DIDON
TRAGÉDIE

M. DCC. XXXIV. Avec approbation et privilège du Roi.

[par LE FRANC.]

APPROBATION §

J’ai lu par l’ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, Didon Tragédie. Et je crois que l’impresson de cet ouvrage lui assurera encore le succès qu’il a eu dans les représentations.

Fait à Paris ce 29 Septembre 1734.

DANCHET.

 

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À Paris, Chez Chaubert, Quai des Augustins à la Renommée, et à la Prudence.

Préface §

On a toujours vu les amours de Didon et d’Énée comme une des plus belles inventions de Virgile. Le premier, et peut-être l’unique, objet de ce poète était de flatter l’amour-propre de ses concitoyens, et surtout de l’Empereur. Ainsi son héros ne descend aux Enfers que pour apprendre les noms et les exploits des fameux Romains qui doivent naître un jour sur la Terre. Vénus ne lui donne un bouclier fait par Vulcain que pour y tracer à ses yeux la naissance et l’éducation miraculeuse de Romulus et de Rémus; la gloire de leurs descendants, leurs conquêtes, leurs divisions, leurs guerres civiles; la défaite d’Antoine, et ce magnifique triomphe d’Auguste, qui dura trois jours. Enfin, pour ne pas m’écarter de l’épisode qui fait le sujet de cette tragédie, quoi de plus ingénieux que de conduire le fondateur de la nation romaine chez la Reine de Carthage; d’inspirer à Didon un amour violent pour Énée; d’arracher celui-ci aux charmes d’une passion incompatible avec sa gloire, et contraire aux ordres du Destin; d’établir par cette fatale séparation la haine et la rivalité des deux peuples, et d’annoncer en même temps la supériorité des Romains sur les Carthaginois !

Si cette partie de l’Enéide a dû être intéressante pour les compatriotes de Virgile, elle ne l’est guère moins pour ses lecteurs. C’est un prince échappé de l’incendie de Troie; un héros que les Grecs poursuivent avec fureur, à qui les nations étrangères refusent même l’hospitalité; qu’une tempête affreuse a jeté sur les côtes d’Afrique, et qui se trouve lui-même réduit à la dernière extrémité lorsque Vénus l’envoie chez Didon. Cette princesse, aussi malheureuse que lui, persécutée par son frère et tyrannisée par les rois ses voisins, sacrifie ses propres intérêts à son amour pour Énée. Elle lui offre sa main avec sa couronne, et comble de bienfaits les Troyens. Cependant les Dieux lui enlèvent ce qu’elle a de plus cher. Son amant la quitte; et cette reine infortunée aime mieux mourir que de survivre à la perte qu’elle vient de faire.

En effet, dit M. Racine, nous n’avons rien de plus touchant dans tous les poètes que la séparation de Didon et d’Énée dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d’un poème héroïque, où l’action dure plusieurs jours, ne puisse suffire à une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques heures ?

J’ai souvent été surpris que Racine ait donné la préférence à Bérénice sur Didon. Ce dernier sujet, bien plus théâtral que l’autre, aurait produit entre les mains de ce grand homme une tragédie égale à ses meilleurs poèmes. Il ne serait point tombé dans les fautes que j’ai faites, et aurait enrichi sur le peu de beautés qu’on a daigné remarquer dans ma pièce.

Après avoir présenté le sujet de Didon par le beau côté, en voici le vice et les inconvénients. Didon, dans l’Enéide, se livre trop légèrement à son goût pour un étranger qui n’est, à le suivre de près, qu’un prince faible, qu’un dévot scrupuleux. J’ai dû nécessairement abandonner Virgile dans le caractère de mon héros. J’ai même osé donner des bornes à l’excessive piété d’Énée. Je l’ai fait parler contre l’abus des oracles et l’impression dangereuse qu’ils font souvent sur l’esprit des peuples. J’ai voulu qu’il fût religieux sans superstition; qu’il agît toujours de bonne foi, soit avec les Troyens quand il veut demeurer à Carthage, soit avec Didon quand il se dispose à la quitter ; en un mot, qu’il fût prince et honnête homme.

J’écrivis en 1734 que Virgile était un mauvais modèle pour les caractères. L’expression est dure, et ne convenait pas à mon âge, ni à mon peu d’expérience. Je la rétracte aujourd’hui par respect pour Virgile, en pensant toujours de même par respect pour la vérité.

Un écrivain illustre et que j’honore à tous égards a pris vivement contre moi le parti du Prince des poètes latins. Il m’a fait l’honneur d’employer à me réfuter une partie de la préface qu’il a mise à la tête d’un de ses ouvrages. J’attendais pour lui répondre une occasion de le faire à propos. Elle se présente aujourd’hui naturellement; il ne trouvera pas mauvais que je la saisisse. D’ailleurs je fais gloire de penser comme lui sur les anciens en général et sur Virgile en particulier. C’était un poète incomparable, ce versificateur unique qui avait aussi ses défauts, et sa partie faible était l’art des caractères. M. le P.B. n’en convient pas. Ce que j’ose reprendre dans Virgile, il le trouve admirable ; et je sais que son sentiment est d’un très grand poids.

Si Pergama dextrâ

Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

Comment a-t-on pu, dit-il, traiter de prince faible un héros aussi vaillant, aussi intrépide qu’Énée est représenté dans l’Enéide ? En quelle occasion a-t-il montré quelque faiblesse indigne de son caractère ? Sera-ce parce que Virgile l’a dépeint quelquefois versant des larmes ? Mais Achille, l’indomptable Achille, n’en verse-t-il pas dans Homère quand on lui enlève Briséis ? Ne pleure-t-il pas amèrement en apprenant la mort de son cher Patrocle ? Le terrible Ajax n’en fait-il pas de même en d’autres occasions ?

Ces citations sont exactes: l’application ne l’est pas. Les guerriers de l’Iliade pleurent quelquefois, je l’avoue : mais de quelle manière et dans quelles circonstances ? Ce n’est point à tout propos, comme Énée, qui pleure plus souvent et plus abondamment lui seul que tous les guerriers d’Homère ensemble.

Diomède, l’un des combattants aux jeux funèbres de Patrocle dans la course des chars, pleure de rage quand Apollon lui fait tomber le fouet de la main. Agamemnon pleure de dépit et de douleur dans le Conseil de Guerre qu’il tient pendant la nuit, pour annoncer aux chefs de l’armée, battus et poursuivis par Hector jusque dans leurs retranchements, qu’il faut promptement lever le siège et reprendre le chemin de la Grèce. Achille pleura quand Eurybate et Talthybius, hérauts d’Agamemnon, eurent emmené Briséis.

Qui ne voit d’abord que ce ne sont point là des pleurs de faiblesse ni de pusillanimité ? Ces attendrissements continuels ne supposent pas une grande fermeté d’âme. On voit des personnes qui expriment leurs sentiments par des larmes. Le plaisir, la douleur, la joie, l’admiration les font pleurer. Ce sont de fort honnêtes gens dans la société civile; mais ce seraient de médiocres personnages dans un poème épique. Le don des larmes sied mal à un héros.

Madame Dacier(1) prétend que Virgile a puisé dans Homère jusqu’à l’idée même du sien. Énée dit à Pandare, fils de Lycaon, que la colère des dieux est terrible. C’est d’après ce mot qu’a été formé le principal caractère de l’Enéide. Cette remarque de Madame Dacier n’est point frivole, et renferme beaucoup de sens en peu de mots. Énée joue dans l’Iliade un rôle assez subalterne, quoiqu’il y ait pourtant ses traits distinctifs comme les autres; car en fait de personnages, tout est peint, tout est vivant dans Homère. Mais en qualité de poète grec, il a cru devoir partout déprimer les Troyens. Énée près de combattre contre Diomède se croit déjà vaincu, et n’a d’espérance qu’en la vitesse de ses chevaux. Diomède, au contraire, compte si audacieusement sur la victoire qu’il ordonne d’avance à Sthenelus de courir aux chevaux de son ennemi et de les mener au camp. L’opposition de ces deux caractères est frappante. De pareils coups de pinceau ne sont pas communs chez Virgile. Ne pourrait-on pas dire qu’il n’a pas assez perdu de vue dans son poème la médiocrité d’Énée dans l’Iliade ? Souvent on est faible avec beaucoup de valeur; et tel est, si je ne me trompe, le héros de l’Enéide.

Le reproche d’amant sans foi ne paraît pas plus solide à M. le P.B. que celui de prince faible. Il faudrait, selon lui, qu’Énée se fût lié à Didon par quelque engagement solennel. Mais on n’en trouve, ajoute-t-il, aucun vestige dans toute la narration de Virgile. Je lis, ou j’entends bien différemment le quatrième livre de son poème. J’y aperçois non seulement des vestiges, mais des preuves plus claires que le jour, de tous les faux serments qu’Énée a faits à Didon.

Établissons en premier lieu si c’est ici un prince ferme et raisonnable, un père de famille qui doit de bons exemples à son fils, un chef de nation, et le fondateur désigné du plus grand empire de la Terre; ou bien un aventurier, un séducteur de princesses. Dans ce dernier cas il a pu croire que les bontés de la reine et les serments dont on est prodigue en pareille occasion, et qu’il n’avait pas refusées, au moins dans la grotte, ne l’engageaient que médiocrement avec elle. Mais on jugera autrement si l’on ne considère en lui, suivant le dessein de Virgile, qu’un prince toujours occupé de ses infortunes passées, de son état présent, et de l’oracle des dieux; qu’un père soigneux de l’éducation de son fils et qui lui enseigne de bonne heure à supporter courageusement les revers et les travaux.

Disce, puer, vittutem ex me, verumque laborem,

Fortunatam ex aliis.

Il semble qu’un homme de ce caractère ne doive point abuser de la faiblesse d’une femme, d’une reine, de sa bienfaitrice. Pourquoi flatter sa passion ? Pourquoi souffrir qu’elle parle publiquement de mariage consommé ?

Nec jam furtivum Dido mediatur amorem,

Conjugium vocat.

Il y a plus. On ne peut douter qu’il ait promis à cette princesse de régner avec elle à Carthage. Jupiter en est allarmé. Il envoie Mercure, qui trouve Énée au milieu des architectes et des ouvriers, donnant des ordres pour le plan des fortifications et la disposition des édifices, et ne pensant en aucune façon aux préparatifs de son départ, ce qui lui attire des reproches très vifs de la part du messager des Dieux.

Je finis cette discussion, déjà beaucoup trop longue, en me couvrant du bouclier de de l’Académie de la Crusca, l’une des plus respectables compagnies littéraires de l’Europe. Voici comme elle s’explique sur le caractère d’Énée dans son apologie de Roland furieux de l’Arisote, contre le dialogue de Camillo Pellegrini sur la poésie épique.

Quel personnage pour Énée, qui était d’un âge mûr et qui avait un fils déjà grand, auquel il devait donner de bons exemples, de courir les aventures galantes et de faire l’amour comme un jeune homme, dans le temps qu’il était chargé des entreprises les plus importantes, et que les dieux lui avaient révélé qu’ils le destinaient à fonder l’Emprie Romain! Quelle trahison d’abandonner indignement une reine qui, après l’avoir tiré de la misère, l’avait reçu dans ses bras et comblé de mille biens! Vit-on jamais de plus noire perfidie? Et c’est une raison puérile (è scusa da bambini) et contre toute vraisemblance, de prétexter des ordres de Jupiter, etc...(2) Les expressions de l’original sont moins mesurées que celles de la traduction.

Le fameux Rousseau a peint Énée d’après nature, ou pour mieux dire, d’après Virgile, dans une ode que tout le monde connaît.

Pouvait-elle mieux attendre

De ce pieux voyageur,

Qui fuyant sa ville en cendre

Et le fer du Grec vengeur,

Chargé des Dieux de Pergame,

Ravit son père à la flamme,

Tenant son fils par la main,

Sans prendre garde à sa femme

Qui se perdit en chemin ?

Je m’appuierai encore des réflexions de M. l’Abbé Desfontaines. Il me permettra bien de rapporter ici ce qu’il m’écrivait en 1740, dans le temps qu’il travaillait à sa belle traduction de Virgile: Je vous avoue que le caractère misérable d’Énée me dégoûte bien. Un auteur qui donneroit aujourd’hui un pareil caractère à son héros, soit dans un poème, soit dans un roman, serait sifflé. Énée est un homme faible et un dévot insipide. Tant d’autorités prouvent au moins que mon sentiment dans cette dispute littéraire n’est ni absurde ni singulier.

Il ne serait pas aussi facile de justifier les défauts de ma tragédie sur lesquels le succès qu’elle eut dans sa nouveauté ne m’a jamais ébloui. C’est le coup d’essai d’un âge sans expérience, une pièce composée sans le secours des connaisseurs et dans le fond d’une province. J’aurais peut-être mieux fait de ne la point livrer au public; mais je ferais plus mal encore de la lui laisser avec toutes ses imperfections. On n’est pas forcé de s’ériger en écrivain, mais on est obligé de corriger ses écrits.

D’ailleurs, on ne risque rien à s’enrichir des beautés de Virgile. Je n’avais point profité de toutes celles qui pouvaient embellir ma pièce. J’avoue que je sentis bien, en composant cet ouvrage, que je ne saisissais pas tout ce qu’il y a de plus fort et de plus théâtral dans le quatrième livre de l’Enéide. Les avant-coureurs du trépas de Didon forment un tableau effrayant auquel je n’avais substitué que de la tendresse et de la douleur. En en mot, la prochaine mort de Didon, la pallida morte futurâ ne régnait point assez dans le cinquième acte, qui avait besoin en cela d’être remanié.

