ÉDOUARD
TRAGI-COMÉDIE

M. DC. XXXXX. avec Privilège de sa Majesté.

Par de la CALPRENÈDE.

Privilège du roi. §

Louis par la grâce de Dieu Roi de France et de Navarre, À nos amés et féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Baillifs, Sénéchaux, Prévôts, leurs Lieutenants, et tous autres de nos Justiciers et Officiers qu’il appartiendra, Salut. Notre bien amé Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous a fait remontrer qu’il désirait imprimer, Une Tragicomédie intitulée, Édouard, composée par le Sieur de la Calprenède, s’il avait sur ce nos Lettres nécessaires, lesquelles il nous a très humblement supplié de lui accorder : À ces causes, Nous avons permis et permettons à l’exposant d’imprimer, vendre et débiter en tous lieux de notre obéissance la Tragicomédie, en telles marges, en tels caractères, et autant qu’il voudra, durant l’espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour qu’elle sera achevée imprimer pour la première fois ; et faisons très expresses défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, de l’imprimer, faire imprimer, vendre ni distribuer en aucun endroit de ce Royaume, durant ledit temps, sous prétexte d’augmentation, correction, changement de titre, ou autrement, en quelque sorte et manière que ce soit, à peine de quinze cents livres d’amende, payables sans déport par chacun des contrevenants, et applicables un tiers à nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, et l’autre tiers à l’exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts ; à condition qu’il en sera mis deux exemplaires en notre Bibliothèque publique, et une en celle de notre très cher et féal le Sieur Séguier, Chancelier de France, avant que l’exposer en vente, à peine de nullité des présentes : du contenu desquelles nous vous mandons que vous fassiez jouir pleinement et paisiblement l’exposant, et ceux qui auront droit d’icelui, sans qu’il lui soit fait aucun trouble ni empêchement. Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin du livre un bref extrait des présentes, elles soient tenues pour dûment signifiées, et que foi y soit ajoutée, et aux copies d’icelles collationnées par l’un de nos amés et féaux Conseillers et Secrétaires, comme à l’original. Mandons aussi au premier notre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’exécution des présentes tous exploits nécessaires, sans demander autre permission : Car tel est notre plaisir, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, et sans préjudice d’icelles, clameur de Haro, Chartre Normande, et autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-troisième de Février, l’an de grâce mil six cent trente-neuf, et de notre règne le vingt-neuvième. Signé, Par le Roi en son Conseil, Conrart.

Les exemplaires ont été fournis, ainsi qu’il est porté par le Privilège.

Achevé d’imprimer le 10. jour de Mai, 1640.
À PARIS, Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur et Libraire de Monseigneur Frère du Roi, dans la petite Salle du Palais, à la Palme.
À MONSEIGNEUR LE DUC D’ANGOULÊME.

MONSEIGNEUR, §

Je vous offre mon Édouard, que vous recevrez s’il vous plaît, et pour le mérite de ce Prince, et pour le zèle de celui qui vous le présente. Je n’aurais jamais eu le courage de vous dédier un Ouvrage si mauvais, et le dernier de cette nature que je prétends mettre au jour, si dans la crainte de vous ennuyer je ne me fusse souvenu de cette bonté avec laquelle vous excusâtes ces folies de ma jeunesse, et les autorisâtes d’exemples qui peuvent rendre cette occupation glorieuse aux plus illustres Personnes de la terre. Mais parce que vous condamnâtes mon dégoût pour les Muses, et la résolution que j’ai prise de les quitter pour jamais, je vous dirai avec quelque espèce de honte que je n’ai point assez de générosité pour accompagner ces malheureuses jusqu’au bout, que la même Rome qui idolâtrait la prospérité de Sejan lui tournant le dos une heure après, convertit à des visages vils et honteux les superbes Statues qu’elle lui avait élevées, et que j’ai assez fréquenté la Cour pour y contracter un peu de cette humeur lâche, qui nous fait abandonner dans la disgrâce ceux que nous adorions dans la bonne fortune. Cette déclaration serait assez honteuse, et vous haïriez sans doute cette bassesse, si je vous disais, Monseigneur, pour me justifier un peu mieux, que ce que les personnes du commun appellent (fortune) ne le fut jamais pour moi, et que bien que je ne me sois jamais vu en état de faire le généreux, et de mépriser une chose dont le Ciel ne m’a été que médiocrement libéral, je ne les ai pourtant jamais employées à un office indigne d’elles, et n’ai rien fait jusqu’ici qui puisse faire croire que j’aie prétendu quelque avancement par leur assistance. Que le Siècle ait de l’ingratitude ou de l’avarice pour elles, il ne m’importe, mais son mépris m’a été aussi insupportable qu’il me paraît injuste. J’ai remarqué avec un de mes amis, qu’il est désavantageux et fatal à un Gentilhomme, d’avoir quelqu’une de leurs grâces particulières, et que si une personne de cette condition sait ou chanter, ou jouer du Luth, ou faire des Vers, quoique ces occupations ne le détournent point des plus sérieuses, et qu’il s’emploie avec honneur à toutes celles de sa profession, on oublie tout ce qu’il a de bon, pour dire, c’est un joueur de Luth, c’est un Musicien, c’est un Poète. Le déplaisir que j’en ai m’a fait un peu trop étendre sur leur disgrâce, mais, Monseigneur, c’est pour vous demander justice du tort qu’on fait à vos Filles, vous êtes leur Père et leur Protecteur, et vous êtes aussi leur Frère, puisque vous êtes né d’un Père qui était véritablement le leur. Ô que ses cendres leur sont encore chères, et qu’elles employèrent bien tout ce qu’elles avaient de plus lugubre, à déplorer une perte sanglante et fatale à tout ce que la France avait d’honnêtes gens. Ce grand Prince qui eût toutes les qualités d’Alexandre, excepté les mauvaises, eut les mêmes sentiments que lui pour les bonnes choses, et témoigna le même respect pour Ronsard, et les autres personnes de mérite, que le premier pour Aristote et pour la mémoire d’Homère. Dans les embarras d’un Règne qui demandait pour le moins un homme entier, il trouvait assez de tranquillité pour honorer de sa présence les assemblées des Savants ; même pour élever les Sciences à un suprême degré d’honneur, il ne dédaigna point d’occuper ses mains si dignement occupées au maniement d’un Sceptre et d’une Épée, à ces divertissements que nos brutaux font vanité de mépriser. Nous en conservons les restes comme des titres glorieux à tous ceux qui l’ont imitée, et des arguments très puissants pour confondre les maximes de ceux qui affectent l’ignorance. Ce grand Homme fut l’honneur de son Siècle, mais, hélas ! il n’y parut que comme un éclair, et la mort impitoyable, l’enlevant à ces pauvres Orphelines, les laissait inconsolables, si celui qui succéda à sa Couronne n’eût aussi succédé aux bonnes volontés qu’il avait pour elles, et si son Devancier ne leur laissé pour gages de ses affections, un Fils qui a si dignement hérité de toutes ces rares Vertus qui ont rendu sa vie si illustre. C’est celui-là, Monseigneur, de qui je parle si tard, et de qui je parlerai peu, ne doutant point que vous ne souffriez plus volontiers les louanges de votre Père, que celles que toute la Terre vous donne avec beaucoup de justice, aussi avez-vous maintenant trop de solidité pour vous repaître de si peu de chose, et une âme trop chargée de gloire pour en attendre quelque accroissement d’une personne trop passionnée pour être crue, et trop peu considérable pour ajouter quelque chose à l’approbation générale. Je me contenterai de dire, après beaucoup de personnes, que vous êtes un abrégé du Grand François, du Grand Charles, et du grand Henry son successeur, de ces trois merveilleux Princes, honneur de l’illustre sang de Valois, et Pères des Armes et des Lettres. Tous les exemples de Valeur, de Prudence et d’amour pour les bonnes choses, qui se remarquent dans ces trois belles Vies, éclatent avec excellence dans la vôtre, et vous n’avez point de sujet de vous plaindre de ces Princes, puisqu’ils vous ont laissé pour partage de la Maison dont vous êtes sorti des qualités plus recommandables que leur Couronne. C’est par là, mieux que par toutes les autres marques de Grandeur, que votre naissance se découvre, et que vous conservez l’ancien éclat de ce beau sang qui a donné tant d’admirables Rois à notre France, la connaissance de tant d’avantages qui enorgueilliraient sans doute les plus détachés philosophes ne peut rien sur une vertu consommée, et ne vous empêche point de vous abaisser tous les jours à l’estime et à l’entretien de ceux en qui vous en découvrez quelque rayon. Ces puissants charmes qu’elle a pour vous, m’ont fait croire que vous ne la dédaigneriez point en la personne même de nos ennemis, et que bien que celle de mon Édouard ait paru à notre désavantage, vous ne haïriez point en lui ce que tout le monde adore en vous. Il fut comme vous grand Capitaine, libéral, vaillant, amoureux, galant et généreux jusqu’au bout, et il usa avec tant de modération des avantages que sa vertu et la fortune lui donnèrent sur nous, que les plus zélés des Français se peuvent détacher sans blâme de leurs intérêts pour rendre à sa mémoire ce qu’on lui doit. Il revient aujourd’hui, Monseigneur, mais il revient humilié où il vint autrefois en armes, et paraît en suppliant où il parût en conquérant. Enfin, Monseigneur, il vient renouveler à vos pieds l’hommage qu’il rendit au Roi de votre sang et de votre nom, mais ce qui l’obligea pour lors à des ressentiments qui nous furent si funestes, l’obligerait aujourd’hui à des remerciements qui me rendraient très glorieux et très satisfait de mes peines, les recevant d’une personne de sa condition. Mais, Monseigneur, c’est trop vous ennuyer ; pardonnez ce long discours à la vanité que je prends de parler longtemps à un Prince et de votre naissance, et de votre mérite. Depuis que j’ai l’honneur d’être connu de vous, j’ai conçu une si forte passion pour votre service, que ne me sentant ni assez heureux, ni assez honnête homme pour vous la témoigner autrement, il faut de nécessité que je vous l’exprime dans ma lettre, en attendant que le Ciel, par une grâce extraordinaire, et que je n’ose espérer de lui, me donne les moyens de faire paraître à tout le monde quelle gloire je prétends tirer de la qualité de,

Monseigneur,

Votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur,

LA CALPRENÉDE.

LES ACTEURS §

  • ÉDOUARD.
  • ÉLIPS, Comtesse de Salisbury..
  • LE COMTE de Varnic, père d’Élips.
  • ISABELLE, Reine d’Angleterre, mère d’Édouard.
  • MORTIMER, Seigneur Anglais, favori d’Isabelle.
  • LE COMTE de Clocestre.
  • LE DUC de Nolfoc.
  • LE COMTE de Betfort.
  • LE CAPITAINE des Gardes.
  • Une DAMOISELLE d’Isabelle.
La Scène est à Londres.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Édouard, Élips dans sa Chambre. §

ÉDOUARD.

Adorable sujet d’une immortelle flamme,
Qui tiens seule aujourd’hui l’empire de mon âme,
Et ranges souveraine un Prince sous ta loi,
Qui la donnant partout ne la prend que de toi :
5 Veux-tu garder toujours cet orgueil invincible,
Ne veux-tu pas enfin paraître un peu sensible ?
Et cette inviolable et constante amitié
Ne te peut donc toucher d’amour ni de pitié :
Vois que depuis le temps que mon âme engagée
10 À ta condition a la mienne changée,
Celui qu e la naissance avait rendu ton Roi
Te connaît pour sa Reine, et ne vit que pour toi :
Mais si je suis changé par une amour extrême,
Pourquoi, chère beauté, ne changes-tu de même ?
15 Pourquoi n’amollis-tu ce coeur maître du mien ?
Pourquoi me l’ôtes-tu qu’en me donnant le tien ?
Et pourquoi ne veux-tu qu’à jamais nos deux âmes
S’embrasent à l’envi de mutuelles flammes ?
Sans toi je n’aime rien, pour toi j’ai tout quitté,
20 L’éclat de:ma naissance, et cette dignité
Qui m’élève au sommet de la grandeur suprême,
Ne me sont importuns que depuis que je t’aime,
J’abandonne déjà le soin de mon État,
De mon peuple et de moi pour un esprit ingrat.
25 Oui ton coeur est ingrat, et si ce mot t’offense,
Pardonne à mon amour ce peu d’impatience,
Et souffre qu’il se plaigne étant si mal traité
De son peu de bonheur, et de ta cruauté.

ÉLIPS.

Sire, je reconnais l’honneur que vous me faites
30 Avec tout le respect que vos moindres sujettes
Doivent toujours avoir pour votre Majesté,
Et si je puis parler avec la liberté
Qu’au-dessus de mon rang votre bonté me donne
Les grâces que les Rois n’accordent à personne,
35 Que par un glorieux, et favorable choix
Je reçois tous les jours du plus brave des Rois,
Et dont très justement ma vanité se flatte
M’accablent de faveurs, et me rendent ingrate.
Oui, Sire, je le suis, je ne le puis nier,
40 Et si je prétendais de m’en justifier
Ce haut degré d’honneur où je me vois montée,
Cette faveur si grande, et si peu méritée,
Et les preuves que j’ai de votre affection
Me fermeraient la bouche à ma confusion :
45 Mais pour cette bonté que je dois reconnaître,
Et votre grandeur me fait si bien paraître.
Ai-je manqué, Seigneur, au respect que je dois,
Ou de ressentiment des grâces de mon Roi
Dans ce faîte orgueilleux où je suis parvenue,
50 Dans ce comble d’honneurs, me suis-je méconnue,
Et n’ai-je point rendu dans la civilité
Tout ce que je puis rendre à votre Majesté ?

ÉDOUARD.

