vous qui l’avez étudiée dans toutes les circonstances de sa vie, et qui la connoissez depuis plus longtems que nous, pouvons-nous craindre cette fatale résolution ?

SAINT-EVREMONT.

Son esprit nous l’enlève, mais son cœur nous la rendra.

Fin de la Pièce.

[N, 193]

POSTFACE. §

Le fameux Aréopage d’Athènes jouissoit de moins de crédit et de considération que le Comité de la Comédie Françoise aux yeux des Auteurs enthousiastes256 : j’en ai été moi-même enivrée.

Que tout Auteur reprenne le sang-froid qui m’a desillé les yeux, il verra bientôt son insolence fléchir devant ses maîtres ; et quand, à l’avenir, elle refusera des Pièces, elle mettra la décence et l’équité qui doivent guider sa conduite et son opinion ; l’Auteur qui perd le fruit de ses peines, de ses veilles, mérite toujours des égards et ne doit pas s’attendre que des Comédiens porteront l’effronterie jusqu’à le persifler, le baffouer tout le tems d’une lecture.

Passons donc à celle qui me concerne, et soyons laconique autant qu’il nous sera possible. J’ai déjà fatigué le Lecteur, et je sens son impatience de voir prononcer la sentence qui condamne la Pièce qu’il vient de lire. J’ai besoin cependant de faire quelques remarques. Par exemple, au moment que Francisque se défait noblement de la séduction du Grand-Prieur, à ce passage les Comédiens haussèrent les épaules, et rirent beaucoup au refus de la Soubrette ; des Valets décents sur la Scène ne sont pas à leur portée ; mais ils conviennent infiniment à Mademoiselle de l’Enclos, et diffèrent bien avec Suzanne et Figaro. [p. 194]

A la Scène de Mademoiselle Olimpe, Molière les révolta, et sur-tout sa modestie ; vertu* …………………………………………………………………………………………. et qui accompagne toujours le vrai mérite.

Arrivons à l’Acte de Dégipto257 ; pour celui-ci, ils rirent de bon cœur, en dépit de l’humeur qu’ils avoient contre moi.

Mais passons vîte au troisième Acte, ils ne le sentirent point du tout, et ne connurent aucun des Personnages, pas même Scaron, tout vivant que j’ai pu le rendre.

Je m’empresse d’arriver au quatrième ; la lecture en fut entièrement interrompue, et chacun rioit ou parloit à l’oreille de son voisin, et la Scène de Ninon avec la Reine Christine, excita des baillemens qui terminèrent cet Acte paisiblement ; car, sans exagérer, les trois quarts et demi du Comité dormoient.

Pour les réveiller un peu, allons au pathétique du cinquième, et à la vraie philosophie de Mademoiselle de Lenclos, qui rend cette femme immortelle. J’espérois beaucoup de mon dénouement, et je pensois que le cœur de la Comédie Françoise me ramèneroit son esprit ; malheureusement, une maudite porte de derrière, par laquelle les Comédiens passent toujours, ne pouvoit jamais se tenir close ; chacun à son tour se levoit pour essayer de la fermer de nouveau. Enfin, la lecture de ma Pièce se termina avec le maudit feraillement de la porte ; ils se seroient bien gardés de la condamner, c’étoit leur faux-fuyant.

Me voici aux Bulletins. Des Bulletins de la Comédie Françoise ! cher Public, vous ignorez ce que c’est ; vous n’en avez jamais lu ; on n’en a [p. 195] jamais fait imprimer : mais ceci mérite plus que l’impression ; je prétends les faire graver en bas et au tour de mon portrait, pour prouver que, si la destinée a voulu que je fusse ignorante, elle voulut aussi me montrer qu’il y avoit une espèce d’êtres ignorants qui ne possédoient pas le sens-commun. Que mon Lecteur fasse attention que l’on écrit les Bulletins, et que j’aie le tems de réfléchir avec lui.

Cette conversation me paroîtra bien plus aimable, que les jolies choses que les Comédiens purent me dire pour m’induire en erreur un instant, afin de jouir de ma surprise et de ma confusion. Je fus plus heureuse* que je ne devois l’attendre. Je n’éprouvai ni l’un ni l’autre, et je sortis de cette caverne aussi grande qu’ils étoient petits. Il faut que le Public sache encore que, lorsque les Comédiens reçoivent une Pièce définitivement, ou à correction, ils entourent l’Auteur, et ne lui disent que des choses agréables sur son Ouvrage. Les Bulletins faits, tous les Comédiens s’empressèrent de faire l’éloge de ma Pièce, sauf quelques corrections, et se distribuoient déja les rôles. Ils paroissoient agir avec tant de franchise, que je faillis être dupe un moment de leur fausseté, sur-tout quand l’intègre M. des Essarts me demanda si c’étoit à lui que je désignois le rôle de Dégypto. J’eus la simplicité de lui répondre que, puisqu’il me le demandoit, je ne voyois personne plus propre que lui à posséder la caricature qui convenoit au Berger Coridon. On rit beaucoup, et je ne pus m’empêcher de rire aussi de bonne-foi. Tous sembloient n’aspirer qu’au moment de le voir dans le costume de Berger ; et je gagerois, si les Comédiens [p. 196] étoient capables de convenir une fois de la vérité, que ce n’est pas sans regret qu’ils ont sacrifié leur opinion contre cette Pièce, en faveur du comique qu’au moins ils ont saisi ; mais sans doute M. des Essarts258 n’a pas porté son talent jusqu’à supporter le caractère d’un homme trop vieux et devenu d’une folie à faire courir tout Paris, et à le faire rire toujours de nouveau. Fatigué de voir qu’on s’amusoit à ses dépends, et impatient de m’en faire essuyer les rigueurs, il cria au Souffleur, avec sa voix monstrueuse : Allons, Monsieur, lisez les Bulletins.

Et vous, Postulans en Littérature, tant en femme qu’en homme, apprenez à connoître les Comédiens François, avant de leur confier les fruits de vos plus chères occupations.

PREMIER BULLETIN.

Cet Ouvrage est charmant ; il fait honneur au cœur, à l’ame et à l’esprit de l’Auteur. Je le reçois.

Heureux* début.

SECOND BULLETIN.

Cet Ouvrage est rempli de mérite ; mais il y a des longueurs à retrancher. Je reçois à correction.

Il n’y a pas encore à se désespérer.

