LES TROIS AVEUGLES,
COMÉDIE-PARADE, EN UN ACTE ET EN PROSE.

M. DCC. LXXXIII.

.

APPROBATION §

Lu et approuvé. À Paris, ce 16 Mars 1783,

SUARD.

Vu l’Approbation, permis d’imprimer. À Paris, ce 19 Mars 1783, LE NOIR.

À PARIS, Chez CAILLEAU, Imprimeur-Libraire, rue Galande, vis-à-vis de la rue du Fouarre.

PERSONNAGES. ACTEURS. §

  • JÉROME, Aveugle. M. Volange.
  • BABET, Fille de Jérôme. Melle. Buisson.
  • JULIEN, Amant de Babet. M. Boucher.
  • LA PIQUETTE, Oncle de Julien. M. Pénancier.
  • JEAN-LOUIS, Aveugle. M. Baroteau.
  • BASTIEN, Aveugle. M. Bordier.
  • LE BAILLI. M. Beaubourg.
  • LISIDOR. M. Dobigny.
  • UN GARÇON LIMONADIER. M. Fleuri.
La Scène est à la Campagne. Le Théâtre représente une Place publique. Il y a à droite une petite Maison, et à gauche un Cabaret.

SCÈNE PREMIÈRE. §

JULIEN, seul.

Il n’est encore presque pas jour ; je parie qu’il n’y a que moi de levé dans le village. Ce que c’est que l’amour ! C’est un furieux réveil-matin... Voilà pourtant la demeure de Mamselle Babet. Si ce qu’elle me disait encore hier, est vrai, ah ! Elle ne doit pas être plus tranquille que moi. N’faut pourtant pas que j’m’amuse, je n’suis pas l’seul ici que l’amour tourmente. J’gagerois aussi que c’est là une lettre d’amour, que ce Monsieur Lisidor m’a remise hier pour cette Dame de Paris. Julien, m’a-t-il dit, ne manque pas d’y aller drès le matin, et tu observeras bien comment elle recevra ça. Elle ne dira peut-être rien, mais ses yeux parleront. Il n’y a que l’amour qui fait comme ça parler les yeux. Oh ! Je m’y connais, depuis que je suis amoureux. Il ne faut pas que j’manque d’y aller, avant que Monsieur la Piquette soit levé ; ça m’vaudra toujours quelque chose pour faire un petit cadeau à Mamselle Babet... Mais, voilà Monsieur le Bailli sur pied de bon matin ! Est-ce qu’il y a aussi quelque mouche qui l’pique ? Car, c’est comme une épidémie que c’t’amour.

SCÈNE II. Juline, Le Bailli. §

JULIEN.

Qusc’que vous courez donc si vite, Monsieur le Bailli ? Vous n’allez pas à l’Audience si matin.

LE BAILLI.

Pas encore, mon ami ; mais comme j’ai appris que la Mère Simone et Lucas étaient en procès, je m’en vais les voir, pour tâcher de les arranger. On ne peut jamais se lever trop matin pour faire du bien.

JULIEN.

On vous reconnaît bien là, Monsieur le Bailli ; aussi, tout le monde vous aime.

LE BAILLI.

Que veux-tu, mon enfant ? L’amitié et la reconnaissance de tous ceux qui ont besoin de moi, c’est-là ma fortune. Nous autres juges de village, nous n’avons pas d’autres épices.

JULIEN.

Ah ! Monsieur le Bailli, vous qui êtes si bon, qui avez tant d’esprit, ne pourriez-vous pas me rendre service ?

LE BAILLI.

De tout mon cour, mon enfant. Est-ce que tu as aussi un procès, toi, Julien ?

JULIEN.

Oh ! Bien oui, allez, un procès ; bien au contraire, Mamselle Babet et moi, nous n’demandons pas mieux que d’nous accorder.

LE BAILLI.

Ah ! Oui, la fille de Jérôme l’aveugle ? Eh bien ! Cela te convient, mon enfant ; elle est jolie.

JULIEN.

Oh ! Dame, je le crois bien : quoiqu’elle soit la fille d’un aveugle, ça vous a les plus beaux yeux du monde. Qu’en dites-vous, Monsieur le Bailli ?

LE BAILLI.

Eh bien, qu’est-ce qui vous empêche de terminer ? Conte-moi un peu ça, mon enfant.

JULIEN.

Vous voyez bien, Monsieur le Bailli, me v’là, moi, premier Garçon chez Monsieur la Piquette, mon oncle, qui est un marchand de Vins, v’là qui est à merveille ; mais ça ne fait pas encore un état. Mon oncle me céderait bien son fonds, si j’avais seulement une douzaine de cent francs ; mais ce père Jérôme est un vieux ladre qui ne veut pas marier sa fille, dans la crainte de toucher à son magot.

LE BAILLI.

Est-ce que tu crois réellement qu’il a de l’argent ?

JULIEN.

Oui, sûrement, il en a ; mais, le diable, c’est de savoir où est le nid.

LE BAILLI, à part.

Le père Jérôme est tenu de rendre compte à sa fille du bien de sa mère. Il n’est pas juste que, par son avarice, il retarde le bonheur des deux jeunes gens qui se conviennent si bien. Quoique je sois vieux, moi, j’aime les jeunes gens, et je contribuerai toujours à les rendre heureux.

Haut.

Tu peux compter sur mon secours ; tâche seulement de découvrir le magot du bonhomme, et je te rendrai service.

JULIEN.

Tenez, Monsieur le Bailli, faites-moi toujours avoir Babet, c’est le plus pressé ; l’argent viendra après quand il pourra.

LE BAILLI.

L’un n’empêchera pas l’autre, et s’il y a quelque moyen, je te ferai bonne justice.

JULIEN, avec transport.

Oh ! Comme nous vous aimerons, Monsieur le Bailli ! Comme nous vous aimerons !

