SCÈNE I. Antiochus, Antigone. §
ANTIGONE
Je vous l’ai dit, Seigneur : j’espère le fléchir :
615 Mais des pleurs d’une mère il fallait l’affranchir,
Et vous aviez encore à craindre que son zèle
Ne l’armât contre nous d’une force nouvelle :
Vous le faites garder en ces lieux par Barsès,
Et rien ne saurait plus traverser mes succès.
620 J’ai de l’israëlite ébranlé le courage.
Encor quelques efforts j’obtiendrai davantage.
Vous l’avez dû prévoir, un esprit si hautain
Ne revient pas si tôt de son premier dessein :
Son orgueil, pour se rendre, a besoin d’un long terme ;
625 Et même en fléchissant il veut paraître ferme.
Mais fiez-vous à moi ; je saurai le sauver.
J’ai commencé, Seigneur ; je réponds d’achever.
ANTIOCHUS
Madame, chaque jour me le fait mieux connaître ;
Pour calmer mes chagrins, le ciel vous a fait naître ;
630 Et je bénis l’instant où la faveur des dieux,
Pour attendrir mon coeur, vous offrit à mes yeux.
Je veux bien l’avouer, les plus grandes conquêtes,
L’honneur d’humilier les plus superbes têtes,
D’abattre sous mes pieds un monde d’ennemis,
635 M’intéresserait moins que Misaël soumis.
L’horreur d’avoir en vain devant cette âme altière
Employé la menace et perdu la prière,
Mon amitié bravée autant que mon pouvoir,
Cet affront m’accablait du plus vif désespoir :
640 Car je ne sais si c’est ou grandeur ou faiblesse,
Mais ma fierté frémit de tout ce qui la blesse.
Qu’un seul de mes sujets ose me résister,
Tout ce qui m’obéit ne peut plus me flatter,
La résistance alors est tout ce qui me frappe,
645 Il semble à mon orgueil que le sceptre m’échappe,
Et qu’à jamais forcé de recevoir la loi,
Je ne suis plus qu’un homme, et cesse d’être roi.
ANTIGONE
Eh ! Pourquoi souffrez-vous que ce trouble empoisonne
Tout ce vaste pouvoir que le destin vous donne ?
650 Tandis que vous avez, Seigneur, de toutes parts
Tant d’objets enchanteurs où porter vos regards,
Le plus léger chagrin les fait tous disparaître !
Un superbe dépit...
ANTIOCHUS
Un superbe dépit... Je n’en suis pas le maître.
Je tâche à l’étouffer, et sans cesse il renaît ;
655 Je sens qu’il fait toujours mon plus cher intérêt :
Des autres passions toute la violence
N’en saurait dans mon coeur balancer la puissance.
Si Misaël se rend, madame, les hébreux
Sans effort désormais vont prévenir mes voeux.
660 Cet exemple peut tout, et j’en dois plus attendre
Que d’un torrent de sang que je pourrais répandre.
ANTIGONE
Que parlez-vous de sang, il n’y faut plus penser.
Eh ! Vous n’étiez pas né, Seigneur, pour en verser.
La mort des malheureux que votre bras foudroie
665 Ne vous fait point goûter une barbare joie.
Votre coeur malgré vous sensible et généreux,
En se vengeant toujours, ne fut jamais heureux.
Pourquoi vous laissez-vous livrer par la colère
À cette cruauté qui vous est étrangère,
670 Que vous ne trouvez point au fonds de votre sein ?
Devenez moins superbe, et vous êtes humain.
Souffrez ce zèle ardent qui me défend de feindre,
Il est temps d’être aimé, c’est trop vous faire craindre.
Avec plus de repos, si vous voulez régner,
675 N’effrayez plus les coeurs, songez à les gagner.
ANTIOCHUS
Eh bien, à vos conseils Antiochus se livre,
Estime, amour, raison, tout m’engage à les suivre.
Connaissez à quel point je m’en sens pénétrer
Par le dessein qu’ici je vais vous déclarer.
680 Je vous offre ma main, il est temps, Antigone,
Que ce front si chéri partage ma couronne.
Dès longtemps aux honneurs du souverain pouvoir
Mes tendresses ont dû préparer votre espoir.
Je ne diffère plus, jouissez-en, Madame,
685 Que des jours plus sereins soient le prix de ma flamme,
Et par votre pitié modérant mes rigueurs,
Venez m’aider vous-même à regagner les coeurs.
Votre douceur va mettre un frein à ma colère,
Et je ne connais plus que l’orgueil de vous plaire.
SCÈNE III. Antigone, Salmonée. §
SALMONÉE
Quoi ! Madame, c’est vous qui cherchez à nous nuire !
Misaël me restait, vous voulez le séduire,
Et si d’Antiochus j’en veux croire l’accueil,
715 La vertu de mon fils va trouver son écueil.
Je ne connais que trop, puisqu’il faut vous le dire,
Ce que vos yeux sur lui vous ont acquis d’empire :
Gardez-vous d’employer ce funeste pouvoir
Pour sa honte éternelle et pour mon désespoir.
