ZAÏDE
TRAGÉDIE

M. DC. LXXXI. Avec Privilège du Roi.

Par le Sieur De La Chapelle

Extrait du Privilège du Roi §

Par grâce et privilège du Roi, donné à Saint-Germain-en-Laye le treizième de Mars 1681. signé par le Roi en son Conseil, GAMART : Il est permis au Sieur de la Chapelle de faire imprimer, vendre, et débiter par tel Libraire ou Imprimeur qu’il voudra choisir une Tragédie de sa composition, intitulée, Zaïde : Pendant le temps de six années, à compter du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la première fois ; et défense sont faites à toutes personnes de l’imprimer ou faire imprimer, vendre ni débiter d’autre édition que celle de l’exposant, ou ceux qui auront droit de lui, à peine de trois mille livres d’amende, confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêts ; ainsi qu’il est porté plus au long par lesdites lettres de privilège.

Et ledit Sieur de la Chapelle a cédé et transporté son droit de privilège à Jean Ribou pour en jouir par lui, suivant l’accord fait entre-eux. Registré sur le Livre de la Communauté le dix-huitième jour de Mars 1681.

Achevé d’imprimer pour la première fois le vingtième de Mars 1681.
À PARIS, Chez JEAN RIBOU, au Palais, dans la Salle Royale, à l’Image Saint Louis.
1

Préface §

Cette Pièce est d’un caractère si singulier, qu’il y avait lieu de craindre qu’elle ne fût pas au goût de tout le monde ; il est aisé de se perdre lorsqu’on veut s’écarter des routes ordinaires : cependant je dois être assez content du succès de Zaïde.

Ce n’est pas qu’on n’ait fait beaucoup de remarques très judicieuses, et qu’il n’y ait beaucoup de fautes que j’ai connues moi-même et dont je suis tombé d’accord avec les gens de bonne foi ; mais je ne pense pas que quelques légères imperfections doivent faire condamner un ouvrage.

Quelques-uns m’ont reproché que j’ai mal suivi mon histoire, et ils n’ont pas pris garde que je n’ai point d’autre histoire que celle que j’ai voulu me faire. Zaïde est une pure invention, dont il n’y a aucun fondement dans l’Histoire de Grenade. Les noms des Zegris, et des Abencerrages, et cette haine célèbre entre leurs deux familles sont les seules choses qui ont quelque apparence de vérité ; tout le reste est imaginé. J’ai cru que je pouvais hasarder cette espèce de roman sur le théâtre, où il y a longtemps qu’on est ennuyé de ne voir que des Romains et des Grecs : J’ai choisi la nation la plus aventurière du monde, afin que la vraisemblance ne fut point blessée par la nouveauté d’un rôle de femme en homme qui soutient toute une pièce.

D’autres dont le métier est fort opposé à la profession des belles lettres, et qui ont pourtant dans leurs jugements toute la fierté qui accompagne d’ordinaire les demi-savants, se sont élevés contre les sacrifices, les Dieux et les prêtres, expressions poétiques et figurées, dont j’ai voulu orner cette pièce : S’imaginent-ils que je n’aie pas su quelle était l’origine des Maures de Grenade, peuples sortis de l’Arabie, où la première Religion était la païenne. Le Mahometisme succéda au culte des faux Dieux, mais il ne l’abolit pas si entièrement qu’il n’en restât encore dans les derniers siècles quelques vestiges, même à Grenade. De là vient que presque tous les vieux romanciers, qui ont parlé des Grenadins, les ont fait païens, et leur ont donné plusieurs Dieux, dont ils en nomment même quelques-uns de noms assez bizarres. J’ai cru que leur exemple m’autorisait assez dans une pièce, où comme j’ai déjà dit, il n’y a rien d’historique, et où les faux Dieux et l’idée des sacrifices font un assez agréable ornement.

Voilà les deux objections qui ont fait le plus de bruit dans le monde. Je pense y avoir assez bien répondu, et je crois qu’on me dispensera volontiers de faire une grande dissertation pour répondre aux autres qui m’ont paru de moindre conséquence : Les préfaces ne sont guère de mon goût, et il me semble que celle-ci est déjà trop longue.

ACTEURS. §

  • ABDERAMEN, roi de Grenade.
  • FATIME, princesse de Grenade.
  • ZAIDE, princesse de Grenade, de la famille des Zegris, déguisée sous le nom de Zulemar.
  • ALAMIR, chef de la famille des Abencerrages.
  • OSMAR, capitaine des gardes du Roi.
  • ABENDAX, confident de Zaïde.
  • GAZUL, confident d’Alamir.
  • ZINDARIZE, confidente de Fatime.
  • GARDES.
La Scène est à Grenade.

ACTE I §

SCÈNE I. Zulemar, Abendax, Osmar. §

ZULEMAR.

La princesse Fatime, Osmar, est chez le Roi ?
Tu dis qu’en la quittant il veut parler à moi.
Et qu’ici pour me voir il doit bientôt se rendre.

OSMAR.

Oui, Seigneur

ZULEMAR.

Il suffit, Osmar, je vais l’attendre.

SCÈNE II. Zulemar, Abendax. §

ZULEMAR.

5 Tu t’étonnes, Ami, des honneurs qu’on me rend.
Ma nouvelle grandeur, je le vois, te surprend.
Quand tu quittas Grenade, où sortis de l’Afrique
Les Maures ont fondé ce Palais magnifique :
Sans amis, dépouillé du rang de mes aïeux,
10 Seul, mais faible héritier d’un nom toujours fameux,
Je rampais inconnu dans la foule importune
Qu’assemble autour des Rois l’éclat de leur fortune.
Cette haine célèbre entre deux noms puissants,
Qui depuis plus d’un siècle arme leurs partisans,
15 M’exposait chaque jour à de nouveaux outrages,
Et les Zegris cédaient aux fiers Abincerages.
Déjà mon désespoir m’entraînait à la mort,
Lorsque le Roi touché de mon funeste sort
Jeta sur mes malheurs un regard favorable,
20 Sa bonté rappela dans son coeur équitable
Des Princes mes aïeux la valeur et la foi,
Et bientôt les voulut récompenser en moi.
Il daigna m’appeler aux soins du ministère,
Où le fier Alamir mon plus grand adversaire
25 Voit déjà mon pouvoir indépendant du sien.
L’armée est son partage et l’État est le mien.
Mais, dis-moi, que fait-il ? Instruit de ton voyage ;
En sait-il les raisons, t’a-t-il vu sans ombrage ?
L’as-tu bien observé, d’un si fameux vainqueur
30 Penses-tu que Fatime occupe encor le coeur ?
Paraît-il inquiet, parle-t-il souvent d’elle ?
As-tu su le tromper ; la croit-il infidèle ?
Envoyé dans son camp par mes ordres exprès,
Quels soins as-tu donné à mes desseins secrets ?

ABENDAX.

35 N’en doutez point, Seigneur, il est toujours le même
Il craint son inconstance, et cependant il l’aime,
Des bruits que j’ai semés trop vivement frappé,
De mille soins jaloux de craintes occupé
Il veut par son retour confondre une infidèle.
40 Il revient.

ZULEMAR.

Quoi sans ordre, et sans qu’on le rappelle.
Abendax il revient, il se perd, c’en est fait.

ABENDAX.

Oui, Seigneur, vos desseins auraient eu leur effet
Si le rare bonheur qui par tout l’accompagne,
Ne vous le ramenait triomphant de l’Espagne.
45 En vain les Rois ligués et les peuples unis
Armaient contre nous seuls un monde d’ennemis.
Leurs troupes, leurs remparts , et leurs vastes rivières
N’ont pu nous opposer que de faibles barrières.
Vaincus en cent combats, dispersez et défaits,
50 Ils offrent un tribut, et demandent la paix.
Quoi qu’ait fait Alamir, cette grande victoire
Met trop en assurance et ses jours et sa gloire.

ZULEMAR.

Non, ne crois pas que rien excuse son retour,
Je le vois bien, ami, tu connais mal la Cour :
55 Des services passez on a peu de mémoire,
Plus les sujets fameux se sont acquis de gloire,
Plus ils sont enviez, et moins leurs grands exploits
Les mettent à couvert de la rigueur des lois.
Il est perdu, te dis-je.

ABENDAX.

Hé bien par sa disgrâce,
60 Le destin à vos voeux offre une auguste place ;
Que la mort soit le prix de sa témérité,
Vous l’avez souhaité.

ZULEMAR.

Moi, je l’ai souhaité ?

ABENDAX.

Et n’est-ce pas, Seigneur, pour servir votre haine,
Pour rendre d’Alamir la perte plus certaine,
65 Que je fus envoyé dans son armée ?

ZULEMAR.

Hélas !

ABENDAX.

Vous soupirez: Qu’entends-je ? Hé quoi n’avez vous pas
Toujours pour Alamir cette haine mortelle...

ZULEMAR.

J’ai cent fois éprouvé ta prudence et ton zèle,
Et je vais confier des secrets à ta foi,
70 Ami, qui ne sont sus que des Dieux et de moi.
Je les tairais encor si mon âme étonnée
Pouvait vaincre ou changer la triste destinée ;
Mais par un cruel sort blessé de tous côtés,
Pour détourner ses traits j’implore tes clartés.
75 Apprends donc de mes jours le secret déplorable,
Au milieu des honneurs, dont tu vois qu’on m’accable,
Parmi tant de grandeurs, sous ces titres pompeux,
Qui semblent relever le nom de mes aïeux,
Et soutenir l’espoir d’une illustre famille ;
80 Enfin sous cet habit tu ne vois qu’une fille.

ABENDAX.

Quoi vous, Seigneur ?

ZULEMAR.

Écoute, et me laisse parler.
Je pénètre, je vois ce qui peut te troubler :
Ce fut toi qui pris soin d’élever mon enfance,
Mais mon père aisément trompa ta vigilance,
85 Déjà vieux, sans enfants, seul du nom de Zegris ;
Dans un fécond hymen il crut trouver un fils,
Et d’Armire à la sienne unit la destinée ;
Je fus l’unique fruit de ce triste hyménée.
Ma mère dont encor, je pleure le malheur,
90 En me donnant la vie, expira de douleur.
Mon père qui voyait d’un fier Abincerrage
Ses biens par ce revers devenir le partage,
Cacha son désespoir, et mon sexe avec soin.
De ma triste naissance un esclave témoin,
95 Fut le seul confident de ce vain artifice,
Dont aujourd’hui les Dieux confondent l’injustice :
Enfin de cent héros on me crût l’héritier,
Tu m’appris à dompter un superbe coursier.
Tous les jours au travers d’une épaisse poussière,
100 On me voyait fournir une noble carrière .
La chasse était l’objet de mes plus chers désirs.
L’arc et les javelots faisaient tous mes plaisirs.
Je vivais dans les bois, et souvent croyais être
Ce que même à tes yeux j’affectais de paraître.
105 Je trompai tes regards, ceux du Roi, de la Cour,
Heureuse si j’avais aussi trompé l’amour.
Mais je vis Alamir dans ce jour plein de gloire...
Jour qui sera longtemps présent à ma mémoire.
Il revenait suivi d’ennemis enchaînés,
110 De généraux captifs, de Princes détrônez.
Ses Soldats à l’envi sur leurs armes brillantes,
Étalaient des vaincus les dépouilles sanglantes.
Il marchait entouré de faisceaux, d’étendards ;
Fier sans être orgueilleux, tel qu’on peint le Dieu Mars.
115 Auguste dans son port, sans arrêt sans contrainte,
Imprimant aux mortels le respect et la crainte.
Il n’était point chargé d’un vain ajustement ;
Son nom fameux était son unique ornement.
Abendax, je le vis, je sentis dans mon âme...
120 Que dis-je, en le voyant j’appris que j’étais femme.