LE BAILLI.

Je te quitte ; l’heure m’appelle. Viens me trouver chez moi au sortir de l’Audience, nous tâcherons d’arranger tout cela.

SCÈNE III. §

JULIEN, seul.

Que c’est un brave homme ce Monsieur le Bailli ! Il voudrait voir tout le monde heureux. Comme on aimerait les vieillards, si ils étaient tous comme lui ? S’il ne goûte plus les plaisirs de la jeunesse, il les partage, et ça lui en tient lieu. Allons bien vite porter notre lettre, car ce Monsieur Lisidor pourrait s’impatienter.

SCÈNE IV. JULIEN, BABET. §

BABET, appelant.

Monsieur Julien ! Monsieur Julien !

Elle se cache.

JULIEN.

Ah ! C’est Mamselle Babet ! Je reconnais sa voix.

BABET.

Ah ! vous m’avez reconnue, Monsieur Julien ! Je m’étais pourtant cachée.

JULIEN.

Bon ! Mamselle, je reconnoîtrais cette voix-là dans mille.

BABET.

Dame, faut qu’vous ayez l’oreille bonne !

JULIEN.

C’n’est pas l’oreille qui fait, t’nez, ça va droit au cour.

BABET.

C’est bien galant ça, Monsieur Julien ; mais c’est-il bien vrai ?

JULIEN.

Si c’est vrai ? C’est comme si vous m’demandiez s’il est vrai que vous êtes gentille. T’nez, il n’y a qu’un moment que j’parlais d’vous avec Monsieur le Bailli.

BABET.

C’est un bien honnête homme que Monsieur le Bailli.

JULIEN.

Ah ! Pour ça, oui. Allez, s’il ne tenait qu’à lui, ça s’rait déja fait, c’que vous savez bien.

BABET.

Quoi donc, que j’sais bien ?

JULIEN.

Pardi, ça s’demande-t-il ? Notre mariage.

BABET.

Ah ! Monsieur Julien, ça s’ra bien difficile. Mon père n’entend pas du tout raison là - dessus.

On entend la voix de Jérôme qui appelle Babet.

Oh ! Je l’entends qui m’appelle ; sauvez-vous vite. Quoiqu’il ne voie pas clair, il vous devinerait à merveille.

Julien sort.

SCÈNE V. Babet, Jérôme sort de chez lui avec un bâton d’une main et un tabouret de l’autre. §

BABET prend le tabouret et conduit son père où elle le place.

Me voilà, mon cher père.

JÉRÔME, assis.

D’où venez-vous donc, petite fille ?

BABET.

Pardi, vous l’savez bien ; je viens d’où vous m’avez envoyée.

JÉRÔME.

Bon, faut-il une demi-heure pour aller chercher du tabac ?

BABET.

Dame, ce Marchand ne finit pas. Il est toujours une heure à vous faire des questions. Voulez-vous du sec, voulez-vous du mouillé ? Ça est impatientant... Eh ! Non, Monsieur, je veux du mèlé. Et puis, ils vous retournent vos pièces pendant un quart-d’heure, car ils sont si difficiles sur la monnaie.

JÉRÔME.

Mais, ne t’ai-je pas entendu parler avec quelqu’un, tout-à-l’heure ?

BABET.

Ah ! Pour ça non, mon père. Est-ce qu’on trouve quelqu’un à c’t’heure ici dans les rues ?

JÉRÔME.

J’ai cru cependant reconnaître la voix de Julien ; c’est un drôle qui est toujours levé du matin.

BABET.

Ah ! Mon père, je ne sais pas quand il se lève, moi.

JÉRÔME.

Allons, en voilà assez ; donne-moi mon tabac.

BABET.

Le voilà, mon cher père.

Jérôme le met dans sa poche.

Mais, mon cher père, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux avoir une tabatière, que de mettre ainsi ce tabac dans votre poche ? Cela n’est pas trop propre.

JÉRÔME.

Taisez-vous, petite fille ; allez, montez à votre chambre, et surtout ne sortez pas pendant que je serai dehors.

Babet sort.

SCÈNE VI. §

JÉRÔME, seul.

OUI, des tabatières, c’est fort bien dit ; mais je n’ai garde d’en avoir. On a du tabac, ce n’est pas pour soi, c’est pour les autres. Père Jérôme, une prise de tabac ? On vous en rafle une demi-once tout d’un coup. Oh ! Que je ne suis pas si bête ! Au moins quand il est dans ma poche, je ne suis pas obligé d’en donner... Si on ne prenait pas garde à soi, on irait bien loin. C’est en ménageant de la sorte, que je suis parvenu à me faire une petite fortune... À propos, je me souviens que je n’ai pas compté ma quête d’hier.

Il met son bâton à ses pieds, et écoute de toutes ses oreilles. Il tire quelques pièces de sa poche.

Une, deux, trois, quatre ; cela fait bien quarante-huit sols. Il faut les mettre dans ma ceinture, avec les vingt et une livres qui y sont. Encore douze sols, cela fera un louis que je convertirai en or, et je le joindrai à ceux qui sont là.

Il soulève la coiffe de son chapeau, et tâte pour voir si ils y sont encore.

Oui, les voilà ; il faudrait être bien fin pour les trouver-là.

Il dénoue sa ceinture et y serre les pièces qui étaient dans sa poche.

Mais, je crois que j’entends Jean-Louis !

On entend racler sur le violon.

Oui, c’est bien lui.

SCÈNE VII. JÉROME, JEAN-LOUIS, BASTIEN. §

JEAN-LOUIS.

Bastien, sommes-nous encore loin du Carrefour ?

BASTIEN, bégayant.

Nou ous, nous ous en approchons.

Il renifle.

JÉRÔME, à part.

Ah ! Le voici avec Bastien. Ils ont déjà fait leur ronde, et moi, je n’ai encore rien gagné. Cela ne me présage rien de bon pour aujourd’hui.

