LES MACHABÉES
TRAGÉDIE

M. DCC. XXII.

par M. Houdart de La Motte de l’Académie française

ACTEURS §

  • ANTIOCHUS.
  • SALMONÉE.
  • THARÈS.
  • BARSÈS.
  • MISAEL.
  • ANTIGONE.
  • CÉPHISE.
  • ARSACE.
  • HIDASPE.
  • Gardes.
La scène est à Antioche, dans le palais d’Antiochus.

ACTE I §

SCÈNE I. Antiochus, Salmonée, Tharès, Barsès, gardes. §

ANTIOCHUS

Gardes, exécutez l’ordre que je vous donne.
Et vous, Barsès, allez avertir Antigone :
Faites à l’échafaud conduire ces hébreux.
Nos dieux vont recevoir ou leur sang ou leur voeux.

SCÈNE II. Antiochus, Salmonée, Tharès. §

ANTIOCHUS

5 Oui, oui de l’univers je ferai disparaître
Cette religion que l’erreur a fait naître,
Et qui couronne encor ses superstitions
De l’insolent mépris des autres nations.
Je lui jure, Madame, une éternelle guerre.
10 D’un reste d’insensés je purgerai la terre.
S’il n’adore nos dieux, tout hébreu périra.

SALMONÉE

Eh bien ! Nous périrons ; et Dieu nous vengera.

ANTIOCHUS

De quoi vous flattez-vous ? Et de quelle vengeance
Votre esprit aveuglé repaît son espérance ?
15 N’ai-je pas de son temple exilé votre dieu ?
Dans l’univers entier lui reste-t-il un lieu
Où vous puissiez encor, lui portant votre offrande,
Le presser, le prier qu’au moins il se défende ?
Songez à vous. Lui-même est dans l’oppression.
20 Jupiter désormais est le dieu de Sion.
Et c’est sur vos autels que notre culte expie
Des prêtres de Juda le sacrifice impie.
Vous n’avez plus de lois. Vos oracles proscrits
Ont subi dans les feux la rigueur des édits.
25 Quand d’un affreux revers vous devenez l’exemple,
Vils esclaves, sans lois, sans autels et sans temple,
Au comble de misère où le juif est réduit,
Réclamez-vous encore un dieu que j’ai détruit ?

SALMONÉE

Ne te fatigue pas à raconter tes crimes :
30 Qui les sait mieux que nous qui sommes tes victimes ?
L’esclavage, la mort, l’incendie et l’horreur
Ont sur Jérusalem épuisé ta fureur.
De trente mille juifs l’effroyable carnage
Servit en un seul jour de tribut à ta rage ;
35 L’abominable idole est sur l’autel sacré.
En as-tu chassé Dieu ? Non. Dieu te l’a livré.
Ce qu’il n’eût pas voulu, quel bras eût pu le faire ?
S’il nous eût protégés, que servait ta colère ?
Il pouvait nous sauver aux portes du trépas,
40 D’un souffle de sa bouche abattre tes soldats,
D’Heliodore en toi renouveler l’exemple,
Et la verge à la main te chasser de son temple.

ANTIOCHUS

Ainsi vantant toujours cent prodiges divers,
Vous croyez effrayer le crédule univers :
45 Mais désabusez-vous, fanatiques coupables.
J’ai vaincu : mon triomphe a dissipé vos fables.

SALMONÉE

Non, tu n’as pas vaincu ; mais nous avons péché.
Sous ta propre fureur le Seigneur s’est caché.
C’est lui qui, pour punir des enfants indociles,
50 Embrase par tes mains ses autels et nos villes ;
Et las de nos mépris, c’est lui qui par ta voix
Aux prévaricateurs redemande ses lois.
Nos prophètes nous ont annoncé nos disgrâces.
Le tonnerre vengeur confirmait leurs menaces.
55 Nous avons vu vingt fois au milieu des éclairs
Des combats obstinés ensanglanter les airs.
Sache que ton courroux orgueilleux de nous nuire,
Sert malgré toi le dieu que tu penses détruire.
Ne crois pas cependant qu’à jamais condamné,
60 Ce peuple à ton courroux soit tout abandonné.
Si tu vois succomber au poids de nos misères
De lâches déserteurs de la loi de leurs pères,
Ces juifs n’étaient point juifs ; et l’ange de Sion
Entre les noms élus ne comptait plus leur nom.
65 Leurs prières n’étaient que de vaines paroles
Qui profanaient le temple autant que tes idoles ;
Et malgré tes succès, ta fureur aujourd’hui
Ne lui prend que des coeurs qui n’étaient plus à lui.
Il reste encor des saints contre tes injustices.
70 En vain pour les dompter, tu t’armes de supplices ;
Les échafauds dressés te rendent-ils plus fort ?
Crois-tu donc affaiblir Dieu même par leur mort ?
Tu crois les lui ravir ! Tyran, tu les lui donnes.
Tu penses te venger ! Tyran, tu les couronnes.
75 Mais au terme fatal prescrit à tes rigueurs,
Il en réservera qui seront nos vengeurs.

ANTIOCHUS

Je le défie encor de tromper ma colère.
Vous du moins frémissez ; et si vous êtes mère,
Pleurez de vos enfants le trépas assuré,
80 Si dans ce même instant Jupiter adoré...

SALMONÉE

Arrête ; ils périront. Épargne-moi ce doute.
Il est le seul affront que ma race redoute.
Eh ! Ne connais-tu pas le coeur des vrais hébreux ?
Rappelle Éléazar, ce vieillard généreux,
85 Qui pouvant t’échapper, et bravant toute crainte,
Dans les bras de la mort s’est sauvé de la feinte.
Tu l’as sacrifié ; mes enfants le suivront.
Ils ont reçu l’exemple ; eux-mêmes le rendront.
Je te livre mon sang ; cruel, va le répandre.
90 Il criera contre toi. Dieu daignera l’entendre ;
Et le jour du Seigneur ne s’éloignera plus.

ANTIOCHUS

Eh bien ! C’est aujourd’hui le jour d’Antiochus.
Je vais de vos enfants ordonner le supplice.

SALMONÉE

Ah ! Comble tes bienfaits ; qu’avec eux je périsse.

ANTIOCHUS

95 Exhalez à loisir ce généreux transport.
Gardes, retenez-la. Vous apprendrez leur sort.

SCÈNE III. Salmonée, Tharés. §

SALMONÉE

Hélas ! Dans quel état me laisse le barbare !
Quel trouble douloureux de mon âme s’empare ?
Mes enfants vont mourir au milieu des tourments.
100 Pour une mère, ô ciel, quels horribles moments !
Mon coeur se sent percé des plus rudes atteintes.
Je souffre tous les maux que m’annoncent mes craintes.
On me les cache en vain ; je les vois déchirer.
Sous les coups des bourreaux je les vois expirer ;
105 Et pour m’en présenter la plus affreuse image,
Mon amour frémissant va plus loin que leur rage.
Seigneur, quand Abraham à tes ordres soumis,
Préparait le bucher pour t’immoler son fils ;
Et que le fer levé sur la tendre victime,
110 Il t’offrait de son sang le tribut légitime,
D’un tel frémissement le vis-tu s’émouvoir ?
À la nature en lui laissas-tu son pouvoir ?
Et d’un semblable amour sentant la violence,
Mourrait-il comme moi de son obéissance ?

THARÈS

115 De vos maux avec vous je ressens la rigueur.
Mais il vous reste encor l’espérance au Seigneur.
Peut-être ce qu’il fit pour Abraham fidèle...

SALMONÉE

À quel injuste espoir ta pitié me rappelle !
Non, non. J’obéis mieux. Je ne demande pas
120 Que Dieu déploie ici la force de son bras.
Mon coeur à ses décrets n’apporte point d’obstacles,
Et croirait l’offenser par l’espoir d’un miracle.
Je n’ose même encor souhaiter que sa main
Verse moins d’amertume et de trouble en mon sein.
125 Plus je crains pour mes fils, plus je me sens leur mère,
Et plus je l’intéresse à devenir leur père.
Il est juste, Tharés, qu’à force de souffrir,
J’obtienne que leur dieu leur apprenne à mourir.
Es-tu content, Seigneur ? J’accepte mon martyre.
130 La mort de mes enfants me perce, me déchire :
Ce que jamais pour eux j’ai ressenti d’amour,
Je le sens redoubler, quand ils perdent le jour :
Mais sans en murmurer, je subis ces alarmes ;
Et ma fidélité t’offre toutes mes larmes.

THARÈS

135 Il fallait au tyran laisser voir ces douleurs,
Madame ; vous l’auriez désarmé par vos pleurs ;
Et l’âme à la pitié la plus inaccessible
N’eût pu voir tant de maux sans devenir sensible :
Mais vous l’aigrissiez, lui qu’il fallait attendrir.
140 Moi que vous pénétrez, puis-je vous secourir ?

SALMONÉE

J’ai dû devant le roi vaincre ce trouble extrême ;
Et je ne songe pas à t’attendrir toi-même.
Je ne veux qu’un témoin du trouble de mon coeur ;
Et je ne pleure ici que devant le Seigneur.
145 Mais ce n’est point en vain ; et je sens sa présence.
Il chasse de mon âme un effroi qui l’offense.
À peine devant toi mon coeur a-t-il gémi,
D’un seul de tes regards je le sens raffermi.
Dieu puissant, désormais plus ferme et plus docile,
150 Sur la mort de mes fils je porte un oeil tranquille ;
Et mon zèle enflammé consumant ma douleur,
Ne voit plus dans leurs maux que ta gloire et la leur.
Frappez, bourreaux, frappez. Sous les plus rudes gênes
Faites couler ce sang qu’on puisa dans mes veines.
155 Au gré d’Antiochus massacrez mes enfants.
Au sortir de vos mains je les vois triomphants,
Voler au sein du dieu l’auteur de leur constance,
D’un torrent de plaisirs goûter la récompense.
Plus vous serez cruels, plus ils seront heureux.
160 Eh ! Quels amis jamais feraient autant pour eux ?

THARÈS

Quel changement, ô ciel ? Madame, est-ce vous-même !
De quel abattement naît ce courage extrême !
C’est un coeur tout nouveau formé dans votre sein.
Vos yeux n’ont plus de pleurs, votre front est serein.
165 Vous offrez, sans frémir, les plus chères victimes.
Heureuse, si vos fils sont aussi magnanimes !

