Octavien, Cléopâtre, Le Choeur, Séleuque. §
OCTAVIEN.
Voulez-vous donc votre fait excuser.
Mais de quoi sert à ces mots s’amuser ?
N’est-il pas clair que vous tâchiez de faire
Par tous moyens César adversaire,
835 Et que vous seule attirant votre ami,
Me l’avez fait capital ennemi,
Brassant sans fin une horrible tempête
Dont vous pensiez écerveler ma tête ?
Qu’en dites-vous ?
CLÉOPÂTRE.
Qu’en dites-vous ? Ô quels piteux alarmes !
840 Las que dirais-je ! Hé, jà pour moi mes larmes
Parlent assez, qui non pas la justice,
Mais de pitié cherchent le bénéfice.
Pourtant, César, s’il est à moi possible
De tirer hors d’une âme tant passible,
845 Cette voix rauque à mes soupirs mêlée
Écoute encor l’esclave désolée,
Las ! qui ne met tant d’espoir aux paroles
Qu’en ta pitié, dont jà tu me consoles.
Songe, César, combien peut la puissance
850 D’un traître amour, même en sa jouissance :
Et pense encor que mon faible courage
N’eût pas souffert sans l’amoureuse rage,
Entre vous deux ces batailles tonnantes,
Dessus mon chef à la fin retournantes.
855 Mais mon amour me forçait de permettre
Ces fiers débats, et toute aide promettre,
Vu qu’il fallait rompre paix, et combattre,
Ou séparer Antoine ou Cléopâtre
Séparer, las ! ce mot me fait faillir,
860 Ce mot me fait par la Parque assaillir.
Ah ah César, ah.
OCTAVIEN.
Ah ah César, ah. Si je n’étais ore
Assez bénin, vous pourriez feindre encore
Plus de douleurs, pour plus bénin me rendre :
Mais quoi, ne veux-je à mon merci vous prendre ?
CLÉOPÂTRE.
865 Feindre hélas ! ô.
OCTAVIEN.
Feindre hélas ! ô. Ou tellement se plaindre
N’est que mourir, ou bien n’est que feindre.
LE CHOEUR.
La douleur
Qu’un malheur
Nous rassemble,
870 Tel ennui
À celui
Pas ne semble,
Qui exempt
Ne la sent :
875 Mais la plainte
Mieux bondit,
Quand on dit
Que c’est feinte.
CLÉOPÂTRE.
Si la douleur en ce coeur prisonnière
880 Ne surmontait cette plainte dernière,
Tu n’aurais pas ta pauvre esclave ainsi :
Mais je ne peux égaler au souci,
Que pétillant m’écorche le dedans,
Mes pleurs, mes plaints, et mes soupirs ardents.
885 T’ébahis-tu si ce mot séparer,
A fait ainsi mes forces retirer ?
Séparer (Dieux) séparer je l’ai vu,
Et si n’ai point à ces débats pourvu !
Mieux il te fût (ô captive ravie)
890 Te séparer même durant sa vie !
J’eusse la guerre et sa mort empêchée,
Et à mon heur quelque atteinte lâchée,
Vu que j’eusse eu le moyen et l’espace
D’espérer voir secrètement sa face :
895 Mais mais cent fois, cent cent fois malheureuse,
J’ai jà souffert cette guerre odieuse :
J’ai j’ai perdu par cette étrange guerre,
J’ai perdu tout et mes biens et ma terre :
Et si ai vu ma vie et mon support,
900 Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
Que tout sanglant jà tout froid et tout blême,
Je réchauffais des larmes de moi-même,
Me séparant de moi-même à demi
Voyant par mort séparer mon ami.
905 Ha dieux, grands Dieux ! Ha grands Dieux !
OCTAVIEN.
Ha dieux, grands Dieux ! Ha grands Dieux ! Qu’est-ce ci ?
Quoi ? La constance être hors de souci ?
CLÉOPÂTRE.
Constante suis, séparer je me sens,
Mais séparer on ne me peut longtemps :
La pâle mort m’en fera la raison,
910 Bientôt Pluton m’ouvrira sa maison,
Où même encor l’aiguillon qui me touche
Ferait rejoindre et ma bouche et sa bouche :
S’on me tuait, le dueil qui crèverait
Parmi le coup plus de bien me ferait,
915 Que je n’aurais de mal à voir sortir
Mon sang pourpré et mon âme partir.
Mais vous m’ôtez l’occasion de mort,
Et pour mourir me défaut mon espoir
Qui s’alentit d’heure en heure dans moi,
920 Tant qu’il faudra vivre malgré l’émoi :
Vivre il me faut, ne crains que je me tue,
Pour me tuer trop peu je m’évertue.
