Le théâtre représente une Galerie du Palais des Rois de Trézène.
SCÈNE PREMIÈRE. Phèdre, OEnone. §
OENONE.
280 Enfin les Dieux sont touchés de vos larmes.
Tout vous obéit en ces lieux ;
Dans le tombeau Thésée emporte vos alarmes,
Vous ne rougirez plus d’un soupir amoureux,
Pour vous enfin la vie aura des charmes.
PHÈDRE.
285 Je ne m’en défends pas. Je vois avec plaisir
Briller un rayon d’espérance.
Si je ne puis retrouver l’innocence,
C’est un soulagement d’avoir moins à rougir.
OENONE.
À calmer vos ennuis aujourd’hui tout conspire,
290 Ce jour vous sauve un crime, et vous donne un empire.
PHÈDRE.
Ah ! Qu’il me sera doux, si je puis le donner !
Qu’il sera doux de couronner
Celui pour qui seul je respire !
OENONE.
Quoi ! Lorsque votre fils est reconnu pour roi,
295 Hippolite obtiendra le trône qu’il espère ?
PHÈDRE.
Puis-je lui refuser l’héritage d’un père ?
Puis-je régner sur lui quand il règne sur moi ?
Mais n’as-tu point, OEnone, entendu de murmure ?
Le peuple consent-il à recevoir mes lois ?
OENONE.
300 Ne craignez rien, votre puissance est sûre,
Votre fils est nommé d’une commune voix.
PHÈDRE.
Et qu’a dit Hippolite en recevant un maître ?
OENONE.
S’il regrette l’Empire, il n’en fait rien connaître;
Quand il a su qu’à votre fils
305 Tous les États étaient soumis,
Il n’a point murmuré. Dans sa douleur profonde,
La mort seule d’un père occupe ses esprits ;
Il semble oublier tout le monde,
Pour ne songer qu’à son malheur.
PHÈDRE.
310 Et j’irais porter la fureur
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Dans cette âme innocente et pure !
OENONE.
Le doux accent de la nature
Est encore muet dans son coeur.
PHÈDRE.
Et moi criminelle et parjure,
315 Je pourrais troubler son bonheur !
Non.
OENONE.
Non. Devant vous il doit bientôt paroître.
OENONE.
Ô ciel ! Le craignez-vous?
PHÈDRE.
Ô ciel ! Le craignez-vous? Ah ! c’est moi que je crains.
OENONE.
Espérez tout, et vous verrez peut-être,
Succéder le bonheur à de si longs chagrins.
PHÈDRE.
320 Le bonheur ! En est-il pour un coeur trop sensible.
OENONE.
On n’est pas à l’amour pour toujours inflexible.
PHÈDRE.
Il le sera toujours.
OENONE.
Il le sera toujours. Consentez à le voir.
PHÈDRE.
Je tremble d’y songer.
OENONE.
Ne songez qu’à l’espoir.
325 D’obéir à vos lois il ne peut se défendre;
Esclave, s’il vous perd, s’il vous aime, il est roi.
PHÈDRE.
Au penchant de son coeur que l’on aime ? se rendre !
Tu me perds... mais mon coeur est complice avec toi.
ENSEMBLE.
OENONE.
Pardonne lui ciel qui vient de l’entendre.
330 Toi qui te plais à l’enflammer,
Rends sensible un héros qu’elle aime ;
De son erreur n’accuse que toi-même
Glace son coeur, ou permets lui d’aimer.
PHÈDRE.
Ô toi, que je n’ose nommer,
335 N’accable pas un coeur qui taime
De mon erreur n’accuse que toi-même,
Fais-toi haïr, ou laisse-moi t’aimer.
OEnone sort.
SCÈNE III. Phèdre, Hippolite. §
HIPPOLITE.
Hippolite se rend aux ordres de la Reine.
PHÈDRE.
Oui, Prince ; en ce moment de pleurs,
Phèdre veut partager le poids de vos douleurs ;
360 Approchez,
À part.
Approchez, Je respire à peine.
Haut.
Vous savez que Thésée aux Enfers descendu,
Aux voeux de ses sujets ne peut être rendu.
HIPPOLITE.
Hélas ! Il est trop vrai que le destin contraire
Au plus tendre des fils ravit le meilleur père.
365 Ô Diane, aujourd’hui quand tu reçus mes voeux,
Tu ne m’annonçais pas un sort si malheureux.
PHÈDRE, à part.
Ô divine candeur !
Haut.
Ô divine candeur ! La fortune ennemie
De toutes ses rigueurs vous accable à la fois ;
Et malgré vos vertus, et malgré tous vos droits,
370 La couronne vous est ravie.
HIPPOLITE.
Mon père ne vit plus, et mon coeur accablé
D’aucun malheur plus grand ne peut être troublé.
Vous avez votre fils, et n’êtes pas ma mère...
PHÈDRE.
Ah ! Prince, je sens bien que je ne la suis pas ;
375 Mais mon coeur s’y méprend, et cette erreur m’est chère ;
Dans ce moment terrible, hélas !
