SCÈNE PREMIÈRE. Léonidas, Ampharès, Gardes. §
LÉONIDAS, à ses Gardes.
565 Si le Peuple paraît, qu’on fasse ouvrir les portes.
Les Gardes sortent.
À Ampharès.
Tandis que le Palais est rempli de cohortes,
Que j’y tiens au besoin des combattants tout prêts,
Tout offre, tu le vois, l’image de la paix.
Mon gendre va venir. Cher Ampharès, admire
570 Comme j’ai lu cacher le piège où je l’attire.
J’ai chassé du Sénat ceux dont les intérêts
Ou la haine auraient pu traverser mes projets :
Le reste m’est soumis, et s’empresse à me plaire ;
Éphores, Sénateurs, tous servent ma colère :
575 La victime, Ampharès, ne peut plus m’échapper.
Mais aussi je me perds, si j’hésite à frapper.
Ces éphores nouveaux, que ma voix vient d’élire,
Ces Sénateurs vendus, que l’avarice inspire,
Ces Soldats, que l’or seul à ma fuite a traînés,
580 Ces amis, tels que toi, par le coeur enchaînés,
Si je tarde un instant, si ma haine diffère,
Seront pour ma défense une faible barrière
Contre un Peuple nombreux, qui, par Lycurgue armé,
Fit voir jadis un Peuple en Héros transformé.
585 Vois jusqu’où son audace est déjà parvenue !
Je puis tout ; cependant il vient, presque à ma vue,
D’arracher de ces lieux mon ennemi mortel.
Les traîtres l’ont rendu cent fois plus criminel.
Point de pardon ; il faut que le perfide expire,
590 Si je veux assurer mes jours et mon Empire :
Et tous épouvantés, rentrant dans le devoir,
Même étant opprimés, béniront mon pouvoir.
AMPHARÈS.
Hâtez donc ce moment : le Sénat implacable,
Pour prononcer l’Arrêt, n’attend que le coupable :
595 II ne vous reste plus , Seigneur, qu’à le livrer.
LÉONIDAS.
Je viens des mains du Peuple, Ami, le retirer.
La force jusqu’ici m’a donné l’avantage ;
La ruse maintenant doit couronner l’ouvrage :
Et si je puis compter sur l’espoir qui me luit,
600 Mon triomphe s’achève au milieu de la nuit.
J’ai proposé la paix : par ma feinte abusée,
Ma fille m’abandonne une victoire aisée.
II falloit attirer mon rival en ces lieux.
Ami, tout réussit au-delà de mes voeux :
605 Chélonis, sur la foi de cette paix offerte,
Elle-même conduit ma victime à sa perte,
Et craint en ce moment d’autant moins mon courroux,
Que tout le Peuple ici doit suivre son époux.
Tu sais combien le Peuple est crédule et volage ;
610 Il prendra pour pitié le calme de la rage.
Pour arracher Agis, je m’en vais tout tenter,
Et je te laisse après le soin de l’arrêter.
AMPHARÈS.
Je tremble qu’enhardi par le fils et la mère,
Ce Peuple à vos désirs ne se montre contraire ;
615 Qu’il ne résiste enfin.
LÉONIDAS.
Qu’il ne résiste enfin. S’il l’ose, il est perdu.
Ennemis et Sujets, tout sera confondu :
Tu verras les Soldats que mon Palais recèle,
Sortir, fondre à ma voix sur ce troupeau rebelle ;
Et, ce choc imprévu glaçant les plus vaillants,
620 D’un jeune audacieux triompher mes vieux ans.
Je dois beaucoup sans doute à ton heureuse adresse :
Tu sais quel prix t’attend ; je tiendrai ma promesse :
Le superbe abattu, sa Couronne est à toi.
Va, ne perds point de temps ; fais venir près de moi
625 Les Riches et les Grands attachés à ma cause :
Songe que sur ton zèle, ami, je me repose.
AMPHARÈS.
Je fers votre vengeance et cours vous obéir.
Il sort.
SCÈNE IV. Léonidas, Chélonis, Agis, Agésistrate, Lysander, Ampharès, anciens Éphores et Sénateurs ; Peuple du côté d’Agis ; Riches et Grands, du côté de Léonidas, avec Ampharès ; chaque Parti entrantparle côté opposé à l’autre. §
AGIS.
