ÉTÉOCLE
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES

THERMIDOR, AN VIII.

PAR G. LEGOUVÉ, Membre de l’Institut National et de la Société Philotecnique.

Je mets la présente édition sous la sauve-garde des lois et de la probité des citoyens. Je déclare que je poursuivrai devant les tribunaux, tous contrefacteurs, distributeurs ou débitants d’édition contrefaite ; j’assure même au citoyen qui me fera connaître les contrefacteur, distributeur ou débitant, la moitié du dédommagement que la loi accorde.

De l’Imprimerie de J.-B. ROUSSEAU, rue Dominique d’Enfer, n°8.
À PARIS, Chez SUROSNE, Libraire, palais du Tribunat, deuxième cour, N° 20.

PREFACE §

ON aurait tort d’imaginer qu’en traitant Étéocle, j’aie eu la ridicule prétention de lutter avec Racine. Sa Thébaïde, ouvrage de sa première jeunesse, est généralement regardée comme une tragédie où, malgré des beautés, il est encore loin d’être lui-même; je n’ai donc pas lutté avec Racine. D’ailleurs j’ai été soutenu par Euripide qui m’a fourni le sujet, l’idée de la différence du caractère des deux princes, enfin plusieurs détails de ma pièce. Il n’entrera jamais dans ma pensée de sortier de cette vénération qu’inspire legénie des modèles, et à laquelle l’inimitable Racine a le plus de droits.

Comme cette tragédie a réussi, on juge qu’elle a été critiquée. Quelques censeurs ont attaqué sur-tout le sujet comme défectueux. Je conçois qu’ils l’aient trouvé austère; mais a-t-il dû leur paraître vicieux, lorsqu’ Aristote, le père Brumoi et Racine lui-même, le présentent, dans leurs écrits, comme le plus tragique de l’antiquité ? Les avis ont été partagés sur le dénouement, qui a fait frémir au théâtre. Ceux qui l’improuvent prétendent qu’il est contraire à l’histoire et trop cruel.

Le dénouement n’est pas contraire à l’histoire, puisqu’elle raconte que Polinice perça le premier Etéocle, et que, vainqueur, il fut ensuite frappé par son frère expirant à ses pieds, au moment où il se baissait imprudemment vers lui. Je n’ai fait d’autre changement que de séparer ces deux actions par un plus grand intervalle; je n’ai mis que la seconde sur le théâtre; et en cela j’ai usé du privilège du poète dramatique, qui peut, quand il reste fidèle aux caractères et à l’événement principal, modifier une circonstance pour obtenir plus d’effet. Le dénouement n’est pas trop cruel, puisque la tragédie entière, où la terreur domine, prépare le spectateur à un tableau effrayant pour conclusion. D’ailleurs personne n’ignore que la haine entre deux frères est plus furieuse qu’entre les autres hommes et l’on ne peut être surpris que celle d’Étéocle et Polinice amène une catastrophe qui surpasse les horreurs communes. Enfin on a vu, sans en être révolté, dans le cinquième acte de Gabrielle de Vergy, le coeur sanglant de Raoul présenté à sa maîtresse: le spectacle de deux frères ennemis s’entrégorgeant n’est-il pas moins horrible ?

ERRATA. §

Page Ière. de l’avertissement, ligne 12, de sortir de cette vénération, lisez de m’éloigner de cette vénération.

Page, 9, vers 8, renassait, lisez renaissait.

Page 20, vers 11, mais, malgré vos desirs, lisez mais, quoique l’on s’en flatte.

Page 25, ligne 3, POLINICE, lisez POLINICE sous l’habit d’un soldat.

Page 34, vers 6, est devenu, lisez es devenu.

Page 36, vers 12, c’est peu qu’avant qu’un roi m’ait paru favorable, lisez c’est peu qu’avant l’hymen à mes voeux, favorable,

Idem. vers 20, des viles, lisez des vils.

Page 60, vers 14, élevant, lisez élevaient.

PERSONNAGES ACTEURS. §

  • ÉTÉOCLE. Le cit. TALMA.
  • POLINICE. Le cit. DAMAS.
  • OEDIPE. Le cit. MONVEL.
  • JOCASTE. Mesdames VESTRIS, THENARD.
  • ANTIGONE. Mlle. VANHOVE.
  • HÉMON, officier thébain. Le cit. FLORENCE.
  • ACASTE, officier thébain. Le cit. BERVILLE.
La scène se passe à Thèbes, dans le palais des Rois.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Antigone. §

JOCASTE.

Viens, ma chère Antigone, en ce jour de misère,
Entendre et partager les douleurs d’une mère.
Quels maux m’apprête encor le céleste courroux !
N’était-ce point assez que, pleurant un époux,
5 J’eusse vu si longtemps, sur nos tristes rivages,
L’impénétrable Sphinx exercer ses ravages ?
N’était-ce point assez qu’unie à son vainqueur,
Quand déjà le repos renassait dans mon coeur,
J’eusse vu, recevant une clarté funeste,
10 Dans mon époux un fils, dans l’hymen un inceste ;
Et qu’OEdipe, brisant des liens abhorrés,
Eut éteint la lumière en ses yeux déchirés ?
Après tant de chagrins, me faut-il voir encore
Deux fils, que du pouvoir l’ardente soif dévore,
15 S’armer l’un contre l’autre, et leurs noires fureurs,
De leur naissance impie attester les horreurs !

ANTIGONE.

Il est vrai ; contre nous le sort toujours conspire.
Polinice, qu’un frère a privé de l’Empire,
Des affronts, qui deux ans ont pu se prolonger,
20 Dans ce funeste jour, est près de se venger.
À la voix de ce prince, une armée ennemie
Dans nos champs dévastés par Argos est vomie,
Et ce torrent, sur nous fondant de toutes parts,
Mugit avec fureur autour de nos remparts.
25 J’ai, du haut d’une tour, vu l’apprêt des batailles ;
J’ai vu sept chefs de l’oeil mesurer nos murailles.
L’aspect des glaives nus, le bruit des chars roulants,
Tout a jeté l’effroi dans mes esprits tremblants.
Ciel, veux-tu qu’aujourd’hui cet empire finisse ?

JOCASTE.

30 As-tu, dans ce tumulte, aperçu. Polinice ?

ANTIGONE.

Non, Jocaste ; mon coeur à ce frère attaché,
Parmi tant de soldats l’a vainement cherché.
Je m’en suis plainte aux Dieux, dont la haine assidue,
Même en le rapprochant, le dérobe à ma vue.
35 Avec quel soin pourtant mon zéle curieux
Observait tous les chefs qui passaient sous mes yeux !
Dans l’un des plus vaillants j’ai cru trouver mon frère ;
Soudain vers lui mon âme a volé toute entière.
Mais lorsque mon regard, pour un moment déçu,
40 De son illusion s’est enfin aperçu,
Combien de ce spectacle inquiète, attristée,
J’ai regretté l’erreur qui m’avait enchantée !
J’ai repris mes douleurs. Hélas ! Depuis le jour
Où ce cher exilé sortit de ce séjour,
45 Avons-nous eu, ma mère, un moment sans alarmes ?
Que Polinice au moins n’a-t-il pu voir nos larmes !
Il saurait que, de loin partageant son ennui,
Tous les coeurs, dans ces murs, ne sont pas contre lui.

JOCASTE.

Non, il ne peut penser que jamais son absence
50 D’une soeur, d’une mère ait lassé la constance :
De nos pleurs, en partant, ne fut-il pas baigné ?
Mais il n’aura gardé, trop longtemps éloigné,
De nos tendres adieux qu’une image légère ;
Et pour lui sa famille est peut-être étrangère.
55 La haine...

ANTIGONE.

Eh ! Quand par elle il serait emporté,
N’en a-t-il pas le droit ? Comment l’a-t-on traité ?
On convient que dans Thèbes, aux malheurs condamnée,
Ils devront tour-à-tour commander une année :
Étéocle y consent et règne le premier ;
60 Et l’ingrat, tout-à-coup devenu plus altier,
Lorsqu’arrive le terme à son frère propice,
Refuse d’abdiquer, exile Polinice,
Et le livre aux regrets, aux douleurs, à l’effroi
Qu’un proscrit trop fameux toujours traîne après soi.
65 Et c’est un frère, ô ciel ! Qui reçut cette injure !
L’orgueil dans tous les coeurs éteint-il la nature ?

JOCASTE.

Oui, puisqu’il a rompu leur accord solemnel,
Étéocle sans doute est le plus criminel ;
Je suis loin de vouloir excuser son parjure.
70 Mais malgré tous ses torts, dont notre amour murmure,
Je suis toujours sa mère, et ce coeur malheureux
Doit, en jugeant mes fils, se partager entre eux.
Je sais à quel devoir ce nom sacré m’appelle.
C’est à moi de fléchir une haine cruelle ;
75 C’est à moi d’éveiller la pitié dans leurs coeurs ;
Ils entendront ma voix, ils verront mes douleurs.
Je cours vers Étéocle, et j’ose encor prétendre...

ANTIGONE.

Quel espoir vous séduit ? Que pouvez-vous attendre
D’un jeune ambitieux de son trône occupé,
80 Et qu’aigrit encor plus un pouvoir usurpé ?
Fondant tout sur la force il dédaigne nos craintes.
Eh ! Ma mère, vingt fois vos larmes et mes plaintes
Lui peignant les malheurs de Polinice absent,
Lui rappelant ces Dieux vengeurs de l’innocent,
85 N’ont-celles pas, au fond de son âme inquiète,
En vain interrogé la nature muette,
Et, vingt fois prodiguant des efforts superflus,
Pour le retour d’un frère affronté ses refus ?
Que dis-je ? C’est trop peu qu’il opprime son frère ;
90 N’est-il pas le bourreau de son malheureux père ?
Ce coupable innocent, dont les longues douleurs
Des yeux les plus cruels feraient tomber des pleurs,
Dans la tour du palais il l’a plongé lui-même ;
Et quand lui reprochant cette rigueur extrême,
95 Nous osons le prier de nous laisser au moins
Porter à son captif nos larmes et nos soins,
Furieux, il rejette un voeu si légitime,
Et nous rend, malgré nous, complices de son crime.
Enfin dans les forfaits ce barbare affermi,
100 Comme de ses parents des Thébains ennemi,
D’un peuple consterné forçant l’obéissance,
Soutient par des rigueurs son injuste puissance.
Ah ! De Thèbes, au contraire, affermissant les droits
Polinice vainqueur ferait aimer ses lois,
105 Et, par l’humanité gouvernant ses provinces,
Serait l’honneur du trône et l’exemple des princes.

JOCASTE.

