L’INAUGURATION DU THÉÂTRE FRANÇAIS
PIECE EN UN ACTE ET EN VERS

M. DCC. LXXXII.

PAR M. IMBERT

Avec Approbation et Permission. §

Lu et approuvé pour la représentation et pour l’impression. À Paris, le 12 Mars 1782. Signé, SUARD.

Vu l’Approbation, permis de représenter et d’imprimer. À Paris, ce 13 Mars 1782. Signé, LE NOIR.

À PARIS, Chez DESENNE, Libraire, au Palais Royal, Passage de Richelieu. On en trouve aussi des Exemplaires à la Porte Royale du Luxembourg.

ACTEURS §

  • APOLLON, M. Molé.
  • THALIE, Mme. Bellecour.
  • MELPOMENE, Mme Vestris.
  • MERCURE, M. Fleury.
  • LE GÉNIE DE CORNEILLE, M. Brizard.
  • LE GÉNIE DE MOLIÈRE, M. Préville.
  • LA CABALE, M. des Essarts.
  • LA CRITIQUE, Mme Préville.
  • UN AUTEUR TRAGIQUE, M. Vanhove.
  • UN AUTEUR COMIQUE, M. Dazincourt.
  • UN ACTEUR TRAGIQUE, M. de Larive.
  • UN ACTEUR COMIQUE, M. Dugazon.
  • LE MAUVAIS GOÛT, Personnage muet.
  • PLUSIEURS GÉNIES.

SCÈNE PREMIERE. Mercure, Plusieurs Génies. §

MERCURE.

Thalie et Melpomène arrivent en ces lieux ;
Dans ce Temple nouveau qu’on destine à leurs jeux.
Or maintenant, jeunes et vieux Génies,
C’est pour les recevoir qu’ici je vous conduis ;
5 Et de par Apollon, je suis
Le maître des cérémonies.
Que ces lauriers en couronnes tressés
Par ordre en tous lieux soient places;
C’est le digne ornement de l’enceinte où nous sommes:
10 Le laurier fut toujours le luxe des grands hommes.
Les Génies se dispersent pour placer partout des Couronnes et des Guirlandes de Lauriers, et on les voit aller et venir dans le fond pendant la Pièce.

SCÈNE II. Mercure, seul d’abord; ensuite La Cabale. §

MERCURE.

Pour moi qui fus toujours instruit
À priser l’arbre par son fruit,
Ce n’est pas-là le mien ; et je sais m’y connaître.
Je préfère, pour être heureux,
15 Tout arbre qui nourrit son maître,
À celui qui le rend fameux.
Mais quel est donc ce personnage ?

LA CABALE.

Seigneur Mercure, agréez mon hommage.
J’ai l’air étranger à vos yeux?
20 Cela doit être ; on connaît beaucoup mieux
Mes actions que ma figure.
J’habite le parterre, et j’en suis, je vous jure,
Une colonne, un des soutiens.

MERCURE.

Une telle colonne annonce, j’en conviens,
25 Une solide architecture.

LA CABALE.

Comme on en veut à mon talent,
Je prends pour l’exercer cette forme étrangère ;
Et vous voyez ici mon costume ordinaire.

MERCURE.

Sans doute qu’au Spectacle on vous trouve souvent?

LA CABALE.

30 Souvent ? Toujours. D’autres en font autant ;
Mais d’eux en un point je diffère :
Ils y vont par plaisir, moi, j’y vais pour affaire.
J’y vais pour applaudir ou pour siffler.

MERCURE.

Ah ! bon.
Et vous applaudissez suivant la pièce ?

LA CABALE.

Non ;
35 Suivant l’auteur. Tel est mon ministère.
Bref, je suis la Cabale, à vous servir.

MERCURE.

Ma foi,
La visite m’étonne. Eh quoi!
A peine la porte est ouverte,
Et vous voilà déjà !

LA CABALE.

Vraiment oui, me voici.

MERCURE.

1
40 Par le Styx, vous êtes alerte.

LA CABALE.