Haut.

Ah ! C’est toi, Jean-Louis, et toi aussi, Bastien ?

JEAN-LOUIS.

Ah ! Vous voilà, père Jérôme ; je vous croyais déjà bien loin.

BASTIEN.

Tu le vois bien, Jean an-Louis ; j’t’a avais bien dit qui il n’était pas tard, pui isque le père Jérôme ne e fait que d’sortir. Je e l’savais bien, moi, pa arce que...

Il renifle.

JÉRÔME.

Avez-vous déjà gagné quelque chose, vous autres ?

JEAN-LOUIS.

Ma foi, non ; il ne passe encore personne.

BASTIEN.

Moi oi, je e n’ai encore gagné que e d’l’appétit.

Il renifle.

JÉRÔME.

Je vous en livre autant ; je ne me suis jamais senti l’appétit ouvert si matin.

JEAN-LOUIS.

1

Ni moi non plus. Il n’y a qu’à boire le rogome ; ça fait toujours attendre le déjeuner.

JÉRÔME.

Je le veux bien. Qui est-ce qui régale aujourd’hui ?

BASTIEN.

Ah ! D’ça, c’est votre tour, père Jérôme, pa arce que. . . .

JÉRÔME.

Écoute : il me vient une idée. Vous êtes d’honnêtes gens.

LES DEUX AVEUGLES.

Ah !

JÉRÔME.

Nous ne sommes pas faits pour nous tromper les uns les autres.

LES DEUX AVEUGLES.

Sans doute.

JÉRÔME.

Eh bien ! Allons chercher fortune chacun de notre côté, et ce que nous trouverons, nous reviendrons ici le mettre en commun, pour déjeuner tous les trois.

JEAN-LOUIS.

Vous êtes homme de bon conseil, père Jérôme ; je le veux bien.

BASTIEN.

Voi oilà qu’est dit.

Il renifle.

JÉRÔME.

Mais, de la bonne-foi entre nous...

LES DEUX AVEUGLES.

Ah ! Oui. Point de tricherie.

JÉRÔME.

Eh bien ! C’est convenu. Allez-vous-en l’un à droite, l’autre à gauche ; moi, je m’en vas rester à roder par-ici autour, et dans un petit moment nous nous rejoindrons.

JEAN-LOUIS.

Oui ; au revoir, père Jérôme.

BASTIEN.

Bo onne chance.

Ils se quittent.

SCÈNE VIII. §

JÉRÔME, seul.

Je craignais qu’ils ne se fussent aperçus de quelque chose. Il y a tant de gens qui s’intriguent pour cacher leur pauvreté ; moi, je tremble qu’on ne s’aperçoive que je suis riche... Doucement... Je crois que j’entends marcher.

SCÈNE IX. JÉROME, JULIEN. §

JULIEN, à part.

V’là un amoureux que je m’en vais rendre bien content ! Il s’en faut bien que mes affaires soient aussi avancées, à moi... Mais, voilà le père Jérôme.

JÉRÔME.

Eh bien, oui, c’est le père Jérôme ; qu’est-ce qui parle donc de moi, là ?

JULIEN.

C’est votre serviteur, père Jérôme ; c’est Julien, le Garçon Marchand de Vins d’ici près.

JÉRÔME, avec humeur.

Je ne dois rien au Cabaret.

JULIEN.

Ce n’est pas cela non plus, c’est seulement pour vous souhaiter le bonjour.

JÉRÔME, plus gaiement.

Eh bien ! Bonjour, mon garçon, bonjour.

JULIEN.

Ah ! Si vous vouliez, père Jérôme, vous pourriez me faire bien du bien.

JÉRÔME.

Moi ! Mon garçon ! Comment veux-tu que je te fasse du bien ? C’est moi qui en demande aux autres.

JULIEN.

Oh ! Que je m’entends bien ; suffit.

JÉRÔME, à part.

M’aurait-il aperçu compter mon argent ?

Haut.

Mais, qu’est-ce que tu veux donc dire ? Explique-toi ?

JULIEN.

C’n’est pas la peine de m’expliquer mieux ; vous savez bien c’que j’veux dire.

JÉRÔME, à part.

Ô Ciel ! Il m’aura découvert.

Haut.

Je ne te comprends pas du tout, moi ; je n’ai rien, absolument rien que ce que l’on veut bien me donner.

JULIEN.

Ah ! Si je possédais ce que vous pourriez me donner, moi, je ne désirerais pas d’autre fortune.

JÉRÔME.

Mais, qui est-ce qui a pu te faire des rapports comme ça ?

JULIEN.

Il n’y a pas de rapports là-dedans ; c’est d’après moi que j’en juge, c’est d’après cela...

Il met la main sur son cour, et en la retirant, touche le chapeau de Jérôme.

JÉRÔME.

Qu’est-ce que tu as vu ? Quelques liards, peut-être, que je comptais dans mon chapeau.

JULIEN.

Oui, il s’agit bien de liards ? C’est un trésor...

JÉRÔME.

Un trésor.

À part.

Je suis perdu ! Il aura tout vu.

Haut.

Mon cher Julien, si tu étais un bon garçon, un honnête garçon... Tiens, ne dis rien à personne... N’en parle pas... Je ferai tout ce que tu voudras.

À part.

Je suis si troublé, que je ne sais ce que je dis.

JULIEN, transporté.

Est-il possible, père Jérôme ? Je ne m’y serais jamais attendu ! Ce que c’est que de parler ! Quoi ! Vous consentez à mon bonheur ! Ah ! Vous ferez aussi celui de Babet.

JÉRÔME.

Qu’est-ce que tu parles donc-là, de ton bonheur et de Babet ? Je ne te comprends plus.

JULIEN.