Il est vrai ; s’il montra cette altière chaleur
Que donne la jeunesse et surtout la valeur,
Toujours plus généreux, plus humain que son frère,
110 La bonté tempéra son fougueux caractère.
Aussi, quand les destins viennent nous menacer,
C’est à ce fils plus doux que je veux m’adresser.
Oui, je prétends voler au camp de Polinice.
Je vais prier le roi qu’à mes désirs propice,
115 Il me laisse à l’instant le voir, l’entretenir,
Et préparer la paix que j’en crois obtenir.

ANTIGONE.

La paix entre deux coeurs qui dévorent l’Empire !
Dans l’âme de vos fils n’avez-vous pas su lire !
Trop instruits par leur haine à ne point s’épargner,
120 Tous deux également ils brûlent de régner.
Je crains trop...

JOCASTE.

Eh ! Pourquoi désabuser ta mère ?
Laisse au fond de mon coeur une erreur qui m’est chère.
Je dois tout essayer sur ces ambitieux :
J’ai pour moi la nature, et mes pleurs et nos Dieux.

ANTIGONE.

125 Étéocle paraît.

SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Étéocle. §

ÉTÉOCLE.

Princesses, quand la guerre
Jusques sous nos remparts ensanglante la terre,
J’accours vous rassurer dans ce péril pressant.
Ne craignez rien. En vain un rival menaçant,
Perfide envers ses Dieux, sa famille et son maître,
130 Attaque sans respect les murs qui l’ont vu naître ;
Et d’Adraste obtenant et la fille et l’appui,
Traîne en nos champs Argos et Mycène avec lui.
Je prétends réprimer leur imprudente audace.
Mon peuple, en ce moment rassemblé dans la place,
135 Est prêt à me jurer, en consacrant mes droits,
De soutenir ce trône où m’a porté sa voix.
Nos tours, nos forts, nos murs de soldats se hérissent ;
Et nos fiers ennemis, quelqu’espoir qu’ils nourissent,
Verront tous, qu’aux dangers empressé de m’offrir,
140 Je sais garder le rang que j’ai su conquérir.

ANTIGONE.

Le garder ! Eh ! Ce rang est-il votre partage ?
Sur ces bords malheureux loin d’appeler l’orage,
Reconnaissez des droits trop longtemps contestés :
Couronnez votre frère, et suivez vos traités.
145 Vous servirez bien mieux la gloire et la patrie.

ÉTÉOCLE.

Vous êtes donc toujours contre Étéocle aigrie,
Et toujours Polinice est seul cher à vos yeux !

JOCASTE.

Antigone, mon fils, vous a dit vrai ; ces lieux,
Si vous n’eussiez trahi les serments qu’elle atteste,
150 Seraient-ils menacés d’une guerre funeste ?
N’est-ce pas vous, vous seul, qui, sourd à nos douleurs,
Par un refus constant ordonnez nos malheurs ?
Abjurez ce refus que la justice blâme ;
Rendez à Polinice un sceptre qu’il réclame.
155 Vous rendrez le repos à Thèbes, à vous, à moi ;
Et grand par vos vertus, vous serez plus qu’un roi.

ÉTÉOCLE.

Quel indigne conseil une mère me donne !
Qui ? Moi ! Que, sans combat, lâchement j’abandonne
Mon sceptre héréditaire à ce prince inhumain
160 Qui l’ose demander les armes à la main !
Que je semble, laissant triompher son audace,
Obéir à l’effroi, céder à la menace !
********************
Songez-vous que Cadmus est un de mes aïeux,
Cadmus que mit la gloire au rang des demi-Dieux ?
165 Son sang et son courage ont passé dans mes veines.
Oui, si ce fier serpent, sur les rives thébaines
Frappé par sa valeur, renaissait sur mes pas,
Le monstre aussi par moi recevrait le trépas.
Si ses fertiles dents, par son vainqueur semées,
170 Devaient contre Étéocle enfanter des armées,
On verrait sous mes coups leurs soldats engloutis
Rentrer dans les sillons dont ils seraient sortis.
Ah ! Si de tels exploits manquent à mon audace,
J’ai du moins soutenu la gloire de ma race ;
175 Je la soutiens toujours... C’est dire assez, je crois,
Qu’en voulant m’effrayer, on n’obtient rien de moi,
Et que, jusqu’à s’armer osant porter sa rage,
Un frère double encor ma haine et mon courage.
D’ailleurs, quels sont ses droits, lorsque, toujours aigri,
180 Il livre à l’étranger les champs qui l’ont nourri,
Et porte, d’une main aux forfaits enhardie,
La mort dans la cité qui lui donna la vie ?
Non ; aux yeux des Thébains qu’il craindrait d’épargner,
Il n’est plus qu’un rebelle indigne de règner.
185 Et j’atteste ce fer qu’au pied de nos murailles
Ses soldats vont bientôt trouver leurs funérailles,
Et qu’au sein de ses flots, qu’ils n’ont point respectés,
L’Ismène roulera leurs corps ensanglantés.

JOCASTE.

J’excuse en un guerrier cette ardeur magnanime ;
190 Mais dans celle d’un frère osez-vous voir un crime ?
Pour soutenir des droits par vous seul renversés,
S’il combat son pays, c’est vous qui l’y forcez.
D’abord il réclama, sans recourir au glaive,
Le sceptre qu’à ses mains votre injustice enlève.
195 Eh ! Pourquoi donc alors, craignant d’y renoncer...

ÉTÉOCLE.

En réclamant le sceptre, il m’osa menacer !
J’entrevis, je l’avoue, un avenir funeste.
Que dis-je ? Des Thébains le voeu fut manifeste ;
Il devait s’y soumettre ; et non depuis deux ans...

ANTIGONE.

200 Les Thébains, dites-vous ! Dites vos partisans.

ÉTÉOCLE.

Que n’avait-il les siens ? Que n’a-t-il pu s’en faire ?
Je n’ai point empêché qu’aux Thébains il sut plaire.

ANTIGONE.

Vous aviez dans vos mains toute l’autorité ;
Vous pûtes aisément forcer leur volonté :
205 Et d’un peuple tremblant, avouez-le sans feinte,
L’amour vous couronna beaucoup moins que la crainte.

ÉTÉOCLE.

Qu’importent les moyens dont je me suis servi,
Si mon heureux effort du succès fut suivi !
Qu’importe qu’en ces murs l’on m’aime ou l’on me craigne !
210 J’ai le droit de régner, ma soeur, puisque je règne.
Ne me fatiguez plus d’un reproche odieux.

ANTIGONE.

Mais vos conventions...

ÉTÉOCLE.

Ne sont rien à mes yeux.

ANTIGONE.

L’ambition...

ÉTÉOCLE.

J’en ai sans doute, et j’en fais gloire ;
C’est la vertu des coeurs formés pour la victoire.
215 Eh ! Quel homme, illustré par ces vaillantes mains
Qui placent un guerrier au-dessus des humains,
Peut vouloir, infidèle à sa haute fortune,
Retomber sans éclat dans la foule commune ?
Contemplez ces héros, ces morts, dont les autels
220 Partagent les tributs offerts aux immortels ;
Ils ont tous, aux lauriers joignant le diadême,
Reposé leur valeur dans le pouvoir suprême.
Jupiter même enfin, ce monarque des Dieux ;
À Saturne régnant dans l’empire des cieux,
225 Malgré le nom de fils, n’a-t-il pas fait la guerre,
Et vainqueur, usurpé le sceptre du tonnerre ?
Des exemples si beaux peuvent bien s’imiter,
Et le trône apprartient à qui sait y monter.
Que Polinice donc tente de m’en exclure.
230 Puisqu’un peuple nombreux embrasse son injure,
Qu’il sache la venger au champ de la valeur :
Je l’avouerai pour roi quand il sera vainqueur.
Mais, malgré vos désirs, il ne l’est pas encore ;
Je tiens toujours le sceptre ; et si ma soeur m’abhorre,
235 Jusqu’au jour où le sort remplira son espoir,
Qu’elle apprenne du moins à craindre mon pouvoir.

JOCASTE.

Eh ! Quoi ! Contre Antigone un frère se déclare !
Soyez ambitieux, mais sans être barbare.
Que prétend, aprè tout, son zèle officieux ?
240 Rapprocher des rivaux tous deux chers à ses yeux.
Si c’est vous offenser que vous parler d’un frère,
Ainsi que votre soeur punissez votre mère.

ÉTÉOCLE.

Ah ! Jocaste !

JOCASTE.

Cruel, formons-nous d’autres voeux,
Que de voir chaque jour vos destins plus heureux ?
245 Nous rendons grâce au ciel des biens qu’il vous envoie.
Écoutez moi, mon fils. Mars sous nos murs déploye
Ces drapeaux, du carnage affreux avant-coureurs ;
Je voudrais des combats prévenir les horreurs.
Instruit par le malheur qu’il a trop su connaître,
250 Polinice de vous exige moins peut-être.
Sur ses desseins secrets laissez-moi le sonder.
Au milieu de son camp laissez-moi l’aborder.

ÉTÉOCLE.

Qu’entends-je ? Vous !

JOCASTE.

Moi-même. Eh ! Peignez-vous ma joie,
Si, lorsqu’à leurs transports mes deux fils sont en proie,
255 Mes larmes, préparant un heureux avenir,
Pouvaient les désarmer, pouvaient les réunir.
Je veux tenter au moins ce triomphe où j’aspire.
Vous ne répondez rien ?

ÉTÉOCLE.

Comment puis-je y souscrire ?
Mon frère, en vous voyant, penserait qu’effrayé
260 Par les nombreux soldats dont il est appuyé,
Ou trop peu sûr des miens, vers lui je vous envoie
Pour m’ouvrir à la paix une secrète voie,
Et dans le fol espoir dont il est aveuglé,
Il répandrait partout qu’Étéocle a tremblé.
265 Voulez-vous m’exposer à l’odieux outrage
De laisser un moment soupçonner mon courage ?
Si mon frère vers moi députait pour traiter,
Avec quelque faveur je pourrais l’écouter.
Mais lui faire une avance et paraître le craindre !
270 Ne m’en parlez jamais.

JOCASTE.

Je n’ose vous contraindre ;
Mais croyez que vers lui si je portais mes pas,
Il saurait que moi seule...

ÉTÉOCLE.

Il ne vous croirait pas.
Que dis-je ? À votre aspect s’il osait davantage !
S’il osait dans son camp vous garder en ôtage !

JOCASTE.

275 Comment ? Vous présumez qu’il puisse se porter...

ÉTÉOCLE.

Il est mon ennemi, j’en dois tout redouter.
Comme lui sans remords je le ferais peut-être.
Jocaste, oubliez-vous quel sang nous a fait naître ?

JOCASTE.

Ah ! vos débats, qu’en vain je voudrais prévenir,
280 Si je l’eusse oublié, m’en feraient souvenir.

ÉTÉOCLE.

Croyez-vous que jamais mon soupçon se dissipe ?
Je dois me défier de qui sortit d’OEdipe.

JOCASTE.

Où s’égare, cruel, votre coeur endurci ?
Oubliez-vous qu’OEdipe est votre père aussi ?