720 Hélas ! Antiochus n’en voulait qu’à sa vie.
Faut-il que vous portiez plus loin la tyrannie ?
Que vous vouliez sans cesse à son coeur combattu
Par vos barbares pleurs enlever sa vertu ?
ANTIGONE
Je songe à le sauver, madame, et je l’espère.
725 Vouloir sauver le fils, est-ce trahir la mère ?
Et ne serait-ce pas à vous-même à chercher
Ce même appui qu’ici vous m’osez reprocher ?
SALMONÉE
Non, dès votre naissance à l’erreur asservie,
Vous n’avez pas conçu d’autre bien que la vie,
730 Et quoique nous disions, vous n’imaginez pas
Qu’il soit pour nous un mal plus grand que le trépas.
Nous sommes pénétrés de maximes plus saintes,
D’autres biens, d’autres maux font nos voeux et nos craintes.
Tout ce qui peut charmer ou troubler vos esprits,
735 Notre oeil plus éclairé le voit avec mépris.
Montez, montez, Madame, au trône de Syrie ;
Soyez de vos sujets redoutée et chérie ;
Que le ciel favorable accorde à vos désirs
Ce que vous connaissez d’honneurs et de plaisirs :
740 Mais de grâce, pour prix d’un souhait si sincère,
Laissez-nous les liens, l’opprobre, la misère ;
Laissez-nous le trépas ; et charmez de ce bien,
Notre coeur expirant ne vous enviera rien.
ANTIGONE à part.
Ô courage héroïque ! Ô vertu que j’admire !
SALMONÉE
745 Madame vous pleurez, et votre coeur soupire !
Touché de mes douleurs devient-il moins cruel !
Voudriez-vous enfin me rendre Misaël ?
ANTIGONE
Atteinte autant que vous de vos vives alarmes,
Je n’ai pu retenir mes soupirs et mes larmes,
750 Mais par votre douleur plus vous m’attendrissez,
Dans mon dessein aussi plus vous m’affermissez.
Oui votre fils vivra, j’ose vous en répondre.
SALMONÉE
Plus vous m’en répondez, plus je me sens confondre.
Je ne puis donc vous vaincre, et vous vous obstinez
755 Dans ce projet fatal que vous entreprenez.
Vous voulez éprouver jusqu’où mon fils vous aime,
Vous voulez dans son coeur triompher de Dieu même.
Eh bien, allez tenter ce sacrilège effort,
Pressez-le de choisir entre vous et la mort :
760 Mais du moins à vos pieds où la douleur me jette,
Ne désespérez pas une triste sujette.
Laissez-moi voir mon fils, que ce faible secours...
ANTIGONE
Je n’y puis consentir, il y va de ses jours.
SALMONÉE
C’est trop perdre mes pleurs. Pour ce que je souhaite,
765 C’est à tes pieds, Seigneur, qu’il faut que je me jette.
Implorons des secours plus dignes de ma foi.
Je t’offense à chercher un autre appui que toi.
SCÈNE VI.. Antigone, Misael. §
MISAEL
Eh bien, Madame, eh bien, le supplice est-il prêt ?
Antiochus a-t-il prononcé mon arrêt ?
ANTIGONE
Non, et de mon amour l’heureuse vigilance
Va mettre contre lui tes jours en assurance.
790 J’ai su d’un vain espoir endormir sa fureur.
Il pense que bientôt abjurant ton erreur,
Aux autels de ses dieux...
MISAEL
Aux autels de ses dieux... Qu’avez-vous laissé croire !
Ah ! Vous m’aviez promis d’avoir soin de ma gloire.
Je cours le détromper, et l’honneur de mon nom
795 Me reproche le temps qu’a duré ce soupçon.
Je vais faire à ses yeux éclater tant de zèle...
ANTIGONE
Cours, ingrat, mais qu’aussi ton grand coeur lui révèle
L’excès de cet amour qui m’anime pour toi.
Dis-lui que de ton dieu je reconnais la loi.
800 Livre à sa barbarie une double victime,
Et qu’un même tourment punisse un même crime.
MISAEL
L’ai-je bien entendu ? L’oserais-je penser
Qu’au culte de vos dieux vous puissiez renoncer ;
Et que le ciel, versant ses clartés dans votre âme,
805 Eût réconcilié mon devoir et ma flamme ?
ANTIGONE
Avec tout son éclat la gloire du seigneur
Assiégeait dès longtemps mon esprit et mon coeur.
À ces impressions, je frémis de l’offense,
J’opposais ce poison sucé dès mon enfance.
810 Toujours prête à le croire, et voulant en douter,
Reprenant le bandeau qu’il voulait écarter,
Je m’armais contre lui d’une honte rebelle,
Et de peur de changer, je vivais infidèle :
Mais pour déterminer mon esprit combattu,
815 Dieu s’est voulu servir de toute ta vertu.
Par ta force aujourd’hui j’ai compris sa puissance,
Tes efforts ont enfin dompté ma résistance,
Et de ta mère encor le magnanime effroi,
En craignant ta faiblesse, a confirmé ma foi.
MISAEL
820 Ô ciel ! Que vous charmez mon amour et mon zèle !
