IPHIGÉNIE
TRAGEDIE

M. DC. LXXV. Avec Approbation et Privilège du Roi.

Par M. LECLERC

Extrait du Privilège du Roi. §

Par lettres patentes de sa majesté, données à Versailles le dix-huitième jour d’août 1675, Signé BAUDOUIN, et scellées du grand sceau de cire jaune ; il est permis au sieur LECLERC de faire imprimer une pièce de théàtre intitulée Iphigénie, pendant le temps de dix années ; avec défenses à toutes personnes de quelques qualité et condition que ce soient, d’imprimer ou faire imprimer, vendre ni distribuer ladite pièce sans le consentement de l’exposant, ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de quinze cent livres d’amende, ainsi qu’il est plus long contenu desdites lettres.

Le Sieur LECLERC a cédé son droit à Olivier de Varennes, pour en jouir suivant le contenu en icelui.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris le 26 octobre 1675, suivant l’Arrêt du Parement du 8 avril 1653 et celui du Conseil privé du 27 février 1665.

Signé, THIERRY Syndic.

[À PARIS, Chez la Veuve PISSOT]

Préface. §

J’avouerai de bonne foi, que quand j’entrepris de traiter le sujet d’Iphignéie en Aulide, je crus que Monsieur Racine avait choisi celui de L’Iphigénie dans la Tauride qui n’est pas moins beau que le premier. Ainsi le hasard seul a fait que nous nous sommes rencontrés, comme il arriva à Monsieur de Corneille et à lui dans les deux Bérénices. Son Iphigénie a eu tout le succès qu’il pouvait souhaiter, et sans doute elle a des grandes beautés, mais bien qu’elle ait eu l’avantage de la nouveauté, et qu’elle eut ce semble épuisé tous les applaudissements, celle-ci néanmoins qui a été représentée longtemps après la sienne, et qu’on a voulu étouffer a été assez heureuse pour trouver des partisans : c’est ce qui fait, que bien loin de la désavouer, je le donne au public qui ne sera peut-être pas fâché de la comparaison de toutes les deux.

On remarquera aisément que nous avons pris des routes toutes différentes, quoique nous ayons traité le même sujet. M. Racine a suivi Euripide où je l’ai quitté et il l’a quitté où je l’ai suivi. Il peut avoir eu ses raisons comme j’ai eu les miennes. Il a cru que le sacrifice de la véritable Iphigénie donnerait de l’horreur, et il n’a fait qu’exciter la compassion et arracher des larmes. Il a trouvé que le sujet était trop nu s’il ne donnait une rivale à Iphigénie, et il m’a paru que les irrésolutions d’une père combattu par les sentiments de la Nature et par le devoir d’un chef d’armée qui exigeait le sang d’une fille qui lui était si chère : Que le désespoir d’une mère qui apprend qu’elle l’a conduite au sacrifice, lorsqu’elle s’attendait à la voir l’épouse du plus fameux héros de la Grèce ; Que la constance de cette fille qui s’offre si généreusement à être la victime des grecs quelque secrète joie qu’elle ressenti à se voir aimé d’Achille : Enfin que la juste colère de cet amant de qui le nom avait servi pour la conduite de la mort. J’ai jugé, dis-je que toutes ces choses suffisaient pour attacher et remplir l’esprit de l’auditeur pendant cinq actes, et pour y produire cette terreur et cette pitié si essentielles à la tragédie, sans qu’il fut besoin d’y joindre des intrigues d’amour et des jalousies hors d’oeuvre, qui n’auraient fait que rompre le fil de l’action principale, dont la véritable beauté consiste dans la simplification et dans l’union des parties qui la composent.

Agamemnon se résout ici à mourir plutôt, et à perdre le commandement de l’armée, qu’à livrer sa fille, et je rends Ulysse, conformément à son caractère et à ce que Dictys de Crète nous en a laissé dans dans son Histoire de la Guerre de Troie, l’auteur du piège qui est tendue à cette princesse infortunée. En cela je quitte Euripide qu’il a suivi, mais je n’ai pas sujet de m’en repentir, puisque c’est de cet incident que naissent ensuite naturellement toutes les surprises de la mère et de la fille, du père et de l’amant qui se trouvent également trompés.

Euripide non plus que M. Racine n’a point dit que le sujet de la colère de Diane, la Fable l’impute à Agamemenon pour avoir tué une biche que cette déesse chérissait, il m’a semblé qu’elle aurait paru trop cruelle, de vouloir pour une faute si légère faire périr une innocente. Et quand j’ai feint que Clytemnestre lui avait consacré sa fille dès le berceau, et qu’elle avait violé ce voeu pour satisfaire à son ambition, j’ai cru donner à sa colère un prétexte plus raisonnable. Enfin j’ai conservé avec Euripide une catastrophe généralement reçue et que M. Racine traite d’absurde dans sa préface sans songer qu’il offense Euripide à qui il a tant d’obligation. Elle n’a pourtant choqué personne, et dans la représentation on a senti de la joie de voir cette princesse innocente sauvée par le secours de cette même Diane qui avait demandé sa mort. Cet événement n’est pas plus incroyable que l’Oracle de Calchas. Et pour me servir des propres armes de M. Corneille dans la beau discours qu’il nous a donné de la tragédie. Cette première supposition faire qu’il est des Dieux et qu’ils ont quelque commerce avec les hommes, à quoi l’auditeur vient tout résolu quand le titre du poème ne l’y a préparé, il n’a aucune difficulté à se persuader le reste. Il suffit que nous n’inventions pas ce qui de foi n’est pas tout à fait vraisemblable, et qu’étant inventé de longue main il soit tellement connu de l’auditeur qu’il ne s’effarouche point à le voir sur la scène. Autrement on ne pourrait plus souffrir ni les Oedipes ni les Andromède, ni les Médées ni les Alcestes et les autres tragédies de cette nature.

C’est encore une maxime établie, qu’il n’est pas permis de changer l’action principale des sujets reçus de la Fable, non plus que de ceux qui sont tirés des Histoires absolument connues, et nous ne sommes véritablement maître que des incidents que l’auditeur croit aisément, qu’and il voir qu’ils conduisent à ce qu’il sait être véritable et dont la Fable et l’Histoire lui ont laissé une forte impression.

En faisant une préface je ne veux pas m’engager insensiblement dans une dissertation, et je laisse au lecteur à faire ses réflexions sur tout le reste de l’ouvrage. Je lui dirai seulement comme je ne suis pas d’humeur à m’enrichir du bien d’autrui, qu’il y a dans tout le corps de cette tragédie environ une centaine de vers épars çà et là que je doit à Monsieur Coras, et que j’ai choisis parmi quelques autres qu’il avait faits en quelques scènes, dont je lui avait communiqué le dessein. C’est ce qui a fait croire à celui qui nous a donné des remarques sur les deux Iphigénies et à quelques autres, qu’il était l’auteur de l’ouvrage, je lui céderais volontiers toute le gloire, qu’on pourrait en espérer, si je ne croyais la devoir au changement que j’ai apporté par l’avis des personnes éclairées, et pour qui j’ai toute sorte de déférence.

ACTEURS. §

  • AGAMEMNON, Chef des Grecs.
  • MÉNÉLAS, Frère d’Agamemnon.
  • ACHILLE.
  • ULYSSE.
  • ORONTE, confident d’Agamemnon.
  • CLYTEMNESTRE, Femme d’Agamemnon
  • IPHIGÉNIE, fille d’Agamemnon.
  • CLYTIE.
  • PHÉNICE.
La scène est dans le camp d’Aulide sur les bords de la Mer, auprès de la tente d’Agamamnon.

ACTE I §

SCÈNE I. Agamemnon, Oronte. §

ORONTE.

Quoi Seigneur, voulez-vous sans cesse soupirer ?

AGAMEMNON.

Hélas ! C’est bien assez de ne pas murmurer.
Tu vois toujours les vents malgré leur inconstance,
Dans ce funeste port obstinés au silence.
5 Ce calme plus cruel que les flots irrités,
Tient avec nos vaisseaux nos desseins arrêtés.
L’oisiveté forcée où la flotte est réduite,
Fait gémir les héros qui sont sous ma conduite ;
J’ai redoublé mes soins, et j’ai fait mille efforts
10 Pour donner un cours libre à leurs nobles transports,
J’ai cru que mes voeux forçant cette barrière
Pourraient aux grands exploits nous ouvrir la carrière,
Mais j’ai perdu mes voeux, mes soins et mes travaux,
Et ce n’est pas encor le plus grand de mes maux.

ORONTE.

15 Quelle infortune est jointe à ce clame funeste,
Où j’avais cru, Seigneur, que le courroux céleste
Avait jusqu’à ce jour borné tous nos ennuis ?

AGAMEMNON.

Ah ! Que je suis à plaindre en l’état où je suis,
Oronte, tu me vois le chef de tant de princes
20 Que la Grèce a choisis de toutes nos provinces,
Un camp presque innombrable obéit à mes lois,
Et marchant sur mes pas se règle par ma voix,
Mais de tant de malheur cette gloire est suivie,
Quelle devient fatales au repos de ma vie,
25 Et j’achète bien cher l’éclat de ce haut rang,
Puisqu’il faut malgré moi le payer de mon sang.

ORONTE.

De votre sang, ô Dieu ! J’ai peine à vous entendre :
Quel crime ou quel malheur vous force à la répandre !

AGAMEMNON.

Écoute. Quand les Grecs assemblés sur ces bords
30 M’eurent choisi pour chef de leur illustre corps,
Cet emploi me fut cher, je l’acceptai sans peine
Pour venger Ménélas du ravisseur d’Hélène,
Je brûlais du désir d’achever ce dessein ;
Mais hélas ! Qu’à moi-même il devient inhumain
35 Puisque par un revers funeste à ma famille
Si je lui rends Hélène, il m’en coûte ma fille.

ORONTE.

Votre fille Seigneur ?

AGAMEMNON.

Oronte, apprends de moi
Comment j’en ai reçu la tyrannique loi.
Les grecs prêts à partir brûlaient d’impatience
40 D’aller faire sur Troie éclater leur vengeance,
Lorsqu’un calme soudain répandu sur les eaux
Dans ce triste rivage arrêta nos vaisseaux :
Par mille et mille voeux contre cette infortune
On brigua la faveur d’Éole et de Neptune,
45 Mais ces Dieux, que pressaient nos désirs inquiets
Furent à nos soupirs des Dieux sourds et muets,
Et pour rendre les vents et les flots plus propices
Nous offrîmes jamais que de vains sacrifices,
Calcas enfin pressé de l’esprit furieux,
50 Qui prononce aux mortels les réponses des Dieux,
De la part de Diane a rendu cet oracle,
Qu’il nous faut accomplir pour surmonter l’obstacle,
Qui de notre vengeance arrête le dessein,
Entends, Oronte, entends, cet Oracle inhumain,
55 Pour voir finir le calme et vous conduire à Troie,
Et pour y remporter un renom immortel,
Du sang d’Iphigénie arrosez mon Autel,
Ô GRECS, il n’est point d’autre voie.

ORONTE.

Quel oracle !

AGAMEMNON.