ÉTÉOCLE.

285 Je le sens au courroux que m’inspire mon frère.

ANTIGONE.

Quoi ! Parler de courroux au nom sacré d’un père !
Songez, songez plutôt, à son nom désarmé,
Qu’il languit dans la tour par votre ordre enfermé.

ÉTÉOCLE.

Pourquoi donc ce discours qui m’offense et m’étonne ?

JOCASTE.

290 Ne le rendrez-vous pas aux larmes d’Antigone ?

ÉTÉOCLE.

Que me demandez-vous ? Ne vous souvient il pas
************
Que les filles du Styx environnent ses pas,
Et qu’aux lieux infectés par son soufle funeste,
Il apporte avec lui la colère céleste ?
295 En délivrant un roi qui leur est odieux,
Contre Thèbes assiégée irai-je armer les Dieux ?
Que dis-je ? De moi seul ses fers sont-ils l’ouvrage ?
Ce frère si chéri, n’écoutant que sa rage,
En me plaçant au trône, entre nous partagé,
300 Voulut qu’en un cachot OEdipe fut plongé ;
Et Thèbes, redoutant les destins qu’il irrite,
M’ordonna de cacher sa vieillesse proscrite.
Dois-je d’un peuple entier renouveler l’effroi ?
Non, je ne suis plus fils, Jocaste, je suis roi.
305 Mon rival sur nos murs vient venger son offense ;
Je ne dois me livrer qu’au soin de leur défense ;
J’y vole de ce pas ; et, tout à leur danger,
De ma voix, de mon bras je cours les protéger,
Et prouver aux Thébains, en les sauvant d’un traître,
310 Que s’ils m’ont fait leur roi, j’étais digne de l’être.
Il sort.

SCÈNE III. Jocaste, Antigone. §

JOCASTE.

Mes prières, mes pleurs n’en ont rien obtenu.

ANTIGONE.

Vous le voyez !

JOCASTE.

Hélas ! tu l’avais trop connu.

ACTE II §

SCÈNE PREMÈRE. Polinice, Hémon. §

HÉMON.

Étéocle est absent, Polinice, avancez.
Commandant les soldats près des portes placés,
315 Je n’aurais point trahi, lâchement infidèle,
Le poste qu’Étéocle a commis à mon zèle.
Mais que prétendiez-vous ? Obtenir la douceur
D’embrasser en secret une mère, une soeur ;
Je n’ai pu refuser une telle demande.
320 Prince, ne craignez rien puisqu’ici je commande.
Cet habit qui dément votre sang glorieux,
Ce casque sans éclat vous cache à tous les yeux :
Mais d’un frère par moi l’inimitié trompée...

POLINICE.

Sous cet habit obscur j’ai toujours mon épée ;
325 Je ne crains rien. Hémon, avez-vous fait savoir
À ma mère, à ma soeur... .

HÉMON.

Oui, vous allez les voir.
Puissiez-vous écouter leurs conseils salutaires !

POLINICE.

Je revois donc enfin le palais de mes pères !
Mais comment ? Dans ces lieux témoins de mes malheurs,
330 Je ne pui faire un pas sans répandre des pleurs.

HÉMON.

Je le crois.

POLINICE.

C’est ici que, sorti d’un inceste,
J’ai vu mes jours répondre à leur source funeste,
Et sur moi s’attacher dès lors que je vécus,
*********************
Cette fatalité du sang de Labdacus.

HÉMON.

335 Polinice, des Dieux oubliez la colère.
Songez-vous... .

POLINICE.

C’est ici que mon barbare frère,
Au mépris du serment par le ciel entendu,
Refusa de me rendre un sceptre qui m’est dû,
Et fit, pour s’assurer le rang dont il me chasse,
340 Contre mes jours maudits éclater la menace.

HÉMON.

Ah ! prince.

POLINICE.

C’est d’ici qu’indigné, furieux,
Appellant, à grands cris, la vengeance et les Dieux,
Je partis ; et fuyant sans secours, sans asile,
Seul avec mon courroux, j’errai de ville en ville,
345 Et souffris de vingt rois les refus, les mépris,
Que souvent les heureux prodiguent aux proscrits,
Jusqu’au jour, où j’obtins cet affreux avantage
De venir par le fer disputer mon partage.

HÉMON.

N’êtes-vous dans ces lieux venu que pour gémir ?

POLINICE.

350 Non, je ne puis, te dis-je, y marcher sans frémir.
C’est peu que ce palais rappelle mes outrages ;
Il me présente encor les plus tristes présages.
Le céleste courroux, sur ma race étendu,
Semble écrit sur ces murs à mon oeil éperdu ;
355 J’y lis, j’y lis... Crains tout : n’es-tu pas fils d’OEdipe ?...
Oui, je le suis !

HÉMON.

Ce nom est-il donc le principe
Des revers, des débats qui causent vos chagrins ?
La seule ambition a troublé vos destins.

POLINICE.

OEdipe !

HÉMON.

Se peut-il, hélas ! Que votre bouche
360 Prononce un nom si cher avec ce ton farouche ?

POLINICE.

OEdipe, calme toi ; par tes fils outragé,
Bientôt de ces ingrats tu seras trop vengé.

HÉMON.

Par ses fils !

POLINICE.

Qui ne sait que, séduit par mon frére,
J’ai permis que son ordre emprisonnât mon père.
365 Aux fureurs d’Étéocle, hélas ! Je l’ai livré :
Voilà, voilà le trait dont je suis déchiré.

HÉMON.

Hélas ! Qu’avez-vous fait ?

POLINICE.

J’entends, j’entends ses plaintes.

HÉMON.

Le remords vous accable.

POLINICE.

Oui, je sens ses atteintes.

HÉMON.

Que je vous plains !

POLINICE.

Grands Dieux, vous m’avez tout ôté.
370 J’ai perdu ma couronne, et l’ai bien mérité,
Puisque j’ai pu, troublé d’une crainte importune,
D’un pére vertuex outrager l’infortune.
Mais l’affreux Étéocle à mon crime est uni :
Comment laissez-vous donc mon complice impuni ?
375 Dieux, effroi des méchants, comment votre justice
Soutient-elle Étéocle, en frappant Polinice ?
Étéocle est encor plus criminel que moi.

HÉMON.

Que d’autres sentiments...

POLINICE.

Étéocle ! Il est roi !
Le succès a déjà couronné son audace !
380 Sur ce trône fatal il s’assied à ma place ;
Et moi, je suis banni !

HÉMON.

S’il put vous outrager,
Par quels moyens cruels vous allez vous venger !

POLINICE.

Hémon !

HÉMON.

Vous déchirez votre triste patrie.

POLINICE.

C’est lui qui m’y contraint ; accuse sa furie.
385 De Thèbes cependant j’entends gémir la voix.
Mais n’importe, le sceptre est tout ce que je vois.

HÉMON.

Que de sang va couler ! Que de maux vont éclore !

POLINICE.

Mais ma mére, ma soeur n’arrivent point encore !
N’osent-elles me voir dans mon état affreux ?
390 On fuira donc toujours l’aspect des malheureux !

HÉMON.

Prince, votre intérêt commandait le mystère.
Elles ne savent pas que c’est un fils, un frère...
Mais on vient ; et sans doute...

POLINICE.

Ah ! Je les apperçois !

SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Polinice. §

JOCASTE.

Ne me trompai-je pas ? Polinice, est-ce toi ?
395 Ma fille, soutenez une mère éperdue.

ANTIGONE.

J’ai peine, comme vous, à croire encor ma vue.
Polinice !

POLINICE.

Oui, c’est moi qui-suis devant vos yeux ;
Moi, le triste jouet d’un sort injurieux.
Ô soeur toujours chérie, ô mère que j’adore,
400 Jettez-vous dans mes bras, si vous m’aimez encore.

ANTIGONE.

Mon frère !

JOCASTE.

Mon cher fils ! Enfin je te revois,
Après ces jours si longs écoulés loin de toi !
Oh ! Comment t’exprimer le bonheur que j’éprouve !
Où suis-je ? Est-ce bien toi que mon amour retrouve ?
405 Que je t’embrasse encor ! Sur mon sein éperdu
Que je presse le fils que je croyais perdu !
Ah ! J’ai peine à suffire à cet excès d’ivresse.

POLINICE.

Et moi, je sens couler des larmes d’allégresse.
Depuis qu’on m’a ravi le rang de mes aïeux,
410 Je n’avais pas connu ces pleurs délicieux.
Ô ma mère, ô ma soeur, à l’infortune en proie,
Mon coeur dans vos bontés ressaisit quelque joie.
Je rends grace au destin dont je suis opprimé ;
Je lui dois le bonheur de me voir tant aimé.

JOCASTE.

415 Polinice, ta vue excite ici ma crainte.
Comment as-tu franchi cette terrible enceinte ?
Ton frère...

POLINICE.

Eh ! Pour vous voir j’ai dû tout afronter.
Mais on veille sur moi, rien n’est à redouter.
De cet heureux moment ne troublez point les charmes.
À Antigone.
420 Tu pleures !

ANTIGONE.

Ton exil nous coûta d’autres larmes,
Polinice ; depuis que tu quittas ces lieux,
La paix fuit de nos coeurs, le sommeil de nos yeux.
La nuit, dans ce palais, plaintives, languissantes,
Nous prolongions les cris de nos voix gémissantes.
425 Le jour, prenant du deuil les vêtements obscurs,
Nous volions te chercher, dans les murs, hors des murs,
Aux sources où l’Ismène épanche son eau pure ;
Nous te redemandions à toute la nature.
Nous t’appellions longtemps, nous te tendions les bras,
430 Nous accusions les lieux qui retenaient tes pas.
Hélas ! Combien de fois la nuit vint me surprendre
Aux bords où ton adieu trop tôt se fit entendre !
J’aimais à contempler, dans un avide effroi,
Le ruisseau que tu mis entre ta soeur et toi,
435 La hauteur d’où ma vue, à te suivre réduite,
Dans un long horizon accompagna ta fuite,
L’arbre qui me soutint quand je ne te vis plus.

POLINICE.

Quoi ! Lorsque je fuyais, de ma patrie exclu,
D’un malheureux absent vous gardiez la mémoire !
440 Si j’en juge par moi, j’ai le droit de vous croire.
Je vous regrettai plus que Thèbes et le pouvoir.
De climats en climats traînant mon désespoir,
*********************
Je remplis Épidaure, Argos, Lacédémone,
Et du nom de Jocaste, et du nom d’Antigone.
445 J’osai, contant mon sort à des rois dédaigneux,
De ces deux noms sacrés me couvrir devant eux.

JOCASTE.