[p. 197]

TROISIEME BULLETIN.

Il y a infiniment de talent dans cet Ouvrage. Je reçois à correction.

J’espère encore.

QUATRIEME BULLETIN.

J’aime les jolies femmes ; je les aime encore plus quand elles sont galantes* ; mais je n’aime à les voir que chez elles, et non pas sur le Théâtre. Je refuse cette Pièce.

Haie !... haie !... Ceci sent bien le Dugason259. Mais tout doux, mon très-aimable ; apprenez à connoître le but du Théâtre. Les Courtisannes, la Coquette corrigée260 ne portent-elles pas à un but moral ? Et ma Ninon n’est-elle pas aussi décente que cette dernière ? Elle ne fait pas au moins des aveux de la première, et ses foiblesses sont éloignées de la Scène ; je l’ai prise dans une bonne circonstance pour le Théâtre. Tant pis pour votre discernement, si vous ne savez point l’apprécier.

CINQUIEME BULLETIN.

Cette Pièce n’est remplie que d’Episodes261 mal faites ; il n’y a pas un seul caractère dans cet Ouvrage. Le second Acte est entièrement du mauvais goût, et la folie de Dégypto n’est pas supportable. [p. 198] Elle n’est ni dans les règles théâtrales, ni dans la décence. Pour le bien de l’Auteur, je refuse cet Ouvrage.

Ah ! Berger Coridon ! on vous reconnoît comme vous avez reconnu l’intention de l’Auteur, en accordant l’élégance de votre taille avec le plaisant de ce caractère. Vous avez eu raison de refuser. Vous auriez, en effet, été trop comique dans ce rôle ; j’avoue même que votre rotondité l’auroit trop chargé ; il n’auroit pas été possible d’y tenir. Qu’on se représente de vous voir habillé en Berger, le chapeau de paille sur l’oreille, attaché négligemment par-dessous le cou avec un ruban couleur de rose, et une houpe de toutes couleurs tombant de même sur vos larges épaules, la panetière au côté et la houlette à la main ! Qu’on me dise si l’on peut voir rien de plus comique sous ce costume ; et vous l’avez craint ! Cependant, il y a long-tems que le Public desire du vrai comique et du dramatique dans les Pièces de Théatre, et vous n’en voulez pas ! Tant pis pour vous.

SIXIEME BULLETIN.

O Lecteur ! ô Lecteur ! je vous demande de la patience pour entendre ceci de sang-froid.

Cette Pièce est sans goût, sans talent ; je suis indigné de voir que l’Auteur ait pu s’oublier jusqu’à faire du grand Molière le Confident des amours de Ninon ; et si j’ai quelque conseil à lui donner, c’est de renoncer à cette Pièce, et de ne la montrer à personne ; car je la refuse. [p. 199]

Pour celui-ci je ne pus pas connoître l’Auteur, à moins que tout le Comité ne l’ait fabriqué ensemble. Combien Molière se trouveroit choqué et humilié, s’il pouvoit revenir parmi nous, de voir à quel point on fait tort à son esprit et à sa mémoire ! lui qui fut le confident et l’ami de Ninon, ainsi que tous les grands-hommes du Royaume, sans excepter les femmes les plus vertueuses*. Quelles sont les personnes qui n’ont pas cru se couvrir de gloire, quand elles avoient le bonheur d’être admises dans la société de Ninon de l’Enclos ? Mais les Comédiens ont craint de la voir parmi eux ………………………………………… ………………………………………………………………………………………… Elle auroit été déplacée. …………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………. Mais le Public l’auroit accueillie comme elle le mérite, et cette femme, présentée dans son vrai caractère, n’auroit pu que rendre les femmes plus équitables, même à travers leurs foiblesses ; mais un beau caractère leur est étranger : je puis croire cependant que si Mademoiselle Contat s’étoit trouvée à cette lecture, son discernement auroit prévalu. J’avois bien M. Molé262, et je crois l’avoir reconnu dans le premier Bulletin : je distingue trois Comédiens honnêtes que je nommerai à la fin.

SEPTIEME BULLETIN.

J’ai de la peine à soutenir les réflexions que cette Pièce me fait faire. Je n’y trouve pas de fond, pas d’intrigue, tous les personnages parlent de même, et l’Auteur a mis vingt-neuf Acteurs, [p. 200] tandis qu’il n’y en a que vingt-trois à la Comédie ; ainsi, je ne puis recevoir cette Pièce.

D’un coup de plume j’ai égorgé sept personnages ; en doublant certains rôles, on verra que l’on peut jouer cette Pièce avec quinze ou seize. Les habits de paysan, ou le changement de costume peut produire cette métamorphose. La Châtre peut jouer, par exemple, le Comte de Fiesque, en faveur de la ressemblance ; Blaise, le Maréchal d’Estrées ; Lucas, le Président de… Mathurin, M. Mignard ; et Scaron, Saint-Evremont ; Chapelle, l’Exempt ; M. de Gourville, le père de Mademoiselle de Châteauroux ; et jusqu’au fils de Ninon, on peut le travestir ; c’est ce qu’on fera sans doute dans les petites Troupes, et c’est pour elles que je l’indique.

HUITIEME BULLETIN.

Je considère l’Auteur, et je l’aime trop pour l’exposer à une chûte, je refuse.

Celui-là est joli, et ne peut m’indisposer.

NEUVIEME BULLETIN.

Rien ne m’intéresse dans cette Pièce que le cinquième Acte ; la reconnoissance de Ninon avec son fils est tout-à-fait touchante, et prête au but moral : la société de Ninon, et quelque faits, par-ci par-là, ne peuvent pas fournir une Comédie en cinq Actes ; si l’Auteur vouloit me [p. 201] croire, il la réduiroit en un, mais comme je prévois qu’il n’en voudra rien faire ; je la refuse.

Bonnes conclusions.

DIXIEME BULLETIN.

Les Valets de Ninon jouent la délicatesse et l’esprit, et sont insoutenables dans cette Pièce : je la refuse.

ONZIEME BULLETIN.

C’est avec plaisir qu’on se rappelle le Règne de Louis XIV ; mais dans cette Pièce il est insoutenable : et je crois rendre service à l’Auteur en le refusant.

Patience, Lecteur, ceci tire à sa fin.

DOUZIEME BULLETIN.