Vous n’en rendez que trop, je le vois bien, Madame,
Mais vous qui pénétrez au-dedans de mon âme,
1
55 Qui voyez mes pensers, et qui les causez tous,
Savez bien quels devoirs je demande de vous,
Ces honneurs, ces respects, et ces soins ordinaires
Que je ne prétends point que des âmes vulgaires,
Et que vous me rendez avec toute la Cour
60 Contentent ma Couronne, et non pas mon amour :
Cette brûlante ardeur est trop vive, et trop forte,
Et ne se peut payer que de la même sorte,
Elle veut de l’amour, elle veut des bontés,
Qui ne se trouvent point dans vos civilités,
65 Vous oblige à m’aimer autant que je vous aime,
Que me donnant à vous, vous vous donniez de même,
Qu’ayant mêmes désirs même soin, mêmes feux,
Un amour éternel nous unisse tous deux,
Et nous faisant goûter des douceurs infinies
70 Il ne forme qu’un tout de deux moitiés unies.
Pourquoi résistez-vous ?

ÉLIPS.

Ah ! Sire, c’est assez,
Vous êtes vertueux, et vous me connaissez.

ÉDOUARD.

Quelle est cette vertu si sévère et si rude,
Qui pour vous obliger à cette ingratitude
75 Vous défende d’aimer un Roi qui meurt pour vous ?

ÉLIPS.

Je vous rends les devoirs que nous vous devons tous,
Et je n’ignore point tout ce que la naissance
Demande pour mon Roi de mon obéissance :
Mais voyant ce qu’il est, je vois ce que je suis,
80 Je sais ce que je dois, je sais ce que je puis,
Et je suis résolue à conserver l’estime
Qu’un Prince vertueux perdrait après mon crime.
Oui, Sire, la vertu que vous avez en moi
A seule mérité les faveurs de mon Roi,
85 Et vous pouviez trouver des beautés plus parfaites
Dans le nombre infini de vos belles sujettes :
Mais votre âme plus noble a bien mieux estimé
Cette haute vertu qui l’a toujours charmé,
Et qui d’un si beau bruit honorant l’Angleterre,
90 Le borne seulement des bornes de la terre :
Perdrez-vous donc en moi ce qu’on adore en vous,
Ce qui vous rend si grand si révéré de tous,
Et vous fait différer de tant d’autres Monarques
Par un si haut éclat, et de si belles marques.
95 Ah, Sire, revenez de votre aveuglement
Dans ce penser honteux votre coeur se dément,
Et vous étoufferez si vous m’aimez encore,
Un désir qui nous unit, et qui me déshonore :
Considérez un peu que vous perdez d’honneur
100 La veuve d’un fidèle, et brave serviteur,
Qui prodigua sa vie, et son sang pour le vôtre,
Et que pour vous enfin a perdu l’un et l’autre :
Je crois que ces raisons auront assez de poids
Pour faire reconnaître au plus juste des Rois,
105 Et que pour sa vertu toute la terre adore,
Ce qu’il fut autrefois, et ce qu’il est encore,

ÉDOUARD.

Je suis vôtre en un mot, c’est tout ce que je suis,
Je veux vous adorer, c’est tout ce que je puis.
Et vos cruelles lois d’une vertu sévère
110 Ne me peuvent forcer qu’à ce que je puis faire,
Mon amour qui déjà passe en nécessité
Ne dépend de mon choix ni de ma volonté,
Et ce trait immortel dont mon âme est atteinte
Impose à mon esprit cette douce contrainte,
115 Je ne le puis forcer, et vous tâchez en vain
Par vos faibles raisons de me l’ôter du sein :
J’aime, je veux aimer, et mon amour extrême
Demande aussi de vous que vous m’aimiez de même,
Et que foulant aux pieds cette sévère loi
120 Me voyant tout à vous vous soyez toute à moi,
La vertu le permet, et l’amour le commande,
Ne refusez donc point ce qu’amour vous demande,
Ne vous obstinez plus, et souffrez qu’un baiser.

ÉLIPS.

C’est trop, Sire, c’est trop, vous voyant abuser
125 Du rang qui dessus moi vous donne cet empire,
Souffrez que je l’évite, et que je me retire.

SCÈNE II. §

ÉDOUARD, seul.

C’est en vain que tu fuis, je te suivrai partout,
Mon amour trop avant veut aller jusqu’au bout,
Et ta faible vertu ne te saurait défendre
130 De celui qui peut tout et veut tout entreprendre.
Oui j’exécuterai ce que j’ai résolu,
Et je me servirai d’un pouvoir absolu
Pour te ranger ingrate au vouloir de ton Maître
T’apprendre ton devoir, et me faire connaître,
135 Mes soins, et mes respects ne sont plus de saison,
Un peu de violence en fera la raison,
Qui par ma passion sera trop excusée,
Et puis dans peu de jours tu seras apaisée.
Lâche, lâche Édouard, quels pensers souffres-tu ?
140 Ô Ciel, hé que devient ta première vertu ?
Veux-tu que du passé ton changement efface
Le moindre souvenir, jusqu’à la moindre trace,
Et que dans les excès de ton aveugle amour
Ta gloire et ton honneur se perdent en un jour,
145 Quoi cette gloire acquise au milieu des alarmes
Dans le sang, la poussière, et la fureur des armes
Avec tant de sueur, de peine, et de danger,
Celle qui t’a fait voir le rivage étranger,
Et qui seule allumant le flambeau de la guerre
150 T’a fait porter si loin les armes d’Angleterre,
Elle qui te traînait, et pour qui tant de fois
Accablé nuit et jour sous le faix du harnois
Au milieu des combats, des flammes, de l’orage
Te frayant par le fer un glorieux passage
155 Parmi les corps mourants, et le sang qui coulait
Tu courus orgueilleux où sa voix t’appelait.
Ah ! Gloire méprisée, et jadis tant suivie,
Tu vois avec horreur mon changement de vie,
Et me méconnaissant en l’état où je suis,
160 Tu me tournes le dos, tu t’en vas, tu me fuis :
Mais malgré les efforts de ma honteuse flamme
Quelque bon mouvement qui me reste dans l’âme,
Et qu’en vain mon amour s’efforce d’ébranler
Me contraint de te suivre et de te rappeler.
165 Oui ma gloire revient, je suis prêt à te suivre,
Loin de toi je mourais, tu me feras revivre,
Et chassant de mon âme un désir furieux,
Tu mettras à sa place un feu plus glorieux,
Qui m’échauffant le coeur de plus nobles pensées
170 Relèvera l’éclat des actions passées :
Amour retire-toi, tes soins sont superflus,
C’en est fait belle Élips, je ne vous connais plus,
Et votre souvenir en vain me sollicite,
Je n’ai plus de folie, et vous plus de mérite :
175 Je ne m’afflige plus pour un esprit ingrat,
Vous n’empêcherez plus le bien de mon État,
Et prenant désormais des soins plus nécessaires ;
Je ne songerai plus qu’au bien de mes affaires.
Beau dessein, mais ô Dieu, qu’un esprit inconstant
180 Forme sans apparence et perd en un instant,
Bel éclair dont la flamme aussitôt disparue,
Prend sa vie et sa mort en sortant de la nue,
Et qui frappant nos yeux d’un éclat imprévu
Se dérobe à la vue aussitôt qu’on l’a vu.
185 J’ai beau délibérer ; mon âme a beau résoudre,
Sur un dessein naissant Élips lance une foudre,
Qui renverse, détruit, et perd en un moment
Ce reste de raison, et ce bon mouvement :
Que deviendrai-je donc, puisque malgré toi-même
190 Tu forces mon esprit à cette amour extrême,
Et règnes dans mon âme avecque tant d’appas,
Pour allumer des feux que tu n’éteindras pas ?
Qu’elle n’éteindra pas, espérons mieux, possible,
Qu’à force de l’aimer je la rendrai sensible,
195 Et que j’amollirai ce coeur de diamant,
Faible, et lâche dessein, mais digne d’un amant,
D’un amant, le beau titre, et digne du courage,
Du fameux Édouard l’ornement de son âge,
Et qui porta si haut l’honneur, et la vertu :
200 Délibère donc vite, à quoi te résous-tu ?
À mourir en aimant, à vivre avec la gloire,
C’est trop, je cède Élips, vous avez la victoire,
Et ce titre d’amant que je garde pour moi
N’est pas incompatible avec celui de Roi ;
205 Le Ciel ne me fit pas de nature impassible,
Vous êtes trop aimable, et je suis trop sensible :
Mais Dieu qui m’interrompt.

SCÈNE III. Le Comte de Varvic, Édouard. §

LE COMTE DE WARWICK.

Le Roi semble surpris,
Sans doute quelque trouble agite ses esprits,
Ses divers changements le font assez paraître,
210 Sire.

ÉDOUARD.

Ah Comte c’est vous.

LE COMTE DE WARWICK.

À ce qu’on peut connaître
Par les troubles divers et des yeux et du front,
Sire, quelque chagrin, est bien grand, et bien prompt,
Change depuis une heure une humeur toujours gaie,
Si je vous suis fidèle, et si ma crainte est vraie,
215 De grâce découvrez à ce vieux serviteur.

ÉDOUARD.

Comte, votre amitié vous donne cette peur :
Mais elle est mal fondée, et mon âme ne cache
Dans un calme profond aucun soin qui me fâche,
Je rêvais seulement comme parfois je fais.
220 Mais c’était sans dessein.

LE COMTE DE WARWICK.

Ah ! Sire, je me tais,
Et par un tel refus je puis assez comprendre,
Que je perds le respect de vouloir trop apprendre ;
Je ne m’informe plus, et votre Majesté
Excusera mon âge, et cette liberté :
225 Mais quoi qu’elle me cache, elle est toute assurée
D’une fidélité d’éternelle durée,
Et que le plus grand bien qu’elle me peut ravir,
C’est de me refuser l’honneur de la servir.

ÉDOUARD.

Enhardi-toi mon coeur, et courageux essaye
230 D’en tirer du secours en lui montrant ta plaie,
Il est père et fidèle, et peut beaucoup pour toi.
Les bonnes volontés que vous avez pour moi
M’obligeraient sans doute à vous dire une chose,
Qui pour tout l’univers me tient la bouche close,
235 Si j’étais assuré qu’après vous l’avoir dit
J’eusse le même empire et le même crédit :
Sur cette affection que vous m’avez promise,
Et dont vous m’assurez avec tant de franchise :
Mais Comte je crains bien.

LE COMTE DE WARWICK.

Ces soins sont superflus,
240 Que craignez-vous de moi ?

ÉDOUARD.

Que vous ne m’aimiez plus,
Et qu’ayant su de moi ce que je devrais taire,
Au lieu de me servir, au lieu de me complaire,
Et me continuer la bonne volonté
Que vous.

LE COMTE DE WARWICK.

C’est trop douter de ma fidélité.
245 Et vous n’aurez jamais un sujet qui vous serve,
Comme je le ferai sans aucune réserve

ÉDOUARD.

Me le promettez-vous ?

LE COMTE DE WARWICK.

Oui, Sire.

ÉDOUARD.

C’en est fait,
Vous vous engagez Comte, et j’en verrai l’effet,
Et vous verrez aussi celui de mes caresses,
250 Si l’exécution répond à vos promesses,
Donc pour ne vous cacher plus longtemps un secret,
Que vos rares bontés m’arrachent à regret,
Sachez que j’aime.

LE COMTE DE WARWICK.

Eh ! Bien aimer n’est pas un crime,
Qui puisse déroger à cette haute estime,
255 Qui vous rend si fameux au jugement de tous
Et beaucoup d’autres Rois ont aimé devant vous.

ÉDOUARD.

Mais j’aime, le dirai-je ? Oui oui je le dois dire,
Votre fille en mon âme établit son empire.

LE COMTE DE WARWICK.

Ma fille.

ÉDOUARD.

Oui la Comtesse, et si votre amitié,
260 Pour un Roi qui se meurt, n’implore sa pitié,
Si vous ne m’assistez avec cette franchise,
Et cette affection que vous m’avez promise,
Vous me verrez périr, et vous perdrez en moi
Un ami d’importance, et l’Angleterre un Roi.

LE COMTE DE WARWICK.

265 Ah ! Sire, la douleur dont mon âme est atteinte.

ÉDOUARD.

Voilà Comte, voilà les effets de ma crainte,
Votre bouche promet, et votre coeur dédit,
Je n’en pensais pas moins, je l’avais bien prédit,
Et je n’ignorais pas qu’une amitié commune
270 Vous attachait sans doute avecque ma fortune,
Que vous étiez du rang des vulgaires amis ;
Que pour votre intérêt vous aviez tout promis :
Mais que votre amitié n’était pas à l’épreuve
De ces difficultés où votre âme se trouve,
275 Bien, laissez-moi mourir d’amour et de douleur ;
Je n’espère de vous, ni secours ni faveur,
Et vous m’obligerez.

LE COMTE DE WARWICK.

Sire, Sire, de grâce,
Permettez en deux mots que je vous satisfasse ;
Et que mon désespoir se plaigne de l’emploi
280 Qu’à la fin de mes jours j’ai reçu de mon Roi.
J’ai servi cet État du plus bas de mon âge,
Avec beaucoup de zèle et beaucoup de courage,
Et je n’ai jamais craint ni peine ni danger,
Où vos commandements ont voulu m’engager
285 Le feu Roi le savait, et vous, Sire, vous-même,
Qui m’avez honoré d’une faveur extrême,
En me faisant l’honneur de vous servir de moi,
Dans un plus glorieux et plus honnête emploi,
J’en puis montrer encor des marques assez vraies ;
290 C’est pour vous que ce corps est tout couvert de plaies,
Et c’est en vous servant que ma tête a blanchi
Parmi tant de périls que nous avons franchi :
Certes ce souvenir se doit mieux reconnaître,
Et je devais sans doute espérer d’un bon maître,
295 Tel que l’on vous estime et que je vous connais,
Une charge plus digne et de vous et de moi.
Je vous servirais mieux au front d’une bataille,
À l’attaque d’un fort au pied d’une muraille,
Sue la mer, sur la terre, à la merci des coups,
300 Qu’en la commission que je reçois de vous :
Doncques m’étant acquis une gloire immortelle,
Il faut que je travaille à ma honte éternelle,
Et que je déshonore avec ma trahison,
Et le père, et la fille, et toute la maison.
305 Sire, dispensez-moi d’une charge si lâche,
Ou souffrez en mourant que je meure sans tache,
Qu’avec beaucoup d’honneur, me voyant parvenu
2
Sans blâme et sans reproche à cet âge chenu,
Ma dernière action n’efface pas ma gloire,
310 Attachant pour jamais la honte à ma mémoire,
Songez aussi pour vous aussi bien que pour moi,
Que cette passion est indigne d’un Roi.
Et si je puis parler avec cette franchise ;
Que votre Majesté jusqu’ici m’a permise,
315 Et qui ne souffre pas que je vous cache rien,
Regardez.