Que je serais tranquille, et que je serais fière,
Si le Dieu qui m’accable oubliant son courroux,
M’avait donné pour fils un prince tel que vous !
HIPPOLITE.
380 Qui peut vous inspirer des sentiments si doux
Pour moi, qui si longtemps ai paru vous déplaire ?
PHÈDRE.
Phèdre, il est vrai, Seigneur, vous a persécuté ;
Pour m’éloigner de vous, je vous ai tourmenté.
Je tremblais, je fuyais au seul nom d’Hippolite ;
385 Mais vous n’avez pas su ce qu’il m’en a coûté,
On ne hait pas toujours l’objet que l’on évite.
Puisse tous les tourmenTs que je vous ai causés
Par l’amour le plus tendre être tous effacés !
Connaissez le dessein qu’un Dieu puissant m’inspire,
390 En vain de vos aïeux on vous ravit l’empire,
Je prétends réformer une odieuse loi ;
C’est vous, Seigneur, c’est vous, que j’ai choisi pour roi.
HIPPOLITE.
Quel Dieu vous intéresse au fils d’une étrangère.
PHÈDRE.
On peut aimer, Seigneur, sans être mère.
HIPPOLITE.
395 Eh ! Quoi ! Je ravirais la couronne à mon frère ?
PHÈDRE.
Il sera votre fils ; mon unique plaisir
Sera de lui montrer comme il faut obéir.
Qui mieux que vous peut lui servir de père !
HIPPOLITE.
Moi ! Songez-vous ?...
PHÈDRE, à part.
Moi ! Songez-vous ?... Ô Ciel ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dit ?
Haut.
400 Ah ! Seigneur, les malheurs égarent mon esprit ;
D’un trouble en vous voyant je ne puis me défendre.
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Je ne sais quelle erreur, fatale à mon repos,
Sans cesse offre à mes yeux l’image d’un héros.
C’est en vain qu’aux enfers le sort l’a fait descendre,
405 Je crois toujours le voir, je crois toujours l’entendre ;
Puisque vous respirez, il voit encor le jour,
Un Dieu consolateur le rend à mon amour.
Vivez, régnez pour lui. Que ne puis-je vous rendre
Tout le plaisir que je goûte à vous voir,
410 Et que je goûte à vous entendre !
Sur le trône allez vous asseoir.
Venez : à vos sujets je veux donner l’exemple
De l’amour qu’on doit à ses Rois.
Phèdre à l’instant va les conduire au temple,
415 Nous allons tous jurer d’obéir à vos lois.
Tout vous sera soumis, et mon coeur, et Trézène.
Je range sous vos lois et l’Empire, et la reine,
Plus fière d’obéir que de vous commander.
Venez ; qui peut vous retarder ?
420 À vous comme à mon roi tout mon coeur s’abandonne ;
Plus que vous je croirai régner,
Si de ma main vous prenez la couronne ;
Ah ! Pourriez-vous la dédaigner !
Le ciel vous la destine, et l’amour vous la donne.
HIPPOLITE.
425 Ô ciel, vous oubliez le nom de votre époux !
PHÈDRE.
Thésée !... Eh ! Sur quoi jugez-vous
Qu’aux mânes d’un époux Phèdre fait une injure ?
PHÈDRE.
Pardonnez... Ah ! Seigneur, je n’ai pas de courroux.
Ayez pitié des tourments que j’endure ;
430 Et si de mes transports vous êtes offensé,
C’est vous qui me troublez, Seigneur ; et la nature
A trompé mon coeur insensé.
HIPPOLITE.
Pour ne pas prolonger une erreur dangereuse,
Je vais m’éloigner à jamais.
PHÈDRE.
435 Non, tu ne fuiras point. Connais la malheureuse
Qu’un fol amour condamne à d’éternels regrets.
Thésée est mon époux, et c’est son fils que j’aime.
Cet amour qui me fait horreur,
Si longtemps étouffé, s’echappe de mon coeur ;
440 Ainsi que ta fierté, ma faiblesse est extrême ;
Je t’aimais en secret, je t’aime avec fureur,
Et j’ose le dire à toi-même ;
Tu détournes les jeux, tu frémis : ah ! Seigneur,
Pardonnez, ma raison s’égare ;
445 Vous êtes tant aimé, ne soyez pas barbare,
N’accusez que les Dieux, et plaignez le malheur.
Ô funeste mépris ! Inflexible rigueur !
Crois-tu que pour mes feux lâchement complaisante,
Je vienne t’implorer d’une voix suppliante,
450 Te presser d’écouter d’épouvantables voeux ?
Non, c’est Phèdre mourante
Qui veut expirer à tes yeux.
Frappe toi-même, venge un père ;
Un monstre ne doit pas échapper à tes coups.
HIPPOLITE.
455 Tremblez, le ciel dans sa colère,
S’arme pour venger votre époux.
PHÈDRE.
Frappe, ravis-moi la lumière ;
Pour moi le trépas est doux.
ENSEMBLE.
HIPPOLITE.