Il n’y a dans cette Pièce que des éloges à toutes les scènes, qui deviennent assommantes pour les Spectateurs ; il est impossible d’imaginer que l’Auteur ait eu l’intention de faire une Pièce de Théâtre, dans le sujet de Molière chez Ninon, et ce grand homme est déplacé à chaque instant ; je crois sincèrement obliger l’Auteur, en l’engageant de ne montrer jamais sa Pièce.

C’est ici où je m’arrête.

Je ne fus pas curieuse d’avoir le demi-quarteron263 [p. 202] de voix, et je priai M. de la Porte264 de me dispenser de lire le treizième.

Pendant la lecture de ces fameux Bulletins, j’examinois toutes les figures, mais toutes cherchoient à éviter mes regards ; celle de des Essarts étoit la seule qui ne changeât pas d’attitude ; sa tête étoit à peindre, sa joue appuyée sur sa canne, et la bouche béante, avec une langue qui sortoit à moitié, qui exprimoit la joie qu’il ressentoit à chaque lecture de Bulletin, et au redoublement de ma confusion.

Si le celèbre Greuze étoit curieux de faire un tableau de Comité, je lui fournirois un sujet propre à varier son genre, et qu’il ne rendroit pas moins sublime.

Ils s’attendoient tous que j’allois me porter à quelque excès qui m’auroit fait plus de tort à moi-même, qu’au Chevalier de Saint-Louis, qui leur avoit voulu ……………………… …………………………………………………………………………………………………………………………. Et moi j’aurois bien voulu l’imiter. Mais je me levai, et je leur dis, avec un ton modeste :

Mesdames, et Messieurs, je suis fâchée que vous n’ayez pas reçu ma Pièce, et cela ne doit pas vous étonner. Je vois que je me suis trompée, mais ce qui me console, c’est de voir que MM. Palissot, Mercier, Lemiere265, et vingt-quatre autres personnes recommandables se soient trompées comme moi, et qu’ils ayent encore plus de tort de m’avoir exposée à vous présenter une aussi mauvaise production.

« J’ai l’honneur de vous saluer ». [p. 203]

Tous baissèrent la tête ; il n’y eut que Mademoiselle Joli266 qui fit une grimace …… …………………………………………………………………………………………………...

Je puis avoir changé quelques mots, mais non pas le sens ; et comme j’ai une mémoire très-sûre, on peut s’en rapporter à ce que je dis, et sur-tout à ma probité, quand j’ai tant fait d’avancer que je n’en impose* pas. Il y a des circonstances où l’être le plus sincère n’est pas toujours forcé à découvrir la vérité ; c’est ce que j’ai fait dans la Préface du Philosophe corrigé, en faveur de la Comédie Françoise, en cachant sa lettre, et en mettant à la place son prétendu bienfait, que je croyois alors sincère.

Mais qu’on me dise actuellement si j’ai tort de m’en plaindre, et de l’avoir en horreur. Ah, elle a produit un effet qui convaincra le Public à quel point une femme peut être indignée, quand elle peut se refroidir sur sa frénésie, sur sa passion, sur tout ce qui pouvoit faire les délices de sa vie : enfin jusqu’à renoncer, pour toujours, à faire une scène de Comédie ; et si je pouvois jamais changer de résolution, ce seroit pour la société, pour mes amis seulement.

Dès-que la Comédie reçoit une Pièce, elle accorde la faveur de donner les entrées à l’Auteur : cette faveur n’est plus digne de moi, et les bienfaits de ceux que l’on peut estimer deviennent à charge, et indignes de notre reconnoissance. Ces entrées m’étoient chères à plus d’un titre ; j’aime le spectacle, et je ne suis pas assez riche pour y aller tous les jours. Je les avois obtenues par le mérite, et elles ne pouvoient que me flatter ; j’allois à la Comédie sans répugnance, et je [p. 204] doute même qu’à présent une nouveauté puisse m’y entraîner ; et si j’y allois jamais, ce seroit en payant. Je leur rends donc mes entrées publiquement, je ne les reprendrai que lorsqu’on jouera mon Drame267, et s’il réussit, je jouirai de mon bien sans rougir ; voilà mon vrai salaire. Qu’il sera glorieux pour moi d’en jouir ! Mais actuellement il m’aviliroit, et lorsqu’on se plaint des Comédiens, comme je le fais, on ne doit pas profiter de leurs dons.

Pour prouver au Public que je suis femme à tenir ce que j’avance, j’offre, aux Auteurs qui ne dédaigneront pas d’étendre leurs connoissances sur mes plans, de leur en donner qui ne seront pas indignes de leurs lumières. Ceux qui ne possèdent pas l’art d’écrire, ont quelquefois en récompense l’art de savoir faire un plan. J’ai trente sujets qui ont besoin d’être touchés, même dialogués, en partie ; je l’ai déjà dit, je ne ferai plus de Comédie268, ne n’en corrigerai point. Il m’en reste deux que j’ai soignées, qui ne valent pas, à beaucoup près, celle que je propose. Mais je les ai achevées, et je n’ai plus rien à y faire.

Ainsi elles se trouveront dans mon quatrième Volume avec le commencement d’un nouveau plan de littérature, que je me propose de suivre à l’avenir. Ceux qui ont lu ma Ninon m’ont sollicitée de la lire à la Comédie Italienne. Deux motifs m’en empêchent. Je ne saurois lui offrir le refus de la Comédie Françoise ; le second, c’est que je crains qu’elle ne trouve mauvais que je me plains trop vivement de sa rivale. Cependant, elle n’ignore point que je lui ai présenté une Pièce qu’elle refusa, mais avec tant de décence, [p. 205] et d’honnêteté, qu’elle ne m’a jamais réduite à la dure nécessité de m’en plaindre, et que je n’ai eu au contraire qu’à me louer d’elle. La Comédie Italienne peut me rendre cette justice ; je voudrois pouvoir dire de même de la Comédie Françoise, et on verroit bien que je suis au-dessus d’un refus. Mais une femme sensible et délicate ne peut supporter tant d’indignités, et de mauvais procédés entassés les uns sur les autres ; si la Comédie Italienne est curieuse de jouer ma Pièce, je la lui offre par la voie publique. On pourra ôter deux Scènes Episodiques ; celle de Mignard, et du Maréchal d’Estrées, et l’on sera en état de jouer la Pièce avec douze Acteurs. Mais comme ce sont des faits intéressans dans l’Histoire, j’ai dû les faire imprimer, et dans une grande Troupe on fera bien de les laisser exister. On doit observer l’ancien costume dans toute sa rigueur269 ; on doit aussi faire attention qu’une femme de vingt-ans, comme une de quarante, peut jouer le rôle de Ninon, quand elle a des grâces*270 et de la fraîcheur ; que le fils de Ninon peut être remplacé par une femme travestie ; que la Pièce tient tout le Spectacle, comme Figaro, et les Amours de Bayard ; et que, sans être trop prévenue* en faveur de mon ouvrage, le spectateur peut rentrer content chez soi, après la Représentation de cette Pièce.