ÉDOUARD.

Il suffit, vous discourez fort bien,
Et vos raisonnements viennent d’une âme saine,
Qui ne sent point de mal, et conseille sans peine,
Je ne dispute point, si j’ai quelque raison,
320 Si j’ai dans mon amour, blessé votre maison ;
Si mon feu vous offense, ou s’il me déshonore :
Mais je connaîtrai bien si vous m’aimez encore,
Si vous m’abandonnez me pouvant secourir,
Si vous vous résoudrez à me laisser périr,
325 Et si vous oublierez, il suffit je vous quitte,
Vous y pourrez songer, l’affaire le mérite.
Adieu.

LE COMTE DE WARWICK.

Je vous suis, Sire, et je sais mon devoir.

ÉDOUARD.

Non, je vous le défends, si j’ai quelque pouvoir.

SCÈNE IV. §

LE COMTE DE WARWICK, seul.

Dans ce coup imprévu d’une mortelle foudre,
330 Vieillard infortuné que pourras-tu résoudre ?
Serviras-tu ton Prince aux dépens de l’honneur ?
Seras-tu chez toi-même infâme suborneur,
Et feras-tu toi-même en cet indigne office
De l’honneur de ta fille un honteux sacrifice ?
335 Non, je n’en ferai rien, c’est un point résolu :
Mais pourras-tu choquer ce pouvoir absolu ?
Et refusant au Roi le secours qu’il espère,
Ne redoutes-tu point les traits de sa colère ?
Sans doute il te perdra : n’importe exposons-nous,
340 Et pour sauver l’honneur hasardons son courroux,
Mais tu dois obéir à ton Prince qui t’aime,
Obéir à ton Roi pour te trahir toi-même,
Et par ton infamie avancer son bonheur.
Ah ! Périssons plutôt, et conservons l’honneur,
345 J’obéirai pourtant, je ferai mon message :
Mais je ne le ferai qu’en homme de courage,
Je puis lui proposer sans faire rien de bas
Et le lui proposant ne lui conseiller pas.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Mortimer, Élips. §

ISABELLE.

Je le prévoyais bien que cette amour naissante,
350 Par la suite du temps deviendrait plus puissante,
Et porterait enfin cet inconstant esprit
Au-delà du devoir que son rang lui prescrit,
En devait-on douter après la preuve insigne,
Qu’on reçut d’un honneur dont elle était indigne.
355 Ceux qui dans le pays tiennent le premier rang,
Les Comtes, les Barons, et les Princes du sang,
Recevant les couleurs célèbrent sa victoire,
3
Sa Jartière fameuse éternise sa gloire,
Et cet Ordre naissant, aux siècles à venir
360 Dans le coeur des Anglais grave son souvenir :
Ce Prince qui fit voir au plus bas de son âge
Mille rares aspects d’esprit et de courage,
Et mêla la prudence avecque la valeur,
Succombe lâchement, et cède à son malheur
365 Son coeur que les périls ne pouvaient point abattre,
Fait joug à des beautés dont il est idolâtre,
Et rendant à ses pieds des devoirs superflus,
Il se soumet, s’oublie, et ne se connaît plus
Depuis qu’il est épris de cette indigne flamme,
370 Je perds l’autorité que j’avais sur son âme ;
Je ne maîtrise plus cet esprit plein d’amour,
Et la Comtesse Élips le gouverne à son tour ;
Tout cède à son crédit, je lui cède moi-même,
Mais le Ciel m’est témoin si ce pouvoir suprême,
375 Que j’avais dans l’État, et sur l’esprit du Roi
Me fut jamais bien cher que pour l’amour de toi.
Si j’estimai jamais cette pompe importune,
Que pour être en état d’établir ta fortune,
Et si je ne gardais cet empire absolu,
380 Pour t’élever au point que j’avais résolu,
Juge si j’ai raison t’aimant comme je t’aime,
Ou plutôt je dirai t’aimant plus que moi-même,
D’avoir quelque douleur, et quelque aversion
Contre les ennemis de mon affection.

MORTIMER.

385 Après tant de faveurs dont vous comblez mon âme,
Comment pourra répondre un esprit tout de flamme
Aux bonnes volontés que vous me témoignez,
Depuis que dans mon coeur doublement vous régnez,
Que peut faire un sujet que sa bonne fortune,
390 À pu joindre avec vous d’une chaîne commune,
Et qu’avec tant d’éclat de grandeurs et d’appas,
Tout abaissé qu’il est vous ne dédaignez pas
De ces excès d’honneur mon esprit incapable
Murmure des bontés dont la grandeur l’accable ;
395 Il n’en peut plus souffrir, ni le faix, ni l’éclat,
Et vos faveurs enfin le font mourir ingrat,
Ne vous plaignez donc plus du pouvoir qu’on vous ôte,
Et ne souhaitez point de fortune plus haute,
De grandeur plus parfaite, et de destin plus doux,
400 À qui possède tout étant aimé de vous,
Le plus superbe rang de toute l’Angleterre,
Le sceptre du pays et de toute la terre
Ne peuvent ajouter, ni bien ni dignité
Au glorieux état où je me vois monté,
405 J’ai plus que je n’attends, plus que je ne souhaite,
Et ma félicité ne me semble imparfaite,
Que pour m’avoir placé dans un faîte trop haut,
Dont mon âme craintive appréhende le saut,
Si ma bonne fortune était plus modérée,
410 Certes je la croirais de plus longue durée :
Mais je crains que le temps ne vous ouvre mes yeux,
Et que vous ne m’aimiez plus en me connaissant mieux,
Et que...

ISABELLE.

Je vous défends d’en dire davantage,
Étouffez en naissant un soupçon qui m’outrage,
415 Et ne m’accusez point d’un esprit si léger,
Qu’il fasse un choix injuste, et le puisse changer :
Je vous aime, il suffit, vous le devez connaître,
Et cet oubli de vous que vous faites paraître
Ce peu d’ambition que vous me faites voir
420 Dans votre affection m’enseigne mon devoir ;
Et je dois reconnaître une rare franchise
Par toutes ces grandeurs que votre amour méprise,
J’en veux prendre le soin, mais pour un tel dessein
Vous me devez prêter le conseil et la main,
425 Il faut que vous aidiez.

MORTIMER.

Ma vie est toute prête,
Disposez de ma main, disposez de ma tête,
Et ne me privez point d’un honneur qui m’est dû.

ISABELLE.

Depuis l’amour du Roi mon crédit est perdu,
Je ne gouverne plus, et je le vois démise
430 De cette autorité que la Comtesse a prise,
Perdons ce qui nous nuit, et trouvons un moyen
Pour rompre cet amour qui s’oppose à ton bien.
Il faut guérir le Roi de cette frénésie,
Prévenir son esprit de quelque jalousie,
435 Chercher quelque remède, ou quelque invention,
Qui traverse le cours de cette affection :
Si nous n’y pouvons rien, par ruse et par adresse,
Sans que le Roi s’en doute éloignons la Comtesse,
Les plus sensibles traits que son âme ressent
440 Ne le toucheront plus pour un sujet absent,
Et cet éloignement éteindra dans son âme,
Ce brasier violent que sa présence enflamme,
Si cette invention ne produit point d’effet,
Ayant tout éprouvé perdons-la tout à fait :
445 Il n’est point de vertu qui le puisse défendre,
Pour notre sûreté tout se doit entreprendre,
On ne nous peut blâmer de nuire à qui nous nuit,
Et de vouloir détruire un mal qui nous détruit.

MORTIMER.

Le zèle que mon coeur vous promit par ma bouche,
450 Ne considère rien en tout ce qui vous touche,
Et les commandements que je reçois de vous.

ÉLIPS.

Madame le roi vient.

ISABELLE.

Adieu, séparons-nous,
Je vais l’entretenir avec toute licence,
Vous lui seriez suspect dans cette conférence,

SCÈNE II. Isabelle, Édouard. §

ISABELLE.

455 Quelques nouveaux soucis vous rendent si changé,
Vous paraissez si morne, et si fort affligé,
Vos yeux si languissants, et votre teint si blême,
Qu’à ce que j’en puis voir vous n’êtes plus vous-même,
Avouez que l’amour a changé votre humeur,
460 Que votre changement passe jusques au coeur,
Que votre passion cause votre tristesse,
Et que c’est un effet des yeux de la Comtesse,
Ne dissimulez point ce qui se voit assez.

ÉDOUARD.

Je ne vous tairai point ce que vous connaissez :
465 Oui j’aime la Comtesse, et je ne puis Madame,
Vous cacher plus longtemps une si vive flamme :
Oui, je suis tout en feu, je ne le puis nier :
Mais qui m’a fait le mal me peut justifier,
Élips est trop aimable, et l’on ne peut sans crime
470 Avoir pour son mérite une légère estime,
Étant digne de tout elle est digne d’un Roi,
Et ce n’est qu’un tribut qu’elle reçoit de moi.

ISABELLE.

Quoi que la médisance avec beaucoup d’outrage,
Ait voulu publier à son désavantage,
475 Je veux bien avouer à votre Majesté,
Qu’Élips a du mérite, et beaucoup de beauté,
Mais si je garde encor la dignité de mère,
Qui dans votre malheur défend de vous complaire,
Et si je puis parler comme autrefois je fis,
480 Avec l’autorité que j’avais sur mon fils,
Souffrez l’affection qui vous ouvre mon âme,
Pour blâmer un amour que tout le monde blâme.
Une simple sujette (excusez ce discours)
Met dans l’oisiveté le plus beau de vos jours,
485 Et vous fait oublier ce qu’autrefois vous fûtes
L’honneur qui vous suivait, la gloire que vous eûtes
Lorsque bien jeune encore avec trop de valeur,
On vous vit animé d’une belle chaleur
4
Fendre des escadrons, écheler des murailles,
490 Et devoir à vous seul le gain de trois batailles,
Ce fut à votre nom que la France frémit,
Et que sous votre joug l’Écosse se soumit,
Pour lors mille lauriers ombrageaient votre tête,
Et revenant pompeux d’une illustre conquête,
495 Le peuple s’écriait d’une commune voix,
Qu’il était commandé du plus brave des Rois
Cette haute vertu qu’est-elle devenue ?
Faut-il que votre amour la couvre d’une nue,
La dérobe à tant d’yeux, et triomphe à son rang
500 De cet honneur acquis au prix de votre sang,
Depuis qu’on s’aperçoit que votre flamme dure
Tout le monde vous blâme, et le peuple murmure :
Il voit avec regret que votre coeur s’abat,
Que vous avez perdu le soin de votre État,
505 Et que vous préférez des passions légères
Au repos du Royaume au bien de vos affaires.
Monsieur, songez à vous, il est encore temps,
Vous pouvez apaiser vos sujets mal contents,
Dans cette occasion vous rencontrez la gloire,
510 D’emporter sur vous-même une belle victoire,
Et vous étant vaincu vous ferez voir à tous,
Que pouvant tout sur eux vous pouvez tout sur vous.

ÉDOUARD.

L’amour que jusqu’ici vos soins me font paraître,
Et que dans vos conseils se fait assez connaître
515 De son aveuglement dût retirer un fils,
Et réduire son âme à vos prudents amis,
Aussi Dieu m’est témoin, que si j’étais capable
D’avoir dans ma fureur un moment raisonnable,
Avec quelque pouvoir de disposer de moi,
520 Vous me verriez soumettre à ce que je vous dois :
Mais croyez que mon mal est un mal nécessaire,
Que je l’eusse banni si je l’eusse pu faire,
Et que tous mes efforts n’ont pas eu le pouvoir
D’éteindre cet amour où je vis sans espoir :
525 Le peu que j’ai gagné sur l’esprit d’une femme,
Les glaces que son coeur oppose à tant de flamme
Ce visible mépris, cette obstination
Dont sa fière vertu combat ma passion,
M’ont fait cent fois résoudre à briser une chaîne,
530 Que mon esprit captif porte avec tant de peine :
Mais mon juste dépit, et mon raisonnement
Contre un de ses regards l’ont tenté vainement,
Et c’est bon gré mal gré, que mon âme supporte
Le joug d’une puissante et d’une main plus forte,
535 On doit plaindre le mal qu’on me voit endurer,
Mon peuple en doit souffrir non pas en murmurer,
Il se rend criminel s’il en ouvre la bouche,
Il doit participer à tout ce qui me touche,
Et de quelque douleur qu’un chef puisse pâtir,
540 Tous les membres du corps s’en doivent ressentir,
Outre qu’il est injuste, et que sa plainte est vaine,
S’il murmure d’un mal dont j’ai toute la peine,
S’il souffre quelque chose il ne m’est point connu,
Je l’ai d’un soin égal jusqu’ici maintenu,
545 Et le profond repos qu’il goûte dans ma terre,
5
Ne l’incommode point de foule ni de guerre :
Enfin aucun des miens n’a droit de me blâmer,
Ni de savoir si j’aime, ou si je dois aimer.