On a pu remarquer aussi que Madherbal promet à Iarbe, dans la première scène du premier acte, de représenter fortement à la reine qu’il est de son intérêt de préférer ce jeune prince à tout autre, ce qui semblait annoncer une scène entre Didon et ce ministre. Cependant il n’en est plus parlé; car je compte pour rien ces deux vers du troisième acte:

J’ai cru devoir vous dire en ministre fidèle

Tout ce que m’inspirait votre gloire et mon zèle.

Il faut quelque chose de plus pour la justesse et la netteté de la conduite théâtrale. J’y ai remédié par une scène entière que j’ai ajoutée au premier acte. On en trouvera aussi une nouvelle au commencement du quatrième, entre Achate et Madherbal. À cela près, les autres corrections portent sur le dialogue en général, sur des vers faibles, des expressions négligées, des mots parasites et des rimes peu exactes.

On m’objectera peut-être que j’ai mis le récit d’une apparition au cinquième acte, contre l’usage constamment observé de ne placer ces sortes de morceaux que dans le premier acte ou dans le second tout au plus. Je répondrais, si je n’avais pas d’autre excuse, que l’on peut quelquefois s’écarter des routes frayées, pourvu que l’on arrive à son but, aussi vite et sans s’égarer. Mais Virgile vient ici à mon secours. Dans son poème, comme dans ma tragédie, les circonstances que j’ai décrites sont essentiellement liées avec le dénouement de l’action. Didon ne voit des spectres que quand elle a des remords; et les remords ne viennent que quand Énée s’en va. Tout cela est dans la nature, et les véritables règles sont de peindre les passions au naturel.

Un étranger (Note 3) illustre, mais que ses liens académiques, si j’ose m’exprimer ainsi, ont naturalisé parmi nous, et qui joint à beaucoup de génie l’érudition la plus agréable et la plus variée, avait traduit Didon en italien, dans l’état où elle fut imprimée pour la première fois en 1734. Je n’avais pas le bonheur de le connaître quand il fit cet honneur distingué à ma tragédie. Je lui ai confié depuis mon manuscrit, et il m’a répété souvent, avec une candeur peu commune chez les gens de lettres, qu’en traduisant Didon il avait souhaité plus d’une fois tous les changements que j’y ai faits.

Heureux si les beautés de sa poésie pouvaient rendre la mienne supportable aux yeux d’une nation qui a produit les plus grands poètes; et qui, ayant reçu des mains des Grecs tous les talents et tous les arts, les a répandus avec tant de profusion chez tous les peuples de l’Europe.

J’apprends dans ce moment que les comédiens, à qui on avait confié à mon insu et contre mes intentions le nouveau manuscrit de cette pièce, l’ont remise au théâtre sans avoir adopté d’autre changement que le nouveau cinquième acte, ce qui a dû produire un effet bizarre, ce dernier acte étant beaucoup moins vide de choses et bien plus travaillé que les quatre premiers, tels qu’on les a dans l’ancienne édition. Je me flatte que celle-ci réparera bientôt les inconvénients de cette représentation tronquée.

C’est tout ce que j’avais à dire sur une tragédie que le public a honorée de son indulgence, et que je voudrais rendre digne de son approbation.

(1) Notes sur le cinquième livre de l’Iliade.

(2) Nell’Eneade, che bel costume è quel d’Enea già maturo, e che aveva un figliuol già grande, que doveva imparar a vivere, e prendere esempio da lui; nel tempo ch’egli aveva per le mani si grani imprese, a piantare il fondamento dell’imperio di Roma, il che a lui era stato rivelato, l’andarsi intabaccando, e perdendo ne gli amorazzi a guisa di un giovinetto; e tradire con si scelerata fraude quella real femina, che ignudo e tapino e diserto l’aveva raccolto nelle sue braccia, e apertagli l’anima e’l corpo ? udissi mai il più solenne tradimento di questo! ed è scusa da bambini il rifugio del commendamento di Giove, e fuor d’ogni verisimile, etc.

(3) M. l’Abbé Venuti, l’un des fondateurs de l’Académie de Cortone, Correspondant honoraire de l’Académie des Belles-Lettres et Inscriptions, associé de l’Académie de Bordeaux et de celle de Montauban. Il est arrière-neveu du savant Philippo Venuti, l’un des trois auteurs qui ont travaillé au meilleur commentaire que l’on a sur Virgile. Son frère est Surintendant des Cabinets du Pape.

ACTEURS §

  • DIDON, Reine de Carthage.
  • ÉNÉE, chef des Troyens.
  • IARBE, roi de Numidie.
  • ÉLISE.
  • MADHERBAL, Ministre et Général des Carthaginois .
  • ACHATE, Capitaine Troyen.
  • ZAMA, Officier d’Iarbe .
  • BARCÉ, femme de la suite de la Reine .
  • GARDES.
La scène est à Carthage, dans le palais de la reine.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Iarbe, Madherbal. §

IARBE.

Reviens de ta surprise ; oui, c’est moi qui t’embrasse,
Et qui cherche en ces lieux la fin de ma disgrâce.
Qu’il est doux pour un roi de re voir un ami !

MADHERBAL.

Je vous ai reconnu, seigneur, et j’ai frémi.
5 Iarbe sur ces bords ! Iarbe dans Carthage !
Vous, ce roi si vanté d’un peuple encor sauvage,
Qui menace nos murs de la flamme et du fer !
Vous, héros de l’Afrique et fils de Jupiter !
Quel important besoin, ou quel malheur extrême
10 Vous fait quitter ici l’éclat du diadème,
Et pourquoi...

IARBE, l’interrompant.

Trop souvent mes ministres confus
Ont de ta jeune reine essuyé les refus.
J’ai su dissimuler la fureur qui m’anime ;
Et, contraignant encor mon dépit légitime,
15 Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
De cette cour nouvelle étudier les moeurs,
De ses premiers dédains lui demander justice,
Menacer, joindre enfin la force à l’artifice...
Que sais-je ? N’écouter qu’un transport amoureux,
20 Me découvrir moi-même et déclarer mes feux.

MADHERBAL.

Vos feux !... qu’ai-je entendu ? Quoi ! Vous aimez la reine ?
Dans sa cour, à ses pieds l’amour seul vous amène ?
Vous, seigneur ?

IARBE.

Je t’étonne, et j’en rougis. Apprends
De mon malheureux sort les progrès différents.
25 Jadis, par mon aïeul exclus de la couronne,
Avant que le destin me rappelât au trône,
Tu sais que, déguisant ma naissance et mon nom,
J’allai fixer mes pas à la cour de Sidon.
À toi seul en ces lieux je me fis reconnaître,
30 Je te vis détester les crimes de ton maître :
Je crus que je pouvais me livrer à ta foi.
L’épouvante régnait dans le palais du roi ;
On y pleurait encor le trépas de Sichée.
À son époux Didon pour jamais arrachée
35 Coulait dans les ennuis ses jours infortunés.
Je la vis ; ses beaux yeux, aux larmes condamnés,
Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs charmes :
J’osai former l’espoir de calmer ses alarmes.
Contre Pygmalion je voulais la servir.
40 À ta reine en secret j’allais me découvrir :
Rien ne m’arrêtait plus, lorsque sa prompte fuite
Rompit tous les projets de mon âme séduite.
Quelle fut ma tristesse ou plutôt ma fureur !
Tu voulus vainement pénétrer dans mon coeur.
45 Indigné des forfaits d’un tyran sanguinaire,
J’abandonnai sa cour affreuse et solitaire,
Et portai mes regrets, mes transports violents
Jusqu’aux sources du Nil et sous des cieux brûlants.
Après quatre ans entiers, l’auteur de mes misères
50 Me rendit par sa mort le sceptre de mes pères.
Je passai de l’exil sur le trône des rois.
Je crus que ma raison reprendrait tous ses droits,
Que de mes mouvements la gloire enfin maîtresse
Saurait bien triompher d’un reste de faiblesse,
55 Et que les soins cuisants d’un malheureux amour
Respecteraient le trône et fuiraient de ma cour.
Bientôt un bruit confus, alarmant tous nos princes,
Répand avec terreur au fond de leurs provinces,
Que d’un peuple étranger, arrivé dans nos ports,
60 Les murs de jour en jour s’élèvent sur ces bords.
J’apprends que, de son frère évitant la furie,
Didon veut s’emparer des côtes de Lybie...
Qu’un amour mal éteint se rallume aisément !
Le mien reprend sa force et croît à tout moment.
65 Dans ce nouveau transport, je me flatte, j’espère
Qu’au milieu de l’Afrique une reine étrangère
Ne rejettera point le secours et la main
D’un roi, le plus puissant de l’empire africain.
Par mes ambassadeurs j’offre cette alliance...
70 Projets mal concertés ! Inutile espérance !
Ses refus, colorés de frivoles raisons,
Deux fois m’ont accablé des plus sanglants affronts :
Je veux, tel est l’amour qui m’aveugle et m’entraîne,
Tenter moi-même encor cette superbe reine.
75 Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes vaisseaux
Couvriront autour d’elle et la terre et les eaux.
L’amour conduit mes pas ; la haine peut les suivre.
Dans ce doute mortel je ne saurais plus vivre :
Des refus de Didon j’ai trop longtemps gémi :
80 Aujourd’hui son amant, demain son ennemi.

MADHERBAL.

Voilà donc d’un grand roi toute la politique !
Ses fureurs vont régler le destin de l’Afrique !
Il menace, il gémit : des pleurs mouillent ses yeux !
À part.
Iarbe meurt d’amour... et ma reine... grands dieux !
85 Que dans le coeur des rois vous mettez de faiblesse !...
À Iarbe.
Ah ! Ne succombez pas sous le trait qui vous blesse.
Un autre flatterait l’erreur où je vous vois:
Seigneur, fuyez la reine.

IARBE.

Achève ; explique-toi.
Rien n’est à ménager quand les maux sont extrêmes ;
90 Achève, Madherbal. Dis-moi tout, si tu m’aimes.

MADHERBAL.

Que ne suis-je en ces lieux ce qu’autrefois j’y fus !
Vous ne formeriez point de voeux superflus.
Depuis plus de trois ans sorti de ma patrie,
J’ai quitté, pour Didon, l’heureuse Phénicie.
95 Instruit que, sans relâche, en butte au noir courroux
Du tyran qui versa le sang de son époux,
Elle venait aux bords où le destin l’exile,
Contre un frère cruel mendier un asile,
Je courus, je craignis pour ses jours menacés.
100 La reine, dans ses murs à peine encor tracés,
Reçut avec transport un serviteur fidèle,
Et de sa confiance elle honora mon zèle.
Mais qu’il faut peu compter sur la faveur des rois !
Un instant détermine ou renverse leur choix.
105 Depuis que les Troyens, échappés du naufrage,
Ont cherché leur asile aux remparts de Carthage,
Didon, qui les rassemble au milieu de sa cour,
D’emplois et de bienfaits les comble chaque jour.
Eux seuls ont chez la reine un accueil favorable.
110 Ce n’est pas que j’envie un crédit peu durable ;
Je vois en frémissant ce reste de vaincus
Prolonger nos périls, par leur présence accrus.
Pour tout dire, on prétend qu’une éternelle chaîne
Doit unir, en secret, Énée avec la reine.

IARBE.

115 Que dis-tu ? Quoi ! La reine... ah ! C’est trop m’outrager.
Je venais la fléchir ; il faut donc me venger.
Les Tyriens eux-mêmes, indignés contre Énée,
Souffriront à regret ce honteux hyménée.
Toi-même, verras-tu d’un oeil indifférent
120 Couronner dans ces murs le chef d’un peuple errant ?
Ta chute des Troyens serait bientôt l’ouvrage,
Madherbal : c’est à toi de seconder ma rage.

MADHERBAL.

Moi, seigneur, moi rebelle !... ah ! J’en frémis d’horreur !...
Mais il faut excuser l’amour et sa fureur.
125 Fallût-il sur moi seul attirer la tempête,
Et dussé-je payer mes discours de ma tête,
Je parlerai, seigneur ; et peut-être ma voix
Aura-t-elle au conseil encore quelque poids.
La reine à vos désirs ne peut trop tôt souscrire ;
130 je le vois, je le pense, et j’oserai le dire.
Mais si de Madherbal le zèle parle en vain,
Si l’étranger l’emporte, et s’il l’épouse enfin,
N’attendez rien, malgré votre douleur mortelle,
D’un sujet, d’un ministre à ses devoirs fidèle.
135 Jamais flatteur, toujours prêt à leur obéir,
Je sais parler aux rois, mais non pas les trahir...
On ouvre... rappelez toute votre prudence,
Et forcez votre amour à garder le silence.

SCENE II. Didon, Iarbe, Madherbal, Élise, Barcé, suite de Didon dans le fond. §

IARBE.

Reine, j’apporte ici les voeux d’un souverain.
140 Iarbe, par ma voix, vous offre encor sa main ;
Et si, sans affecter une audace trop vaine,
Un sujet peut vanter les attraits d’une reine,
Du roi qui me choisit heureux ambassadeur,
Je puis, en vous voyant, vous promettre son coeur.
145 Pour un hymen si beau, tout parle, tout vous presse.
De nos vastes états souveraine maîtresse,
En impuissants efforts, en murmures jaloux,
Laissez de votre frère éclater le courroux.
Qu’il redoute, lui-même, une soeur outragée,
150 Qui n’a qu’à dire un mot, et qui sera vengée.
Au nom d’Iarbe seul vos ennemis tremblants
Respecteront vos murs encore chancelants.
Lui seul peut désormais assurer votre empire.
Terminez, grande reine, un hymen qu’il désire,
155 Et que toute l’Afrique, instruite de son choix,
Adore vos attraits et chérisse vos lois.

DIDON.