Que mon coeur, Polinice, est flatté de t’entendre !
Mais ce discours est-il aussi vrai qu’il est tendre ?
Croirai-je que toujours tu t’occupas de nous,
450 Toi qui d’une étrangère est devenu l’époux ?
Hélas ! Ce n’est pas moi qui, mère fortunée,
Allumai pour mon fils les flambeaux d’hymenée,
Et d’un lien si cher consacrant les douceurs,
T’amenai ton épouse et la parai de fleurs.

POLINICE.

455 Ne portez point envie à l’hymen qui m’enchaîne ;
L’amour le prépara beaucoup moins que la haine :
J’embrassai, dans ses noeuds, l’espoir de me venger.
Mais le jour qu’aux autels il fallut m’engager,
Je sentis, occupé de votre seule absence,
460 Que votre aspect manquait à sa magnificence.
**********************
Si la fille d’Adraste a charmé son époux,
Ce fut en m’écoutant l’entretenir de vous.
Souvent d’objets si chers me parlant elle-même,
Elle allait au-devant des entretiens que j’aime.
465 Que de fois à vos noms je la vis s’attendrir !
C’est de moi qu’une épouse apprit à vous chérir ;
J’en ai fait pour vous deux un autre Polinice.
Plaise au ciel que bientôt Thébe nous réunisse !
Je veux, par mes succès, hâter un jour si doux,
470 Et vous soustraire au joug qui vous accable tous...
Je n’ose vous parler de mon malheureux père.
Ma complaisance impie a causé sa misère ;
Il languit dans la tour : mais si je suis vainqueur,
Il verra quel remords a déchiré mon coeur.
475 Je sais par quels respects un fils doit l’en convaincre.
Adieu ; j’ai pu vous voir : je cours combattre et vaincre.

JOCASTE.

Tu l’as donc résolu ? Tu vas combattre, ô ciel !
Contre qui ?

POLINICE.

Contre qui ? Contre un traître, un cruel,
Qui m’ôta mon repos, mon trône, ma patrie.
480 Il est temps de punir sa lâche barbarie.
Qu’il tremble ! Il l’a voulu ! J’y vole de ce pas.

JOCASTE.

M’aimes-tu, Polinice ?

POLINICE.

Ah ! Vous n’en doutez pas.

JOCASTE.

Si tu m’aimes, mon fils, écoute ma prière.
Hélas ! Assez de pleurs ont baigné ma paupière.
485 Modère tes transports ; daigne encor retarder
Une attaque où mes fils...

POLINICE.

Qu’osez-vous demander ?
Lorsque de mes soldats, que mon ordre captive,
La valeur dans mon camp s’indigne d’être oisive,
Je pourrais refroidir leur zèle belliqueux,
490 Et montrer pour mes droits moins d’assurance qu’eux !
Je paraîtrais douter des Dieux et de ma cause !
Eh ! Pour qui ces égards que Jocaste m’impose ?
Pour un usurpateur qui m’accable et vous perd.
Faut-il vous retracer tout ce que j’ai souffert ?
495 C’est peu de m’être vu chassé comme un coupable,
C’est peu qu’avant qu’un roi m’ait paru favorable,
Des peuples insolents, de lâches souverains
M’aient fermé leurs États, aient ri de mes chagrins ;
Souvent dans les forêts, ou sur les monts sauvages,
500 Il m’a fallu des airs supporter les outrages,
Dans les humides nuits sur des rocs me coucher,
Combattre les lions, contre eux me retrancher,
Mendier, l’oeil en pleurs, ma triste nourriture,
1
Ou des vils animaux disputer la pâture :
505 Voilà, voilà les maux qu’Étéocle m’a faits ;
Et vous me commandez d’oublier ses forfaits !
Vous plaignez l’oppresseur, et non pas la victime !

JOCASTE.

Sans doute il te ravit un droit trop légitime.
Cent fois de mon reproche il se vit accabler :
510 Mais s’il est criminel, veux-tu lui ressembler ?
Ce sont les seuls Thébains, et non un roi parjure
Que ton aveuglement punit de ton inujure.
Ce peuple infortuné doit être un jour le tien :
Prélude à ton empire, ose être leur soutien ;
515 Que ta haine en leur sang ne soit point assouvie.

POLINICE.

Sans doute en frémissant je menace leur vie ;
Mais pour avoir la paix que n’ai-je point tenté !
D’Argos vers mon rival j’ai deux fois député ;
Et depuis qu’en ces lieux je peux tout entreprendre,
520 J’attends que ses hérauts...

JOCASTE.

Eh ! Pourquoi les attendre ?
Demande à lui parler.

POLINICE.

Moi ! Cherchant mon bourreau,
M’exposer à l’horreur d’un opprobre nouveau !

JOCASTE.

Ce noble procêdé qu’il ne peut méconnaître,
À quelqu’heureux accord l’amenera peut-être.

POLINICE.

525 Me rendra-t-il le trône où j’ai droit de monter ?
C’est-là le seul accord que je puisse écouter.

JOCASTE.

C’est celui dont Jocaste ose attendre l’issue.
Daigne au moins l’essayer ; tente cette entrevue.

POLINICE.

De ma tendresse ainsi devez-vous abuser ?

JOCASTE.

530 Je t’en conjure.

POLINICE.

Un fils ne peut vous refuser.
J’espère moins que vous ; je connais trop mon frère !
Mais vous le désirez, j’obéis à ma mère.
Oui, je vais d’Étéocle affronter les mépris ;
Jugez à cet effort combien je vous chéris !
535 J’aurai du moins su plaire à qui m’a donné l’être.

SCÈNE III. Jocaste, Antigone, Polinice, Hémon. §

HÉMON.

Le roi, dans ce palais, peut bientôt reparaître.
Prince, évitons ses yeux : suivez-moi.

JOCASTE.

Sors.

POLINICE.

Je pars.
Les murs de ce palais sont voisins des remparts.
De Thèbes en peu d’instants j’aurai franchi l’entrée.
540 Adieu, soeur généreuse, adieu, mère adorée.
De retour dans mon camp, je remplis vos souhaits.

SCÈNE IV. Antigne, Jocaste. §

ANTIGONE.

Ah ! combien je jouis de ce premier succès !
Mon coeur y reconnaît celui de Polinice.
Plaise aux Dieux que le roi nous soit aussi propice !

JOCASTE.

545 Je vole auprès de lui ; je prétends appuyer
Le héraut que son frère a promis d’envoyer.
À le voir, à l’entendre il faudra qu’il consente.
Pourra-t-il repousser sa mère gémissante ?
Toi, ma fille, du Dieu qui porte dans ses mains
550 Le sceptre de l’Olympe et le sort des humains,
Cours au temple invoquer la puissance éternelle.
Qu’il fasse tout fléchir à ma voix maternelle ;
Et qu’Étéocle enfin, désarmant ses rigueurs,
Rende la paix à Thèbes et le calme à nos coeurs.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Jocaste, Étéocle. §

ÉTÉOCLE.

555 J’espérais qu’un rival, fidèle à sa menace,
Aurait craint devant moi d’abaisser son audace ;
Mais quand, par un héraut, il demande à me voir,
Son maître, grâce à vous, veut bien le recevoir.
Dans ce lieu qu’Éteocle a choisi pour l’entendre,
560 Escorté de ses chefs, mon frère doit se rendre.
Je l’attends.

JOCASTE.

De mon fils j’ai vaincu la fierté ;
De ce triomphe heureux que mon coeur est flatté !
Quels droits vous obtenez à ma reconnaissance !
Vous allez donc revoir, après deux ans d’absence,
565 Ce frère poursuivi par de si longs malheurs !
Que son état vous touche ainsi que mes douleurs !
Vous connaissez ses droits ; n’y soyez plus contraire ;
Domptez les mouvements d’un orgueil téméraire.
Songez que si des rois vous gardez le bandeau,
570 Pour le front qui l’usurpe il n’est plus qu’un fardeau.
Respectez les devoirs que l’équité commande.

ÉTÉOCLE.

Avant de rien juger, sachons ce qu’il demande.
Comme les siens alors vous connaîtrez mes voeux.

JOCASTE.

Je vole à sa rencontre, et l’amène en ces lieux.
Elle sort.

SCÈNE II. §

ÉTÉOCLE.

575 Pourquoi m’ offrir, Jocaste, un frère que j’abhorre ?
Depuis que je l’attends, je le hais plus encore !
J’en rends grâce au destin ; ce coeur avec ennui
Sentirait s’affaiblir l’horreur que j’ai pour lui.
Oui, si je le reçois, c’est qu’en cette entrevue
580 Ma haine jouira d’éclater à sa vue !
Que veut-il ? Du pouvoir à son tour disposer ?
Que j’aurai de plaisir à le lui refuser !
Il croit qu’il fléchira mon altier caractère
Par l’effroi d’une armée, ou les pleurs d’une mère :
585 Je voudrais qu’à mes pieds ma cour pleurât pour lui,
Et qu’un camp plus nombreux lui pretât son appui,
Pour qu’il me vit encor sans pitié, sans alarmes,
Braver plus de dangers, repousser plus de larmes.
Les Dieux nous ont toujours l’un contre l’autre armés.
590 Au milieu des forfaits en même temps formés,
On sait qu’avant de naître une précoce haine
Fit du flanc maternel notre première arène.
Pour moi, dès le berceau prompt à le défier,
À nos futurs combats j’aimais à m’essayer.
595 Il semblait que ce coeur prévit, dès notre enfance,
Qu’il m’oserait un jour disputer la puissance.
La puissance ! Combien mon âme en a joui !
Qui peut voir à ses pieds, sans en être ébloui,
Des milliers de sujets, prodiguant leurs services,
600 Deviner ses désirs, adorer ses caprices,
D’un encens éternel enivrer son orgueil,
Et briguer en tremblant la faveur d’un coup-d’oeil ?
Voilà ce qu’un rival à m’enlever aspire ;
Plutôt mourir cent fois que de quitter l’Empire.
605 Me siérait-il, instruit dans l’art de gouverner,
De recevoir des lois où l’on m’en vit donner ?
Il entre ; son aspect redouble encor ma rage.

SCÈNE III. Jocaste, Étéocle, Polinice, en habit de général, Garges Thébains et Chefs Aargiens, dans le fond. §

JOCASTE.

Mes fils, enfin le ciel achève mon ouvrage.
Sa bonté vous rassemble, à mes regards émus,
610 Dans ce palais auguste élevé par Cadmus,
Et je puis, confondant mon ivresse et la vôtre,
Du même embrassement vous presser l’un et l’autre.
Combien je dois bénir ce moment fortuné,
Le seul depuis longtemps que les Dieux m’ont donné !
615 Polinice, Étéocle, embrassez-vous.

ÉTÉOCLE, reculant.

Mon âme...

JOCASTE.

Différez ce devoir qu’une mère réclame.
Expliquez-vous d’abord ; c’est votre voeu... le mien ;
Et vos embrassements finiront l’entretien.
Polinice, parlez : quel dessein vous amène ?

POLINICE.