Je ne veux rien vous celer, père Jérôme. Tenez, votre fille m’aime ; elle ne m’a pas caché c’t’amour-là, parce que je suis, comme vous dites fort bien, un honnête garçon, et qu’elle peut bien me le découvrir sans que j’en abuse.

JÉRÔME.

Je me doutais bien de quelque chose à-peu-près comme cela ; mais, enfin, qu’a de commun ce trésor...

JULIEN.

Oui, père Jérôme, c’est un trésor, ce n’est pas trop dire ; c’est un trésor de beauté et de gentillesse, une merveille... Et puis c’est un trésor de sagesse et d’esprit. Vous avez beau être son père, vous ne pouvez pas en disconvenir.

JÉRÔME, à part.

Ouais ! J’avais pris le change.

Haut.

Si bien que ce trésor dont tu me parlais tout-à-l’heure, c’est ma fille !

JULIEN.

Oui, père Jérôme, c’est-là le trésor qui fait toute mon ambition...

JÉRÔME.

Et quand tu me disais que je te pouvais faire du bien, c’est que tu me demandais ma fille en mariage ?

JULIEN.

C’est justement ça, père Jérôme, et vous y avez consenti... Mais, que vous êtes donc drôle ? Vous faites toujours comme si vous n’entendiez pas.

JÉRÔME.

C’est que tu as un style d’amoureux, avec ton trésor et ta fortune ; moi, je n’entends rien à tout ce jargon-là, c’est ce qui fait que je t’ai paru comme ça un peu ahuri.

JULIEN.

Mais vous consentez, toujours ; c’est dit ?

JÉRÔME, à part.

Oh ! Que j’ai eu-là une belle peur !

Haut.

Comment ! Comment ! C’est dit ? Qu’est-ce que je t’ai donc dit, moi ? Je ne m’en souviens plus.

JULIEN.

Pardi, vous m’avez dit que si j’étais un joli garçon, que j’n’avais qu’à n’en rien dire à personne, et que vous m’donneriez votre fille en mariage.

JÉRÔME.

2

Oui, oui, c’est bien ça que je t’ai dit, c’est bien ça... Mais, je ne t’ai pas fisqué le temps.

JULIEN.

Non ! Oh ! Pardi, le temps, le voilà, ou jamais. V’là Mamselle Babet qui a eu ses dix-sept ans à Pâques, et moi, qui...

JÉRÔME se lève et emporte son tabouret.

Eh bien ! Dans huit ans, nous parlerons de ça, parce que j’ai résolu de ne pas marier Babet avant vingt-cinq ans. Prends patience, mon garçon, et n’en parle à personne. Adieu, Julien.

À part.

Oh ! Que je l’ai échappé belle !

JULIEN.

Mais qu’est-ce que ça veut donc dire, père Jérôme, avec vos vingt-cinq ans ? V’là une réflexion qui vous prend comme une envie d’éternuer.

JÉRÔME.

Adieu, Julien ; adieu.

JULIEN.

Mais, écoutez donc, encore un mot.

Jérôme sort.

SCÈNE X. §

JULIEN, seul.

Il s’en va, et il a l’air encore de se moquer de moi... Une affaire qui paraissait prendre une si bonne tournure... Mon cher Julien par-ci, mon cher Julien par-là... Moi, j’ai cru que c’était toisé, et point du tout, bien au contraire... Avez-vous jamais vu rien de plus capricieux que ce vieillard là ?... Ah ! Voilà le Monsieur à la lettre. Je fais bien les affaires des autres, il n’y a que les miennes que je fais mal...

SCÈNE XI. JULIEN, LISIDOR. §

LISIDOR.

Tu me fais mourir d’impatience, mon cher Julien ; j’ai cru qu’un amoureux comme toi connaissait le prix des instants... Mais, je vois que tu es triste !... Tu ne me dis rien ! Ah ! Ciel ! Je suis perdu ! On n’aura pas voulu recevoir ma lettre.

JULIEN, triste.

Non, Monsieur, on ne l’a pas refusée ; on l’a prise, on l’a lue, on l’a relue, et puis on l’a baisée, votre lettre.

LISIDOR.

Est-il possible ! Tu combles mes vœux du plus doux espoir.

JULIEN.

Et puis on m’a dit que vous n’aviez qu’à venir chercher votre réponse, qu’elle serait si tendre, si tendre, qu’on ne voulait la faire qu’à vous-même.

LISIDOR.

Tu m’apprends la plus heureuse nouvelle du monde d’un air aussi triste que s’il y avait de quoi m’affliger.

JULIEN.

Oh ! Monsieur, vous êtes en bon train, vous, vous n’avez qu’à vous laisser aller. Si je suis triste, moi, c’est pour mon compte.

LISIDOR.

Ah ! Julien, si je puis à mon tour te rendre service, ne m’épargne pas. Je suis transporté ! Je cours au rendez-vous que l’on vient de m’accorder.

JULIEN.

Et moi, je m’en vais courir chez Monsieur le Bailli pour qu’il m’aide de ses conseils.

LISIDOR, revenant.

À propos, je veux reconnaître tes bons offices.

JULIEN.

Oh ! Monsieur, ce n’est pas la peine.

Pendant ce temps, les trois Aveugles paraissent dans le fond du Théâtre, et entendant du monde, ils s’approchent en présentant chacun leur chapeau.

LISIDOR, ouvre sa bourse.

Je suis si content, que je veux que tu te ressentes un peu de mon bonheur.

Julien toujours triste et sans rien dire, fait seulement un signe de remerciement et ainsi jusqu à la fin de la Scène. De leur côté, les trois Aveugles, croyant qu’on s’adresse à l’un d’eux, font des signes de joie.

LISIDOR, à Julien.

Il y a longtemps que je ne t’ai rien donné ; tiens, mon ami, voilà un écu de six francs, va-t-en boire à ma santé.

Il s’en va très vite. Julien, après avoir pris l’écu et remercié de la tête, sort aussi sans rien dire.