À ces mots mon courage abattu
60 Cher Oronte, eut besoin de toute ma vertu,
Je ne pus qu’avec peine etoufer le murmure
Je ne pus qu’avec peine étouffer la Nature,
Et quand j’envisageai l’excès de mon malheur
Je me vis sur le point d’expirer de douleur.
65 Pour prévenir ce coup et pour mieux m’en défendre
Au désir de Calcas je feignis de me rendre,
Et j’ai par mes détours jusqu’ici différé
À lui livrer le sang dont il est altéré.
Mais enfin Ménélas qui ne sent d’autre peine
70 Que celle, que lui fait l’enlèvement d’Hélène,
Du salut de l’État couvrant son intérêt
Me presse d’obéir à ce funeste arrêt,
Et Calcas y joignant les terribles maximes
Que son zèle établit sur le sang des victimes,
75 Attend que j’y réponde, et présente mes yeux
Si j’ose y résister la colère des Dieux ;
Il faut se rendre enfin.

ORONTE.

Quoi ? De ce sacrifice
Vous pouvez devenir le malheureux complice,
Le tyran de vos jours, et de votre repos ?

AGAMEMNON.

80 Je fais plus, dès ce jour je t’envoie en Argos,
J’écris à Clytemnestre, et feins qu’Iphigénie
Doit au fils de Thétis par l’hymen être unie,
Qu’Achille a refusé de partir avec nous
S’il n’emporte avec lui le nom de son époux,
85 Ainsi de cet hymen l’amorce mensongère
Amènera bientôt et la fille et la mère,
Et moi j’accomplirai cette barbare loi
Que nous connaissons seuls mon frère, Ulysse et moi.
Aux tendresses du sang ma gloire inexorable
90 Change un père sensible en juge impitoyable,
Et d’un cruel effort tyrannisant mes voeux,
Fait à ce que je dois céder ce que je veux.
Voici l’écrit fatal, où Calcas et mon frère
Trouvent à mes dépens de quoi se satisfaire,
95 Voilà l’appas trompeur, ma fille, le voici,
Qui pour trancher tes jours doit t’attirer ici.
Pour ma fille, je sais que ton coeur s’intéresse,
Mais tu n’aimes pas moins le salut de la Grèce,
Je sais que pour nous rendre heureux et triomphants
100 Toi-même tu voudrais immoler tes enfants.

ORONTE.

Mais, Seigneur, songez-vous que cet effort barbare
De l’amitié d’Achille à jamais vous sépare,
Et rompant cet hymen comment prétendez-vous
De ce jeune héros apaiser le courroux ?

AGAMEMNON.

105 De son nom seulement nous couvrons ce mystère,
Et pour lui, ce n’est pas un sujet de colère,
Amour, comme tu sais, n’en est pas le vainqueur,
Et Mars seul est en droit de remplir tout son coeur.
Si naguère on lui vit quitter Deidamie,
110 Et réveiller pour nous sa valeur endormie,
Il verra sans en être irrité ni surpris
La perte d’un objet dont il n’est point épris.

ORONTE.

Ne croyez pas qu’Achille aux combats invincible
Aux attraits de l’amour ait une âme insensible,
115 J’ai su par un des siens, qu’à des soins généreux
Son coeur mêle en secret des soupirs amoureux.
Que lorsque dans Argos il vit Iphigénie
Il sentit de ses yeux la douce tyrannie.

AGAMEMNON.

Plût au Ciel, que Diane apaisant son courroux
120 Il devint de ma fille et l’amant et l’époux,
Mais un si doux espoir peut-il flatter l’envie
De qui doit n’aspirer qu’à conserver sa vie ?
Plein d’un zèle indiscret, et mon frère et Calcas
Menacent d’éclater si je n’obéis pas,
125 Je dois rendre aujourd’hui ma dernière réponse,
Dès que je l’ai fermée, aussitôt j’y renonce.
Que dois-je faire enfin ? Mais je vois Ménélas.
Laisse-nous seuls Oronte, et ne t’éloigne pas.
L’ingrat vient redoubler l’ennui qui me dévore,
130 Hélas !

SCÈNE II. Agamemnon, Ménélas. §

MÉNÉLAS.

Hé bien, Seigneur, balancez-vous encore ?
Quand les Dieux dont vous seul attirez le courroux
Désolent tout un camp pour se venger de nous.
Lorsqu’au calme obstiné d’où naissent nos misères
Ils sont prêts d’ajouter les fléaux les plus sévères,
135 Agamemnon croit-il pouvoir leur refuser
La victime et le sang qui doit les apaiser ?
Votre âme en ce malheur d’un beau zèle animée,
La doit, ainsi qu’aux Dieux, au salut de l’Armée :
Si je vous parle ainsi, Seigneur, c’est malgré moi,
140 L’impatient Calcas m’impose cette loi,
Et s’il en exigeait le coup qu’il vous ordonne
On m’aurait vu déjà lui livrer Hermione ;
Car enfin, quelque grand que soit un potentat,
Il n’est pas à lui-même, il est à son État,
145 Il se doit tout entier aux peuples qu’il commande,
Il doit périr pour eux, si leur bien le demande :
Cependant vous osez retarder nos exploits
Chef de tant de soldats, et Roi de tant de Rois ?
Bien que le camp, Seigneur, ignore encor l’Oracle,
150 II croit qu’à son bonheur vous seul servez d’obstacle,
Ulysse, en nous quittant a fait mille mutins,
Et si vous n’apaisez ces troubles intestins,
Je vous en avertis, à moins d’un prompt remède
On met en votre place Ajax ou Diomède.

AGAMEMNON.

155 Vous savez bien quel sang me demandent les Dieux :
S’il savait comme tous, ce camp si factieux.
Par quel coup on m’oblige, et par quelle victime,
D’expier le soupçon de je ne sais quel crime,
Il me plaindrait sans doute au lieu de m’insulter,
160 Et retiendrait la main qui doit l’exécuter.
Le coeur d’Agamemnon, à son devoir fidèle
Pour les Dieux, pour le camp ne manque point de zèle,
Mais enfin, ne peut on par de plus doux moyens
Faire passer les Grecs sur les murs des Troyens,
165 Ne puis-je, sans me perdre, avoir les Dieux propices ?

MÉNÉLAS.

À Diane on a fait de nouveaux sacrifices,
Mais si de ce beau sang l’autel n’est arrosé,
Nous ne verrons jamais son courroux apaisé ;
Iphigénie enfin, est la seule victime.

AGAMEMNON.

170 Diane veut son sang ? Hélas ! Et pour quel crime,
Qu’ai-je dit, qu’ai je fait pour l’aigrir contre moi,
Jusqu’à me demander plus que je ne lui dois ?
Je serai donc puni, je serai misérable
Sans savoir, sans sentir ce qui me rend coupable,
175 J’immolerai mon sang, et mon coeur désolé
N’aura qu’un vain regret de l’avoir immolé ?

MÉNÉLAS.

C’est un ordre du Ciel, et quand le Ciel ordonne
Il veut qu’on obéisse, et non pas qu’on raisonne.
Livrez Iphigénie au maître de son sort ;
180 Croyez, puisqu’il le dit, qu’elle est digne de mort,
Pour ses autels sacrés Diane la demande,
Croyez que la Déesse est digne de l’offrande,
Et qu’on la doit peut-être à sa Divinité
Moins pour votre forfait que pour sa pureté.
185 Si vous lui refusez le sang d’Iphigénie,
Le Ciel vous ravira ce sang qu’on lui dénie.

AGAMEMNON.

Hélas !

MÉNÉLAS.

Quoi ! Vous pleurez ?

AGAMEMNON.

Heureux, qui comme vous
N’exhorte qu’à souffrir ne sent pas les coups,
J’avais cru que mes voeux, et que Calcas lui-même
190 Trouverait un remède à mon malheur extrême,
Mais je vois que du Ciel l’Arrêt est absolu ;
Après tant de combats m’y voilà résolu,
La nature a cédé, le devoir la surmonte.
Dans une heure au plus tard je fais partir Oronte,
195 J’écris à Clytemnestre, un hymen spécieux
Va conduire la mère et la fille en ces lieux.
Vous pouvez à Calcas en porter la nouvelle.

MÉNÉLAS.

Je vous plains, et ne puis qu’admirer votre zèle.

SCÈNE III. Agamemnon, Oronte. §

AGAMEMNON.

Barbare qu’as-tu dis ? Tu veux verser ton sang ?
200 Es-tu jusqu’à ce point esclave de ton rang ?
La Grèce des Troyens veut punir l’arrogance
Mais de cet appareil dresse pour sa vengeance
Momarque infortuné, quel fruit espères-tu ?
S’ils triomphent déjà sans avoir combattu,
205 Si tu verses, ton sang pour expier leur crime,
Si ta fille devient leur première victime,
Si pour premier exploit ton courage inhumain,
Ne peut les approcher qu’en lui perçant le sein ?
Quoi donc, le choix des Grecs m’aura rendu leur maître
210 Pour être l’assassin de ce que j’ai fait naître ?
Ah ! Subsiste plutôt le superbe Illion,
Périsse tout le camp par ma rébellion,
Et dussions-nous du Ciel épuiser la colère,
Vivons, mourrons en Roi sans cesser d’être père.
215 Non, je n’avouerai point cet écrit criminel
Qui ferait à mon âme un reproche éternel,
Je vais dans ce moment par un ordre contraire
Et conserver la fille et prévenir la mère,
J’ai trouvé le secret d’établir mon repos,
220 Viens recevoir ma lettre, et partir pour Argos.
Pour la dernière fois tu triomphes Nature,
Que les Dieux indignés accablent un parjure ;
Lorsqu’ils m’osent prescrire un coup qui fait horreur
II vaut mieux mériter que servir leur fureur.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. §

MÉNÉLAS, tenant en main une lettre qu’il lit.

225 Quelque ordre que j’envoie afin que dans Aulide
Ma fille vienne avecque vous,
Ne consentez jamais à cet ordre perfide,
Son sang doit de Diane apaiser le courroux ;
Mais je mourrai plutôt que d’être parricide.

AGAMEMNON.

C’est-là ce secours tant promis
Ô frère plus cruel que tous nos ennemis !

SCÈNE II. Agamemnon, Ménélas. §

AGAMEMNON.

Je vous trouve interdit, quelle raison pressante
Vous fait si promptement revenir dans ma tente ?

MÉNÉLAS.

235 Ce prompt retour, Seigneur, n’est pas sans fondement,
Jetez sur cette Lettre un regard seulement.

AGAMEMNON.

C’est ma lettre, que vois-je ? Oronte est donc un traître ?

MÉNÉLAS.

Il est dans son devoir plus constant que son maître,
À garder cet écrit il était obstiné,
240 Je l’ai plutôt ravi qu’il ne me l’a donné.
Le voilà, cet écrit injuste et téméraire,
Désavouez-le encor si vous pouvez mon frère,
Le tendre avis qu’il porte étale aux yeux de tous
Cette forte amitié que vous avez pour nous.

AGAMEMNON.

245 Quoi ? Vous avez donc eu l’orgueil et l’insolence
D’arracher ce secret avecque violence ?
Qu’avez-vous fait d’Oronte ?

MÉNÉLAS.