Lorsque, du sort barbare innocente victime,
J’ai fui loin de l’Asie un frère qui m’opprime,
Je ne m’attendois pas qu’un fils du roi des dieux
160 Voulût m’associer à son rang glorieux.
Je dis plus ; j’avouerai que cette préférence
Exigeait de mon coeur plus de reconnaissance :
Mais, tel est aujourd’hui l’effet de mon malheur,
Didon ne peut répondre à cet excès d’honneur.
165 Qu’importe à votre roi l’hymen d’une étrangère ?
Faut-il que mes refus excitent sa colère ?
Sauver mes jours proscrits, rendre heureux mes sujets,
Avec les rois voisins entretenir la paix,
C’est tout ce que j’espère, ou que j’ose prétendre.
170 Un jour mes successeurs pourront plus entreprendre ;
C’en est assez pour moi : mais je ne règne pas
Pour donner lâchement un maître à mes états.

IARBE.

Vos états ?... Mais, enfin, puisqu’il faut vous le dire,
Madame, dans quels lieux fondez-vous un empire ?
175 Ce roi qui vous recherche, et que vous dédaignez,
Vous demande aujourd’hui de quel droit vous régnez.
Ce rivage et ce port, compris dans la Lybie,
Ont obéi longtemps aux rois de Gétulie.
Les Tyriens et vous n’ont pu les occuper,
180 Sans les tenir d’Iarbe, ou sans les usurper.

DIDON.

Ce discours téméraire a de quoi me surprendre :
Vous abusez du rang qui me force à l’entendre.
Ministre audacieux, sachez que votre roi,
Sans doute, est mon égal mais ne peut rien sur moi.
185 Par d’étranges hauteurs ce monarque s’explique !
Prétend-il disposer des trônes de l’Afrique ?
Eh ! Quel droit plus qu’un autre a-t-il de commander ?
Les empires sont dûs à qui sait les fonder.
Cependant, quelle haine, ou quelle méfiance
190 Armerait contre moi votre injuste vengeance ?
De quoi vous plaignez-vous, et quel crime ont commis
D’infortunés soldats à mes ordres soumis ?
Ont-ils troublé la paix de vos climats stériles ?
Ont-ils brûlé vos champs et menacé vos villes ?
195 Que dis-je ? Ce rivage où les vents et les eaux,
D’accord avec les dieux, ont poussé mes vaisseaux ;
Ces bords inhabités, ces campagnes désertes
Que sans nous la moisson n’aurait jamais couvertes ;
Des sables, des torrents et des monts escarpés,
200 Voilà donc ces pays, ces états usurpés ?...
Mais devrais-je, à vos yeux, rabaissant ma couronne,
Justifier le rang que le destin me donne ?
Les rois, comme les dieux, sont au-dessus des lois.
Je règne ; il n’est plus temps d’examiner mes droits.

IARBE.

205 Cette fierté m’apprend ce qu’il faut que je pense.
Ainsi d’un roi vainqueur vous bravez la puissance ?
Déjà prête à partir la foudre est dans ses mains,
Madame. Toutefois, forcé par vos dédains,
Forcé par son honneur de punir une injure
210 Qui de tous ses sujets excite le murmure,
S’il pense à se venger, je connais bien son coeur,
Croyez que ses regrets égalent sa fureur.
Mais vous l’avez voulu ; votre injuste réponse
Ne permet plus...

DIDON, l’interrompant.

J’entends, et vois ce qu’on m’annonce.
215 Je sais combien les rois doivent être irrités
D’une paix, d’un hymen trop souvent rejetés ;
Un refus est pour eux le signal de la guerre.
Autour de mes remparts ensanglantez la terre :
Iarbe, je le vois, est tout prêt d’éclater ;
220 Je l’attends sans me plaindre et sans le redouter.

IARBE.

Ah ! Je ne sais que trop les raisons... Mais, madame,
Je devrais respecter les secrets de votre âme.
J’en ai trop dit peut-être ; excusez un sujet
Qu’entraîne pour son prince un amour indiscret.
225 Je vous laisse. à vos yeux mon zèle a dû paraître,
et j’apprendrai bientôt vos refus à mon maître.
Il sort.

SCÈNE III. Didon, Madherbal, Élise, Barcé, suite. §

DIDON, à part.

Il faudra donc payer le tribut de mon rang,
Et pour régner en paix verser des flots de sang ?...
Affreux destin des rois !... mais la gloire l’ordonne...
À Madherbal.
230 Vous, ministre guerrier, l’appui de ma couronne,
C’est à vous de pourvoir au salut de l’état.

MADHERBAL.

Madame, je réponds du peuple et du soldat.
S’ils craignent, c’est pour vous et non pas pour eux-mêmes.
Soumis, avec respect, à vos ordres suprêmes...

DIDON, l’interrompant.

235 Qu’ils m’aiment seulement ; c’est là tout mon espoir.
Malheur aux souverains obéis par devoir !
Qu’importe que l’on meure en servant leur querelle,
Si dans le fond des coeurs, la haine éteint le zèle ?
Autour de nous la guerre allume son flambeau ;
240 Mes refus sur Carthage attirent ce fléau :
Que diront mes sujets ?

MADHERBAL.

Ils combattront, Madame...
Mais, puisque vous voulez pénétrer dans leur âme,
Lire leurs sentiments et connaître leurs voeux,
J’obéis à ma reine et vais parler pour eux.
245 Ils pensaient que le noeud d’une auguste alliance
Pouvait seul affermir votre faible puissance,
Vous assurer un trône élevé par vos mains.
Voyez dans quels climats vous fixent les destins.
Contre les noirs projets de votre injuste frère
250 Pensez-vous que les flots vous servent de barrière ?
Les pavillons de Tyr sont les rois de la mer.
Ici les Africains, peuple indomptable et fier ;
Plus loin d’affreux écueils, des rochers et des sables,
D’un pays inconnu limites effroyables,
255 De stériles déserts, de vastes régions
Que l’oeil ardent du jour brûle de ses rayons,
Sont d’éternels remparts, dans l’état où nous sommes,
Entre tous vos sujets et le reste des hommes.
Pour mettre en sûreté votre sceptre et vos jours,
260 Aux autels de l’hymen implorez du secours.
Votre gloire en dépend, encor plus que la nôtre.
Au bonheur d’un époux daignez devoir le vôtre :
Daignez au rang suprême associer un roi.

DIDON.

J’estime vos conseils, autant que je le dois.
265 Je les ai prévenus... mais quel choix puis-je faire ?

MADHERBAL.

Un héros seul, sans doute, est digne de vous plaire.
Les plus grands rois du monde en seraient honorés.
D’ennemis furieux nous sommes entourés.
L’étendard de la guerre et le son des trompettes
270 Vous avertit assez des périls où vous êtes.
Du moins, que votre époux ait plus que des aïeux :
Qu’il soit, si vous voulez, issu du sang des dieux ;
Mais qu’il ait des soldats, des villes, des provinces.
Votre hymen est brigué par tant d’illustres princes.
275 Par leurs ambassadeurs tous vous offrent leurs voeux :
C’est régner sur les rois que de choisir entr’eux ;
Mais choisissez, madame, et qu’un digne hyménée
De vos jours opprimés change la destinée.
Se peut-il qu’un héros, qu’un jeune souverain,
280 Qu’un fils de Jupiter vous sollicite en vain ?
Iarbe...

DIDON, l’interrompant.

C’est assez ; et je rends grâce au zèle
D’un ami, d’un ministre et d’un guerrier fidèle.
Je dois répondre aux voeux du peuple et de la cour,
Et vous saurez mon choix avant la fin du jour.
Madherbal sort.

SCÈNE IV. Didon, Élise, Barcé. §

DIDON, à part.

285 Hélas ! Il est écrit avec des traits de flamme
Ce choix tant combattu, ce choix qu’a fait mon âme !
Mon malheureux secret n’est que trop dévoilé ;
Mes yeux et mes soupirs l’ont assez révélé...
À Élise et à Barcé.
Ô vous à qui mon coeur s’ouvre avec confiance !
290 Vous dont les soins communs ont formé mon enfance,
Compagnes qui faisiez la douceur de mes jours,
Devant vous à mes pleurs je donne un libre cours.

ÉLISE.

Eh ! Pourquoi consumer vos beaux jours dans les larmes ?
Ce triste désespoir est-il fait pour vos charmes ?
295 Sujette dans l’Asie et reine en ces climats,
Les hommages des rois accompagnent vos pas.
Le choix que vous ferez affermira sans doute
Cet empire naissant que l’Afrique redoute.
Vous pouvez être heureuse, et vous versez des pleurs !

BARCÉ.

300 Qui l’eût cru que l’amour causerait vos malheurs,
Vous que, depuis la mort de votre époux Sichée,
Tant de superbes rois ont en vain recherchée ?
Échappé du courroux de Neptune et de Mars,
Un étranger paraît ; il charme vos regards.
305 Vous l’aimez aussitôt que le sort vous l’envoie.

DIDON.

Oui, je l’aime ; et mon âme est pour jamais la proie
De la divinité dont il reçut le jour.
Je reconnais sa mère à mon funeste amour.
Car ne présumez pas qu’en secret satisfaite,
310 Votre reine elle-même ait hâté sa défaite :
J’ai combattu longtemps, et, dans ces premiers jours,
La mort même et l’enfer venaient à mon secours.
Tremblante de frayeur, de remords déchirée,
Aux mânes d’un époux je me croyais livrée ;
315 Mais ces tristes objets sont enfin disparus.
Énée est dans mon coeur ; les remords n’y sont plus...
Hélas ! Avec quel art il a su me surprendre !
Chaque instant qu’attachée au plaisir de l’entendre
J’écoutais le récit de ces fameux revers
320 Qui du nom des Troyens remplissent l’univers,
Malgré le nouveau trouble élevé dans mon âme,
Je prenais pour pitié les transports de ma flamme.
Quelle était mon erreur, et qu’il est dangereux
De trop plaindre un héros aimable et malheureux !...
À part.
325 Amour, que sur nos coeurs ton pouvoir est extrême !...
À Élise.
Même après le danger on craint pour ce qu’on aime...
Je crois voir les combats que j’entends raconter ;
Je frémis pour Énée et je cours l’arrêter.
Tantôt sous ces remparts que la Grèce environne,
330 Je le vois affronter les fureurs de Bellone ;
Je le suis, et des Grecs défiant le courroux,
Je prétends sur moi seule attirer tous leurs coups.
Mais bientôt sur ses pas je vole épouvantée
Dans les murs saccagés de Troie ensanglantée.
335 Tout n’est à mes regards qu’un vaste embrasement ;
À travers mille feux je cherche mon amant.
Je tremble que du ciel la faveur ralentie
N’abandonne le soin d’une si belle vie ;
Mes voeux des immortels implorent le secours...
340 Toutefois, au moment de voir trancher ses jours
Dans ce dernier combat où l’entraîne la gloire,
Je crains également sa mort ou sa victoire.
Je crains que des Troyens relevant tout l’espoir,
Il ne m’ôte à jamais le bonheur de le voir...
À part.
345 Ilion, à ton sort mes yeux donnent des larmes ;
Mais pardonne à l’amour qui cause mes alarmes :
De ta chute aujourd’hui je rends grâces aux dieux,
Puisque c’est à ce prix qu’Énée est en ces lieux !

ÉLISE.

Le bonheur de ma reine est tout ce qui me flatte ;
350 Mais, puisqu’il faut enfin que votre amour éclate,
Songez à prévenir le barbare courroux
D’un frère qui vous hait et d’un rival jaloux...
Puissent des Phrygiens la force et le courage
Soutenir dignement le destin de Carthage !
355 Puisse leur alliance...

DIDON, l’interrompant.

Oui, je vais déclarer
Un hymen que mon coeur ne veut plus différer...
Quoi ! Du rang où je suis, déplorable victime,
Faut-il sacrifier un amour légitime ?
Et, nourrissant toujours d’ambitieux projets,
360 Immoler mon repos à de vains intérêts ?
N’ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême :
Trop de tourments divers suivent le diadême ;
Et le destin des rois est assez rigoureux
Sans que l’amour les rende encor plus malheureux !

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Énée, Achate. §

ÉNÉE.

365 Tandis que de sa cour la reine environnée
Aux chefs des Tyriens apprend notre hyménée,
Cher Achate, je puis t’ouvrir en liberté
Les secrets sentiments de mon coeur agité.
En vain à mes désirs tout semble ici répondre :
370 L’inflexible destin se plaît à me confondre.
Je ne sais quel remords me trouble nuit et jour :
Les jeux et les plaisirs règnent dans cette cour,
Cependant son éclat m’importune et me gêne ;
Je jouis à regret des bienfaits de la reine :
375 Par mille soins divers je me sens déchirer.
Que m’annonce ce trouble et qu’en dois-je augurer ?
Quoi ! De ces lieux encor faudra-t-il que je parte ?
Se peut-il que le ciel, que Junon m’en écarte,
Que je sois sans asile, et que les seuls Troyens
380 Perdent dans l’univers le droit de citoyens ?

ACHATE.

Je ne reconnais point Énée à ce langage.
Ah ! Rougissez plutôt des bienfaits de Carthage.
Non, ce n’est point l’amour, c’est la guerre, seigneur,
Qui seule d’un héros doit payer la valeur.
385 Hâtez-vous de poursuivre une illustre conquête...
Eh quoi ! Vous balancez ? Quel charme vous arrête ?
Qu’est devenu ce coeur si grand, si généreux
Que n’étonna jamais le sort le plus affreux ?

ÉNÉE.