SCÈNE XII. LES TROIS AVEUGLES. §

JÉRÔME.

Uu écu de six francs !

JEAN-LOUIS, branlant la tête.

Un écu de six francs !

BASTIEN.

Un un écu de six francs !

Il renifle.

JÉRÔME.

Il faut que que ce soit quelque grand Seigneur.

JEAN-LOUIS.

Oh ! Oui, il faut que ce soit un Prince en cognito.

BASTIEN.

Tou out au moins.

JÉRÔME.

3

Ah ! Ça, Messieurs, vous savez bien notre convention ; il ne faut pas mettre ce frusquin-là dans la plotte.

JEAN-LOUIS.

Ah ! Oui, c’est juste, ça, c’est pour pitancher.

BASTIEN.

C’est est convenu comme ça.

JÉRÔME.

4

À moins qu’on en partage la moitié, et puis avec le reste, nous ferons la ribotte.

JEAN-LOUIS.

Oh ! Que non, Jérôme ; n’faut pas aller contre c’qu’est dit, ça nous porterait malheur ; il faut tout faire ce matin.

BASTIEN.

Oui i, c’est-là sa destination.

Il renifle.

JÉRÔME.

Eh bien ! Allons, je le veux bien : voilà ici justement le Cabaret du père la Piquette.

JEAN-LOUIS.

Oh ! Le père la Piquette ! Nous traitera-t-il comme il faut, cet homme-là ?

BASTIEN.

Oui i, ça a n’est pas peut-être trop bien fourni.

JÉRÔME.

Il n’y a qu’à lui demander du meilleur.

JEAN-LOUIS.

Oh ! Sûrement, du meilleur.

BASTIEN.

Mais ais oui, c’est du meilleur qu’il nous faut.

JÉROME et LES DEUX AVEUGLES.

Allons, eh ! La maison, la maison !

BASTIEN, appelant toujours.

La maison, la maison ! Jusqu’à ce que la Piquette le fasse taire.

SCÈNE XIII. Les Trois Aveugles, La Piquette. §

LA PIQUETTE.

On y va, on y va... Mais, qu’est-ce que c’est donc que ces Aveugles-là, qui crient comme des sourds ?

JÉRÔME.

Aveugles ! Mais, prenez garde à qui vous parlez.

LA PIQUETTE.

5

Pardi, je vois bien que je parle à des aveugles, peut-être. Faut-y pas prendre des mitaines pour ça ?

JÉRÔME.

Mais, Monsieur la Piquette, est-ce que c’est comme ça qu’on reçoit les pratiques ?

LA PIQUETTE.

Bonnes chiennes de pratiques, vraiment. Allons, dépêchons : qu’est-ce qu’y vous faut ?

JÉRÔME.

Ce que vous avez de meilleur et de plus cher.

JEAN-LOUIS.

Entendez-vous, papa ? Ce que vous avez de plus cher.

BASTIEN.

Oui i, c’est clair, ça ; nous ne demandons pas de crédit, et c’est du comptant.

LA PIQUETTE.

Ah ! Messieurs, je vous demande bien pardon. Voulez-vous du beurre frais, du fromage de Roquefort ?

JÉRÔME.

Allons, fi donc ! Du beurre, du fromage ! Je ne sais vraiment pour qui vous nous prenez.

LA PIQUETTE.

J’ai des côtelettes de porc-frais et des ris-de-veau.

JÉRÔME.

À la bonne heure ; c’est un peu plus présentable. Accommodez-nous de ça, et tout de suite. Primo d’abord il nous faut du bon vin, du vin de Bourgogne.

JEAN-LOUIS.

Ou du vin de Campagne.

BASTIEN.

Ou du vin de Brodeaux.

LA PIQUETTE.

Mais, entendons-nous : duquel des trois ?

JÉRÔME.

Donnez-nous du meilleur que vous ayez, le pays n’y fait rien.

LA PIQUETTE.

Allons, Messieurs, vous allez être servis dans la minute ; c’est que mon Garçon est sorti.

JÉRÔME.

Eh bien ! Est-ce que vous ne pouvez pas vous-même mettre le couvert ? Est-ce que vous êtes trop gros Seigneur pour ça ?

LA PIQUETTE.

Non, non ; j’y vas.

Il sort.

SCÈNE XIV. Les Trois Aveugles. §

JÉRÔME.

C’est que, voyez-vous, il faut savoir un peu se faire servir.

JEAN-LOUIS.

Oui, il faut un peu parler à ces gens-là.

BASTIEN.

Ç’a a est juste ; il faut bien leur faire voir ce qu’on est.

JÉRÔME.

Dame, quand on paye, on a ce droit-là, je crois.

JEAN-LOUIS.

Oui, sûrement ; il n’y a pas de plus grand Seigneur que celui qui paye comptant.

BASTIEN.

C’est est juste ; ça s’fait obéir, cet argent.

SCÈNE XV. Les Trois Aveugles, La Piquette. §

LA PIQUETTE apporte une table, un banc, il met le couvert, apporte du vin, et verse à chacun des Aveugles.

Tenez, Messieurs, voilà ce qui s’appelle une bonne bouteille de vin.

JÉRÔME.

Nous allons voir ça.

LA PIQUETTE.

Moi, je m’en vas voir au fricot. Quand vous aurez besoin de quelque chose, vous n’aurez qu’à appeler.

JÉRÔME.

Oui, mais ne vous tenez pas trop loin, toujours, parce que si l’on a besoin d’assiettes, on n’est pas bien aise de se lever comme ça à tout moment.

LA PIQUETTE.

Je ne vas qu’à la Cuisine ; je vous entendrai bien.

SCÈNE XVI. LES TROIS AVEUGLES. §

Ils boivent.

JÉRÔME.

Eh bien ! Comment trouvez-vous ce vin-là, vous autres ?

