SCÈNE I. §
POLYPHÈME.
Que vous êtes heureux, troupeaux ! vous ne songez
Qu’à satisfaire vos envies.
Si l’amour vous contraint d’oublier les prairies,
130 Vos feux sont bientôt soulagés ;
Et j’ai pour tout plaisir mes tristes rêveries
Vain et cruel recours des amants affligés.
Que vous êtes heureux, troupeaux ! vous ne songez
Qu’à satisfaire vos envies.
GALATÉE.
135 J’aime la déité de ces rives fleuries :
Hélas ! À quoi mes soins se sont-ils engagés ?
J’ai beau lui tout offrir, et prés et bergeries ;
Ainsi que mes soupirs mes dons sont négligés.
Que vous êtes heureux, troupeaux ! Vous ne songez
140 Qu’à satisfaire vos envies.
Mais n’aperçois-je pas celle pour qui je meurs ?
La voilà, l’inhumaine : autour d’elle Zéphire
Soupire ;
Son teint de lis et de roses l’attire.
145 Jeune et folâtre dieu, va chercher d’autres fleurs ;
Laisse en repos son sein d’albâtre ;
En vain tu fais la cour à cet objet charmant
Je dois seul en être idolâtre ;
Il n’est pas fait pour un volage amant.
150 Hélas ! que me sert-il de l’aimer constamment ?
SCÈNE II. Polyphème, Galatée. §
POLYPHÈME.
Venez-vous augmenter mes peines ?
Cruelle, ai-je à souffrir quelque nouveau mépris ?
GALATÉE.
Tâchez de vous guérir ; vos poursuites sont vaines,
Je vous donne un sincère avis.
POLYPHÈME.
155 Quoi ! C’est le fruit de ma souffrance !
C’est le fruit de mes soins si longs et si constants !
GALATÉE.
Notre amour ne sert pas toujours de récompense
Et ce n’est pas toujours un ouvrage du temps.
POLYPHÈME.
Vous écoutez les voeux d’un insolent, sans doute ;
160 Un berger vous parlait tout à l’heure en ce lieu.
GALATÉE.
Ne pouvant vous aimer, qu’importe qui j’écoute ?
Un berger qui me plaît peut passer pour un dieu.
POLYPHÈME.
Acis un dieu ! Je tiens ce dieu bien téméraire.
Qu’il évite ma colère !
165 Polyphème est son prince ; et j’ai dans ces hameaux
Cent bergers comme lui qui gardent mes troupeaux.
Ils font de votre nom résonner ces coteaux.
Si rien de moi vous pouvait plaire,
Ma voix se mêlerait avec leurs chalumeaux.
170 L’autre jour je surpris au nid une fauvette,
Un rossignol, et deux autres oiseaux :
Je les instruis pour vous ; ils suivent ma musette,
Et chantent sans faillir déjà deux airs nouveaux.
Peut-être aimez-vous mieux de cruels animaux
175 Si ce don vous plaît davantage,
J’apprivoise deux jeunes ours :
Je n’en puis faire autant de votre humeur sauvage ;
Mes dons vous irritent toujours.
J’ai des forêts, j’ai des campagnes,
180 Des parcs où vous et vos compagnes
Pourrez chasser : tous ces biens sont à vous.
Recevez-les, beauté céleste,
Avec un autre don que je préfère à tous
C’est mon coeur percé de vos coups.
GALATÉE.
185 Je ne veux ce coeur, ni le reste.
POLYPHÈME.
Ah ! cruelle ! c’est trop : gardez que le courroux
Ne me porte à la fin à quelque violence.
GALATÉE.
Une déesse ne craint rien.
POLYPHÈME.
Qu’Acis craigne du moins, lui de qui l’insolence
190 Ose me disputer ce qui fait tout mon bien.
GALATÉE.
Moi, le bien d’un Cyclope ?
POLYPHÈME.
Moi, le bien d’un Cyclope ? Un Cyclope possède
Ce que l’Olympe a de plus beau.
Il est vrai que Vénus vous cède ;
Mais je vaux bien Vulcain ; je me suis vu dans l’eau.
195 Je vaux peut-être mieux que votre Acis lui-même :
Du moins par mes transports j’ai ses feux surpassés.
GALATÉE.
Eh bien, je crois Acis moins beau que Polyphème :
Cependant il me plaît, je l’aime, c’est assez.
L’amour a ses raisons ; mais j’ai beau vous les dire.
POLYPHÈME.
200 L’amour est sans raison ; mais j’ai beau me le dire.
J’aimerai malgré moi.
GALATÉE.
J’aimerai malgré moi. J’aimerai malgré vous.
POLYPHÈME et GALATÉE, ensemble.
Heureux ceux que ce dieu blesse des mêmes coups !
Heureux les coeurs unis sous un commun martyre !
Tous leurs tourments leur semblent doux.
POLYPHÈME.
205 Ma présence vous irrite ;
Je le vois bien, cruelle. Adieu. Qu’Acis évite
Mon courroux :
S’il approche jamais de vous,
S’il vous parle, s’il vous regarde,
210 S’il ose seulement prononcer votre nom
Voyez cet abîme profond,
C’est ce que ma fureur lui garde.
SCÈNE III. Galatée, Clymène. §
GALATÉE.
Ses menaces me font trembler.
Acis n’osera plus me voir ni me parler.
215 Ô dieux ! Il l’ose encor : le voici ; c’est lui-même.