Mais puisqu’il faut que j’allonge ma vie,
Et que de vivre en moi revient l’envie,
925 Au moins César vois la pauvre faiblette,
Qui à tes pieds, et derechef se jette :
Au moins César des gouttes de mes yeux
Amollis-toi, pour me pardonner mieux :
De cette humeur la pierre on cave bien,
930 Et sur ton coeur ne pourront-elles rien ?
Ne t’ont donc pu les lettres émouvoir
Qu’à tes deux yeux j’avais tantôt fait voir,
Lettres je dis de ton père reçues,
Certain témoin de nos amours conçues ?
935 N’ai-je donc pu détourner ton courage,
Te découvrant et maint et !maint image
De ce tien père à celle-là loyal,
Qui de son fils recevra tout son mal ?
Celui souvent trop tôt borne sa gloire
940 Qui jusqu’au bout se venge en sa victoire.
Prends donc pitié, tes glaives triomphants
D’Antoine et moi pardonnent aux enfants.
Pourrais-tu voir les horreurs maternelles,
S’on meurtrissait ceux qui ces deux mamelles,
945 Qu’ore tu vois maigres et déchirées,
Et qui seraient de cent coups empirées,
Ont allaité ? Orrais-tu mêmement
Des deux côtés le dur gémissement ?
Non non, César, contente-toi du père,
950 Laisse durer les enfants et la mère
En ce malheur, où les Dieux nous ont mis.
Mais fûmes-nous jamais tes ennemis,
Tant acharnés que n’eussions pardonné,
Si le trophée à nous se fût donné ?
955 Quant est de moi, en mes fautes commises
Antoine était chef de mes entreprises,
Las qui venait à tel malheur m’induire,
Eussé-je pu mon Antoine éconduire ?
OCTAVIEN.
Tel bien souvent son fait pense amender,
960 Qu’on voit d’un gouffre en un gouffre guider :
Vous excusant, bien que votre avantage
Vous y mettiez, vous nuisez davantage,
En me rendant par l’excuse irrité,
Qui ne suis point qu’ami de vérité.
965 Et si convient qu’en ce lieu je m’amuse
À repousser cette inutile excuse :
Pourriez-vous bien de ce vous garantir,
Qui fit ma soeur hors d’Athènes sortir,
Lorsque craignant qu’Antoine son époux
970 Plus se donnât à sa femme qu’à vous,
Vous le paissiez de ruse, et de finesses
De mille et mille et dix mille caresses ?
Tantôt au lit exprès emmaigrissiez,
Tantôt par feinte exprès vous pâlissiez,
975 Tantôt votre oeil votre face baignait
Dès qu’un jet d’arc de lui vous éloignait,
Entretenant la feinte et sorcelage,
Ou par coutume, ou par quelque breuvage :
Même attiltrant vos amis et flatteurs
980 Pour du venin d’Antoine être fauteurs,
Qui l’abusaient sous les plaintes frivoles,
Faisant céder son profit aux paroles.
Quoi ? disaient-ils, êtes-vous l’homicide
D’un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide ?
985 Faut-il qu’en vous la Noblesse s’offense,
Dont la rigueur à celle-là ne pense,
Qui fait de vous le but de ses pensées ?
Ô qu’ils sont mal envers vous adressées !
Octavienne a le nom de l’épouse,
990 Et cette-ci, dont la flamme jalouse
Empêche assez la vite renommée,
Sera l’amie en son pays nommée :
Cette divine, à qui rendent hommage
Tant de pays joints à son héritage.
995 Tant purent donc vos mines et adresses,
Et de ceux-là les plaintes flatteresses,
Qu’Octavienne et sa femme et ma soeur,
Fut déchassée, et déchassa votre heur.
Vous taisez-vous, avez-vous plus désir
1000 Pour m’apaiser d’autre excuse choisir ?
Que diriez-vous du tort fait aux Romains,
Qui s’enfuyaient secrètement des mains
De votre Antoine, alors que votre rage
Leur redoublait l’outrage sur l’outrage ?
1005 Que diriez-vous de ce beau testament
Qu’Antoine avait remis secrètement
Dedans les mains des pucelles Vestales ?
Ces maux étaient les conduites fatales
De vos malheurs : et ore peu rusée
1010 Vous voudriez bien encore être excusée.
Contentez-vous Cléopâtre, et pensez
Que c’est assez de pardon, et assez
D’entretenir le fuseau de vos vies,
Qui ne seront à vos enfants ravies.
CLÉOPÂTRE.
1015 Ore, César, chétive je m’accuse,
En m’excusant de ma première excuse,
Reconnaissant que ta seule pitié
Peut donner bride à mon inimité,
Que jà pour moi tellement se commande,
1020 Que tu ne veux de moi faire une offrande
Aux Dieux nombreux, ni des enfants aussi
Que j’ai tourné en ces entrailles-ci.