Du sang de mes Sujets dans tous les temps avare,
Fuyant l’odieux nom de Roi dur et barbare,
675 Adorant mon pays et voulant le prouver,
Je n’ai point consulté pour venir te trouver.
Montrons qui de nous deux le chérit davantage :
Ce combat vertueux doit plaire au vrai courage.
Tu peux, Léonidas, à jamais t’illustrer...
680 Que dis-je ! Veux-tu voir Sparte t’idolâtrer?
Considère un moment la misère publique,
Et, Roi, fais sur toi-même un effort héroïque.
Montrant le Peuple.
Use envers tes enfants de générosité ;
Rétablis parmi nous la douce égalité :
685 Et celui qui tantôt a bravé ta colère,
Fier de t’appartenir, de t’appeler son père,
Pour ce rare bienfait donnant l’exemple à tous,
Va le premier ici tomber à tes genoux.
LÉONIDAS.
Prosternant à mes pieds ainsi ton diadème,
690 Tu penses m’amener à t’obéir moi-même :
Je vois tous tes desseins. Vous, Peuple, écoutez-moi;
Je veux la paix, je l’offre ici de bonne foi j
Je consens d’oublier mon offense passée :
Mais, si j’en puis bannir l’accablante pensée,
695 Si, du sort d’un cruel en secret pénétré,
Je donne des leçons de vainqueur modéré,
Qui de vous, lorsqu’enfin je me devrais justice,
A le droit d’exiger un plus grand sacrifice ?
Un Dieu ferait-il plus ? J’étouffe mes fureurs.
700 On me chassa pourtant du trône et de vos coeurs.
Je fais qu’en pardonnant, Citoyens, je m’honore :
Mais subissant les lois d’un gendre qui m’abhorre,
Loin de faire éclater ma générosité,
Je paraîtrais forcé par la nécessité :
705 On me croirait vaincu, quand c’est moi qui me dompte ;
Ce qui m’est glorieux, tournerait à ma honte ;
Et je justifierais par ma lâche action
Tout ce que j’éprouvai de persécution.
AGIS.
Que prétends-tu donc ?
LÉONIDAS.
Que prétends-tu donc ? Rendre un époux à ma fille ;
710 Voir renaître le calme au sein de ma famille ;
Pour le bonheur commun nous réunir tous deux ;
T’éclairer ; de ton coeur éloigner, si je peux,
De cette égalité le projet chimérique.
AGIS.
Je t’entends. Ô beaux jours de notre République,
715 Ô jours de nos vertus, qu’êtes-vous devenus !
LÉONIDAS.
Ne pleure point des jours qui ne reviendront plus ;
Et cesse d’aspirer à des vertus grossières,
Fruit de l’égalité chez nos farouches pères,
Qui ne pourraient germer chez un Peuple poli.
AGIS.
720 Ah ! Cruel, dis plutôt chez un Peuple avili !
Proscris l’or : à l’instant tu verras l’injustice,
La dissolution, le luxe, l’avarice,
Ces pestes de l’État, ces fléaux destructeurs,
Fuir, laisser un champ libre à nos antiques moeurs.
725 Sois un nouveau Lycurgue ; une Sparte nouvelle
Va sortir de sa cendre , et plus fière et plus belle,
Plus féconde en héros : rends-lui son ornement ;
Ressuscite son juste et saint Gouvernement ;
Rends nous l’égalité.
LÉONIDAS.
Rends nous l’égalité. Fanatisme incroyable !
730 Si le Ciel t’a fait Roi, c’est pour être équitable,
Pour protéger ton Peuple, et non pas de leurs biens
Dépouiller en Tyran de libres Citoyens.
AGIS.
Au lieu d’or, je les veux enrichir de vaillances.
LÉONIDAS.
Tu confonds tous les rangs.
AGIS.
Tu confonds tous les rangs. Je bannis l’indigence.
LÉONIDAS.
735 Les Grecs avec mépris traiteront ta Cité.
AGIS.
Nous les surpasserons en magnanimité.
LÉONIDAS.
Tu veux que tes Sujets en richesses leur cèdent.
AGIS.