Il le faut bien; je viens ici
Reconnaître les lieux en profond politique ;
Et pour faire éclater ou pour cacher mes soins,
Lever des coins et des recoins
45 Une carte topographique.
On peut, je pense, avec les battoirs que voilà,
Se flatter d’assourdir la scène ;
Je crois qu’on est en fonds avec ces poumons-là,
Pour fournir aux sifflets une bruyante haleine,
50 Ou faire retentir les bravo, les paix-là.
Mais quoi ! Nous devrions être assez bien ensemble;
Vous fûtes toujours, ce me semble,
D’un naturel à la malice enclin.

MERCURE.

Il est vrai ; je suis même un peu plus que malin.
55 Mais, mon ami, si de l’antique Rome
Tu parcours le code divin,
Tu conviendras, j’en suis certain,
Que l’on peut être un Dieu, sans être un honnête homme.
Mais comment feras-tu désormais ? Autrefois,
60 Le Spectateur, dans les flots du parterre,
Entendait sans te voir et tes mains et ta voix ;
Tu pouvais te cacher, en y faisant la guerre.
Tes voisins maintenant assis, en plein repos,
Vont nuire aux élans de ton zèle,
65 Gêner tes mouvements, dévoiler tes complots.

LA CABALE.

Je n’en suis pas plus gai. Par des efforts nouveaux
Il me faut conquérir une gloire nouvelle ;
Il faudra former d’autres plans
Plus subtilises, plus savants.
70 C’est pour cela qu’ici d’avance
Je viens observer le terrain.

MERCURE.

Observe ; mais après, sors et fais diligence ;
Apollon doit ici me rejoindre soudain ;
Et je ne vous crois pas en bonne intelligence.

LA CABALE.

2
75 Ô temps ! ô moeurs ! Ainsi donc tout me nuit !
On a détruit mon poste, on m’insulte, on m’offense,
Et pour comble de maux Apollon me poursuit !
Est-ce ainsi que les Arts sont protégés en France ?

SCÈNE III. §

MERCURE, seul.

Oui, les beaux Arts. Il est original !
80 En effet on le traite mal.
Son talent fait grand bruit, et n’est connu qu’à peine,
N’est pas encouragé, se trouve sans Mécène.
Mais je vois Apollon.

SCÈNE IV. Mercure, Apollon. §

MERCURE.

Mon message est rempli ;
Voilà, de vos lauriers, le théâtre embelli.
85 Mais qui les cueillera ?

APOLLON.

Qui ? Les Auteurs sublimes.

MERCURE.

C’est payer dignement leurs efforts magnanimes.
Mais si le seul Génie a désormais des droits
3
Aux Lauriers dont j’ai fait investir ces colonnes,
Tout franc, vous trouverez, je crois,
90 Moins de têtes que de couronnes.

APOLLON.

Pourquoi donc cet effroi triste et décourageant ?
Si le Pinde a perdu plus d’un rare talent,
Nature, en Mère tendre et pleine de prudence,
À côté du malheur a placé l’espérance ;
95 Ne troublons point cet ordre, il est trop consolant.
J’honore le Génie ; il m’est cher, il doit l’être ;
Mais faut-il ajouter, quand il a disparu,
Au regret de l’avoir perdu,
Le désespoir de le voir reparaître ?
100 Non ; disons aux humains trop prompts à s’alarmer :
Pour honorer les morts, n’allez pas diffamer
La race qui respire et celle qui doit naître.
Si jadis en son art un grand homme excella,
Nature fut sa mère, elle est aussi la vôtre ;
105 Que prouve ce grand homme-là ?
Qu’elle en peut enfanter un autre.
Enfin croyons toujours, instruits par le passé,
Que ce qu’on voit périr peut être remplacé.

MERCURE.

En amour, soit.

APOLLON.

Oh ! Dans ce style
110 Vous êtes, je l’avoue, un maître plus fameux.

MERCURE.

Et vous un railleur merveilleux.
Mais s’il vous en souvient, à ce jeu quoique habile,
Vous n’êtes pas toujours heureux.
Autrefois, au bruit du tonnerre,
115 Pour un bon mot de sa façon,
Très lestement, le Seigneur Apollon
Ne fit qu’un saut du ciel en terre.

APOLLON.