ABENDAX.

Surpris, confus, troublé de ce déguisement,
À peine je reviens de mon étonnement.
Qu’entends-je ! Zulemar est une fille ! Elle aime !
Hé qui ? Quel est l’objet de son amour extrême !
125 Grands Dieux ! C’est Alamir l’ennemi des Zegris !
Avez vous oublié ses injustes mépris ?
Ne vous souvient-il plus de la haine d’un père,
Songez qu’elle doit être en vous héréditaire.

ZULEMAR.

Que dis-tu ? cet amour qui cause ton ennui,
130 Encor plus que ma haine est funeste pour lui.
Tu le vois, insensée, envieuse, cruelle,
J’ai voulu qu’Alamir crût Fatime infidèle.
Mes voeux sont exaucés, tous tes traits ont porté,
Il revient de fureur et d’amour agité.
135 Gloire, devoir, respect, danger rien ne l’arrête,
Par ce retour sans ordre il expose sa tête.
Un Roi fier et jaloux de son autorité,
Opposera les Lois à sa témérité.
Oui déjà sous ses pas s’ouvre le précipice.
140 Mal-heureuse, et c’est moi qui l’entraîne au supplice ;
Ce sont mes faux avis, c’est pour les avoir crus,
Si je le haïssais, pourrais-je faire plus !

ABENDAX.

Le Roi vient ; cachez lui votre flamme alarmée.

SCÈNE III. Abderamen, Zulemar, Abendax. §

ABDERAMEN.

Savez-vous qu’Alamir a quitté mon armée,
145 Qu’il revient en ces lieux sans mon ordre ?

ZULEMAR.

Oui, Seigneur.

ABDERAMEN.

Il faut pour satisfaire à ma juste fureur,
De ce présomptueux humilier l’audace :
Zulemar, que l’effet devance la menace,
Prenez ma Garde, allez l’arrêter aujourd’hui,
150 Qu’une obscure prison me réponde de lui.

ZULEMAR.

Lui, Seigneur, qu’en tous lieux la victoire accompagne ;
Son bras vient d’affermir votre Empire en Espagne,
L’État à sa valeur doit ses prospérités,
Adoré des Soldats et du Peuple....

ABDERAMEN.

Arrêtez.
155 Ce n’est pas un avis qu’ici je vous demande,
Zulemar, apprenez qu’un Roi lorsqu’il commande,
Veut de l’obéissance, et non pas des raisons ;
Votre esprit va trop loin chercher de vains soupçons.
Prenez ma garde, allez que rien ne vous étonne,
160 Partez, obéissez, c’est moi qui vous l’ordonne.

ZULEMAR.

Dût mon refus, Seigneur, m’exposer à la mort,
Lorsque votre bonté daigna porter mon sort,
Du néant où j’étais, au comble de la gloire ;
La Loi la plus présente encor à ma mémoire,
165 Que vous sûtes prescrire à ma sincérité,
Ce fut de ne jamais farder la vérité,
Voici le temps, Seigneur, d’en faire un digne usage ;
Voyez à quels dangers cet ordre vous engage ?
Alamir est coupable, il est vrai, ses exploits
170 Ne peuvent le sauver de la rigueur des lois,
Son sang doit effacer son retour téméraire,
Vous pouvez le punir ; mais le devez vous faire ?
Songez que la clémence est la vertu des rois,
Qu’il est des attentats contre certaines lois,
175 Que souvent moins jaloux des droits de la couronne,
Il faut qu’un Roi prudent dissimule ou pardonne.
Alamir ne vient point les armes à la main
Refuser ce qu’il doit au pouvoir souverain.
Si l’on en veut, Seigneur, croire la renommée,
180 Pour un soin amoureux il quitte votre Armée :
L’amour sur son devoir lui fait fermer les yeux,
Et Fatime est l’objet qui l’appelle en ces lieux.
C’est elle....

ABDERAMEN.

Ah ! Zulemar, que me venez vous dire.

ZULEMAR.

Je le vois, ces raisons ne peuvent vous suffire,
185 Vous n’en croirez, Seigneur, qu’un trop ardent courroux.

ABDERAMEN.

Gardes, qu’on se retire ; Abendax, laissez-nous.

SCÈNE IV. Le Roi, Zulemar. §

ABDERAMEN.

Quoi qu’ait fait d’Alamir la valeur sans seconde,
Eût-il sauvé l’État, fût-il vainqueur du monde,
Rien ne l’arracherait aux rigueurs de la Loi,
190 Si le Ciel ne m’avait fait naître que son Roi ;
Mais je suis son Rival. Fatime a su me plaire,
Voila ce qui suspend la mort d’un téméraire,
Que l’on imputerait dans la postérité
Plutôt à mon amour qu’à la témérité :
195 Mais lorsque ma colère est à demi calmée,
S’il ne va sans me voir retrouver mon armée,
Si ce présomptueux ne rentre en son devoir,
Si sa présence encor vient braver mon pouvoir,
Il n’est auprès de moi rien qui le justifie,
200 Et le moindre refus lui coûtera la vie ;
Confident de mon coeur, sûr de mes volontés,
Pour instruire Alamir de mes ordres, partez.
Songez bien quel devoir vous presse l’un et l’autre,
Retourner est le sien, l’y résoudre est le vôtre,
205 Il importe à tous deux d’être exacts : pensez y,
C’est ce qu’ordonne un Roi qui veut être obéi.

SCÈNE V. §

ZULEMAR.

Qu’entends-je ! À quel emploi me vois-je destinée ?
J’aime Alamir : Pour moi sa haine est obstinée,
C’est peu de cet amour qui pourra l’irriter ;
210 On me choisit encor pour le persécuter,
À son coeur malheureux on porte un coup terrible,
On prend pour le frapper l’endroit le plus sensible ;
Par un funeste arrêt il le verra percer,
Et c’est ma bouche, hélas ! Qui doit le prononcer !
215 Ah Dieux ! Combien par vous ma vie est traversée !
Vos rigueurs... Mais que dis-je ! Et quelle est ma pensée !
Fatime tient toujours Alamir sous sa loi,
Tant qu’il vivra pour elle, il ne peut être à moi :
Tantôt dans mes projets, pleine d’impatience,
220 Je voulais de leurs coeurs rompre l’intelligence.
Malheureuse ! Hé de quoi te plains-tu, quand ces Dieux,
Mieux que tu n’aurais cru répondent à tes voeux,
À l’amour d’un Monarque, à son pouvoir suprême,
Il faudra qu’Alamir cède tout ce qu’il aime ;
225 Ce divorce à mon coeur offre un heureux succès,
Ma flamme auprès de lui trouvera plus d’accès ;
Cette haine qu’il a pour toute ma famille
Pourra se dissiper à l’aspect d’une fille.
Hélas ! Où m’emportai-je ! À cet espoir flatteur !
230 Ô Ciel ! M’est-il permis d’abandonner mon coeur ?
Oui, pour le confirmer allons trouver Fatime ;
Allons vanter du Roi la précieuse estime,
L’éclat du diadème aura... Mais je la vois.

SCÈNE VI. Zulemar, Fatime. §

FATIME.

Dois-je croire, Seigneur, ce que m’apprend le Roi :
235 Alamir s’est trouvé digne de votre estime,
Vous opposez vos soins au destin qui l’opprime ;
Je veux bien l’avouer, je tremblais pour ses jours ;
Mais le Roi s’est laissé fléchir à vos discours,
Achevez, détournez le coup qui le menace.

ZULEMAR.

240 Et quel autre que vous peut obtenir sa grâce ?
S’il faut calmer du Roi l’implacable courroux,
Madame, désormais qui le peut mieux que vous.

FATIME.

Moi, Seigneur ?

ZULEMAR.

Vous, le Roi ne veut plus que j’ignore
Les secrètes bontés dont son choix vous honore,
245 Sa main répand sur vous, rang, titres, dignités,
Bienfaits, moins glorieux que vous ne méritez,
Et je viens avec joie à ces grands avantages,
Rendre mes premiers soins, et mes premiers hommages.

FATIME.

Les bontés, les bienfaits, l’empressement du Roi,
250 Le temps que chaque jour il passe auprès de moi :
Ses regards, ses soupirs, et son silence même,
Tout me dit, tout m’apprend, tout confirme qu’il m’aime :
Cependant oserai-je à votre esprit discret,
De mon bizarre sort confier le secret ?
255 Le Ciel ne m’a point fait une âme ambitieuse,
Et l’espoir de régner ne me rend point heureuse.
Le Roi m’accable en vain, de biens à tous moments,
Je ne sens point pour lui ces tendres mouvements,
Dont les amants se font de douces habitudes,
260 Soins de plaire, transports, craintes, inquiétudes,
Je souffre sans regret qu’il s’éloigne de moi ;
Mon âme est sans plaisir lorsque je le revois,
Distraite auprès de lui, tranquille en son absence,
Ce qu’il dit, ce qu’il fait ne me plaît ni m’offense ;
265 Non que rien ait caché son mérite à mon coeur,
L’air grand, jeune héros, tendre amant, Roi vainqueur ;
Je connais tout le prix de sa personne auguste,
Et mon aveugle erreur ne me rend point injuste ;
Mais qui peut de l’amour éviter le poison ?
270 L’âme est-elle toujours soumise à la raison ?
Le Roi par ses bienfaits n’aspire qu’à me plaire ;
Je le vois, je le sais ; tout ce que je puis faire,
C’est malgré mon penchant de voir avec ennui
Les faiblesses d’un coeur qui n’est pas fait pour lui.

ZULEMAR.

275 Quoi, Madame, un héros que les mortels admirent,
Pour qui mille beautés secrètement soupirent ;
Puissant, heureux, vainqueur de cent peuples divers,
Est-il donc un captif indigne de vos fers ?
Mais de votre froideur je pénètre la cause,
280 À l’amour de ce Prince, un autre amour s’oppose
Alamir...

FATIME.

Oui, Seigneur, il a su me toucher,
Il m’a plu, je ne veux, je ne puis m’en cacher,
Sa grande âme a la gloire uniquement sensible,
Au milieu des flatteurs, constante, incorruptible,
285 Cette droite vertu, cette intrépidité,
Ce mépris des honneurs, cette sincérité :
Enfin mille raisons me le rendaient aimable,
Je croyais mon amour, fidèle, inviolable ;
J’en attestais des Dieux le pouvoir absolu,
290 Mes yeux, alors, mes yeux ne vous avaient pas vu.

ZULEMAR.

Moi, Madame ?

FATIME.

L’aveu qu’ici je vous confie,
Offense le devoir, blesse la modestie :
Avant que d’en venir à cette extrémité,
Quels efforts, quels combats ne m’a-t-il point coûté.
295 Croyez, lors que l’amour prend sur nous trop d’empire,
Qu’il n’est rien qu’on ne souffre avant que de le dire ;
Un destin rigoureux m’entraîne malgré moi.
Mais n’en redoublez point le trouble où je vous vois :
Si j’ai trop de mes feux montré la violence,
300 Je saurai m’en punir par une longue absence,
Et mon coeur trop sensible à ces folles amours,
Vous les dit une fois pour les taire toujours.

SCÈNE VII. Zulemar, Abendax. §

ZULEMAR.

Elle me quitte. Où suis-je, et que viens-je d’apprendre !
Juste Ciel... Ah ! Sais-tu ce qu’on m’a fait entendre !
305 Fatime... Mais suis-moi, sortons de ce Palais :
Abendax, viens m’entendre en des lieux moins suspects.
Heureuse si les Dieux finissent la contrainte...

ABENDAX.