Ils sauront commander à ceux qui les possèdent.
LÉONIDAS.
Étrange aveuglement !
AGIS.
Étrange aveuglement ! Toi-même ouvre les yeux;
740 Qui rendit, réponds-moi, nos ancêtres fameux ?
Ce fut l’égalité : sa noble bienfaisance,
Exilant la misère et la vaine opulence,
Enfanta ces Héros qui, de leurs humbles toits,
Sur la Grèce étendaient leur puissance et leurs Lois,
745 Sans faste en gouvernaient les Peuples et les Villes.
Quelle palme immortelle, aux pas des Thermopyles,
S’élève jusqu’aux Cieux de ces trois cents tombeaux !
Quelle valeur ! J’y vois trois cents hommes égaux.
Ô Sparte ! Ô mon Pays, ce furent tes Lois sages
750 Dont la voix enflamma ces généreux courages !
C’est de ton chaste sein qu’en foule sont sortis
Tous ces fiers nourrissons, ces intrépides fils,
Qui surent, tant qu’on vit régner ta règle austère,
Le rempart de la Grèce et l’honneur de leur mère.
LÉONIDAS.
755 Peuple, n’écoutez point ce jeune ambitieux ;
Rejetez loin de vous ses discours captieux :
Ô Citoyens, tremblez d’en garder la mémoire !
De ce grand changement lui seul aurait la gloire,
Vous d’immenses travaux. Qui peut imaginer
760 Quelle vie âpre et dure il vous faudrait traîner ;
Combien ces lois de fer vous forgeraient d’entraves !
Sous ce Gouvernement, vous seriez tous esclaves.
AGIS.
Vous serez libres tous.
LÉONIDAS.
Vous serez libres tous. Peuple, écartez ces Lois.
AGIS.
En leur obéissant, vous serez tous des Rois.
LÉONIDAS.
765 Lycurgue exigea plus, que ne pouvaient des hommes.
AGIS.
Nos aïeux avant lui furent ce que nous sommes.
LÉONIDAS.
Insensé, qu’en fit-il, sinon des furieux ?
Réponds.
AGIS.
Réponds. Ce qu’il en fit ! Au prix de nous, des Dieux ?
LÉONIDAS.
Eh bien, pour leur Pays ils prodiguaient leur vie !
770 Imitons leur valeur et non pas leur folie.
AGIS.
Imiter leur valeur ! Ah ! barbare, comment
Veux-tu qu’un malheureux combatte vaillamment ?
Peut-il s’intéresser à la cause publique,
S’il ne peut te montrer un Autel domestique,
775 Un seul tombeau des siens ? Qui peut l’encourager ?
S’arme-t-il pour sauver ses foyers en danger ?
Regarde autour de moi ; presque tous sans asile
Sont autant de bannis, même au sein de leur Ville :
Ce Peuple dégradé, sans fortune, sans rang,
780 Pour tous ces Grands, pour toi, versera-t-il son sang ?
Ira-t-il au combat, jouet de tes caprices,
Privé de tout, mourir pour tes folles délices ?
Peuple, s’il n’est touché de votre adversité,
Quels malheurs poursuivront votre postérité ?
785 Ô Dieux de mon Pays, rendez vain ce présage ?
Mais je vois nos neveux rampants dans l’esclavage
À gémir sous le joug en naissant condamnés
Des mortels je les vois les plus infortunés,
Entrants déshérités, proscrits par la Nature,
790 Arracher à la terre un peu de nourriture ;
Stupides, abattus, de leurs fers tout meurtris,
Du Monde sur la Grèce attirer le mépris.
LÉONIDAS.
Viens devant le Sénat : de nos débats Arbitre,
Lui seul doit prononcer.
AGIS.
Lui seul doit prononcer. De ce superbe titre,
795 Par tes Concitoyens jadis si respecté,
Oses-tu profaner ainsi la dignité ?
C’est chez mon Peuple seul que je cherche un refuge.
Quel est-il ce Sénat, que tu nommes mon Juge ?
Je n’y vois qu’un ramas d’hommes vils et perdus,
800 Honte de la Patrie, à son Tyran vendus,
Et qui, pour assouvir la soif qui les domine,
De moi, de mon pays, ont juré la ruine.