Il est en mon pouvoir,
Et quand il sera temps on vous le fera voir.
Je suis Roi comme vous, né dans l’indépendance,
250 Que si vous exercez la suprême puissance,
Vous la tenez de nous, vous la tenez d’un choix,
Qui pourrait bien encor tomber sur d’autre rois.

AGAMEMNON.

Téméraire, mais non je retiens ma colère,
1
Ingrat, et sens encor que je suis votre frère.

MÉNÉLAS.

255 Devrais-je point flatter votre esprit inégal,
Aux Grecs, à noire gloire, à vous-même fatal ?
Quand Diane exigea le sang d’Iphigénie
Pour voir de tout un camp la misère finie,
Vous parûtes alors plus prompt à l’accorder ,
260 Que le sage Calcas à vous le demander.
On résolut chez vous, que le prudent Ulysse
Se rendrait dans Argos, et d’un sage artifice
Conduirait doucement la victime en ces lieux,
Sous le voile emprunté de l’hymen spécieux,
265 Qui pour combler le camp d’une juste allégresse
Devait unir Achille avec cette Princesse.
Lorsqu’Ulysse fut prêt, vous ne voulûtes plus,
Et ce Chef indigné de ce soudain refus
Abandonna le camp, et fait par son absence
270 De ses heureux conseils regretter la prudence :
Enfin ne tenant rien, quoiqu’il promette tout,
Agamemnon résiste à tout ce qu’il résout.
Ou refusez, Seigneur, avec pleine assurance,
Ou ne nous flattez plus d’une fausse espérance

AGAMEMNON.

275 Cruel, votre intérêt plus puissant que le mien,
Ne prodigue qu’un sang qui ne lui coûte rien ;
Vous voulez réparer le désordre d’Hélène,
En donnant à ma fille une mort inhumaine,
Et lorsque par surprise on m’y fait consentir
280 Vous osez condamner jusqu’à mon repentir ?
Nommez ce repentir une fausse sagesse
Funeste à mon honneur et fatale à la Grèce,
La vôtre est bien plus fausse, en rêvant nuit et jour
À l’ingrate moitié qui rie de votre amour ;
285 Sa honte eut dû vous faire oublier tous ses charmes,
Et nous devrions rougir de vous prêter nos armes.

MÉNÉLAS.

Pouvez-vous l’accuser, et savoir que son coeur,
N’aime, et ne peut jamais aimer son ravisseur ?

AGAMEMNON.

Quelle soit criminelle ou pleine d’innocence,
290 Ma fille ne doit point mourir pour sa vengeance.

MÉNÉLAS.

Ah ! Vous n’en êtes pas encore où vous pensez,
J’ai pour moi tout le camp, et les Dieux courroucés.

AGAMEMNON.

Que les Dieux soient pour vous, que le camp se mutine,
J’attendrai sans trembler le coup de ma ruine,
295 J’y pourrai, Ménélas, peut-être envelopper
Les mutins, dont l’audace osera s’échapper ;
Prévenez ce désordre, ou vous m’en rendrez compte.
Cependant sans tarder, que l’on délivre Oronte,
Pour me le renvoyer retournez sur vos pas,
300 Ou moi-même j’irai l’arracher de vos bras,
Adieu.

SCÈNE III. §

MÉNÉLAS.

Ciel ! Se peut-il, qu’en ce désordre extrême t
Prêt à me voir périr, prêt à périr lui-même,
En dépit de l’Oracle, au mépris des autels
Malgré tout le respect qu’on doit aux Immortels,
305 Agamemnon s’obstine à garder une offrande
Qu’il promit, et qu’il doit, au Ciel qui la demande,
Ah ! Si ce frère ingrat m’ose manquer de foi,
S’il est haï des Dieux, doit-on suivre sa loi ?
Il faut changer de chef pour changer de fortune,
310 Et combattre et mourir pour la cause commune,
Mais que vois-je ?

SCÈNE IV. Ménélas, Ulysse. §

MÉNÉLAS.

Est-ce Ulysse ? Oui, c’est lui, que les Cieux
Dans ce pressant besoin présentent à mes yeux !
Ulysse, c’est donc vous, quelqu’ennui qui me presse,
Votre abord en ces lieux y répand l’allégresse.

ULYSSE.

315 Votre venue a de quoi me payer à son tour,
Du plaisir surprenant que vous fait mon retour.
Hé bien, Agamemnon, a-t-il donc le courage
Après tant de refus, d’achever son ouvrage ?
Et ne verrons-nous point triompher sa vertu
320 De l’aveugle pitié dont il est combattu ?

MÉNÉLAS.

Plus faible que jamais, c’est un faux magnanime,
Qui cherche cent détours pour sauver la victime,
Et qui verra périr le camp et ses amis,
Plutôt que de donner le sang qu’il a promis.

ULYSSE.

325 Je l’ai toujours prévu, que sa lâche tendresse
N’accorderait jamais ce secours à la Grèce ,
Aussi dès que je vis son esprit incertain
Me refuser son ordre, et changer de dessein,
Je peignis sur mon front une feinte colère,
330 J’abandonnai le camp, touché de sa misère,
Et pour exécuter tout l’ordre concerté,
Je courus vers Argos d’un pas précipité ;
Là, pour rendre le lustre à sa gloire ternie
J’abordai Clytemnestre, et vis Iphigénie.
335 Le seing d’Agamemnon, avec art contrefait,
Remis entre leurs mains, produisit son effet ;
Par un juste rapport l’une et l’autre abusée
Prit pour un ordre exprès la lettre supposée,
De l’Hymen proposé le prétexte trompeur
340 Acheva de gagner leur esprit et leur coeur,
Si bien que de mes soins le bonheur, ou l’adresse
Assure une victime au salut de la Grèce.

MÉNÉLAS.

Ô surprise agréable ! Enfin qu’avez-vous fait ?

ULYSSE.

Un coup, dont Ménélas doit être satisfait,
345 J’ai conduit dans Aulide et la fille et la mère ?

MÉNÉLAS.

Elles sont dans Aulide ?

ULYSSE.

Et pour voir votre frère
S’apprêtent à venir dans ce camp malheureux,
Où les attend un sort bien contraire à leur voeux,
Elles vont le surprendre, et vont être surprises.

MÉNÉLAS.

350 Que vous conduisez bien toutes vos entreprises,
Ce qu’en vain demandaient les Oracles des Cieux,
Vous l’avez obtenu pour nous et pour nos Dieux :
Et sans l’heureux secours de vos prompts artifices
Calcas eut fait en vain de nouveaux sacrifices.
355 Enfin, mon frère, enfin ton coeur irrésolu
Est contraint de vouloir ce qu’il n’a pas voulu,
Les soins et les détours de ton âme inégale
Pour suspendre des Dieux l’ordonnance fatale,
N’ont pu te garantir des coups sourds et secrets
360 Qui vengent le mépris de leurs justes décrets.

ULYSSE.

J’en fais mon ennemi par ce coup téméraire,
Mais le camp me dût-il livrer à sa colère,
Seigneur, pour la patrie il est beau de mourir :
Lorsqu’il l’abandonnait j’ai dû la secourir,
365 Mais il pourra se rendre. Achille est plus à craindre ;
J’abuse de son nom, il a droit de se plaindre,
Un dépit nous pourrait priver de son appui,
En le perdant, Seigneur, nous perdons tout en lui.
Iphigénie est jeune, elle est sage, elle est belle,
370 Et le fils de Thétis peut soupirer pour elle,
Il la vit dans Argos, y fit quelque séjour
Et la voir, c’est assez, pour prendre de l’amour.
II faut le prévenir. Je le vois qui s’avance,
Laissez-nous seuls.

SCÈNE V. Ulysse, Achille. §

ACHILLE.

Quel Dieu nous rend votre présence,
375 Ulysse ? En vous voyant, pour ce camp malheureux
Je ne puis qu’espérer un sort moins rigoureux
Le calme va finir et nous irons à Troie.

ULYSSE.

Plût au Ciel ! Que ma mort vous en ouvrît la voie,
Et qu’au champ de la gloire où tendent nos guerriers
380 Je pusse de mon sang arroser vos lauriers,
J’ai pour Achille un zèle à qui tout autre cède,
Si je lui fis quitter la Cour de Lycomède,
Et les plaisirs trompeurs de l’île de Scyros,
Ce n’est pas pour le voir languir dans le repos,
385 Et perdre chaque jour sur ces fatales rives
Des moments qu’on dérobe à ses armes oisives.

ACHILLE.

Cher Ulysse, les Dieux apaisant leur courroux
Vont finir tous nos maux par un destin plus doux,
Lassé du calme affreux qui règne en ce rivage,
390 Et des champs Phrygiens nous ferme le passage,
J’ai voulu voir Calcas pour apprendre de lui
Si nous devons longtemps languir dans cet ennui.
Achille, m’a, dit-il, ne soyez plus en peine,
Je vois déjà les vents prêts à briser leur chaîne,
395 Voici le jour fatal, où régnant sur les eaux,
Ils sauront seconder nos voeux et nos vaisseaux ,
Éole seulement pour leur lâcher la bride
Attend qu’Iphigénie arrive dans Aulide.
S’il est vrai que sa voix soit l’organe des Dieux,
400 J’apprends qu’Iphigénie arrive dans ces lieux,
Ulysse, Agamemnon m’en a fait un mystère,
C’est un mépris pour moi dont je ne puis me taire.

ULYSSE.

Et l’ignore lui-même, apprenez tout de moi,
Diane est irritée, et l’on ne sait pourquoi.
405 Sa haine à nos desseins depuis longtemps s’oppose,
De ce calme fatal elle seule est la cause.
Ayant su de Calcas, que cette Déïté
D’Iphigénie aimait l’innocente beauté,
Et que sa main plus pure offrant un sacrifice
410 Pourrait ici la rendre à nos armes propice.
Craignant qu’Agamemnon, qui du sage devin
Dédaigne les conseils, donne tout au destin,
N’empêchât ce projet, ne rompit mon voyage ;
Je fis le mécontent pour ôter tout ombrage,
415 J’allai droit en Argos, un écrit supposé,
Auprès de Clytemnestre y rendit tout aisé,
Et je l’ai dans ce camp, et sans bruit et sans suite,
Avec Iphigénie heureusement conduite.

ACHILLE.

Ah ! Je brûle déjà du désir de la voir.

ULYSSE.

420 Vous ne pouvez encor lui rendre ce devoir,
Laissez aux chefs des Grecs, qu’elles veulent surprendre,
De ce premier abord le moment doux et tendre.

ACHILLE.

Cette jeune Princesse a des charmes si doux !

ULYSSE.

Hélène a moins d’appas ! Mais quoi, l’aimeriez-vous ?
425 Si vous l’aimiez, Seigneur, que vous seriez à plaindre,
Il n’est point de héros qui ne doive la craindre,
Dans le culte des Dieux renfermant ses désirs
Le foin de leurs autels fait ses plus doux plaisirs,
Tout ce qui peut blesser la pudeur de Diane
430 Passe dans son esprit pour une ardeur profane,
Et l’aveugle tyran des hommes et des Dieux
Ne peut rien sur son coeur, pouvant tout par ses yeux.

ACHILLE.