620 Le désir d’empêcher une guerre inhumaine.
Puissiez-vous, Étéocle, aussi le ressentir !
Puissiez-vous, pénétré d’un juste repentir,
Terminer ces débats, dont la longue durée
Empoisonne les jours d’une mère éplorée !
625 Son coeur nous est connu ; songeons à l’épargner.
Dans Thèbes dès longtemps j’ai le droit de régner.
Rendez-moi donc enfin la puissance suprême,
Qu’à montour dans un an je vous rendrai de même.
J’ai langui dans l’opprobre, errant, humilié ;
630 Remettez-moi le sceptre, et tout est oublié.
Mon armée à l’instant retourne dans Mycènes.

JOCASTE.

Répondez, Étéocle, et terminez nos peines.
Du trône injustement il fut par vous exclu.

ÉTÉOCLE.

N’as-tu rien, Polinice, à me dire de plus ?

POLINICE.

635 L’Empire m’appartient, veux-tu me le remettre ?
J’ai tout dit.

ÉTÉOCLE.

Insensé, peux-tu te le promettre ?
L’Empire de tes voeux doit-il être l’objet ?
Crois-tu que je sois né pour être ton sujet ?

POLINICE.

Tu me refuses ?

ÉTÉOCLE.

Oui ; retourne à ton armée.

POLINICE.

640 J’y revole ; et ma main trop longtemps désarmée,
Peut bientôt... .

JOCASTE.

Polinice !

POLINICE.

Ingrat ! Écoute moi :
Ton frère hésite encore à s’armer contre toi.
Quand, des Dieux ennemis redoutant la vengeance,
Un père infortuné nous donna sa puissance,
645 Ne convînmes-nous pas, réponds moi sans détour,
Que nous serions un an monarques tour-à-tour ?

ÉTÉOCLE.

Oui.

POLINICE.

Nés le même jour, des ans, dans ce partage,
Étéocle sur moi n’avait pas l’avantage.
Je pouvais le premier gouverner comme toi ;
650 N’ai-je pas consenti qu’on te vit d’abord roi ?
Réponds.

ÉTÉOCLE.

Sans doute.

POLINICE.

Enfin, aux yeux de Thèbes entière,
Ne m’as-tu pas juré par tout ce qu’on révère,
Par Jupiter surtout de nos traités garant,
Que, le terme expiré, tu me rendrais mon rang ?
655 Ne l’as-tu pas juré ? Réponds.

ÉTÉOCLE.

Je le confesse.

POLINICE.

Pourquoi donc oses-tu violer ta promesse ?
Par tes propres aveux n’es-tu pas confondu ?
Pourquoi le sceptre enfin ne m’est-il pas rendu ?

ÉTÉOCLE.

Le sceptre ! Ne crois pas que l’on puisse le rendre.
660 Tu saurais, si ta main pouvait un jour le prendre,
Qu’ébloui de l’éclat dont il doit revêtir,
Une fois sur le trône, on n’en veut plus sortir,
Que pour s’y conserver on sait tout entreprendre,
Et qu’on aime encor mieux en tomber qu’en descendre.
665 Je n’en descendrai pas. Tu vois nos tours, nos forts :
Tous les Thébains armés y bravent tes efforts.
Ils sentent, leur valeur le fait assez connaître,
Que si tu m’as fait roi, c’était pour toujours l’être.
Cours donc à mes soldats cours opposer les tiens ;
670 Fais marcher tes drapeaux, tes chars contre les miens.
Quelle que soit L’armée à ta cause asservie,
Tu n’auras le pouvoir qu’en m’arrachant la vie.
Ce n’est qu’avec le jour que je puis le quitter.
Je règne, j’ai le trône, et prétends y rester.

POLINICE.

675 Eh ! Bien, ma mère !

JOCASTE, à Étéocle.

Eh quoi ! Votre orgueil téméraire
Au serment le plus saint ose encor se soustraire !
Est-ce donc un effort qu’être un an sans pouvoir ?
Hélas ! Quand j’invitais mes deux fils à se voir,
J’avais cru que leur haine en serait attendrie :
680 Et votre haine éclate avec plus de furie !
Et, de son sang d’avance osant vous enivrer,
Votre oeil impatient semble le dévorer !
Cruel, quel est celui que proscrit ta colère ?
Est-ce un étranger ? Non ; c’est mon fils, c’est ton frère.
685 Le frère qu’avec toi je portai dans mon flanc,
L’ami que te donna la nature et le sang,
Le premier compagnon des jours de ton enfance ;
Ces noms heureux sur toi n’ont-ils point de puissance ?
S’il est vrai, si le sang ne te peut ébranler,
690 La voix de la patrie au moins doit te parler ;
Pour ton seul intérêt tu lui donnes la guerre.

ÉTÉOCLE.

Moi, Jocaste ! qu’au moins l’équité vous éclaire.
Est-ce moi qui, sur Thèbes appelant les dangers,
************************
Contre elle fis marcher ce ramas d’étrangers ?
695 Est-ce moi dont le fer tient nos plaines captives ?
Est-ce moi dont le camp pèse enfin sur nos rives ?
Défiez-vous d’un coeur pour lui trop maternel.
Renvoyez sans détour le crime au criminel :
Et, si Thèbes par moi doit être dégagée,
700 N’accusez que la main dont elle est assiégée ;
C’est la sienne ! Oui, voilà le traître à son pays.

POLINICE.

Misérable, c’est toi, toi seul qui le trahis,
Puisqu’enfin tu pourrais, déposant la couronne,
Le délivrer du camp dont Argos l’environne.
705 Devais-je te laisser, soigneux de t’obéir,
Du rang qui m’appartient impunément jouir ?
Ta fureur vainement à me noircir s’efforce,
Traître ; tu me ravis le sceptre par la force,
Par la force à mon tour je puis le ressaisir :
710 Je dois m’en affliger, je n’en dois pas rougir.
Ma cause est l’équité, la tienne est le parjure.
Mais je ne tarde plus à venger mon injure.
À te parler de paix puisqu’il faut renoncer,
Je te parle de guerre, et cours la commencer.
715 Adieu.

JOCASTE.

Que vas-tu faire ? Arrête, Polinice.

ÉTÉOCLE.

Eh ! Qu’il sorte ; il est temps que ce débat finisse.

POLINICE.

Vous l’entendez, ma mère, et pouvez m’arrêter !
Voulez-vous que toujours je me laisse insulter ?
Il demande la guerre ; il l’aura, mais terrible !

JOCASTE.

720 Non, cette lutte impie est pour moi trop horrible.
Tous les deux contre Thèbes ardents à vous armer,
Vous attisez le feu quila doit consumer.
Voyez donc, malheureux, où vous parlent mes larmes.
Tout vous dit en ces lieux de déposer les armes.

ÉTÉOCLE.

725 Tout me dit en ces lieux que le sceptre est à moi.

POLINICE.

Tout me dit en ces lieux que je dus être roi.

JOCASTE.

Là, le flambeau du jour vint luire à votre vue.

ÉTÉOCLE.

Là, j’obtins la couronne.

POLINICE.

Et là, je l’ai perdue !

JOCASTE.

Songez qu’en ce séjour mon sein vous réunit.

ÉTÉOCLE.

730 Je songe que j’y règne.

POLINICE.

Et moi, qu’il m’en bannit.

JOCASTE.

Regardez cet autel de nos Dieux domestiques.

POLINICE.

C’est par eux que, voilant ses projets despotiques,
Il jura ce traité qu’il ose dédaigner.

ÉTÉOCLE.

C’est par eux qu’aujourd’hui je jure de régner.

JOCASTE.

735 Quoi ! loin de vous calmer, ce séjour vous irrite !
La patrie en vos coeurs est-elle donc proscrite ?
Malheureuse ! Où porter mes craintes et mes pleurs !...
Polinice, c’est toi qu’implorent mes douleurs.
S’il ose immoler Thèbes à l’orgueil qui l’anime,
740 N’imite point sa rage, et sois plus magnanime.
Renonce à des succès trop payès à ce prix.
Prétends-tu dans nos murs régner sur des débris ?

POLINICE.

Vous voulez. . .

JOCASTE.

Ta vertu.

POLINICE.

Faut-il du rang suprême...

JOCASTE.

Faut-il, pour étre heureux, porter un diadême ?
745 Et quel trône, d’ailleurs, brûles-tu d’occuper ?
Celui que tant de fois la foudre vint frapper,
******************
Le trône si glissant des tristes Labdacides ?
Vois Laïus en tomber sous des mains parricides ;
Vois son fils, que les Dieux rendirent criminel,
750 Y régner dans l’inceste et le sang paternel :
Peux-tu donc disputer, trop plein de tes outrages,
Un écueil, que des tiens ont blanchi les naufrages ?
Fuis plutôt, mon cher fils, fuis ce rang dangereux.
Tremble d’y rencontrer un précipice affreux.
755 L’hymen, du roi d’Argos t’assure l’héritage,
Sache te contenter de cet heureux partage.
Chez ces peuples, d’avance à t’obéir tout prêts,
Emporte des Thébains l’estime et les regrets.
Laisse Thèbes, et le sceptre, et le crime à ton frère ;
760 Cède aux voeux, cède aux pleurs, cède aux cris de ta mère ;
Je me jette à tes pieds.

POLINICE.

Ô ciel ! Que faites-vous ?...
Vous n’aurez pas en vain embrassé mes genoux.
Ce coeur, aux voeux de qui le mien toujours défère,
Veut un grand sacrifice... Il faut vous satisfaire.
À Étéocle.
765 D’une mère, Étéocle, ayons enfin pitié.
Je dveux bien de mes droits t’accorder la moitié.
Je devais régner seul ; eh ! bien, régnons ensemble ;
Que le sang, que le trône à la fois nous rassemble :
Y consens-tu ? Soudain mes soldats vont partir.

JOCASTE.

770 À cette offre, mon fils, vous devez consentir.
Si vous la refusez, vous n’avez plus d’excuse.
Je croirais...

ÉTÉOCLE.

Oui, sans doute, Étéocle refuse.

JOCASTE.

Se peut-il ?...

ÉTÉOCLE.

Eh ! Comment n’avez-vous pas jugé
2
Que le trône est perdu dès qu’il est partagé (1).
775 D’ailleurs à mes côtés, oubliant sa furie,
Mettrai-je un factieux qui combat sa patrie ?
Non. Rebelle à ses droits, à l’étranger soumis,
Tu souillerais le trône où tu serais admis.
Fuis ; cherche ailleurs le rang que ton orgueil regrette :
780 Fuis, dis-je ; sauve-toi d’un lieu qui te rejette.

POLINICE.

Autels de mes aïeux... .

ÉTÉOCLE.

Que tu viens outrager.

POLINICE.

Voûtes de ce palais... .

ÉTÉOCLE.

Que tu veux saccager.

POLINICE.

Et vous, Thébains...

ÉTÉOCLE.

Crois-tu quejamais ils entendent ?
L’ennemis des remparts que leurs armes défendent ?