JEAN-LOUIS.

Hon, hon, il n’est pas trop mauvais.

BASTIEN.

Oui i, ça peut passer comme ça.

JÉRÔME.

Il faut que nous buvions un coup à la santé de celui qui nous régale.

JEAN-LOUIS.

Ah ! Il le mérite ; bien volontiers.

BASTIEN.

Oui i, c’est juste, ça, c’est bien le moins.

Ils boivent.

JÉRÔME.

À présent, il faut boire à la nôtre. Allons, qui est-ce qui verse ?

Il tend son verre.

JEAN-LOUIS.

Oui ; qui est-ce qui tient la bouteille ?

Il tend son verre.

BASTIEN.

Ve ersez tout plein.

Ils tendent tous trois leur verre, et croyant qu’il est plein, ils le portent à la bouche. Ce jeu de Théâtre se fait deux fois ; après quoi, le père Jérôme, en tâtonnant, attrappe la bouteille qui est sur la table, et dit :

JÉRÔME.

Oh ! Pour le coup, je tiens la bouteille, on ne m’attrapera plus.

JEAN-LOUIS.

Mais c’est vous qui nous attrapez, père Jérôme ; moi, je n’ai pas bu.

BASTIEN.

Ni i moi non plus, que je sache.

Le père Jérôme leur verse à boire, ils choquent et boivent.

SCÈNE XVII. Les Trois Aveugles, La Piquette entre, en tenant les plats. §

LA PIQUETTE.

Tenez, voilà chacun votre côtelette et le ris-de-veau ; vous me direz si c’est bien accommodé.

Il regarde la bouteille qui n’est qu’à moitié.

Je vois que vous n’avez plus de vin, je vas vous en rapporter deux bouteilles.

Il remplit la bouteille qu’il vient d’emporter.

JÉRÔME.

Ne tardez pas, car j’ai soif.

Il tâte pour savoir si on lui a apporté une serviette.

Eh ! La maison, la maison !

SCÈNE XVIII. Les Précédents, La Piquette. §

LA PIQUETTE, revient, tenant deux bouteilles.

6

Vous êtes diablement altéré, père Jérôme ; mais ça ne vous ôte pas la voix.

Il prend une bouteille sur la table avec un gobelet et boit plusieurs coups de suite.

JÉRÔME.

Est-ce que vous nous prenez pour des cochons, Monsieur de la Piquette, sauf votre respect, ou bien, si vous n’avez pas de serviettes blanches chez vous ?

JEAN-LOUIS.

Ah ! C’est vrai ; je n’y pensais pas.

BASTIEN.

C’est est juste, ça ; si il allait tomber de la sauce sur notre habit ?

LA PIQUETTE.

Je ne croyais pas que vous fussiez si difficiles ; vous allez en avoir.

Il sort, et revient avec des serviettes qu’il donne aux Aveugles.

SCÈNE XIX. Les Trois Aveugles mangent. §

BASTIEN, dont une partie de sa serviette couvre son assiette, prend avec sa fourchette la côtelette et la serviette en même temps, et mordant après, il dit :

Diantre ! Il y a du tyran, là-dedans.

JÉRÔME.

Il n’est pas fort attentif, ce Monsieur de la Piquette ; c’est que ça n’a pas souvent du monde.

JEAN-LOUIS.

Oui, ça ne reçoit guère ici que des petites gens.

BASTIEN.

Ça a n’a pas toujours bo onne compagnie.

JÉRÔME.

On ne fait pas non plus tous les jours des dépenses comme ça. Nous n’avons pas souvent de pareilles aubaines... Je me souviens pourtant d’avoir reçu une fois un écu d’un joueur, qui venait de passer dix-sept fois aux trente et quarante.

JEAN-LOUIS.

Et moi, aussi ; d’un Gascon qui venait d’épouser la fille d’un usurier.

BASTIEN.

Et et moi, d’une jeune veuve, qui venait d’enterrer un vieux mari.

JÉRÔME.

Oh ! Dame, c’est un bon métier que le nôtre, et c’est le premier de tous.

JEAN-LOUIS.

Sûrement ; ce n’est pas là une profession mécanique.

BASTIEN.

Oui i, c’est un état libre.

JÉRÔME.

Il n’y a pas de gain plus légitime que le nôtre ; rien de mieux acquis que ce qui est donné.

JEAN-LOUIS.

7 8

Nous ne sommes pas obligés de faire comme les Marchands qui raccourcissent leurs aulnes le plus qu’ils peuvent.

BASTIEN.

Ni i comme les Procureurs et les Avocats, qui allongent leurs écritures, Dieu sait !

JÉRÔME.

Et on ne nous paye pas comme eux, en rechignant.

JEAN-LOUIS.

Et on ne nous fait jamais rendre ce que nous avons reçu.

BASTIEN.

Oui i, on on nous donne tou oujours de bon cour, et il ne nous en coûte qu’un grand merci.

JÉRÔME.

Ah ! Ça, il ne faut pourtant pas perdre toute notre journée ; il faut penser à demain. Si nous demandions la carte ?

JEAN-LOUIS.

À présent que nous voilà bien repus, il faut nous en aller faire notre tournée.

BASTIEN.

Oui i, il n’y a qu’à à payer et nous en aller.

JÉRÔME.

Eh ! La maison ! Père la Piquette !

Ils se lèvent de table. Bastien se lève le premier, et aussitôt les deux autres aveugles tombent à terre, le banc sur lequel ils étaient assis, n’ayant qu’un pied de bon.

SCÈNE XX. Les Trois Aveugles, La Piquette. §

LA PIQUETTE.

Qu’est-ce qu’il vous faut ?

BASTIEN.

Ôtez le couvert, et ramassez les plats.

JÉRÔME.

9

Donnez-nous le mémoire, papa, qu’on vous donne du quibus.

LA PIQUETTE.