Avant que votre coeur s’abandonne à la plainte,
Apprenez d’Alamir le retour en ces lieux ;
310 Ce héros qu’on plaçait au rang des demi-dieux,
Qui voyait autrefois retournant de l’armée,
Au devant de son char voler la renommée ;
Et le zèle empressé d’un Peuple adorateur
Parfumer son chemin, exalter sa valeur,
315 Accablé maintenant d’une douleur profonde,
Sans pompe, sans honneur, et fuis de tout le monde,
Inquiet, étonné, revient, entre sans bruit,
À peine accompagné d’un ami qui le suit.

ZULEMAR.

Ah Ciel ! Ma jalousie a formé cet orage !
320 C’est elle qui le perd, et voilà mon ouvrage :
Grands Dieux ! De qui dépend le destin des humains,
Si vous désapprouvez mes innocents desseins,
Détournez d’Alamir ce courroux formidable,
Épuisez tout sur moi, je suis seule coupable,
325 Mais, Abendax, sortons ; viens apprendre de moi
Ce que m’a dit Fatime, et ce que veut le Roi.

ACTE II §

SCÈNE I. Alamor, Gazul. §

ALAMIR.

Non, ne nous flattons point d’une vaine espérance,
Plus mes exploits sont grands, plus mon retour l’offense ;
J’ai vaincu, mais je viens sans son ordre en ces lieux,
330 Et je ne montre enfin qu’un coupable à ses yeux,
Je ne m’aveugle point sur ma triste conduite,
Je sais quel est mon crime, et j’en prévois la suite ;
Mais qu’il me fasse grâce, ou m’envoie à la mort,
Je verrai du même oeil et l’un et l’autre sort.

GAZUL.

335 Pourquoi de ce retour après votre victoire,
Vous faites vous, Seigneur, une image si noire ;
Si les Dieux et les Rois ne pardonnaient jamais,
Les malheureux mortels pourraient-ils vivre en paix ?

ALAMIR.

Non, le trouble où tu vois que mon coeur s’abandonne,
340 N’est point d’un malheureux que le supplice étonne ;
Mais de tant d’ennemis, triomphant et vainqueur,
Puis-je me regarder moi-même sans douleur ?
Lorsqu’il faut qu’un pardon honteux à ma mémoire,
Soit pour sauver mes jours le prix de ma victoire,
345 Vous qui prenez plaisir à former de vos mains
Quelques mortels plus grands que les autres humains.
À quelles passions, Dieux ! À combien d’outrages.
Sans cesse exposez-vous vos plus nobles ouvrages.
Gazul on nous élève au rang des immortels,
350 Partout à nos vertus on dresse des autels,
Mais hélas ! Tôt ou tard nous détrompons les hommes,
Et toujours quelque faible apprend ce que nous sommes :
De cette triste loi, moi-même à nos neveux,
Cher ami, je vais être un exemple fameux,
355 J’abandonne l’armée, et je trahis ma gloire,
Pour des raisons qu’un jour on aura peine à croire.

GAZUL.

Je l’avouerai, Seigneur, puisque votre bonté
Me donne auprès de vous entière liberté,
Plus sur votre retour en secret je médite,
360 Plus cherchant vos raisons, mon âme est interdite.
Je sais que Zulemar, jeune, présomptueux
Des passions du roi, flatteur, respectueux,
Nouveau dans les secrets du grand art militaire.
Et pour toute vertu, savant en l’art de plaire ;
365 Depuis six mois à peine à la Cour arrivé,
Est déjà par la brigue aux emplois élevé,
Son crédit vous irrite, et par votre présence
Vous venez balancer sa nouvelle puissance.

ALAMIR.

Tu fais à ma faiblesse encore trop d’honneur,
370 L’ambition n’est pas ce qui trouble mon coeur :
Je suis, je l’avouerai jaloux de cette gloire,
Qui fait vivre à jamais les grands noms dans l’Histoire.
Dés ma plus tendre enfance ennemi du repos,
Je me suis proposé l’exemple des héros,
375 Pour la faveur des rois qu’au gré de leurs caprices,
Ils accordent souvent à de légers services ;
J’en cède l’avantage aux moindres courtisans,
Qui savent mieux que moi prodiguer leurs encens :
Je n’ai point cru flatté d’un espoir téméraire,
380 Être seul à l’État, et toujours nécessaire
Pour commander l’Armée, et dispenser ses lois.
Le Roi peut honorer Zulemar de son choix,
On ne me verra point par de secrètes brigues,
De l’heureux favori détruire les intrigues ;
385 Son crédit n’aura rien de chagrinant pour moi,
Et ma seule vertu me tiendra lieu d’emploi,
Tels sont mes sentiments, telle est ma politique,
Et je pense en effet ce que ma bouche explique.
Cependant ce coeur plein de ces grands sentiments,
390 A toutes les erreurs des plus faibles amants ;
Oui, dans ces lieux, Gazul, c’est l’amour qui m’entraîne,
Captif, trop glorieux pour une telle chaîne.

GAZUL.

Seigneur, que dites-vous ?

ALAMIR.

Non, je ne rougis pas
D’avoir d’une Princesse adoré les appas :
395 Il n’est point de vertu que l’amour ne surmonte,
Fatime m’écoutait, j’ai pu l’aimer sans honte,
Mais que l’amour sur moi prenne tant de pouvoir,
Qu’une crainte, un soupçon m’arrache à mon devoir,
C’est-là le seul moyen que je prête à l’envie,
400 Pour ternir quelque jour tout l’éclat de ma vie.

GAZUL.

Seigneur, je vois Fatime, elle vient en ces lieux.

SCÈNE II. Alamir, Farime, Gazul. §

FATIME.

Que vois-je, est-ce Alamir, en croirai-je mes yeux ?
Sans suite, sans éclat, quel retour, quel silence !
Qu’est devenue enfin cette magnificence,
405 Ces lauriers, cette Cour, ce peuple, ces soldats,
Dont la foule autrefois accompagnait vos pas :
Ah ! Seigneur, si c’est vous, après votre victoire !
Où sont tous ces témoins pour me le faire croire ?

ALAMIR.

Quelque affreux changement qu’apporte mon retour,
410 Vous me voyez, Madame, avec le même amour ;
L’honneur de vous revoir est le seul où j’aspire
Heureux, et plus heureux que je ne vous puis dire ;
Si de ce prompt retour vous approuvez l’ardeur,
Et si je vous retrouve avec le même coeur.

FATIME.

415 Moi, Seigneur ?

ALAMIR.

Jusqu’ici j’ai tout fait pour la gloire,
Madame, après avoir assuré ma mémoire :
Cherchant à respirer, ne pourrai-je un moment
Paraître moins vainqueur, pour être plus amant.

FATIME.

Mais du courroux du Roi, qui pourra vous défendre ?
420 Sur son autorité vous semblez entreprendre,
Sans son ordre il vous voit revenir en ces lieux,
Lorsque vous paraîtrez tantôt devant ses yeux,
Qu’à vous interroger il descendra lui-même :
Que lui répondrez-vous, Seigneur ?

ALAMIR.

Que je vous aime.
425 L’Amour a fait mon crime, il me justifiera.

FATIME.

Ne vous y fiez pas, cet amour vous perdra.
Vous le dirai-je enfin, quittez un lieu funeste ;
De votre vie, ailleurs allez porter le reste,
Sous un Ciel plus serein, loin de vos envieux,
430 Courez mettre à l’abri des jours si précieux.
On ne voit plus régner ici que l’injustice,
Fuyez, abandonnez une Cour où le vice
N’expose à vos regards que des coeurs corrompus.

ALAMIR.

Le vôtre ne l’est point, que voudrais-je de plus ?
435 Dussai-je en cette Cour trouver la mort certaine,
D’eût m’accabler le Roi d’une implacable haine,
Quand je verrais pour moi tous les coeurs sans pitié,
Rien ne m’affligerait que votre inimitié ;
Certain de vos bontés sur qui je me repose,
440 Quoi que fasse le Ciel contre moi, quoi qu’il ose,
J’ai tant de confiance en vous, en votre foi :

FATIME.

Que dites-vous ? Quelle est l’erreur où je vous vois ?
C’est trop vous affermir dans cette confiance,
Ici trop de malheurs ont suivi votre absence,
445 Et je ne me sens point assez de fermeté,
Pour cacher à vos yeux la triste vérité,
Vous avez en ces lieux, Seigneur, qui l’eût pu croire,
Des rivaux pour l’amour, ainsi que pour la gloire.
Par le trouble où je suis, jugez de ma douleur,
450 Et pour ne point moi-même affliger votre coeur,
Souffrez que je vous cache un ennui qui m’accable.

SCÈNE III. Alamir, Gazul. §

ALAMIR.

Ah! Gazul, mon soupçon n’est que trop véritable,
Lorsqu’un bruit incertain m’apprit qu’en cette Cour,
Un Rival dangereux traversait mon amour :
455 De ses premiers transports mon âme revenue,
Zulemar fut le seul qui s’offrit à ma vue ;
Son crédit près du Roi, ses nouvelles grandeurs,
Cette haine, Gazul, qui divise nos coeurs,
Tout me le dit, percé d’une douleur trop vive,
460 J’abandonne mon camp, ma gloire, tout, j’arrive,
Ce soupçon par Fatime est enfin confirmé,
N’en doutons point, il l’aime.

GAZUL.

En serait-t-il aimé ?
Lui, Seigneur.

ALAMIR.

De l’amour la faiblesse est commune ;
Les yeux les mieux fermés s’ouvrent à la fortune,
465 D’un favori naissant, l’éclat est séducteur,
Mais je connais Fatime, et réponds de son coeur,
Son trouble, ses regards, ses discours, son silence,
Tout m’apprend les combats rendus en mon absence,
Pour me garder un coeur qu’elle sait qui m’est dû,
470 Mais allons cher Gazul, où je suis attendu :
Quoi que de Zulemar le pouvoir soit extrême,
Mes exploits prés du Roi parleront pour moi-même,
Il me rendra l’estime acquise à mon devoir.
Entrons.

SCÈNE IV. Alamair, Gazul, Osmar. §

OSMAR.

Seigneur, le Roi vous défend de le voir.

ALAMIR.

475 À moi ?

OSMAR.

Votre retour sans ordre est une offense,
Qui soustrait à vos yeux son auguste présence.
Zulemar est chargé de ses ordres secrets,
Pour vous en avertir, je les devance exprès.
Ce Prince de sa part vous les doit faire entendre,
480 Il va se rendre ici, c’est à vous de l’attendre.

ALAMIR.

A cette indignité, Dieux, me réserviez-vous ?
Quand viendra-t-il ?

OSMAR.

Seigneur, le voici.

SCÈNE V. Alamir, Zulemar, Osmar, Gazul. §

ZULEMAR, à Osmar.

Laissez-nous,
Seigneur, avant qu’ici ma bouche vous explique
Tout ce que m’a du Roi prescrit la politique,
485 Permettez qu’à vos yeux je montre avec respect
Cette admiration qu’imprime votre aspect ;
Et souffrez que mon coeur plein de votre mémoire,
Vous rende les tributs qu’on doit à votre gloire :
L’aversion qui règne entre nos deux maisons,
490 Jetant dans les esprits mille nouveaux soupçons,
S’est fait de nous aigrir une loi souveraine :
Mais, Seigneur, pour un temps suspendons notre haine,
Ou plutôt, et mon âme en fait tous ses souhaits ;
Réunissons nos coeurs en une heureuse paix,
495 De cette indigne haine humilions l’audace,
Je veux bien le premier implorer cette grâce,
Et ne voit point de honte à briguer devant tous
L’estime et l’amitié d’un héros tel que vous.
Pourrai-je me flatter d’un union si chère ?
500 Le Roi de ses secrets m’a fait dépositaire :
Votre retour sans ordre excite son courroux,
J’ai son pouvoir en main : Ah ! qu’il me serait doux
D’arracher votre tête au coup qui la menace,
De vous rendre en ces lieux votre première place,
505 Et de vous inspirer de prêter votre coeur
Aux sincères avis d’un ami plein d’ardeur ;
Auprès du Roi pour vous je puis tout entreprendre,
Prés de vous pour moi-même, à quoi puis-je m’attendre.