ISABELLE.

Et cette liberté vous a semblé mauvaise.

ÉDOUARD.

550 Madame, vos discours n’ont rien qui me déplaise,
Et vous seule avez droit de condamner un fils,
Qui reçoit comme il doit l’honneur de vos avis.

SCÈNE III. Mortimer, Élips. §

MORTIMER.

Quand il devrait me perdre en sortant de ma bouche,
Je vous avertirai d’un dessein qui vous touche,
555 Pourvu que vous juriez de le tenir secret.

ÉLIPS.

Assurez-vous, Monsieur, d’un silence discret,
Et que je saurai taire avec assez d’adresse,
Ce que votre bonté confie à ma faiblesse.

MORTIMER.

Je l’espère, Madame, et c’est sur cet espoir,
560 Que pour votre salut je manque à mon devoir,
Et que je vous découvre un dessein de mon maître
Avant que les effets vous le fassent connaître :
Sachez puisqu’il le faut qu’Édouard irrité,
Et presque au désespoir de se voir mal traité,
565 Ne pouvant ébranler cette haute constance,
D’un amour furieux passe à la violence,
Et puisque son amour n’a pu vous émouvoir,
Il veut tout obtenir d’un absolu pouvoir :
Cet esprit que déjà la résistance pique,
570 Veut que tout lui soit dû par un droit tyrannique,
Et perdant le respect qu’il vous a témoigné,
Il se plaint que déjà vous avez trop régné,
Qu’il se veut à son tour servir de sa couronne,
Et de l’autorité que le sceptre lui donne.
575 Enfin quoi qu’il arrive il est tout résolu,
Si l‘amour ne peut rien de paraître absolu,
Après un tel avis songez à vous résoudre,
Et trouvez un abri pour éviter la foudre,
Qu’une main souveraine apprête contre nous,
580 Entre tous les moyens, je crois que le plus doux
Dans les extrémités où vous êtes réduite
Est de vous garantir par une prompte fuite,
Dans la commodité de quelque sombre nuit,
Sans doute vous pouvez vous retirer sans bruit,
585 Et loin de cette Cour vous chercher un asile,
Pour un si beau dessein vous en trouverez mille,
Tous voudront protéger une faible vertu,
Et sans doute le Roi quelque amour qu’il ait eu,
Ayant perdu l’espoir avecque la puissance,
590 En éteindra le feu dans une longue absence,
Une franche amitié vous donne cet avis :
Mais pour l’exécuter, voyez ce que je puis,
Disposez du secours que je vous y puis rendre,
Puisque pour vous servir je veux tout entreprendre.

ÉLIPS.

595 J’avais déjà connu vos bonnes volontés,
Et je suis redevable à tant de charités,
Dont mon affection a reçu mille preuves,
Et que votre vertu témoigne aux pauvres veuves :
Mais s’il m’était permis de douter là-dessus,
600 Je croirais vos soupçons légèrement conçus,
Et j’aurais de la peine à donner ma créance
À de faibles effets d’une fausse apparence,
J’ai connu jusqu’ici le Roi si vertueux,
Si modeste, si sage, et si respectueux,
605 Que dans ces noirs soupçons je croirais faire un crime,
Si jamais mon esprit l’avait en autre estime,
Et ce sont des pensers si peu dignes de lui,
Que sa juste rigueur les punit en autrui,
Bien qu’au-dessous de lui je suis d’une naissance
610 Qui me met au-dessus d’une indigne licence.
Le comte de Salbric, mon généreux mari,
De qui le souvenir est encor si chéri
S’étant perdu pour lui, laisse trop de mémoire,
Et du rang qu’il tenait, et d’une haute gloire,
615 Pour craindre que son Prince eut cette lâcheté
De traiter son épouse avec indignité :
Le Comte de Varvic, mon vieux, et brave père,
Qui mène dans l’État une vie exemplaire,
Et qui de son Roi même est si fort honoré,
620 Pour craindre cet affront est trop considéré :
Et certes si j’allais pour des craintes légères
Rechercher mon salut aux terres étrangères,
Je ferais trop de tort à la vertu d’un Roi,
Qui ne fit jamais voir que du respect pour moi.

MORTIMER.

625 Votre incrédulité veut qu’on la satisfasse,
Mais pour la contenter je cours à ma disgrâce,
Et je trouve ma perte en cette occasion,
Si vous n’avez pour moi de la discrétion :
Mais quoi qu’il m’en arrive, il faut que je vous die,
630 Dussé-je à mon Seigneur faire une perfidie,
Puisqu’il a bien voulu ne s’en fier qu’à moi,
Que je tiens ce secret de la bouche du Roi,
Oui le Roi me l’a dit, je le sais de lui-même,
Après cette action jugez si je vous aime,
635 Et si je me hasarde en vous le révélant,
J’ai voulu détourner ce dessein violent,
Et lui représenter quelle honteuse tache
Sa gloire en recevait, mais mon discours le fâche,
Et me fermant la bouche il m’a rendu confus,
640 M’ordonnant de me taire, ou de ne le voir plus,
Ce prompt commandement m’a donné quelque crainte.

ÉLIPS.

Monsieur, vous dois-je croire, et parlez-vous sans feinte.

MORTIMER.

Vous me devriez, Madame, ajouter plus de foi :
Je ne dis que trop vrai.

ÉLIPS.

Mais je connais le Roi,
645 Il a trop de vertu pour souffrir ces pensées.

MORTIMER.

Ne considérez plus ses actions passées,
Et ne vous flattez plus d’un devoir spécieux,
Peut-être à l’avenir vous le connaîtrez mieux,
Vous verrez les effets.

ÉLIPS.

N’importe je suis prête,
650 À la fureur du Roi j’exposerai ma tête,
Je lui dois du respect, mais s’il en veut sortir
Je porte avecque moi de quoi me garantir
Dans quelque extrémité que je fusse réduite,
Ce secours est meilleur que celui de la fuite :
655 Que je cours exposée à tant de vains travaux,
Errante fugitive à la merci des eaux,
Aux pays étrangers mendier un asile,
Si mon coeur et ma main en ont un plus facile,
Et si j’ai le pouvoir en me perçant le coeur
660 De fuir la tyrannie et sauver mon honneur.
Ah je prends cette route, elle est la plus aisée,
Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’y suis disposée,
Et voyant depuis peu les actions du Roi,
Je m’étais résolue à tout ce que je lui dois,
665 S’il se met en devoir de me faire un outrage,
Il touchera mon sang plutôt que mon visage,
Elle tire un poignard de sa manche.
Contre tous ses efforts ce fer est mon garant,
Et voyant à ses pieds ce corps froid et mourant
Par le sanglant succès de cette tragédie,
670 Peut-être son amour se verra refroidie :
C’est là que ma vertu trouve sa sûreté.

MORTIMER.

Ah ! Ne vous portez point à cette extrémité,
Et recevez plutôt le conseil qu’on vous donne.

ÉLIPS.

Dans un si bon dessein je n’écoute personne,
675 Je vous suis obligée, et mon esprit discret
Saura comme il le doit garder votre secret.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Édouard, Mortimer. §

ISABELLE.

Cette affaire, Monsieur, mérite qu’on y pense,
Et l’avis qu’il vous donne est de trop d’importance.
Et vous regarde trop pour être négligé,
680 Ne le méprisez pas.

ÉDOUARD.

Je vous suis obligé,
Et de votre amitié j’ai des preuves si claires,
Que ces soins désormais n’y sont plus nécessaires :
Aussi quelque crédit que vous ayez sur moi,
Et quoique Mortimer soit très digne de foi,
685 J’aime mieux hasarder ma vie ou ma couronne,
Que de prêter l’oreille à l’avis qu’il me donne,
Quand par mille témoins j’en serais assuré,
Je ne croirais jamais qu’Élips ait conspiré
Contre un Roi légitime, et contre un Roi qui l’aime :
690 Non je ne le crois pas l’eussé-je vu moi-même,
Et je démentirais mon oreille et mes yeux,
Pour sa haute vertu dont il faut juger mieux,
Elle m’est trop connue, et j’en ai mille preuves
Qui me font adorer ce miracle des veuves.

MORTIMER.

695 Sire, si je parlais sur un soupçon léger,
Peut-être mon avis se devrait négliger :
Mais vous l’ayant donné de certaine science,
Obligé du devoir, et de ma conscience,
Du moins prenez le soin de vous en informer,
700 Je ne veux que vos yeux pour vous le confirmer :
Oui votre Majesté le peut voir tout à l’heure,
Et si je suis menteur commandez que je meure,
Je m’offre sur ma vie à vous le faire voir,
Si votre Majesté m’en donne le pouvoir.

ÉDOUARD.

705 Songe bien Mortimer à ce que tu proposes,
Regarde encore un coup l’événement des choses,
Et ne t’engage point que très bien à propos
En le vérifiant tu me perds de repos,
Et me faisant armer contre celle que j’aime :
710 Sache que ton avis m’arme contre moi-même,
Et que ne pouvant rien sur un amour ardent
Son dessein avéré me perd en la perdant :
Mais aussi sois certain si c’est une imposture,
Qu’avec toute rigueur je venge son injure,
715 Si tu ne me fais voir ce que tu me promets,
N’attends point un pardon que tu n’auras jamais,
Que je perde le jour si jamais je l’accorde,
Oui ta tête en répond, mais sans miséricorde.

MORTIMER.

Je n’en demande point, si votre Majesté
720 Ne se peut éclairer de cette vérité,
Apportez-y les soins que la chose demande,
Il lui parle à l’oreille.
Ne vous fiez qu’à vous d’une affaire si grande,
Et surtout regardez comme je vous ai dit.

ISABELLE.

Déjà plus qu’à souhait l’affaire réussit.

ÉDOUARD.

725 Je verrai Mortimer si vous êtes fidèle,
Et je vais de ce pas la surprendre chez elle.

SCÈNE II. Élips, le Comte de Varvic. §

ÉLIPS, dans sa chambre.

Ah ! Monsieur, un discours si peu digne de vous,
Allume mon esprit d’un très juste courroux,
Et me fait démentir mes yeux et mes oreilles,
730 Pour ne vous soupçonner de lâchetés pareilles,
Donc pour vous honorer d’une haute faveur :
Le Roi se sert de vous à me perdre d’honneur,
Donc parmi tous les siens par une grâce insigne,
C’est le plus noble emploi dont il vous a cru digne,
735 Et pour lui témoigner votre fidélité
Glorieux comme il est vous l’avez accepté.
Ah ! Monsieur, pardonnez à ma juste colère
Dans ces commissions le méconnais mon père,
Et voulant comparer ce qu’il est aujourd’hui
740 À ce qu’il fut jadis je doute si c’est lui :
Cette vertu chez vous autrefois adorée,
Que dès mes jeunes ans vous m’avez inspirée,
Et qu’avec tant de soin vous me prêchiez toujours,
Peut-elle compatir avec que ce discours,
745 Pouvez-vous vous résoudre à détruire un ouvrage,
Que vous avez formé du plus bas de mon âge,
Et pour servir un Roi dans ses brutalités
Contre vous seulement faire des lâchetés,
Si de cette vertu je m’étais relâchée,
750 Ma honte pour jamais vous serais reprochée,
Si vous ne présentiez le fer et le poison,
À qui perdrait d’honneur toute votre maison,
J’attendrais de vous seul une mort légitime,
Vous laveriez ma faute en punissant mon crime,
755 Et si quelque pitié retenait votre bras
Vous vous seriez cruel en ne me l’étant pas :
Sauvez donc mon honneur pour conserver le vôtre,
Et si le Roi me perd qu’il se serve d’un autre,
Cet emploi siéra mieux à tout autre qu’à vous.

LE COMTE DE WARWICK.

760 Je ne puis condamner un si noble courroux,
Et je démentirais mes premières années,
Et les instructions que nous t’avons données,
Si je désapprouvais contre toute raison
Ce coeur digne de toi digne de ma maison,
765 Ce coeur héréditaire à toute ma famille,
Et la vertu des miens qui revit en ma fille.
Oui certes j’ai failli, je ne le puis nier,
Mais s’il m’est bienséant de me justifier,
Si ton ressentiment me demande une excuse,
770 Je te veux retirer de l’erreur qui t’abuse
En fidèle sujet j’obéis à mon Roi :
Je sais ce que je puis et ce que je lui dois,
Et je me suis chargé de t’apprendre qu’il t’aime,
T’avertir d’un dessein que j’ai su de lui-même :
775 Mais quoi que son amour te puisse demander,
Je n’ai pas entrepris de te persuader,
Je le sert en sujet, je te conseille en père,
Et mon autorité t’ordonne le contraire,
Et de souffrir la mort plutôt que d’écouter,
780 Tout ce que de sa part je te viens rapporter.

ÉLIPS.

J’y suis bien résolue, et si le Roi s’emporte
Par-dessus ce qu’on doit aux femmes de ma sorte,
J’ai le remède en main, et je sais par ma mort
Garantir mon honneur d’un insolent effort.

LE COMTE DE WARWICK.

785 Le voici.

SCÈNE III. Élips, Édouard, accompagnés de Seigneurs Anglais. §

ÉLIPS.

Dieu je tremble.

ÉDOUARD.

Elle est toute surprise,
Mais pour lui témoigner ma première franchise,
Et que rien de sa part ne peut m’être suspect,
Je la veux rassurer par un profond respect,
N’allez pas plus avant, que chacun se retire,
790 Et qu’on me laisse seul, j’ai quelque chose à dire,
Dont l’important secret ne veut pas de témoin.
Ils se retirent.

ÉLIPS.

Ah ! Mon coeur, ma vertu t’appelle à ce besoin,
Le cruel se dispose à lui faire un outrage,
Mais pour la secourir arme-toi mon courage,
795 Tu ne peux seconder un plus juste dessein,
Ni pour un plus beau coup guider ma faible main.

ÉDOUARD.