Depuis que dans le sang des peuples de Pergame
390 Ménélas a puni les crimes de sa femme,
Et qu’aux bords ravagés par les Grecs triomphants
Les cendres d’Ilion sont le jouet des vents,
J’ai conduit, j’ai traîné de rivage en rivage
Le reste des Troyens échappés du carnage.
395 Nous avons cru cent fois arriver dans ces lieux
Que nous avaient promis les ministres des dieux ;
Mais tu sais comme alors d’invincibles obstacles
Démentaient à nos yeux le prêtre et les oracles.
Ici l’onde en fureur nous éloignait du bord ;
400 Là, par un vent plus doux, conduit jusques au port,
J’ai vu des nations ensemble conjurées,
Les armes à la main, nous fermer leurs contrées.
Plus loin, quand mes soldats accablés de travaux
Commençaient à goûter les douceurs du repos,
405 Qu’ils vivaient sans alarme et traçaient avec joie
Les temples et les murs d’une seconde Troie,
Je vis les dieux, armés de foudres et d’éclairs,
Aux Troyens effrayés parler du haut des airs,
Et la contagion, pire que le tonnerre,
410 Couvrir d’un souffle impur la face de la terre.
Il fallut s’éloigner de ces bords infectés.
Ainsi, dans l’univers proscrits, persécutés,
Victimes des rigueurs d’une injuste déesse,
Énée et les Troyens trouvent partout la Grèce.
415 Touché de nos malheurs, un seul peuple aujourd’hui
Nous reçoit dans ses murs, nous offre son appui.
Crois-tu que mes soldats, qui jouissent à peine
De l’asile et des biens qu’ils doivent à la reine,
S’il faut abandonner ces fortunés climats
420 Et braver sur les flots les horreurs du trépas,
Reconnaissent ma voix et quittent sans murmure
Le repos précieux que Didon leur assure,
Pour aller sur mes pas en de sauvages lieux
Importuner encor les oracles des dieux ?

ACHATE.

425 Obéir à son roi n’est pas un sacrifice.
Seigneur, à vos soldats rendez plus de justice.
Le malheur, votre exemple en ont fait des héros :
Présentez-leur la gloire, ils fuiront le repos.
Mais vous-même, s’il faut vous parler sans contrainte,
430 Le refus des Troyens n’est pas la seule crainte
Qui retient en ces lieux vos désirs et vos pas :
Un soin plus séduisant...

ÉNÉE, l’interrompant.

Je ne m’en défends pas ;
Je brûle pour Didon. Sa vertu magnanime
N’a que trop mérité mes feux et mon estime !
435 Je ne sais si mon coeur se flatte en son amour,
Mais peut-être le ciel m’appelait à sa cour.
Son malheur est le mien, ma fortune est la sienne ;
Elle fuit sa patrie, et j’ai quitté la mienne.
Le fier Pygmalion poursuit les Tyriens ;
440 Les Grecs de toutes parts accablent les Troyens.
L’un à l’autre connus par d’affreuses misères,
Le destin nous rassemble aux terres étrangères ;
Et peut-on envier à deux coeurs malheureux
Le funeste rapport qui les unit tous deux ?
445 Que dis-je ? Sans Didon, sans ses soins favorables,
D’Ilion fugitif les restes méprisables,
Inconnus dans ces lieux, sans vaisseaux, sans secours,
Sur un rivage aride auraient fini leurs jours.
As-tu donc oublié comme, après le naufrage,
450 Nous crûmes sur ces bords tomber dans l’esclavage ?
Les Tyriens en foule accompagnaient nos pas,
Et déjà contre nous ils murmuraient tout bas.
Sur un trône brillant leur jeune souveraine
Rendit d’abord le calme à mon âme incertaine.
455 Ses regards, ses discours, garants de sa bonté,
Cet air majestueux, cette douce fierté,
Ces charmes dont l’éclat, digne ornement du trône,
Sur le front d’une reine embellit la couronne,
Les hommages flatteurs d’une superbe cour,
460 Tout m’inspirait déjà le respect et l’amour.
Avec quelle douceur, écoutant ma prière,
Dans le noble appareil d’une pompe guerrière,
Cette reine, sensible au récit de mes maux,
Promit de terminer le cours de nos travaux !
465 Les effets chaque jour ont suivi sa promesse.
Achate, je dois tout aux soins de sa tendresse.
Eh ! Puis-je refuser mon coeur à ses attraits,
Quand ma reconnoissance est due à ses bienfaits ?

ACHATE.

Tel est d’un coeur épris l’aveuglement extrême !
470 Il se fait un plaisir de s’abuser lui-même ;
Et le vôtre, seigneur, qui cherche à s’éblouir,
Court après le danger quand il devrait le fuir.
Déjà, tout occupé de sa grandeur future,
D’un trop honteux repos votre peuple murmure :
475 Il croit que chaque instant retarde ses destins,
Si la gloire une fois...

ÉNÉE, l’interrompant.

Eh ! C’est ce que je crains.
Je ne trahirai point cette gloire inhumaine ;
Mais mon coeur sait aussi ce qu’il doit à la reine...
Je la vois... laisse-nous. Trop heureux en ce jour
480 Si je puis accorder et l’honneur et l’amour !
Achate sort.

SCÈNE II. Didon, Énée, Élise §

DIDON, à Énée.

Seigneur, il était temps que ma bouche elle-même
Aux peuples de Carthage apprît que je vous aime,
Et qu’un noeud solennel, gage de notre foi,
Devait aux yeux de tous vous engager à moi.
485 À cet heureux hymen je vois que tout conspire,
Le salut des Troyens, l’éclat de mon empire.
Ce n’est pas l’amour seul dont le tendre lien
Doit unir à jamais votre sort et le mien :
Un intérêt commun aujourd’hui nous engage.
490 Je termine vos maux : vous défendrez Carthage ;
Et malgré tant de rois contre nous irrités,
Vous saurez affermir le trône où vous montez.
Cher prince, qu’il est doux pour mon coeur, pour le vôtre,
Que notre sort dépende et de l’un et de l’autre,
495 Et qu’un lien charmant, l’objet de tous nos voeux,
Finisse nos malheurs en couronnant nos feux !

ÉNÉE.

Ah ! C’est de tous les biens le plus cher à mon âme !
Quel comble à vos bienfaits ! Quel bonheur pour ma flamme !
À part.
Quoi ! Je serais à vous ?... espoir trop enchanteur,
500 Ne seras-tu pour moi qu’une flatteuse erreur ?...
À Didon.
Mais ma crainte peut-être en secret vous offense :
Pardonnez ; le malheur nourrit la défiance...
Ah ! Si je disposais des jours que je vous dois,
Et si tous les Troyens pensaient comme leur roi...

DIDON, l’interrompant.

505 Que dites-vous, seigneur ? Quelle alarme nouvelle...

ÉNÉE, l’interrompant.

S’il faut périr pour vous, je réponds de leur zèle ;
Mais je vous aime trop pour rien dissimuler.
Ma princesse...
Il hésite.

DIDON.

Achevez. Vous me faites trembler.

ÉNÉE.

Vous voyez sur ces bords le déplorable reste
510 D’un peuple si longtemps à ses vainqueurs funeste.
Cependant, accablé du malheur qui le suit,
Malgré l’abaissement où le ciel l’a réduit,
Malgré tant d’ennemis obstinés à sa perte,
Et la mort tant de fois à ses regards offerte,
515 Ce reste fugitif, ce peuple infortuné
À soumettre les rois croit être destiné.
Les Troyens sur mes pas veulent se rendre maîtres
Des climats où jadis ont régné leurs ancêtres.
1
L’Ausonie est ce lieu si cher à leurs désirs.
520 Leurs chefs osent déjà condamner mes soupirs.
Je tremble que du ciel les sacrés interprètes
Ne joignent leur suffrage à ces rumeurs secrètes,
Et qu’un zèle indiscret, échauffant les esprits,
Ne porte jusqu’à moi la révolte et les cris.
525 Tel est du préjugé le pouvoir ordinaire ;
Il soumet aisément le crédule vulgaire ;
Courageux sans honneur, scrupuleux sans vertu,
Souvent, dans les transports dont il est combattu,
Le soldat entraîné sur la foi d’un oracle,
530 Du respect pour les rois foule à ses pieds l’obstacle,
Cède, sans la connaître, à la religion,
Et se fait un devoir de la rébellion...
Ah ! Si le même jour où mon âme contente
Se promet un bonheur qui passait mon attente,
535 Si, dans le moment même où vous me l’annoncez,
Voyant Didon changer de visage.
Une gloire barbare... hélas ! Vous frémissez !

DIDON.

Qu’ai-je entendu, cruel ? Quel funeste langage !...
Le trouble de mon coeur m’en apprend davantage.
Quoi ! Cet hymen si doux, si cher à nos souhaits,
540 Serait donc traversé par vos propres sujets ?
Je voulais les combler et de biens et de gloire ;
Ils veulent donc ma mort ?

ÉNÉE.

Non, je ne puis le croire.
Enchantés du repos que vous leur assurez,
Ils vous verront, madame, et vous triompherez.
545 Mon coeur qui s’attendrit souffre à regret l’idée
Du trouble dont votre âme est déjà possédée...
Je vous quitte : il est temps d’instruire les Troyens
Du noeud qui les unit aux soldats Tyriens.
Mais dût le ciel lui-même, inspirant ses ministres,
550 Ne m’annoncer ici que des ordres sinistres,
Ni les dieux offensés ni le destin jaloux
Ne m’ôteront l’amour dont je brûle pour vous.
Il sort.

SCÈNE III. Didon, Élise. §

DIDON.

Élise, que deviens-je et quel trouble m’agite ?
Quel soupçon se présente à mon âme interdite ?
555 De quel malheur fatal vient-il me menacer ?
Énée ! Ô ciel !... Non, non, je ne puis le penser.
Il m’aime ; il ne veut point trahir une princesse
Qui par mille bienfaits lui prouve sa tendresse.
Mais, lorsque notre hymen doit faire son bonheur,
560 Quel noir pressentiment fait naître sa terreur ?...
À part.
Est-ce toi, peuple ingrat ?... Est-ce vous, cher Énée,
Qui trompez sans pitié mon âme infortunée ?
Qui dois-je soupçonner ? Quels maux dois-je prévoir ?
Conspirez-vous ensemble à trahir mon espoir ?
565 Tendre ou perfide amant !... Fatale incertitude !

ÉLISE.

Soupçonner un héros de tant d’ingratitude,
Quand vos bienfaits sur lui versés avec éclat...

DIDON, l’interrompant.

En amour un héros n’est souvent qu’un ingrat.
Hélas ! Après l’espoir dont je m’étais flattée,
570 Dans quel gouffre d’horreurs suis-je précipitée !
Je m’attends désormais aux plus sensibles coups ;
J’ignore mes malheurs et dois les craindre tous.

ÉLISE.

Ah ! Du choix des Troyens vos faveurs vous répondent,
Et contre leurs destins les vôtres vous secondent.
575 Assez et trop longtemps leur empire détruit,
Un pays ignoré qui sans cesse les fuit,
Ont causé leurs regrets, nourri leur espérance ;
Croyez que le repos, les plaisirs, l’abondance
Effaceront bientôt de ces coeurs prévenus
580 Une ville brûlée et des bords inconnus.

DIDON.

Non ; il faut qu’avec lui mon âme s’éclaircisse...
J’y vole... un seul instant redouble mon supplice...
Mais, que nous veut Barcé ?

SCÈNE IV. Didon, Élise, Barcé. §

BARCÉ.

Prêt à quitter ces lieux,
L’ambassadeur demande à paraître à vos yeux,
585 Madame, il suit mes pas, et vient pour vous instruire
D’un secret important au bien de cet empire.

DIDON, à part.

Quoi ! Dans le moment même où mon coeur désolé
Cherche à vaincre l’ennui dont il est accablé;
Quand je sens augmenter la douleur qui me presse,
590 Faut-il qu’à mes regards un étranger paraisse ?
Il lira dans mes yeux mon triste désespoir ;
Et peut-être mes pleurs... n’importe, il faut le voir...
Que vous êtes cruels, soins attachés au trône,
Et que vous vendez cher le pouvoir qu’il nous donne !...
À Élise.
595 Par la contrainte affreuse où je suis malgré moi,
Élise, tu connais quel est le sort d’un roi.
Ce faste dont l’éclat l’environne sans cesse
N’est qu’un dehors pompeux qui cache sa faiblesse.
Sous la pourpre et le dais nous bravons l’univers...
600 Je vais parler en reine, et mon coeur est aux fers...
À Barcé.
Appelez ce numide...
À Élise.
Et vous, qu’on se retire.
Barcé sort d’un côté, et Élise d’un autre.
Que vient-il m’annoncer ?... Que pourrai-je lui dire ?

SCÈNE V. Didon, Iarbe. §

IARBE.

Iarbe aux Phrygiens est donc sacrifié,
Madame ? Votre hymen est enfin publié.
605 C’est peu que d’un refus l’ineffaçable outrage
D’un monarque puissant irrite le courage ;
Un guerrier, qui jamais ne l’aurait espéré,
À l’amour d’un grand roi se verra préféré !
Du moins, si votre coeur, sans désirs et sans crainte,
610 Pour toujours de l’hymen avait fui la contrainte !...
Mais de ce double affront l’éclat injurieux
N’armera pas en vain un prince furieux...
Achevez, sans rougir, ce fatal hyménée ;
Bravez toute l’Afrique et couronnez Énée ;
615 Il sera votre époux, il défendra vos droits,
Et bientôt, défiant le courroux de nos rois,
Suivi de ses Troyens...

DIDON, l’interrompant.

Je m’abuse peut-être.
Vous pouvez, cependant, rejoindre votre maître ;
C’est à lui de choisir ou la guerre ou la paix :
620 J’aime, j’épouse Énée, et mes soldats sont prêts.

IARBE.