Oui, mon frère ; et c’est-là qu’en mainte occasion
De plusieurs de vos tours il fut témoin fidèle.
120 Votre adresse est un peu sujette à caution.
Du bien d’autrui souvent...

MERCURE.

Oui, c’est ce que j’appelle
4
Une épigramme en action.

APOLLON.

C’est parler poliment. On vient. Que nous veut-on ?

SCÈNE V. Apollon, Mercure, un Auteur tragique, un Auteur comique. §

L’AUTEUR COMIQUE.

Nous sommes tous les deux, quoique l’envie en gronde,
125 Favoris d’Apollon.

APOLLON.

Soyez les bienvenus.
À part.
Oui : c’est ainsi que j’ai de par le monde
Des favoris que je n’ai jamais vus.
Ne nous découvrons point.

MERCURE, à part.

5
Bigarrure complète ;
L’un tient de l’ours, et l’autre a l’air d’une coquette.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

130 Je viens voir si la scène où l’on veut m’établir
Est digne du fruit de mes veilles ;
Si je peux, sans les avilir,
Y laisser voir mes tragiques merveilles ;
Si le Théâtre est vaste, élargi dans ses flancs ;
135 Si l’on peut, sous les yeux des mères alarmées,
Sous les yeux des vieillards, des citoyens tremblants,
Y faire battre à l’aise deux armées ;
Si l’on peut sans tumulte, en ordre solennel,
Y faire défiler des convois mortuaires ;
140 Si de mainte poulie on a garni le ciel,
Pour accrocher des lampes funéraires ;
Si l’on a préparé, pour l’endroit éclatant,
Des toiles d’un beau noir, qui, sans bruit à l’instant,
Couchent sur la coulisse un vernis de ténèbres ;
145 Enfin, si l’on a su, dans un goût neuf, charmant,
Y ménager adroitement
Des échos pour les cris funèbres.

MERCURE.

Monsieur nous laisse apercevoir
Qu’il est riche en moyens pour égayer la scène.

L’AUTEUR COMIQUE.

150 Même désir m’amène : en moi vous devez voir
Un auteur, mais comique.

MERCURE.

Oui, je le crois sans peine.

L’AUTEUR COMIQUE.

La Salle me paraît un peu vaste pour moi.
Mes vers ont un, je ne sais quoi,
Une harmonie et douce et tendre ;
155 Sans les crier, il faut les faire entendre.
Mon style aisé, plein de douceur,
Ne fatigue jamais, (car c’est à quoi je veille)
Ni la poitrine de l’acteur,
Ni l’oreille du spectateur;
160 Mon vers... c’est du miel pour l’oreille.
Je viens donc voir si les décorateurs,
Si les peintres pourront assortir leurs couleurs
Aux tirades que je compose,
Imiter la fraîcheur qui distingue, je crois,
165 Mes madrigaux ; il me faudrait, à moi,
Une Salle... couleur de rose.

MERCURE, à Apollon.

Ils sont fous.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

On verra (j’en jure mon honneur)
Que l’on ne connaît pas la Tragédie en France.
On y sut quelquefois inspirer la terreur;
170 Mais l’horreur... De notre art, c’est-la la quintessence.
Heureux qui, par l’amas de tragiques horreurs,
Porte la pâmoison, le spasme en tous les coeurs !
Qui confond par un art digne de nos éloges,
L’accent convulsif de l’acteur,
175 Le cri mourant du spectateur !
Quel tableau ! Le parquet, le théâtre et les loges,
Tout est spectacle alors : c’est ainsi que je crois
Avoir traité la Tragédie.

MERCURE.

Oh ! Votre muse est faite, je le vois,
180 Pour adoucir les moeurs de sa patrie.

L’AUTEUR COMIQUE.

Moi, par d’heureux tableaux avec art préparés,
Je guérirai les coeurs qu’il aura déchirés.
Mes pièces détruiraient le plus sombre prestige :
On dirait d’un jardin qu’aucun hiver n’afflige ;
185 On n’y voit promener que l’essaim des plaisirs ;
On n’y marche pas, on voltige ;
Tous les vents y sont des zéphyrs.
Je crois voir chaque Belle, à ma douce éloquence,
S’embellir encor à nos yeux ;
190 Sur leurs lèvres circule un souris gracieux,
Sans que jamais le rire en trouble le silence.