Que sa conquête, Ulysse, honorerait Achille !
Elle est digne de lui, plus elle est difficile.

ULYSSE.

435 Qu’entends-je ? Quand l’honneur vous appelle aux combats
Des pièges de l’amour vous suivez les appas ?
Et je vois aujourd’hui par ces molles pensées
Les leçons de Chiron de votre âme effacées ?
Achille, encore un coup, pour un objet nouveau
440 Veut-il quitter l’épée et prendre le fuseau ?
Et par l’aveugle instinct de Terreur qui l’obsède
Ramener dans ce camp la Cour de Lycomède ?
Ne se connaît il plus ? Et veut-il aujourd’hui
Démentir tout l’espoir qu’on a conçu de lui ?

ACHILLE.

445 Ulysse, craignez moins pour l’honneur de mes armes,
Le temps vous guérira de ces vaines alarmes,
Je joindrai dans mon coeur, s’il se laisse enflammer,
La gloire de combattre à la douceur d’aimer.
Si ce divin objet captive ma franchise,
450 J’en serai plus ardent à finir l’entreprise,
Et d’un double intérêt mon courage engagé
Vengera sur Pâris Ménélas outragé.
Allez, qu’Iphigénie offrant son sacrifice
Nous rende la mer libre et Diane propice ;
455 Si la voie une fois est ouverte aux combats,
Ulysse, mon devoir vous répond de mon bras.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Clytemnestre, Phénice, Clytie. §

CLYTEMNESTRE.

Elle nous luit enfin, cette grande journée
Qui va rendre ta vie à jamais fortunée,
Où le fils de Thétis doit être ton époux,
460 Où les Grecs, pour partir, n’attendent qu’après nous.
Mais, ma fille, d’où vient qu’avec si peu de joie
Tu reçois le bonheur que le Ciel nous envoie ?

IPHIGÉNIE.

D’un malheur inconnu le présage secret
M’a fait quitter Argos avec quelque regret.

CLYTEMNESTRE.

465 Dissipe ce soupçon dont ton âme est atteinte,
Et qu’un plus doux espoir succède à cette crainte,
Nous devons seulement rendre grâce aux Dieux
Qui font à ma famille un sort si glorieux.
Ô Dieux ! Qu’Agamemnon aura l’âme contente !
470 J’ai voulu le surprendre, il sort de cette tente ;
Mais d’où vient qu’il paraît si triste et si rêveur ?
Nous allons apaiser le trouble de son coeur,
Courons à lui.

SCÈNE II. Clytemnestre, Iphigénie, Agamemnon, Clytie, Phénice §

CLYTEMNESTRE.

Seigneur que ma joie est extrême !

AGAMEMNON.

Clytemnestre en ces lieux, Clytemnestre elle-même !

IPHIGÉNIE.

475 Seigneur, que votre fille.

AGAMEMNON.

Et toi ma fille aussi.

CLYTEMNESTRE.

D’où vient ce triste accueil que l’on nous fait ici ?
Quelle morne douleur ternit ce front auguste ?

AGAMEMNON.

Ne la condamnez pas, elle n’est que trop juste.

IPHIGÉNIE.

Et quel sujet, Seigneur, auriez-vous de pleurer ?

AGAMEMNON.

480 Le long éloignement qui va nous séparer.

IPHIGÉNIE.

Souffrez qu’auprès de vous je sois toute ma vie.

AGAMEMNON.

Que ne peut ton destin répondre à ton envie.

IPHIGÉNIE.

Qui peut, si vous voulez, m’éloigner de vos yeux,
Ne suis-je pas à vous ?

AGAMEMNON.

Non, tu dépens des Dieux.

IPHIGÉNIE.

485 Les Dieux s’opposent-ils aux volontés d’un père ?
Aurions-nous pu, Seigneur, mériter leur colère ?
Vous ne répondez rien, je vous vois soupirer ?

AGAMEMNON.

À tout ce qu’ils voudront il faut se préparer.

CLYTEMNESTRE.

J’ignore quel secret cet entretien nous cache.

AGAMEMNON.

490 Il n’est pas à propos qu’une fille le sache.

IPHIGÉNIE.

Quelque part que je prenne à tous vos intérêts,
Je ne veux pas, Seigneur, pénétrer vos secrets,
Peut-être trouvez-vous qu’ils surpassent mon âge ;
Mais pour votre repos et pour votre avantage
495 Veuillent les justes Dieux que tout succède bien.

AGAMEMNON.

Les Dieux sont irrités, ne leur demande rien.
Laisse-nous un moment, ta présence me tue,
J’ai peine à rétablir ma constance abattue.
Il était nécessaire au repos de mes jours
500 Ou de ne te voir plus, ou de te voir toujours.

SCÈNE III. Agamemnon, Clytemnestre, Phénice. §

CLYTEMNESTRE.

Si vous l’aimez, Seigneur, vous savez que je l’aime,
Et que m’en séparer c’est l’ôter à moi-même ;
Mais lorsqu’on lui destine un si charmant époux,
Ce doit être pour elle un changement bien doux,
505 En vain vous lui montrez un naturel si tendre,
Vous lui donnez des pleurs qu’elle ne peut vous rendre ;
Mais.

AGAMEMNON.

Rendez sur ce point mon esprit éclairci,
Madame, quel sujet vous a conduit ici ?

CLYTEMNESTRE.

Cet Hymen proposé, mon amour, cette lettre
510 Qu’Ulysse dans Argos en mes mains vint remettre.

AGAMEMNON, à part.

L’écriture en est fausse, et le seing contrefait,
Dissimulons pourtant.
Haut.
C’est ma lettre en effet ;
Mais je ne demandais ici qu’Iphigénie,
Elle seule suffit pour la cérémonie.

CLYTEMNESTRE.

515 Ulysse par votre ordre a parlé comme vous,
Mais pourquoi me priver d’un spectacle si doux ?
J’ai crû qu’en cet hymen je devais la conduire.

AGAMEMNON.

De mes intentions il devait vous instruire,
Et vous auriez appris qu’il était à propos
520 De ne point s’éloigner de Mycènes et d’Argos.
Un tas de mécontents peut pendant votre absence
Y semer le venin qu’inspire la vengeance,
Un peuple qui toujours aime le changement,
Qui ne saurait souffrir le joug le plus charmant,
525 Qui sans cesse gémit, qui sans cesse soupire,
Peut d’un Prince étranger reconnaître l’empire.
Qui laisse un trône vide, invite à l’usurper,
Et qui connaît son prix doit toujours l’occuper.
Prévenez de mutins l’ambitieuse audace,
530 De peur qu’on s’en saisisse, allez remplir ma place.
Ne perdez point de temps et comme sur vos bras
J’ose me reposer du soin de vos États,
Sans que dans notre camp cet hymen vous retarde,
Reposez-vous sur moi du soin qui vous regarde,
535 Et n’appréhendez point étant loin de ces lieux
Que cet hymen ne tourne à la gloire des Dieux.

CLYTEMNESTRE.

Qui vous fait me prescrire une loi si sévère ?
Je connais les devoirs et d’épouse et de mère,
Je suis et l’une et l’autre, et ces deux qualités
540 D’un accord mutuel règlent mes volontés ;
Mais je ne vois que trop, que l’ordre qu’on m’impose
Part d’un prétexte adroit dont on cache la cause,
Qui lorsque cet Hymen se célèbre en ces lieux
Ne saurait m’en bannir sans être injurieux,
545 Car doit-on dans le calme où repose l’Empire,
Craindre que contre vous votre peuple conspire,
Cette mère tranquille est bien moins en repos
Que n’est l’état présent de Mycènes et d’Argos.

AGAMEMNON.

Madame, suivez mieux les avis qu’on vous donne.

CLYTEMNESTRE.

550 Ne me défendez pas ce que le Ciel m’ordonne,
Rien ne peut me forcer à partir de ces lieux
Eussai-je contre moi les hommes et les Dieux,
Vous conduisez les Grecs, moi je conduis ma fille,
Et j’y dois soutenir l’éclat de ma famille.

AGAMEMNON.

555 Demeurez donc, Madame, et désobéissez,
Mais destinez ailleurs ces pleurs que vous versez :
Jaloux de ma douleur moins que de votre joie,
Je voulais au chagrin demeurer seul en proie,
Mais pour votre malheur vous ne le voulez pas.
560 Je vous laisse, Madame, et je vais voir Calcas.

SCÈNE IV. Clytemnestre, Phénice. §

CLYTEMNESTRE.

De tout ce que je vois quelle sera la suite ?
Que dois-je, Agamemnon, juger de ta conduite ?
Qu’ai-je fait qui mérite un si dur traitement ?
De ce grand hyménée est-ce l’apprêt charmant ?
565 Je n’entends que soupirs, que murmures, que plaintes,
Que mots entrecoupés qui redoublent mes craintes,
Et je sens malgré moi se glisser dans mon coeur
Je ne sais quels soupçons qui me comblent d’horreur ;
En quelque lieu du camp que je porte la vue,
570 Je vois de tous côtés la terreur répandue ?
J’en ignore la cause, et veux m’en éclaircir,
J’en cherche la raison et crains d’y réussir.

PHÉNICE.

Madame, espérez mieux.

CLYTEMNESTRE.

Hé ! Qu’espérer, Phénice
Quand mon époux me traite avec tant d’injustice,
575 Et par un changement qu’on ne peut concevoir.

PHÉNICE.

Madame, Achille vient.

CLYTEMNESTRE.

Allons le recevoir.

SCÈNE V. Clytemnestre, Achille, Phénice. §

ACHILLE.

Si le calme obstiné qui règne en ce rivage
De tous les Grecs, Madame, étonna le courage,
Je les vois rassurés à l’aspect de vos yeux,
580 Votre abord nous répond de la faveur des Cieux,
Déjà dans tout le camp le pouvoir de vos charmes
Fait revivre la gloire et l’éclat de nos armes,
Et par le doux espoir qu’il met dans tous les coeurs.

CLYTEMNESTRE.

De grâce, bannissons tous ces termes flatteurs,
585 Et ne songeons, Seigneur, qu’à bénir la journée
Qui doit, par les beaux noeuds d’un charmant hyménée
De vous et de ma fille unir le noble sort.
D’où vient que ce discours vous étonne si fort ?

ACHILLE.

Madame, ce discours que je ne puis comprendre,
590 A de quoi m’honorer et de quoi me surprendre.

CLYTEMNESTRE.

L’Hymen qu’on a traité de ma fille et de vous
Ne vous plairait il plus ?

ACHILLE.

Il me serait trop doux ;
Tout cède à la Princesse, et j’en garde, Madame,
Le glorieux portrait jusques au fond de l’âme :
595 À ses charmes d’abord Achille assujetti
Sentit ce que son coeur n’avait jamais senti ;
Mais quand de son hymen on me promet la gloire
Mon bonheur est si grand que je n’ose se croire,
Et comme il me surprend, j’ai peine à concevoir
600 Par quel sort je puis être heureux sans le savoir.

CLYTEMNESTRE.

Je vois par vos discours, que dans cette aventure
Quelque intérêt secret a mêlé l’imposture.
L’accueil que j’ai reçu de mon cruel époux
Convertit en chagrin mon espoir le plus doux.