De ce peu donc de mon pouvoir resté
Je rends je rends grâce à ta majesté :
1025 Et pour donner à César témoignage,
Que je suis sienne et le suis de courage,
Je veux ; César, te déceler tout l’or,
L’argent, les biens, que je tiens en trésor.
LE CHOEUR.
Quand la servitude
1030 Le col enchaînant,
Dessous le joug rude
Va l’homme gênant :
Sans que l’on menace
D’un sourcil plié,
1035 Sans qu’effort on fasse
Au pauvre lié,
Assez il confesse,
Assez se contraint,
Assez il se presse
1040 Par la crainte étreint.
Telle est la nature
Des serfs déconfits,
Tant de mal n’endure
De Japet le fils.
OCTAVIEN.
1045 L’ample trésor, l’ancienne richesse
Que vous nommez, témoigne la hautesse
De votre race : et n’était le bonheur
D’être du tout en la terre seigneur,
Je me plaindrais qu’il faudra que soudain
1050 Ces biens royaux changent ainsi de main.
SELEUQUE.
Comment, César, si l’humble petitesse
Ose adresser sa voix à sa hautesse,
Comment peux-tu ce trésor estimer
Que ma Princesse a voulu te nommer ?
1055 Cuides-tu bien, si accuser je l’ose,
Que son trésor tienne si peu de chose ?
La moindre Reine à ta loi fléchissante
Est en trésor autant riche et puissante,
Qui autant peu ma Cléopâtre égale,
1060 Que par les champs une case rurale
Au fier Château ne peut être égalée,
Ou bien la motte à la roche gelée.
Celle sous qui tout l’Égypte fléchit,
Et qui du Nil l’eau fertile franchit,
1065 À qui le Juif, et le Phénicien,
L’Arabien, et le Cilicien,
Avant ton foudre ore tombé sur nous,
Soulaient courber les hommagers genoux :
Qui aux trésors d’Antoine commandait,
1070 Qui tout ce monde en pompes excédait,
Ne pourrait-elle avoir que ce trésor ?
Crois, César, crois qu’elle a de tout son or,
Et autres biens tout le meilleur caché.
CLÉOPÂTRE.
À faux meurtrier ! À faux traître, arraché
1075 Sera le poil de ta tête cruelle,
Que plût aux Dieux que ce fut ta cervelle !
Tiens traître, tiens.
SELEUQUE.
Tiens traître, tiens. Ô Dieux !
CLÉOPÂTRE.
Tiens traître, tiens. Ô Dieux ! Ô chose détestable !
Un serf un serf !
OCTAVIEN.
Un serf un serf ! Mais chose émerveillable
D’un coeur terrible.
CLÉOPÂTRE.
D’un coeur terrible. Et quoi, m’accuses-tu ?
1080 Me pensais-tu veuve de ma vertu
Comme d’Antoine. Aa traître !
SELEUQUE.
Comme d’Antoine. Aa traître ! Retiens-la,
Puissant César, retiens-la donc.
CLÉOPÂTRE.
Puissant César, retiens-la donc. Voilà
Tous mes bienfaits. Hou ! Le dueil qui m’efforce,
Donne à mon coeur langoureux telle force,
1085 Que je pourrais, ce me semble, froisser
Du poing tes os, et tes flancs crevasser
À coups de pied.
OCTAVIEN.
À coups de pied. Ô quel grinçant courage !
Mais rien n’est plus furieux que la rage
D’un coeur de femme. Et bien, quoi, Cléopâtre ?
1090 Êtes-vous point jà saoule de le battre !
Fuis-t-en ami, fuis-t-en.
CLÉOPÂTRE.
Fuis-t-en ami, fuis-t-en. Mais quoi, mais quoi ?
Mon Empereur, est-il un tel émoi
Au monde encor que ce paillard me donne ?
Sa lâcheté ton esprit même étonne,
1095 Comme je crois, quand moi Reine d’ici,
De mon vassal suis accusée ainsi,
Que toi, César, as daigné visiter,
Et par ta voix à repos inciter.
Hé si j’avais retenu des joyaux,
1100 Et quelque part de mes habits royaux,
L’aurai-je fait pour moi las malheureuse !
Moi, qui de moi ne suis plus curieuse ?
Mais telle était cette espérance mienne,
Qu’à ta Livie et ton Octavienne
1105 De ces joyaux le présent je ferai,
Et leur pitiés ainsi pourchasserai,
Pour (n’étant point de mes présents ingrates)
Envers César être mes avocates.
OCTAVIEN.
Ne craignez point, je veux que ce trésor
1110 Demeure vôtre : encouragez-vous or’,
Vivez ainsi en la captivité
Comm’ au plus haut de la prospérité.
Adieu : songez qu’on ne peut recevoir
Des maux, sinon quand on pense en avoir.