Quel est le véritable François qui ne reverra pas cette aimable Société avec enthousiasme, sur-tout les Gens de Lettres, ce parfait unisson des Arts et des talens, des Princes et des Grands, qui formoit l’incomparable Société de Mademoiselle de Lenclos ! et qu’il seroit à souhaiter dans ce siècle de posséder une femme d’un aussi grand [p. 206] mérite ! Quand je l’examine telle qu’elle est, et que je considère son esprit, sa grandeur d’ame, je ne vois plus ses erreurs ni ses foiblesses. Plus d’une femme voudroit lui ressembler secrétement, si elle n’a pas la vertu* d’en convenir tout haut. J’ose donc croire, sans crainte de me tromper, que ma Ninon, sur la Scène produira un bon effet sur toutes les femmes, dont le plus grand nombre n’est pas exempt de ses foiblesses ; mais les trois quarts de mon sexe sont privés de ses vertus*. Ne pouvant donc pas détruire le mal et le détacher du bien, j’ai jugé à propos de les faire marcher ensemble, sans blesser la décence ni les règles du Théâtre. Mais ma Ninon est plus forte que foible, et hors les Comédiens François, tout le monde l’accueillera. Des Comédiens François ! Quel nom ces gens-là profanent ! Ah ! s’il ne tenoit qu’à moi, ils le perdroient bien-tôt ; mais ce qui me console et me flatte infiniment, c’est qu’on m’a assuré qu’en Angleterre elle aura le plus grand succès, et que les Anglois se feront un vrai plaisir de la jouer ; la folie de Dégypto est tout-à-fait dans leur genre ; ainsi si je n’ai pas la satisfaction de voir que ma Nation l’accueille, j’irai la voir chez l’Etranger, si elle est jamais traduite et jouée. En attendant, je la recommande au Public François ; il se rappellera avec plaisir des Personnages que je lui présente, sur-tout le Grand Condé, ce Prince dont le nom sera toujours cher à la Patrie, m’obtiendra sans doute quelque suffrage et augmentera l’indignation du Public contre la Comédie Françoise, à qui ce grand homme n’a pu même en imposer*, lui dont le seul nom faisoit trembler les Peuples [p. 207] les plus éloignés. Je l’ai mis simple particulier chez Ninon, tel qu’il vouloit l’être, et ami de Molière ; mais je me serai bien gardée de le traiter dans toute sa splendeur. Il faudroit un autre art, une autre capacité que la mienne, une plume de feu et le crayon de Corneille.

C’est donc sans prétention que je l’ai confondu parmi les femmes et les hommes qui étoient dignes de l’approcher. Si j’ai eu le bonheur d’ébaucher ses plus simples conversations, je me trouverai heureuse. C’est au Public à juger si la Comédie Françoise a bien fait de refuser cette Pièce, et si je suis dans mon tort de m’en formaliser. Mais je puis lui protester que si elle m’avoit présenté quelques raisons puissantes qui la privoient de la recevoir, je ne m’en serois jamais plainte et je ne l’aurois pas même faite imprimer ; mais comme mon Ouvrage et sa conduite attestent l’injustice de son refus, j’ai lieu d’espérer le suffrage du Public, et son estime pour cette Pièce. Quant aux trois Comédiens que je dois nommer, c’est MM. Mollé, d’Azincourt et Belmont271 ; le dernier aussi simple qu’honnête ne se trouva pas à ma dernière lecture ; mais il me parut qu’il étoit fâché* que le nombre des Comédiens ne fut pas complet à la première. Je ne connois cet Acteur que par son talent, talent qui ne sera peut-être pas facile à remplacer, tant ce Comédien est vrai et naturel dans son jeu, il joint à cela la réputation d’honnête homme, et je le crois, puisqu’il ne s’est pas trouvé à la conspiration de la Comédie contre mon Ouvrage. On assure qu’il n’a jamais voulu tremper dans les complots ni dans les cabales [p. 208] de ses camarades, et qu’il ne s’en fait pas moins estimer quoiqu’il n’ait jamais voulu les imiter ; quant à M. d’Azincourt on sçait qu’il n’étoit pas né pour être Comédien, ses bons principes ne font donc que le rendre plus estimable et le mettre au-dessus de son état. Pour M. Mollé, il a trop d’esprit et trop d’honnêteté pour manquer à qui que ce soit ; ainsi l’on peut voir qu’en me plaignant des Comédiens, comme j’y suis forcée, je sçais rendre justice à ceux qui le méritent.