Oui, madame, il choisit ; et vous verrez sans doute,
Éclater des fureurs que pour vous je redoute...
Vous épousez Énée ! Et votre bouche, ô ciel !
Me fait avec plaisir un aveu si cruel...
À part.
625 Ne tardons plus, suivons le courroux qui m’entraîne.

DIDON.

Oubliez-vous qu’ici vous parlez à la reine ?

IARBE.

À ma témérité reconnaissez un roi.

DIDON.

Quoi ! Se peut-il qu’Iarbe ?...

IARBE, l’interrompant.

Oui, cruelle ! C’est moi.
Dès mes plus jeunes ans, par le destin contraire,
630 Conduit dans les climats où règne votre frère,
Je vous vis, vos malheurs firent taire mes feux...
Un autre parlerait des tourments rigoureux
Qui remplirent depuis une vie odieuse,
Qui ne saurait sans vous être jamais heureuse.
635 Je ne viens point ici, de moi-même enivré,
Vous faire de ma flamme un aveu préparé ;
Peu fait à l’art d’aimer, j’ignore ce langage
Que pour surprendre un coeur l’amour met en usage.
Je laisse à mes rivaux les soupirs, les langueurs,
640 Du luxe asiatique hommages séducteurs,
Vains et lâches transports dont la vertu murmure,
Qu’enfante la mollesse et que suit le parjure.
Je vous offre ma main, mon trône, mes soldats.
Dites un mot, madame, et je vole aux combats.
645 Je dompterai, s’il faut, l’Afrique et votre frère ;
Mais malheur au rival dont l’ardeur téméraire
Osera disputer à mon amour jaloux
Le bonheur de vous plaire et de vaincre pour vous !

DIDON.

Seigneur, de votre amour justement étonnée,
650 À de nouveaux revers je me vois condamnée ;
Car enfin, quel que soit le transport de vos feux,
Mon coeur n’est plus à moi pour écouter vos voeux...
Mais, quoi ! Je connais trop cette vertu sévère
Dont votre auguste front porte le caractère :
655 Un héros tel que vous, fameux par ses exploits,
Dont l’Afrique redoute et respecte les lois,
Maître de tant d’états doit l’être de son âme.
Voudrait-il, n’écoutant que sa jalouse flamme,
D’un amant ordinaire imiter les fureurs ?
660 Non, ce n’est pas aux rois d’être tyrans des coeurs.
Montrez-vous fils du dieu que l’olympe révère.
J’admire vos exploits ; votre amitié m’est chère ;
C’est à vous de savoir si je puis l’obtenir,
Ou si de mes refus vous voulez me punir.
665 Si, dans les mouvements du feu qui vous anime,
Vous voulez seconder le destin qui m’opprime,
Hâtez-vous, signalez votre jaloux transport :
Accablez une reine en butte aux coups du sort,
Qui, prête à voir sur elle éclater le tonnerre,
670 Peut succomber enfin sous une injuste guerre,
Mais que le sort cruel n’abaissera jamais
À contraindre son coeur pour acheter la paix.
Elle sort.

IARBE.

Dieux ! Quel trouble est le mien ! Le feu qui me dévore,
Malgré ses fiers dédains peut-il durer encore ?
675 Où courez-vous, Zama ?

SCÈNE VI. Iarbe, Zama. §

ZAMA.

Seigneur, songez à vous.
On soupçonne qu’Iarbe est caché parmi nous.
Un bruit sourd et confus...

IARBE, l’interrompant.

Il n’est plus temps de feindre :
Iarbe est découvert ; mais tu n’as rien à craindre.

ZAMA.

Eh quoi ! Lorsqu’on s’attend à voir, de toutes parts,
680 Vos soldats furieux assiéger ces remparts,
Croyez-vous qu’un rival, l’objet de votre haine...

IARBE, à part.

Malheureux ! Où m’emporte une tendresse vaine ?
La rage et le dépit me font verser des pleurs.
N’ai-je pu déguiser mes jalouses fureurs ?...
685 Et toi qui dois rougir du feu qui me surmonte,
Toi qui devrais venger ma douleur et ma honte,
Maître de l’univers, les dédains, les mépris,
Si je suis né de toi, sont-ils faits pour ton fils ?

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Iarbe, Madherbal. §

IARBE.

Non, tu combats en vain l’amour qui me possède :
690 Une prompte vengeance en est le seul remède.
J’estime tes conseils, j’admire ta vertu ;
Sous le joug, malgré moi, je me sens abattu.
Je vois ce que mon rang me prescrit et m’ordonne :
Un excès de faiblesse est indigne du trône.
695 Je sais qu’un souverain, un guerrier, tel que moi,
N’est point fait pour céder à la commune loi ;
Qu’il faut, loin de gémir dans un lâche esclavage,
Que sur ses passions il règne avec courage ;
Et qu’un grand coeur, enfin, devrait toujours songer
700 À vaincre son amour plutôt qu’à le venger.
Sans doute, et de mes feux je dois rougir peut-être ;
Mais la raison nous parle, et l’amour est le maître...
Que sais-je ! La fureur ne peut-elle à son tour,
Dans un coeur outragé succéder à l’amour ?
705 Ou si je veux en vain surmonter sa puissance,
Du moins l’heureux succès d’une juste vengeance
Adoucira les soins qui troublent mon repos ;
Et c’est toujours un bien que de venger ses maux.

MADHERBAL.

Je vous plains d’autant plus, que votre coeur lui-même,
710 Seigneur, paraît gémir de sa faiblesse extrême.
Ah ! Si votre âme en vain tâche de se guérir,
Si vos propres malheurs ne servent qu’à l’aigrir,
Brisez avec fierté de rigoureuses chaînes ;
Mais n’intéressez point votre gloire à vos peines...
715 Les refus de la reine offensent votre honneur !
Ils arment vos sujets ! Non, je ne puis, seigneur,
Dans de pareils transports vous flatter ni vous croire.
Qu’a de commun enfin l’amour avec la gloire ?
Et le refus d’un coeur est-il donc un affront
720 Qui doive d’un héros faire rougir le front ?
Songez...

IARBE, l’interrompant.

J’aime la reine ; un autre me l’enlève.
Ah ! S’il faut malgré moi que leur hymen s’achève,
Je ne souffrirai pas qu’heureux impunément
Ils insultent ensemble à mon égarement...
À part.
725 À quoi me réduis-tu, trop cruelle princesse ?
Tu sais comme mon coeur, tout plein de sa tendresse,
Venait avec transport offrir à tes appas
Un secours nécessaire à tes faibles états ?
J’ai voulu contre tous défendre ton empire,
730 Et tu veux me forcer, ingrate ! à le détruire.

MADHERBAL.

Eh bien ! Suivez, seigneur, ce courroux éclatant,
Et d’un combat affreux précipitez l’instant.
Baignez-vous dans le sang, frappez votre victime
En amant furieux plus qu’en roi magnanime.
735 C’est aux dieux maintenant d’être notre soutien.
Je vois, sans en frémir, son danger et le mien.
Avec la même ardeur, avec le même zèle
Que j’ai parlé pour vous, je périrai pour elle ;
Et l’univers peut-être, instruit de ses douleurs,
740 Condamnera vos feux et plaindra ses malheurs.

IARBE.

Eh ! Que m’importe à moi ce frivole murmure,
Pourvu que ma vengeance efface mon injure !
Non, non, d’une maîtresse adorer les rigueurs,
Ménager son caprice et respecter ses pleurs,
745 C’est le frivole excès d’une pitié timide,
Et qui n’entra jamais dans le coeur d’un Numide.
J’exciterai, dis-tu, l’horreur de l’univers ?
Eh ! Crois-tu que le dieu qui tonne dans les airs
Souffre sans éclater qu’une femme étrangère
750 Au sang de Jupiter indignement préfère
2
Un transfuge échappé des bords du Simoïs,
Qui n’a su ni mourir, ni sauver son pays,
Et qui n’apporte ici, du fond de la Phrygie,
Que les crimes de Troie et les moeurs de l’Asie ?
755 J’en atteste le dieu dont j’ai reçu le jour,
Ces superbes remparts, témoin de mon amour,
Ces lieux où, dévoré d’une flamme trop vaine,
J’ai moi-même essuyé les refus de ta reine,
Ne me reverront plus que la flamme à la main
760 Jusque dans ce palais me frayer un chemin.
J’assemblerai, s’il faut, toute l’Éthiopie :
Dans ses déserts brûlants j’armerai la Nubie ;
Des peuples inconnus suivront mes étendards :
Un déluge de feu couvrira vos remparts ;
765 Et si ce n’est assez pour les réduire en poudre,
Mes cris iront aux cieux, et j’ai pour moi la foudre.
Il sort.

MADHERBAL.

Juste ciel, qui m’entends, écarte ces horreurs !...
Apercevant entrer Élise.
Élise vient... sait-elle encor tous nos malheurs ?

SCÈNE II. Élise, Madherbal. §

MADHERBAL.

Enfin voici le jour marqué par nos alarmes,
770 Madame ; c’en est fait, Iarbe court aux armes.
Témoin de la fureur qui dévore ses sens,
Je viens de recevoir ses adieux menaçants ;
Le bruit dans nos remparts va bientôt s’en répandre.

ÉLISE.

À de pareils transports la reine a dû s’attendre.
775 Je courais, sur vos pas, la chercher en ces lieux...
Voyant paraître Didon.
Je la vois... La douleur est peinte dans ses yeux.

SCÈNE III. Didon, Madherbal, Élise. §

DIDON, à Élise.

Ah ! Venez rassurer une amante troublée.
Des guerriers phrygiens l’élite est assemblée,
Leurs prêtres ont déjà fait dresser des autels :
780 Ils entraînent Énée aux pieds des immortels...
Élise, autour de lui je ne vois que des traîtres.

ÉLISE.

Eh quoi ! Soupçonnez-vous la vertu de leurs prêtres ?
Qui sait si par leurs soins les volontés du sort
Avec tous vos projets ne seront pas d’accord ?
785 Que craignez-vous ?

DIDON.

Je crains ce que leur bouche annonce.
Jamais la vérité ne dicta leur réponse.
Je ne sais, mais mon coeur est pénétré d’effroi...
Et ce moment peut-être est funeste pour moi.

MADHERBAL.

Permettez, au milieu de vos tristes alarmes,
790 Qu’un zélé serviteur interrompe vos larmes.
Vous devez votre esprit, madame, à d’autres soins :
L’amour a ses moments, l’état a ses besoins.
D’un Africain jaloux vous concevez la rage ;
C’est à nous de songer à prévenir l’orage.
795 Je n’examine plus si l’hymen d’un grand roi,
Si cent peuples soumis à votre auguste loi,
Vos sujets glorieux étendant leur puissance
Jusqu’aux bords où le Nil semble prendre naissance,
Si l’avantage enfin de donner à vos fils
800 Jupiter pour aïeul et les dieux pour amis,
D’un éclat si flatteur devaient remplir votre âme,
Ou du moins quelque temps balancer votre flamme.
Avant que votre coeur, pour la dernière fois,
Aux yeux mêmes d’Iarbe eût déclaré son choix,
805 J’ai cru devoir vous dire en ministre fidèle
Tout ce que m’inspiraient votre gloire et mon zèle ;
Et ce n’est qu’à ce prix qu’un sujet plein d’honneur
doit jamais de son maître accepter la faveur.
Mais si sa volonté ne peut être changée,
810 N’importe en quels projets son âme est engagée,
Résister trop longtemps, ce serait le trahir :
C’est aux dieux de juger, aux sujets d’obéir.
Ainsi ne pensons plus qu’à la prompte défense
Qui peut de l’ennemi confondre l’espérance.
815 Bientôt sur ces remparts tous nos chefs rassemblés
Calmeront par mes soins nos citoyens troublés.
En vain contre Didon l’Afrique est conjurée ;
Du peuple et du soldat ma reine est adorée :
Tout peuple est redoutable et tout soldat heureux
820 Quand il aime ses rois en combattant pour eux.

ÉLISE, à Didon.

Oui, je ne doute point qu’au gré de votre envie
Les Tyriens pour vous ne prodiguent leur vie...
Mais, quoi ! Vous oubliez qu’un téméraire amour
Ose vous menacer jusque dans votre cour !
825 Je ne le cache point : instruit de cette injure,
Autour de ce palais votre peuple murmure.
Il demande vengeance, et se plaint hautement
Qu’Iarbe dans ces murs vous brave impunément,
Et, si l’on en croyait les discours de Carthage,
830 Par votre ordre en ces lieux retenu pour otage...

DIDON, l’interrompant.

Le retenir ici ! Qu’ose-t-on proposer ?
De son funeste amour est-ce à moi d’abuser ?
Je sais que des flatteurs les coupables maximes
Du nom de politique honorent de tels crimes ;
835 Je sais que, trop séduits par de vaines raisons,
Mille fois mes pareils, dans leurs lâches soupçons,
Ont violé le droit des palais et des temples :
La cour de plus d’un prince en offre des exemples ;
Mais un traître jamais ne doit être imité.
840 Moi, qu’oubliant les lois de l’hospitalité,
D’un roi dans mon palais j’outrage la personne !
Est-ce aux rois d’avilir l’éclat de la couronne,
Nous qui devons donner au reste des humains
L’exemple du respect qu’on doit aux souverains ?...
À Madherbal.
845 Oui, malgré les malheurs où son courroux nous jette,
Allez ; et que ma garde assure sa retraite ;
Que ce prince, à l’abri de toute trahison,
Accable, s’il le peut, mais respecte Didon.
J’aime mieux, au péril d’une guerre barbare,
850 Que l’univers, témoin du sort qu’on me prépare,
Condamne un vain excès de générosité,
Que s’il me reprochait la moindre lâcheté.
Madherbal sort.