ALAMIR.

Zulemar, car enfin éloigné de ces lieux,
510 Je n’ai point encor su tes titres glorieux.
Le Roi pour mon retour prévenu de colère,
De son pouvoir sur moi t’a fait dépositaire :
Tu le dis, mais enfin pour m’offrir ton secours.
Pour te voir en effet l’arbitre de mes jours,
515 Apprends moi quels exploits t’ont rendu remarquable ?
Et qu’a fait jusqu’ici ton bras de mémorable ?
De cent jeunes beautés qui brillent à la Cour ;
Frivole adorateur tu sais faire l’amour ;
Et c’est enfin sur quoi tout ton orgueil se fonde.
520 Mais puisqu’à tes bontés il faut que je réponde :
Écoute et suis l’avis que je vais te donner,
À m’offrir ton appui cesse de t’obstiner,
Ton indigne pitié me ferait trop d’outrage,
Montre-toi vrai Zegri, contre un Abincerrage ;
525 L’honneur le plus certain et le plus grand pour toi,
C’est d’être l’ennemi d’un homme tel que moi.

ZULEMAR.

Si pour moi cette haine avait quelque avantage,
Rien ne m’empêcherait de le mettre en usage,
Et mon âme si loin en porterait l’excès,
530 Que tel qui me dédaigne en craindrait les effets,
Mais, Seigneur, je pénètre, et vois votre pensée :
Vous croyez que paré d’une vertu forcée,
Cherchant à profiter du trouble des esprits,
Je prétends élever mon sort sur vos débris,
535 Et que pour vous cacher cette lâche espérance,
D’une fausse pitié j’emprunte l’apparence :
Plût au Ciel que mon coeur vous pût être connu,
De votre injuste erreur désormais revenu ;
Loin de blâmer en lui cet excès de tendresse,
540 Un secret mouvement vous apprendrait sans cesse,
Que vous êtes l’auteur du trouble où je me vois,
Et que sans vous l’amour n’eut pas fait mon emploi ;
Mais le Roi veut savoir quel sujet vous amène,
C’est son ordre, je dois, ou m’attirer sa haine
545 En rendre un compte exact de tout notre entretien
Hé bien, Seigneur, parlez que lui dirai-je ?

ALAMIR.

Rien.
Si savoir mes desseins est son ordre suprême :
Me voila prêt, il peut m’interroger lui-même ;
Pourquoi m’évite-t-il ? Si le sort envieux
550 M’avait fait en vaincu retourner dans ces lieux ;
Dis moi que ferait-t-on de plus pour me confondre ?
Enfin ce n’est qu’au Roi que je prétends répondre,
Et je verrai couler sans regret tout mon sang,
Plutôt que de rien faire indigne de mon rang.
555 Adieu.

SCÈNE VI. Zulemar, Abendax. §

ABENDAX.

Vous le voyez ; une haine invincible
À toutes vos bontés rend son coeur insensible :
Hé bien pour vous marquer, qu’il dédaigne vos soins ;
En peut-il faire plus ?

ZULEMAR.

En doit-il faire moins ?
Quoi que de la douceur j’emprunte le langage,
560 D’un ennemi toujours il croit voir le visage,
S’il savait qui je suis ; à cet aveu crois-tu
Qu’il conservait encor la cruelle vertu ?
Non, Abendax, il faut dévoiler ce mystère :
Allons, il faut lui dire...

ABENDAX.

Ô Dieux ! Qu’allez-vous faire ?
565 Lui croyez-vous un coeur capable de pitié ?
Pensez-vous triompher de son inimitié ;
Enfin ignorez-vous qu’il adore Fatime,
Il lui sacrifiera l’aveu de votre estime.
Quelle honte ! Et le Roi pour comble de malheur,
570 Apprenant votre sort verra-t-il sans douleur,
Qu’il a mis ses secrets dans le sein d’une fille,
Vous êtes tout l’espoir d’une illustre famille ;
Songez, si vous parlez dans quel triste embarras...

ZULEMAR.

Mais Alamir se perd si je ne parle pas ;
575 Sur son retour ici le Roi veut qu’il prononce.
Si je vais rapporter sa superbe réponse,
Cet orgueilleux refus terminera ses jours.
Que faire ? En ce moment le Ciel m’offre un secours ;
Si Fatime avec moi voulait d’intelligence,
580 D’un héros qu’elle outrage embrasser la défense...
Elle seule, Abendax, peut calmer mon souci :
Viens, allons la trouver... Mais elle arrive ici.

SCÈNE VII. Zulemar, Fatime, Abendax. §

FATIME.

Du destin d’Alamir, Seigneur, daignez m’instruire ;
Vous venez de le voir, que vous a-t-il pu dire,
585 Aux volontés du Roi ? S’est-t-il enfin rendu ?
Qu’en doit-t-on espérer ?

ZULEMAR.

Madame, il est perdu.
Et si dans ce moment vous n’obtenez sa grâce,
Rien ne peut arrêter le coup qui le menace,
Vous seule auprès du Roi vous pouvez tout pour lui :
590 Parlez en sa faveur, prêtez-lui votre appui ;
Obtenez qu’il le voie, obtenez qu’il l’écoute,
Privé de ce secours, il se perdra sans doute.

FATIME.

Moi ? Que pour Alamir j’aille parler au Roi ?
Si le penchant secret que ce Prince a pour moi
595 Lui fait tout accorder, si j’en obtiens ce gage,
Songez-vous bien, Seigneur, où sa bonté m’engage ?

ZULEMAR.

Rien n’est à ménager pour sauver un vainqueur,
Dont son aveugle amour a fait tout le malheur.
Le Ciel vous offre enfin un moyen infaillible,
600 Peut-être que l’effort vous en sera pénible ;
Mais si vous sentiez assez de fermeté,
Pour lui parler, Madame, avec sincérité,
Si vous lui confirmiez de votre propre bouche
Que l’amour qu’il ressent n’a plus rien qui vous touche ;
605 Honteux de son erreur, privé de tout espoir,
Alamir rentrerait bientôt dans son devoir.

FATIME.

Ah ! Que me dites vous ? Quoi ma bouche cruelle
L’accablerait encor d’une douleur mortelle :
J’irais lui révéler mon infidélité ;
610 Que me demandez-vous, à quelle extrémité ?
Portez-vous de mon coeur l’innocence tendresse ?
Ah ! De grâce, Seigneur, épargnez ma faiblesse !
Moi lui dire son sort, ignorante du mien ?
Hélas ! Suis-je en état de l’instruire du sien ?
615 Non il vaut mieux suivant ma triste destinée,
Aller traîner ailleurs ma vie infortunée :
De souffrir mon départ, je vais presser le Roi,
Venez, Seigneur, venez vous joindre avecque moi.
Ici par mon exil tout changera de face ;
620 Alamir obtiendra facilement sa grâce :
L’équitable raison éclairera le Roi,
Chacun sera content, tout sera calme : Et moi
Je fuirai des regards que ma présence gêne,
Et qui sur moi, Seigneur, ne tombent qu’avec peine.

ZULEMAR.

625 Madame....

FATIME.

Au nom des Dieux ne me résistez pas,
Je sais que ce dessein avance mon trépas ;
Mais cette vie, hélas ! que chacun tient si chère ,
Ne me plaisait qu’autant qu’elle pouvait vous plaire ;
Et puis que rien en vous ne flatte mon espoir,
630 Je vais priver mes yeux du plaisir de vous voir.

ZULEMAR.

Hélas ! quelle est la fin que le sort me destine !
Le Ciel détruit toujours tout ce que j’imagine !
Mais ne la quittons pas, profitons de l’erreur
Qui me rend malgré moi maîtresse de son coeur ;
635 Qu’en faveur d’Alamir elle agisse, elle presse,
À ce prix, s’il le faut, écoutons sa tendresse,
Trompons-là, tout est juste, et tout est glorieux,
Pour sauver du trépas ce qu’on aime le mieux.

ACTE III §

SCÈNE I. Zulemar, Abendax. §

ZULEMAR.

Oui tu verras changer le destin qui m’accable;
640 Fatime à mes desseins veut être favorable,
À flatter son amour j’ai longtemps balancé,
Mais enfin, Abendax, mon scrupule a cessé ;
Quand j’ai vu que l’erreur où son coeur s’abandonne,
Sur la tête bientôt attachait la Couronne.
645 Grâce au penchant secret qui lui parle pour moi,
Elle même a couru fléchir l’esprit du Roi :
Que te dirai-je enfin, il n’a pu s’en défendre,
Il doit voir Alamir en ces lieux et l’entendre,
C’est ce qu’on vient déjà de lui faire savoir ;
650 Tu vois qu’avec raison je reprends quelque espoir,
En daignant l’assurer du pardon de son crime,
Le Roi ne taira point qu’il brûle pour Fatime.
Le Princesse elle-même après leur entretien,
De son manque de foi ne lui cachera rien.
655 Juge de sa douleur à ce revers funeste.
Pense-tu qu’il m’évite, encor qu’il me déteste ;
Lors qu’expliquant mon sort, implorant son appui
Ma bouche lui dira ce que je sens pour lui,
Non, son grand coeur touché de ma persévérance,
660 Ne mettra plus de borne à sa reconnaissance.
Quelle gloire, Abendax, quel plaisir, quel bonheur
D’occuper, de remplir, de posséder un coeur
Fier, inflexible, exempt de honte, de bassesse,
Et dont l’amour enfin est l’unique faiblesse :
665 Mais j’entends Alamir : c’est lui, retire toi.

SCÈNE II. Alamir, Zulemar. §

ZULEMAR.

Seigneur dans un moment vous allez voir le Roi,
J’ai fléchi son esprit, j’ai vaincu sa colère,
Et s’il vous parle enfin ce n’est qu’à ma prière.
Voyez, et daignez en juger par les effets,
670 Si d’un coeur ennemi ce sont-là les projets :
Au reste quand pour vous tout s’unit, tout conspire,
Vous-même en ce moment n’allez pas vous détruire,
Ménagez avec soin un monarque irrité ;
Voyez-le sans chagrin, parlez lui sans fierté,
675 Il a toujours pour vous une sincère estime,
Il ne peut soupçonner votre vertu d’un crime,
Et s’il veut qu’attachés toujours à leur devoir,
Les plus grands soient les plus soumis à son pouvoir :
Si pour vous étonner il montre en apparence
680 Trop de ressentiment d’une légère offense,
Cette sévérité ne tient rien des tyrans,
Ses desseins sont toujours aussi justes que grands,
Et soit que son pouvoir récompense ou punisse,
La raison le conduit, et non pas le caprice :
685 Mais les Princes, Seigneur, que l’équité soutient,
Veulent être absolus, vous le savez. Il vient
Je vous laisse.

SCÈNE III. Abderamen, Alamir. §

ALAMIR.

Seigneur...

ABDERAMEN.