ACHILLE.

605 Il faut s’en éclaircir.

CLYTEMNESTRE.

Ne vois je pas Oronte ?
De tout cet artifice il peut nous rendre compte.

SCÈNE VI. Clytemnestre, Achille, Phénice, Oronte. §

ORONTE.

Ô Reine infortunée où s’adressent vos pas ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’est-ce ? Écoutons, Seigneur, ne m’abandonnez pas.

ORONTE.

Ce secret révélé me coûta-t-il la vie,
610 Je serai trop heureux de vous avoir servie :
Le Roi consent Madame, à l’Oracle inhumain
Qui porte à votre fille un poignard dans le sein,
Par la voix de Calcas Diane la demande.

CLYTEMNESTRE.

Dieux cruels !

ACHILLE.

J’en frémis.

ORONTE.

Au coup qu’il appréhende
615 Le Roi pour s’emparer feignait de consentir,
Et j’allais en Argos pour vous en avertir ;
Lorsqu’au sortir du camp d’un effort téméraire
Je me suis vu, Madame, arrêté par son frère,
Qui ne m’eût point encor rendu la liberté,
620 Sans un ordre absolu du monarque irrité.
Sur l’amour du pays, sur celui de sa gloire
Dans son coeur la nature emportait la victoire,
Mais depuis que j’ai vu, que d’un esprit rusé
Ulysse vous portant un écrit supposé,
625 Vous avait obligée à ce triste voyage,
Il a cru ne pouvoir résister davantage,
Et que votre arrivée en ces funestes lieux
Était moins le complot d’Ulysse que de Dieux :
Il vient de voir Calcas, et croirait faire un crime
630 S’il différait encor à livrer la victime,

CLYTEMNESTRE.

Dieux ! Si de l’innocent vous prenez l’intérêt,
Souffrirez vous ?

ORONTE.

Diane en a donné l’arrêt,
Calcas a prononcé que c’est la seule voie
Qu’elle a marquée aux Grecs pour arriver à Troie,
635 Ce triste sacrifice est l’hymen glorieux
Qu’Ulysse vous a dit qu’on traitait en ces lieux ;
Vous serviez Seigneur d’instrument à sa perte,
Puisque de votre nom la trame était couverte.

ACHILLE.

Quoi ! Ménélas, Ulysse, et même Agamemnon
640 Pour faire un parricide ont employé mon nom ?
Ulysse avec quel front, avec quel artifice
M’as-tu parlé tantôt de ce noir sacrifice :
Tyran de mon repos, sacrilège imposteur,
Mes mains, mes propres mains t’arracheront le coeur.
645 Madame, dans vos maux ma gloire s’intéresse,
Je partage avec vous la douleur qui vous presse,
Et je ferai bien voir peut-être avec éclat,
Que je n’ai point de part à ce lâche attentat.

CLYTEMNESTRE, voulant se jeter à ses genoux.

Seigneur !

ACHILLE.

Que faites-vous ?

CLYTEMNESTRE.

Une Reine affligée,
650 Qui par Achille seul se peut voir protégée,
D’un héros tel que lui dans son pressant malheur
Ne saurait jamais trop honorer la valeur :
Pour être plus sensible aux douleurs d’une mère,
Songez, Seigneur, songez qu’une fille si chère
655 Qu’on destine à la mort, et qu’on veut m’arracher.
N’était venue ici que pour vous y chercher.
Votre nom va servir de prétexte à sa perte,
On vous imputerait si vous l’aviez soufferte,
Et l’on dirait un jour, apprenant son trépas,
660 Achille pour la perdre a plus fait que Calcas.

ACHILLE.

Je sens que pour combattre une injustice extrême.
Mon courage s’élève au dessus de lui-même ;
Et plus j’ose y songer, moins je puis concevoir
Que le Ciel soit l’auteur d’un attentat si noir.
665 Madame, suspendez ces mortelles alarmes,
Attendez ce qu’on peut attendre de mes armes,
Ne croyez-pas qu’en paix je laisse Agamemnon
Pour perdre Iphigénie abuser de mon nom.
Non, de cet attentat le Roi perdra l’envie,
670 Ou d’autres que sa fille y laisseront la vie,
Je suis partout Achille, et je n’attendrai pas
Que je sois devant Troie à signaler mon bras.

CLYTEMNESTRE.

Seul vous êtes l’espoir de toute ma famille,
Et ce n’est qu’a vous seul que je devrai ma fille
675 N’osant pas espérer de vous voir son époux
Je publierai partout que je la tiens de vous.

ACHILLE.

Non, Ulysse en ces lieux sous un feint hyménée
Ne l’aura pas Madame au supplice amenée,
Son stratagème est vain, il n’en jouira pas,
680 Et je ferai mentir l’Oracle de Calcas.
Le soin de mon amour, l’intérêt de ma gloire
Arrêteront le coup d’une action si noire,
Vous m’ayez honoré du nom de son époux,
Et je conserverai ce que je tiens de vous.
685 Heureux ! Si de mon sort la maîtresse et l’arbitre
Souffre que mon amour ose prendre ce titre,
Si je puis l’employant pour lui sauver le jour
Montrer à l’Univers jusqu’où va mon amour.
Non, non, elle ne peut tomber que par ma chute,
690 Et pour elle il n’est rien qu’Achille n’exécute,
Il faut.

CLYTEMNESTRE.

Avant qu’on fasse un dangereux éclat
Par douceur, s’il se peut, prévenons l’attentat,
Et voyons si mes pleurs, ma plainte et ma prière
En faveur de la fille attendriront le père.

ACHILLE.

695 Il doit se joindre à nous pour son propre intérêt,
Tout le camp, de Diane, ignore encor l’arrêt,
Et le Ciel peut changer l’ordre du sacrifice ;
Mais si ce cruel père en est toujours complice,
Si contre nos désirs de l’Oracle inhumain
700 Le camp mieux informé seconde le dessein,
Si l’obstiné Calcas ne change de langage,
On verra ce que peut un amant qu’on outrage,
Que les plus grands périls ne sauraient émouvoir,
Et qui ne prend de loi que de son désespoir.

CLYTEMNESTRE.

705 Ô ! Dans ton infortune heureuse Iphigénie
D’avoir ce défenseur contre la tyrannie,
Qui du vouloir des Dieux cherche à s’autoriser
Et qu’un père barbare ose favoriser.

ACHILLE.

Souffrez que je la voie, et que j’aille auprès d’elle
710 Prendre pour sa défense une force nouvelle.

CLYTEMNESTRE.

Allez, Achille, allez ; mais ne l’alarmez pas,
Elle ignore l’arrêt qu’a prononcé Calcas.
Espère, Clytemnestre, et cesse de te plaindre,
Achille aime ta fille, elle ne doit rien craindre,
715 Il saura triompher des rigueurs de son sort.
Amour de tous les Dieux est le Dieu le plus fort.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Iphigénie, Clytie. §

IPHIGÉNIE.

Oui, je l’ai vu, Clytie, et j’ai sujet de croire
Qu’Achille me chérit à l’égal de la gloire :
Ses regards languissants, ses timides soupirs
720 M’ont dans leur retenue expliqué ses désirs,
Et voulant me parler de l’amour qui le touche,
Son silence en a dit beaucoup plus que sa bouche ;
Mais ce n’est pas, Clytie, aujourd’hui seulement
Que j’ai vu de son coeur le secret sentiment,
725 Quand ce Prince aussi craint que le Dieu du Tonnerre,
Et qui porte avec lui le destin de la guerre,
Par l’adresse d’Ulysse arraché de Scyros
Pour le secours des Grecs vint s’offrir dans Argos,
Il me vit, je lui plus, oui, si je l’ose dire
730 De mes faibles attraits il ressentit l’Empire,
Et ce Héros si fier au milieu des hasards
Parût tout interdit à mes premiers regards :
La Reine avec plaisir le connut elle-même,
Et de ses hauts projets l’ambition extrême
735 Par des soins obligeants rattachant à la Cour
De ce timide amant encouragea l’amour.
Seule par mes froideurs, par mon indifférence
Je ne fis dans son coeur naître aucune espérance,
Et je le vis partir cet Amant enflammé
740 Sans qu’il connut son sort et s’il serait aimé.
Madame, me dit-il, j’aurais l’âme trop vaine
De vous croire sensible à l’excès de ma peine,
Qui n’a rien fait pour vous ne doit pas l’espérer,
Et doit souffrir son mal sans jamais murmurer :
745 Le Ciel à mon amour ouvre une belle voie,
Il s’expliquera mieux sur les cendres de Troie :
Le succès d’une guerre où je suis engagé,
Agamemnon content et Ménélas vengé,
Vous parlerons pour moi, si la Parque cruelle
750 Ne m’ôte une espérance et si douce et si belle,
Et si je ne meurs pas en partant de ce lieu.
Ses pleurs et ses soupirs achevèrent l’adieu.

CLYTIE.

Madame, à tant d’amour fûtes-vous insensible
Si le Ciel ne vous fit un coeur inaccessible
755 Vous avez dû l’aimer?

IPHIGÉNIE.

Épargne à ma pudeur
L’aveu d’un dur combat qui déchire mon coeur.
Avant qu’un triste sort m’eût fait connaître Achille,
Diane avait mes voeux ; et mon âme tranquille
Voyant avec mépris le reste des mortels
760 N’avait pour tout objet que l’amour des autels ;
Mais pour t’ouvrir ici le secret de mon âme,
Dès qu’Achille parût, que je connus sa flamme,
Ma raison malgré moi s’en sentit éblouir
Et je vis tous mes voeux presque s’évanouir.
765 Te le dirais-je, hélas ! Un sentiment profane
Fait qu’Achille en mon coeur combat contre Diane,
Et j’ose encor douter si je dois aujourd’hui
Donner mes jours pour elle, ou les garder pour lui.
Plût au Ciel, que mon âme à l’amour indocile
770 Eût toujours ignoré le mérite d’Achille,
Ou qu’étant exposées paraître à ses yeux
Diane m’eût appris à m’en défendre mieux.
Mon coeur rempli des voeux offerts à la Déesse
Eut gardé sa constance exempte de faiblesse,
775 Sans qu’il se vit réduit au choix injurieux
Ou d’affliger Achille, ou d’offenser les Dieux.

CLYTIE.

Quoi ! Ne touchons nous pas à l’heureuse journée ,
Qui doit conclure ici cet illustre hyménée.

IPHIGÉNIE.

Je ne sais, mais, Clytie, un désordre secret
780 Qui fait qu’à cet Hymen je consens à regret
Me contraint à douter que le Ciel l’accomplisse.

CLYTIE.

Calcas pour cet Hymen prépare un sacrifice.

IPHIGÉNIE.

Le plaisir, qu’au moment qu’on flatte son espoir
Achille en me voyant aurait dû recevoir
785 M’a paru trop mêlé de douleur et de crainte ;
J’ai cru voir dans son âme une mortelle atteinte.
En vain il a voulu me cacher ses douleurs,
De ses yeux composés il est sorti des pleurs.
Je vois même la Reine interdite, étonnée,
790 Elle qui n’aspirait qu’après cet hyménée,
Depuis tantôt, Clytie, il faut qu’elle ait appris
Quelque triste accident qui trouble ses esprits.