Vous avez trois bouteilles de vin à vingt sols, c’est trois livres. Trois côtelettes à six sols, c’est dix-huit sols. Un plat de ris-de-veau de douze sols, six sols de pain et six sols de couvert. Six et six font douze, et douze font vingt-quatre ; vingt-quatre et dix-huit, c’est quarante-deux ; quarante-deux et trois livres, c’est cent deux sols.

JÉRÔME.

Cent deux sols ? Ça fait donc dix-huit sols à nous rendre sur les six francs.

JEAN-LOUIS.

Pour dix-huit sols, nous pouvons bien avoir chacun un petit verre de liqueur.

BASTIEN.

Oui i, il faut qu’il n’y ait rien de reste.

LA PIQUETTE.

Eh bien ! Je vas vous envoyer le Garçon du Café.

Il sort.

SCÈNE XXI. LES TROIS AVEUGLES. §

JÉRÔME.

C’est bien pensé ; ça nous donnera des forces.

JEAN-LOUIS.

Dame, il faut faire la fête complète.

BASTIEN.

I il n’y a pas de bon repas sans la a petite goutte de liqueur.

SCÈNE XXII. Les Trois Aveugles, Le Garçon limonadier, avec plusieurs Taupettes de Liqueurs. §

Taupette : Courtilière qui est un insecte qui vit sous terre. [L] Il doit s’agir d’un contenant non indiqué dans les dictionnaires Litté et Furetière.

LE GARÇON.

Duquel voulez-vous, Messieurs ?

JÉRÔME.

Qu’est-ce que vous avez-là ? Contez-nous un peu ça.

LE GARÇON.

Voilà du Scubac, de la crême des Barbades, de l’huile de Vénus.

BASTIEN.

Point de crêmes des Barbares...

JEAN-LOUIS, eu riant.

Non, non ; mais de l’huile de Vénus, père Jérôme ?

BASTIEN.

Oui i, ça promet, l’huile de Vinus.

JÉRÔME.

Je ne me souviens plus du goût de cette liqueur-là.

JEAN-LOUIS.

Ni moi non plus.

BASTIEN.

Eh eh bien, Garçon, de l’huile de Vinus.

On leur sert la liqueur, ils boivent.

SCÈNE XXIII. Les Précédents, La Piquette. §

JÉRÔME.

Ça fait les six francs tout juste ; il n’y a plus qu’à payer, et bon soir la compagnie.

JEAN-LOUIS.

Oui, c’est le plutôt fait, ça.

BASTIEN.

I il n’y aura pas de monnaie à nous rendre.

JÉRÔME.

Avez-vous payé, vous autres ?

JEAN-LOUIS.

A-t-on donné l’écu de six francs ?

BASTIEN.

E est-ce fait ?

Ils prennent leur bâton, et font mine de s’en aller.

LA PIQUETTE.

Un moment, donc, je ne suis pas payé.

LE GARÇON LIMONADIER.

Ni moi non plus.

JÉRÔME.

Allons donc, vous autres, donnez cet écu, et finissons.

JEAN-LOUIS.

Allons, allons donc ; nous sommes pressés.

BASTIEN.

Oui i, il ne faut pas faire attendre les gens.

LA PIQUETTE.

Est-ce que vous avez envie de vous moquer de moi ?

LE GARÇON LIMONADIER.

Est-ce que vous croyez vous faire rire à nos dépens ?

JÉRÔME.

Non, il n’y a pas de moquerie là-dedans. Qui est-ce donc qui a reçu l’écu de six francs de ce Monsieur ?

JEAN-LOUIS.

Ce n’est pas moi, toujours.

BASTIEN.

Ni i moi non plus, certainement.

LA PIQUETTE.

Je n’entends rien à tout cela... Père Jérôme, vous êtes le plus riche, c’est à vous à qui je m’adresse ; payez-moi.

JÉRÔME.

Je ne payerai rien.

JEAN-LOUIS.

Je ne payerai pas non plus.

BASTIEN.

Ce e n’est pas à moi à payer.

LA PIQUETTE.

C’est le père Jérôme qui a commandé le déjeuner, il me payera, ou nous allons voir.

JÉRÔME.

Je ne dois rien ; ce n’est pas moi qui ai reçu les six francs ; et la preuve de ça, c’est que je n’ai pas le sou.

JEAN-LOUIS.

Je n’ai pas le premier liard.

BASTIEN.

Je e défie bien qu’on me fasse payer.

LA PIQUETTE et LE GARÇON.

Ah ! Vous ne voulez pas me payer ? Moi, je prends tout ce que je trouve.

Ils sautent sur le chapeau du père Jérôme. La Piquette s’en saifit et le secoue. Jérôme crie de toutes ses forces, au voleur !

LA PIQUETTE.

Ah ! Ah ! Voilà un chapeau qui est bien lourd ! Il y a sûrement là de quoi nous payer.

JÉRÔME.

Ah ! Je suis ruiné, je suis assassiné ! Au voleur !

JEAN-LOUIS.

Moi, je me retire ; payera qui pourra.

Il sort.

BASTIEN.

Oui i, arrangez-vous comme vous voudrez.

Il sort.

SCÈNE XXIV. Jérôme, La Piquette, Le Garçon limonadier, Babet, Julien. §

BABET, entrant.

Mais, je crois que j’entends la voix de mon père ! Qu’est-ce qu’il lui arrive donc là ?

JULIEN.

Oh ! Oh ! Voilà le père Jérôme en dispute avec mon oncle !

JÉRÔME.

Mes bonnes gens, au secours ; on me vole, on m’assassine.

LA PIQUETTE.

C’est ce vieux coquin qui vient boire mon vin, et qui ne veut pas payer.

LE GARÇON LIMONADIER.

11

Oui, le vieux ladre qui a de l’argent plein son chapeau, et qui ne veut pas payer trois verres de liqueur.