SALMONÉE

Je les connais, Tharès ; une intrépide foi
Pourra sur mes enfants ce qu’elle peut sur moi.
Le dieu qui reçut d’eux le plus constant hommage,
170 Est sans doute aujourd’hui leur force et leur courage.
Ses yeux ne sont-ils pas ouverts sur Israël ?
Le dirai-je pourtant ? Le jeune Misaël,
Le dernier de mes fils, trouble encore mon âme.
J’ai vu son coeur brûlant d’une coupable flamme ;
175 D’un amour qu’il combat, il est toujours rempli ;
Et s’il n’est pas vaincu, du moins est affaibli.
Quand Apollonius dans Sion alarmée
Du superbe tyran vint établir l’armée,
Qu’au nom d’Antiochus vengeur des nations
180 Il donna le signal de nos proscriptions,
Misaël vit souvent Antigone sa fille,
Digne d’un autre peuple et d’une autre famille.
Il voulait pour les juifs obtenir sa pitié ;
Par elle, des tyrans vaincre l’inimitié.
185 Il ne suivait alors d’intérêts que les nôtres :
Mais il pensa se perdre, en priant pour les autres.
Antigone brillant de vertus et d’appas,
Fit sur lui des progrès qu’il n’apercevait pas.
Il les connut enfin ; et pour mieux s’en défendre,
190 Son amitié naïve osa me les apprendre.
Je lui représentai les lois de son devoir.
Malgré nos intérêts, il cessa de la voir.
Pour étouffer des feux dont notre loi s’offense,
Lui-même il s’imposa la plus sévère absence ;
195 Et son coeur, dont je dois encor me louer,
Du moins, en les sentant, sut les désavouer.
Mais, ma chère Tharès, il faut ne te rien feindre,
Pour lui plus que jamais tout est encore à craindre.
Cette même Antigone est près d’Antiochus.
200 Les secrets du tyran dans son sein sont reçus.
Il la laisse après lui maîtresse de l’empire.
Misaël l’a revue, hélas, sans me le dire !
C’est pour nos intérêts, dit-il ; mais que je crains
Qu’il ne donne ce nom à des feux mal éteints.
205 Que je crains cet amour dont le conseil perfide,
Au plus doux de nos rois inspira l’homicide ;
Et qui plus loin encore étendant son poison,
Du sein de la sagesse arracha Salomon !
Ah ! Mon cher Misaël, contre de telles flammes
210 Te défendras-tu mieux que de si grandes âmes !

SCÈNE IV. Misael, Salmonée, Tharés. §

MISAEL

Ah ! Ma mère, l’effroi glace encore mes sens.
Sous les coups des bourreaux eux-mêmes frémissants,
Je viens en ce moment de voir périr mes frères.
Vous êtes désormais la plus triste des mères.
215 Vous n’avez plus que moi ; ces enfants si chéris...

SALMONÉE

Ils sont morts ! Pourquoi donc vous revois-je, mon fils ?

MISAEL

Ne tremblez pas, ma mère ; une faiblesse impie
Ne m’a point fait encore un crime de ma vie.
Je ne sais point trahir aux yeux de l’univers
220 La mère dont je sors, ni le dieu que je sers.
J’ai demandé la mort. Ma prière empressée
Ne la peut obtenir de la rage lassée.
Le tyran veut laisser reposer son courroux ;
Et je reviens pleurer mes frères avec vous.

SALMONÉE

225 Les pleurer ! Non, mon fils, ne souillons point de larmes
Une mort où ma foi me fait voir tant de charmes.
Je n’ai craint que pour toi, mon fils ; à ton aspect
Tout mon coeur a frémi de ce retour suspect.
Que mes embrassements réparent cette crainte ;
230 Et loin de nous livrer à l’infidèle plainte,
Parle ; raconte moi, pour consoler mon coeur,
Dans la mort de mes fils la gloire du Seigneur.

MISAEL

Leur mort est un triomphe ; et nos saintes annales
N’ont jamais célébré de victoires égales.
235 Par l’horreur des tourments, loin qu’ils fussent vaincus,
Leur intrépidité troublait Antiochus.
Des supplices nouveaux renaissait leur courage.
Oui, madame, leur joie humiliait sa rage ;
Et le tyran confus, même en donnant ses lois,
240 Paraissait un esclave, et mes frères des rois.

SALMONÉE

Grand dieu ! Tels sont les coeurs que ta bonté protège.

MISAEL

Aux portes du palais un autel sacrilège
Pour les dieux des gentils fumait d’un fol encens.
De la mort près de là les apprêts menaçants,
245 D’un échafaud dressé couvraient presque l’espace ;
Et mes frères et moi nous occupions la place
Qui séparait de nous l’échafaud et l’autel.
Là nos ardents désirs hâtaient le coup mortel.
Antiochus paraît. Antigone à sa suite
250 Frémissait du spectacle où l’on l’avait conduite.
Voilà, nous a-t-il dit, la vie et le trépas,
Vous n’avez qu’à choisir. Nous ne choisissons pas,
Crions-nous : dès longtemps résolus au supplice,
Voilà, voilà l’autel de notre sacrifice ;
255 Et de la même ardeur enflammez aussitôt,
Nous voulions à l’envi monter à l’échafaud.
Arrêtez. Laissez-moi, dit l’aîné de mes frères,
M’immoler le premier pour le dieu de mes pères.
Cet honneur m’appartient ; et c’est l’unique fois
260 Que sur vous mon aînesse a réclamé ses droits.
Nous avons obéi, Madame ; et son courage
Méritait ce respect encor plus que son âge.
Ce héros à l’instant se jette dans les mains
Qu’armaient contre ses jours cent tourments inhumains.
265 Tout son sang a jailli sous les verges cruelles.
Ils essayaient sur lui des tortures nouvelles.
Ses membres par le fer tour à tour déchirés,
1
Ses yeux mêmes, ses yeux qu’au seigneur il élève
Arrachés et brûlants... vous frémissez !...

SALMONÉE

270 Achève.

MISAEL

Il meurt de ce supplice ; et soudain à l’envi,
Non moins dignes de Dieu, les autres l’ont suivi.
Figurez-vous toujours la même violence,
Et les mêmes tourments et la même constance.
Voyez-les au milieu de leurs maux effrayants
275 Lancer encore au roi des discours foudroyants,
Insulter saintement à son orgueil farouche ;
L’éternel avait mis son esprit dans leur bouche ;
Et leur voix prophétique, organe du Seigneur,
Accablait le tyran d’un avenir vengeur.
280 L’orgueilleux frémissait ; et sa colère aigrie
De ses bourreaux trop lents irritait la furie.
Antigone au contraire en ces affreux moments,
Semblait par sa pitié sentir tous les tourments.
Et d’un torrent de pleurs exprimant ses alarmes...

SALMONÉE

285 Eh ! De quel oeil, mon fils, avez-vous vu ces larmes !

MISAEL

Que me demandez-vous ? Par quel trouble indiscret
Ai-je pu m’attirer ce reproche secret ?
Malgré tout mon amour et des larmes si chères,
Je n’ai connu que Dieu, mon devoir et mes frères.

SCÈNE V. Misael, Salmonée, Tharés, Barsés. §

BARSÉS

290 Suivez-moi, Misaël : le roi veut vous parler.

SALMONÉE

Allons, mon fils.

BARSÉS

Madame, où voulez-vous aller ?

SALMONÉE

Je veux suivre mon fils, craint-on que je n’entende...

BARSÉS

Madame, c’est lui seul qu’Antiochus demande.

SALMONÉE

Que médite-t-il donc ? Et quels pièges couverts...
À son fils,
295 Va : mais, en lui parlant, songe au dieu que tu sers.

ACTE II §

SCÈNE I. Antigone, Céphise. §

ANTIGONE

Oui, je vois luire encore un reste d’espérance ;
Le roi laisse à mes pleurs désarmer sa vengeance.
Trop sensible témoin de la mort des hébreux,
Cent fois j’ai cru mourir avec ces malheureux ;
300 Et succombant sans doute à tant de barbarie,
La mort de Misaël eût emporté ma vie.

CÉPHISE

Qu’espérez-vous pour lui de ce retardement ?

ANTIGONE

Il vit ; et je connais tout le prix d’un moment.
Oui, Céphise, crois-en la pitié qui me presse,
305 Je saurai bien user des instants qu’on nous laisse.

CÉPHISE

Mais, Madame, après tout quel si grand intérêt...

ANTIGONE

Je vais t’ouvrir mon coeur ; connais tout ce qu’il est.
Apprends combien les maux où mon âme est plongée
Ont vengé les malheurs de Sion saccagée.
310 Tu ne m’y suivis point, quand Apollonius
Vint charger les hébreux des fers d’Antiochus.
C’est là que Misaël, touché de leur misère,
Vint souvent implorer mon pouvoir sur mon père.
J’admirais pour les juifs son zèle généreux.
315 Il paraissait charmé de ma pitié pour eux.
Chaque jour dans mon sein il déposait ses peines,
Nous cherchions les moyens de soulager leurs chaînes ;
Et de cette pitié, Céphise, chaque jour
Naissait en se voilant le plus ardent amour.
320 L’hébreu me l’avoua : mais hélas ! Le dirai-je !
Frémissant de m’aimer comme d’un sacrilège,
S’excusant à la fois, en m’apprenant son feu,
À Dieu de son amour, à moi de son aveu ;
Tandis que de l’aveu paraissant offensée,
325 Son seul remords, Céphise, occupait ma pensée ;
Et qu’en secret mon coeur ne pût lui pardonner
Que pour moi tout le sien n’osât s’abandonner.
Il ne me revit plus. Ma tendre impatience
S’alarma des raisons d’une si triste absence.
330 Je doutais s’il fuyait le danger de me voir,
Ou si mes yeux sur lui n’avaient plus de pouvoir ;
Et m’occupant toujours de cette incertitude,
De ce trouble éternel la vive inquiétude
Me rendait plus présent l’amant qui me fuyait,
335 Et peut-être plus cher l’ingrat qui m’oubliait.
Tu vois à quel amour Antigone asservie...

CÉPHISE

Je vois que cet amour vous coûtera la vie.

ANTIGONE

Apprends tout. Mon dépit se voulut informer
D’un culte dont les lois défendaient de m’aimer.
340 De ce peuple proscrit je suivis les annales.
Non, Céphise, il n’est point de nations égales.
Je vis, je te l’avoue, avec étonnement
Leur naissance, leur gloire et leur abaissement.
Affranchis par leur dieu d’un cruel esclavage,
345 Les flots obéissants leur ouvrent un passage :
La nature pour eux ne connaît plus ses lois :
Le soleil arrêté se prête à leurs exploits :
À leur approche seule, au son de leurs trompettes
Les murs sont renversés, les troupes sont défaites :
350 Les plus profondes eaux ne les arrêtent pas ;
Et le foudre vengeur marche devant leurs pas :
Tous leurs jours sont marqués de conquêtes nouvelles.
Leur dieu les guide ainsi tant qu’ils lui sont fidèles.
Violent-ils ses lois ? Captifs infortunés,
355 Au joug des nations ils sont abandonnés ;
Sous la main de leur dieu ces coupables gémissent ;
Leur oracle se tait ; les prodiges finissent ;
Mais c’en est un encor que leur abaissement.
Ce n’est point un revers, ce n’est qu’un châtiment.
360 Leur dieu qui l’a prédit, accomplit sa menace.
La victoire revient dès qu’il leur a fait grâce.

CÉPHISE

Qu’entends-je ! Êtes vous née au milieu d’Israël ?