CLYTIE.

Guérissez votre coeur de ces vaines alarmes.
La Reine vient.

AGAMEMNON.

Ô Ciel ! Je vois couler ses larmes.

SCÈNE II. Iphigénie, Clytie, Clytennestre, Phénice. §

IPHIGÉNIE.

795 Madame, quel chagrin vous arrache des pleurs ?

CLYTEMNESTRE.

Laisse-moi te cacher le plus grand des malheurs,
Diane est implacable.

IPHIGÉNIE.

Un nouveau sacrifice,
Madame, ne peut-il nous la rendre propice ?
Que ne la puis-je, hélas, apaiser de mon sang !

CLYTEMNESTRE.

800 Ce beau zèle sied bien à celles de ton rang :
Mais il est trop cruel pour mon âme trop tendre,
Et dit tout le secret que je n’ose t’apprendre.

IPHIGÉNIE.

Quel est il ce secret, Madame, au nom des Dieux ?

CLYTEMNESTRE.

On te veut pour victime en ces funestes lieux,
805 Pour conduire les Grecs aux murailles de Troie,
Ton sang à leurs vaisseaux en doit tracer la voie,
Diane le demande.

IPHIGÉNIE.

Ô Ciel ! Que dites-vous ?
Diane n’a donc fait mériter son courroux ?

CLYTEMNESTRE.

Calcas jusques ici n’en a point dit la cause ;
810 Mais pour remède seul c’est ta mort qu’il propose,
Et par un lâche aveu qui me comble d’horreur,
Ton père est le premier à te percer le coeur.

IPHIGÉNIE.

Ne vous étonnez pas si ce grand coup m’étonne,
Je ne l’attendais pas du bras qui me le donne.
815 J’ai reçu jusqu’ici trop de faveurs du sort
Pour ne pas frissonner à l’arrêt de ma mort,
Les soins que l’on a pris d’élever mon enfance
Pour mieux faire briller l’éclat de ma naissance,
Le glorieux époux qu’on m’avait destiné,
820 En qui la vertu luit sur un front couronné,
Tant d’autres dons du Ciel, qui bornaient mon envie
Faisaient qu’avec raison je chérissais la vie ;
Mais s’il en faut sortir par une triste loi
Croyez que je la crains plus pour vous que pour moi.
825 Mon âme en est surprise, et non pas abattu :
Diane veut ma mort, m’y voilà résolue.

CLYTEMNESTRE.

Je le vois, ce cruel, éclatez mes douleurs.

SCÈNE III. Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Clytie, Phénice. §

AGAMEMNON.

Qui peut vous obliger à répandre des pleurs
Dans ce commun sujet de triomphe et de joie ?

CLYTEMNESTRE.

830 Le sort qui nous sépare, et qui vous mène à Troie.

AGAMEMNON.

Il faut tout espérer de la faveur des Dieux
Madame, le retour en sera glorieux ,
Et les heureux succès d’une juste vengeance
Répareront bientôt la douleur de l’absence.

CLYTEMNESTRE.

835 Jusques à cet hyménée le Ciel par sa bonté
À ma fille doit-il conserver la clarté ?
Calcas vous aura dit qu’elle est sa destinée ?

AGAMEMNON.

Madame, elle sera de gloire couronnée.

CLYTEMNESTRE.

Parlons avec franchise, et ne déguisons plus
840 Son véritable sort sous des ternies confus.
Dites-moi, quel Démon de divorce et de haine
Veut rompre de nos coeurs la plus aimable chaîne,
Et ravir lâchement la lumière du jour
Au gage le plus cher que j’eus de votre amour ?

AGAMEMNON.

845 Vous savez un secret qu’Oronte n’a pu taire ?

CLYTEMNESTRE.

Hé quoi ! Vous prétendiez de m’en faire un mystère,
Et vous ne me pressiez d’aller revoir Argos
Que pour l’exécuter avec plus de repos ?

AGAMEMNON.

Ah ! Madame, peut-on affliger ce qu’on aime ?
850 J’aurais voulu pouvoir le cacher à moi-même.

CLYTEMNESTRE.

Si ce funeste coup vous touche autant que nous,
Si vous nous aimez tant, que ne l’empêchez-vous [?]

AGAMEMNON.

Hé ! Puis-je, Madame, et vous et votre Ulysse
N’avez-vous pas conduit ma fille au sacrifice ?
855 Calcas, si je balance, est tout prêt d’éclater,
Suis-je maître d’un camp qui va se révolter,
Et quand je pourrais tout, dois-je perdre ma gloire,
Et le prix que j’attends des mains de la victoire ?

CLYTEMNESTRE.

Quel prix vous peut payer un sang si précieux ?

AGAMEMNON.

860 Le salut de la Grèce, et la faveur des Dieux
Qui nous sont de sa perte un devoir nécessaire.

IPHIGÉNIE.

Grand Roi, (car j’aurais peine à vous nommer mon père,
De peur de réveiller des sentiments trop doux
Dans le coeur d’un héros de sa gloire jaloux, )
865 Portez le coup mortel sans craindre qu’il m’étonne,
Je suis prête à baiser la main qui me le donne,
Et je vais triomphe des cruautés d’un sort,
Où l’auteur de ma vie est celui de ma mort :
Je mourrai glorieuse, et ma vertu constante,
870 Des hommes et des Dieux surpassera l’attente.

AGAMEMNON.

Je n’attendais pas moins d’un coeur si généreux.

CLYTEMNESTRE.

Ah ! Cruel, pour subir un sort si rigoureux
Quel intérêt a-t-elle à la perte d’Hélène ?
Est-ce à nous d’épouser son amour ou sa haine,
875 Et devons nous la rendre au lit de son époux
Par la perte d’un bien et si cher et si doux ?
De quel front, de quel air le verrez vous répandre
Ce beau sang dont la voix se fait sans cesse entendre,
Et vous dit, malgré vous, ô père trop cruel
880 Traites-tu l’innocent comme le criminel.

AGAMEMNON.

En vain vous réveillez les tendresses d’un père.
Je dois agir en Roi, si vous parlez en mère,
J’ai senti le premier tout ce que vous sentez.

CLYTEMNESTRE.

Sa mort vous fait horreur et vous y consentez.

AGAMEMNON.

885 Hélas ! Mon mauvais sort ne souffre point d’excuses,
Son absolu décret a prévenu mes ruses,
Il a paré mes coups, confondu mes desseins,
Et contre la nature a révolté mes mains.
Non, il faut qu’il m’en coûte une si chère tête,
890 Et j’ai dit à Calcas que sa victime est prête,
Ce n’est plus qu’à ma fille à satisfaire aux Dieux,
Et nous montrer un coeur digne de ses aïeux.

CLYTEMNESTRE.

Barbare, tu crois donc que sa mère y consente ?
Qu’elle livre au supplice une fille innocente ?
895 Celle de qui les jours me sont si précieux
Se verrait par son père immolée à mes yeux ?
Je serais de sa mort la première complice ?
Moi-même je l’aurais conduite au sacrifice ;
Non, non, de ses beaux jours mes jours sont le soutien,
900 Il faut percer mon coeur pour aller jusqu’au sien,.
Je défendrai sans toi les droits de la Nature
Contre la tyrannie et contre l’imposture,
Car la divinité que fait parler Calcas
N’a jamais approuvé de tels assassinats,
905 On ne lui vit jamais autoriser les crimes,
Qu’Ulysse et Ménélas cherchent d’autres victimes,
C’est l’intérêt d’Hélène, elle irrita les Dieux,
Sa fille par son sang les apaisera mieux.

IPHIGÉNIE.

C’est à moi que le Ciel réserve cet ouvrage,
910 Voudrais-je qu’Hermione eût ce noble avantage,
Et qu’usurpant sur moi cet effort éclatant
Elle vint m’enlever la gloire qui m’attend ?
Votre fille, Seigneur, n’a pas l’âme assez basse,
Pour recourir aux pleurs et tenter votre grâce,
915 Livrez votre victime au céleste courroux,
Tout mon sang est aux Dieux, tout mon sang est à vous,
S’ils sont justes, il faut que vous soyez sévère,
Je dois vous dégager et veux les satisfaire.

AGAMEMNON.

Ah ! Ma fille, croyez que ce coup généreux,
920 Au lieu d’une victime en immolera deux,
Et contondant ma peine avec votre supplice
Fera d’Agamemnon un triste sacrifice,
Car enfin tout conspire à ce sanglant dessein
Qui doit percer mon coeur en vous perçant le sein,
925 Le Ciel dont le pouvoir ne souffre point d’obstacle,
En a formé l’arrêt par la voie de l’Oracle.
Tout le camp qui sur vous établit son espoir,
En attend son salut, et veut vous le devoir,
Après l’arrêt des Dieux, l’innocence est coupable.
930 Leurs droits sont absolus, leur ordre irrévocable,
De ce sang innocent je sais quel est le prix,
Mais il faut le verser, le conseil en est pris.

SCÈNE IV. Clytemnestre, Iphigénie, Clytie, Phénice. §

CLYTEMNESTRE.

Digne héritier d’Atrée, achève une aventure
Dont la simple pensée étonne la Nature,
935 Donne un spectacle aux Grecs plus triste et plus affreux
Que celui du festin qu’il fit de ses neveux,
Une seconde fois de sa route ordinaire,
Fais reculer d’horreur l’astre qui nous éclaire,
Mais crains que ce ne soit une leçon pour moi,
940 Qu’un exemple si grand ne me serve de loi,
Et que sur toi d’un coup également funeste
Je ne venge ma fille et les fils de Thyeste.

IPHIGÉNIE.

N’irritez point les Dieux.

CLYTEMNESTRE.

Quoi ! Calcas l’inhumain
Tremperait dans ton sang sa parricide main ?
945 Il pourrait dans ton coeur observer avec joie
Les présages heureux de la chute de Troie.
Et d’un si doux espoir le camp s’applaudirait,
Lorsque dans les douleurs ta mère expirerait.
Je serais réservée à ce triste spectacle,
950 Et ma juste fureur n’y mettrait point d’obstacle ?
Non, toi-même, Calcas n’en est pas à couvert,
Je préviendrai ce coup, je perdrai qui me perd.
Ma fille, le héros qui captive tes charmes
M’a promis de nouveau le secours de ses armes,
955 Sachant qu’à te livrer ton père te résout,
Pour prévenir ta perte il entreprendra tout.
Je vais l’en avertir.

IPHIGÉNIE.

Où courez-vous, Madame ?

CLYTEMNESTRE.

Un faux zèle t’aveugle, et je vois que ton âme
Du barbare Calcas ose suivre la loi,
960 Cruelle, sans songer que je meurs avec toi;

IPHIGÉNIE.

Ah ! Cessez d’affaiblir au lieu de les accroître
Ces nobles sentiments que vous avez fait naître,
Mon triste coeur peut-il n’être pas abattu
Quand la mère et l’amant attaquent sa vertu ?
965 Mais ne me dois-je pas au salut de la Grèce,
Et quand le Ciel l’exige en suis-je la maîtresse,
Madame ?

CLYTEMNESTRE.

Au coup mortel tu te veux exposer
Et pour t’en garantir moi je dois tout oser,
Adieu.