APOLLON.

Sur les Théâtres de Paris
Aurait-on déjà vu vos sublimes écrits ?

L’AUTEUR COMIQUE.

Pas encor. Notre but est d’y paraître ensemble.
195 Comme nous avons pris des genres opposés,
Nos coeurs ne sont pas divisés ;
Avec des noeuds de fleurs l’amitié les rassemble.
Aussi, je dis partout que du sein du trépas,
Si le ciel rappelait Corneille à la lumière,
200 Il baiserait la trace de ses pas.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Moi, je mets à ses pieds Molière.

L’AUTEUR COMIQUE.

Si j’eusse à Melpomène offert mes premiers voeux,
J’imiterais sa touche au sombre accoutumée.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Si Thalie inspirait ma Muse désarmée,
205 Je prendrais son pince au moelleux ;
J’emploierais son carmin.

L’AUTEUR COMIQUE.

Moi, son noir de fumée.
Sur un seul point nos avis sont divers.

MERCURE.

Et sur quoi ?

L’AUTEUR COMIQUE.

Dans Corneille il ne voit que des scènes.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

6
Et dans Racine, il ne voit que des vers.
7
210 Corneille n’a bien peint que les âmes romaines.

L’AUTEUR COMIQUE.

Et Racine, l’amour.

APOLLON.

Messieurs, laissons cela ;
Apollon pourrait vous entendre.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Où donc est-il, Apollon ?

APOLLON.

Le voilà :
Lui qui semble un peu vous surprendre ;
215 Avec qui, soit dit entre nous,
Vous devriez au moins avoir fait connaissance,
Avant de vous vanter de ses bontés pour vous;
Car c’est par-là que l’amitié commence.
Rentrez dans le respect, échos présomptueux !
220 L’erreur d’autrui n’excuse point la vôtre.
Pour louer un grand homme, en déprimer un autre,
C’est insulter à tous les deux.
La gloire veut toujours que le laurier fidèle
Sur tous les fronts puisse fleurir ;
225 Elle a toujours, cette riche immortelle,
De quoi payer, sans s’appauvrir,
Les efforts que l’on fit pour elle.
Le Temple de mémoire, ouvert de tout côté,
S’agrandit à mesure en son immensité.
230 Vous n’y voyez nul vide, à juger sa surface ?
Vienne un autre grand homme ; aussitôt adopté,
Sans déplacer personne, il trouve encor sa place ;
En un mot, l’équité, qui conserve à chacun
Des destins exempts de disgrâce,
235 Y peut faire cent rois, sans en détrôner un.
Mais, croyez-moi, j’attends Thalie et Melpomène ;
Elles pourraient fort bien, sans respecter les droits
Du noeud de fleurs qui vous enchaîne,
Siffler vos madrigaux, bâiller à vos convois.

L’AUTEUR TRAGIQUE.

240 Je présume mieux de Thalie.

L’AUTEUR COMIQUE.

Pour un tel procédé, je crois
Melpomène un peu trop polie.

APOLLON, bas.

Bon ! La Critique, justement !

SCÈNE VI. La Critique, Apollon, Mercure, les deux Auteurs. §

L’AUTEUR TRAGIQUE, sans apercevoir la critique.

Quel trouble !

L’AUTEUR COMIQUE, sans voir la Critique.

Quel malaise !

APOLLON.

Qu’est-ce ?
245 Qu’avez-vous donc ?

L’AUTEUR TRAGIQUE.

Une faiblesse...

L’AUTEUR COMIQUE.

D’où me vient ce saisissement ?
Apercevant la Critique.
Dieux ! la Critique.

L’AUTEUR TRAGIQUE, l’apercevant aussi.

Ô ciel ! Ma faiblesse est extrême,
Et mes genoux tremblants...

MERCURE, à Appollon.

Qu’ont-ils ?

APOLLON.

Ma foi, voilà
Nos deux auteurs prêts à tomber... eux-mêmes.