Ô Dieu qu’ai-je entrouï mais mon abord la trouble,
Son visage pâlit et mon soupçon redouble,
Sans doute elle est coupable : ô Dieu ! Serait-il vrai,
800 Et la dois-je aborder, oui je l’aborderai,
Et sans craindre la mort de la main d’une femme,
Je lui découvrirai tout ce que j’ai dans l’âme

ÉLIPS.

Il n’en faut plus douter, mon coeur résolvons-nous.

ÉDOUARD.

6
Disposez-vous Madame.

ÉLIPS.

Ô Dieu.

ÉDOUARD.

Remettez-vous,
805 Et ne vous troublez point de remords ni de craintes,
Disposez-vous, Madame, à recevoir mes plaintes,
Me voyant procéder de toute autre façon,
Qu’un Roi ne le devrait dans un juste soupçon :
Mais ce n’est pas pour vous que ce titre me reste,
810 Et ce charme fatal d’une beauté céleste,
Qui soumit à vos pieds mes empires et moi,
Me dépouille pour vous de ces marques de Roi.
Ce n’est donc plus en Roi que je vous fais ma plainte,
Dans la juste douleur dont mon âme est atteinte :
815 Mais en homme privé qui vous peut reprocher
Ce que sa passion ne vous doit plus cacher.
Ah ! Madame, employez vos yeux à cet office,
Vos yeux mieux que vos mains vous rendront ce service,
Et sans faire sur moi des efforts superflus,
820 Vous mettrez au tombeau celui qui ne vit plus,
Si vous persévérez dans la cruelle envie
D’ôter à votre Prince une importante vie,
Et de percer ce coeur que vous avez vaincu,
Vivez de la façon que vous avez vécu,
825 L’ayant toujours haï persévérez encore,
Voyez avec horreur celui qui vous adore,
Et si ce traitement ne cause son trépas,
Achevez un trompeur qui ne vous aime pas,
En me faisant périr par cet oeil qui m’enflamme,
830 Vous vous garantissez de reproche et de blâme,
Vous vous garantissez d’un horrible attentat,
Qui touchant ma personne offense tout l’État,
Et par une action plus louable et plus belle,
Vous sauvez votre sang d’une honte éternelle,
835 Ce discours vous surprend, du moins vous le feignez :
Mais cet étonnement que vous m’en témoignez,
Ne vient que du regret de vous voir découverte,
Le Ciel m’ouvrant les yeux à deux doigts de ma perte,
Par un soin charitable a prévenu mes soins,
840 En me donnant l’avis que j’attendais le moins :
J’ai su votre dessein, vous le pouvez connaître :
Mais ce ressentiment que je vous fais paraître,
Quoi que ma passion vous puisse reprocher,
N’est pas pour vous priver d’un repos qui m’est cher,
845 Quoi que ma belle Élips entreprenne et conspire
Toujours sur mon esprit elle a le même empire,
Et parmi les transports de mon ressentiment,
Quelque aigri que je sois je suis toujours amant,
Bien que ton action parut illégitime,
850 J’ai prononcé ta grâce en apprenant ton crime,
J’ai désiré la mort que tu me souhaitais,
Et j’ai cru comme toi que je la méritais,
Je mets à t’obéir ma meilleure fortune,
Puisque tu hais ma vie, elle m’est importune,
855 Et puisqu’il te déplaît autant que mon amour,
Je me croirais coupable en conservant le jour,
Ne diffère donc plus d’accomplir ton envie,
Achève ton dessein, arrache-moi la vie,
Je t’absous des serments de ta fidélité,
860 Et tu n’auras jamais plus de commodité,
Nous sommes seuls ici, quel respect te retarde
Pour te favoriser j’ai fait ôter ma garde,
J’ai tout fait retirer, tout rit à ton dessein
Pour le faciliter je te tendrai le sein,
865 Tu diffères craintive.

ÉLIPS.

Ah ! Sire cette crainte
Porte dans mon esprit une si vive atteinte,
Que je reste confuse, et mon étonnement
Ne saurait digérer ce mauvais traitement
Pour un si faible esprit cette épreuve est trop forte,
870 Vous savez mieux traiter les femmes de ma sorte,
Et certes la bonté que vous me témoignez
Ou cette affection que pour moi vous feignez
Par mille autres moyens se peut mieux faire entendre,
7
Que par un procédé que je ne puis comprendre.

ÉDOUARD.

875 Que tu ne peux comprendre esprit dissimulé,
Ai-je pour m’éclaircir obscurément parlé.
Puis-je plus clairement t’expliquer ton envie,
D’arracher à ton Roi la couronne et la vie ?
Oui tu veux qu’il périsse, et de ta propre main
880 Ne déguise donc rien à qui sait ton dessein,
À qui ton entreprise est déjà si connue,
Sans me la demander ta grâce est obtenue,
Quoi que sur un amant ton bras ait attenté,
Il n’est point criminel de lèse Majesté :
885 L’amour que j’ai pour toi de ce crime te lave,
Pour d’autres je suis Roi, pour toi je suis esclave,
Et ce qui passerait pour un crime d’État,
Pour une félonie, et pour un attentat
Dont l’exemple est horrible à toute la nature,
890 Est en ma souveraine une petite injure :
Elle abhorre ma vue, elle me veut bannir,
Ma passion l’offense, elle m’en veut punir,
Et pour l’exécuter quelque effort qu’elle fasse,
Ses yeux et mon amour entérinent sa grâce :
895 Mais ne déguise plus ce que je sais trop bien,
Tu répares ta faute en ne me cachant rien,
Et tu dois recevoir la foi que je te donne,
Qu’en me le confessant ton crime se pardonne.

ÉLIPS.

Ce que je puis répondre aux discours que j’entends,
900 C’est que si vous feignez, vous feignez trop longtemps,
Je ne sais quel plaisir votre Majesté trouve
À me persécuter par une telle épreuve,
Si pour vous divertir vous voulez m’affliger,
Ce divertissement me semble assez léger,
905 Sire, ne feignez plus.

ÉDOUARD.

Je ne feins point, Madame,
Et je vous ai parlé du meilleur de mon âme,
Plût à Dieu que ce fut avec moins de raison,
Et que l’avis que j’ai de votre trahison
Eut pour tout fondement une simple apparence,
910 Qui vous laissât encor quelque ombre d’innocence,
Je fuirais les moyens de me désabuser,
Un véritable amour vous voudrait excuser,
Si mon sceptre, ou mon sang vous rendait innocente,
Je tiendrais désormais leur perte indifférente,
915 Et je donnerais tout pour conserver un bien,
Sans lequel je ne veux, ni ne prends plus rien :
Mais j’en ai malgré moi des preuves in faillibles,
Des témoins sans reproche, et des marques visibles
N’étant venu chez vous que très bien informé,
920 Toutes vos actions me l’ont trop confirmé,
J’ai lu dans vos discours, votre front, et vos gestes
De vos mauvais desseins des marques très funestes,
Et j’ai de votre bouche entrouï quelques mots,
Qui m’en ont trop appris, oui trop pour mon repos,
925 Je te conjure donc par toutes les pensées,
Que ce coeur enflammé t’a jamais adressées
De connaître ta faute, et ce que tu me dois,
Je t’en conjure ici pour la dernière fois,
Ne me déguise plus une chose connue
930 Puisque avec mon amour ma bonté continue,
Et ne refuse plus un pardon accordé
À ta confession sans l’avoir demandé,
Vois l’état déplorable où mon âme se trouve,
Et ne me porte point à la dernière preuve,
935 Si j’en viens à ce point n’espère plus en moi,
Mon amour rebuté ne pourra rien pour toi,
Et ton ingratitude à nous perdre obstinée ;
Enfin verra le but où tu l’as destinée.

ÉLIPS.

Sire, ce faible esprit est tellement confus,
940 D’entendre des discours qu’il a si peu prévus,
Qu’il voudrait démentir mon oeil et mon oreille,
Et ne connaît plus après cette merveille :
Oui Sire, vos discours m’ont surprise à tel point,
Que je ne me défends qu’en n’y répondant point,
945 Aussi votre bonté dispensera ma langue
Des inutiles efforts d’une faible harangue,
Qui serait importune à votre Majesté :
Oui, Sire, il est certain que j’ai tout attenté,
Et je dois avouer que je suis criminelle,
950 Puisque dans son esprit mon Roi me juge telle,
Je vous veux obéir, Sire, en toute façon,
Oui je suis criminelle après votre soupçon,
Puisque dans votre coeur vous m’avez condamnée,
Si je m’en défendais je serais obstinée,
955 Un crime épouvantable, et dont le souvenir
Ferait frémir d’horreur les siècles à venir,
Oblige un Roi prudent pour garder sa personne
À vous faire périr d’abord qu’il nous soupçonne.
Ordonnez donc la mort à qui la doit souffrir
960 Refusant le pardon qu’un Roi lui vient offrir,
Oui ce corps doit périr après votre créance :
Mais, Sire, cet esprit sauve son innocence ;
Et volant dans le Ciel sans crime et sans remords,
Il laisse à vos soupçons ce misérable corps,
965 Abandonnez-le donc au cours de la justice,
Ceux de qui l’amitié me rend ce bon office,
Me supposant un crime assez mal inventé,
Soûleront de mon sang leur animosité,
Mon âme libre, et pure, ira malgré l’envie
970 Recevoir le beau prix d’une innocente vie,
N’ayant eu pour son Roi, ni le moindre penser,
Ni le moindre désir qui le peut offenser.

ÉDOUARD.

Vous me faites, Madame, une grâce parfaite,
En vous justifiant comme je le souhaite,
975 Et bien que par les miens je me trouve déçu,
C’est le plus grand plaisir que mon âme ait reçu :
Mais plus qu’une innocence, et si pure, et si belle
Dédaigne les bontés qu’on peut avoir pour elle,
Et qu’une âme sans crime abhorre avec raison
980 Les offres qu’on lui fait de grâce et de pardon,
Ne trouvez point mauvais après tant de prières,
Que j’en vienne, Madame, à ces preuves dernières.
Il lui met la main dans la manche d’où il tire le poignard.
Ô Ciel il est donc vrai, non non, je n’en crois rien ;
Mais en puis-je douter, je le vois, je le tiens,
985 Je le tiens ce cruel qu’une main parricide
Destinait lâchement à ce dessein perfide :
Ce fer dont cette main s’armait pour mon trépas,
Mais mes yeux, mais ma main ne m’abusez-vous pas,
Et m’y puis-je fier après cette merveille ?
990 Pourquoi les démentir ? Je suis vivant, je veille,
Je n’en puis plus douter, je le tiens, je le vois
Ce fer que cette main destinait à son Roi,
Monstre d’ingratitude, âme noire, âme lâche,
Qui noircit tous les tiens d’une éternelle tache,
995 Et laisses à ton sexe une horreur désormais,
Que le temps ni ton sang n’effaceront jamais,
Prodige sans exemple en toute la nature,
Prodige détestable à la race future,
Vois ce bel instrument de ton aversion,
1000 Vois ce que tu rendais à mon affection,
Regarde à quel effet l’avais-tu disposée
Cette cruelle main que j’avais tant baisée
Quel coeur elle perçait, quel sang tu répandais,
Quel coup était le tien, et que l Roi tu perdais.

ÉLIPS.

1005 Ah Sire.

ÉDOUARD.

Non perfide il n’est plus temps de feindre,
J’en ai déjà trop fait, je suis las de me plaindre,
Puisque tu dois pleurer, pleure pour tes malheurs,
J’ai pour me contenter des remèdes meilleurs :
Un coeur qui te déteste, une exacte justice
1010 Pour ordonner le tien, je quitte mon supplice,
J’abhorre ton amour, je brise tes liens,
Et je sors de tes fers pour te charger des miens,
Tu m’as vu ton esclave, et tu me vois ton maître,
Ce coeur qui t’adorait ne te veut plus connaître.
1015 Et le tien trop ingrat ne peut sans s’abuser
Attendre le pardon qu’il vient de refuser.
Le temps en est passé, quoi que ta beauté fasse,
Quoi que fassent tes pleurs n’espère plus de grâce,
Puisque tu l’as voulu tu me verras venger.
1020 Holà, qu’on vienne à moi.

SCÈNE IV. Édouard, Le Comte de Varvic, Élips. §

Les Seigneurs Anglais sortent et le Comte de Varvic avec eux.

ÉDOUARD.

Voyez de quel danger
Mon Démon tutélaire a garanti ma tête,
Voyez le fer tout prêt, et la main toute prête,
Dont cette ingrate femme allait percer mon sein,
Et toi lâche vieillard complice d’un dessein,
1025 Qu’une si faible main n’osait seule entreprendre.
Vois de quelles raisons tu la pourras défendre,
Vois comment tu payais les honneurs et les biens,
Dont cette main prodigue a comblé tous les tiens.
Si ton ambition n’était pas assouvie,
1030 Devais-tu lâchement attenter sur ma vie
Et t’armer contre moi d’une si chère main ?

LE COMTE DE WARWICK.

Ah Sire.

ÉLIPS.

Écoutez-moi.

ÉDOUARD.

Vous répliquez en vain,
Pour vous justifier parlez devant vos juges,
C’est où votre innocence aura tous ses refuges,
1035 Vous n’avez plus d’ami, vous plus d’amant en moi.
Je suis égal pour tous, en un mot je suis Roi,
Je vous laisse Baron un soin qui vous regarde,
Faites qu’ils soient tenus en bonne et sûre garde,
Et pour servir d’exemple à de pareils excès,
1040 Qu’avec toute rigueur on face leur procès.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Comte de Betfort, Le Comte de Cloestre, Le Duc de Nolfoc, Édouard dans sa chambre, Le Capitaine des Gardes. §

Le Roi paraît rêvant dans une chaise tandis que ces Seigneurs s’entretiennent.

LE DUC DE NORFOLK.