SCÈNE V. Iphigénie, Clytie. §

CLYTIE.

Le désespoir s’empare de son âme.

IPHIGÉNIE.

970 Quand j’obéis aux Dieux suis-je digne de blâme ?

SCÈNE VI. Iphigénie, Achille, Clytie. §

ACHILLE.

Téméraires soldats, indignes de mes coups
Ou changez de langage, ou craignez mon courroux.

IPHIGÉNIE.

Seigneur.

ACHILLE.

Quelle fureur, et quelle tyrannie !
L’armée à haute voix demande Iphigénie,
975 Déjà dans tout le camp l’Oracle répandu
Madame, ne tient plus votre sort suspendu,
Et mes propres soldats comme frappé du foudre
À combattre pour vous n’oseraient se résoudre.
En vain mon intérêt les a sollicités,
980 De la voix de Calcas ils sont épouvantés,
2
D’un discours affecté le captieux Ulysse
Vous plaint, et cependant presse le sacrifice,
Et lorsque contre lui je me suis emporté,
Un cri tumultueux sur moi s’est excité,
985 Mais sur les plus mutins ayant vengé l’outrage,
Ce fer, de ce qui reste a glacé le courage.

IPHIGÉNIE.

Hélas, Seigneur, hélas ! Où vous exposez-vous ?
Et que pouvez-vous seul ?

ACHILLE.

Je puis tout contre tous,
Contre tout l’Univers, contre Diane même,
990 Je n’ai plus de respect quand je perds ce que j’aime,
Et dans le triste état où le Ciel m’a jeté,
Je ne connais que vous pour ma Divinité.
Mais calmez vos esprits trop chère Iphigénie.
Je m’opposerai seul à tant de tyrannie,
995 Le premier dont l’audace ira jusques à vous
Aux autres apprendra ce que peut mon courroux,
Rien ne saurait borner la fureur qui m’anime,
J’immolerais le prêtre aux pieds de la victime,
Et sur l’autel sanglant sans respecter les Dieux
1000 Mon coeur s’applaudirait d’un coup si glorieux.

IPHIGÉNIE.

Ne les irritez point par ce cruel blasphème,
Seigneur, et modérez cette fureur extrême,
Ici tous vos efforts passent pour criminels,
Que peut contre les Dieux la force des mortels ?
1005 Ils ne laisseraient pas l’entreprise impunie,
Ils pourraient perdre Achille avec Iphigénie,
Et ce hardi dessein d’empêcher mon trépas
Peut vous faire périr, et ne me sauver pas.

ACHILLE.

Quoi, donc ? À cette mort vous êtes résolue ?

IPHIGÉNIE.

1010 La Grèce la demande, et le Ciel l’a conclue.

ACHILLE.

Quoi ? Vous pouvez penser qu’un complot odieux
Qui menace vos jours soit un arrêt des Dieux,
Et que leur ordre aveugle autorise la rage
Qui cherche à ruiner leur plus parfait ouvrage ?
1015 Vivez belle Princesse, et si votre grand coeur
Vous permet de répondre à ma fidèle ardeur,
Préférez mon repos à la cruelle envie
D’aller pour des ingrats prodigue votre vie.
Si la mort vous plaît tant, ne me refusez pas
1020 Le cher et triste honneur d’accompagner vos pas :
L’ordre secret du Ciel qui nous fit l’un pour l’autre,
Par des noeuds si puissants joignit mon sort au vôtre,
Que nous ne pouvons plus sans enfreindre sa loi,
Ni moi vivre sans vous, ni vous, mourir sans moi.

IPHIGÉNIE.

1025 Vous songez à me suivre, et vous croyez sans crime
Porter à cet excès l’ardeur qui vous anime ?
Un coeur si généreux demande un autre emploi,
Je trahis mon pays si vous mourrez pour moi,
Je désole les Grecs si je leur ôte Achille
1030 Qui peut par sa valeur leur rendre tout facile,
Et doit en signalant son courage et son bras
Établir le bonheur des chefs et des soldats.

ACHILLE.

Si vous devez périr, adorable Princesse,
Qu’importe à mon amour le salut de la Grèce ?
1035 Vous êtes le seul bien que je demande aux Dieux,
Et le reste sans vous me doit être odieux.

IPHIGÉNIE.

Souffrez plutôt, qu’ouvrant le chemin de la gloire
Je partage avec vous le prix de la victoire,
Du laurier qui m’attend ne soyez point jaloux,
1040 Laissez-moi du combat porter les premiers coups :
Qu’elle joie à mon coeur d’avancer les miracles
Que de votre valeur ont prédit tant d’Oracles ?
Et que je vais Seigneur m’applaudir sur l’autel
D’une mort qui promet un triomphe immortel !

ACHILLE.

1045 Ingrate ! Votre coeur abhorre l’hyménée,
Qui devait avec vous unir ma destinée,
Et vous ne renoncez à la clarté du jour,
Ni ne cherchez la mort que pour fuir mon amour ;
Hé bien allez remplir tous les voeux de l’armée,
1050 Ne désolez que moi, pour vous avoir aimée ;
Mais courant à l’autel ne vous offensez pas
Si ma douleur y fait l’office de Calcas.
Je m’y signalerai par quelque illustre crime,
Et vous ne serez pas la première victime.

IPHIGÉNIE.

1055 Si vous m’aimiez, cruel ?

ACHILLE.

Vous me désespérez,
Vous me percez le coeur, cependant vous pleurez ?

IPHIGÉNIE.

Hélas ! Peut-on aimer, et n’être pas sensible
Aux traits d’un désespoir qui me paraît horrible.

ACHILLE.

Vous m’aimez ?

IPHIGÉNIE.

La douleur m’arrache cet aveu,
1060 Mais n’en triomphez pas, vous en jouirez peu.
Diane ne veut point que mon coeur se partage ;
Ne lui refusez pas un si triste avantage.

ACHILLE.

Cruelle ! Fallait-il pour un dernier tourment
Différer cet aveu jusqu’à ce dur moment,
1065 Et lorsque je vous perds pour amoindrir ma peine
Ne valait-il pas mieux me montrer de la haine ?
Votre rigueur rendrait mon sort moins rigoureux,
Achille maltraité serait moins malheureux.
Chère Princesse.

IPHIGÉNIE.

Adieu, ma constance me quitte.
1070 Le péril est trop grand, il faut que je l’évite.

ACHILLE.

Ne nous rebutons point, et par un juste effort
Allons malgré les Dieux l’arracher à la mort.

ACTE V §

SCÈNE PREMIERE. §

ACHILLE.

Si tu crois la sauver, tu te trompes Achille ?
Ton courage ne fait qu’un dessein inutile,
1075 Lorsqu’un camp tout entier est armé contre toi,
Et lorsque tes sujets t’osent manquer de foi.
Destin, qui me promis tant d’heur et tant de gloire,
Que je serais par tout suivi de la victoire,
Pour première faveur, voudras-tu qu’à mes yeux
1080 On immole aujourd’hui ce que j’aime le mieux ?
Et que pour couronner cet effroyable crime,
Mon nom seul à l’autel ait conduit la victime.
Ô ! Toi, le plus auguste et le plus grand des Dieux,
Et le seul que je dois révérer en ces lieux,
1085 Amour, défends tes droits contre tant d’injustice,
Et faisons tout périr avant qu’elle périsse.
Achille, infortuné pour surmonter son sort
Va, sur Agamemnon faire un dernier effort ;
Mais qu’en dois-je obtenir ? Et qu’est-ce que j’espère ?
1090 Puisqu’il n’a pu se rendre aux larmes d’une mère ;
Voyons-le, il peut changer, mais il sort.

SCÈNE II. Agamemnon, Achille. §

AGAMEMNON.

Que veux-tu
Lâche retour du sang qui trahis ma vertu ?
Ne m’importune plus de cet objet funeste,
J’ai fait ce que j’ai dû, les Dieux feront le reste.

ACHILLE.

1095 Je vous cherchais, Seigneur, pour apprendre de vous.

AGAMEMNON.

Je ne puis condamner votre juste courroux,
J’ai su, Seigneur, j’ai su que vous aimiez ma fille,
Le fils d’une Déesse honorait ma famille ,
Et si le Ciel plus doux eût secondé mes voeux,
1100 Vous partiriez content, nous serions tous heureux,
Mais vous savez son sort, on a pu vous l’apprendre ,
Les Dieux me l’ont donnée, ils peuvent la reprendre ,
J’ai voulu la sauver, j’ai voulu les trahir,
Ma révolte fut vaine, il faut leur obéir,
1105 Mais je ne sens que trop, que malgré ma constance,
Ma mort sera le prix de mon obéissance.

ACHILLE.

À quoi lui sert l’amour d’un père désolé,
S’il n’ose plus agir quand Calcas a parlé ?
Qui vous dit que sa voix soit la voix de Diane ?
1110 II en faut mieux juger, Calcas n’est qu’un profane
Qui par quelque grand coup cherche à s’autoriser,
Et qui par cette mort veut s’immortaliser.

AGAMEMNON.

Vous faites à Calcas une injure cruelle,
De la Déesse il est l’interprète fidèle,
1115 Et je ne sais que trop que rien ne peut changer
Le rigoureux dessein qu’elle a de se venger,
Qu’on a pû l’offenser ; qu’on a pu lui déplaire,
Et que rien que mon sang n’éteindra sa colère.

ACHILLE.

Si Diane en courroux nous arrête en ces lieux,
1120 Il faut pour en sortir implorer d’autres Dieux :
Des Dieux comme des Rois les liens se détruisent,
Et divers intérêts bien souvent les divisent.
Un jour, n’en doutez point, les Troyens assiégés
Verront entre eux et nous tous les Dieux partagés,
1125 Mais c’est le seul Destin, qui dans la guerre ouverte
Résoudra des Troyens le salut ou la perte.

AGAMEMNON.

À vous flatter l’amour est trop ingénieux,
Diane est contre nous d’accord avec les Dieux.
Tous d’un consentement veulent ce sacrifice,
1130 Et pour m’y préparer se sont servis d’Ulysse.

ACHILLE.

Vous pouvez excuser ce lâche scélérat
Qui par son imposture, et par son attentat
A supposé mon nom, et votre caractère
Pour immoler la fille , et pour tromper la mère
1135 Il se cache à mes yeux mais s’il tombe en mes mains...

AGAMEMNON.

Tout le camp est pour lui, nos efforts seraient vains,
Comme vous j’ai d’abord voulu venger l’outrage,
Mais le respect des Dieux a calmé mon courage,
Et je ne l’ai plus vu que comme l’instrument,
1140 Dont ils se sont servis pour notre châtiment :
Étouffez comme moi cet indiscret murmure.

ACHILLE.

Vous n’écoutez donc plus le sang, ni la Nature ?

AGAMEMNON.

C’est un ordre du Ciel, il faut l’exécuter,
Et nous perdons ici le temps à contester.

ACHILLE.

1145 Ingrat, si je suivais ce que veut ma colère,
Mais j’aime Iphigénie, et vous êtes son père.

AGAMEMNON.