Il est possible que le changement de Scène dans mon second Acte, chez Dégypto excite la critique : du moins d’après l’opinion de M. Piegres272, je dois faire quelque réflexion au Lecteur à ce sujet. Ce méritant Auteur, cet homme estimable m’a assuré que ma Pièce en quatre Actes auroit beaucoup de succès, et que l’Acte de Dégypto pouvoit être ôté sans déranger la Pièce, je m’en rapporte à ses sages conseils, il a ajouté que certainement on pourroit en faire un petit Ouvrage détaché, je le croirois aussi, et je ne doute pas qu’il y ait plusieurs personnes de son avis ; mais c’est le dernier que j’ai reçu même après que ma Pièce a été imprimée : car sans la fatalité qui poursuit ma Préface depuis six semaines, mon dernier Volume seroit déjà publié. La grace* spéciale que j’ai à demander aux Journalistes, c’est de s’expliquer sur ma Ninon, d’après leur opinion et leurs connoissances, je ne crains pas que la prévention* et l’injustice des Comédiens corrompent leur goût et leur jugement. Les hommes instruits, et qui, sur-tout font une étude particulière sur des sujets dramatiques, peuvent aisément me satisfaire sur [O, 209] l’analyse que j’ai droit d’attendre de leurs lumières. S’il faut renoncer à la Folie de Dégypto, qui m’a paru d’un beau Comique, et suivie d’après l’Histoire, c’est sans peine que j’en ferai le sacrifice. Je ne suis point de ces Auteurs plus entêtés qu’entiers dans une juste opinion. Je baisse pavillon, et me rends de bonne grace* aux observations solides et raisonnables. Trois mêmes avis suffisent pour me convaincre ; et si la Comédie m’avoit objecté qu’elle ne pouvoit point consentir à recevoir mon second Acte, avec quel plaisir j’y aurois renoncé ; et juste envers moi, elle l’auroit jouée en quatre ; mais il est reconnu qu’elle a prononcé depuis long-tems contre mes Ouvrages ; ma première altercation avec elle ne vient que d’un propos de M. Florence que je rapporte, et en présence d’un homme estimable qui me donnoit la main, « la Comédie a appris que vous vous plaigniez d’elle pour la Pièce de Cardégno273 qu’elle vous a refusée, vous vous en plaindrez bien davantage ; car elle a résolu de ne jamais en recevoir de votre part. Le tems et la première lettre de la Comédie avoient effacé de mon cœur cet injuste propos ; mais le tems m’a appris encore que la Comédie n’oublioit jamais ses conspirations contre un Auteur proscrit, et qu’elle ne perdoit point de vue ses noirs complots ; mais cet Auteur étoit une femme ; et je vous demande, Lecteur, si j’ai mérité cet odieux traitement. Si on n’a point ménagé ma sensibilité, du moins on devoit des égards à mon sexe ; mais cette foiblesse leur a donné, au contraire, des forces et du courage*, pour me faire essuyer impunément toutes leurs vexations et toutes leurs [p. 210] injustices. Ils auroient sans doute ménagé un peu plus un homme, dont ils auroient craint les justes poursuites ; mais je n’en ai pas moins la tête et le courage, quand une fois mon parti est pris.

La délicatesse de ma façon de penser me donne des forces et de l’énergie. La gloire m’a enthousiasmée comme tant d’autres Auteurs ; j’étois humble et soumise devant cette vaine idole ; mais la raison me parle, et je retrouve la noblesse de mes sentimens*. Je n’ai qu’un reproche à faire au sort : C’est de m’avoir rendu mère d’enfans plus touchans que ceux en Littérature ; on peut faire un incendie de ces pauvres infortunés ; mais ceux qui ont le droit de la Nature, font parler le cœur plus que l’esprit. Une mère essentielle veut produire ses enfans, veut les élever dans un état honnête, et tout cela est bien difficile, sans fortune, sans bassesse ; et avec la droiture et un caractère entier. Il faut se ployer aux circonstances, sçavoir vanter* et solliciter, et je n’en ai point l’esprit. Cependant, j’ai mortifié mes sentimens* et ma répugnance, et le titre de mère a bien de l’empire sur mon cœur. Mais si le sort eût voulu que je n’eusse jamais eu cette douceur, j’aurois sans doute renoncé plutôt à la société. J’ai rencontré bien peu de personnes avec qui je puisse sympatiser. La fausseté et l’impudence me désespèrent ; et par malheur la plupart des hommes sont l’un ou l’autre. Ah ! que ne puis-je voir mon fils fixe dans son état ? Les Comédiens et le grand monde ne troubleroient plus mes plaisirs solitaires ; j’irois vivre paisiblement dans un coin de la terre, où je pourrois faire à loisir des réflexions sur les ridicules des hommes, sans épargner les miens, en rire de bon cœur, quand je ne serai plus à même de m’en fâcher*. Je ne sçais si c’est de ma faute ou celle d’autrui, mais qui [p. 211] plus que moi a sujet de se plaindre des méchans ? Ah ! si jamais je puis exposer à mon gré la vérité, tremblez, ames viles et rampantes ; le tort que vous m’avez fait a affecté ma sensibilité, je ne le cèle pas ; mais le tems, ce terrible maître à qui tout méchant n’échappe jamais, me vengera, sans que je le desire, de vos trames odieuses. J’oublie que ce n’étoit que des tracasseries de Comédiens dont je faisois mention, et que mes réflexions me portent plus loin. C’est une énigme que j’expliquerai un jour, mais je finis en recommandant mon cher Zamor et Mirza à toutes les ames sensibles, sur-tout aux pères, aux mères et aux enfans qui ne méconnoissent pas la Nature.

Quant au Siècle des Grands-Hommes, tous les Gens de Lettres, ainsi que les personnes de la plus haute considération, prendront son parti, et s’intéresseront vivement à mon aimable Ninon, dont je m’applaudis d’être la mère. Les femmes d’esprit, les femmes du bon ton et même les femmes vertueuses* me sçauront bon gré de l’avoir conçue ; les Prudes et les Comédiennes m’en blâmeront certainement, mais je ris d’avance de leur dépit et de leurs sottises.

FIN

Glossaire §

Pour établir ce glossaire, nous avons utilisé l’édition de 1727 du Dictionnaire universel de Furetière, les éditions de 1762 et de 1798 du Dictionnaire de L’Académie Française, le Dictionnaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1788-1789) et le Trésor de la Langue Française.