Des Dieux redoutez la vengeance.
PHÈDRE.
460 Ah ! Je succombe à ma souffrance.
HIPPOLITE.
Des Dieux redoutez la vengeance,
Ils sont prêts à tonner sur nous.
PHÈDRE.
Je m’offre à leur juste vengeance,
Seigneur, tous mes Dieux sont en vous.
SCÈNE VI. Thésée, Hippolite, Peuple, Femmes, Guerriers. §
CHOEUR GÉNÉRAL.
Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.
CHOEUR DE FEMMES.
485 Oui, c’est le Ciel qui le ramène,
Quel plaisir ! Quel beau jour ! Qui l’aurait espéré !
CHOEUR DE GUERRIERS.
Aux sombres bords il avait pénétré,
Des sombres bords la gloire le ramène.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
490 Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.
CHOEUR DE FEMMES.
Hélas ! Combien de larmes
Nous fit verser le bruit de son trépas !
GUERRIERS.
Son courage et ses armes
Sont vainqueurs du trépas.
CHOEUR DE FEMMES.
495 Ah ! Que le plaisir a d’appas
Quand il suit les alarmes !
CHOEUR GÉNÉRAL.
Ah ! Quel bonheur ! Quel beau jour pour Trézène !
Le Ciel rend à nos voeux un héros adoré.
THÉSÉE.
Je les revois, ces lieux chers à mon coeur ;
500 Ce plaisir est pour moi la plus douce victoire ;
D’un peuple heureux le spectacle enchanteur
De tous mes maux passés efface la mémoire.
De cent brigands j’ai purgé l’univers.
J’ai vu de près la mort ; d’un regard intrépide
505 J’ai pénétré jusqu’aux enfers ;
Et le Tartare avide
N’a pu retenir dans les fers
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Le compagnon d’Alcide.
Mais la gloire à mes yeux a bien moins de douceur
510 Que le plaisir de revoir ma patrie ;
Par des exploits on illustre sa vie,
Mais être aimé, voilà le vrai bonheur.
Braver la mort d’un regard intrépide,
Pénétrer au fond des enfers ;
515 Par ses exploits étonner l’univers,
Marcher sur les traces d’Alcide,
C’est pour la gloire un triomphe enchanteur,
Mais être aimé, voilà le vrai bonheur.
CHOEUR DU PEUPLE.
Pour un héros, quel triomphe enchanteur !
520 Son peuple heureux jouit de son bonheur.
DIVETISSEMENT.
THÉSÉE.
Peuple, je suis sensible aux preuves de tendresse
Dont vous flattez un roi qui veut vous rendre heureux,
Mais un plaisir me manque au milieu de vos jeux.
Pourquoi dans ce jour d’allégresse,
525 Phèdre n’est-elle point avec vous dans ces lieux ?
Je brûle d’embrasser une épouse si chère :
Hippolite, répondez-moi,
Vous ne me dites rien. Quel silence !
HIPPOLITE.
Vous ne me dites rien. Quel silence ! Mon Père,
Je ne sais quel motif.....
THÉSÉE.
Je ne sais quel motif..... Vous me glacez d’effroi:
530 Mon fils, suivez-moi chez la reine.
HIPPOLITE.
Seigneur, dispensez-moi de paraître à ses yeux.
THÉSÉE.
Qu’entends-je ? Quoi ! Le temps, ni le Ciel, ni mes voeux,
De Phèdre contre vous n’ont pu calmer la haine.
HIPPOLITE.
Ah ! Seigneur, permettez qu’éloigné de ces lieux,
535 Je ne lui montre plus un objet odieux.
Permettez que marchant sur les traces d’un père,
J’imite les héros, et j’apprenne à la terre
Que vous avez un fils digne de vos aïeux.
THÉSÉE.
Eh ! Quoi ! Vous me quittez, vous, mon cher Hippolite !
540 Juste Ciel ! Quel présage affreux !
HIPPOLITE.
Pour consoler votre cher Hippolite,
Il lui reste partout votre exemple et les Dieux.
THÉSÉE.
Ô père infortuné ! Tout me fuit, tout m’évite :
Juste Ciel ! Quel présage affreux !
HIPPOLITE.
545 Les lieux que votre épouse habite,
Ne doivent plus revoir votre fils malheureux.
THÉSÉE.
Souverain maître du tonnerre,
Exauce les voeux que je fais.
J’ai rendu le calme à la terre,
550 Fais qu’il renaisse en mon palais.
Il sort.
ENSEMBLE.
HIPPOLITE.
Chaste Déesse des forêts,
Protège un roi, protège un père ;
Cache-lui cet affreux mystère.
Ah ! Fais qu’il l’ignore à jamais.
555 Diane, écoute ma prière,
Et mets le comble a tes bienfaits.
CHOEUR DU PEUPLE.
Souverain maître du tonnerre,
D’un héros comble les souhaits :
Il donna la paix à la terre,
560 Qu’il la retrouve en son palais,
Protège un roi, protège un père ;
Rends-lui les biens qu’il nous a faits.