Montrant les anciens Sénateurs.
Les nobles défenseurs du Peuple et de l’État,
Ces augustes Vieillards, vrais membres du Sénat,
805 Osent lever le front contre la tyrannie ;
Et, plus que le trépas fuyant l’ignominie,
Rougiraient de vaquer à leur emploi sacré
Avec des scélérats qui l’ont déshonoré.
Appelle-t-on Sénat le repaire du crime
810 Où, sans autorité ni pouvoir légitime,
Un Despote entouré d’armes et de bourreaux,
Chasse des Magistrats, en élit de nouveaux,
Et, ne le remplissant que de ses créatures,
Du glaive saint des Lois arme des mains impures ?
LYSANDER.
815 Le Peuple a trop souffert : qu’on termine ses maux.
UN SPARTIATE.
Oui, sans plus différer ; nous voulons être égaux.
LÉONIDAS.
À moi, Soldats !
Une troupe de Soldats parait ; le Peuple frémit et fait quelques pas contre le Tyran.
AGÉSISTRATE.
À moi, Soldats ! Ô Ciel !
CHÉLONIS, à son père.
À moi, Soldats ! Ô Ciel ! M’auriez-vous abusée ?
AGIS.
Je reconnais la paix qu’il nous a proposée.
LÉONIDAS.
En est-il dont l’audace affronte’ mon courroux ?
LYSANDER.
820 Il n’en est point ici qui ne brave tes coups.
LÉONIDAS.
Téméraires !...
CHÉLONIS.
Téméraires !... Mon père... Agis... Je vous supplie !...
AGÉSISTRATE.
Agis, sois vertueux, ou renonce à la vie.
AGIS.
Je vais la vendre cher.
LÉONIDAS, s’avançant au milieu des deux partis.
Je vais la vendre cher. Soldats, Peuples, écoutez.
À Agis, Agésistrate, et aux anciens Sénateurs.
Et vous, connaissez mieux à qui vous insultez.
825 Quoi ! Loin que les vaincus implorent ma clémence,
Leur orgueil ose encor défier ma vengeance !
Qui vois-je contre moi ! Des femmes, des vieillards,
Un peuple désarmé !... Porte ici tes regards,
Montrant ceux de son parti.
Agis : bien qu’à l’effroi tu sois inaccessible,
830 Contemple ces Guerriers, cette troupe invincible,
Et juge du destin qui tous deux nous attend.
AGIS.
Tu vaincras, nous mourrons.
LÉONIDAS.
Tu vaincras, nous mourrons. Eh bien, voici l’instant
De vous punir, ingrats, comme je le désire !
Depuis deux ans entiers à ce moment j’aspire.
835 Proscrit, persécuté, je n’ai jamais fléchi :
De mon amour pour vous par l’exil affranchi,
Ne devant respirer que pour votre ruine,
Je vais vous étonner : chacun de vous s’obstine
À n’accepter la paix qu’avec l’égalité ;
840 Lorsque tout doit plier sous mon autorité,
Que je puis commander, j’y souscris.
AGIS.
Que je puis commander, j’y souscris. Dieux, qu’entends-je ?
De ses Sujets ainsi Léonidas se venge.
AMPHARÈS.
Nos Rois n’ont pas le droit...
LYSANDER.
Nos Rois n’ont pas le droit... Tous deux sont réunis ;
Et des Rois bienfaisants les droits sont infinis.
LÉONIDAS.
845 Allons aux pieds des Dieux déposer notre haine,
Agis : pour mériter leur bonté souveraine,
D’un pieux sacrifice ordonne les apprêts ;
Devant les Immortels nous jurerons la paix.
AGIS.
Ô joie inespérée ! Ô moment plein de charmes !
850 Cet effort est si beau, qu’il m’arrache des larmes,
Ton courroux abusant de ma crédulité
Oserait-il des Dieux braver la Majesté ?
Pourrais-tu dans le Temple entraîner ta victime ?
Viens, j’aime mieux mourir que soupçonner un crime.
LYSANDER.
855 Allons, Peuple, aux autels bénir notre destin.
Ils sortent tous.
LÉONIDAS, à Ampharès, à part.
Assemble le Sénat : mon triomphe est certain.