Observez le silence,
Alamir ; votre orgueil demande ma présence,
Je l’accorde, je fais ce que vous souhaitez,
690 Mais avant qu’expliquer vos raisons, écoutez.
Vous êtes grand, fameux, mille exploits pleins de gloire
Affleurent de vos jours l’éclatante mémoire.
Vous avez cru peut-être en violant les lois ;
Qu’elles devaient se taire au bruit de vos exploits :
695 Mais non, plus les sujets sont prés des diadèmes,
Plus un devoir exact doit régner sur eux-mêmes.
De l’Univers entier observez ; c’est sur eux
Que les Rois pour donner des exemples fameux
Avec plus de splendeur signalent leurs puissances,
700 Par des punitions ou par des récompenses.
Si j’avais voulu croire un trop juste courroux,
Votre retour m’offrait ce grand exemple en vous ;
Mais vos rares vertus, et ma reconnaissance
Avaient de mes transports calmé la violence,
705 Sans examiner rien je vous faisais partir,
Il ne vous en aurait coûté qu’un repentir :
Vous n’avez pas daigné profiter de ma grâce,
Au contraire à cet offre augmentant votre audace,
Vous avez demandé fièrement à me voir.
710 Me voici ; votre sort n’est plus en mon pouvoir,
Aux lois de mon État il faut que j’obéisse,
Que je vous récompense, ou que je vous punisse.
Voila ce qu’ont produit vos désirs imprudents,
Il suffit ; à présent parlez, je vous entends.

ALAMIR.

715 Seigneur, je ne veux point chercher pour ma défense
Tout ce qui peut ici demander ma présence ;
J’aurais mille raisons pour me justifier,
Si sur de tels secours je voulais m’appuyer ;
Je l’avoue, et ma gloire en ce moment blessée
720 Ne me punit que trop d’une ardeur insensée...
J’aime : si de l’amour les trop puissantes Lois,
Dans toutes leur rigueur pressaient le coeur des rois ;
Si de son ascendant vous connaissiez l’empire,
Pour paraître innocent je n’aurais rien à dire.
725 Oui, Seigneur, entraîné par ce fatal pouvoir,
J’ai violé les lois, j’ai trahi mon devoir ;
J’ai mérité la mort, et perds toute espérance,
Si la justice en vous ne cède à la clémence,
Peut-être aurais-je pu, fier d’un peu de bonheur
730 Raconter mes exploits pour toucher votre coeur ;
Vous dire que mon bras, grâces aux Dieux propices,
A su rendre à l’État d’assez heureux services,
Et que mon sang pour vous répandu mille fois
Doit affranchir mon sort de la rigueur des Lois.
735 Mais qu’ai-je fait, Seigneur, dont l’honneur de le faire
Dans le même moment, n’ait été le salaire.
Vos ordres, il est vrai, me pressaient de partir,
Mais à ne vous point voir je n’ai pu consentir.
Non, Seigneur, qu’obstiné dans ma coupable audace,
740 J’aie approuvé mon crime, et refusé ma grâce ;
Votre seul intérêt a pu dans votre Cour
Pour quelque temps encor prolonger mon séjour.
Objet infortuné d’une haine trop juste,
Malheureux et privé de votre aspect auguste.
745 Aurais-je osé, Seigneur, commander vos soldats ?
Auraient-ils désormais voulu suivre mes pas ?
Lors qu’un camp empressé nous sert et nous révère,
C’est vous seul, c’est son Roi qu’en nous il considère,
Et qui d’un favori veut bien suivre les lois,
750 D’un malheureux banni me connaîtrait la voix.

ABDERAMEN.

De ces vaines couleurs je crois peu l’apparence ;
Mais de tous vos desseins je connais l’innocence :
Alamir mon esprit étouffe les soupçons,
Et cède à la bonté plutôt qu’à vos raisons ;
755 Je répandrai sur vous tant de biens, tant de gloire
Que de votre disgrâce on perdra la mémoire :
Mais suivi désormais du peuple et des soldats,
Que vous verrez marcher en foule sur vos pas,
Dés ce jour même, allez rejoindre mon armée
760 Et faites pour mon choix parler la renommée.

ALAMIR.

Par une grâce encor daignez combler mes voeux :
La Princesse Fatime est l’objet de mes feux,
Permettez qu’à jamais une foi mutuelle...

ABDERAMEN.

Elle est digne de vous, vous êtes digne d’elle
765 Vous mérités sans doute un objet si charmant ;
Alamir, mais le Ciel en dispose autrement,
Et pour vous dire tout, une loi souveraine,
Pour jamais vous sépare, et la fait votre Reine.

ALAMIR.

Quoi, Seigneur...

ABDERAMEN.

Je l’épouse étouffant votre espoir,
770 Ce n’est plus qu’en sujet que vous la devez voir.

ALAMIR.

Surpris, saisi, frappé de ce que j’entends dire,
Dans mon étonnement à peine je respire :
Vous mon rival, c’est vous qui m’enlevez la foi...
D’un coeur dont tous les voeux auraient été pour moi ;
775 Avant que ma douleur ait franchi les limites,
Des inhumaines lois à mon respect prescrites :
Permettez-moi d’aller dans de sauvages lieux
Me plaindre en liberté de mon sort et des Dieux.

ABDERAMEN.

J’ai prévu vos douleurs, j’en ai senti l’atteinte,
780 Pour fermer contre moi votre bouche à la plainte,
Longtemps à mes désirs je me suis opposé :
Mais j’aime, je suis Roi. Dieux ! Qu’il est mal aisé,
Lors que l’amour sur nous règne avec violence,
De ne se pas servir de toute sa puissance ;
785 Mais enfin pour m’ôter le nom de Prince ingrat,
Alamir disposez, de moi, de mon État,
Souhaitez, demandez, épuisez ma puissance,
Il n’est rien au dessus de votre récompense.

ALAMIR.

Qu’ai-je affaire, Seigneur, de rang, de dignités ?
790 Et quel bien peut payer le coeur que vous m’ôtez ?
Fatime est l’objet seul pour qui j’aimais la vie,
C’était tout mon espoir, vous me l’avez ravie :
Je n’écoute plus rien, promesse ni danger,
Je n’ai plus rien à craindre, et rien à ménager.
795 Ah ! Quand de mes exploits vous perdez la mémoire,
Si je perdais aussi tout le soin de ma gloire,
Chef de tant de soldats, et tant de fois vainqueur,
Qu’aisément je pourrais mériter mon malheur.

ABDERAMEN.

Je vous entends, je vois ce que vous pouvez faire.
800 Je saurai profiter de cet aveu sincère.
Pensez-y.

SCÈNE IV. §

ALAMIR.

Qu’ai-je à craindre en l’état où je suis :
Est-il quelques malheurs plus grands que mes ennuis ?
Mon maître est mon Rival, il m’enlève Fatime :
Roi barbare, crois-tu jouir de son estime ?
805 Crois-tu toucher son coeur, non ne t’en flatte pas.
Ton trône, ta grandeur, tes soins n’ont point d’appas.
Qui puissent de son âme effacer la mémoire,
De tout ce qu’elle doit à ma flamme, à sa gloire,
Je la connais ; certain que ses voeux sont pour moi.
810 Je me tiens beaucoup moins infortuné que toi.

SCÈNE V. Alamir, Fatime. §

FATIME.

Ah ! que viens-je de voir ? Seigneur, le Roi vous quitte.
Le front triste, la vue égarée, interdite,
Ses regards menaçants où règne la fureur.
Aux coeurs les plus hardis impriment la terreur,
815 Que je crains pour vos jours, l’orage qui s’apprête
De ces terribles coups détournez votre tête,
Encor un coup quittez ces détestables lieux.

ALAMIR.

Non, Madame, il m’est doux de mourir à vos yeux,
Pour rendre à mes regards, ce séjour formidable,
820 Pour me faire quitter cette Cour détestable,
Il faudrait qu’un rival occupant votre coeur,
Eût contre moi changé votre amour en horreur :
J’irais cacher ailleurs ma honte et ma faiblesse,
Mais tant que je serai sûr de votre tendresse,
825 On ne me verra point inquiété, surpris,
Fuir, craindre des malheurs, dont Fatime est le prix.

FATIME.

Seigneur, de tous les soins que l’amour vous suggère,
Le plus pressant pour vous, et le plus salutaire,
C’est de partir.

ALAMIR.

Hé bien, Madame, je vous crois ;
830 Vous l’ordonnez, je parts, mais partez avec moi.
Venez suivant l’amour que l’honneur autorise,
M’assurer de la foi que vous m’avez promise.
Allons en d’autres lieux cacher notre malheur :
Vous ne répondez rien, et changez de couleur,
835 Que présage à mes yeux ce silence timide ?
Croyez-vous qu’Alamir soit un lâche, un perfide,
Qui...Non vous n’avez point ce doute injurieux,
Vous suivrez un époux approuvé par les Dieux :
Pourquoi craindre, pourquoi soupçonner ma conduite.
840 Ma Princesse, parlez.

FATIME.

Où me vois-je réduite ?
Grands Dieux ! que mon destin est affreux, est cruel ;
Quand la honte m’impose un silence éternel,
Le tyrannique honneur me défend de me taire,
L’un et l’autre à mon coeur parle d’un ton sévère ;
845 Mais de mille malheurs dut le Ciel m’accabler,
Le péril est trop grand, trop proche, il faut parler :
Sortez, Seigneur, sortez de l’erreur où vous êtes ;
Apprenez qui je suis, voyez ce que vous faites :
Cessez de fuir pour moi tant de prospérités,
850 Rebelle à vos désirs, ingrate à vos bontés ;
Indigne pour jamais du feu qui vous anime ;
Je ne mérite plus vos voeux ni votre estime.
Les Dieux, les cruels Dieux jaloux de mon bonheur,
Se sont fait un plaisir de verser dans mon coeur
855 Un poison, dont soudain la funeste puissance
A noirci de mes jours, a détruit l’innocence.
L’état où je vous vois m’arrache cet aveu
Oubliez tout de moi, jusqu’à mon nom : Adieu.

SCÈNE VI. §

ALAMIR.

Où suis-je, juste Ciel ! L’ai-je bien entendue ?
860 Fatime se déclare infidèle à ma vue.
Des malheurs que tâchaient de prévenir mes soins :
Hélas ! voila celui que je craignais le moins !
Lorsque je la croyais de moi seul occupée.
La cruelle...

SCÈNE VII. Alamir, Osmar, Gardes. §

OSMAR.

Seigneur, donnez moi votre épée :
865 C’est par l’ordre du Roi.

ALAMIR.

Mon épée ?

OSMAR.

Oui, Seigneur.

ALAMIR.

À quel trouble honteux s’abandonne mon coeur !
Tenez.

OSMAR.

C’est malgré moi qu’un ordre qui m’accable,
Fait passer dans mes mains ce fer si redoutable.

ALAMIR.

Il suffit, je rends grâce, Osmar, à vos bontés.
870 Marchez, conduisez-moi, je vous suis.

SCÈNE VIII. Alamir, Zulemar, Osmar, Abandax, Gardes. §

ZULEMAR.

Arrêtez.
Osmar. Je viens, Seigneur, vous offrir votre grâce.

ALAMIR.

Tu me braves encor : Poursuis dans cette audace.
L’ordre de m’arrêter est conduit prudemment.
Si tu l’avais osé devancer d’un moment,
875 Mon bras t’eût épargné les peines que te donne,
Le soin qu’auprès du Roi tu prends de ma personne.
Si j’étais libre enfin, ton insolente voix
Ne m’insulterait pas une seconde fois.

ZULEMAR.