POLINICE.

785 Je vous prends à témoins que, toujours dédaigné,
Pour obtenir la paix je n’ai rien épargné ;
Que, si je donne enfin le signal du carnage,
C’est lui qui m’y contraint par un dernier outrage.

ÉTÉOCLE.

Eh ! Bien pars.

POLINICE.

Oui, je pars ! Le sort en est jeté.
790 Mais bientôt je reviens terrible, ensanglanté.
Je reviens, quelqu’espoir que ta fureur te donne,
À ton coupable front arracher ma couronne,
Et possesseur du rang dont je te vais chasser,
J’essuierai tous les pleurs que ton joug fait verser.

ÉTÉOCLE.

795 Pars, te dis-je.

JOCASTE, à Polinice.

Mon fils, songe qu’il est ton frère.

POLINICE.

Je n’en ai plus ; je cède à ma juste colère.

ÉTÉOCLE.

Pars donc.

POLINICE.

Ma mère, adieu. Pleurez vos fils ; pleurez
L’épouvantable rage où leurs coeurs sont livrés.
À Étéocle.
Toi, devant tous ces Dieux terribles au coupable,
800 Des horreurs de ce jour je te rends responsable.
Tes refus au combat me forcent de voler ;
Tombe, tombe sur toi le sang qui va couler.
Et vous, Dieux, vous témoins de cette guerre affreuse,
Faites vaincre le chef qui rendra Thèbes heureuse.
Il sort.

SCÈNE IV. Étéocle, Jocaste. §

ÉTÉOCLE.

805 Il est parti ! Le sort exauce enfin mes voeux.
Je vais combattre !

JOCASTE.

Eh ! bien, suis ton destin affreux.
À toute ta fureur Jocaste t’abandonne.
Adieu ; je vais pleurer dans les bras d’Antigone ;
Et demander au ciel qu’il daigne enfin m’ôter
810 Ce jour, que mes deux fils me font trop détester.
Elle sort.

SCÈNE V. §

ÉTÉOCLE.

Prêt à verser du sang, combien les larmes pèsent !
Ce n’est pas dans mon coeur que les haines s’appaisent.
Mais il faut qu’avec art mes coups soient dirigés,
Rejoignons les soldates dont nos murs sont chargés.
815 Sachons, pour m’opposer à l’assaut qui s’apprête,
Combattre, triompher ou mourir à leur tête :
Et plutôt qu’en ces murs commande un autre roi,
Périsse, s’il le faut, Thèbes entière avec moi.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Antigone, Jocaste. §

ANTIGONE.

Ma mère, c’en est fait ; Étéocle est parti.
820 On se mêle : des Dieux la foudre a retenti.
Son fracas rend encor mon effroi plus horrible.
Quelle sera la fin de ce combat ?

JOCASTE.

Terrible.
Quelqu’arrêt que le glaive ose ici prononcer,
J’y vois toujours pour nous des larmes à verser.
825 J’y vois l’un de mes fils vaincu, mourant peut-être.

ANTIGONE.

Tel est le doute affreux que cet instant fait naître !
Je frémis comme vous.

JOCASTE.

Et ce sang précieux
Qui coule en ce moment pour deux ambitieux,
Tous ces Thébains, ces Greces, dans leurs belles années,
******************
830 Jeunes fleurs par Bellone au haSard moissonnées,
N’ont-ils point quelque part à mon secret effroi !
Que de mères auront à pleurer comme moi !

SCÈNE II. Jocaste, Antigone, Hémon. §

JOCASTE.

C’est vous, Hémon ! parlez ; à qui dois-je mes larmes ?
Lequel de mes enfants voit triompher ses armes ?

HÉMON.

835 Aucun.

JOCASTE.

Je te rends grace, ô ciel !

HÉMON.

Oui ; le destin,
Comme Jocaste, entre eux, reste encor incertain.

JOCASTE.

Puisse-t-il toujours l’être ! Et mes deux fils respirent ?

HÉMON.

Tous deux.

JOCASTE.

Ah ! Pour jamais que leurs haines expirent.
Mais comment ce combat par la rage apprêté
840 Sans nommer un vainquerur, s’est-il donc arrêté ?
Quel Dieu l’a suspendu ?

HÉMON.

Le roi des Dieux lui-même.

JOCASTE.

Comment ?...

HÉMON.

Vous avez vu, dans sa fureur extrême,
Quel adieu Polinice à son frère a laissé.
À peine vers son camp il s’était avancé,
********************
845 Que son ordre à l’assaut fait marcher les cohortes.
Sept chefs, la hache en main, menacent nos sept portes ;
Leur front brille déjà d’un espoir insultant.
**************************
Un bataillon d’airain sur nos murs les attend.
Mille flèches contre eux par nos bras sont lancées ;
850 Mais c’est en vain : déjà des échelles dressées
Élevant jusqu’à nous l’intrépide assaillant,
Nos remaparts n’offraient plus qu’un théâtre sanglant,
***********************
Lorsqu’Étéocle, ouvrant la porte Néitienne,
Repousse l’Argien, et vole dans la plaine.
855 Un corps nombreux le suit ; de surprise frappé,
L’Argien par le roi craint d’être enveloppé :
Il venait attaquer, il songe à se défendre.
De nos remaparts soudain on le voit redescendre,
Et prompt à nous montrer un front impétueux,
860 Engager dans la plaine un choc tumultueux.
La jeunesse thébaine, en nos murs enfermée,
Sort, rejoint Etéocle, et grossit son armée.
Dès lors nul combattant ne connaît le repos :
C’est Thèbes toute entière attaquant tout Argos.
865 L’Ismène de frayeur enfle une onde écumante ;
La valeur des soldats avec leur nombre augmente ;
Du choc des boucliers les échos ont frémi ;
Chaque glaive a frappé, chaque armure a gémi ;
La même ardeur remplit les deux partis contraires ;
870 Tous semblent partager la haine des deux frères.
On se presse, on combat sur les morts entassés,
Sur les chevaux meurtris, sur les chars fracassés :
Le sang succède au sang, le carnage au carnage.
*******************
Cependeant Capanée, étincelant de rage,
875 Ce roi qui pour les Dieux signala son mépris,
Enfonce, en blasphémant, nos bataillons surpris.
Pour arrêter ses coups, hors de nos rangs s’élance
***********************
Du jeune Enomaüs l’imprudente vaillance.
Déjà des deux rivaux les fers se sont croisés ;
880 Déjà leurs casques d’or sous leurs coups sont brisés ;
Quand soudain, ô prodige ! On sent trembler la terre,
On entend retentir et rouler le tonnerre.
Jupiter, dans leur lutte arrêtant ces héros,
************************
Contre leurs fronts dirige et lance ses carreaux ;
885 La foudre éclate, tombe, et soudain les dévore ;
Sur leurs membres fumants elle s’acharne encore,
Et les fait disparaître en un gouffre de feux,
Qui, mugissant trois fois, se referme sur eux.
D’un prodige imprévu tout-à-coup alarmée,
890 Recule et se disperse et l’une et l’autre armée.
Mornes, pâles, n’osant détourner leurs regards,
L’une fuit dans son camp, l’autre dans nos remparts.
Nos temples sont remplis d’une foule tremblante.
Étéocle lui-même a senti l’épouvante :
895 Par son ordre, un héraut vers son frère a marché.

JOCASTE.

Un héraut ! Et pourquoi ?

HÉMON.

L’objet en est caché.
Mais on croit qu’en secret frappé d’un tel spectacle,
Étéocle à la paix ne veut plus mettre obstacle.
Tel est du moins le bruit dans Thèbes répandu.

JOCASTE.

900 Qu’entends-je ! À la justice Étéocle est rendu !
Le bonheur renaîtrait après tant de souffrance !...
Ne me flattez-vous pas d’une fausse espérance ?
C’est la paix, c’est la paix que ce présage heureux...

SCÉNE III. Jocaste, Antigone, Hémon, Étéocle. §

JOCASTE.

Vous me voyez, mon fils, au comble de mes voeux.
905 La foudre, des Thébains et de la paix amie,
A réveillé dans vous la justice endormie.
Si j’en dois croire un bruit trop longtemps attendu,
Au camp de votre frère un héraut s’est rendu.
Ah ! Que d’un promot accord le lien vous unisse !

ÉTÉOCLE.

910 Il est vrai ; dans ces lieux je vais voir Polinice.
Mandé par Étéocle, il consent à venir.
S’il répond à mes voeux, la guerre va finir.
Laissez-moi seul.

JOCASTE.

Combien Jocaste vous rend grâce !
Quelques furent vos torts, ce retour les efface.
915 Sans doute Polinice, abjurant son courroux,
Prendra les sentiments que j’applaudis en vous.
C’est dans ce doux espoir qu’une mère vous quitte.
Adieu, cher Étéocle.

SCÉNE IV. §

ÉTÉOCLE.

Il le faut ; tout m’invite
À remplir promptement ce que j’ai résolu.
920 Il est temps d’assurer mon pouvoir absolu.
Irai-je m’exposer aux retours du vulgaire ?
Thèbes peut se lasser des travaux de la guerre,
Et sentant que c’est moi qui cause son danger,
Du parti de mon frère à la fin se ranger.
925 Déjà, dans nos remparts ramenés par la crainte,
N’ont-ils pas contre un maître élevé quelque plainte ?
Habile à commander, attentif à punir,
Dans la soumission j’ai su les contenir ;
Mais je crains qu’aujourd’hui ce ressort ne m’échappe.
930 C’est un coup plus certain qu’il faut que ma main frappe.

SCÈNE V. Étéocle, Polinice. §

POLINICE.

À quel dessein encor veux-tu m’entretenir ?
Aux droits de l’équité daignes-tu revenir ?
Parle, me rendras-tu la couronne ravie ?

ÉTÉOCLE.

Pour m’ôter la couronne, il faut m’ôter la vie :
935 Je te l’ai déjà dit, et je n’ai point changé.

POLINICE.

Pourquoi donc l’entrevue où tu m’as engagé ?
Est-ce pour m’accabler par de nouveaux outrages ?
Le combat t’a prouvé quels illustres courages
De mes droits méconnus se montrent les soutiens.

ÉTÉOCLE.

940 Le combat t’a prouvé quels sont aussi les miens.
Mais écoute : le ciel signale sa colère.
Déjà deux de nos chefs sont morts sous son tonnerre.
Sans doute par ce coup, il veut nous annoncer
Qu’il s’indigne du sang que nous faisons verser ;
945 Il veut, puisque d’effroi nos troupes sont frappées,
Nous livrer l’un et l’autre à nos seules épées.
M’en crois-tu, Polinice ? À nos droits opposés
N’immolons plus les jours des peuples divisés.
N’avons-nous pas un bras ? N’avons-nous pas un glaive ?
950 Le débat est pour nous, que par nous il s’achève :
Combattons seul à seul ; le vainqueur sera roi.