ANTIGONE

Voilà, voilà le dieu qu’adore Misaël.
J’adore encor les miens. Tant de faits admirables
365 Peut-être ne sont-ils que de brillantes fables :
Mais fable ou non, Céphise, ils offrent à nos yeux
Un dieu plus vénérable et plus saint que nos dieux.
J’encense leurs autels ; content de cet hommage
Leur commode pouvoir n’en veut pas davantage ;
370 Ils nous laissent nos coeurs : mais le dieu des hébreux
Veut le coeur de son peuple, ou rejette ses voeux.

CÉPHISE

Madame, et si le roi découvrait tout ce zèle ? ...

ANTIGONE

Depuis qu’à ses secrets Antiochus m’appelle,
Qu’après la mort d’un père attachée à sa cour,
375 Sa tendresse pour moi redouble chaque jour,
Ce que mes yeux sur lui me donnent de puissance,
Pour les malheureux juifs tente son indulgence.
Je cherche en le flattant à fléchir son courroux ;
Et je crois secourir Misaël en eux tous.
380 Il m’a revue ici. Ses pleurs m’ont pénétrée.
Je voyais en lui seul sa patrie éplorée.
Il ne m’a point parlé de ses feux : mais hélas !
J’ai vu ce qu’il souffrait à ne m’en parler pas.
Il m’aime encor, Céphise ; il est toujours le même ;
385 Et je viens de t’apprendre à quel excès je l’aime.
Conçois-tu mon état ? Et de quelle douleur
Les apprêts de sa mort ont dû percer mon coeur ?
J’ai crû le voir mourir dans chacun de ses frères.
Il allait suivre enfin des victimes si chères.
390 Je ne sais point quel dieu m’a soutenue alors :
Mais un reste d’espoir redoublant mes efforts,
Du fier Antiochus l’âme s’est attendrie ;
Et Misaël et moi nous obtenons la vie.

CÉPHISE

Par quel charme avez-vous de ce tigre irrité...

ANTIGONE

395 Connais d’Antiochus quelle est la cruauté.
Céphise, son orgueil fait seul toute sa rage.
Ne lui crois point un coeur affamé de carnage,
Qui de la soif du sang se sente dévorer,
Et qui n’ait de plaisir qu’à s’en désaltérer.
400 Souvent des malheureux il ressent la disgrâce.
La pitié dans son coeur trouve encore sa place.
Tu sais qu’il a pleuré le grand prêtre Onias :
Sur le traître Andronic il vengea son trépas.
Mais superbe et toujours ivre de sa puissance,
405 Son orgueil ne saurait souffrir de résistance :
Il veut être obéi, quoiqu’il puisse coûter ;
Et le sang à ce prix ne peut l’épouvanter.
C’est par là que j’ai su désarmer sa colère.
Dans l’espoir de mieux vaincre, il devient moins sévère.
410 Il veut sur Misaël essayer les bienfaits.
Je ne te dirai point ce que je m’en promets :
Mais je tenterai tout...

CÉPHISE

Le roi paraît.

ANTIGONE

Je tremble.

CÉPHISE

Misaël l’accompagne ; ils s’approchent ensemble.

SCÈNE II. Antiochus, Misael, Antigone, Céphise. §

ANTIOCHUS

Madame, demeurez ; et jugez aujourd’hui
415 De ce que ma bonté veut bien faire pour lui.
Chaque jour vous apprend le pouvoir de vos charmes.
Je n’ai pu refuser sa grâce à vos alarmes.
Vous vouliez qu’il vécût : il voit encor le jour ;
Et sa vertu le sauve autant que mon amour.
420 Oui, mon cher Misaël, tes grâces, ta jeunesse
Ont jeté dans mon coeur la plus vive tendresse ;
Si de ta fermeté j’ai plaint l’illusion,
Elle a pourtant saisi mon admiration.
Je n’ai pu sous le fer voir tomber l’espérance
425 Du destin glorieux que promet ta constance.
Et plein de cet espoir qu’il faut justifier,
Ton prince à ses faveurs veut bien t’associer.
Quand je fais tant pour toi, songe à me satisfaire ;
Et pour des biens certains immole une chimère.

MISAEL

430 De ces bontés, Seigneur, moins flatté que surpris,
Je pourrais les payer par de nouveaux mépris
Si vous m’avez cru ferme, avez-vous donc pu croire
Que tant de cruauté sortît de ma mémoire ?
Après mes frères morts, pensiez-vous que mon coeur
435 Pût à votre pitié se prêter sans horreur ?
Je m’y prête pourtant, si je le puis sans crime.
Je saurai m’imposer un oubli magnanime.
Ce sacrifice affreux que j’ai frémi de voir
Dans mon âme n’a point porté le désespoir.
440 Ne vous figurez pas que regrettant leur vie,
Je brûle de venger un trépas que j’envie.
Mes frères sont heureux ; et c’est à vous, Seigneur,
Qu’ils doivent maintenant leur gloire et leur bonheur
Mais ce qui seul en vous doit exciter ma haine,
445 C’est contre l’Éternel cette audace inhumaine,
Qui par l’impiété signale chaque instant,
Et s’obstine à vous perdre en le persécutant.

ANTIOCHUS

Oublie un dieu sans force, un dieu qui t’abandonne,
Et satisfais un roi qui sauve et qui pardonne.
450 Songez-y, Misaël. Sans m’offenser toujours,
Tu peux à mes bontés laisser un libre cours.
Par un bizarre orgueil ne vas point te défendre
Des bienfaits qui sur toi cherchent à se répandre.
Élevé sur tous ceux que j’ai le plus chéris,
455 Seul tu me tiendras lieu de tous mes favoris.
Point de rang, point d’honneur qu’un peu d’encens n’obtienne ;
Et pour tant d’amitié je ne veux que la tienne.

MISAEL

Mon amitié n’est rien, Seigneur ; et je ne puis
Auprès d’Antiochus oublier qui je suis.
460 Je me vois dans vos fers ; et quoique mon audace
Put ici s’appuyer d’une royale race,
Malgré le sang auguste où j’ai puisé le mien,
Je le redis encor, mon amitié n’est rien.
Telle qu’elle est pourtant, voudrez-vous me permettre
465 De vous dire à quel prix je dois encor la mettre ?
Redonnez à Sion toute sa sainteté.
Que l’autel par vos dieux ne soit plus habité.
Que le séjour de Dieu, le sacré sanctuaire
De vos prêtres impurs ne soit plus le repaire.
470 N’y laissez plus régner ces festins dissolus
Consacrez parmi vous au temple de Vénus ;
Et que Jérusalem ne soit plus le théâtre
De toutes les horreurs qu’inventa l’idolâtre.
Laissez-nous rétablir nos remparts abattus.
475 Protégez-nous enfin comme l’a fait Cyrus ;
Ou laissez-nous en paix du moins comme Alexandre.
À ces grands noms, Seigneur, vous devriez vous rendre.
Sous vos lois, s’il le faut, retenez notre État :
Mais au culte de Dieu rendez tout son éclat ;
480 Et qu’à ses saints autels nos tribus réunies
Jouissent sans effroi de leurs cérémonies.
Si je puis vous fléchir, si j’obtiens ces bienfaits,
Commandez ; nous voilà vos plus zélés sujets.
Les juifs vous béniront, ils vous seront fidèles ;
485 Ou je vous vengerai moi-même des rebelles.

ANTIOCHUS

Quel insolent respect qui te fait à la fois
Et m’offrir ton service et m’imposer tes lois !
Malgré mon amitié crains encor ma vengeance ;
D’un seul mot je puis perdre un ingrat qui m’offense.

MISAEL

490 Nous adorons, Seigneur, un pouvoir souverain
Qui ne nous laisse pas craindre un pouvoir humain.
Malgré tous nos malheurs et l’opprobre où nous sommes,
Rois pour les nations, pour nous vous n’êtes qu’hommes.
Ministres du Très-haut, quand vous croyez régner,
495 Son invisible bras n’aurait qu’à s’éloigner ;
Vous verriez dans l’instant que ce pouvoir fragile
N’était qu’un vain colosse appuyé sur l’argile.
Sur ces prétendus rois qu’adore l’univers,
Dieu verse en se jouant la gloire et les revers ;
500 Et quand vous l’outragez, sa main appesantie
L’un par l’autre à son gré vous frappe et vous châtie.
Vous même regardez quel sceptre est dans vos mains.
Formidable à l’Égypte et soumis aux romains,
Tandis que déployant vos nombreuses armées,
505 Vous allez imposer des lois aux Ptolomées,
Un écueil imprévu brise votre grandeur ;
Rome arrête vos pas par son ambassadeur ;
Et vous n’osez sortir du cercle qu’il vous trace,
Sans avoir en esclave apaisé sa menace.

ANTIOCHUS

510 C’en est trop : je ne sais par quel enchantement
Je me laisse à ce point braver impunément.
Gardes...

ANTIGONE

Souffrez, seigneur...

ANTIOCHUS

Il veut périr, madame.
Et que me reste-t-il à tenter sur son âme !
C’est vous qui pour ses jours m’avez intéressé ;
515 C’est à vous de fléchir ce courage insensé.
Je sens encor, malgré l’excès de son audace,
Qu’un reste de pitié cherche à lui faire grâce.
Parlez : de vos conseils la douce autorité
Peut-être en sa faveur domptera sa fierté ;
520 De lui-même obtenez qu’il ait soin de sa vie ;
Ou ne vous plaignez plus qu’elle lui soit ravie.

SCÈNE I.I. Antigone, Misael, Céhise. §

ANTIGONE

Je ne m’en défends point ; vous l’apprenez du roi,
Misaël : vos malheurs n’ont bien touché que moi :
Mais cette vie, hélas ! Que je veux rendre heureuse,
525 L’intérêt que j’y prends, vous la rend-il affreuse ?
Et quand j’ose partout vous chercher du secours,
Démentirez-vous seul ma pitié pour vos jours ?
Se peut-il que pour vous Antigone sensible
Fléchisse les tyrans et vous trouve inflexible !
530 Faudra-t-il... mais, ô ciel ! Quel mépris odieux !
Vous ne m’écoutez pas, vous évitez mes yeux !

MISAEL

Oui, j’évite vos yeux, et je dois m’y contraindre ;
Je fuis le seul objet que mon coeur ait à craindre.
Qu’on me présente encor le plus cruel trépas,
535 Vous l’avez déjà vu, je n’en frémirai pas.
Mais Antigone en pleurs qui pour moi s’intéresse,
Ces discours, cette voix si chère à ma tendresse,
Ces attraits souverains, ces regards pénétrants,
Voilà mes ennemis, voilà mes vrais tyrans.
540 Plus les périls affreux me trouvent intrépide,
Plus ce danger flatteur me trouble et m’intimide :
Faut-il que dans un coeur où le mien est lié,
Le ciel ait fait pour moi tomber cette pitié !
Que la seule personne à qui toute ma vie,
545 Malgré tous mes efforts, se voyait asservie,
Qu’Antigone s’obstine à me la conserver,
Quand il m’en coûterait un crime à la sauver !