MERCURE.

250 Il faut pourtant les secourir.

APOLLON.

Hola !
Venez : soutenez-les, Génies;
C’est l’unique bienfait, le seul que de leurs vies
Auront reçu de vous ces Messieurs-là.
Deux Génies les prennent par le bras, et les mènent vers la coulisse.

SCÈNE VII. La Critique, Apollon, Mercure. §

APOLLON, à la Critique.

C’est vous dont la présence a su nous en défaire.

MERCURE.

255 Pour les favoris de mon frère
Vous êtes donc un objet de frayeur ?

LA CRITIQUE.

Oui : j’ai souvent le don de leur déplaire ;
Mais c’est surtout aux sots que je fais peur.
Aux bons auteurs souvent je plais, quoique sévère.
260 Hé ! Quel succès pourrait flatter,
Si je n’avais soin d’habiter
Dans le parterre, ou de m’asseoir en loge ?
Il faut savoir discerner les défauts,
Pour pouvoir aux beautés donner un digne éloge ;
265 Le sot peut seul prétendre aux louanges des sots.

MERCURE.

Oui : mais pourtant on vous déchire
En plus d’un lieu. La Critique, dit-on,
Déraisonne souvent, et se plaît à médire.
Est-ce-là votre portrait ?

LA CRITIQUE.

Non.
270 Et si l’on déraisonne, ou si l’on cherche à nuire,
Ce n’est pas moi ; c’est sous mon nom
Ou l’ignorance, ou la satire.
Mais, souffrez une question.
Montrant la troupe des Génies qui va et vient dans le fond du théâtre.
Est-ce-là l’essaim des Génies,
275 Qui forme en tout temps votre cour ?

APOLLON.

Oui, c’est par eux que je sais tour-à-tour
Ranimer des talents les palmes défleuries.
C’est à moi de les protéger ;
Car tout ce qui plaît, m’intéresse ;
280 J’adopte également la gaîté, la tendresse ;
Nul talent ne m’est étranger.
J’envoie au poète caustique,
Qui de la parodie arbore l’étendard,
Ce Génie à l’air goguenard,
285 Au maintien familier, au rire sardonique.
Voyez cet autre au marcher sautillant,
Au visage étranger, à la taille fluette;
C’est lui que je dépêche à quiconque entreprend
De mesurer des mots pour faire une ariette,
290 Celui-ci dont le pied léger et libertin
En moins de rien va trottant par la ville,
Cet espiègle joyeux à l’oeil vif et malin,
A le district du vaudeville.
Mais j’entends mes soeurs : les voilà.

LA CRITIQUE.

295 Je me sauve.

APOLLON.

Non : restez-là.
Votre aspect ne peut leur déplaire.
Honnête et sage, avec cela
Vous leur serez utile et chère.
On voit dans le fond Melpomène qui s’avance, appuyée sur le Génie de Corneille, et Thalie qui mène par la main le Génie de Molière.

LA CRITIQUE.

Quel est cet écuyer qui conduit gravement
300 Melpomène ?

APOLLON.

C’est un Génie :
Celui du grand Corneille. Avec cérémonie,
D’Auguste il a choisi l’air et le vêtement.

LA CRITIQUE.

Je m’en doutais. On doit le reconnaître
À ses cheveux blanchis sous le laurier,
305 À son air vénérable, à son front noble, altier ;
L’oeil croit voir Corneille renaître.
C’est un Génie encor que vers nous si gaîment
Mène Thalie ?

APOLLON.

Oui, justement.
C’est celui de Molière : à ses mânes fidèle,
310 Il a voulu garder les traits de Sganarelle.

LA CRITIQUE.

Oui, c’est lui-même. Assurément
Je n’aurais pas du m’y méprendre.
Ce front exprime bien ce que sa plume écrit !
Si son oeil sut scruter les travers de l’esprit,
315 Oh ! comme sa figure est propre à nous les rendre !

SCÈNE VIII. Thalie et Melpomène, le Génie de Corneille, et le Génie de Molière, Apollon, Mercure, la Critique. §

APOLLON, présentant la Critique.