SCÈNE IV. Didon, Élise. §

DIDON.

Ah ! C’est trop retenir ma douleur et mes larmes.
Mon amant peut lui seul dissiper mes alarmes...
À part.
855 Qu’il tarde à revenir !... et vous, peuples ingrats,
Loin de mes yeux encor retiendrez-vous ses pas ?

ÉLISE, voyant paraître Énée.

Il vient.

DIDON, à part.

À son aspect que ma crainte redouble !
Tout est perdu pour moi ; je le sens à mon trouble.

SCÈNE V. Didon, Énée, Élise. §

ÉNÉE, à part, au fond du théâtre, en apercevant Didon, et en voulant s’éloigner.

Dieux ! Je ne croyais pas la rencontrer ici.

DIDON, à part.

860 Approchons... mon destin va donc être éclairci !...
À Énée, en le retenant.
Vous me fuyez, seigneur ?

ÉNÉE.

Malheureuse princesse,
Je ne méritais pas toute votre tendresse.

DIDON.

Non, je vous aimerai jusqu’au dernier soupir.
Mais que dois-je penser ? Je vous entends gémir...
865 Vous détournez de moi votre vue égarée...
Ah ! De trop de soupçons mon âme est dévorée...
Seigneur !...

ÉNÉE.

Au désespoir je suis abandonné :
Vous voyez des mortels le plus infortuné.
Mon coeur frémit encor de ce qu’il vient d’apprendre.
870 Dans le camp des Troyens le ciel s’est fait entendre,
Il s’explique, madame, et me réduit au choix
D’être ingrat envers vous ou d’enfreindre ses lois.
Une voix formidable, aux mortels inconnue,
A murmuré longtemps dans le sein de la nue.
875 Le jour en a pâli, la terre en a tremblé ;
L’autel s’est entr’ouvert, et le prêtre a parlé.
« Étouffe, m’a-t-il dit, une tendresse vaine.
Il ne t’est pas permis de disposer de toi.
Fuis des murs de Carthage ; abandonne la reine.
880 Le destin pour une autre a réservé ta foi. »
Tout le peuple aussitôt pousse des cris de joie.
Jugez du désespoir où mon âme se noie !
J’ai voulu vainement combattre leurs projets.
On m’oppose du ciel les absolus décrets,
885 Les champs ausoniens promis à notre audace,
Et l’univers soumis aux héros de ma race;
Dans un repos obscur Énée enseveli,
Ses exploits oubliés, son honneur avili,
Des Troyens fugitifs la fortune incertaine,
890 De vos propres sujets le mépris et la haine,
Que vous dirai-je enfin ? Accablé de douleur,
Déchiré par l’amour, entraîné par l’honneur...
Il hésite à poursuivre.

DIDON.

Qu’avez-vous résolu ?

ÉNÉE.

Plaignez plutôt mon âme.
Tout parlait contre vous, tout condamnait ma flamme,
895 Ma gloire, mes sujets, nos prêtres et mon fils...

DIDON, l’interrompant.

N’achevez pas, cruel ! Vous avez tout promis !...
Où suis-je ? N’est-ce point un songe qui m’abuse ?
Est-ce vous que j’entends ? Interdite, confuse,
Je sens ma faible voix dans ma bouche expirer.
900 Est-il bien vrai ? Ce jour va donc nous séparer ?
Qui me consolera dans mes douleurs profondes ?
Mon coeur, mon triste coeur vous suivra sur les ondes ;
Et d’une vaine gloire occupé tout entier,
Au fond de l’univers vous irez m’oublier !...
905 M’oublier !... Ah ! Cruel ! De quelle affreuse idée
Mon âme en vous perdant se verra possédée !
J’ai tout sacrifié, j’ai tout trahi pour vous.
Je romps la foi jurée à mon premier époux.
Des rois les plus puissants je dédaigne l’hommage ;
910 J’expose pour vous seul le salut de Carthage.
Je le fais avec joie, et le ciel m’est témoin
Que mon amour voudrait aller encor plus loin...
Hélas ! De notre hymen la pompe est ordonnée.
Je volais dans vos bras, cher et barbare Énée !...
915 Mais, que dis-je ? Ton sort ne dépend plus de toi.
Je t’ai livré mon coeur ; tu m’as donné ta foi.
Les serments font l’hymen, et je suis ton épouse.
Oui, je la suis, Énée !

ÉNÉE, à part.

Ô fortune jalouse !
Pouvais-tu m’accabler par de plus rudes coups ?...
À Didon
920 Ah ! Je suis mille fois plus à plaindre que vous !
Vous régnez en ces lieux ; ce trône est votre ouvrage :
Le ciel n’a point proscrit les remparts de Carthage.
Il les voit s’élever, et ne vous force pas
D’aller de mers en mers chercher d’autres états.
925 Le soin de gouverner un peuple qui vous aime,
L’éclat et les attraits de la grandeur suprême
Effaceront bientôt une triste amitié
Que nourrissait pour moi votre seule pitié ;
Et moi, jusqu’au tombeau j’aimerai ma princesse :
930 Mon coeur vers ces climats revolera sans cesse,
Climats trop fortunés où l’on vit sous vos lois !
Hélas ! Si de mon sort j’avais ici le choix,
Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie,
Je tiendrais de vos mains un sceptre, une patrie.
935 Les dieux m’ont envié le seul de leurs bienfaits
Qui pouvait réparer tous les maux qu’ils m’ont faits...
Adieu ! Vivez heureuse et régnez dans l’Afrique.

DIDON.

Ainsi vous remplirez ce décret tyrannique,
Cet oracle fatal, si souvent démenti ?
940 Mon espoir, mes projets, tout est anéanti ?
Ni l’état déplorable où l’amour m’a réduite,
Ni la mort qui m’attend n’arrêtent votre fuite.
Vous rompez, sans gémir, les liens les plus doux...
Mais pour votre départ quel temps choisissez-vous ?
945 Nul vaisseau n’ose encor reparaître sur l’onde ;
Voyez ce ciel obscur et cette mer qui gronde !...
Ah ! Prince, quand ces murs défendus par Hector,
Quand ce même Ilion subsisterait encor,
Dans les tombeaux de l’onde iriez-vous chercher Troie ?
950 Attendez que des mers le ciel ouvre la voie ;
Et puisqu’il faut, enfin, vous perdre pour toujours,
Que je vous perde, au moins, sans craindre pour vos jours !

ÉNÉE.

À vos désirs, aux miens le ciel est inflexible.
Hélas ! Si vous m’aimez, montrez-vous moins sensible.
955 Obéissez en reine aux volontés du sort.
Rien ne peut des Troyens modérer le transport
Effrayés par l’oracle et pleins d’un nouveau zèle,
Ils volent, dès ce jour, où le ciel les appelle.
Moi-même vainement je voudrais arrêter
960 Des sujets contre moi prompts à se révolter.
Voyant l’altération que son discours porte dans les traits de Didon.
Je les verrais bientôt... mais, quel sombre nuage,
Madame, en ce moment trouble votre visage ?
Vous ne m’écoutez plus, vous détournez les yeux !

DIDON.

Non, tu n’es point le sang des héros, ni des dieux.
965 Au milieu des rochers tu reçus la naissance ;
Un monstre des forêts éleva ton enfance,
Et tu n’as rien d’humain que l’art trop dangereux
De séduire une femme et de trahir ses feux.
Dis-moi, qui t’appelait aux bords de la Lybie ?
970 T’ai-je arraché moi-même au sein de ta patrie ?
Te fais-je abandonner un empire assuré,
Toi qui, dans l’univers, proscrit, désespéré,
Environné partout d’ennemis et d’obstacles,
Serais encor sans moi le jouet des oracles ?
975 Les immortels, jaloux du soin de ta grandeur,
Menacent tes refus de leur courroux vengeur ?...
Ah ! Ces présages vains n’ont rien qui m’épouvante :
Il faut d’autres raisons pour convaincre une amante.
Tranquilles dans les cieux, contents de nos autels,
980 Les dieux s’occupent-ils des amours des mortels ?
Notre coeur est un bien que leur bonté nous laisse ;
Ou si jusques à nous leur majesté s’abaisse,
Ce n’est que pour punir des traîtres comme toi,
Qui d’une faible amante ont abusé la foi.
985 Crains d’attester encor leur puissance suprême :
Leur foudre ne doit plus gronder que sur toi-même...
Mais tu ne connais point leur austère équité,
Tes dieux sont le parjure et l’infidélité.

ÉNÉE.

Hélas ! Que vos transports ajoutent à ma peine !
990 Moi-même je succombe, et mon âme incertaine
Ne saurait soutenir l’état où je vous vois...
Didon !...

DIDON, l’interrompant.

Adieu, cruel ! Pour la dernière fois.
Va, cours, vole au milieu des vents et des orages ;
Préfère à mon palais les lieux les plus sauvages ;
995 Cherche, au prix de tes jours, ces dangereux climats
Où tu ne dois régner qu’après mille combats.
Hélas ! Mon coeur charmé t’offrait dans ces asiles
Un trône aussi brillant et des biens plus tranquilles.
Cependant, tes refus ne peuvent me guérir ;
1000 Mes pleurs et mes regrets, qui n’ont pu t’attendrir,
Loin d’éteindre mes feux, les redoublent encore...
Je devrais te haïr, ingrat ! Et je t’adore.
Oui, tu peux sans amour t’éloigner de ces bords ;
Mais ne crois pas, du moins, me quitter sans remords.
1005 Ton coeur fût-il encor mille fois plus barbare,
Tu donneras des pleurs au jour qui nous sépare ;
Et, du haut de ces murs témoins de mon trépas,
Les feux de mon bûcher vont éclairer tes pas.
Elle veut s’éloigner.

ÉNÉE, voulant la retenir.

Ah ! Madame, arrêtez...

DIDON, l’interrompant.

Ah ! Laisse-moi, perfide !

ÉNÉE.

1010 Où courez-vous ? Souffrez que la raison vous guide.

DIDON.

Va, je n’attends de toi ni pitié, ni secours.
Tu veux m’abandonner, que t’importent mes jours ?

ÉNÉE.

Eh bien ! Malgré les dieux, vous serez obéie...
Didon sort avec Élise.

ÉNÉE.

Elle fuit... arrêtez... prenons soin de sa vie.
Il fait quelques pas pour suivre Didon.

SCÈNE VI. Énée, Achate. §

ACHATE, arrêtant Énée.

1015 Seigneur, les Phrygiens n’attendent que leur roi.
Partons ; le ciel l’ordonne.

ÉNÉE.

Achate, laisse-moi.
Le ciel n’ordonne pas que je sois un barbare.
Il sort.

ACHATE.

Que vois-je ?... quel transport de son âme s’empare ?...
Courons ; sachons les soins dont il est combattu...
1020 Dieux ! Faut-il que l’amour surmonte la vertu !

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Madherbal, Achate. §

MADHERBAL.

Où courez-vous, Achate ?

ACHATE.

Où mon devoir m’entraîne ;
Vous enlever mon prince et sauver votre reine.

MADHERBAL.

Quel est donc ce discours ? Expliquez-vous.

ACHATE.

Craignez
Un peuple, des soldats, justement indignés.
1025 La voix d’un dieu vengeur a tonné sur leurs têtes.
D’un hymen qu’il condamne interrompez les fêtes.
Le ciel arrache Énée aux transports de Didon,
Et les débris de Troie aux enfants de Sidon.
Obéissez aux dieux et rendez-nous Énée.

MADHERBAL.

1030 Ah ! Puisse-t-il bientôt remplir sa destinée ?
Puisse-t-il, consolé de ses premiers malheurs,
Du ciel qui le protège épuiser les faveurs,
Enchaîner à jamais la fortune volage,
Et régner glorieux ailleurs que dans Carthage !

ACHATE.

1035 Est-ce vous que j’entends, Madherbal ?

MADHERBAL.

Oui, c’est moi,
Qui gémis sur la reine et qui plains votre roi.
Le sort ne les fit point pour être heureux ensemble.
Je déplore avec vous le noeud qui les assemble.
Noeud funeste et cruel, que l’amour en courroux
1040 A formé pour les perdre et nous détruire tous !
Énée est un héros que l’univers admire ;
Mais d’une jeune reine il renverse l’empire.
La gloire, la pitié, tout presse son départ.
S’il diffère d’un jour, il partira trop tard.

ACHATE.

1045 Je ne puis vous cacher ma joie et ma surprise.
Ministre vertueux, pardonnez la franchise
D’un soldat qui jugeait de vous par vos pareils.
Favori de la reine, âme de ses conseils,
Et par elle, sans doute, instruit de sa tendresse,
1050 J’ai cru que vous serviez ou flattiez sa faiblesse.
L’absolu ministère est remis dans vos mains ;
J’ai vu tous les apprêts d’un hymen que je crains,
Et pouvais-je ?...

MADHERBAL, l’interrompant.

Eh ! Voilà le destin des ministres !
Victimes de discours, de jugements sinistres ;
1055 Coupables, si l’on croit le peuple et le soldat,
Des faiblesses du prince et des maux de l’état...
Emplois trop enviés que la foudre environne !...
Heureux qui voit de loin l’éclat de la couronne !
Heureux qui pour son roi plein de zèle et d’amour
1060 Le sert dans les combats et jamais à la cour !
Nous sommes menacés d’une attaque prochaine :
Je venais de mes soins rendre compte à la reine.
Je n’ai pu pénétrer au fond de son palais.
Cependant, nos soldats, nos citoyens sont prêts.
1065 Daignent les justes dieux soutenir sa querelle !
Contre tant d’ennemis que pourrait notre zèle ?...
La porte s’ouvre... On vient... C’est votre roi qui sort...
J’ai rempli mon devoir et n’attends que la mort.
Il s’éloigne.