De quelque affection que votre âme s’emporte,
Votre animosité me semble un peu trop forte,
Et vous précipitez un peu légèrement,
Ce qui se doit traiter beaucoup plus mûrement
1045 Sans les avoir ouïs vous donnez leur sentence.
Ah ! Leur condition est de trop d’importance,
Et le crime est encore assez mal avéré.

LE COMTE DE GLOUCESTER.

Ah ! Monsieur, leur dessein n’est que trop déclaré,
Le Roi a découvert par des preuves si claires,
1050 Que les formalités n’y sont plus nécessaires,
Le Ciel a prévenu le damnable succès,
Et nous les découvrant leur a fait leur procès,
Ils sont tous convaincus d’un crime tout visible,
Et le simple penser d’un attentat horrible,
1055 Dont le seul souvenir me fait presque mourir
Sur le premier soupçon les doit faire périr.

LE COMTE DE BEDFORD.

Vous êtes fort zélé, mais vous allez bien vite,
Et ce n’est pas ainsi que l’on se précipite
Quand il s’agit d’un crime important à ce point :
1060 Mon ancienne amitié ne les excuse point :
Et je ne dirai pas un mot en leur défense,
Puisque de mes discours sa Majesté s’offense,
Non je n’entreprends point de les justifier,
Mais du moins leur dessein se doit vérifier,
1065 Ceux de leur qualité ne vont pas au supplice,
Sans les formalités qu’on doit à la justice,
Et ne sont condamnés que très bien à propos.

ÉDOUARD.

De grâce qu’on me laisse un moment en repos,
Vous allez de ce pas.
Il parle au Capitaine des Gardes à l’oreille.

LE DUC DE NORFOLK.

Que sa douleur le trouble,
1070 De moment en moment sa tristesse redouble,
Et je crains un chagrin qui va faire empirer,
Mais nous l’importunons, il se faut retirer.

ÉDOUARD.

Observez de tout point ce que je vous ordonne,
Et surtout gardez-vous d’en parler à personne :
1075 Allez.

LE CAPITAINE.

J’ai bien compris votre commandement,
J’y vole de ce pas.

ÉDOUARD.

Qu’il vienne et promptement.

SCÈNE II. §

ÉDOUARD, seul.

Restes impérieux de ma flamme passée,
Pourquoi bourrelez-vous ma coupable pensée ?
Pourquoi remettez-vous dedans mon souvenir
1080 Cet objet criminel que vous devez bannir ?
Et pourquoi souffrez-vous la funeste mémoire
D’un coeur si déloyal et d’une âme si noire,
Tyrans de mon repos, pestes de ma raison,
Pouvez-vous revenir après sa trahison ?
1085 Et naissez-vous encor de cette vive flamme,
Qui pour ce coeur ingrat sut embraser mon âme ?
Ah ! Je vous désavoue, et je vous méconnais
Bourreaux de mon esprit éloignez-vous de moi,
Et ne retardez plus le cours d’une justice,
1090 Qui finit tous mes maux par un dernier supplice,
Je saurai vous éteindre avec votre flambeau,
Je vous renfermerai dans un même tombeau,
Et je vous couvrirai d’une nuit éternelle,
Vous ensevelissant avec ma criminelle
1095 Dans de mortels glaçons votre feu s’éteindra,
Oui vous mourrez mutins quand l’ingrate mourra,
Quand l’ingrate mourra. Juste dieu quel blasphème,
Quoi mon Élips mourra, je mourrai donc moi-même,
Le filet de ma vie est dépendant du sien,
1100 L’arrêt de son trépas sera celui du mien,
Et pour punir son crime avec mon innocence,
Il ne faut prononcer qu’une seule sentence
Vous à qui de son sort tout le soin est remis,
Votre commission vous rend mes ennemis,
1105 Et si vous condamnez mon aimable ennemie,
Vous n’ordonnez qu’à moi la mort et l’infamie :
Mais votre autorité ne peut rien sur les Rois,
Et je m’affranchirai de vos sévères lois,
Je la garantirai, l’ingrate, l’infidèle
1110 D’une punition qui me perd avec elle,
Et je la punirai de plus cruelles morts
En la forçant de vivre avecque son remords.
Ah ! Mon affection pourrais-tu bien permettre
Qu’à la rigueur des lois je la visse soumettre,
1115 Et qu’un barbare coup détruise ce beau corps,
Où le Ciel déploya ses plus rares trésors ?
Verrais-tu d’un même oeil, et d’un même courage
Les marques de la mort peintes sur son visage ?
Verrais-tu ce teint pâle, et verrais-tu ces yeux
1120 De qui ta passion fit ses Rois et ses Dieux,
Une source autrefois d’une flamme éternelle
Couverts d’une nuit sombre et d’une horreur mortelle ;
Ce front blême et terni, ces lèvres sans couleur ;
Enfin tout ce beau corps sans vie et sans chaleur,
1125 Présenter à nos yeux par un spectacle horrible
Parmi des flots de sang ce beau tronc insensible.
Ah ! Penser, ah ! Penser, je ne te puis souffrir,
Et le tableau hideux que tu me viens offrir,
M’a déjà trop puni de mon dessein barbare,
1130 Me faisant ressentir la mort qu’on lui prépare :
Vous vivrez chère Élips quand je devrais mourir,
Et le plus grand danger que je puisse courir
Me sera bien léger, pourvu qu’il me délivre
D’une appréhension qui me défend de vivre.
1135 Édouard, Édouard, étouffe ce penser,
Banni ce souvenir qui te doit offenser,
Et qui remet encore à ton âme douteuse
De tes malheurs passés la mémoire honteuse,
Peux-tu l’aimer encor cette fière beauté,
1140 Ce monstre de malice et d’infidélité,
Dont l’âme sans pitié dédaignait tes services,
Et dont le coeur ingrat riait de tes supplices :
Celle que tant de soins, de devoirs et de voeux,
Tant de pleurs répandus, tant d’amour, tant de feux,
1145 Obligent pour le prix de l’avoir tant servie
À faire des complots contre ta propre vie.
Ah ! Ne revenez point, vos soins sont superflus,
Mon amour, ma pitié, je ne vous entends plus,
Mon intérêt enfin m’est plus cher que le vôtre,
1150 Et mon ressentiment vous éteint l’un et l’autre :
Cet empire est perdu que vous aviez sur moi,
Vous me vîtes amant, et vous me voyez Roi,
Pour le bien du Royaume il faut qu’elle périsse,
Et le rang que je tiens m’oblige à la justice,
1155 Cet État a mêlé son intérêt au mien,
Elle voulait mon sang, il demande le sien,
Et criant que son crime est indigne de grâce,
Il attend qu’elle meure, et qu’on le satisfasse.
Mon peuple arrêtez-vous, et pour me témoigner,
1160 Qu’encor sur vos esprits vous me laisser régner,
Et que j’ai conservé cette entière puissance,
Qui m’a rendu si grand par votre obéissance,
Craignez dans votre amour de me désobliger,
Et si vous embrassez le soin de me venger,
1165 Pour vous en acquitter sans reproche et sans blâme,
Cherchez cette infidèle au milieu de mon âme,
Prenez ce lâche coeur, adressez-y vos coups,
Ils seront tous mortels, ils la blesseront tous,
C’est là qu’elle demeure, et que votre justice
1170 Doit porter sa vengeance et mon dernier supplice.
Ô Ciel, en quel état me trouvé-je réduit,
Toi dont le haut pouvoir m’élève et me détruit,
Et qui favorisant mes premières années
M’as de ta propre main les victoires données.
1175 Certes si mes péchés t’aigrissaient contre moi
Tu pouvais autrement punir un pauvre Roi,
Ta main sur ses États pouvait lancer la foudre,
Réduire ses Palais et ses villes en poudre,
Armer l’onde, la flamme, et tous les éléments,
1180 Détruire ce pays jusqu’à ses fondements,
De cette Île abîmée éteindre la mémoire,
Et par une ruine incroyable à l’histoire,
N’aient enlevé gloire, amis, fortune, et biens,
M’ensevelir enfin dans les cendres des miens.
1185 Ha ! Je vois ce vieillard dont le conseil perfide
Arma contre son Roi cette main parricide.

SCÈNE III. Édouard, Le Comte de Varvic. §

ÉDOUARD.

À peu que de mes mains je m’arrache ce coeur,
Mais il le faut punir avec plus de rigueur,
Et mon ressentiment se rendrait condamnable
1190 S’il donnait à ce traître une fin honorable,
Approche malheureux, approche déloyal,
Viens Dragon altéré de tout le sang Royal,
Et ne redoute point les plus sanglants reproches,
Que ton remords tardif attend de ses approches.
1195 Hé bien méchant ! Tu vois que tes complots sont vains,
Et le Ciel ennemi de tes nobles desseins
M’a découvert enfin ta louable entre prise,
Et ce que ta vertu rendait à ma franchise,
Qu’avais-je fait ingrat qui t’y dut obliger,
1200 Et de quel déplaisir te voulais-tu venger ?
Ne t’ai-je point soûlé d’honneurs et de richesses ?
N’ai-je pas sur les tiens prodigué mes largesses ?
Ne t’élevai-je pas au-dessus de ton rang,
Pour te rendre pareil aux Princes de mon sang ?
1205 Ne te donnai-je pas par-dessus ton attente
La charge la plus haute et la plus importante
Que ton ambition aurait pu souhaiter ?
Mais puisque tant de biens n’ont pu te contenter,
Du moins que t’ai-je fait, parle, j’aime ta fille,
1210 Et mon amour sans doute offense ta famille,
Elle te déshonore, elle te fait un tort
Qu’un homme vertueux doit laver par ma mort.
Hé bien ! Je dois périr, mais si l’offense est tienne,
À quoi te sert ta main, te servant de la sienne :
1215 A-t-elle plus que toi sujet de me trahir,
A-t-elle plus que toi raison de me haïr,
Me veux-tu mieux punir, et te mieux satisfaire,
En me faisant périr par une main si chère.
Ha ! Cruel, ha ! Cruel, à quelle extrémité
1220 Me réduit maintenant ton infidélité ?
À quoi me contrains-tu, mais ton oeil me menace,
Et ce front se relève avecque tant d’audace
Qu’on jugerait à voir ce sourcil menaçant,
Que je suis criminel, et qu’il est innocent.

LE COMTE DE WARWICK.

1225 Oui, Sire, grâce au Ciel, c’est en votre présence
Que je veux bien paraître, avec même assurance,
Même oeil, et même front qu’autrefois j’ai paru
Dans le moindre péril que pour vous j’ai couru,
Rien ne m’oblige encore à baisser cette tête,
1230 Qui pour votre service a toujours été prête
8
À porter un armet, et s’exposer pour vous
Toute blanche qu’elle est à la grêle des coups,
N’ayant jamais rien fait indigne de ma gloire,
Et de qui le reproche offense ma mémoire
1235 Avec ce même front, avec ce même orgueil
Je paraîtrai partout jusques dans le cercueil :
Quand de mes actions le souvenir me flatte,
Certes dans le passé mon innocence éclate,
Et je suis trop certain que votre Majesté
1240 Ne me soupçonne point de cette lâcheté,
Toutes les actions qu’on remarque en ma vie,
Ont mis ma renommée au-dessus de l’envie,
Et doivent effacer toute l’impression,
Que vous avez conçue de mon intention :
1245 Je suis innocent, Sire, et quoi que l’on invente
Contre elle et contre moi, ma fille est innocente :
Oui, Sire, je réponds pour toute une maison,
Qui ne se peut tacher d’aucune trahison,
Pour un illustre sang qui tire de ses pères
1250 Dans mille beaux exploits, mille exemples contraires,
Et qui ne peut noircir sa réputation
Par le simple penser d’une noire action.
Ha ! Sire, si déjà mes actions passées
De votre souvenir ne sont pas effacées,
1255 Si vous vous souvenez du sang que j’ai perdu
D’un service éternel, et d’un soin assidu,
Qui m’attachant à vous plus qu’à votre couronne
M’a fait considérer votre seule personne
Ne déshonorez point une illustre maison,
1260 Et contre l’apparence et contre la raison,
De tous nos intérêts soyez juge vous-même,
Et dépouillant pour nous cette bonté suprême,
Qui gouverne son peuple avec tant de douceur,
Exercez la justice avec toute rigueur
1265 Mais, Sire, examinez si nous sommes coupables,
Ce qui fait naître en nous ces desseins détestables,
Et pour quel intérêt avons-nous attenté
Contre cette sacrée et sainte Majesté,
Quel espoir, quel motif, nous l’a fait entreprendre,
1270 Quel était notre but, que pouvions-nous prétendre,
Et si dans ce dessein nous eussions achevé,
Quel bien ou quel honneur nous en fut arrivé,
Ha ! Sire, notre crime a si peu d’apparence,
Que son propre inventeur parle en notre défense,
1275 Et s’il nous accusait de quelque trahison
Il la devait fonder sur un peu de raison.
Sire, ne croyez point qu’il me reste une envie
De me justifier pour conserver ma vie,
Je ne crains point la mort, et je m’y viens offrir :
1280 Mais c’est en Chevalier, que je la dois souffrir,
Puisque nos ennemis n’avèrent point nos crimes,
Ne m’en refusez point les moyens légitimes,
Tout caduc que je suis-je les veux demander,
Et votre Majesté me les doit accorder,
1285 Si nos accusateurs ont autant d’assurance,
Permettez qu’un combat décide une innocence,
Et qu’au prix de mon sang je sois justifié.

ÉDOUARD.