Advertance
Attention.
P. [65]
Ascendant
Au figuré, ce nom masculin désigne « la supériorité qu’une personne a sur l’esprit, sur la volonté d’une autre », « un certain génie dominant, qui fait qu’une personne a toujours avantage sur une autre » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762).
P. [70], [101], [182]
Badiner
S’amuser, plaisanter, « mettre de la galanterie et de l’agrément dans sa conversation ou sa manière d’écrire. » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762).
P. [40], [109]
Bégueule
Injure pour désigner avec mépris une femme ridicule, ou une prude.
P. [29], [99], [108]
Bonhommie
Simplicité d’esprit, niaiserie, naïveté.
P. [17]
Braver
Défier, mépriser.
P. [12], [95], [111], [124], [175]
Conter (en)
« En conter » signifie « donner pour vraies des choses fausses, et incroyables », raconter « des bagatelles, des choses ridicules » (Dictionnaire universel de Furetière, 1727).
P. [61], [62], [155]
Cotillon
« Cotte ou jupe de dessous » (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1788-89).
P. [91]
Courage
« Ardeur », « vivacité », « hardiesse »
P. [66]
« Fierté », « orgueil », confiance »
P. [15], [209] (Dictionnaire universel de Furetière, 1727)
« Dureté de cœur »
P. [136] (Dictionnaire de L’Académie française, 1762).
Dégoiser
Au sens propre, ce verbe désigne le chant des oiseaux. Au figuré, il est familier et signifie « parler plus qu’il ne faut, dire ce qu’il ne faut pas dire » (Dictionnaire de L’Académie française, 1762).
P. [55], [62
Disputer
Débattre.
P. [14]
Dissimuler
« Cacher ses sentiments, ses desseins » (Dictionnaire de L’Académie française, 1762).
P. [5
Étonnant(e)
Se dit d’une personne extraordinaire, en bien, comme dans les occurrences de la pièce, mais aussi en mal
P. [22], [36], [120].
Étonné(e)
Troublé par une vive émotion
P. [167], [177].
Fâcher
Affliger
Préface, p. [6], [47], [63], [81] (deux occurrences), [90], [112], [191], [207], [210].
Fils naturel
Qui n’est pas né d’un mariage, qui n’est pas légitime.
Personnages, p. [170], [184] (deux occurrences), [186
Fureur
En général, sorte de folie. Ce nom féminin se dit en particulier « d’un violent transport de colère »
P. [18].
Il signifie aussi « la violente agitation »
P. [41]
Il peut également désigner la « passion démesurée »
P. [163], [183] (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762).
Galant
À propos d’une personne : « Honnête, civil, sociable, de bonne compagnie, de conversation agréable. »
P. [100], [155] (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762)
À propos d’une femme : coquette
P. [197]
À propos d’une chose : agréable
P. [148].
Grâce
Faveur, don gratuit
Lettre à M. Florence, Lettre à M. Fleuri (deux occurrences), p. [13], [61] (deux occurrences), [112], [129], [188], [190], [208].
Au sens juridique « grâce » désigne une remise de peine
P. [108], [110], [182].
« De bonne grâce » signifie « de bonne volonté »
P. [209].
Remerciement : « rendre grâce » signifie « remercier »
P. [78], [138]
Charme, agrément, attraits
P. [16], [111], [128], [177], [205].
Par métonymie « la grâce » désigne les moyens par lesquels on cherche à plaire : « faire des grâces »
P. [142].
Heureux(se)
Chanceux(se) (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762)
Lettre à M. Fleuri, p. [9] (deux occurrences), [26], [96], [106], [115], [195]
« Celui que la fortune favorise »
P. [24], [32], [45], [124], [128] (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762)
« Bon, excellent, rare en son genre. »
P. [82] (pour les deux premières occurrences et la dernière), [86], [94], [132]
Favorable, avantageux, « qui promet de la bonne fortune »
Préface, p. [116], [134], [140], [143], [196] .
Imposer (en)
« En imposer » signifie « tromper, abuser » (Dictionnaire de L’Académie française, 1762).
P. [77], [203], [206]
Jarnigoi
Juron qui résulte de l’altération de « jarnidieu », qui est un euphémisme de « je renie Dieu ».
P. [52], [59], [77], [78], [84], [154]
Malheureux(se)
Infortuné(e)
P. [48], [106], [184], [192]
Méprisable
P. [175].
Pénétration
« Se dit figurément de la sagacité de l’esprit, de la subtilité de l’intelligence » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762).
P. [139], [190]
Pénétrée
Touchée, émue.
P. [121]
Percer
Au figuré ce verbe peut signifier « s’avancer dans le monde » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1798).
P. [27]
Pétulance
Qualité de celui qui est vif impétueux et brusque (Dictionnaire universel de Furetière, 1727).
Lettre à la comédie, p. [174] (deux occurrences)
Piquer
Au figuré : fâcher, irriter, offenser.
P. [13], [15]
Prévention
« Préoccupation d’esprit »
« Entêtement »
P. [208] Dictionnaire universel de Furetière).
Prévenu
« Préoccuper l’esprit, lui donner les premières impressions » (Dictionnaire universel de Furetière, 1727).
P. [113], [205]
Représentation
Peut désigner « une sorte d’objection ou de remontrance qu’on fait à quelqu’un avec égards, avec mesure. » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1798).
P. [104], [163]
Représenter
« Remontrer, tâcher à persuader, faire voir » (Dictionnaire universel de Furetière 1727).
P. [163], [182]
Robin (un)
Terme familier de mépris, employé pour les gens de robe.
P. [89]
Sanguenne
Juron dérivé de « par la sangbleu » qui signifiait « par le sang de Dieu » et qui permettait d’éviter le blasphème.
P. [55], [61]
Sentiment
Sensibilité
P. [8], [69]
« Connoissance que nous avons de ce qui se passe dans notre âme sans aucun secours des sens »
P. [187] (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762)
« Faculté de sentir, de comprendre ou d’apprécier un certain ordre de choses, de valeurs »
P. [140], [144], [169], [185], [210] (deux occurrences) (Trésor de la Langue Française)
Opinion, pensée, jugement
Soin
Souci
P. [39] première occurrence, [48].
Tarare
« Espèce d’interjection familière, dont on se sert, pour marquer qu’on se moque de ce qu’on entend dire, ou qu’on ne le croit pas. » (Dictionnaire de L’Académie Française, 1762). Cette expression était utilisée par Molière.
P. [27]
Tatiguenne
Autre forme pour le juron « tatigué », altération de « tête de Dieu » qui évitait le blasphème.
P. [51], [63], [65], [72], [77] (deux occurrences))
Vanter
Louer.
P. [210]
Ventrebleu
Ancien juron, issu de l’altération de « ventre de Dieu » pour éviter le blasphème.
P. [102]
Vertu
Qualité, valeur, force morale, probité (« mot générique qui comprend toutes les qualités louables en général » Dictionnaire universel de Furetière)
P. [7], [25], [143], [145], [182], [194], [206] (deux occurrences)
Chasteté
P. [29] (deux occurrences).
Vertueuse
Qui possède des qualités, une force morale.
P. [199], [211]

Extrait du Journal Encyclopédique ou Universel, Août 1788 §

MOLIÈRE CHEZ NINON, ou LE SIÈCLE DES GRANDS HOMMES, pièce épisodique, en prose et en cinq actes. Par Mme. De Gouges. À Paris, chez les libraires qui vendent des nouveautés. 1788.