SCÈNE II. Énée, Achate, Élise. §

ÉNÉE, à Élise.

Élise, que la reine étouffe ses alarmes :
1070 Énée à ses beaux yeux a coûté trop de larmes.
Je cours aux Phrygiens déclarer mes projets,
D’un départ trop fatal détruire les apprêts ;
Et bientôt, ramené par l’amour le plus tendre,
J’irai, plein de transports, la revoir et l’entendre,
1075 D’un hymen désiré presser les doux liens,
Et porter à ses pieds l’hommage des troyens.
Elle sort.

SCÈNE III. Énée, Achate. §

ACHATE.

Dieux ! Le permettrez-vous ?... seigneur, votre présence
Me rend, tout à la fois, la vie et l’espérance.
Vos vaisseaux séparés couvrent déjà les mers :
1080 Les cris des matelots font retentir les airs ;
Un jour plus pur nous luit, et le vent nous seconde.
Hâtons-nous. Vos soldats, prêts à voler sur l’onde,
De leur chef, en secret, accusent la lenteur.

ÉNÉE.

J’ai vu la reine, Achate, et l’amour est vainqueur !

ACHATE.

1085 Que dites-vous, l’amour ?... ah ! Je ne puis vous croire.
Non, l’amour n’est point fait pour étouffer la gloire.
Elle parle, elle ordonne : il lui faut obéir.
Ce n’est pas vous, seigneur, qui devez la trahir.

ÉNÉE.

Je n’ai que trop prévu ta plainte et tes reproches :
1090 Ton maître en ce moment redoutait tes approches...
Mais que veux-tu ? L’amour fait taire mes remords,
Et dans mon coeur trop faible il brave tes efforts.
Cependant, tu le sais, et le ciel qui m’écoute
M’a vu sur ses décrets ne plus former de doute,
1095 Renoncer à Didon, lui venir déclarer
Qu’enfin ce triste jour nous allait séparer;
À ses premiers transports demeurer inflexible,
Et paraître barbare autant qu’elle est sensible.
Je contenais mes feux prêts à se soulever.
1100 Le dessein étoit pris... Je n’ai pu l’achever,
Et je ne puis encor, tout plein de ce que j’aime,
Rappeler ce projet sans m’accuser moi-même...
Je courais vers Didon, quand tes empressements
Commençaient d’attester la foi de mes serments.
1105 Que m’importait alors une vaine promesse ?
Je tremblais pour les jours de ma chère princesse.
Quel spectacle, grands dieux ! Quelle horreur ! Quel effroi !
Tout regrettait la reine et n’accusait que moi.
Je ne puis sans frémir en retracer l’image.
1110 Son âme de ses sens avait perdu l’usage ;
Son front pâle et défait, ses yeux à peine ouverts,
Des ombres de la mort semblaient être couverts.
Cependant sa douleur et ses vives alarmes
Donnaient de nouveaux traits à l’éclat de ses charmes,
1115 Et jusque dans ses yeux, mourants, noyés de pleurs,
Je lisais son amour, mon crime et ses malheurs !...
Mais bientôt, ses transports succédant au silence,
Je n’ai pu de mes feux vaincre la violence :
Je n’en saurais rougir ; et tout autre que moi
1120 D’un si cher ascendant aurait subi la loi.
Lorsqu’une amante en pleurs descend à la prière,
C’est alors qu’elle exerce une puissance entière ;
Et l’amour qui gémit est plus impérieux
Que la gloire, le sort, le devoir et les dieux.

ACHATE.

1125 Qu’entends-je ?... Est-il bien vrai ?... Quelle faiblesse extrême !
Quoi ! L’amour ?... Non, seigneur, vous n’êtes plus vous-même.
Que diront les Troyens ? Que dira l’univers ?
On attend vos exploits, et vous portez des fers ?

ÉNÉE.

Eh quoi ! Prétendrais-tu que mon âme timide
1130 N’eût dans ses actions qu’un vain peuple pour guide ?
Crois-moi, tant de héros, si souvent condamnés,
D’un oeil bien différent seraient examinés
Si chacun des mortels connaissait par lui-même
Le pénible embarras qui suit le diadème ;
1135 Ce combat éternel de nos propres désirs,
Et le joug de la gloire et l’amour des plaisirs ;
Ces goûts, ces sentiments unis pour nous séduire ;
Dont il faut triompher, et qu’on ne peut détruire :
Dans l’esprit du vulgaire un moment dangereux
1140 Suffit pour décider d’un prince malheureux.
Témoins de nos revers, sans partager nos peines,
Tranquille spectateur des alarmes soudaines
Que le sort envieux mêle avec nos exploits,
Le dernier des humains prétend juger les rois ;
1145 Et tu veux que, soumis à de pareils caprices,
Je doive au préjugé mes vertus ou mes vices ?

ACHATE.

Eh bien ! Laissez le peuple, injuste et plein d’erreurs,
Remplir tout l’univers d’insolentes rumeurs.
Serez-vous moins soigneux de votre renommée ?
1150 Et votre âme aujourd’hui, de ses feux consumée,
Veut-elle, sans retour, languir dans ses liens ?

ÉNÉE.

Eh ! N’ai-je pas fini les malheurs des Troyens ?
De la main de Didon je tiens une couronne,
Je possède son coeur ; je partage son trône ;
1155 Quelle gloire pour moi peut avoir plus d’appas ?

ACHATE.

La gloire n’est jamais où la vertu n’est pas.
Fidèle adorateur des dieux de nos ancêtres,
Osez-vous résister à la voix de nos maîtres ?
Oubliez-vous, seigneur, leurs ordres absolus,
1160 Et des mânes d’Hector ne vous souvient-il plus ?
C’est par vous que j’ai su qu’en cette nuit terrible
Qui vit de nos remparts l’embrasement horrible,
Vous trouvâtes son ombre au pied de nos autels :
« Fuyez, vous cria-t-il, enfant des immortels.
1165 Recueillez les débris de ma triste patrie,
Et ses dieux protecteurs, qu’Ilion vous confie.
Vesta, le feu sacré, sont remis dans vos mains,
Comme un gage éternel du respect des humains.
Qu’ils suivent sur les mers la fortune d’Énée ;
1170 Cherchez l’heureuse terre aux Troyens destinée.
Partez, d’un nouveau trône auguste fondateur. »
Ainsi parlait Hector ; ainsi parlait l’honneur...
L’honneur, Hector, le ciel, rien n’ébranle votre âme !...
Aimez donc ; devenez l’esclave d’une femme...
1175 Mais il vous reste un fils. Ce fils n’est plus à vous ;
Il appartient aux dieux, de sa grandeur jaloux.
Par ma bouche aujourd’hui vos peuples le demandent ;
Promis à l’univers, les nations l’attendent.
Vous le savez, seigneur, vous qui dans les combats
1180 De ce fils, jeune encor, deviez guider les pas :
Ses neveux fonderont une cité guerrière,
Qui changera le sort de la nature entière,
Qui lancera la foudre, ou donnera des lois,
Et dont les citoyens commanderont aux rois.
1185 Déjà dans ses décrets le maître du tonnerre
Livre à ce peuple roi l’empire de la terre.
Laissez à votre fils commencer un destin
Sont les siècles futurs ne verront point la fin,
Et n’avilissez plus dans une paix profonde
1190 Le sang qui doit former les conquérants du monde.

ÉNÉE.

Arrête... c’en est trop... mes esprits étonnés
Sous un joug inconnu semblent être enchaînés...
Quel feu pur et divin ! Quel éclat de lumière
Embrase en ce moment mon âme toute entière ?...
1195 Oui, je commence à rompre un charme dangereux
À cette noble image, à ces traits généreux,
À ces mâles discours, dont la force me touche,
Je reconnais les dieux, qui parlent par ta bouche...
Eh bien ! Obéissons... Il ne faut plus songer
1200 À ces noeuds si charmants qui m’allaient engager...
À part.
Viens ; je te suis... et vous, à qui je sacrifie
L’objet de mon amour, le bonheur de ma vie,
Sages divinités, dont les soins éternels
Président chaque jour au destin des mortels,
1205 Recevez un adieu, que mon âme tremblante
Craint d’offrir d’elle-même aux transports d’une amante.
Ne l’abandonnez pas ; daignez la consoler.
C’est à vous seuls, grands dieux ! Que j’ai pu l’immoler...
À Achate.
Allons.

ACHATE, à part, apercevant Didon.

Ah ! C’est la reine... Ô funeste présage !

ÉNÉE, à part.

1210 Ô dieux !... Et vous voulez que je quitte Carthage !...
On entend le bruit d’une foule prochaine.
Mais, quels cris, quel tumulte !...

SCÈNE IV. Didon, Énée, Achate. §

DIDON, à ses gardes qui sont en dehors.

Ouvrez-leur mon palais...
À ces peuples ingrats épargnons des forfaits.

ÉNÉE.

Quoi ! Dans ces lieux sacrés vous êtes outragée ?

DIDON.

Seigneur, de mon palais la porte est assiégée.

ÉNÉE.

1215 Par qui ?

DIDON.

Par les Troyens.

ÉNÉE, à part.

Ah ! Prince malheureux !...
À Achate.
Achate, c’en est trop ; vous me répondrez d’eux :
Courez, et vengez-moi de leur lâche insolence.
Achate sort.

DIDON.

Non, non, je leur pardonne ; oublions leur offense :
Ils suivaient un faux zèle, et, loin de vous trahir,
1220 À vos ordres peut-être ils croyaient obéir...
Hélas ! C’est la pitié qui seule vous arrête.
Vous couriez les rejoindre et la flotte était prête...
À part.
Ô douleur ! Ô faiblesse ! Ô triste souvenir...
De mon saisissement je ne puis revenir...
À Énée.
1225 Ma force et ma raison m’avaient abandonnée,
Des portes de la mort vous m’avez ramenée...
Élise m’a parlé, seigneur... si je l’en crois,
Mon âme sur la vôtre a repris tous ses droits...
Cher prince ! Contre vous mon coeur est sans défense ;
1230 Dans les illusions d’une vaine espérance
Vous pouvez, d’un seul mot, sans cesse m’égarer :
Mon sort est de vous croire et de vous adorer.

ÉNÉE.

Vous ne régnez que trop sur mon âme éperdue !
J’obéissais aux dieux... mais je vous ai revue ;
1235 Mon amour à vos pleurs les a sacrifiés,
Et je suis, malgré moi, sacrilège à vos pieds...
Mais quel sera le fruit d’un excès de faiblesse ?
Les dieux triompheront, s’ils combattent sans cesse.
Maîtres de nos destins et de nos coeurs...

DIDON, l’interrompant.

J’entends,
1240 Et ma funeste erreur a duré trop longtemps.
Je le vois, l’espérance est trop prompte à renaître...
Mes yeux s’ouvrent, seigneur, et je dois vous connaître.
D’un amour malheureux j’ai pu sentir les coups ;
Mais pouvais-je exiger qu’un guerrier tel que vous,
1245 Qu’un héros tant de fois utile à la Phrygie,
Qui doit vaincre et régner, au péril de sa vie,
Dans la cour d’une reine abaissât son grand coeur
Aux serviles devoirs d’une amoureuse ardeur ?...
Didon, en vous aimant, sait se rendre justice.
1250 Je ne méritais pas un si grand sacrifice.
Vos desseins par mes pleurs ne sont plus balancés :
Vos feux et vos serments par la gloire effacés...

ÉNÉE, l’interrompant.

Quoi ! Toujours ma tendresse est-elle soupçonnée ?

DIDON.

Vous voulez me quitter... vous le voulez, Énée :
1255 Je le sens, je le vois, et je ne prétends plus
Tenter auprès de vous des efforts superflus...
Mais, avant que ce jour à jamais nous sépare,
Considérez, du moins, les maux qu’il me prépare.
Iarbe... hélas ! Seigneur, combien je m’abusais !
1260 Iarbe a su, par moi, que je vous épousais :
Il l’a cru. Les flambeaux, les chants de l’hyménée,
En ont instruit Carthage et l’Afrique indignée...
Étrangère en ces lieux, sans espoir de secours,
Je vois ce roi jaloux armé contre mes jours ;
1265 Et vous à qui mon coeur sacrifiait sans peine,
D’un amant redoutable et l’amour et la haine,
Vous que je préférais au fils de Jupiter,
Vous dont le souvenir me sera toujours cher,
Pour prix du tendre amour dont vous goûtiez les charmes,
1270 Vous me laissez la guerre et la honte et les larmes...
Je ne devrai qu’à vous le trépas ou les fers...
Après cela, partez ; mes ports vous sont ouverts.

SCÈNE V. Didon, Énée, Madherbal. §

MADHERBAL, à Didon.

Les Africains, madame, avancent dans la plaine ;
Ils ont même occupé la montagne prochaine :
1275 Un nuage de sable, élevé jusqu’aux cieux,
Et le déclin du jour les cachent à nos yeux.
Mais, s’il en faut juger et par leurs gens de guerre,
Et par le bruit des chars qui roulent sur la terre,
Conduite par Iarbe, au sein de vos états,
1280 Une armée innombrable accompagne ses pas.

ÉNÉE, à Didon.

Qu’entends-je ?... sur ces bords c’est moi qui les attire,
Reine, c’est donc à moi de sauver votre empire.
J’ai causé vos malheurs, et je dois les finir...
Iarbe vient à nous ; je cours le prévenir.

DIDON.

1285 Quoi ! Vous-même ? Ah ! Seigneur, que mon âme attendrie...

ÉNÉE, l’interrompant.