Perfide, ton dessein est trop vérifié,
Et l’on ne se sert point de cette procédure
1290 Dans un crime si clair, et de cette nature,
Te voyant convaincu d’un si noir attentat,
N’espère point de moi la gloire d’un combat,
Il n’est aucun besoin d’avérer une affaire
Dont j’ai reçu moi-même une preuve si claire,
1295 Je n’en suis plus en doute après ce que j’ai vu,
Et si je suis trompé mes yeux seuls m’ont déçu.
Non je n’en puis douter, ta fille est criminelle,
Et dans sa trahison tu trempes avec elle,
Un coeur faible et timide, un bras comme le sien
1300 Ne l’eut pas entrepris sans le secours du tien,
J’en suis trop assuré, tu n’y saurais répondre,
Et toutes tes raisons ne font que te confondre,
Ne réplique donc plus, et songe seulement
Quelle punition, quel horrible tourment
1305 La justice d’un Roi doit à ta félonie,
De quel genre de mort peut-elle être punie ;
Songe aux plus rigoureux que l’on ait inventé,
Et que ton attentat n’a que trop mérités :
Mais de quelque douleur que ton crime me blesse,
1310 Dans mon ressentiment regarde ma faiblesse,
Quoi que la déloyale attente contre moi,
La qualité d’amant m’ôte celle de Roi,
Je l’aime toute ingrate et toute criminelle,
Et mon coeur m’abandonne, et me trahit pour elle.
1315 Oui je l’aime, oui je l’aime après sa trahison,
Mon âme l’a suivie, elle est dans sa prison,
Et de quelque courroux qu’elle soit enflammée
Un seul de ses regards le réduit en fumée,
Oui, quoique son salut me dut faire périr,
1320 Je ne me puis résoudre à la laisser mourir,
Et pour elle et pour toi j’oublierai ma justice,
Je pardonnerai tout pourvu qu’elle fléchisse,
Et que pour réparer son infidélité,
Elle relâche un peu de sa sévérité,
1325 Ne désespère point de ma miséricorde :
Mais donnant une grâce il faut que l’on me l’accorde,
Qu’elle change d’humeur, et pour vous et pour soi,
Et qu’ayant pitié d’elle, elle ait pitié de moi.
Jugez après cela ce que vous devez faire,
1330 Si vous me répondez que vous êtes son père,
Et que votre courage abhorre cet emploi,
Songez que c’est pour vous aussi bien que pour moi,
Et qu’il ne s’agit plus d’une simple disgrâce,
Mais de votre salut et de toute une race,
1335 Que mon ressentiment et mon juste courroux
En vous exterminant accablent avec vous :
Ne lui parlez donc plus par une obéissance,
Qui vous doit obliger à quelque complaisance :
Mais pour votre salut, Comte, et vous assurez
1340 Qu’il dépend seulement de ce que vous ferez.

LE COMTE DE WARWICK.

Ah ! Sire.

ÉDOUARD.

9
C’est assez, votre repart m’offense,
Ne répliquez point, sortez de ma présence,
Allez, et songez bien après m’avoir trahi,
Que pour votre salut je dois être obéi.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Comte de Varvic, Édouard. §

LE COMTE DE WARWICK.

1345 J’ai pour vous obéir fait une lâcheté
Indigne de mon rang et de ma qualité,
Prince un emploi honteux très digne de blâme :
Mais puisque maintenant je dois ouvrir mon âme,
Et qu’il me faut enfin rendre à mon Roi
1350 D’une commission que je pris malgré moi,
Sachez que j’ai trouvé l’affaire très aisée,
Et que pour s’affranchir ma fille est disposée.

ÉDOUARD.

À quoi Comte ?

LE COMTE DE WARWICK.

À mourir, et sauver par sa mort
Sa gloire et sa vertu d’un violent effort,
1355 Que votre Majesté dispose de sa tête,
À vos commandements son âme est toute prête,
Et se séparera sans aucune douleur
De ce tronc qu’elle anime avec tant de malheur,
Les persécutions dont elle est poursuivie,
1360 Pour se voir à l’abri lui font haïr la vie,
Et contre tous ses maux sa mort est son garant,
Pourvu que sa vertu se conserve en mourant,
Et que dans le tombeau ce bien la satisfasse
De n’avoir rien commis indigne de sa race.
1365 Sire, c’est son désir, mais apprenez le mien,
Et puisqu’il n’est plus temps de vous déguiser rien,
Et qu’en ce dernier point, où je vois nos affaires,
Toutes ces lâchetés ne sont plus nécessaires.
Sachez que c’est de moi qu’elle tient ce dessein,
1370 Que je lui dois prêter le conseil et la main,
Et que si la Comtesse avait une autre envie,
Je l’en saurais punir en la privant de vie :
C’est ainsi que mon bras s’offre à la secourir,
Et si l’un a failli, tous deux doivent mourir.

ÉDOUARD.

1375 Oui vous mourrez tous deux, et quoique cette ingrate
De mon affection trop vainement se flatte,
Et brave avec mépris les bontés de son Roi,
Toute grâce est éteinte, et pour elle et pour toi,
Nous en viendrons à bout de cette âme de roche :
1380 Mais mon ressentiment lui doit quelque reproche,
J’en aurai le plaisir, et vous l’aurez aussi,
Mais je diffère trop, holà qu’on vienne ici.

SCÈNE II. Édouard, Le Comte de Varvic, Isabelle, Mortimer, Le Duc de Nolfoc, Le Comte de Clocestre. §

ÉDOUARD, parlant au Capitaine des Gardes.

Allez tout de ce pas me quérir la Comtesse,
Et l’amenez bientôt, déjà le temps me presse,
1385 Elle vit trop l’ingrate.

LE COMTE DE WARWICK.

Elle saura mourir.

ÉDOUARD.

Ha ! Traître, en ma présence oses-tu discourir,
Ne me réplique point, ou ma juste colère.

ISABELLE.

Cette commission n’était pas nécessaire,
Et l’on n’accorde pas la présence des Rois
1390 À ceux qu’on abandonne à la rigueur des lois,
C’est contre la coutume, et contre l’apparence.

ÉDOUARD.

La nature du crime y met la différence ;
Et si ma passion ne se venge à souhait,
Mon esprit ne sera qu’à demi satisfait,
1395 Je lui veux reprocher.

MORTIMER.

Plus les cas sont énormes,
Et plus les châtiments se traitent dans leurs formes,
Quelque grand déplaisir que vous ayez reçu.
Sire, vous pratiquez ce qu’on n’a jamais vu,
Même au lieu de servir, au de vous satisfaire,
1400 Cet objet allumant votre juste colère
Vous pourrait émouvoir, et nuire à la santé,
Et peut-être au repos de votre Majesté.

LE DUC DE NORFOLK.

Bien que ce procéder ne soit pas ordinaire,
Peut-être à son repos il sera nécessaire,
1405 Et l’on en tirera des éclaircissements,
Qu’elle refuserait aux plus rudes tourments :
Si son coeur obstiné refuse de répondre,
La présence du Roi la pourra mieux confondre,
Et sans doute je crois que c’est pour quelque bien,
1410 Que le Ciel à son âme inspire ce moyen.

LE COMTE DE GLOUCESTER.

Je ne le comprends point, et quoi qu’on en présume,
Ou de bien ou de mal c’est contre la coutume,
Et tous les criminels sans un heureux succès
Auprès des souverains n’ont jamais eu d’accès,
1415 Les Rois se laissant voir ont prononcé leur grâce.

ÉDOUARD.

Il n’importe, souffrez que je me satisfasse,
La voici, juste Dieu, je tremble, je frémis,
Et jamais à l’abord de cent mille ennemis
Mon âme ne parut si vivement émue,
1420 Et mon coeur si troublé, qu’à cette seule vue,
Que chacun se retire, et qu’on nous laisse ici.
Tous se retirent, hormis le Roi et la Comtesse.

SCÈNE III. Édouard, Élips. §

ÉDOUARD.

Ha ! Mon coeur, ha ! Mon coeur te relâcher ainsi,
Quoi pour un simple trait d’un regard qu’elle lance,
Tu perds toute ta force et toute ta constance,
1425 Reviens lâche, reviens, et ne me quitte pas,
La haine t’a muni contre tous ses appas,
Des charmes si trompeurs n’ont pour toi plus d’amorce,
Et sur ta liberté ses yeux n’ont plus de force.

ÉLIPS.

Sache, sache mourir ayant si bien vécu.

ÉDOUARD.

1430 Ha ! Vue, ha ! Doux regards, je suis déjà vaincu,
Et de quelque raison que mon coeur vous combatte,
De quel front, de quel oeil puis-je aborder l’ingrate,
Tu reviens mon amour, ma haine c’en est fait,
Mes résolutions vous n’avez plus d’effet.
1435 Ô Ciel que deviendrai-je, et quel sort dois-je suivre,
Quel destin est le mien, dois-je mourir ou vivre ?
Où suis-je, juste Dieu, je ne me connais plus,
Mon courroux se dissipe, et je reste confus.
Toi qui ris dans ton coeur de mon sort lamentable,
1440 Et qui seule a causé cet état déplorable,
Ou pour t’avoir aimée avec si peu de fruit,
Ton infidélité m’a maintenant réduit,
Regarde mes malheurs, ingrate et considère
Où ton ingratitude a porté ma misère,
1445 Où ton crime a porté ce misérable Roi,
Qui n’avait point failli qu’en t’aimant plus que soi,
Vois que tu l’as contraint par un remède extrême
À contenter les siens au prix de ce qu’il aime,
Et te sacrifier au courroux d’un État,
1450 Qui demande ta vie après ton attentat
Vois quel mal est le sien, puisqu’il faut qu’il répande
Un sang qui lui fut cher, et que l’on lui demande,
Qu’il doit signer la mort que l’on te veut donner,
Et que tout Roi qu’il est il ne peut pardonner,
1455 Était-ce pour le prix de t’avoir tant servie
Que tu fis lâchement ces complots sur ma vie :
Et voulais-tu payer tant de zèle et d’amour
D’un Roi qui t’adorait en le privant du jour
Dans mon affection as-tu reçu d’offense,
1460 Qui te dut obliger d’en tirer la vengeance ?
Abusai-je du rang et du pouvoir d’un Roi,
Ne t’honorai-je pas autant que je le dois,
Et m’as-tu vu sortir quelque ardeur qui m’emporte
Du respect qui se doit aux femmes de ta sorte ?
1465 Que t’avais-je donc fait pour me haïr si fort,
Quelle gloire, ou quel bien tirais-tu de ma mort ?
Ceux que j’avais soumis au sceptre d’Angleterre,
Voulaient-ils par tes mains renouveler la guerre,
Et dans les bras des miens par un coup imprévu
1470 Secouer à ma mort le joug qu’ils ont reçu,
Ou mon peuple lui-même avait-il cette envie,
A-t-il quelque raison de détester ma vie
Et dans un tel dessein se servait-il de toi,
Suis-je tyran, altier, injuste, ou mauvais Roi ?
1475 Ha ! Cruelle tu vois, à quel malheur extrême
Ta cruauté me traîne en t’y traînant toi-même.
Plût au Ciel, et mon coeur te le proteste ainsi,
Plût à Dieu que déjà ton coup eut réussi,
Et que je fusse mort avec cette créance,
1480 Que tu vivais encore avec quelque innocence,
Je serais garanti de ce regret mortel,
Qui me va bourreler d’un remords éternel
Peut-être ta rigueur se soûlait de la mienne,
Et je souffre cent morts en permettant la tienne.

ÉLIPS, se mettant à genoux devant le Roi.

1485 Bien que de mes desseins le funeste succès
De votre Majesté me défende l’accès,
Et que dans les malheurs, où je me vois réduite,
10
La prière à ma voix soit mêmes interdite,
S’il m’est encor permis de m’approchez de vous,
1490 Je vous veux conjurer par ces sacrés genoux,
Par ces pieds que mes yeux lavent de tant de larmes,
Et qui pour vous fléchir sont mes dernières armes,
Et par le souvenir de votre affection
D’avoir pour mes malheurs de la compassion.
1495 Non pas pour m’accorder des grâces méprisées,
Que ma vertu dédaigne et que j’ai refusées,
Après votre soupçon j’aime mieux une mort,
Qui finit ma disgrâce et me met dans le port,
Je ne désire point une importante vie
1500 Qu’on verrait de reproche et de honte suivie,
Et qui par le rapport de ma méchanceté
Se ferait détester à la postérité :
Mais, Sire, je demande autant qu’il m’est possible
À celui dont le coeur fut autrefois si sensible,
1505 Et qui doit m’accorder cette grâce en mourant
Qu’on prenne pour me perdre un prétexte apparent,
Et qu’on ne souille point d’une tache si noire
D’un très illustre sang l’innocente mémoire.
Ha ! Sire, ouvrez les yeux sur cette trahison,
1510 De grâce consultez avec votre raison,
Et jugez sainement d’un soupçon qu’on ne fonde,
Que sur des fondements les plus faibles du monde :
Enfin c’est un dessein que vous aviez appris,
Et que vous confirmez par un poignard surpris,
1515 C’est l’instrument maudit qu’une main plus maudite.
Ô Dieu, ce souvenir me rend toute interdite,
Et quand je me prépare à vous tirer d’erreur,
Ce penser seulement me fait frémir d’horreur.
Ha ! Si dans votre esprit quelque soin pitoyable
1520 Dans mon propre intérêt me peut rendre croyable :
Sire, Sire de grâce, ajoutez quelque foi
À ce bon mouvement qui vous parle par moi.
Jugez mieux d’un dessein de toute autre nature,
D’un coeur plus généreux et d’une âme plus pure.
1525 Mais puisque l’on m’y force, et qu’à l’extrémité
Je dois tout déclarer à votre Majesté,
Pour éviter le pire, il faut que je confesse
Le crime que j’ai fait et qui vous intéresse,
Après avoir reçu sans l’avoir mérité
1530 Mille preuves d’amour de votre Majesté.
Je vous vis dispenser à beaucoup de licences,
Vous porter sans respect dans quelques violences,
Et vivre avecque moi d’une telle façon,
Que votre changement me donna du soupçon.
1535 Oui, Sire, je craignis avec quelque apparence
Un pire traitement, et la dernière offense
Qu’une faible vertu pouvait appréhender
D’un Prince violent, et qui peut commander :
Cette crainte aussitôt réveilla mon courage,
1540 Et je me résolus à détourner l’outrage
Qu’un puissant ennemi faisait à mon honneur,
En portant ce poignard pour m’en percer le coeur.
Oui c’est contre le coeur de cette infortunée,
Que pour un plus beau coup ma main fut destinée :
1545 Le Ciel m’en est témoin, oui ce fut contre moi
Que je portai ce fer non pas contre mon Roi.
Contre mon Roi de qui la personne sacrée
De ses ennemis mêmes est si considérée,
Lui dont la belle vie et les nobles exploits
1550 L’élèvent au-dessus de tous les autres Rois,
Et de qui la vertu sans tache et sans seconde,
A fait que son salut importe tout le monde :
Mais à moi plus qu’à tous à qui par sa bonté
Il a tant témoigné de bonne volonté,
1555 À moi qui recevais par-dessus ses sujettes
De son affection des preuves si parfaites,
Et qui faisais la vaine en possédant le coeur
De celui que partout on adore en vainqueur,
Après tant de faveurs, tant de bien, tant de gloire,
1560 M’accusez-vous d’un crime, où l’âme la plus noire,
Et votre plus cruel et plus grand ennemi
Ne peut avoir songé sans en avoir frémi.
Si votre Majesté doit paraître offensée,
C’est d’en avoir conçu quelque indigne pensée,
1565 Et formé des soupçons qui lui font quelque tort,
Et sur quelque apparence, et sur quelque rapport :
Mais pour vous témoigner que je suis véritable,
Et que dans ce désir je suis inébranlable,
Vous me voyez encor dans le même dessein :
Elle tire un poignard.
1570 Voilà, Sire, voilà de quoi percer mon sein,
Ce poignard charitable assiste ma faiblesse,
Je l’ai dans la prison recouvré par adresse,
Et je veux m’en servir avec le même coeur,
Si votre Majesté s’attaque à mon honneur.
1575 Oui si vous abusez de ce pouvoir suprême,
Si vous me punissez en m’ôtant ce que j’aime,
Et si vous préférez de lâches appétits
À la haute vertu que vous eûtes jadis :
Et lève le bras pour se tuer.
Dès le premier semblant, vous verrez cette lame
1580 De ce coeur malheureux tirer le sang et l’âme,
Et vous sacrifier.