POLINICE.

Le voeu d’un fratricide est bien digne de toi !
Ah ! j’atteste des Dieux l’éternelle justice
Qu’il ne souilla jamais le coeur de Polinice.
955 Mais tu ne m’auras pas vainement défié :
Je craindrais que par toi l’on me crut effrayé.
Malgré toute l’horreur que ton défi m’imprime,
J’accepte ; le destin nous créa pour le crime.

ÉTÉOCLE.

Je ne vois plus en toi qu’un rival généreux.

POLINICE.

960 Je ne vois plus en nous que deux tigres affreux.
Nous prouvons qu’un forfait nous donna la lumière !
Je sens que ce combat est pourtant nécessaire :
Par lui de nos malheurs le cours peut s’arrêter ;
Mais j’impose une loi que tu dois accepter.

ÉTÉOCLE.

965 Laquelle ?

POLINICE.

Dans la tour, un père vénérable
Gémit sous les liens dont ta haine l’accable.
Si tu veux me combattre, il faut le délivrer.

ÉTÉOCLE.

Lorsqu’il nous hait tous deux, l’oses-tu désirer ?
Je craignais d’affranchir ce vieillard trop farouche,
970 Qui toujours contre nous a l’outrage à la bouche ;
Mais puisque je ne peux te vaincre qu’à ce prix,
Pour la première fois, à tes voeux je souscris :
OEdipe sera libre.

POLINICE.

Ô trop malheureux père !
Je vous verrai du moins !... J’attends votre colère ;
975 Mais aux remords d’un fils puissiez-vous pardonner !
À Étéocle.
Pourquoi ne vient-il pas ? Crains-tu de l’ordonner ?

ÉTÉOCLE.

Hémon, amène OEdipe ;
Hémon sort.
Et toi, fidèle Acaste,
Dis aux Grecs, aux Thébains, que les fils de Jocaste
Vont se mesurer seuls, pour leur donner la paix,
980 Et du combat, sous Thèbes, ordonne les apprêts.
À un autre officier.
Toi, pour rendre le ciel à mes armes propice,
Dans le temple de Mars commande un sacrifice.
Aux gardes.
Vous, gardez Antigone et Jocaste en ces lieux.

POLINICE.

Dans cet horrible jour peux-tu parler des Dieux !
985 Ils doivent détester notre commune rage.

ÉTÉOCLE.

Va : quitte un vain effroi que dément ton courage.
L’ambition ne peut déplaire aux immortels ;
Les Dieux font au héros partager leurs autels.
Ne voyons que l’Empire.

POLINICE.

Ah ! J’aperçois mon père.
990 Mes larmes vont baigner ce front que je révère.
Hélas ! Combien j’y vois de douleur et d’ennui !
Mes yeux craignent encor de s’attacher sur lui.

SCENE VI. OEdipe, Hémon, Polinice, Étéocle. §

HÉMON.

Prince, que dans ce lieu votre effroi se dissipe.

OEDIPE.

Où guidez-vous les pas du malheureux OEdipe ?

HÉMON.

995 Dans le palais.

OEDIPE.

Séjour pour moi triste et cruel !
C’est là que j’arrivai teint du sang paternel !
Que ma mère ! ... ... toujours ces tableaux m’environnent.

HÉMON.

Soyez libre à jamais ; vos fils ainsi l’ordonnent.

OEDIPE.

Est-ce un piège nouveau que me tend leur courroux ?

POLINICE, à OEdipe.

1000 Permettez qu’en tremblant j’embrasse vos genoux.
Prêtez à ma prière une oreille propice.

OEDIPE.

N’ai-je pas entendu la voix de Polinice ?

POLINICE.

Oui, mon père, souffrez... .

OEDIPE.

Traître, retire-toi.

ÉTÉOCLE.

Daignez devant vos fils temoigner moins d’effroi.
1005 Quand nous réparons tout, nous avons droit d’attendre... .

OEDIPE.

Ciel ! La voix d’Étéocle aussi se fait entendre !
De mes persécuteurs je suis donc entouré !
Qu’on me rende au cachot d’où l’on m’a retiré.
Je préfère l’horreur que ses voûtes m’inspirent
1010 À l’aír empoisonné que deux monstres respirent.

ÉTÉOCLE, à Polinice.

Viens, il est temps !

POLINICE, à Étéocle.

Demeure, et bientôt je te suis.
À OEdipe.
Oui mon père, par nous vos droits furent trahis.
Si le flambeau des cieux vous prêtait sa lumière,
Vous verriez devant vous mon front dans la poussière,
1015 Vous verriez tous les pleurs dont mon oeil est noyé,
Et par quel repentir mon crime est expié.

OEDIPE.

Que m’importe à présent le remord qui vous presse !
N’avez-vous pas, trois ans, enchaîné ma vieillesse ?
Vos coeurs, vos coeurs d’airain n’ont-ils donc pu juger
1020 Tout l’excès des douleurs où vous m’alliez plonger ?
Sanglant d’un parriìde, et souillé d’un inceste,
Triste, vieux, mort d’avance à la clarté céleste,
Qui plus que moi jamais, dans son fatal ennui,
Eût besoin de sentir tous les siens près de lui,
1025 D’appuyer sur un autre et ses maux et ses craintes,
Et d’entendre une voix qui s’unit à ses plaintes.
Mais me ravir ce bien ! Mais trois ans près de moi
Ne placer que l’horreur, le silence et l’effroi !
Vous avez mis tous deux ce comble à ma misère ;
1030 Et vous croyez fléchir la vengeance d’un père !
Allez dans ce cachot où l’on me vit traîner ;
Ce cachot vous dira si je puis pardonner.
Errant, abandonné dans sa nuit solitaire,
Je pleurais, je hurlais, je rampais sur la terre,
1035 Je déchirais les murs, j’arrachais mes cheveux,
Et d’imprécations je fatiguais les Dieux.

POLINICE.

Ils vous ont entendu.

OEDIPE.

Les Dieux ! Que veux-tu dire ?

POLINICE.

Mon complice... .

OEDIPE.

Comment ?

POLINICE.

Il m’a ravi l’empire ;
Il m’a chassé de Thèbes : aux armes j’ai couru ;
1040 Et deux peuples pour nous ont déjà combattu.

OEDIPE.

Se pourrait-il ? La guerre...

POLINICE.

A signalé nos haines ;
Mais c’est encor trop peu pour expier vos chaines.
Dans nos flancs déchirés adressant mieux nos coups,
Nos parricides bras vont se lever sur nous.
1045 Ah ! Lorsqu’un de vos fils va perdre la lumière,
C’est l’instant du pardon et non de la colère.
Cédez au repentir dont ce coeur affligé... .

OEDIPE.

Quoi ! L’un contre l’autre... .

ÉTÉOCLE.

Oui.

OEDIPE.

Je suis enfin vengé.

ÉTÉOCLE.

Oui, nous versons le sang dont nos mains sont avides.

OEDIPE.

*********************
1050 Euménides...

POLINICE.

Grands Dieux !

OEDIPE.

Fatales Euménides
À qui de Labdacus tout le sang est soumis,
Voilà, voilà l’instant que vous m’avez promis.

ÉTÉOCLE.

Vous appelez toujours ces soeurs impitoyables !

OEDIPE.

Je les appelle ici contre deux fils coupables.
1055 Je transporte sur vous, qui m’avez outragé,
Les malédictions dont Laïus m’a chargé.
Combattez tous les deux marqués de ma colère.

POLINICE.

OEdipe n’a donc plus la tendresse d’un père !

OEDIPE.

Vous qui la réclamez, avez-vous été fils ?

POLINICE.

1060 Que mes pleurs... .

OEDIPE.

Eh ! Les miens vous ont-ils attendris ?

ÉTÉOCLE.

Jouissez donc ; sur nous nos sanglantes épées...

OEDIPE.

Dans le Styx à ma voix les Dieux les ont trempées.

ÉTÉOCLE, à Polinice.

Tu le vois !

OEDIPE.

Vous croyiez que des enfants ingrats
Sur l’auteur de leurs jours peuvent lever leurs bras :
1065 Les Dieux, pour vous punir, ont armé votre rage.
Les Dieux au front d’un père ont gravé leur image.
C’est leur pouvoir qu’en moi vous avez offensé ;
Et votre châtiment a déjà commencé.
Jupiter, jusqu’à toi ma voix est arrivée ;
1070 Jupiter, prends ta foudre aux méchants réservée.

ÉTÉOCLE, à Polinice.

Viens donc.

POLINICE.

Où suis-je ?

OEDIPE.

*********************
Et vous, vous, Até, Némésis,
Dieux de sang, Dieux de mort, Dieux dignes de mes fils,
Toi, Mars, qui dans leur sein as versé ta colère,
Toi, plus terrible encor, ô Laïus, ô mon père,
1075 Vengez sur leurs auteurs les maux que j’ai soufferts ;
Saisissez ces ingrats que je voue aux enfers.
Voilà, cruels, quels Dieux au combat vous attendent :
***********************
Tisiphone, Mégère, Alecto vous demandent.
Allez, sous leurs regards, brisant tous vos liens,
1080 Achever un forfait aussi noir que les miens.
Sortons, sortons, Hémon.

SCÈNE VII. Étéocle, Polinice. §

ÉTÉOCLE.

Et nous, allons combattre.
Cette imprécation qui ne peut nous abbattre,
Doit, ainsi que ma haine, irriter ton courroux.
L’instant est arrivé ; le trône est entre nous !
*****************
1085 Viens me le disputer dans la lice guerrière ;
Viens m’étendre à tes pieds, ou mordre la poussière.

POLINICE.

Oui ; marchons : sous ces murs, témoins de tant d’horreurs,
Remplissons notre sort et comblons nos fureurs.

ACTE V. §

SCÈNE PREMIÈRE. OEdipe, Antigone. §

ANTIGONE.

Mon père, pour fléchir leur farouche vaillance
1090 Entre vos fils armés quand Jocaste s’élance,
Laissez-moi m’applaudir de ce qu’au moins pour vous
Les destins ennemis suspendent leur courroux.
Vous êtes libre enfin, et près de votre fille !

OEDIPE.

Aimable rejetton d’une triste famille,
1095 Il m’est doux de pouvoir, sur ton sein vertueux,
Me reposer des coups que m’ont portés les Dieux.
Il m’est doux d’obtenir les soins d’une main chère :
Toi seule, hélas ! M’as fait un bonheur d’être père !
Que mes barbares fils diffèrent de leur soeur !
1100 Les ingrats !

ANTIGONE.

De quels coups ils ont frappé mon coeur !
Je ne vous quittais pas, je partageais vos peines.
Vous séparant de moi pour vous charger de chaînes ;
Leur fureur m’enleva ce plaisir douloureux
D’appaiser vos chagrins ou de gémir tous deux,
1105 Et livrant ma tendresse au tourment le plus rude,
M’environna partout de votre solitude.
Nous manquions l’un à l’autre en ce triste abandon.