Eh ! Quel autre que moi doit exposer sa vie ?
Je pardonne à des rois sur le trône affermis,
La pompe qui les cache aux traits des ennemis ;
Mais moi que votre amour a sauvé du naufrage,
1290 Moi qui trouble aujourd’hui le bonheur de Carthage,
Je défendrai vos jours, vos droits, vos Tyriens,
Dût périr avec moi jusqu’au nom des Troyens !...
À Madherbal.
Suivez-moi, Madherbal...
À Didon.
Adieu, chère princesse !
Qu’à nos malheurs communs l’univers s’intéresse ;
1295 Et courons l’un et l’autre assurer votre état,
Vous aux pieds des autels, et moi dans le combat.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

L’acte commence vers la fin de la nuit.

DIDON.

Où suis-je ? Quel réveil ! Quelle alarme soudaine !
Dans l’ombre de la nuit, éperdue, incertaine,
J’adresse avec effroi mes voeux aux immortels,
1300 La terreur m’accompagne aux pieds de leurs autels,
J’y cherche en vain la paix que leur présence inspire.
Ciel ! En ce moment même on combat, on expire ;
C’est pour moi que la guerre ensanglante ces bords.
Arrêtez, inhumains, suspendez vos transports....
1305 Faut-il que mon amour fasse perdre la vie
À tant de malheureux qu’ici l’on sacrifie !
Je ne demande point qu’on périsse pour moi.
Hélas ! Tout me remplit de douleur et d’effroi !
Soit que pour mes sujets son âme s’intéresse,
1310 Soit que mon amant seul occupe ma tendresse,
De ce combat affreux je sens toute l’horreur,
Et chaque trait lancé vient me percer le coeur.

SCÈNE II. Didon, Élise. §

ÉLISE.

Eh quoi, toujours livrée au feu qui vous dévore
Dans ces sombres détours vous prévenez l’aurore !
1315 Quelle aveugle frayeur vous trouble et vous conduit ?
Venez, Reine, fuyez le silence et la nuit,
Ils redoublent l’horreur d’une âme infortunée.

DIDON.

Non, c’en est fait : voici ma dernière journée.
J’ai vécu, j’ai régné, mes destins sont remplis.
1320 Vous voulez vainement rassurer mes esprits,
Tout me nuit, tout m’afflige, et rien ne me console ;
Je frémis du passé, l’avenir me désole ;
Nos craintes, nos malheurs ne sauraient plus cesser,
L’instant qui les finit les voit recommencer.
1325 D’un funeste soupçon justement occupée
Tantôt par un ingrat je me crois trompée,
Je l’accusais alors ; mais qu’il faut peu d’instants
Pour donner à l’amour de nouveaux sentiments !
Il n’éclate, ne plaint, n’accuse, ou rend justice
1330 Qu’au gré des passions dont il fut le caprice.
Je ne vois plus Énée ardent à ma quitter
Aux transports les plus doux feindre de résister ;
Je ne vois qu’un amant généreux et fidèle,
Qu’un héros que la gloire auprès de moi rappelle,
1335 Qui préfère aujourd’hui mes intérêts aux siens,
Et qui risque ses jours pour assure les miens.
C’est lui seul qu’il faut plaindre, et c’est moi qui l’accable.
Le Ciel sans mon amour lui serait favorable ;
Au destin qui l’attend j’ai voulu l’arracher :
1340 S’il périt, c’est à moi qu’il faut le reprocher.
Non, non, ne souffrons plus qu’une tête si chère,
De nos tyrans communs éprouve la colère ;
Sauvons-le, s’il est temps, d’une injuste fureur,
Et soyons généreuse aux dépens de mon coeur.
1345 Quittez, quittez, Enée, un séjour trop funeste...
Je vais donc renoncer au seul bien qui me reste !
Raison, tendresse, gloire, ah, c’est trop m’agiter !
Impérieux penchant dois-je encor t’écouter ?
À ton joug rigoureux devrais-je être asservie
1350 Au milieu des horreurs qui menacent ma vie ;
Et je sens toutefois que les mêmes horreurs
Soutiennent mon amour contre tous mes malheurs.
Je me défends en vain : une erreur qui sait plaire
Reprend toujours sur nous son empire ordinaire ;
1355 Triste effet d’un amour qui prêt à triompher
N’écoute des remords que pour les étouffer.

ÉLISE.

Je sais ce qu’il faut craindre, et quoique ma confiance
S’oppose à tout moment à votre défiance,
Je ne m’aveugle point sur nos propres dangers.
1360 Mais malgré les efforts de ces fiers étrangers
il faut tout espérer d’un coeur qui vous adore,
Et qui combat pour vous un rival qu’il abhorre :
L’amour et la valeur triomphent des hasards.
Déjà l’aube a blanchi nos tours et nos remparts,
1365 Et le soleil caché sous ces nuages sombres
Achèvera bientôt de dissiper les ombres.
Tout est paisible encore : le calme de ces lieux
Semble nous annoncer un succès glorieux.

DIDON.

Allons, c’est trop attendre ; il est temps de s’instruire...

SCÈNE III. Didon, Élise, Barcé. §

DIDON.

1370 Ah, Barcé ! Que fait-on ? Et que viens-tu nous dire ?

BARCÉ.

Dans ces lieux effrayés la paix et de retour,
Madame, à la clarté des premier feux du jour
J’ai vu de toutes parts sur nos sanglantes rives
Des Africains rompus les troupes fugitives,
1375 Et de Pygmalion les superbes vaisseaux
Vaincus et repoussés ne couvrent plus les eaux.

DIDON.

Qu’entends-je ? Quel succès ! Et puis-je enfin le croire ?
Cher amant, c’est à toi que je dois la victoire :
L’amour t’a fait combattre, il te fait triompher.
1380 Craintes, larmes, soupçons, je dois vous étouffer.
Énée à mes regards va-t-il bientôt paraître .

BARCÉ.

Madame...

DIDON.

Eh bien, Barcé.

BARCÉ.

Je m’alarme peut-être ;
Mais ce héros encor n’a pas frappé mes yeux,
Et même on n’entend point ces cris victorieux,
1385 Que libre et respirant une barbare joie
Le soldat effréné jusques au Ciel envoie.
J’ai vu les Tyriens confusément épars,
S’avancer en silence au pied des remparts.

DIDON.

Dieux ! Que me dites vous ? On ne voit point Énée !
1390 Cependant il triomphe ; aveugle destinée,
Au sein de la victoire as-tu tranché ses jours ?
Ah ! Ne différons plus, suivez mes pas, j’y cours.
Mais je vous Madherbal.

SCÈNE DERNIÈRE. Didon, Élise, Barcé, Madherbal. §

DIDON.

Que va-t-il nous apprendre ?
À de nouveaux malheurs faut-il encore s’attendre ?
À Madherbal
1395 Hâtez-vous, dissipez le trouble de mon coeur,
Le Ciel a-t-il enfin épuisé sa rigueur ?

MADHERBAL.

Non, non, vous triomphez, Madame, et la victoire
Vous assure le trône et vous comble de gloire.
Pendant que l’ennemi dans les bras du sommeil
1400 Différait son attaque au lever du soleil.
Le héros des Troyens ressemble nos cohortes,
Leur parle en peu de mots, et fait ouvrir les portes.
On invoque les Dieux sans tumulte et sans bruit,
Nous marchons. Le silence et l’horreur de la nuit
1405 Dans le coeur du soldat plein d’un noble courage
Versent la soif du sang, et l’ardeur du carnage.
Nous arrivons aux lieux où de sombres clartés
Guidaient vers l’ennemi nos pas précipités,
Aussitôt le signal vole de bouche en bouche,
1410 On observe, en frappant, un silence farouche,
Tout périt, chaque glaive immole un Africain,
De longs ruisseaux de sang tracent notre chemin,
Le sommeil à la mort livre mille victimes,
Et le ciel, seul témoin de nos coups légitimes,
1415 Ne retentit encore dans ces noires fureurs,
Ni des cris des mourants, ni des cris des vainqueurs.
Cependant on s’éveille, on crie, on prend les armes.
Iarbe court lui-même, au bruit de tant d’alarmes,
Il arrive, il ne voit que des gardes tremblants,
1420 Des soldats égorgés, des feux étincelants,
Et partout, ses regards trouvent l’affreuse image
Des horreurs d’une nuit consacrée au carnage;
À ce triste spectacle il frémit de courroux,
Et vole vers Énée, à travers mille coups.
1425 Les combattants surpris reculant en arrière
Autour de ces rivaux forment une barrière,
ils fondent l’un sur l’autre, et bientôt leur fureur
Égale leurs efforts ainsi que leur valeur.
Mais le dieu des combats règle leur destinée ;
1430 Iarbe enfin chancèle, et tombe au pieds d’Énée,
Il expire. Aussitôt les Africains troublés
S’échappent par la fuite à nos traits redoublés,
Et tandis qu’éclairé des raisons de l’aurore
Le soldat les renverse, et les poursuit encore,
1435 Le vainqueur sur ses pas rassemblant les Troyens
Appelle autour de lui les chefs des Tyriens.
« Magnanimes sujets d’une illustre princesse,
Qu’Énée et les Troyens regretteront sans cesse,
Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais
1440 Goûter dans ces climats une profonde paix.
J’espérais vainement de partager son trône
L’inflexible destin autrement en ordonne.
Trop heureux, quand le Ciel m’arrache à ses appas,
Qu’il m’ait permis du moins de sauver ses États,
1445 Et que mon bras vainqueur assurant sa puissance
Lui laisse des garants de ma reconnaissance.
Adieu, plein d’un amour malheureux et constant
Je l’adore, et je cours ou la gloire m’attend. »

DIDON.

Juste Ciel !

MADHERBAL.

À ces mots il gagne le rivage,
1450 Et bientôt son vaisseau s’éloigne de Carthage.

DIDON.

Je ne le verrai plus ! L’ai-je bien entendu ?
Quel coup de foudre, ô Ciel ! Et l’aurais-je prévu
Sur ces derniers transports je m’étais rassurée...
Quoi malgré ses serments, malgré sa foi jurée,
1455 Sans espoir de retour il me quitte aujourd’hui,
Moi, qui mourrai plutôt que de vivre sans lui !
Et qu’ai-je fait, hélas ! Pour être ainsi trahie ?
Ai-je d’Agamemnon partagé la furie ?
Ai-je aux secours des Grecs envoyé mes vaisseaux ?
1460 J’ai sauvé les Troyens de la fureur des eaux ;
De mes bontés sans cesse il ont reçu des marques,
J’ai préféré leur Chef aux. plus puissants monarques,
Amants, trône, remords, j’ai tout sacrifié,
Et voilà de quel prix tant d’amour est payé !
1465 Élise, en est-ce fait ? N’est-il plus d’espérance ?
S’il voyait mes douleurs ; s’il sait que son absence...

ÉLISE.

Hélas ! Que dites-vous ? Les ondes et les vents
Propices à ses voeux...

DIDON.

Eh bien , je vous entends,
Il n’y faut plus penser. Mais, non, je ne puis croire
1470 Qu’Enée en me quittant, n’ai suivi que la gloire.
Ah ! J’ai dû pénétrer ses détours odieux,
Il attestait en vain son honneur et ses Dieux ;
Le cruel abusait de ma faiblesse extrême,
Et la gloire n’est point à trahir ce qu’on aime.
1475 Non, non, des mêmes feux il n’était plus épris ;
Mais le Ciel punira tes barbares mépris.
Pourquoi te rappeler ? Fuis, cruel, fuis perfide,
Et conduis tes sujets où l’Oracle les guide ;
Au bout de l’Univers la guerre les suivra.
1480 Tremble, ingrat ; je mourrai, mais ma haine vivra.
Puisse après mon trépas s’élever de ma cendre
Un feu qui sur la terre aille un jour se répandre,
Excités par mes voeux puissent mes successeurs
Jurer dès le berceau qu’ils seront mes vengeurs,
1485 Et du nom des Troyens ennemis implacables,
Attaquer en tous lieux ces rivaux redoutables.
Que l’Univers en proie à ces deux nations
Soit le théâtre affreux de leurs dissensions,
Que tout serve à nourrir cette haine invincible,
1490 Qu’elle croisse toujours jusqu’au moment terrible
Que l’une ou l’autre cède aux armes du vainqueur,
Que ses derniers efforts signalent sa fureur,
Et qu’enfin parvenue à son heure fatale,
Elle cède en tombant le monde à sa rivale.

ÉLISE.

1495 Quels barbares souhaits ! Du moins aux yeux de tous
Calmez des mouvements trop indignes de vous.

DIDON.

J’en rougis. Il est temps que ma douleur finisse,
Il est temps que je fasse un entier sacrifice ;
Que je brise à jamais de funestes liens :
1500 Le Ciel en ce moment m’en ouvre les moyens.
Témoins des voeux cruels qu’arrachent à mon âme
La fuite d’un parjure et l’excès de ma flamme,
Contre lui, justes Dieux, ne les exaucez pas.
Elle se frappe.
Mourons... À cet ingrat pardonnez mon trépas.

ÉLISE.

1505 Ah Ciel !

BARCÉ.

Quel desespoir !

MADHERBAL.

Ô fatale tendresse !

DIDON.

Vous voyez ce que peut une aveugle faiblesse,
Mes malheurs ne pouvaient finir que par ma mort.
Que n’ai-je pu, Grands Dieux, maîtresse de mon sort,
Garder jusqu’au tombeau cette paix innocente
1510 Qui fait les vrais plaisirs d’une âme indifférente !
J’en ai goûté longtemps les tranquilles douceurs ;
Mais je sens du trépas les dernières langueurs...
Et toi, dont j’ai troublé la haute destinée,
Toi, qui ne m’entends plus, adieu, mon cher Énée,
1515 Ne crains point ma colère, elle expire avec moi,
Et mes derniers soupirs sont encore pour toi.