1115 Je m’en retourne.
CLÉOPÂTRE.
Je m’en retourne. Ainsi vous soit ami
Tout le Destin, comm’ il m’est ennemi.
LE CHOEUR.
Où courrez-vous, Séleuque, où courez-vous ?
SELEUQUE.
Je cours, fuyant l’envenimé courroux.
LE CHOEUR.
Mais quel courroux ? Hé Dieu si nous en sommes !
SELEUQUE.
1120 Je ne fuis pas ni César ni ses hommes.
LE CHOEUR.
Qu’y a-t-il donc que peut plus la fortune ?
SELEUQUE.
Il n’y a rien, sinon l’offense d’une.
LE CHOEUR.
Aurait-on bien notre Reine blessée ?
SELEUQUE.
Non non, mais j’ai notre Reine offensée.
LE CHOEUR.
1125 Quel malheur donc a causé ton offense ?
SELEUQUE.
Que sert ma faute, ou bien mon innocence ?
LE CHOEUR.
Mais dis-le nous, dis, il ne nuira rien.
SELEUQUE.
Dit, il n’apporte à la ville aucun bien.
LE CHOEUR.
Mais tant y a que tu as gagné l’huis.
SELEUQUE.
1130 Mais tant y a que jà puni j’en suis.
LE CHOEUR.
Étant puni en es-tu du tout quitte ?
SELEUQUE.
Étant puni plus fort je me dépite,
Et jà dans moi je sens une furie,
Me menaçant que telle fâcherie
1135 Poindra sans fin mon âme furieuse,
Lorsque la Reine et triste et courageuse
Devant César aux cheveux m’a tiré,
Et de son poing mon visage empiré :
S’elle m’eût fait mort en terre gésir,
1140 Elle eût prévu à mon présent désir,
Vue que la mort n’eût point été tant dure
Que l’éternelle et mordante pointure,
Qui jà déjà jusques au fond me blesse
D’avoir blessé ma Reine et ma maîtresse.
LE CHOEUR.
1145 Ô quel heur à la personne
Le Ciel gouverneur ordonne,
Qui contente de son sort,
Par convoitise ne sort
Hors de l’heureuse franchise,
1150 Et n’a sa gorge soumise
Au joug et trop dur lien
De ce pourchas terrien.
Mais bien les antres sauvages,
Les beaux tapis des herbages,
1155 Les rejetons arbrisseaux,
Les murmures des ruisseaux,
Et la gorge babillarde
De Philoméle jasarde,
Et l’attente du Printemps
1160 Sont ses biens et passetemps
Sans que l’âme haut volante,
De plus grand désir brûlante
Suive les pompeux arrois
Et puis offensant ses Rois,
1165 Ait pour maigre récompense
Le feu, le glaive, ou potence,
Ou plutôt mille remords,
Conférés à mille morts.
Si l’inconstance fortune
1170 Au matin est opportune,
Elle est importune au soir,
Le temps ne se peut rasseoir,
À la fortune il accorde,
Portant à celui la corde
1175 Qu’il avait par avant mis
Au rang des meilleurs amis :
Quoi que soit, soit mort ou peine,
Que le Soleil nous ramène
En nous ramenant son jour :
1180 Soit qu’elle fasse séjour,
Ou bien que par la mort griève
Elle se fasse plus briève :
Celui qui ard de désir
S’est toujours senti saisir.
1185 Arius de cette ville,
Que cette ardeur inutile
N’avait jamais retenu :
Ce Philosophe chenu,
Qui déprisait toute pompe,
1190 Dont cette ville se trompe,
Durant notre grand’ douleur
A reçu le bien et l’heur :
César faisant son entrée,
A la sagesse montrée
1195 L’heur et la félicité,
La raison, la vérité,
Qu’avait en soi ce bon maître,
Le faisant même à sa dextre
Côtoyer, pour être à nous
1200 Comme un miracle entre tous.
Séleuque, qui de la Reine
Recevait le patrimoine
En partie, et qui dressait
Le gouvernement, reçoit,
1205 Et outre cette fortune
Qui nous est à tous commune,
Plus griève infélicité
Que notre captivité.
Mais or’ ce dernier courage
1210 De ma Reine est un présage,
S’il faut changer de propos,
Que la meurtrière Atropos
Ne souffrira pas qu’on porte
À Rome ma Reine forte,
1215 Qui veut de ses propres mains
S’arracher des gens Romains.
Celle-là dont la constance
A pris soudain la vengeance
Du serf, et dont la fureur
1220 N’a point craint son Empereur :
Croyez que plutôt l’épée
En son sang sera trempée,
Que pour un peu moins souffrir
À son déshonneur s’offrir.
SELEUQUE.
1225 Ô saint propos, ô vérité certaine !
Pareille aux dés est notre chance humaine.