ANTIGONE

De quoi t’étonnes-tu ? De quel crime frivole...

MISAEL

Qui ! Moi, Madame, moi, fléchir devant l’idole ?

ANTIGONE

550 Ah ! D’un encens forcé que tu désavoueras,
Ni nos dieux, ni le tien ne te puniront pas.

MISAEL

Non, madame, le mien veut que notre courage
Lui rende aux yeux de tous un ferme témoignage ;
Et que ne craignant rien, n’aimant rien tant que lui,
555 Dans notre seule foi nous mettions notre appui.
Je sens trop, à ces mots, combien la mort m’importe.
D’une vie agitée il est temps que je sorte.
Mon coeur, mon faible coeur se lasse à repousser
Ces traits toujours nouveaux dont je me sens percer.
560 Plus je m’arrête ici, plus je deviens coupable.
Je sens qu’à chaque instant cet amour déplorable,
Dont l’aveu m’attira votre juste courroux,
Malgré tous mes combats redouble auprès de vous.
Par ce nouvel aveu je cherche à vous déplaire :
565 Je veux vous irriter, ou contre un téméraire,
Ou contre un coeur toujours rebelle à vos appas,
Qui brûle de mourir pour ne vous aimer pas.

ANTIGONE

Barbare, tu te perds, c’est tout ce qui m’offense ;
Et s’il en est besoin pour tenter ta constance,
570 Dans la vive douleur que je fais éclater,
Vois tous les sentiments qui peuvent te flatter.

MISAEL

Eh quoi, Madame, quoi ! ...

ANTIGONE

Dans ton danger extrême
Je ne puis plus, ingrat, te cacher que je t’aime.

MISAEL

Vous m’aimez. Ah ! Voilà le comble des malheurs !

ANTIGONE

575 Je t’aime et tu gémis !

MISAEL

Vous m’aimez et je meurs !
Ciel, qui vois les vertus dont tes mains l’ont ornée
Dans le sein de Juda que n’est-elle donc née ?
Si sous tes saintes lois elle eût reçu le jour,
Le bonheur de ma vie eût été son amour ;
580 Ou si tu permettais qu’une beauté si chère
Perdît en t’adorant le titre d’étrangère ;
Que par toi réunis, on pût nous voir tous deux,
Aux pieds de tes autels te consacrer nos feux...
Hélas ! Vaine espérance où mes désirs s’égarent !
585 Pourquoi nous attendrir, quand tes lois nous séparent !

ANTIGONE

Quoi ! Misaël, devant ces tyranniques lois,
La nature et l’amour perdent-ils tous leurs droits ?
Ce dieu, ce dieu jaloux pour qui seul tu t’enflammes,
Est-ce un dieu qui se plaise à diviser les âmes ?
590 Vous dites que le monde est sorti de ses mains,
Que lui seul de son souffle anime les humains,
Que par lui tout se meut, que par lui tout respire,
Condamnerait-il donc un feu qu’il nous inspire,
Malgré notre penchant voudrait-il détacher
595 Deux coeurs infortunés qu’il fit pour se chercher ?

MISAEL

D’un coeur qu’il créa libre il veut le sacrifice ;
Il ne nous force point afin qu’on le choisisse.
Nous ne devons aimer ni haïr qu’à son gré.
Oui, malgré tout l’amour dont je suis dévoré,
600 Il veut que je vous fuie ; et pour le satisfaire,
Je vais d’Antiochus irriter la colère.
Je déteste ses dieux, et ne cours qu’en ce lieu
Le danger d’adorer ce qui n’est pas mon dieu.

ANTIGONE

Arrête. Je respecte un refus magnanime,
605 Je n’exigerai plus ce que tu crois un crime.
De tes propres remords mon coeur est combattu ;
Misaël, ma faiblesse adopte ta vertu :
Mais, promets-moi du moins, s’il t’est permis de vivre,
Sans blesser ton devoir, si mon soin te délivre,
610 Jure-moi de ne plus t’obstiner à périr ?
Et pour prix de mon coeur, laisse-toi secourir.

MISAEL

Je me rends ; mais du moins songez...

ANTIGONE

Tu peux m’en croire,
Autant que de tes jours, j’aurai soin de ta gloire.

ACTE III §

SCÈNE I. Antiochus, Antigone. §

ANTIGONE

Je vous l’ai dit, Seigneur : j’espère le fléchir :
615 Mais des pleurs d’une mère il fallait l’affranchir,
Et vous aviez encore à craindre que son zèle
Ne l’armât contre nous d’une force nouvelle :
Vous le faites garder en ces lieux par Barsès,
Et rien ne saurait plus traverser mes succès.
620 J’ai de l’israëlite ébranlé le courage.
Encor quelques efforts j’obtiendrai davantage.
Vous l’avez dû prévoir, un esprit si hautain
Ne revient pas si tôt de son premier dessein :
Son orgueil, pour se rendre, a besoin d’un long terme ;
625 Et même en fléchissant il veut paraître ferme.
Mais fiez-vous à moi ; je saurai le sauver.
J’ai commencé, Seigneur ; je réponds d’achever.

ANTIOCHUS

Madame, chaque jour me le fait mieux connaître ;
Pour calmer mes chagrins, le ciel vous a fait naître ;
630 Et je bénis l’instant où la faveur des dieux,
Pour attendrir mon coeur, vous offrit à mes yeux.
Je veux bien l’avouer, les plus grandes conquêtes,
L’honneur d’humilier les plus superbes têtes,
D’abattre sous mes pieds un monde d’ennemis,
635 M’intéresserait moins que Misaël soumis.
L’horreur d’avoir en vain devant cette âme altière
Employé la menace et perdu la prière,
Mon amitié bravée autant que mon pouvoir,
Cet affront m’accablait du plus vif désespoir :
640 Car je ne sais si c’est ou grandeur ou faiblesse,
Mais ma fierté frémit de tout ce qui la blesse.
Qu’un seul de mes sujets ose me résister,
Tout ce qui m’obéit ne peut plus me flatter,
La résistance alors est tout ce qui me frappe,
645 Il semble à mon orgueil que le sceptre m’échappe,
Et qu’à jamais forcé de recevoir la loi,
Je ne suis plus qu’un homme, et cesse d’être roi.

ANTIGONE

Eh ! Pourquoi souffrez-vous que ce trouble empoisonne
Tout ce vaste pouvoir que le destin vous donne ?
650 Tandis que vous avez, Seigneur, de toutes parts
Tant d’objets enchanteurs où porter vos regards,
Le plus léger chagrin les fait tous disparaître !
Un superbe dépit...

ANTIOCHUS

Je n’en suis pas le maître.
Je tâche à l’étouffer, et sans cesse il renaît ;
655 Je sens qu’il fait toujours mon plus cher intérêt :
Des autres passions toute la violence
N’en saurait dans mon coeur balancer la puissance.
Si Misaël se rend, madame, les hébreux
Sans effort désormais vont prévenir mes voeux.
660 Cet exemple peut tout, et j’en dois plus attendre
Que d’un torrent de sang que je pourrais répandre.

ANTIGONE

Que parlez-vous de sang, il n’y faut plus penser.
Eh ! Vous n’étiez pas né, Seigneur, pour en verser.
La mort des malheureux que votre bras foudroie
665 Ne vous fait point goûter une barbare joie.
Votre coeur malgré vous sensible et généreux,
En se vengeant toujours, ne fut jamais heureux.
Pourquoi vous laissez-vous livrer par la colère
À cette cruauté qui vous est étrangère,
670 Que vous ne trouvez point au fonds de votre sein ?
Devenez moins superbe, et vous êtes humain.
Souffrez ce zèle ardent qui me défend de feindre,
Il est temps d’être aimé, c’est trop vous faire craindre.
Avec plus de repos, si vous voulez régner,
675 N’effrayez plus les coeurs, songez à les gagner.

ANTIOCHUS

Eh bien, à vos conseils Antiochus se livre,
Estime, amour, raison, tout m’engage à les suivre.
Connaissez à quel point je m’en sens pénétrer
Par le dessein qu’ici je vais vous déclarer.
680 Je vous offre ma main, il est temps, Antigone,
Que ce front si chéri partage ma couronne.
Dès longtemps aux honneurs du souverain pouvoir
Mes tendresses ont dû préparer votre espoir.
Je ne diffère plus, jouissez-en, Madame,
685 Que des jours plus sereins soient le prix de ma flamme,
Et par votre pitié modérant mes rigueurs,
Venez m’aider vous-même à regagner les coeurs.
Votre douceur va mettre un frein à ma colère,
Et je ne connais plus que l’orgueil de vous plaire.

SCÈNE I.. Antiochus, Antigone, Salmonée. §

SALMONÉE

690 Qu’ai-je à pleurer, seigneur ? Qu’a-t-on fait de mon fils ?
D’un bruit qui se répand tous mes sens sont saisis :
On ose m’assurer que sa vertu chancelle,
Et que vous espérez d’en faire un infidèle.
Ah ! Permettez du moins que je puisse le voir.

ANTIOCHUS

695 Pour lui défendre encor de suivre son devoir ?
Non, madame, souffrez plutôt qu’il vous apprenne
À vous rendre vous-même à ma loi souveraine,
Trop heureux, si pour prix de mes voeux satisfaits,
Je vous pouvais tous deux combler de mes bienfaits.

SALMONÉE

700 Laissez-moi voir mon fils, Seigneur, pour toute grâce,
Laissez-là vos bienfaits, reprenez la menace.
Vous me glacez d’effroi par un accueil si doux.
Sommes-nous devenus moins dignes de courroux,
Et mon fils chancelant, prêt à vous satisfaire,
705 A-t-il donc attiré cette injure à sa mère !
Non je ne croirai point qu’on puisse le forcer...

ANTIOCHUS

J’espère avoir bientôt à le récompenser.
Jusques-là je le laisse au pouvoir d’Antigone.
Obéissez vous-même aux ordres qu’elle donne,
710 Désormais mon épouse, elle règne avec moi,
Et vous et votre fils vous êtes sous sa loi.

SCÈNE III. Antigone, Salmonée. §

SALMONÉE

Quoi ! Madame, c’est vous qui cherchez à nous nuire !
Misaël me restait, vous voulez le séduire,
Et si d’Antiochus j’en veux croire l’accueil,
715 La vertu de mon fils va trouver son écueil.
Je ne connais que trop, puisqu’il faut vous le dire,
Ce que vos yeux sur lui vous ont acquis d’empire :
Gardez-vous d’employer ce funeste pouvoir
Pour sa honte éternelle et pour mon désespoir.
720 Hélas ! Antiochus n’en voulait qu’à sa vie.
Faut-il que vous portiez plus loin la tyrannie ?
Que vous vouliez sans cesse à son coeur combattu
Par vos barbares pleurs enlever sa vertu ?