OEDIPE.

Ah ! Dieux !

ANTIGONE.

Mais quoiqu’ils soient indignes de pardon,
Mais, malgré leurs forfaits, je suis leur soeur encore.
1110 Mon père, c’est pour eux que ma voix vous implore.
Si Jocaste ne peut hélas ! les séparer,
Songez qu’aujourd’hui même ils vont se déchirer :
Songez que votre sang est près de se répandre...
Ah ! Je vous vois frémir.

OEDIPE.

Je ne puis m’en défendre.

ANTIGONE.

1115 Pardonnez-leur.

OEDIPE.

Tu sais combien je les aimai !
Faut-il t’ouvrir ce coeur que ta voix a calmé ?
Dans le premier moment, tout plein de mes souffrances,
J’ai du ciel sur leur tête appelé les vengeances ;
J’ai maudit les cruels ; mais, cet instant passé,
1120 La nature est rentrée en mon coeur offensé.
Je sens qu’auprès de toi j’ai perdu ma colère ;
L’ennemi disparaît, je ne suis plus que père.
Polinice surtout...

ANTIGONE.

Vous touche-t-il le plus ?

OEDIPE.

Oui ; quoique mes liens...

ANTIGONE.

Ils sont par lui rompus.

OEDIPE.

1125 Par lui ! Serait-il vrai ? Croirai-je qu’il expie ?...

ANTIGONE.

C’est lui qui, consentant à cette lutte impie,
Voulut que de la tour le roi vous fit sortir.

OEDIPE.

Ah ! Ma fille, ce coeur devait le pressentir.
Quand suivant un transport, qu’à présent je déteste,
1130 J’ai fait tonner sur eux ma colère funeste,
Lui seul il me priait... j’entendais ses douleurs,
Mes paternelles mains sentaient couler ses pleurs ;
Et j’ai pu repousser ses pleurs et sa prière !
Et j’ai pu le maudire à l’égal de son frère !

ANTIGONE.

1135 Que j’aime en sa faveur ce regret généreux !
Mais lorsque le destin les menace tous deux,
Mon père, les ayant unis dans la vengeance,
Les séparerez-vous hélas ! dans la clémence ?

OEDIPE.

Tu le veux !... Étéocle !... Il est mon ennemi ;
1140 Mais je ne puis, ma fille, être père à demi.
Oui, grands Dieux, vous voyez ma douleur paternelle.
Deux ingrats m’ont plongé dans une tour cruelle ;
Eh bien ! En invoquant votre courroux contre eux,
Je me suis préparé des tourments plus affreux.
1145 Mes voeux de leurs débats sont la triste origine ;
Et si l’un d’eux périt, c’est moi qui l’assassine !
Grands Dieux, de ce forfait épargnez-moi l’horreur ;
Brisez entre leurs mains les traits de la fureur ;
Que du sang alarmé la crainte se dissipe ;
1150 Sauvez, sauvez mes fils, et ne frappez qu’OEdipe.

ANTIGONE.

Qui ! vous ! Près d’Antigone, envier le trépas !

OEDIPE.

Eh ! Ma fille, comment ne l’envierais-je pas,
Moi, qui porte en ces yeux que creusa mon épée,
De l’éternelle nuit l’horreur anticipée ?
1155 Moi, du meurtre d’un père à toute heure assiégé !
Moi, du meurtre d’un fils peut-être encor chargé !

ANTIGONE.

Mon père, dans les Dieux mettons notre espérance.
Leur bonté de vos fils calmera la vengeance.
Ma mère vient.

SCÈNE II. OEdipe, Antigone, Jocaste. §

OEDIPE.

Jocaste, eh ! bien ?

JOCASTE.

Ils sont aux mains.

OEDIPE.

1160 Vous n’avez pu fléchir ces frères inhumains ?

JOCASTE.

Du lieu de leur combat ils m’ont fermé la route.
Pour éviter mes cris que leur rage redoute,
Leur ordre à chaque porte a placé des soldats
Qui, sourds à la nature, ont arrêté mes pas.

OEDIPE.

1165 Mais comment ?...

JOCASTE.

Ô fureur !... Dans nos murs retenue,
Je monte sans délais vers un lieu, d’où la vue
D’un immense horizon embrassant le contour,
Domine la campagne et les bois d’alentour.
D’un homicide espoir Némésis échauffée
1170 Aux portes de la ville arborait son trophée ;
Et les filles du Styx, agitant leurs flambeaux,
Accouraient présider à des forfaits nouveaux.
Je vois, à la clarté des torches infernales,
Mes fils, impatients de leurs haînes fatales,
1175 Au milieu des Thébains et des Grecs spectateurs,
Saisir, en se bravant, leurs glaives destructeurs.
Du sommet de la tour j’appelle, je m’écrie :
Arrêtez, arrêtez, c’est moi qui vous en prie,
Moi votre mère, hélas ! Moi qui vous ai nourris... .
1180 Soldats, séparez-les ; soldats, ce sont mes fils.
Par d’inutiles pleurs les deux camps me répondent.
Les glaives de mes fils se heurtent, se confondent ;
Je recule... Je fuis ce spectacle odieux,
Je fuis, épouvantée et maudissant les Dieux.
1185 À peine je rentrais sous les voûtes antiques
Dont le vaste détour conduit à ces portiques,
Que Laïus, échappé de la nuit des tombeaux,
Pâle, hideux de sang et couvert de lambeaux,
S’avance, et me dit : Morts ! Ce cri lugubre et sombre
1190 Par l’écho de la voûte est répété dans l’ombre.
Il me poursuit encor jusque sous ces parvis !
Ah ! Que dois-je augurer d’un si funeste avis ?
L’un des deux va mourir.

OEDIPE.

Ô fatale journée !

JOCASTE.

L’un des deux va mourir ! Et je suis enchaînée !
1195 Et je ne puis, captive en ce triste palais,
De mes fils égarés prévenir les forfaits !
Il me faut, immobile en mon horrible attente,
Redouter de leur sort la nouvelle sanglante,
Malheureuse ! et bientôt, sur ce sein maternel,
1200 Recevoir le vainqueur teint du sang fraternel !

OEDIPE.

Oui ; le frère aujourd’hui va périr par le frère.
Jocaste, de quels fils le sort vous a fait mère !

JOCASTE.

Hélas ! Ce nom pour moi fut toujours un malheur.
On vient ; le moindre bruit ajoute à ma douleur.
1205 Je crains toujours d’apprendre...

SCÈNE III. OEdipe, Jocaste, Antigone, Acaste. §

JOCASTE.

Approchez-vous, Acaste... .
Il me suffit ; vos pleurs ont tout dit à Jocaste.

ACASTE.

Oui, préparez ce coeur au coup qu’il doit souffrir.
Polinice triomphe, et le roi va mourir.

ANTIGONE.

Polinice triomphe !

JOCASTE.

Étéocle succombe !

OEDIPE.

1210 Étéocle !

JOCASTE.

Il n’a plus d’Empire que la tombe !
Mais il meurt, c’est vers lui que nous devons courir.
Hâtons nos pas, ma fille.

ANTIGONE.

Allons le secourir.

ACASTE.

On l’amène à vos yeux suivi de Polinice.

SCÈNE IV ET DERNIÈRE. OEdipe, Antigone, Jocaste, Acaste, Polinice, Étéocle porté sur un lit de drapeaux, son épée nue à côté de lui (1) Peuple et Soldats dans le fond. §

(1) L’épée d’Étéocle ne doit se voir qu’au moment du coup. Il fant donc qu’Étéocle se place sur son lit de dra peaux la tête à la droite des spectateurs et les pieds à leur gauche, de manière que son épée, qui est à sa droite, soit cachée par son corps, et qu’il n’ait besoin, pour la saisir, que de laisser tomber son bras. Il faut aussi que, pour frapper Polinice, il se contente de présenter la pointe dont celui-ci se perce lui-même.

JOCASTE, allant en pleurs vers Étéocle.

Étéocle !

OEDIPE.

Mon fils !

ANTIGONE.

Mon frère !

ÉTÉOCLE.

Quel supplice !
1215 Polinice triomphe ! Et moi je suis vaincu !
Il voit le jour, et moi j’aurai bientôt vécu !
Le sceptre fuit ma main pour passer dans la sienne !
Il va régner !

POLINICE.

Qu’a fait ta fureur et la mienne ?
Devais-tu m’imposer un combat trop affreux,
1220 Et seconder le sort qui nous poursuit tous deux ?

ÉTÉOCLE.

Tu me plains !

POLINICE.

Oui, du trône oubliant tous les charmes,
Vainqueur, à ton destin je sais donner des larmes.
La nature me parle ; elle doit te toucher.
Permets que Polinice...

ÉTÉOCLE.

Ah ! Crains de m’approcher.
1225 Penses-tu me fléchir dans ce moment funeste ?
Des biens que j’ai perdus ma haine encor me reste :
Je prétends l’emporter.

OEDIPE.

Nous fûmes ennemis ;
Je vous pardonne tout, pardonnez-vous, mes fils.

POLINICE, à Étéocle, après avoir embrassé OEdipe

Oui, fais-toi cet effort qu’un père ici réclame.
1230 Le sceptre est dans mes mains, la douleur dans mon âme.

ÉTÉOCLE, à part.

Le sceptre !

JOCASTE, à Étéocle.

Vers ce frère un retour vertueux
Adoucirait vos maux et calmerait les Dieux.

OEDIPE.

De la fatalité désarmons la puissance.

ÉTÉOCLE.

Faut-il que la fortune ait trahi ma vaillance !
Il jette les yeux sur son épée, et la saisit.
1235 Le voilà donc ce fer qui servit mal mon bras !
Et qui donne le trône à mon rival !...

JOCASTE.

Hélas !
Vous restez insensible à la douleur d’un frère !
N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?
Ici Étéocle fait un mouvement qu’elle prend pour son dernier soupir.
Que vois-je ? De la mort l’ombre voile ses yeux !
1240 Il ne vit plus qu’à peine !

POLINICE.

Est-il bien vrai, grands Dieux ?
Ah ! de mes sentimens je ne suis plus le maître ;
S’approchant d’Étéocle.
Il faut que dans mes bras son dernier soupir...

ÉTÉOCLE, se relevant et le frappant de son épée.

Traître !
Je vis, je vis encor, tombe et meurs à l’instant.

POLINICE.

J’expire !

ANTIGONE.

Ciel !

OEDIPE.

Ah ! Dieux !

JOCASTE.

Cruel !

ÉTÉOCLE.

Je suis content.
1245 Le sort qui m’a trahi, maintenant m’est propice ;
Dans la tombe avec moi j’entraîne Polinice.
Ô mort, terrible mort, je t’attends sans effroi :
Je meurs vengé d’un frère, et je meurs encor roi.