Non, non, je ne suis plus qu’un tyran inhumain,
Qui de cet attentat seconde le dessein,
Qui deviens de sa mort le malheureux complice,
1150 Qui l’ai livrée enfin entre les mains d’Ulysse.

ACHILLE.

Tu viens de la livrer, père dénaturé ?
Ah ! Courrons au secours que j’ai trop différé,
Tous les moments sont chers dans un péril si proche.

SCÈNE III. §

AGAMEMNON, seul.

Que tu me fais, Achille, un injuste reproche,
1155 Et que tu connais mal l’effroyable tourment
Que souffre un triste père en ce fatal moment ?
Je conçois d’un amant le désespoir extrême,
lorsqu’il est sur le point de perdre ce qu’il aime,
Mais tes maux fussent-ils plus vifs et plus pressants
1160 Peut-on les comparer à ceux que je ressens ?
L’image du malheur qui t’ôtes Iphigénie
Peut par un autre objet le voir un jour bannie,
Tu peux t’en consoler prenant de nouveaux fers,
Mais qui me peut jamais rendre ce que je perds ?
1165 Ma fille était la gloire et l’amour de la Grèce,
Te l’avais élevée avec tant de tendresse,
Hélas ! Tant de vertu fut jointe à sa beauté,
Le Ciel lui promettait tant de félicité,
Et n’avait fait connaître à la terre charmée
1170 Ni père plus aimé, ni fille plus aimée ;
Moi-même cependant je la livre au bourreau ,
Qui va de ses beaux jours éteindre le flambeau.
Ne vois-je pas Calcas, de qui la main sanglante
Plonge le fer cruel dans sa gorge innocente ?
1175 Ne vois-je pas déjà le bûcher allumé
Par qui ce tendre objet doit être consumé ?
J’en frémis, j’en frissonne.

SCÈNE IV. Clytemnestre, Agamemnon, Phénice. §

CLYTEMNESTRE.

Ô Père, injuste et lâche !
Tu m’ôtes donc ma fille, Ulysse me l’arrache,
On me garde, on m’observe, et je ne saurais plus
1180 Pousser dans son malheur que des cris superflus.
Ah ! Puisque l’on immole une tête si chère,
Commande qu’à la fille on joigne encore la mère,
II faut voir tout mon sang sur l’autel répandu,
Ou de ta piété le mérite est perdu :
1185 II faut que je périsse, ou qu’on me la rende.

AGAMEMNON.

Votre plainte est injuste, et votre erreur est grande,
Elle ne dépendait ni de vous ni de moi,
Cette fille qui fait le trouble où je vous vois.
Ne vous souvient-il plus ; que dès qu’elle fut née
1190 Par vous-même à Diane elle fut destinée,
Cependant, pour flatter les désirs d’un mortel
Vous vouliez la ravir au culte de l’autel ?
Par ce voeu violé, la Déesse outragée
Nous fit bientôt sentir qu’elle en serait vengée,
1195 Nous vîmes, quand le calme arrêta nos vaisseaux,
Le premier, mais non pas le plus grand de ses fléaux,
La mort d’Iphigénie à ce calme succède,
Et surpasse le mal dont elle est le remède :
Vous avez attiré le céleste courroux,
1200 Et si ma fille meurt, n’en accusez que vous.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Qui vous a pu donner la connaissance
De ce voeu que j’en fis au point de sa naissance ?
Je le fis dans mon coeur et n’en ai point parlé.

AGAMEMNON.

Diane par Calcas enfin l’a révélé,
1205 En m’expliquant par lui le courroux qui l’anime,
M’en a dit le sujet, m’a déclaré le crime.

CLYTEMNESTRE.

Ce crime est il si grand, que pour le réparer,
L’une doive mourir, l’autre toujours pleurer ?
Entre-t-il tant d’aigreur dans les esprits célestes ?
1210 Venge-t-on un oubli par des coups si funestes ?
Et si Diane enfin le traite de forfait
En doit-elle punir que celle qui l’a fait ?
Ma fille est innocente, et je suis criminelle,
Le malheur qui m’est dû doit-il tomber sur elle ?

AGAMEMNON.

1215 Oronte tout en pleurs adresse ici ses pas.

CLYTEMNESTRE.

De ma fille il nous vient annoncer le trépas.

SCÈNE V. Agamemnon, Clytemnestre, Oronte, Phénice. §

AGAMEMNON.

En est-ce fait Oronte ?

ORONTE.

Ô l’étrange aventure !
Ô coup, dont la surprise étonne la Nature !
Le Ciel vous la ravit, vous la perdez, Seigneur.

CLYTEMNESTRE.

1220 Achève, tu ne peux accroître ma douleur.

ORONTE.

La Princesse, Seigneur que conduisait Ulysse.
Est à peine arrivée au lieu du sacrifice,
Vers le prochain bocage et sur ces prés fleuris,
Que la fière Diane a si longtemps chéris,
1225 Quand l’armée accourue à ce triste spectacle,
Qui devait satisfaire au désir de l’Oracle,
Pour la laisser passer s’est ouverte d’abord ,
Et par des cris plaintifs a déploré son sort.
Elle seule constante, incapable de crainte,
1230 Lorsque chacun la plaint ne pousse aucune plainte,
Et trouve dans sa mort tant d’heur et tant d’appas,
Que pour l’aller chercher elle marche à grands pas,
Aux Grecs de rang en rang adresse la parole,
Et par ces mots hardis doucement les console :
1235 Ne pleurez pas, dit-elle, ô Grecs, mon sort est doux ,
Et doit être envié, puisque je meurs pour vous.
Ce langage grossit le torrent de leurs larmes,
Ils maudissent Hélène, et le sort de leurs armes,
Et semblent accuser malgré leur piété,
1240 Diane d’injustice et d’inhumanité.
La Princesse à l’autel va d’un pas magnanime,
S’approche de Calcas, qui voyant sa victime
Nous paraît immobile, et d’un oeil abattu.
Ne peut trop admirer sa force et sa vertu.

AGAMEMNON.

1245 Ô force, ô fermeté qui n’eût jamais d’exemple !

ORONTE.

D’un regard interdit, le prêtre la contemple,
Et sa tremblante main la couronne de fleurs,
Qu’en dépit de lui-même, il baigne de ses pleurs ;
Elle monte à l’autel, comme en son char de gloire
1250 Bellone triomphante après une victoire,
C’est là qu’elle paraît avec tous ses appas,
Tout le camp la salue, elle appelle Calcas.
Grand Prêtre, lui dit-elle, achevons ce mystère,
Je me livre en vos mains, victime volontaire,
1255 Diane veut mon sang, exécutez sa loi,
Et donnons-lui tous deux ce qu’elle veut de moi.
J’étais près de l’autel, où ma douleur mortelle
M’avait presque réduit à mourir avant elle,
Lorsque m’envisageant, Oronte, au nom des Dieux
1260 Ne pleure pas dit-elle, un sort si glorieux,
Songe que par ma mort j’apaise leur colère ,
Je conserve les Grecs, j’obéis à mon père,
Que mon nom s’éternise, et que le coup est doux.
Qui ne perdant que moi, vous va conserver tous.
1265 Oronte, je ne crains que la douleur d’Achille,
Mais, dis-lui, que je veux pour mourir plus tranquille,
Qu’il calme en ma faveur ses transports furieux,
Qu’il chérisse mon père, et se soumette aux Dieux.

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! Je perds ma fille, et je respire encore ?

ORONTE.

1270 Calcas s’apprête alors à ce coup qu’il abhorre,
Et voulant de Diane apaiser le courroux
Avecque tout le camp se prosterne à genoux.
Déesse, lui dit-il, reçois ce sacrifice,
Rends la mer libre aux Grecs, et leur devient propice.
1275 À ces mots tout tremblant et les larmes aux yeux ,
Il tire le couteau.

CLYTEMNESTRE.

Vous le souffrez, grands Dieux !

ORONTE.

Calcas allait frapper la victime innocente,
Lorsque tout transporté de sa douleur, pressante
3
Achille fend la presse, et courant à grands pas
1280 L’ayant joint à l’autel, s’écrie, attends Calcas.
À cette voix pareille à l’éclat du tonnerre
Calcas laisse tomber le fer sacré par terre,
Et comme il le relève, outré de son transport
Achille de ses mains l’arrache avec effort,
1285 Du coup qu’il méditait le menace lui-même,
Et regardant le camp d’une fureur extrême,
Il s’offre à la défendre et seul et contre tous :
En vain elle s’efforce à calmer son courroux,
Elle ne peut changer la glorieuse envie
1290 Qui le porte à tout perdre, ou lui sauver la vie.
Le camp a ce combat demeurait suspendu,
lorsqu’un nuage épais tout à coup répandu
Enveloppe l’autel avecque la victime
En remontant dans l’air, au lieu le plus sublime,
1295 Nous laisse l’autel vide, où Calcas tout confus.
Veut chercher la victime et ne la trouve plus.
Achille au désespoir tonne, éclate, foudroie,
Croit que c’est Jupiter qui ravit cette proie,
Et ses regards remplis et de feux et d’éclairs
1300 Semblent percer la nue et menacent les airs.
Le Camp en est ému, Calcas s’en désespère,
Achille veut tout perdre et tout craint sa colère.

CLYTEMNESTRE.

Avec quelle rigueur me cachez-vous son sort !
Dieux ! Ne vit-elle plus, dois-je pleurer sa mort ?
1305 Qui me délivrera de cette incertitude ?

AGAMEMNON.

Souffrez plus constamment une atteinte si rude,
Et moi je vais du camp prévenir les malheurs.

SCÈNE DERNIÈRE. Agamemnon, Ulysse, Clytemnestre, Oronte, Phénice. §

ULYSSE.

Si ce qu’Oronte a dit vous arrache des pleurs,
Et s’il vous en a fait une image funeste,
1310 Seigneur, pour l’effacer écoutez ce qui reste.
L’horreur régnait partout, quand après mille éclairs
Diane sur son char a paru dans les airs.
Clytemnestre voulait garder pour l’Hyménée
Sa fille à mes autels par son voeu destinée,
1315 Ô Grecs, a-t-elle dit, j’ai puni ce mépris,
Mais le sang de sa fille était d’un trop grand prix
Pour en pouvoir souffrir le cruel sacrifice,
Je l’aime, il me suffit que son voeu s’accomplisse.
Partez, Grecs, poursuit-elle, Achille sois constant,
1320 Je dois la rendre un jour, c’est le prix qui t’attend.
La Déesse à ces mots se couvre d’un nuage,
Tout le Camp est charmé de cet heureux présage,
Achille même cède au souverain pouvoir,
Et paraît apaisé par un si doux espoir.

CLYTEMNESTRE.

1325 Ma fille par tes soins, par ton obéissance,
De mon voeu violé vas réparer l’offense,
Et toi, juste Déesse, excuse mes douleurs,
Et si sa perte encor m’arrache quelque pleurs.

AGAMEMNON.

N’allez point par vos pleurs faire un nouvel obstacle,
1330 Ma fille vit heureuse, et j’ai rempli l’Oracle,
J’entends, j’entends déjà le murmure des flots,
Allons à Troie, et vous retournez en Argos,
Madame, et secondez nos efforts légitimes
Par des voeux plus constants et par d’autres victimes.