LA PIQUETTE.

Oh ! Il ne l’aura qu’à bonnes enseignes, son chapeau.

Il regarde et découd un peu le chapeau.

Il y a au moins cent louis dans ce chapeau-là.

JÉRÔME.

Allons, rendez-moi ce chapeau, et je vas payer.

Il fouille dans sa ceinture.

JULIEN.

Oh ! Que non ! Je m’y oppose. Il faut remettre ce chapeau entre les mains de Monsieur le Bailli. Le voilà justement.

JÉRÔME.

Ah ! Je suis perdu !

LA PIQUETTE.

Voilà justement Monsieur le Bailli qui vient. Il faut qu’il nous rende justice.

SCÈNE XXV et dernière. Les Précédents, Le Bailli, Lisidor. §

LISIDOR.

Oh ! Que je suis content, mon cher Julien ! Mais, qui peut donc occasionner ce tumulte ?

À Monsieur le Bailli.

Monsieur le Bailli, il paraît qu’on aura besoin ici de votre ministère.

JULIEN, à Lisidor.

Vous saurez tout cela.

LE BAILLI.

Qu’est-ce que c’est donc que cela, mes enfants ? Voilà bien du tapage ici ?

LA PIQUETTE.

Tenez, Monsieur le Bailli, voilà d’abord le chapeau du père Jérôme, que je vous remets entre les mains ; il faut que la Justice soit nantie.

LE BAILLI.

Oh ! Oh ! C’est une bonne pièce au procès que ce chapeau-là... Vous avez la tête richement meublée, père Jérôme.

JÉRÔME.

J’offre de payer ce qu’on me demande, ainsi tout est dit.

LE BAILLI.

Non, tout n’est pas dit. Voilà une jeune fille à qui vous devez tenir compte du bien de sa mère ; et moi, je lui dois justice, comme mineure. Il faut que nous acquittions tous deux notre dette envers elle. Combien y a-t-il dans ce chapeau ? Répondez franchement, ou bien, on va y voir.

JÉRÔME.

Il y a cent louis, Monsieur le Bailli.

LE BAILLI.

Cent louis ! N’êtes-vous pas honteux de retenir ainsi un argent qui ne vous appartient pas ?

JÉRÔME.

Mais, Monsieur le Bailli, je ne veux pas lui en faire tort ; elle les trouvera toujours après moi.

LE BAILLI.

Après vous !... Et pendant ce temps-là, vous l’empêchez de s’établir avec un jeune garçon qu’elle aime et dont elle est aimée. Vous faites tort à ces jeunes gens de l’intérêt de cet argent, qui, dans leurs mains, doit rapporter cent pour cent... Et l’intérêt de leur plaisir ?... Savez-vous bien qu’à leur âge cet intérêt-là monte plus haut que le principal ?

JÉRÔME.

Voilà ce que c’est que de ménager du bien à ses enfants !

LE BAILLI.

Allons, consentez de bonne grâce à donner ces cent louis à votre fille, pour son mariage avec Julien, ou la Justice vous y forcera.

JÉRÔME.

Mais, Monsieur le Bailli, il y a conscience de laisser une pareille somme à des morveux comme ça.

LE BAILLI.

Ne faut-il pas mieux la laisser à un avare comme vous ?

BABET.

Nous n’en demandons pas tant, Monsieur le Bailli. Que mon père consente seulement de partager avec nous, nous en aurons autant qu’il nous en faut, et nous sommes bien sûrs qu’il ne mangera pas le reste.

JULIEN.

Ah ! Babet, je reconnais bien là votre cour ! Oui, Monsieur le Bailli, laissez-lui en la moitié.

LE BAILLI.

Mes enfants, ce mouvement de générosité de votre part est trop beau, pour que je m’y oppose. Venez-vous en tous chez moi, nous ferons ce partage - là... Je suis charmé de coopérer au bonheur de ces jeunes gens... De la joie, de la bonne humeur ! Je régale tout le monde, et je vous garantis que je ne serai pas le moins content de la fête.

LISIDOR.

Bailli, voici un jugement qui vous fera beaucoup d’honneur.

LA PIQUETTE.

Mais, Monsieur le Bailli, v’là qu’est fort bien ; vous rendez justice à tout le monde ; il n’y a qu’une chose à redire, c’est que je ne vois pas là-dedans qu’est-ce qui me payera, moi.

LE GARÇON LIMONADIER.

Et moi, donc ? Il faut bien aussi que quelqu’un me paye la liqueur.

LISIDOR.

Rien n’est plus juste : je me charge de payer toute la dépense ; il ne faut pas que personne soit mécontent.

JÉRÔME.

12

Monsieur, puisque vous payez l’écot, il est juste aussi que Monsieur le Bailli me fasse rendre, par mes Camarades, l’écu de six francs que vous leur avez donné tantôt.

LISIDOR.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire, père Jérôme ; je n’ai rien donné ni à vous, ni à vos Camarades.

JÉRÔME.

Oh que si Monsieur, je reconnais bien votre voix. C’est vous qui avez donné ici ce chien d’écu de six francs qui m’a tant porté guignon, à telles enseignes, que vous nous avez dit de l’aller boire à votre santé.

LISIDOR.

Ce n’est pas à vous autres que je le donnais ; c’était à Julien, à qui je devais cette petite reconnaissance.

JÉRÔME.

Ah ! Voilà le pot-aux-roses ! C’est ce malheureux quiproquo qui est la cause de tout ce qui m’arrive.

JULIEN.

Et c’est lui, ma chère Babet, qui a avancé le moment de notre bonheur.

BABET.

Que je suis contente !

JÉRÔME.

La maudite journée ! Me voilà pourtant ruiné pour n’avoir pas vu assez clair, tandis que j’en connais tant qui ont fait leur fortune, pour avoir su faire à propos les Aveugles.