ÉDOUARD.

Ce n’est pas mon dessein,
Arrêtez-vous, Madame, Arbitre souverain,
Toi qui vois mes douleurs et ma peine infinie,
Ouvre, ouvre-moi les yeux contre la calomnie,
1585 Tire-moi de l’erreur où ma crédulité
Assez légèrement m’avait précipité :
Et désarme mon coeur de ce courroux extrême,
Et contre l’innocence, et contre ce que j’aime,
Mon repos en dépend, et la gloire le veut,
1590 Pour vous justifier mon coeur fait ce qu’il peut :
Mais de quelque raison qu’il vous veuille défendre,
Il reste un point que je ne puis comprendre,
Si vous n’aviez dans l’âme aucun mauvais dessein,
Deviez-vous emprunter le secours et la main ?

ÉLIPS.

1595 De qui ?

ÉDOUARD.

De Mortimer.

ÉLIPS.

Mortimer ?

ÉDOUARD.

Oui Madame.
À lui confidemment vous ouvrîtes votre âme,
Le voulant engager dedans votre parti,
Et bref c’est de lui seul que j’en fus averti.

ÉLIPS.

Grand Dieu ! Je reconnais que ta bonté divine
1600 Me tend enfin la main au bord de ma ruine,
Et que me réduisant jusqu’à ce dernier point,
Ta grâce, et ta pitié ne m’abandonnaient point.
Ha Sire ! Puisque enfin le Ciel prend ma défense,
Et de mes ennemis tire mon innocence,
1605 Puisqu’il permet enfin que mes accusateurs
Par sa seule bonté se trouvent imposteurs :
Souffrez, Sire, souffrez, que je vous éclaircisse.
Par l’étrange récit d’une horrible malice,
Et qu’on vous fasse voir la noire trahison
1610 Que Mortimer brassait contre notre maison,
Par celle que l’ingrat vous faisait à vous-même :
C’est lui qui m’avertit de ce danger extrême,
Que mon honneur courait en souffrant votre amour ;
C’est lui qui me pressa de quitter cette Cour,
1615 D’éviter mon malheur par une longue absence,
Et me mette à l’abri de votre violence :
Ce perfide feignant de l’amitié pour nous,
Me jura mille fois qu’il le tenait de vous.
Oui, Sire, de vous-même, enfin je le confesse,
1620 Les serments qu’il me fit trompèrent ma faiblesse,
J’en crus une partie, et fuyant les avis
Qu’une âme plus craintive eut peut-être suivis,
Au lieu de me sauver, et de prendre la fuite
Dans les extrémités où je me vis réduite,
1625 N’espérant mon secours que de ma seule main,
Je lui montrai ce fer, et lui dis mon dessein :
Mais, Sire, mon rapport n’est pas considérable,
Et dans mon intérêt je ne suis pas croyable,
Si c’est une faveur que je puisse obtenir,
1630 De grâce commandez qu’on le fasse venir,
Et si votre bonté me veut encore entendre.

ÉDOUARD.

Ha ! Ne reste plus, mon coeur, il se faut rendre.
Pourquoi t’endurcis-tu contre ton propre bien ?
Pour la justifier il ne reste plus rien.
1635 Enfin la vérité se fait assez connaître,
Et mon amour l’absout, et condamne le traître :
Miracle de vertu, miracle de beauté,
Miracle de constance et de pudicité,
Beau chef-d’oeuvre adorable à la race future,
1640 Chef-d’oeuvre le plus beau qu’ait produit la Nature :
Mais qu’avec tant de coeur, de vertu, de beauté,
Par une erreur aveugle on a si mal traité ;
Malheureuse beauté, vertu persécutée,
Hélas ! Dans quels malheurs t’ai-je précipitée ?
1645 Et de quelle façon pourrai-je réparer
Ce que ma rage et moi t’avons fait endurer ?
Quels biens puis-je donner, quel sang puis-je répandre,
Enfin par quels moyens y puis-je encor prétendre ?
Ha ! Si ce coeur rempli de générosité
1650 Garde pour ma douleur des restes de bonté,
Et si je puis encore implorer ta clémence,
Oublie un si grand crime, et vois ma repentance,
Amollis ce grand coeur justement endurci,
Je me jette à tes pieds, j’implore ta merci,
1655 Je ne mérite point de pardon ni de grâce ;
Mais si tu veux souffrir que je me satisfasse,
Et que quelque prétexte excuse mon forfait,
Accuse mon amour du mal que je t’ai fait :
Mais je lui prescrirai de meilleures limites,
1660 Et l’aurai désormais tel que tu le mérites :
Je n’aurai plus pour toi, ni désir, ni penser
Dont même les effets te puissent offenser,
Et je veux reconnaître une vertu si rare
Par des preuves d’amour que l’amour te prépare :
1665 L’honneur que tu perdais te doit être rendu,
Et d’autres où jamais tu n’avais prétendu.
Holà qu’on vienne ici.

SCÈNE DERNIÈRE. Édouard, Mortimer, Isabelle, Le Comte de Varvic, Élips, Le Duc de Nolfoc, Le Comte de Clocestre. §

ÉDOUARD.

Voyez cette merveille,
Regardez ce miroir de vertu nonpareille,
Venez participer à mon contentement,
1670 Bénir de mon amour l’heureux événement,
Voir la fin que le Ciel accorde à mon supplice,
Et la haute vertu qui triomphe du vice,
Vous qu’un aveugle amant blâma de trahison,
Et de qui maintenant je demande un pardon.
1675 Comte, excusez de grâce un traitement barbare,
Puisque je m’en repends, et que je le répare,
Je devais mieux traiter un homme vertueux,
Être plus indulgent et plus respectueux :
Mais puisque mon erreur m’a porté dans un crime,
1680 Indigne d’un amant, et d’un Roi légitime,
Vous verrez à quel point je le veux réparer,
Et de quelle façon je vous veux honorer.

ISABELLE.

Ô Dieu ! Quel changement contre toute apparence.

MORTIMER.

Ha ! Je suis découvert, fuyons en diligence.

ÉDOUARD.

1685 Arrêtez, Mortimer, je veux parler à vous,
Indigne et vil objet de mon juste courroux :
Traître, traître cent fois, as-tu bien la puissance
De respirer encore et souffrir ma présence ?
Fis-tu si peu de cas du repos de ton Roi,
1690 Et de cette bonté qu’il eut toujours pour toi ?
Crois-tu sans ma mort accomplir ton envie,
Perdre ce que j’aimais sans me priver de vie,
Ce que pour moi la terre a d’aimable et de beau.
Bref ce que j’adorais sans me mettre au tombeau ?
1695 Ha ! Tu le savais trop, et ton âme perfide
Tramait contre moi seul son dessein parricide,
Tu ne le peux nier, oui ce fut contre moi,
C’est donc à moi perfide à me venger de toi.

MORTIMER.

Ha Sire ! Il n’est plus temps que ma bouche le nie,
1700 Oui Sire, mon rapport fut une calomnie,
J’attaquai l’innocence et la seule vertu,
Mais j’avais un dessein.

ÉDOUARD.

Quel dessein avais-tu ?
Traître ta lâcheté n’est que trop avérée,
Je t’en saurai punir, et ta mort est jurée,
1705 En un mot souviens-toi du pacte que tu fis,
Et n’espère de moi que ce que je promis.
Non non, n’en attends point de pardon ni de grâce,
Qu’on l’arrache d’ici, que son procès se fasse,
Qu’on le traite en justice avec toute rigueur
1710 Comme un sujet perfide, et comme un imposteur.

ISABELLE.

Bien que votre courroux vous rende inexorable,
Sachez que son dessein n’est pas si condamnable,
Étant ce que je suis, je ne vous cache rien,
En un mot apprenez qu’il fut pour votre bien,
1715 Il voulut vous guérir d’un amour que l’on blâme,
Et sauver un État en perdant une femme :
Enfin il l’entreprit pour suivre mes avis,
Et ne doit point périr pour les avoir suivis,
Je me servais de lui pour servir la Couronne,
1720 Ne m’étant pas séant de le faire en personne.

ÉDOUARD.

Madame, c’est assez, je n’en avais point douté,
Et je reçois de vous ces preuves de bonté,
Qui de votre amitié ne sont pas les premières,
Il devait cet office à vos moindres prières,
1725 Et périssant pour vous, il s’acquitte aujourd’hui
Des bonnes volontés que vous avez pour lui,
Vous l’avez plus aimé qu’il n’était nécessaire,
J’en ai reçu la honte, et je m’en devrais taire :
Mais je suis trop instruit, et trop intéressé,
1730 Et je veux aujourd’hui réparer le passé,
Et pour vous établir l’ordre que je désire,
Retirez-vous chez vous.

ISABELLE.

Oui, oui je me retire,
Mais songez bien, Adieu.

ÉDOUARD, parlant au Capitaine des Gardes.

Suivez-la de ce pas,
Gardez bien son logis, et ne la quittez pas,
1735 Vous fidèles témoins de ma bonne fortune,
À qui toute ma joie ets désormais commune,
Voyez mon changement, et regardez mon choix,
Si la Comtesse Élips n’est pas du sang des Rois,
Sa vertu dont l’éclat honore l’Angleterre,
1740 Mérite sa Couronne, et de toute la Terre :
Il faut que tout lui cède, et qu’étant né son Roi
Je soumette à ses pieds mes Empires et moi.
Devant vous mes amis je confesse mes crimes,
J’eus pour elle autrefois des feux illégitimes,
1745 Et contre son honneur je fis tous mes efforts,
Mais jugez du succès en voyant mon remords :
Si dans mon repentir le passé se répare,
Je veux récompenser une vertu si rare,
Ce courage Royal et cette pureté
1750 Par ce suprême honneur qu’elle a trop mérité.
Oui si je puis tirer cet aveu de sa bouche,
Je veux qu’elle partage et mon sceptre et ma couche,
Que vous la connaissiez, que vous lui rendiez tous
L’hommage, et les devoirs que je reçois de vous
1755 Qu’elle atteigne aujourd’hui la grandeur souveraine,
Et que vous approuviez une si digne Reine,
Me voulez-vous, Madame, accorder ce bonheur ?

ÉLIPS.

Sire, je suis confuse à ces excès d’honneur,
Et je me connais trop pour avoir de pensée,
1760 Qui s’élève au-dessus de ma grandeur passée,
Je vous rendrai toujours.

ÉDOUARD.

Madame, c’est assez,
Ou vous êtes ma Reine, ou vous m’obéissez.

ÉLIPS.

Oui, Sire, j’obéis, comme je le dois faire.

ÉDOUARD.

Il suffit, vous Monsieur me serez-vous contraire,
1765 Et me refusez-vous votre consentement ?

LE COMTE DE WARWICK.

Ha ! Sire, je ne puis dans cet étonnement,
Ni comprendre l’honneur q’on fait à ma famille,
Ni savoir qui je suis, ni connaître ma fille.

LE DUC DE NORFOLK.

Que votre Majesté fait un très digne choix.

LE COMTE DE GLOUCESTER.

1770 Ceux que votre valeur a vaincus tant de fois,
Recevant votre joug vous donnent moins de gloire,
Que vous n’en retirez d’une telle victoire :
Allons louer le Ciel pour un succès si beau.

ÉDOUARD.

Madame, de ma main recevez cet anneau,
1775 Et prenez d’un Époux ce gage qu’il vous donne,
Votre tête aujourd’hui recevra la Couronne ;
Et me donnant à vous je vous donne ma foi,
Que vous allez régner sur mon peuple et sur moi.