J’ai cru qu’au défaut de mes soeurs
C’était à moi de faire les honneurs.

MELPOMÈNE.

Je vous en sais bon gré, mon frère.
À la Critique.
Vous n’êtes pas en ces lieux étrangers.
320 Prêtez à l’art un secourable appui ;
Mais ne croyez jamais valoir autant que lui ;
À ce prix-là, vous pouvez, pour la vie,
Compter sur nos coeurs généreux.
Vous le voyez : chacune de nous deux
325 Est fidèle à son vieux Génie.

LA CRITIQUE.

Ce n’est pas-là ce qu’on pense à Paris :
Pardon, si je me fais ici son interprète ;
Mais s’il faut vous juger d’après vos favoris,
Vous avez bien changé d’esprit et de toilette !

THALIE.

330 C’est trop d’honneur que l’on nous fait.
Dès qu’un nouvel auteur sur la scène s’élance,
C’est nous qui l’inspirons ; et l’on nous fait d’avance
Complices de chaque forfait,
Lorsque sur tout cela nous sommes en effet
335 De la plus parfaite innocence !

MERCURE, aux deux Génies.

Mais pardon, illustres Rivaux,
Qui jadis inspiriez et Corneille et Molière ;
Si l’on en croit certains propos,
Vous vous dédommagez par un bien long repos
340 De votre fatigue première.

LE GÉNIE DE CORNEILLE.

Après avoir conduit à l’immortalité
Corneille, dont le nom doit fleurir d’âge en âge,
Mon repos a-t-il donc été
Inutile ? Racine ? Il eut pour apanage
345 Le sentiment, l’urbanité ;
En sa faveur j’adoucis ma fierté.
Peut-être moins nerveux, plus élégant, plus sage,
Il fit parler au coeur un plus tendre langage.
Crébillon méconnut la parure et le fard ;
350 Trop fier pour obéir même aux règles de l’art,
Il adopta pour loi l’instinct et la nature ;
Il traça des forfaits l’énergique peinture,
Et fit par la terreur aiguiser mon poignard.
Après ces trois héros, qu’adore le Permesse,
355 On m’eût permis peut-être, au sein de la mollesse,
De sommeiller jusqu’aujourd’hui.
Mais j’adoptai Voltaire ; il sut, dès sa jeunesse,
Des trois genres connus en créer un pour lui,
Et de jeunes lauriers j’honorai sa vieillesse :
360 Sans ressembler, il sut, par des efforts nouveaux,
Manier tour-à-tour, avec la même adresse,
Les trois poignards de ses rivaux.

LE GÉNIE DE MOLIÈRE.

Pour moi, je l’avouerai, quand on eut vu Molière
8
Tomber sous le ciseau fatal,
365 Je voulus, pour garder sa gloire toute entière,
Qu’il eût des successeurs, et n’eût pas un rival.
C’était de ses travaux la digne récompense.
Mais, ne m’a-t-on pas vu depuis
Régénérer souvent la gloire de la France,
370 Et par d’autres essais consoler ses ennuis ?
9
Regnard vif et brillant, armé de la saillie,
A fait rire, en peignant le Joueur furieux ;
10
Destouches, sur la scène un peu trop ennoblie,
A corrigé le Glorieux.
11
375 Dufrény, dont j’aimai la verve originale ;
12
Dancourt gai, naturel, quelquefois emporté
Par son humeur... trop joviale ;
13
Le tendre La Chaussée, un peu sobre en gaîté ;
14
Et Lesage, qui plus caustique
380 Du sel de l’épigramme anima ses tableaux ;
Et d’autres, dont ma main dirigea les pinceaux,
Ont encore agrandi le domaine comique.
Et n’ai-je pas naguère enrichi l’Hélicon
De la Métromanie, ouvrage que Molière
385 Avouerait, j’en suis caution,
15
Enfant cher à Thalie, et si beau que Piron
Fut surpris d’en être le père ?
Voilà tous nos forfaits que nous vous dévoilons.
Quant à Mercure, il peut railler sans nous déplaire ;
390 On doit, lorsqu’on a des ailes aux talons,
Avoir la tête un peu légère.

APOLLON, à Mercure.