Et ce grand changement, ma mère le sait-elle ?
ANTIGONE
Dans l’intérêt pressant d’empêcher ton trépas,
Je n’ai rien dit, j’ai craint qu’elle ne m’en crût pas,
Et qu’au moins dans le doute où je l’aurais laissée,
825 Mon entreprise encor ne s’en vît traversée.
Mais toi, cher Misaël, tu me connais trop bien,
Pour penser qu’un moment je te déguise rien.
Je suis israélite, et tu peux bien m’en croire,
Puisqu’au trône des rois j’en préfère la gloire.
830 Antiochus m’offrant son sceptre avec sa main,
N’a pu par ses bienfaits balancer mon dessein.
Je renonce à l’empire et je le sacrifie
À ma religion aussi bien qu’à ta vie.
Après ce que j’ai fait ; c’est à toi d’achever.
MISAEL
835 Eh bien ! Que faut il faire enfin pour vous sauver ?
ANTIGONE
Je sais de ce palais les détours les plus sombres ;
Et tandis que la nuit répand partout ses ombres,
Celui même par qui je t’avais fait garder,
Barsès hors de ces murs consent à nous guider.
840 Profitons des moments ; allons sous sa conduite...
MISAEL
Pour un coeur généreux quel secours que la fuite !
Ne t’en alarme point. Pour toi, cher Misaël,
De ta fuite va naître un honneur immortel.
Si tu crois une amante à ta gloire attachée,
845 Ta retraite longtemps ne sera pas cachée ;
Et, j’en crois mon espoir, bientôt tu t’en feras
L’heureux champ de bataille où tu triompheras.
Tu peux faire porter de secrètes nouvelles
À ceux qui des hébreux sont demeurés fidèles ;
850 Les avertir partout de s’armer sans éclat,
Et de se joindre à toi préparés au combat.
Bientôt de tes projets l’heureuse renommée
Du brave assidéen grossira ton armée ;
Il viendra sous tes lois signaler sa valeur.
855 Alors fais retentir le saint nom du Seigneur.
Des prêtres rassemblés fais sonner la trompette,
Et de nos fiers tyrans entreprend la défaite.
Dieu, du haut de son trône, appuiera tes desseins,
Saura pour le combat armer tes jeunes mains,
860 Remontrera David en ton ardeur guerrière,
Et par toi les géants vont mordre la poussière.
MISAEL
Par ce zèle enflammé que vous me faites voir,
Tout à coup dans mon coeur passe tout votre espoir.
J’en augure aux hébreux une gloire nouvelle,
865 Et c’est par votre voix le seigneur qui m’appelle.
Oui, je crois voir en vous cet ange impérieux,
Qui jadis, pour briser les fers de nos aïeux,
Et du ciel apportant la divine promesse,
De l’humble Gedéon vint armer la faiblesse.
870 J’ai beau me dire ici que Misaël n’est rien,
Je sais que je puis tout avec un tel soutien,
Et que devant le chef qu’à son peuple Dieu nomme,
Les camps le plus nombreux fuiront comme un seul homme.
C’en est fait ; mettons-nous en état d’obéir.
875 À tarder plus longtemps je croirais le trahir.
La fuite désormais à mes yeux ne présente
Que de nos saints exploits la suite triomphante.
Heureux ! Si je pouvais, pour prix de votre foi,
Vous replacer au trône où vous montiez sans moi.
880 Mais, que dis-je ! En fuyant, laisserons-nous ma mère
Au pouvoir du tyran, en proie à sa colère ?
ANTIGONE
Rassure-toi. Mes soins ne l’abandonnent pas.
Bientôt, cher Misaël, elle suivra nos pas.
J’ai prévu, j’ai senti ta tendresse inquiète ;
885 Et mes ordres secrets assurent sa retraite.
Ne crains rien.
MISAEL
Ne crains rien. Allons donc.
ANTIGONE
Ne crains rien. Allons donc. Quand je pars avec toi,
Misaël, il te reste à me donner ta foi,
À recevoir la mienne ; et ma gloire jalouse
Ne me laisse d’ici partir que ton épouse.
890 Atteste donc le dieu que nous servons tous deux,
Et qu’il soit à jamais le garant de nos feux.
MISAEL
Dieu puissant, qui jadis donnas ta loi suprême
Aux deux premiers époux qu’unissait ta main même,
Qui, bénissant un feu par toi-même inspiré,
895 D’un amour naturel fis un lien sacré ;
Nous n’avons plus de temple ; et de superbes maîtres
Font languir dans les fers nos pontifes, nos prêtres ;
C’est à toi seul, Seigneur, de nous en tenir lieu.
Sois ici le témoin, le ministre et le dieu.
900 Préside à mes serments ; et sois pour Antigone
Le garant de la foi que Misaël lui donne :
Grave au fonds de mon coeur l’irrévocable loi
De vivre et de mourir et pour elle et pour toi.
ANTIGONE
Recevez donc ma main ; je vous suis asservie ;
905 Je vous livre à jamais et mon coeur et ma vie :
Mais allons, cher époux ; et fuyons de ces lieux.
Rachel suivra Jacob sans emporter ses dieux.