Quand un auteur fait un plan, il le fait d’après ses forces, il consulte tacitement les ressources de son imagination. Les esprits faibles d’invention font des plans faibles ; ceux qui sont nés pour l’art dramatique ne craignent point la richesse du plan : ainsi a fait Mme de Gouges, qui n’a point craint de renfermer dans le sien plusieurs personnages du siècle de Louis XIV, notamment le Grand-Condé, Molière, la Reine Christine. Il fallait être bien sûr de son pinceau pour se charger de ces portraits diversifiés, pour peindre, tout à la fois, Des Yveteaux et Scarron.

Le point de réunion est la société de Ninon. C’est en ne s’écartant pas de ce moyen tout à la fois simple et naturel que Mme de Gouges nous a fait assister à l’entretien des grands hommes du siècle passé : elle a groupé ces personnages de manière qu’il n’y a point de conclusion. Cette pièce épisodique n’admettait point une intrigue soutenue ; il en existe une cependant, mais qui est cachée : elle marie son fils à la fille de M. de Châteauroux.

Les principales circonstances de la vie de Christine sont enchâssées avec art dans ce drame, qui ressemble à ces tableaux des grands maîtres, où ils n’ont pas craint de grouper un grand nombre de personnages, et les mettre en action l’un par l’autre.

Il fallait beaucoup de souplesse dans l’imagination pour faire parler Scarron et Christine, Des Yveteaux et le grand Condé. Ce que dit Molière est toujours digne de lui ; c’est son sens grave, réfléchi, mêlé de quelques plaisanteries philosophiques.

Des Yveteaux est peint avec une telle vérité, qu’on croit l’entendre et le voir avec sa musette et sa panetière. Il y a des traits de force à côté de traits délicats.

C’est dans la société de Ninon que Molière a puisé le sujet de son Tartuffe, la pièce la plus parfaite qui existe sur aucun théâtre, et qui joint à la sublime expression l’utilité morale. Ce fait remplit la scène quinzième, et donne une leçon à tous les poètes comiques de savoir puiser dans le monde plutôt que dans les livres, ou dans les étroites combinaisons d’un jargon maniéré. Il était difficile de mettre Scarron sur la scène, parce qu’il réveille l’idée d’un burlesque justement proscrit dans notre siècle. Mme de Gouges a su faire parler Scarron en lui conservant son caractère, mais en ennoblissant son esprit : ainsi un peintre habile ne copie pas dans une tête bizarre tout ce qui l’est en effet, mais assez seulement pour la faire reconnaître.

Madame Scarron, depuis si célèbre, méritait bien qu’on soignât son attitude et son maintien, pour laisser entrevoir quelque chose de ce caractère qui a jeté un si grand éclat.

Une situation touchante, c’est le moment où le Grand-Condé, jetant son chapeau enlève par humanité Scarron, qui ne pouvait marcher, pour le mettre dans une chaise à porteur ; et quand Scarron, humilié, lui dit : mon prince, que faites-vous ? Le Grand-Condé répond : C’est pour essayer si j’ai perdu mes forces. Cette réponse est tout à la fois, simple, bonne et naturelle. Il y a une grande variété de couleurs dans cet ouvrage. Nous aurions voulu qu’on eût supprimé le moment où un exempt vient signifier à Ninon, de par le roi, l’ordre de se rendre aux Filles Repenties ; mais l’auteur a voulu conserver les caractères, et la réclamation du Grand-Condé, qui trouve cet ordre déplacé et injuste, et se rend le protecteur de Ninon auprès du roi, relève infiniment cette scène, et prête à cet orage passager un intérêt nouveau.

Le rôle de Mme Scarron offre une partie de son caractère dans cette demi-tête, qui prête à deviner.

Le dénouement est d’un grand intérêt : c’est Ninon qui reconnaît son fils ; mais les circonstances qui accompagnent cette reconnaissance décident Ninon à la retraite ; tous ses amis en sont affligés, et Scarron s’est fait asseoir à travers la porte pour lui barrer le passage au moment qu’elle se retire. Comme cette pièce est épisodique, on sent qu’elle n’admettait pas une autre forme. Ce qu’on appelle Intrigue est bien placé dans tel ouvrage dramatique, et déparerait tel autre, celui-ci par exemple. Le but de l’auteur était d’offrir les grands personnages du siècle dernier : pouvait-il trouver un point de réunion plus piquant et plus conforme aux mœurs du temps ? Cette pièce se rapproche de la plus grande vérité, et nulle part ne sent l’art ; c’est le produit d’un talent naturel qui peint avec franchise.

Dans une préface et dans une postface, l’auteur se plaint du comité de la Comédie-Française, qui a refusé sa pièce avec des bulletins peu réfléchis, et même peu décents. Le comité a eu tort et n’entend pas ses intérêts : une comédie où figurent les personnages qui servent d’aliments perpétuels à nos conversations, aurait satisfait tous les esprits, et n’aurait pas nui à la recette.

Bibliographie §

Olympe de Gouges, Molière chez Ninon ou le siècle des Grands Hommes, Paris, chez l’auteur et chez Cailleau, 1788.

Sources §

Ouvrages antérieurs à 1800 §

Bret, Antoine, Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos, 1751, nouvelle édition corrigée, Amsterdam, chez François Joly, 1763.
Châteauneuf, Dialogue sur la musique des anciens, nouvelle édition, Paris, chez la veuve Pissot, 1735.
Desormeaux, Histoire de Louis de Bourbon, Second du Nom, Prince de Condé, premier Prince du Sang, surnommé Le Grand ; ornée de Plan de Sièges et de Batailles, Paris, chez Saillant, la veuve Duchesne et Desaint, 1766.
Denis Diderot, Entretiens sur le fils naturel, 1757.
Fenouillot de Falbaire Charles-Georges, Œuvres de M. Falbaire de Quingey, Paris, chez la veuve Duchesne, 1787.
Histoire de la vie de la Reine Christine de Suède, Stockholm, chez Jean plein de courage, 1777.
« Molière chez Ninon, ou le siècle des Grands Hommes, pièce épisodique, en prose et en cinq actes. Par Mme. De Gouges. À Paris, chez les libraires qui vendent des nouveautés. 1788. » dans Journal Encyclopédique ou universel, Bouillon, imprimerie du Journal, 1788, volume 6, partie 1, page 65 sqq.
Mercier Louis-Sébastien, Du Théâtre, ou nouvel essai sur l’art dramatique, Amsterdam, chez E. Van Harrevelt, 1773.