Que vous êtes injuste ! Hé ! Que faut-t-il donc faire ?
880 Pour vous prouver un zèle, une amitié sincère :
Mais contre moi, Seigneur, avant que d’éclater,
Voyez ce que je fais, et daignez m’écouter.
L’amour, vous le savez est votre unique crime,
Pour vous rendre innocent, renoncez à Fatime :
885 Faites plus, pour calmer tous les soupçons du Roi,
À quelque autre Princesse engagez votre foi.
Il en est de mon sang une qui vous adore,
Une que l’Univers ne connaît point encore ;
Qui sous un autre nom élevée en ces lieux,
890 Cachée à tous, n’a pu se cacher à vos yeux.
Vous avez dans son coeur fait naître une tendresse,
Qui dans tous vos malheurs malgré vous l’intéresse.
Elle vous voit souvent, et prête à vous parler,
De crainte en vous voyant, elle se sent troubler.
895 Son nom haï de vous, la glace, l’épouvante,
Et retient son aveu sur sa lèvre tremblante :
Mais ses yeux attachez à vous considérer,
Son âme en ses discours facile à s’égarer,
Son trouble, mille soins que l’on ne peut comprendre,
900 Tout vous dit son amour si vous voulez l’entendre.
Seigneur si vous saviez ce qu’elle sent pour vous...

ALAMIR.

Qui moi ? d’une Zegri je deviendrais l’époux ?
Eut-elle à me donner tout l’Empire du monde,
En esprit, en beauté, fut-elle sans seconde ;
905 Son coeur d’un tendre amour fut-il épris pour moi,
C’est assez qu’elle soit du même sang que toi.
Pour mettre dans mon coeur, pour allumer contre elle
Une haine invincible, une horreur éternelle :
Que dis-je, en écoutant l’offre que tu m’en fais,
910 Je la déteste encor plus que je ne te hais.

ZULEMAR.

Ah ! Seigneur apprenez....

ALAMIR.

Je ne veux rien apprendre.
Assez, et trop longtemps j’ai souffert à t’entendre.
Gardes délivrez-moi d’un objet odieux.

ZULEMAR.

Tu seras satisfait : qu’on l’ôte de ces lieux,
915 Je ne vous retiens plus. Gardes qu’on le saisisse ;
Vous avez l’ordre, Osmar, faites qu’on obéisse.

SCÈNE IX. Zulemar, Abendax. §

ZULEMAR.

Va, cours, marche au devant d’un trépas assuré
Prince indigne du sort qui t’était préparé :
Malheureuse, j’allais pleine de ma tendresse,
920 Lui découvrir mon sexe, avouer ma faiblesse.
Que dis-je, tout mon sort est déjà révélé,
Il a vu mon désordre, et mes yeux ont parlé.
Mais enfin, Abendax, à moi-même rendue,
Et d’un juste dépit désormais soutenue :
925 J’aspire à me venger de ces cruels mépris,
D’un malheureux amour seul et funeste prix :
Je vais presser du Roi l’implacable colère,
L’irriter, l’animer contre ce téméraire,
Sacrifier l’ingrat à ma juste fureur :
930 Dussai-je après sa mort expirer de douleur.

ACTE IV §

SCÈNE I. Fatime, Zindarise. §

ZINDARISE.

Oui, Madame, avec soin les portes sont gardées
D’armes et de Soldats, les places sont bordées,
Les courtisans confus, les ministres troublés,
Les princes interdits, les juges assemblés.
935 Le Roi même inquiet fuyant l’aspect du monde,
Jette dans les esprits une terreur profonde.
Il marche environné de chefs et de soldats.
Un gros de sénateurs accompagne ses pas,
Tristes, épouvantés, leurs visages sévères
940 N’ont point de leur vertu les marques ordinaires.
Ces mortels redoutés qui tiennent dans leurs mains,
La puissance des Rois, et le sort des humains,
Semblent craindre aujourd’hui l’ordre qui les assemble :
Tout garde le silence, autour du Roi tout tremble.
945 Au milieu de la place un échafaud dressé,
Attire les regards d’un grand peuple amassé,
Qui pâlit, et qui craint de voir tomber la tête,
Que menace aujourd’hui cette horrible tempête.
De ses propres emplois abandonnant le soin,
950 Chacun de ce grand jour veut être le témoin.
Tout frémit : Cependant parmi cette tristesse
On voit encor briller des marques d’allégresse.
Les temples sont ouverts, les autels sont ornez :
Les prêtres revêtus, et de fleurs couronnés,
955 Étalent l’appareil des plus célèbres fêtes ;
L’encens fume partout, les victimes sont prêtes.
D’un juste étonnement les esprits occupés,
Sur tant d’objets divers dont les yeux sont frappés,
En discours superflus se lassent et s’épuisent,
960 Inventent des raisons qu’aussitôt ils détruisent,
Et plus à s’éclaircir ils veulent s’efforcer,
Plus ils trouvent d’horreurs qu’ils ne sauraient percer.

FATIME.

Pour quel dessein fait-on des apprêts si contraires,
Et qui m’expliquera ces funestes mystères :
965 Qui livrent mon esprit à de cruels soupçons ?

ZINDARISE.

Seul de tous ses projets le Roi sait les raisons,
Le secret fut toujours sa grande politique ;
Mais il vient : Avec vous, faites qu’il s’en explique.

SCÈNE II. Abaramen, Fatime, Zindarise. §

ABDERAMEN.

Tandis que mes sujets sont dans l’étonnement,
970 Et d’un jour si pompeux craignent l’événement :
Souffrez que sans témoins je vous parle, Madame,
Et vous découvre ici les secrets de mon âme.
Je vous aime : Mes soins, mes regards, mes soupirs,
Ont malgré moi sans doute expliqué mes désirs ;
975 Mais jusqu’ici ma bouche auprès de vous muette,
D’aujourd’hui seulement en devient l’interprète.
Non qu’une crainte indigne, et de vous et de moi,
Ait pu vous disputer l’amour de votre Roi :
Mais comme l’État doit régler nos hyménées,
980 Les passions des rois sont toujours soupçonnées :
Lorsqu’aucun intérêt n’appuyant leurs projets,
On les voit adorer le sang de leurs sujets.
J’ai craint qu’on n’imputât mes plus tendres hommages,
Au fol empressement de ces ardeurs volages,
985 Qui ne font naître en nous que d’injustes désirs,
Et qui n’ont pour objet que de faibles plaisirs.
Madame à votre Roi votre gloire était chère,
Je me suis fait pour elle une loi de me taire.
Je parle maintenant, et veux que ce grand jour
990 Par un heureux hymen, vous prouve mon amour.

FATIME.

Seigneur de vos projets, étonnée, interdite,
Je ne puis vous cacher le trouble qui m’agite,
Tant de soins, tant d’honneurs que je n’attendais pas...

ABDERAMEN.

Je pénètre aisément d’où naît votre embarras :
995 Pour le sort d’Alamir dont le coeur vous adore,
Une juste pitié vous sollicite encore.
Vos regards attendris n’envisagent mon rang,
Que comme un triste honneur cimenté de mon sang.
Vous avez pu savoir que sa coupable audace,
1000 Désormais devant moi ne trouve plus de grâce.
Que la mort va l’ôter du nombre des humains :
Mais n’appréhendez rien, sa grâce est en vos mains :
Oui, lorsqu’à mon destin vous allez être unie,
Je veux qu’en vous perdant il vous doive la vie,
1005 Et qu’ainsi le pardon d’un fameux criminel,
Attache à votre règne un honneur éternel.
Je vous ai réservé cette grâce éclatante :
Connaissez le bonheur que le sort vous présente.
Combien est-il de rois comblés d’ans et d’honneurs,
1010 Qui par mille bontés ont charmé tous les coeurs,
Et n’ont pu sur le trône élevés dès l’enfance,
Sur d’aussi grands sujets signaler leur clémence.
Venez donc à l’autel en me donnant la foi,
Vous assurer....

FATIME.

Seigneur, qu’exigez-vous de moi ?

ABDERAMEN.

1015 Quand vous allez régner, lorsqu’un roi qui vous aime,
Remet entre vos mains avec son diadème,
Le sort d’un orgueilleux qu’il a droit de punir,
Quand tout doit vous presser, qui vous peut retenir ?

FATIME.

Si vous perdez pour moi le soin de votre gloire ;
1020 Seigneur, dois-je pour vous en perdre la mémoire.
Quel est votre dessein, lors que de toutes parts,
Votre hymen souhaité suspend tous les regards ;
Quand l’Afrique vous offre avecque ses princesses.
Le secours de ses rois, ses ports et ses richesses.
1025 De ce pompeux hymen vous voulez m’honorer,
Moi qui de tout l’éclat dont je puis me parer,
Ne compte que l’honneur d’être votre sujette,
Pour vos seuls intérêts, pour vous-même inquiète,
Souffrez que je m’oppose à cet aveugle amour :
1030 Que croiraient vos sujets, que dirait votre cour ?

ABDERAMEN.

Ne vous informez point de ce qu’on pourra croire,
C’est à moi d’avoir soin de mon rang, de ma gloire ;
Et c’est à mes sujets sans s’en inquiéter,
De voir mes passions, et de les respecter.
1035 A ce suprême honneur que je prétends vous faire,
Madame, j’avais cru vous trouver moins contraire ;
Si c’est trop m’abaisser, que d’être votre époux,
Je ne m’attendais pas d’en être instruit par vous.
Ce conseil généreux part d’un coeur magnanime,
1040 Mais ce coeur, est-ce enfin la gloire qui l’anime.
Des intérêts plus chers n’y sont-ils point mêlez ?
N’enveloppe-t-il point d’autres secrets... Parlez,
Madame, et sans détour que votre coeur s’explique.

FATIME.

Vous me le commandez, j’obéis sans réplique,
1045 On ne peut rien cacher aux rois, non plus qu’aux Dieux.
Si le Ciel sur le trône avait mis mes aïeux,
J’aurais fait mes plaisirs, j’aurais fait mon envie,
D’assurer le bonheur de votre illustre vie :
J’aurais tout employé pour mériter le choix,
1050 Seigneur, du plus parfait, et du plus grand des rois.
Mais dans un rang plus bas, réduite dés l’enfance,
Mon coeur s’est fait un choix conforme à ma naissance,
Pour un de vos sujets. L’amour l’a su toucher,
C’est en vain qu’à vos yeux je voudrais le cacher :
1055 Si malgré cet aveu votre amour persévère,
Si le don de ma main peut encore vous plaire,
Vous n’avez qu’à parler, elle est à vous, Seigneur :
Mais quand je ne vous puis répondre de mon coeur,
Pourriez-vous...

ABDERAMEN.

Oui je puis perdre le téméraire,
1060 Qui m’ose disputer le bonheur de vous plaire.
Le succès de mes feux décide de son sort ;
Cet aveu, vos refus précipitent sa mort.
Songez-y ; sur ce point c’est à vous de résoudre,
Vous n’avez qu’un moment pour retenir la foudre.
1065 Gardes à moi.

SCÈNE III. Abderamen, Zulemar, Fatime. §

ZULEMAR.

Seigneur.

ABDERAMEN.

Encor un coup parlez.
Les juges au Sénat par mon ordre assemblez,
Sur le sort d’Alamir attendent ma réponse,
Quel arrêt voulez-vous que ma bouche prononce
C’est de vous que dépend ou sa vie ou se mort.

FATIME.

1070 Le Ciel qui vous a fait le maître de son sort,
Daigne de ce héros vous prouver l’innocence,
Mais n’attendez de moi qu’un malheureux silence :
Le don de notre coeur ne dépend point de nous.

ABDERAMEN.

C’est trop par vos refus exciter mon courroux.
1075 Allez porter mon ordre au Sénat tout à l’heure.
Zulemar. Alamir est coupable, qu’il meure.

ZULEMAR.

Qu’il meure ?

ABDERAMEN.