ANTIGONE

Je songe à le sauver, madame, et je l’espère.
725 Vouloir sauver le fils, est-ce trahir la mère ?
Et ne serait-ce pas à vous-même à chercher
Ce même appui qu’ici vous m’osez reprocher ?

SALMONÉE

Non, dès votre naissance à l’erreur asservie,
Vous n’avez pas conçu d’autre bien que la vie,
730 Et quoique nous disions, vous n’imaginez pas
Qu’il soit pour nous un mal plus grand que le trépas.
Nous sommes pénétrés de maximes plus saintes,
D’autres biens, d’autres maux font nos voeux et nos craintes.
Tout ce qui peut charmer ou troubler vos esprits,
735 Notre oeil plus éclairé le voit avec mépris.
Montez, montez, Madame, au trône de Syrie ;
Soyez de vos sujets redoutée et chérie ;
Que le ciel favorable accorde à vos désirs
Ce que vous connaissez d’honneurs et de plaisirs :
740 Mais de grâce, pour prix d’un souhait si sincère,
Laissez-nous les liens, l’opprobre, la misère ;
Laissez-nous le trépas ; et charmez de ce bien,
Notre coeur expirant ne vous enviera rien.

ANTIGONE à part.

Ô courage héroïque ! Ô vertu que j’admire !

SALMONÉE

745 Madame vous pleurez, et votre coeur soupire !
Touché de mes douleurs devient-il moins cruel !
Voudriez-vous enfin me rendre Misaël ?

ANTIGONE

Atteinte autant que vous de vos vives alarmes,
Je n’ai pu retenir mes soupirs et mes larmes,
750 Mais par votre douleur plus vous m’attendrissez,
Dans mon dessein aussi plus vous m’affermissez.
Oui votre fils vivra, j’ose vous en répondre.

SALMONÉE

Plus vous m’en répondez, plus je me sens confondre.
Je ne puis donc vous vaincre, et vous vous obstinez
755 Dans ce projet fatal que vous entreprenez.
Vous voulez éprouver jusqu’où mon fils vous aime,
Vous voulez dans son coeur triompher de Dieu même.
Eh bien, allez tenter ce sacrilège effort,
Pressez-le de choisir entre vous et la mort :
760 Mais du moins à vos pieds où la douleur me jette,
Ne désespérez pas une triste sujette.
Laissez-moi voir mon fils, que ce faible secours...

ANTIGONE

Je n’y puis consentir, il y va de ses jours.

SALMONÉE

C’est trop perdre mes pleurs. Pour ce que je souhaite,
765 C’est à tes pieds, Seigneur, qu’il faut que je me jette.
Implorons des secours plus dignes de ma foi.
Je t’offense à chercher un autre appui que toi.

SCÈNE IV. §

ANTIGONE

Hélas ! Ne te plains pas qu’à tes voeux je m’oppose,
Triste mère je sens les maux que je te cause.
770 Si je te découvrais, pour calmer ta douleur,
Le nouveau jour qui luit dans le fonds de mon coeur,
Si je te laissais voir mon âme toute entière,
Et combien je te sers par delà ta prière.
Mais les jours de ton fils me sont trop importants.
775 Je n’ai rien du risquer. Ménageons les instants.

SCÈNE V. Antigone, Barsés. §

ANTIGONE

Barsès ?

BARSÉS

Qu’ordonnez-vous ?

ANTIGONE

De la nuit qui s’approche
Saisissons la faveur, pour sortir d’Antioche.
Instruit de mes projets, vous osez tout pour moi,
Assurez des destins commis à votre foi.

BARSÉS

780 Commandez, je suis prêt, mon zèle et ma prudence
Répondront dignement à votre confiance.

ANTIGONE

C’est assez. En ces lieux envoyez Misaël.

SCÈNE VI. §

ANTIGONE

Ne nous traverse pas, puissant dieu d’Israël :
Qu’aujourd’hui mon amour devant toi trouve grâce ;
785 Et daigne protéger une si belle audace.

SCÈNE VI.. Antigone, Misael. §

MISAEL

Eh bien, Madame, eh bien, le supplice est-il prêt ?
Antiochus a-t-il prononcé mon arrêt ?

ANTIGONE

Non, et de mon amour l’heureuse vigilance
Va mettre contre lui tes jours en assurance.
790 J’ai su d’un vain espoir endormir sa fureur.
Il pense que bientôt abjurant ton erreur,
Aux autels de ses dieux...

MISAEL

Qu’avez-vous laissé croire !
Ah ! Vous m’aviez promis d’avoir soin de ma gloire.
Je cours le détromper, et l’honneur de mon nom
795 Me reproche le temps qu’a duré ce soupçon.
Je vais faire à ses yeux éclater tant de zèle...

ANTIGONE

Cours, ingrat, mais qu’aussi ton grand coeur lui révèle
L’excès de cet amour qui m’anime pour toi.
Dis-lui que de ton dieu je reconnais la loi.
800 Livre à sa barbarie une double victime,
Et qu’un même tourment punisse un même crime.

MISAEL

L’ai-je bien entendu ? L’oserais-je penser
Qu’au culte de vos dieux vous puissiez renoncer ;
Et que le ciel, versant ses clartés dans votre âme,
805 Eût réconcilié mon devoir et ma flamme ?

ANTIGONE

Avec tout son éclat la gloire du seigneur
Assiégeait dès longtemps mon esprit et mon coeur.
À ces impressions, je frémis de l’offense,
J’opposais ce poison sucé dès mon enfance.
810 Toujours prête à le croire, et voulant en douter,
Reprenant le bandeau qu’il voulait écarter,
Je m’armais contre lui d’une honte rebelle,
Et de peur de changer, je vivais infidèle :
Mais pour déterminer mon esprit combattu,
815 Dieu s’est voulu servir de toute ta vertu.
Par ta force aujourd’hui j’ai compris sa puissance,
Tes efforts ont enfin dompté ma résistance,
Et de ta mère encor le magnanime effroi,
En craignant ta faiblesse, a confirmé ma foi.

MISAEL

820 Ô ciel ! Que vous charmez mon amour et mon zèle !
Et ce grand changement, ma mère le sait-elle ?

ANTIGONE

Dans l’intérêt pressant d’empêcher ton trépas,
Je n’ai rien dit, j’ai craint qu’elle ne m’en crût pas,
Et qu’au moins dans le doute où je l’aurais laissée,
825 Mon entreprise encor ne s’en vît traversée.
Mais toi, cher Misaël, tu me connais trop bien,
Pour penser qu’un moment je te déguise rien.
Je suis israélite, et tu peux bien m’en croire,
Puisqu’au trône des rois j’en préfère la gloire.
830 Antiochus m’offrant son sceptre avec sa main,
N’a pu par ses bienfaits balancer mon dessein.
Je renonce à l’empire et je le sacrifie
À ma religion aussi bien qu’à ta vie.
Après ce que j’ai fait ; c’est à toi d’achever.

MISAEL

835 Eh bien ! Que faut il faire enfin pour vous sauver ?

ANTIGONE

Je sais de ce palais les détours les plus sombres ;
Et tandis que la nuit répand partout ses ombres,
Celui même par qui je t’avais fait garder,
Barsès hors de ces murs consent à nous guider.
840 Profitons des moments ; allons sous sa conduite...

MISAEL

Pour un coeur généreux quel secours que la fuite !
Ne t’en alarme point. Pour toi, cher Misaël,
De ta fuite va naître un honneur immortel.
Si tu crois une amante à ta gloire attachée,
845 Ta retraite longtemps ne sera pas cachée ;
Et, j’en crois mon espoir, bientôt tu t’en feras
L’heureux champ de bataille où tu triompheras.
Tu peux faire porter de secrètes nouvelles
À ceux qui des hébreux sont demeurés fidèles ;
850 Les avertir partout de s’armer sans éclat,
Et de se joindre à toi préparés au combat.
Bientôt de tes projets l’heureuse renommée
Du brave assidéen grossira ton armée ;
Il viendra sous tes lois signaler sa valeur.
855 Alors fais retentir le saint nom du Seigneur.
Des prêtres rassemblés fais sonner la trompette,
Et de nos fiers tyrans entreprend la défaite.
Dieu, du haut de son trône, appuiera tes desseins,
Saura pour le combat armer tes jeunes mains,
860 Remontrera David en ton ardeur guerrière,
Et par toi les géants vont mordre la poussière.

MISAEL

Par ce zèle enflammé que vous me faites voir,
Tout à coup dans mon coeur passe tout votre espoir.
J’en augure aux hébreux une gloire nouvelle,
865 Et c’est par votre voix le seigneur qui m’appelle.
Oui, je crois voir en vous cet ange impérieux,
Qui jadis, pour briser les fers de nos aïeux,
Et du ciel apportant la divine promesse,
De l’humble Gedéon vint armer la faiblesse.
870 J’ai beau me dire ici que Misaël n’est rien,
Je sais que je puis tout avec un tel soutien,
Et que devant le chef qu’à son peuple Dieu nomme,
Les camps le plus nombreux fuiront comme un seul homme.
C’en est fait ; mettons-nous en état d’obéir.
875 À tarder plus longtemps je croirais le trahir.
La fuite désormais à mes yeux ne présente
Que de nos saints exploits la suite triomphante.
Heureux ! Si je pouvais, pour prix de votre foi,
Vous replacer au trône où vous montiez sans moi.
880 Mais, que dis-je ! En fuyant, laisserons-nous ma mère
Au pouvoir du tyran, en proie à sa colère ?

ANTIGONE

Rassure-toi. Mes soins ne l’abandonnent pas.
Bientôt, cher Misaël, elle suivra nos pas.
J’ai prévu, j’ai senti ta tendresse inquiète ;
885 Et mes ordres secrets assurent sa retraite.
Ne crains rien.

MISAEL

Allons donc.

ANTIGONE

Quand je pars avec toi,
Misaël, il te reste à me donner ta foi,
À recevoir la mienne ; et ma gloire jalouse
Ne me laisse d’ici partir que ton épouse.
890 Atteste donc le dieu que nous servons tous deux,
Et qu’il soit à jamais le garant de nos feux.

MISAEL

Dieu puissant, qui jadis donnas ta loi suprême
Aux deux premiers époux qu’unissait ta main même,
Qui, bénissant un feu par toi-même inspiré,
895 D’un amour naturel fis un lien sacré ;
Nous n’avons plus de temple ; et de superbes maîtres
Font languir dans les fers nos pontifes, nos prêtres ;
C’est à toi seul, Seigneur, de nous en tenir lieu.
Sois ici le témoin, le ministre et le dieu.
900 Préside à mes serments ; et sois pour Antigone
Le garant de la foi que Misaël lui donne :
Grave au fonds de mon coeur l’irrévocable loi
De vivre et de mourir et pour elle et pour toi.

ANTIGONE

Recevez donc ma main ; je vous suis asservie ;
905 Je vous livre à jamais et mon coeur et ma vie :
Mais allons, cher époux ; et fuyons de ces lieux.
Rachel suivra Jacob sans emporter ses dieux.