Malheureux, fuis Polyphème :
Fuis vite ; il n’est pas loin ; s’il te voit... Mais, hélas !
Je parle aux vents ; Acis ne m’entend pas.
Clymène, cours à lui.
GALATÉE, demeurée seule.
Clymène, cours à lui. Que l’amour a d’alarmes !
220 Que de soucis rendent amers ses charmes !
Quel dieu jaloux, corrompant ce plaisir,
Voulut qu’il fût mêlé de peines,
Et de ses plus aimables chaînes
Fit un sujet de crainte, ainsi que de désir ?
SCÈNE IV. Galatée, Acis, Clymène, Timandre. §
GALATÉE.
225 Fuyez, Acis, fuyez ; je frémis quand je pense
Au sort dont un tyran menace nos amours.
ACIS.
Est-il d’autre danger pour moi que votre absence ?
Laissez là le soin de mes jours.
GALATÉE.
Qui le prendra que celle qui vous aime ?
230 Encor si je pouvais vous suivre chez les morts !
Mais vous irez sans moi trouver la Parque blême
Elle rira de mes efforts.
ACIS.
Zéphyrs, portez aux dieux ces paroles charmantes.
Citoyens de l’Olympe, avez-vous des amantes,
235 En avez-vous qui d’un mot seulement
Puissent de Jupiter faire ainsi la fortune ?
Allez, votre ambroisie est chose trop commune ;
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Je ne la daignerais souhaiter un moment.
Après cette gloire suprême,
240 Si je ne meurs de plaisir et d’amour,
Je mérite que Polyphème
À son rival ôte le jour
Aux yeux de sa maîtresse même.
GALATÉE.
Berger, vous prodiguez mon bien
245 Votre vie est à moi. Cherchez quelque retraite
Qui de nos feux ne dise rien,
Quelque grotte sourde et muette
Galatée, Hymen, et l’Amour
S’y rendront sur la fin du jour
250 Par la route la plus secrète.
Cependant je prierai le Sort
Qu’il vous accorde l’ambroisie.
Ne la méprisez plus si fort :
Elle vous ôtera la crainte de la mort,
255 Sans qu’il vous en coûte la vie.
J’ai découvert à mon père nos feux
Il y consent ; il veut ce que je veux.
Le voilà qui sort de son onde.
Peut-être à nos désirs a-t-il déjà pourvu,
260 Et déjà du Sort obtenu
Ce qu’il refuse à tout le monde.
Mais que ne fait-on point pour les filles des dieux ?
Cependant gardez-vous d’approcher ce rivage.
Allez ; et vous, Timandre, arrachez-le à ces lieux
265 Si vous m’aimez, s’il m’aime, arrêtez son courage.
Je vous confie Acis, conservez-moi ce gage ;
Je n’ai rien de plus précieux.
SCÈNE V. Nérée, Galatée. §
NÉRÉE.
Ma fille, votre amant doit perdre la lumière.
Le Sort m’a répondu : " Vous me pressez en vain ;
270 Si j’écoutais quelque prière,
Je cesserais d’être Destin.
Je viens d’abandonner la trame d’un monarque
Aux ciseaux de la Parque.
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Afin de la fléchir, il offrait des trésors
275 Mais l’or n’a point de cours au royaume des morts ;
Caron passe à présent ce prince dans sa barque.
Et vous me voulez obliger
À rendre immortel un berger ! "
GALATÉE.
Quoi ! Mon berger mourra ! Destin, pour toute grâce,
280 Je te demande qu’il ne passe
Qu’après mille soleils le fleuve sans retour.
Je te demande, au moins, que dans le noir séjour
Tu me permettes de le suivre.
Ne me condamne point au supplice de vivre
285 Après avoir perdu l’objet de mon amour.
GALATÉE et NÉRÉE, ensemble..
Aveugle enfant, que sert qu’on te révère ?
Affranchis-tu tes sujets de la mort ?
Elle les prend ; et si tu t’en sais faire
D’autres nouveaux, elle les prend encor.
290 Vos déités sont un mal nécessaire.
NÉRÉE.
Allons trouver Acis.
GALATÉE.
Allons trouver Acis. Allons. Puisqu’il n’espère
Contre Pluton nulle faveur,
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Faisons qu’il cache son ardeur ;
Empêchons-le au moins de paraître,
295 Si l’Amour laisse entrer la peur
Dans les coeurs dont il est le maître.
CHOEUR DE BERGERS et DE NAIADES
LE BERGER et LA BERGÈRE.
Pluton a son heure
Ainsi que l’Amour ;
Il faut que tout meure,
300 Que tout aime un jour.
L’un et l’autre Cour
En sujets abonde ;
Deux rois sont au monde,
Pluton et l’Amour.
LE CHOEUR.
305 Deux rois sont au monde,
Pluton et l’Amour.
LE BERGER et LA BERGÈRE.
Humains, qui devez tous un voyage à Cythère,
Ne laissez point passer la saison des beaux jours
Le temps d’aimer ne dure guère,
310 Et celui de mourir, hélas ! Dure toujours.
DEUX AUTRES BERGERS.
Le plus beau de l’âge
Le premier s’enfuit
C’est être peu sage
D’en perdre le fruit ;
315 Car tout ce qui suit
N’est que soins et peine,
Douleur et chagrin ;
Et puis à la fin
La mort nous entraîne.
LE CHOEUR.
320 Goûtons la saison des fleurs ;
Usons des lis et des roses :
Bientôt la saison des pleurs
Viendra finir toutes choses.