En sa faveur elle ose rejeter
Le Sceptre que ma main vient de lui présenter.
Un sujet insolent accablé de ma haine,
1080 Dont l’univers sans moi se souviendrait à peine :
À mon sceptre, à mon rang se verra préféré ;
Ils pourront me braver, et je le souffrirai ?
D’une ingrate, d’un traître il faut que je me venge ;
Qu’il expire à ses yeux, je l’ordonne.

ZULEMAR.

Qu’entends-je ?
1085 Les Dieux m’en sont témoins, plus animé que vous
Je venais en ces lieux presser votre courroux,
Accuser Alamir, demander son supplice,
J’en ai trop de raisons ; mais s’il faut qu’il périsse,
Qu’il soit mieux convaincu de ses propres forfaits,
1090 Ne le punissez point de ceux qu’il n’a pas faits :
Si Fatime s’oppose à votre ordre suprême,
Il en est innocent, ce n’est point lui qu’elle aime ;
Ce n’est point lui, Seigneur, qui l’enlève à son Roi.
Connaissez le coupable, et l’accablez : C’est moi.
1095 Oui, Seigneur, c’est pour moi qu’à vos désirs rebelle...

FATIME.

N’en croyez pas, Seigneur, un sujet trop fidèle,
Qui voulant à l’État conserver un appui,
Se rend auprès de vous coupable au lieu de lui.

ABDERAMEN.

Vous vous chargez trop tôt du soin de le défendre,
1100 Pour me faire douter de ce qu’il veut m’apprendre.
Vos yeux épouvantés, votre front interdit,
Ne confirment que trop ce que sa bouche a dit.
Vous l’aimez, je le vois, Princesse trop ingrate,
Et plus vous le niez, plus votre amour éclate.
1105 Pour toi que mes bienfaits prodigués chaque jour,
Ingrat avaient rendu le premier de ma Cour ;
Pour toi qui de mon coeur trahis la confidence,
N’espère pas que rien t’arrache à ma vengeance.
Tu périras.

ZULEMAR.

Seigneur, je n’en suis point troublé,
1110 Des malheurs inconnus je suis trop accablé :
Pour voir avec frayeur une mort nécessaire,
Qui peut seule finir ma honte et ma misère,
Je ne vous dirai point que sans rendre de soins,
On est aimé souvent lorsqu’on le veut le moins,
1115 Qu’on aime quelquefois ce qu’il faut qu’on haïsse,
Et que rien de l’amour ne règle le caprice :
Je ne m’excuse point, j’ai traversé vos feux,
J’ai fait votre malheur sans pouvoir être heureux.
Seigneur, punissez-moi, perdez un misérable,
1120 Dans le fonds de mon coeur je suis assez coupable :
Si vous saviez quel est mon destin, mon amour
Vous avoueriez...Seigneur, vous le saurez un jour.
Je mourrai de l’amour déplorable victime,
Trop content si ma mort peut effacer mon crime,
1125 Calmer tous vos soupçons, enfin rendre à son Roi,
Un héros à l’État plus utile que moi.

ABDERAMEN.

Grands Dieux ! Tout me dédaigne ainsi, tout m’abandonne !
Le plus affreux trépas n’a rien qui les étonne :
Quel est donc mon malheur ? Quel destin envieux
1130 Me rend quoi que je fasse à ce point odieux,
Un ingrat que mon coeur de ses bontés honore,
Une cruelle, enfin que j’aime, que j’adore,
Conspirent l’un et l’autre à me percer le coeur :
Mais qui vient en ces lieux ? Que me veux-t-on ?

SCÈNE IV. Fatime, Abderamen, Osmar, Zulemar, Gardes. §

OSMAR.

Seigneur,
1135 Les Juges d’Alamir ont suivant nos maximes,
Écouté sa défense, examiné ses crimes ;
On n’attend plus de vous qu’un mot pour le punir
Et je viens...

ABDERAMEN.

Il suffit, qu’on le fasse venir.

SCÈNE V. Adbaramen, Zulemar, Fatime. §

ABDERAMEN.

Pensez-vous que cédant à vos lâches envies,
1140 Je vous laisse jouir de tant de perfidies ?
Vous n’insulterez point au malheur de mes feux.
Qu’en leurs appartements on les garde tous deux.

SCÈNE VI. Abderamen, Alamir. §

ABDERAMEN.

Rendez grâces au Ciel, dont la bonté m’éclaire,
Alamir, et dissipe une injuste colère.
1145 Vous n’êtes point coupable, on nous trahit tous deux :
Zulemar est le seul qui s’oppose à mes voeux ;
Mais enfin oublions tous les sujets de plainte,
Rentrez dans ma faveur sans retour et sans feinte :
Amant abandonné malheureux comme moi.
1150 Excusez mes transports, et plaignez votre Roi.
Soyez plus que jamais l’appui de ma Couronne.
Vivez pour mon état, pour moi, je vous l’ordonne.

ALAMIR.

Je reçois le pardon que vous me présentés,
Et je veux bien devoir ma grâce à vos bontés ;
1155 Seigneur ; non qu’en l’état où ma vie est réduite,
La mort soit désormais un malheur que j’évite :
Heureux si prévenant mon funeste retour,
Elle m’eut épargné la honte de ce jour.
Je ne le cèle point, contraint à vous déplaire,
1160 Sans en être étonné j’ai vu votre colère.
Ce n’est point aux mortels nourris dans les combats
À demander au Ciel d’éloigner leur trépas.
Quand les bras affaiblis gémissent sous les armes,
Pour un héros, Seigneur, la vie a peu de charmes,
1165 L’exemple en est commun, des plus fameux guerriers,
Un long âge a souvent flétri tous les lauriers,
Sous un chef chargé d’ans la fortune se lasse,
Et quitte un Général que la vieillesse glace.
Avecque trop d’éclat jusqu’ici j’ai vécu,
1170 En mille lieux divers sous vos lois j’ai vaincu,
Dans le même bonheur incertain de poursuivre,
Je puis mourir trop tard, et je crains de trop vivre.
Prêt à souffrir des Lois les dernières rigueurs,
À quitter une vie assez pleine d’honneurs,
1175 Par ces raisons, Seigneur, je rassurais mon âme.
Je mourais il est vrai par une main infâme ;
Mais dans tous les esprits le crime d’un amant
N’est pas crime, ou du moins se pardonne aisément,
Et d’un indigne sort quelque soit le caprice,
1180 La honte est dans le crime, et non dans le supplice.

ABDERAMEN.

Vous vivrez Alamir, et toujours triomphant,
Vous rendrez par vos soins mon règne florissant :
Cependant je veux bien dans un aveu sincère,
Exposer à vos yeux mon âme toute entière.
1185 Zulemar plus que vous occupait ma faveur,
Il savait mes secrets, il régnait dans mon coeur,
Il ne vous y laissait qu’une stérile estime ;
Qui l’eut cru ? Cependant il adorait Fatime,
Il s’en faisait aimer, et mes feux offensés
1190 Allaient seul vous punir des maux qu’il a causés.
Vengez-vous, vengez-moi d’une erreur si funeste,
Il est sorti d’un sang que le vôtre déteste,
Vous auriez triomphé déjà sans ma pitié ;
Le parti des Zegris était humilié,
1195 Et j’ai craint que le sort en éteignant leur race
À celle des vainqueurs n’inspirât trop d’audace ;
Mais enfin, c’en est fait, je n’écoute plus rien,
Je prends votre parti, j’abandonne le sien.

ALAMIR.

Ordonnez qu’à vos yeux nos haines s’assouvissent,
1200 Et qu’en un seul combat nos démêlés finissent,
Je saurais me venger : et si pour moi , Seigneur,
Un reste de bonté touche encor votre coeur,
Permettez qu’aussitôt, las de tant d’infortune,
J’achève loin de vous une vie importune,
1205 Et que de tous côtés, trahi, désespéré,
Je cache les ennuis dont je suis déchiré.

ABDERAMEN.

Non ne me quittez pas : du destin d’un perfide.
Je veux à votre tour que votre avis décide,
Venez donc en résoudre, et contre cet ingrat,
1210 Faisons de notre haine un intérêt d’État.

ACTE V §

SCÈNE I. Zulemar, Abendax. §

ABENDAX.

Venez. Auprès de vous le Roi même m’envoie,
Sans témoins en ces lieux il veut que je vous vois,
Et je puis vous parler sur l’affreux changement,
Que dans votre fortune a fait un seul moment.

ZULEMAR.

1215 Tu le vois, Abendax, tout se détruit, tout passe,
Il n’est point de grandeur qu’un seul revers n’efface,
Qui t’eût dit que sitôt du comble des honneurs,
Zulemar dût tomber dans ce gouffre d’horreurs,
Tu ne l’aurais pas cru.

ABENDAX.

J’ai peine encor à croire,
1220 Qu’un seul instant ait pu détruire tant de gloire,
Le même jour vous voit dans un rang glorieux,
Sur vous seule attirer tous les coeurs, tous les yeux,
Et bientôt du destin éprouvant l’injustice,
Pour vos jours innocents craindre un cruel supplice.

ZULEMAR.

1225 Hélas ! de tant d’amis qui tenaient tout de moi,
Ma disgrâce aujourd’hui ne me laisse que toi.
Tout rit au favori, tout brille dans sa vie,
Tant que sa faveur dure il fait taire l’envie ;
Mais d’abord que la main qui lui servait d’appui,
1230 Retire les honneurs qu’elle versait sur lui,
Sa chute ouvre aussitôt un chemin à l’audace,
Pour attaquer sa vie, et disputer sa place.
Mes honneurs, mes emplois sont des biens superflus,
Je meurs, et dans deux jours on n’y songera plus.

ABENDAX.

1235 Ah Dieux ! Quelle raison, quelle bonté funeste,
Pour sauver un ingrat qui toujours vous déteste,
Vous fait d’un Roi sévère affronter le courroux,
Et découvrir l’amour que Fatime a pour vous ;
Je croyais Alamir au bord du précipice,
1240 Vous alliez disiez-vous avancer son supplice ;
Vous vouliez vous venger, et le perdre aujourd’hui :
Quelle vengeance, hélas ! Vous vous perdez pour lui.

ZULEMAR.

Ne me demande point raison de ma conduite ;
Que sais-je dans l’état où les Dieux m’ont réduite ?
1245 J’aime, je vois périr ce que j’aime, il suffit,
Je ne me repens point de tout ce que j’ai dit.

ABENDAX.

Il n’est plus d’intérêt, ni de raisons secrètes,
Il est temps de parler, d’avouer qui vous êtes.
Et je vais....

ZULEMAR.

Garde-toi de découvrir mon sort
1250 Abendax ne mets point d’obstacles à ma mort
Veux-tu que de ma main moi-même misérable...
Non laisse-moi mourir sans que j’en sois coupable.
Hé quoi, pourrais-tu voir mon nom déshonoré,
Par un indigne amour qui serait avéré :
1255 S’il te souvient encor des bontés de mon père,
Songe que son honneur t’ordonne de te taire ;
Si tu m’aimes, enfin, il faut me le prouver
En ne t’obstinant point à vouloir me sauver,
Souffre que le tombeau cache une mal-heureuse,
1260 Qui ne peut étouffer une flamme honteuse.
Puissai-je ne laisser aucun nom après moi,
Et puisse mon secret mourir avecque toi.
Mais, qu’est-ce qu’on nous veut ?

SCÈNE II. Zulemar, Fatime, Abendax, Osmar. §

OSMAR.

Si vous voulez sa grâce,
Le Roi vous la promet, il est rien qu’il ne fasse,
1265 Pourvu que votre coeur propice à ses souhaits,
Soit par un doux hymen le prix de ses bienfaits ;
Zulemar par son ordre ici vient de se rendre.
Le voici, vous pouvez lui parler et l’entendre :
Madame en jouissant d’un entretien si doux,
1270 Songez bien que son sort ne dépend que de vous.
Qu’on se retire.