Ouvrages du XIXe siècle §

Des Essarts Nicolas-Toussaint Le Moyne, Les Siècles littéraires de la France, Paris, chez l’auteur, 1800, volume 3, page 286 sqq.
Des Essarts Nicolas-Toussaint Le Moyne, Procès fameux jugés avant et depuis la Révolution, Paris, chez l’auteur, 1803.
Des Yveteaux, Nicolas Vauquelin, Les Œuvres poétiques de Nicolas Vauquelin Des-Yveteaux réunies pour la première fois, annotées et publiées par Prosper Blanchemain, Paris, par Auguste Aubry, 1854.
Fleury Joseph Abraham Bénard, Jean-Baptiste-Pierre Lafitte, Mémoire de Fleury, de la Comédie française : 1757 à1820, Paris, Ambroise Dupont, 1836, volume 4, chapitre V, page 253 sqq.

Autres ouvrages d’Olympe de Gouge §

Olympe de Gouges, Œuvres, Paris, l’auteur et Cailleau, 1788, 3 volumes :
– Le Mariage inattendu de Chérubin, 1786
– L’Homme Généreux, 1786
– Le Philosophe corrigé, ou le cocu supposé, 1787.
Olympe de Gouges, Le Bonheur primitif de l’homme, ou les rêveries patriotiques, Amsterdam, Paris, chez Royer et chez Bailly, 1789.
Olympe de Gouges, Les Comédiens démasqués, ou Madame de Gouges ruinée par la Comédie-Française pour se faire jouer, Paris, 1790.
Olympe de Gouges, Le Couvent ou les vœux forcés, Paris, 1790.
Olympe de Gouges, Départ de M. Necker et de Mme de Gouges, ou Les adieux de Mme de Gouges aux Français, Paris, 1790.
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.

Édition récente des Œuvres d’Olympe de Gouges §

Groult Benoîte, Ainsi soit Olympe de Gouges : la Déclaration des droits de la femme et autres textes politiques, Paris, Grasset, 2013.
Olympe de Gouges, Œuvres complètes : Théâtre, introduction littéraire par Félix-Marcel Castan, Cocagne, 1993, tome 1.
Olympe de Gouges, Théâtre politique, préface de Gisela Thiele-Knobloch, Paris, Côté-femmes, coll. Des femmes dans l’histoire, 1991, 2 volumes.

Édition récente des Œuvres de Molière §

Molière, Œuvres complètes, sous la direction de Georges Forestier avec Claude Bourqui, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010, 2 volumes.

Instrument de travail §

Dictionnaires §

Académie Française, Dictionnaire, Paris, chez la veuve B. Brunet, 1762.
« Épicurisme » dans Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et D’Alembert, Paris, 1751-1772, article Féraud Jean-François, Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, chez Jean Mossy, 1787-1788.
Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, revue et augmentée par Henri Basnage de Beauval & Jean-Baptiste Brutel de La Rivière, La Haye, chez P. Husson, T. Johnson, 1727, 4 volumes.
Moreri, Louis, Le Grand Dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, Paris, les libraires associés, 1759.
Richelet, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise…avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Winderhold, 1680, 2 volumes.
Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux, Paris, compagnie de libraires associés, nouvelle édition, 1771.

Grammaire, ponctuation §

Drillon Jacques, Traité de la ponctuation, Gallimard, 1991.
Fournier Nathalie, Grammaire du Français classique, Belin, 1998.

Histoire du livre §

Riffaud Alain, Répertoire du théâtre français imprimé, Genève, Droz, 2009.

Bibliographie §

Klapp Otto, Bibliographie der französischen Literaturwissenschaft, Francfort, Klostermann (depuis 1960).

Études §

Sur Olympe de Gouges §

Blanc Olivier, Olympe de Gouges, Syros, 1981.
Blanc Olivier, Marie-Olympe de Gouges : une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, R. Viénet, 2003.
Hartigan Shannon, McKay Réa, Seguin Marie-Thérèse (sous la direction de), Femmes et pouvoir : réflexion autour d’Olympe de Gouges, Édition d’Acadie, 1995.
Muller Catel et Bocquet José-Louis, Olympe de Gouges, Casterman écritures, 2012.

Biographies §

Béguin, Katia, Les Princes de Condé : rebelles, courtisans et mécènes dans la France du grand siècle, Champ vallon, 1999.
Castelnau Jacques, La Reine Christine, Paris, Payot, 1981.
Erlanger, Philippe, Ninon de Lenclos et ses amis, Perrin, 1985.
Tallemant des Réaux, Historiettes, Bruxelles, chez J.-P. Méline, 1834 ; Tallemant des Réaux, Historiettes, établissement du texte par d’Antoine Adam, choix et présentation de Michel Jeanneret, Folio classique, 2013.

Ouvrages sur Molière §

Duchêne Roger, Molière, Fayard, 1996.
Grimarest Jean-Léonor de, Vie de M. de Molière, Paris, chez Jacques Le Febvre, 1705.
Taschereau Jules-Antoine, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, 1828.

Ouvrages sur le théâtre, les genres, les formes et les théories dramatiques §

Conesa Gabriel, La comédie de l’âge classique : 1630-1715, Paris, Seuil, 1995.
Forestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Armand Colin, coll. 128, 1993.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 2001.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, Belin sup lettres, 1996, tome 1.

Ouvrage sur la période historique et littéraire §

Bearbeitet von René-Marc Pille, Les Chansons de la Révolution Française du fonds Chamisso, Berlin, 1990.
Bonnet Jean-Claude, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Fayard, L’esprit de la cité, 1998.
Cornette Joël, Histoire de la France : L’Affirmation de l’État absolu 1492-1652, Hachette Supérieur, Carré Histoire, 2012.
Dux Pierre, La Comédie-Française : Trois Siècles de Gloire, Paris, Denoël, 1980.
Frantz Pierre et Marchand Sophie (sous la direction de), Le Théâtre français du XVIIIe siècle : histoire, textes choisis, mises en scène, Paris, l’Avant-scène Théâtre, 2009.
Marty, Georges et Colette, Dictionnaire des chansons de la Révolution française : 1787-1799, Paris, Tallandier, 1988.
Viala Alain, La France galante : essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines à la Révolution, Paris, PUF, 2008.

Sites web §

Théâtre classique : http://www.theatre-classique.fr

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