ACTE IV §

SCÈNE I. Arsace, Antiochus. §

ARSACE

Par votre ordre j’allais chercher l’israélite.
Barsès et Misaël étaient tous deux en fuite.
910 Je n’ai point vu de garde ; et mon empressement
Venait vous avertir de leur éloignement.
Un ami de Barsès s’est offert à ma vue ;
Il semblait redouter ma présence imprévue :
J’ai soupçonné son trouble, et l’ai forcé soudain
915 De m’avouer leur fuite et son propre dessein.
Du juif il prétendait vous enlever la mère,
Et, fuyant sur leurs pas, tromper votre colère.
Voilà de leur secret tout ce que j’ai surpris.
Je vous ai déjà dit les chemins qu’ils ont pris.

ANTIOCHUS

920 Ils n’échapperont pas, Arsace, à ma vengeance.
J’ai fait partir contre eux ma garde en diligence,
Et le traître Barsès ne saurait éviter...
Mais quel soupçon nouveau vient ici m’agiter !
J’avais choisi Barsès par l’avis d’Antigone.
925 Est-ce donc elle, ô dieux, qu’il faut que je soupçonne ?
Qu’on la fasse venir ; je veux être éclairci ;
Et que de Misaël la mère vienne aussi.

SCÈNE II. §

ANTIOCHUS

Croirai-je qu’à ce point Antigone m’offense
De mon empire offert est-ce la récompense ?
930 Et déjà la perfide, au mépris du devoir,
Fait-elle ainsi l’essai du souverain pouvoir ?
Parce qu’elle m’a plu, me croit-elle en ses chaînes ?
De l’état en ses mains ai-je remis les rênes ?
Croit-elle désormais régner au lieu de moi ?
935 Et que pour être amant, j’ai cessé d’être roi ?
Se fiant trop sans doute à l’orgueil de ses charmes,
Elle croit me fléchir par ses premières larmes ;
Mais en qui me trahit on sait trop qu’à mes yeux,
Jusques à la beauté, tout devient odieux.
940 Que j’humilierai bien cet orgueil qui la flatte !
On va me l’envoyer ; que me dira l’ingrate ?
Qu’à mon propre intérêt se laissant conseiller,
Elle m’épargne un sang dont je m’allais souiller ;
Et qu’elle a craint enfin que de notre hyménée
945 Cet auspice sanglant ne marquât la journée.
Trop frivoles raisons ! Je veux être obéi.
Et servi malgré moi, je me compte trahi.
Mais que veut dire Arsace, et quel trouble l’étonne ?

SCÈNE III. Antiochus, Arsace. §

ARSACE

C’est vainement, Seigneur, que l’on cherche Antigone :
950 Elle ne paraît point.

ANTIOCHUS

On ne la trouve pas !
Je frémis ; de l’hébreu suivrait-elle les pas ?
Est-ce donc un amant que sa pitié délivre ?
Est-ce donc un rival qu’en lui j’ai laissé vivre ?
Quels prodiges ! Grands dieux ! Qui le pourrait penser !
955 Qu’au mépris de mon trône où je l’allais placer
Dans son perfide coeur un esclave l’emporte !
Il ne lui peut offrir que les chaînes qu’il porte ;
Mon amour la faisait régner sur l’univers ;
On dédaigne mon sceptre et l’on choisit ses fers.
960 Qu’ils tremblent ; de mes mains c’est en vain qu’ils s’arrachent.
Je percerai l’asile où ces ingrats se cachent.
Dans les antres profonds dussent-ils se sauver,
Ma fureur saura bien encor les y trouver.
L’israélite vient.

SCÈNE IV. Antiochus, Salmonée, Tharés. §

SALMONÉE

De l’ordre qu’on me donne
965 Que faut-il...

ANTIOCHUS

Votre fils fuit avec Antigone.

SALMONÉE

Antigone et mon fils !

ANTIOCHUS

Viennent de s’échapper.
Vous savez leur secret, gardez de me tromper ;
S’aimeraient-ils ? Parlez ; ou d’une vaine audace
La mort...

SALMONÉE

Crois-moi, tyran, ne perds point de menace.
970 Tu sais ton impuissance à me faire trembler :
Mais ce que tu m’apprends suffit pour m’accabler.
S’il est vrai, qu’écoutant une ardeur criminelle,
Mon fils ait consenti de suivre une infidèle,
Tes malheurs sont les miens ; plus que toi j’en frémis ;
975 Tu perds une maîtresse ; et moi je perds un fils.

ANTIOCHUS

Comment donc m’éclaircir de leurs perfides flammes !
Voyons ; et d’Antigone interrogeons les femmes.
Dans ce doute mortel c’est trop me retenir.
Apprenons de quel crime il la faudra punir.

SCÈNE V. Salmonée, Tharés. §

SALMONÉE

980 Je n’ai donc plus de fils ! Cette fuite funeste
Me sépare à jamais de celui qui me reste.
Voilà, chère Tharès, le malheur que j’ai craint ;
Voilà le fruit cruel d’un amour mal éteint.
J’espérais voir le ciel sensible à mes alarmes ;
985 Mais il a rejeté ma prière et mes larmes.
Je succombe à mes maux. Eh ! Comment mes enfants
Dans le sein du seigneur aujourd’hui triomphants,
N’ont-ils pas obtenu pour prix de leur victoire
Qu’un frère malheureux n’en ternît pas la gloire !

THARÈS

990 Que lui reprochez-vous, Madame ? Et quel affront
Pensez-vous que sa fuite imprime à votre front ?
D’un tyran implacable il fuit la barbarie.
Sans trahir son devoir, il assure sa vie.
Il n’a point adoré les dieux du syrien.

SALMONÉE

995 Il adore les dieux, puisqu’il trahit le sien.
Il ne fuit que pour suivre Antigone qu’il aime ;
Amant de l’idolâtre, il le devient lui-même.
Quand Dieu n’est pas pour lui l’intérêt le plus cher,
Qu’importe d’Antigone ou bien de Jupiter ?

THARÈS

1000 Mais quand Misaël fuit, du tyran qu’elle offense
Antigone elle-même a dû fuir la vengeance.
L’amour les unit moins peut-être que l’effroi.
L’une fuit pour sa vie, et l’autre pour sa foi.
Pourquoi vous hâtez-vous de le noircir d’un crime,
1005 Puisque la suite enfin peut être légitime ;
Puisqu’elle était permise...

SALMONÉE

À tout autre qu’à lui.
Oui, le commun des juifs peut sans crime avoir fui.
Quand le tyran leur livre une cruelle guerre,
Qu’ils cherchent un asile aux antres de la terre ;
1010 Contents, sans l’affronter, d’attendre le trépas,
Ils peuvent se cacher ; je n’en murmure pas.
Mais le ciel de mon fils exigeait davantage.
Quand de ses frères morts, il a vu le courage,
Témoin de tous les maux qu’ils viennent de souffrir,
1015 C’est les déshonorer qu’avoir craint de mourir.
Mais tout mon sang est prêt pour expier son crime ;
Accepte au lieu du fils la mère pour victime ;
Seigneur, que le tyran las de me dédaigner,
Ne me méprise plus assez pour m’épargner.
1020 Rend terrible à ses yeux le zèle qui m’enflamme.
Qu’il croie en me perdant perdre plus qu’une femme ;
Et que dans sa fureur ce nouveau Sisara
Craigne de laisser vivre un autre Debora.
Fais qu’à mes vrais enfants désormais réunie,
1025 Tout mon sang d’un ingrat lave l’ignominie :
Quand je n’ai plus de fils que je puisse t’offrir,
Plus d’autre bien pour moi, Seigneur, que de mourir.

SCÈNE VI. Antiochus, Salmonée, Tharés. §

ANTIOCHUS

Dieux ! Ne ferai-je donc qu’une recherche vaine ?
On ne m’éclaircit point ; tout augmente ma peine.
1030 De leur fatal amour on n’ose m’assurer ;
Cependant malheureux puis-je encor l’ignorer ?
Plus je pense à leur fuite, et plus mon coeur se trouble.
Ma fureur inquiète à chaque instant redouble.
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.
À Salmonée.
1035 Sortez ; votre présence irrite mes ennuis.
Hidaspe ne vient point ! Qu’est-ce qui le retarde !
Les traîtres seraient-ils échappés à ma garde ?
Se pourrait-il qu’Hidaspe eût manqué leur chemin ?
Ses jours me répondraient... mais je le vois enfin.

SCÈNE VII. Antiochus, Hidaspe. §

ANTIOCHUS

1040 Eh bien ! M’amène-t-on la perfide et le traître ?
Et d’où vient que sans eux je te vois reparaître ?

HIDASPE

Seigneur, ces fugitifs ne vous échappent pas.
Mais de quelques moments j’ai devancé leurs pas ;
Et tandis qu’en ces lieux on va vous les conduire,
1045 Du succès du combat j’ai voulu vous instruire.

ANTIOCHUS

Un combat ! Contre qui ?

HIDASPE

Misaël et Barsès
N’en ont que trop longtemps retardé le succès ;
Et les faits imprévus que je dois vous apprendre,
Vous surprendront, Seigneur, si vous voulez m’entendre.

ANTIOCHUS

1050 Parle.

HIDASPE

Ils touchaient déjà le pied des monts prochains,
Lorsqu’au soleil naissant nous les avons atteints.
Misaël et Barsès conduisaient Antigone.
De vos propres soldats un corps les environne,
Qui se voyant suivis, saisissent à l’instant
1055 D’un passage serré l’avantage important.
Nous pensions sans effort dissiper les perfides ;
Que par leur trahison devenus plus timides,
Ils s’allaient, en fuyant, dérober à nos coups :
Mais, loin de s’ébranler, ils s’encouragent tous,
1060 La peur du châtiment irrite leur audace ;
Et du seul désespoir ils attendent leur grâce.
Antigone à leurs yeux déployant ses trésors,
Promet d’en partager le prix à leurs efforts :
Mais ce qui plus que tout animait leur défense.
1065 C’était de Misaël l’héroïque vaillance.
Vos yeux de son courage auraient été jaloux ;
C’est de tous les mortels le plus grand après vous.
Son bras de flots de sang fait ruisseler la terre ;
Chacun pensait en lui voir le dieu de la guerre ;
1070 Et Barsès dans vos camps nourri jusqu’aujourd’hui,
Ne paraissait qu’apprendre à combattre sous lui :
Barsès tombe mourant : mais toujours invincible,
Le magnanime hébreu n’en est pas moins terrible,
Tant qu’enfin ses soldats par le nombre accablés,
1075 Expirent presque tous sous nos coups redoublés.
Je fais en ce moment enlever Antigone ;
Misaël qui le voit lui-même s’abandonne ;
Il jette son épée ; et se livre en nos mains.
Exécutez, dit-il, vos ordres inhumains ;
1080 Malgré tous mes efforts elle est votre captive ;
Je n’ai pu la sauver ; il faut que je la suive.
Enchaînés l’un et l’autre on les amène ici.
Vous les verrez bientôt, Seigneur ; mais les voici.