SCÈNE III. Zulemar, Fatime. §

FATIME.

Hé, bien pour m’avoir trop su plaire,
Seigneur, pour avoir fait un aveu trop sincère
Des sentiments d’un coeur qui n’eût pu le trahir,
On vous fait donc coupable, et vous allez mourir.

ZULEMAR.

1275 La mort, l’affreuse mort par qui tout se fait craindre,
Est si douce pour moi que je ne puis m’en plaindre.
Madame elle finit des jours infortunés,
Qu’à d’éternels ennuis, les Dieux ont condamnés
Aux volontés du Roi cessez d’être rebelle,
1280 Il vous offre sa main, son trône vous appelle,
Sans plaindre un malheureux qu’on ne peut secourir :
Allez prendre le sceptre, et laissez-moi mourir.

FATIME.

Moi qu’à l’ambition j’abandonne mon âme ?
Que je vous laisse en proie aux fureurs...

ZULEMAR.

Oui, Madame,
1285 Ce trépas justement prononcé par le Roi,
Je vous l’ai déjà dit n’a rien d’affreux pour moi :
Si de quelque douleur mon âme est attendrie,
Si je verse des pleurs, ce n’est point pour ma vie :
Hélas ! C’est de me voir dans un obscur tombeau ;
1290 Sous une cendre froide éteindre un feu si beau.
De mourir sans avoir exprimé la tendresse...
Pardonnez-moi, Madame, encor cette faiblesse ;
Au moment où je dois me taire pour jamais,
Ma confiance n’est point au dessus des souhaits.
1295 Mais c’est en ma faveur obscurcir trop de charmes ;
Je ne mérite point vos précieuses larmes :
Perdez d’un malheureux le triste souvenir ;
Allez prendre le sceptre, et laissez moi mourir.

FATIME.

Non, vous ne mourrez point, quittez cette pensée,
1300 Ma vie à vous sauver est trop intéressée,
Votre grâce, dit-on, dépend encor de moi,
Je n’ai pour l’obtenir qu’à feindre auprès du Roi,
Qu’à demander du temps pour l’hymen qu’il souhaite ;
Nous choisirons après quelque sûre retraite.
1305 Pour nous venger de lui tout nous sera permis,
J’ai du pouvoir ici, vous avez des amis,
Assistez d’eux sans bruit, quittant ce lieu funeste...
C’est assez m’expliquer, vous entendez le reste.
J’envisage en tremblant une telle action,
1310 Et vos yeux sont témoins de ma confusion ;
Mais enfin pour sauver une teste si chère
Je ne ménage rien. J’y cours.

ZULEMAR.

Qu’allez-vous faire ?
Elle me quitte et va reculant mon trépas,
M’exposer par la feinte à de nouveaux combats.
1315 Grands Dieux ! Sur mes malheurs plus je jette la vue,
Plus je n’y vois pour moi qu’une funeste issue ;
Et tel est de mes jours l’astre pernicieux...
Mais que vois-je ? Alamir se présente à mes yeux,
Quel sujet le conduit, quel mouvement le presse :
1320 Ô Dieux, dans ce moment soutenez ma faiblesse.

SCÈNE IV. Alamir, Zulemar. §

ZULEMAR.

Alamir, quel dessein porte vers moi tes pas,
Viens-tu comme ennemi jouir de mon trépas,
Étaler à mes yeux ton triomphe, et ta joie ?

ALAMIR.

Non, j’obéis au Roi qui veut que je te vois,
1325 Quoiqu’il doive punir ton amour indiscret,
Il condamne au trépas ta jeunesse à regret,
À ta grâce sans peine, on le verra souscrire,
Mille autres de sa part auraient pu te le dire,
Mais voulant par mes soins m’acquitter envers toi,
1330 Moi-même auprès de lui j’ai brigué cet emploi.
Pour garantir tes jours d’un indigne supplice :
Crois moi, de ton amour fais lui le sacrifice,
Dans une folle ardeur cesse de t’obstiner,
C’est le sincère avis que je viens te donner.

ZULEMAR.

1335 Je ne connais que trop où mon amour m’engage,
Je cherche à m’en guérir, je mets tout en usage ;
Mais pour vaincre un amour aussi fort que le mien,
Les Dieux ne m’ont pas fait un coeur comme le tien.

ALAMIR.

Hé me crois-tu le coeur si rempli de rudesse,
1340 Quelque fier qu’il paroisse, il n’est pas sans faiblesse.
Ce beau feu dont Fatime avait su l’animer,
N’est pas un de ces feux prompts à se consommer,
Qu’un revers diminue, et qu’éteint une absence ;
J’en rougis, mais enfin malgré son inconstance,
1345 Je ne puis de Fatime oublier les attraits,
Et je sens que je l’aime encor plus que jamais.

ZULEMAR.

Hélas !

ALAMIR.

Je le veux bien avouer à ma honte.
Non, que si le retour d’une tendresse prompte,
Forçait en ma faveur son âme au repentir,
1350 À l’épouser jamais je pusse consentir.
Il suffit qu’une fois elle soit infidèle,
Malgré tout cet amour dont je brûle pour elle,
Le nom de son époux est indigne de moi,
Et mon coeur l’abandonne à son manque de foi.
1355 Les Dieux m’en vengeront, son illustre conquête,
Ces brillants ornements qui pareront sa teste,
Ne mettront point son âme à l’abri des remords ;
J’espère que rendue à ses premiers transports,
Nous la verrons en proie à ses propres faiblesses,
1360 A des retours vengeurs, des perfides tendresses,
Elle te quittera toi-même pour régner,
Ne t’en afflige point, vis pour la dédaigner,
Je t’offre mes conseils, et mon exemple à suivre.

ZULEMAR.

Sais-tu ce que tu fais en me pressant de vivre ?
1365 Je vivrais pour servir d’obstacle à tes plaisirs,
Pour contraindre ton coeur, pour forcer tes désirs,
Pour suivre les transports qu’en mon coeur tu fais naître,
Pour te persécuter, pour te haïr peut-être.

ALAMIR.

Tu feras bien : Le sang dont nous sommes formés
1370 Ne doit jamais verser dans nos coeurs animés,
Que des transports d’horreur, que des desseins d’outrages.
2
C’est le sort des Zegris, et des Abencerrages.
Puisque nous sommes nés chefs de ces deux partis,
Crois moi n’en rendons point les destins démentis,
1375 Nous ne devons avoir qu’une pareille audace ;
Toi d’éteindre mon nom, moi d’étouffer ta race,
Ce doit être entre nous un devoir mutuel.
Vis donc pour me haïr.

ZULEMAR.

Hé ! le puis-je cruel ;
Pour m’opposer sans cesse une fierté barbare,
1380 En laisse-tu moins voir la vertu qui te pare :
En es-tu moins aimable, et mon coeur malheureux
S’abandonne-t-il moins à l’ardeur de ses feux :
Car enfin ce rival, ce chef d’une famille
Que tu poursuis ; apprends que ce n’est qu’une fille.
1385 Seul reste infortuné des malheureux Zegris,
Qui s’offre à tes regards sous ces tristes habits.

ALAMIR.

Qu’entends-je juste Ciel !

ZULEMAR.

En vain dés ma naissance,
Instruite des raisons d’une juste vengeance,
L’esprit plein contre toi de projets ennemis.
1390 Je partis pour ces lieux, j’arrivai, je te vis,
Tu revenais vainqueur et tout couvert de gloire :
Ma haine en ce moment sortit de ma mémoire ;
Mon coeur sourd aux raisons qui devaient l’animer,
Ne sut plus en trouver, hélas ! que pour t’aimer !
1395 Plus que tu ne me hais, ce coeur t’aime, t’adore ;
Je ne m’en repens point, je te le dis encore :
Une fois pour toujours laisse moi m’enivrer,
Du funeste plaisir de te le déclarer.
Car enfin ne crois pas que par toi méprisée,
1400 Je veuille d’une Cour devenir la risée,
Après que si longtemps cet habit malheureux,
M’en a vu recevoir et l’encens et les voeux,
Je ne souffrirai point la douleur qui me tue,
Tu seras pour jamais délivré de ma vue.
1405 Oui, ma mort est certaine, et j’y cours sans effroi :
Heureuse, puis qu’au moins tu sais que c’est pour toi.

ALAMIR.

Muet d’étonnement, parmi tant de traverses,
J’ai peine à concevoir nos fortunes diverses,
Je vois que du destin que l’on ne peut tromper...

ZULEMAR.

1410 Ah ! Barbare est-ce là ce qui doit t’occuper,
Au moment qu’à tes yeux étonnée et tremblante,
Je ne puis retenir une ardeur violente :
Quand pour te garantir je m’expose au trépas,
Quand je t’offre mon coeur, tu ne m’écoutes pas :
1415 Me fais-tu voir au moins que mon malheur te touche ;
En laisses-tu sortir un soupir de ta bouche ?
Tes superbes regards qui me glacent d’effroi,
Daignent-ils par pitié s’abaisser jusqu’à moi ?
Daigne-tu voir mes pleurs, hélas ! infortunée...
1420 Mais que vois-je ? Déjà m’aurait-on condamnée.

SCÈNE V. Alamir, Zulemar, Osmar. §

ZULEMAR.

Qu’est-ce, Osmar.

OSMAR.

Votre sort vient d’être révélé :
Le Roi sait votre sexe, Abendax a parlé.
Il paraît tout en pleurs, il demande audience ;
À ses cris douloureux chacun prête licence ;
1425 Il dit en peu de mot votre déguisement,
Il ajoute aux raisons de ce grand changement,
Combien pour Alamir votre flamme est constante.
Le Roi par ces discours vous voyant innocente,
Admire avec plaisir quelle était son erreur,
1430 Et fait à son courroux succéder la douceur.
Fatime en ce moment de tous les siens suivie,
Vient offrir son hymen pour vous sauver la vie ;
À ses bontés pour vous le Roi même applaudit,
Et lui raconte enfin ce qu’Abendax a dit.
1435 Surprise à ce récit d’une douleur profonde,
Elle veut dérober sa honte aux yeux du monde,
Mais avec tant de soins, mais avec tant d’ardeur :
Le Roi sait rassurer sa craintive pudeur,
Qu’à sa gloire, à l’éclat de la grandeur suprême,
1440 Ouvrant enfin les yeux... mais le Roi vient lui-même.

SCÈNE VI. Abderamen, Alamir, Zulemar, Osmar. §

ZULEMAR.

Seigneur, après l’abus commis aux yeux de tous ;
De quel front puis-je ici paraître ?

ABDERAMEN.

Levez-vous.
De l’amour à mon coeur la faiblesse est trop chère,
Pour ne pas pardonner les fautes qu’il fait faire,
1445 Alamir à ses voeux cesse de résister ;
Vois par où sa tendresse a su te mériter :
Qu’entre vos deux partis la haine soit bannie,
Accepte son hymen, c’est ton Roi qui t’en prie.

ALAMIR.

Interdit, étonné de tout ce que je vois ;
1450 Seigneur, pour vous répondre à peine suis-je à moi.
Madame, cependant à vos désirs rebelle,
Mon coeur n’oppose plus une fierté cruelle :
Et si l’amour déjà ne s’y fait pas sentir,
L’injuste haine au moins commence d’en sortir.

ABDERAMEN.

1455 Ne perdons point de temps, viens, suis-moi dans le temple,
Les Dieux t’inspireront sans doute, et mon exemple.
Vous, Madame, quittez ce vain déguisement,
Donnez à votre sexe un plus digne ornement :
Étouffez désormais une honte timide,
1460 Et vivez dans ma Cour sous le nom de Zaïde.