Ah ! Vous l’avez voulu, mon frère.
Aux deux Muses.
Mais de ce nouveau Temple où l’on va s’installer,
Que pensez-vous ? Qu’est-ce qu’il vous inspire ?

MELPOMÈNE, gravement.

395 Je le trouve fort bien.

THALIE.

Je n’y vois rien à dire.

MELPOMÈNE.

Que de larmes y vont couler !

THALIE.

Oh ! Comme j’y vais faire rire !
Pendant cette conversation, le Mauvais Goût arrive sans bruit, et se glisse furtivement au milieu de l’assemblée.

LA CRITIQUE, l’aperçoit et s’écrie :

Le Mauvais Goût !
Ce cri est répété de bouche en bouche.
Le Mauvais Goût !
Le Mauvais Goût ! Le Mauvais Goût !

THALIE.

Mon Frère,
400 À l’aide !

APOLLON.

On peut vous en défaire.
Voici mon talisman. Nous en viendrons à bout.
Apollon donne un grand coup de sifflet, et le Mauvais Goût est précipité dans une trappe qui s’entrouvre.

THALIE.

Comme il a disparu !

APOLLON.

Que la même disgrâce
Le suive dans tous les climats !
S’il reparaît ici, qu’aussitôt il s’efface,
405 Et que l’oeil cherche en vain la trace de ses pas.

MERCURE.

Mais comme de sa cendre il se plaît à renaître,
À la porte il faudrait, je crois, le consigner.

LA CRITIQUE.

Sans peine on peut le désigner ;
Il est facile à reconnaître.

MELPOMÈNE.

410 Toujours sec, ou gonflé.

THALIE.

Son corps n’est jamais droit.
Il boite.

LA CRITIQUE.

Sa toilette est une bigarrure ;
Chaque couleur y trouve une couleur qui jure.

APOLLON.

Son habit est toujours trop large ou trop étroit.

THALIE.

Il louche.

LA CRITIQUE.

Il met du blanc.

MELPOMÈNE.

N’importe, quoiqu’il fasse...
415 Mais deux de nos Acteurs viennent pour prendre place;
Il faut les installer.

SCÈNE IX ET DERNIÈRE. Les précédents, Un Acteur Tragique, habillé en Orosmane, ou sous un autre habit tragique, mais sans poignard, Un Acteur comique, en habit de Crispin, mais sans épée. §

MELPOMÈNE, à l’Acteur Tragique.

Venez, l’un des enfants
D’une Famille qui m’est chère,
Qui fut de ma gloire en tout temps
L’organe et le dépositaire.
420 Approchez-vous, et de ma main,
Prenez mon poignard.

THALIE, à l’Acteur Comique.

Vous, le glaive de Crispin.
Melpomène donne son poignard à l’acteur tragique ; et Thalie prend des mains d’un des Génies l’épée de Crispin, qu’elle remet à l’Acteur Comique.

MELPOMÈNE, au Tragique.

Portez dans tous les coeurs les plus tendres alarmes ;
Et recevez avec ce noble acier
Le pouvoir d’arracher des larmes.

THALIE, au Comique.

425 Vous, le don de les essuyer.

L’ACTEUR TRAGIQUE, à Melpomène.

Grâce vous soit rendue, auguste Melpomène !
Vous pouvez seule nous donner
Le droit de disputer les lauriers de la scène;
Une autre main doit nous les décerner.

L’ACTEUR COMIQUE, à Thalie.

430 Me voilà donc sous les armes comiques !
Mais aidez-moi, vous le pouvez,
À faire enregistrer mes Lettres Dramatiques
Au Tribunal que vous savez.

APOLLON.

Consacrons ce grand jour par de justes hommages.
435 Découvrez-nous ces bustes glorieux.
La toile du fond se lève et laisse voir les bustes des auteurs dramatiques.
Que des Lauriers religieux
Couronnent par vos mains ces augustes Images!
Allez ? Ces marbres vivants,
Allez tous rallumer le flambeau des talents.
La Pièce est terminée par un divertissement, ou une marche, dans laquelle les Génies et les Comédiens en corps, vont couronner les Bustes.