SCÈNE VIII. Antiochus, Misael, Antigone. §

ANTIOCHUS, à Antigone.

Approche ; et que ton coeur frémissant à ma vue
1085 Commence de subir la peine qui t’est due.
De tant d’amour, ingrate, est-ce donc là le prix ?
Devais-tu le payer d’un si sanglant mépris ?
Après mon sceptre offert, Antigone me brave,
Jusqu’à m’abandonner ; pour qui ? Pour un esclave !
1090 Jusqu’à me préférer les rigueurs de son sort ;
À fuir mon trône enfin, comme il fuyait la mort !

ANTIGONE

Souffrez, Antiochus, que je me justifie ;
Non, que je prenne encor aucun soin de ma vie,
Que je prétende ici fléchir votre courroux ;
1095 Mais pour mon propre honneur, pour moi, plus que pour vous.
De mon coeur dès longtemps Misaël est le maître ;
Je brûlais d’un amour que Sion a vu naître ;
Je le cachais toujours et n’en triomphais pas.
Quand le ciel de mon père ordonna le trépas,
1100 Au sein de votre cour vous m’avez appelée.
De toutes vos faveurs votre amour m’a comblée.
Vos soins impatients prévenaient mes souhaits.
Je n’avais plus de coeur à rendre à vos bienfaits ;
Et je m’en suis tenue à la reconnaissance
1105 Que mon destin encor laissait en ma puissance.
De vos seuls intérêts j’ai fait mon premier soin.
Je voulais votre gloire ; et vous m’êtes témoin
Que si vous aviez crû ce que j’osais vous dire,
Si mes conseils sur vous avaient eu plus d’empire,
1110 Ils devaient prévenir ou suspendre le cours
De tant de cruautés qui ternissent vos jours.
Mais malgré mes conseils, mes soupirs et mes larmes,
Votre orgueil a souillé le succès de vos armes.
Vous chargez de vos fers toute une nation.
1115 Vous changez la victoire en persécution.
Israël est proscrit par cet orgueil perfide ;
Et pour lui votre règne est un long homicide.
Mes yeux se sont enfin lassés de vos rigueurs ;
Et ma fuite aujourd’hui m’associe à leurs pleurs.
1120 Leur magnanimité, leur longue patience
Ont au dieu des hébreux gagné ma confiance ;
Et j’ai crû que le dieu dont les secours puissants
Soutenaient la vertu dans les coeurs innocents,
Valait mieux que des dieux qui laissent impunie
1125 L’ivresse de l’orgueil et de la tyrannie.
Vous connaissez pourquoi j’ai suivi Misaël.
Je partage avec lui le destin d’Israël ;
Et dussai-je irriter votre fureur jalouse,
Je suis israélite et de plus son épouse.

ANTIOCHUS

1130 Son épouse ! À ce point on ose m’outrager !

ANTIGONE

Je la suis ; j’en fais gloire, et tu peux t’en venger.

ANTIOCHUS

Son épouse ! Grands dieux !
Voulant tirer son épée contre Misaël.
Ah ! Cruel, de ta vie...

ANTIGONE

Arrêtez, arrêtez. Par cette barbarie
N’allez pas vous couvrir d’un opprobre nouveau ;
1135 Et soyez son tyran, et non pas son bourreau.
Mais pourquoi ces fureurs ? Qu’importe à votre flamme
Que d’un autre ou de lui je devienne la femme,
Puisqu’enfin désormais, asservie à leur loi,
Tout idolâtre hymen est interdit pour moi ?
1140 Je suis israélite ; et loin que je démente
Ce nom...

ANTIOCHUS

Tu ne l’es point ; tu n’es que son amante.
Ton dieu c’est ton amour ; et tes voeux aujourd’hui
N’ont en me trahissant sacrifié qu’à lui :
Mais je vais te punir, en t’arrachant la vie,
1145 Et de ton sacrilège et de ta perfidie.
Ingrate, tu vas voir mon courroux furieux
S’épuiser à venger mon amour et les dieux.

MISAEL

N’écoutez pas, Seigneur, cette horrible vengeance.
Souffrez qu’à vos genoux quelque espoir de clémence...

ANTIOCHUS

1150 Misaël à mes pieds ! Je ne m’en flattais pas.
Je ne lui croyais point un courage si bas ;
Et jusqu’à ce moment prière ni menace
N’avait pi le forcer à me demander grâce.
Le faible de ton coeur vient de se déceler ;
1155 Et tu m’apprends toi-même à te faire trembler.

MISAEL

Il est vrai, ma frayeur à vos yeux se déclare :
Mais ne connaissez-vous que ce plaisir barbare ?
Et du pouvoir des rois les suprêmes grandeurs
N’ont-elles rien de doux que d’effrayer les coeurs ?
1160 Osez faire aujourd’hui l’essai d’une autre gloire.
Remportez sur vous-même une illustre victoire.
Faut-il qu’un nom célèbre entre les conquérants
Mêle à tant de lauriers l’opprobre des tyrans ?
D’un peuple gémissant faites tomber les chaînes ;
1165 Laissez-le respirer après ses longues peines ;
Faites cesser le cours de tant de cruautés ;
Et signalez sur nous vos premières bontés :
Ou s’il vous faut, Seigneur, encor une victime,
Frappez ; que mon trépas soit votre dernier crime.
1170 Éteignez dans mon sang un injuste courroux.
Heureux ! Si mon supplice est la grâce de tous.

ANTIOCHUS

Non, ne te flatte point que ta mort me suffise.
J’ai trop appris combien Misaël la méprise ;
Et je ne pourrais plus compter sur ton effroi,
1175 Si mon courroux n’avait à menacer que toi.
C’est sur un autre coeur que vengeant mon outrage,
Je te ferai frémir malgré tout ton courage.
Grâce au ciel ma fureur ne peut plus se tromper.
Je sais pour te punir où ma main doit frapper.

MISAEL

1180 Eh ! Que vous servirait de frapper Antigone ?
Espérez-vous qu’alors ma vertu m’abandonne ?
Malgré tout mon amour, l’aspect de son trépas
Déchirerait mon coeur et ne le vaincrait pas.
À Antigone.
Madame...

ANTIGONE

Ne crains rien de mon sexe timide.
1185 Je suivrai sans faiblesse un époux intrépide.
En m’unissant à toi, mon coeur s’est revêtu
De tous tes sentiments, de toute ta vertu.

MISAEL

Que la vie avec vous m’eût été précieuse !

ANTIGONE

Que la mort avec toi me sera glorieuse !

MISAEL

1190 Ne devions-nous, hélas ! être unis qu’un moment ?

ANTIGONE

Cher époux, nous mourrons, du moins en nous aimant.

ANTIOCHUS

Ah ! C’est trop abuser, couple ingrat et perfide
De l’état où me jette une douleur stupide.
À peine mon oreille entendait vos discours.
1195 Quoi donc ! Vous vous jurez de vous aimer toujours !
Vous insultez au trouble où mon âme est en proie !
Mais vous perdrez bientôt cette barbare joie.
Dans cet appartement conduisez-les tous deux,
Gardes ; suivez mon ordre ; et me répondez d’eux.
À Misaël.
1200 Toi, songe à m’obéir, sans tarder davantage ;
Ou fais-toi de ses maux la plus affreuse image.
Tout ce que la fureur inventa de cruel...

MISAEL

Adieu, chère Antigone.

ANTIGONE

Adieu, cher Misaël.

SCÈNE IX. §

ANTIOCHUS

Serai-je donc vaincu, grands dieux ! Et cette offense
1205 Me va-t-elle à jamais prouver mon impuissance !
À cet affront mortel m’auriez-vous réservé ?
Et ne suis-je plus roi que pour être bravé !

ACTE V §

SCÈNE I. §

MISAEL

Juste ciel ! Quelle épreuve ! Et par quelle vengeance
Le barbare vient-il d’ébranler ma constance !
1210 L’ai-je bien entendu ce sacrilège choix,
Que m’offre sa fureur pour la dernière fois !
Sacrifie à nos dieux ; et ma gloire contente
T’accorde avec tes jours les jours de ton amante :
Si rien à ton erreur ne peut te dérober,
1215 Le glaive est suspendu, je le laisse tomber.
Mais songe, m’a-t-il dit (et d’horreur j’en frissonne)
Qu’en te livrant, tu vas condamner Antigone :
Sur le bûcher vengeur tout prêt à s’allumer,
Antigone à tes yeux se verra consumer.
1220 Pour vous punir tous deux, ma jalouse vengeance
Pour signal de sa mort a marqué ta présence ;
Et je te laisse ainsi le supplice nouveau
D’être, si tu le veux, son juge et son bourreau.
Que vais-je devenir ? Eh ! Quel choix puis-je faire !
1225 Ah ! Tyran, quel démon conseille ta colère ?
Qui te fait inventer de semblables rigueurs,
Et t’apprend si bien l’art d’épouvanter les coeurs ?
Ô ciel, qui vois le trouble où mon âme s’égare,
Puis-je ici ne pas être infidèle ou barbare ?
1230 Puis-je encor satisfaire à tout ce que je dois ;
Et ne pas offenser la nature ou ma foi ?
Qui me garantira d’un éternel reproche ?

SCÈNE II. Misael, Salmonée. §

MISAEL

Ah ! Ma mère !

SALMONÉE

Ah ! Mon fils ! Je tremble à ton approche.
J’ai voulu sur ta fuite interroger le roi,
1235 Qui d’un regard farouche augmentant mon effroi,
Et sur tes sentiments s’obstinant au silence,
Pour mon tourment, dit-il, me permet ta présence.
Ton aspect est-il donc un supplice pour moi ?
Parle ; est-ce un infidèle ; est-ce un fils que je vois ?
1240 T’es-tu déshonoré ? Ta fuite est-elle un crime ?

MISAEL

Non. Je n’exécutais qu’un dessein légitime.
Antigone avec moi s’éloignait de ces lieux ;
Mais, madame, en fuyant elle abjurait ses dieux :
Elle est israélite ; un noeud sacré nous lie.
1245 Le nom de son époux m’a chargé de sa vie.

SALMONÉE

Elle est israëlite ! Et vous êtes unis !
Et le tiran encor ne vous a pas punis !
Se démentirait-il jusqu’à vous faire grâce ?

MISAEL

Ah ! Ma mère, bien loin que sa fureur se lasse,
1250 Le cruel me prépare un supplice fatal
Qu’il imagine moins en tyran qu’en rival.
Si je m’offre à la mort, Antigone est perdue ;
Je la livre aux bourreaux, ma présence la tue ;
J’allume le bûcher qui la doit dévorer,
1255 Et je l’y précipite, en courant m’y livrer.

SALMONÉE

Et si tu n’y cours point, qu’est-ce donc qu’il espère ?

MISAEL

Qu’en adorant ses dieux, j’éteindrai sa colère.

SALMONÉE

Et tu consentirais qu’il osât l’espérer ?

MISAEL

Vous me faites frémir. Mais je dois demeurer ;
1260 De ces funestes lieux attendre qu’on m’arrache ;
Et n’être, s’il se peut, ni barbare, ni lâche ;
Me résoudre à la mort que je ne fuirai pas,
Sans aller d’une épouse ordonner le trépas :
Car, madame, songez que l’amour qui m’anime,
1265 Tout extrême qu’il est, a cessé d’être un crime.
Sans honte et sans remords j’en subis la rigueur ;
Et c’est sans le souiller qu’il déchire mon coeur.
Où prendre dans ce trouble un conseil salutaire !
Plein de ce que je sens, vois-je ce qu’il faut faire ?
1270 Je sais que le tyran va soupçonner ma foi ;
Je le sais, et j’attends : mais enfin je le dois.
Ces jours unis aux miens qu’il faut que je respecte...

SALMONÉE

Ciel ! Qu’entends-je ! Tu dois laisser ta foi suspecte !
Misaël à mes yeux ose penser ainsi !
1275 La faiblesse et l’erreur le retiennent ici !

MISAEL

Savons-nous quel secours le seigneur nous prépare ?
Ne peut-il pas sur nous attendrir le barbare ;
À d’autres sentiments tout à coup l’amener ?

SALMONÉE

Ingrat ! Ne peut-il pas aussi t’abandonner ?
1280 Quand tu te plais toi-même à trahir ton courage,
Tremble qu’il ne te laisse achever ton ouvrage.
Si le moment présent ne te sert qu’à gémir,
Crois-tu qu’un autre instant serve à te raffermir ?
Je frémis de l’effroi que ton coeur me témoigne.
1285 Ta passion s’accroît, et le Seigneur s’éloigne.
Hélas ! Pour se venger de tant d’instants perdus,
Peut-être que sa voix ne te parlera plus.

MISAEL

Ah ! S’il me parle encor, que j’ai peine à l’entendre !
Du trouble de mes sens je ne puis me défendre.
1290 Je ne vois qu’Antigone expirante à mes yeux.
Quoi, Madame, j’irais en tyran furieux,
Donner de son trépas le décret parricide !
À cet affreux penser mon zèle s’intimide.
Pour elle j’ai juré de vivre et de mourir.
1295 Suis-je donc son époux pour la faire périr ?
Dans les sombres horreurs de ce cruel martyre,
Je ne décide rien, Madame : mais j’expire.

SALMONÉE

Expire ; mais, mon fils, expire pour ton dieu.
Qu’Antigone aujourd’hui ne t’en tienne pas lieu.
1300 Si sa religion n’est qu’une indigne feinte,
Ton amour est un crime aussi bien que ta crainte ;
Si vers la vérité c’est un retour constant,
Meurs, et va lui donner l’exemple ; elle l’attend.
Les juifs vont adopter ta faiblesse ou ton zèle.
1305 Par toi, tout est impie, ou bien tout est fidèle :
Du salut d’Israël, ou de son jour fatal,
Timide ou généreux, tu donnes le signal.
Au nom de l’alliance à nos aïeux jurée,
Au nom de l’éternel et de l’arche sacrée,
1310 Où Moïse jadis renferma cette loi
Qu’écrivit le Seigneur pour son peuple et pour toi,
J’ose encore ajouter au nom de tous tes frères
Qui viennent de mourir pour la foi de leurs pères :
Par de lâches délais ne va pas la trahir.
1315 Et sans rien voir de plus, hâte-toi d’obéir.
Accorde-moi, mon fils, ce prix de ta naissance,
De ces soins qu’à ta mère a coûté ton enfance :
Si le plus tendre amour a veillé sur tes jours,
Va mourir.

MISAEL

Recevez mes adieux ; et j’y cours.

SCÈNE III. §

SALMONÉE

1320 J’ai retrouvé mon fils, seigneur, pour te le rendre.
Devrais-je avoir encor des larmes à répandre !
De la mère et du fils daigne être le soutien,
Affermis son courage et rassure le mien.
Je hâte cette mort dont je suis déchirée ;
1325 Il livre, pour te plaire, une épouse adorée ;
Et nous avons tous deux dans ces tristes moments
À te sacrifier les plus chers sentiments.
Grand dieu, sois en loué ; des efforts magnanimes
Doivent à tes regards épurer tes victimes.
1330 Dans notre sacrifice immolons tous nos voeux :
Le plus digne de toi, c’est le plus douloureux.

SCÈNE IV. Antiochus, Salmonée. §

ANTIOCHUS

C’en est fait ; votre fils consomme son audace.
Il vient, pour me braver, de sortir dans la place.
Honneur et sacrifice au seul dieu d’Israël,
1335 A crié devant moi l’insolent Misaël.
Je l’ai trop laissé vivre. Il est temps qu’il expie
L’aveugle fermeté de son orgueil impie.
De la main des bourreaux rien ne peut l’arracher.
Déjà tout était prêt, la flamme et le bûcher.
1340 Le cruel y va voir expirer ce qu’il aime ;
Et soudain dans les feux il la suivra lui-même.
Pour eux plus de pitié ; je n’en veux plus sentir ;
Et je ne suis rentré que pour m’en garantir.

SALMONÉE

Ah ! Vous voilà, Seigneur, tel que je vous demande ;
1345 Si j’implore de vous une grâce plus grande,
C’est que votre courroux consente de m’unir
À ce cher criminel que vous allez punir.
Pourquoi séparez-vous le fils d’avec la mère ?
N’ai-je pas comme lui droit à votre colère ?
1350 Et mon zèle hardi ne vous paraît-il pas
Digne autant que le sien d’obtenir le trépas ?

ANTIOCHUS

Tu me braves en vain ; ton sexe est ta défense ;
Et je sais me garder d’avilir ma vengeance.

SALMONÉE

Superbe, si mon sexe est si vil à tes yeux,
1355 Pourquoi démens-tu donc ce mépris odieux,
Comment ordonnes-tu qu’Antigone périsse ?

ANTIOCHUS

Ce n’est point son erreur qui l’envoie au supplice ;
C’est de sa trahison le juste châtiment,
Ou plutôt d’un rival sa mort est le tourment.

SCÈNE V. Antiochus, Salmonée, Arsace. §

ARSACE

1360 Vos ordres sont remplis ; et je viens vous apprendre
Le sort de deux grands coeurs qui ne sont plus que cendre.
Sitôt qu’on vous a vu rentrer dans le palais,
Du supplice fatal on hâte les apprêts ;
On conduit au bûcher Antigone enchaînée ;
1365 Misaël soupirant y suit l’infortunée.
Je ne vous tairai point le murmure et les pleurs
D’un peuple consterné qu’accablent leurs malheurs.
Chacun jette des cris : chacun se désespère
De voir cette beauté qui vous était si chère,
1370 Par qui depuis longtemps sur vos heureux sujets
Vous vous plaisiez vous-même à verser vos bienfaits,
Que jusques-là, seigneur, si j’ose vous le dire,
Votre amour et nos voeux appelaient à l’empire,
Au lieu de ces grandeurs qui semblaient la chercher,
1375 Ne trouver aujourd’hui qu’un infâme bucher.
Elle seule est tranquille ; elle seule demeure
Insensible à des maux que tout le monde pleure ;
Et loin de nous montrer un front épouvanté,
Une modeste joie ajoute à sa beauté.
1380 L’erreur la rend ensemble impie et généreuse :
Puissiez-vous vivre heureux comme je meurs heureuse,
Nous dit-elle ; et soumis à de plus saintes lois,
En quittant vos faux dieux, mériter de bons rois !
Puis avec un regard tout plein de sa tendresse,
1385 À son nouvel époux cette amante s’adresse :
Que je bénis l’amour que tu m’as inspiré,
Puisqu’à ton dieu par-là mon coeur fut attiré !
Ma foi, pour l’un et l’autre, aujourd’hui se signale :
Ce bucher est pour moi la couche nuptiale ;
1390 Et ce trône de flamme où je m’en vais monter,
Vaut mille fois celui que tu m’as fait quitter.
Dans ses derniers adieux vingt fois elle l’embrasse,
Et soudain au bucher vole prendre sa place.
Alors selon votre ordre on retient Misaël,
1395 Qui, détournant les yeux du spectacle cruel,
Les fixe vers le ciel, qu’à genoux il implore
Pour cet objet chéri que la flamme dévore ;
Et des mains des bourreaux dès qu’il peut s’arracher,
Il s’élance lui-même au milieu du bucher,
1400 Où des feux irrités la prompte violence
A bientôt par leur mort rempli votre vengeance.
Oui ; vous êtes vengé, seigneur, ils ont vêcu.

ANTIOCHUS

Je ne suis point vengé, grands dieux ! Je suis vaincu.

SALMONÉE

Oui, superbe, tu l’es ; et ton pouvoir t’échappe ;
1405 Voilà le dernier coup dont le seigneur nous frape.
Le sang de mes enfants vient de le désarmer.
Ta rage contre nous a beau se ranimer,
L’éternel à son tour va prendre sa vengeance.
Notre opprobre finit, et ta honte commence.
1410 Dieu déploie à mes yeux l’avenir qui t’attend.
Je vois du peuple élu le triomphe éclatant ;
À leur tête je vois de nouveaux macchabées,
Le renaissant appui de nos villes tombées,
Marchant à la victoire, et prêts d’exécuter
1415 Les exploits que mes fils viennent de mériter.
Les puissances du ciel à leurs côtés combattent ;
Sous le glaive divin tes légions s’abattent ;
Tout est frappé ; tout meurt ; et le juif glorieux
Dans les murs de Sion rentre victorieux.
1420 Par ta confusion ta rage ranimée
Menace le seigneur d’une plus forte armée ;
Tu viens : mais il t’arrête ; et ses coups plus certains
Te renversent toi-même avec tous tes desseins.
Ton corps n’est bien-tôt plus qu’une honteuse plaie ;
1425 Tes amis, tes flatteurs, tout fuit, et tout s’effraye.
Un dieu juste condamne, en terminant ton sort,
Le coeur le plus superbe à la plus vile mort.
Alors reconnaissant que tu devais le craindre,
Tu cesses de braver ; tu ne sais que te plaindre ;
1430 Tu lui demandes grâce ; et prêt à l’adorer,
Tu ne veux plus de jours que pour tout réparer :
Mais ton faux repentir à ses yeux est un crime,
Il ne t’écoute plus et tu meurs sa victime.
Implacable tyran, voilà ton avenir.
1435 Ma voix te le révèle ; et tu peux m’en punir :
Mais, si de ton courroux je ne deviens la proie,
Je mourrai, malgré toi, de l’excès de ma joie.

ANTIOCHUS

Ô ciel ! Qu’ai-je entendu ! Quel effroi m’a troublé !
Je doute si c’est elle, ou Dieu qui m’a parlé.