SCÈNE PREMIÈRE. Orzano, Ziani. §
ZIANI.
L’hymen, cher Orzano, comble votre espérance.
Dans ce jour, aux autels, vous conduisez Laurence ;
435 Mes désirs sont remplis, vous allez être heureux :
ORZANO.
Ô de mes jeunes ans protecteur généreux,
C’est peu que, sur vos pas volant à la victoire,
Je doive à l’amitié les présents de la gloire,
À votre zèle encor je devrai mon bonheur !
440 Combien de tant de soins je ressens la grandeur !
Mais j’espère en tremblant ; l’autel n’a point encore
Consacré cet hymen dont mon amour s’honore ;
Le sort, contre mes feux rassemblant tous ses traits,
Peut encor m’enlever sa main et ses attraits !
ZIANI.
445 Voilà bien d’un amant la tendresse inquiète :
Il croit que tout s’oppose au bonheur qu’il souhaite ;
Mais de quoi donc ici seriez-vous alarmé ?
Son père vous a dit que vous étiez aimé.
ZIANI.
Il est vrai ! Dans ces jeux, de vos honneurs émue,
450 Ses regards n’ont jamais cherché que votre vue.
ORZANO.
Je l’avoue, et l’éclat de ses regards charmants
Surpassait de vos jeux les pompeux ornements ;
Tout ce vain appareil disparaissait près d’elle ;
J’étais fier de l’aimer, en la voyant si belle.
ZIANI.
455 Eh bien ! Cher Orzano, qui produit votre effroi ?
ORZANO.
Ziani, je ne sais, mais je crains malgré moi ;
D’un présage affligeant j’ai peine à me défendre.
C’est sans doute l’effet d’un sentiment trop tendre ;
Et je dois les chérir ces transports inquiets,
460 Puisque de mon amour ils me prouvent l’excès.
Quel amour ! Non, jamais rien n’égala sa flamme :
C’est ce feu qui remplit le coeur, les sens, et l’âme ;
Qui, séparant de tout un amant enivré,
Fait pour lui l’univers de l’objet adoré.
465 Je ne pense, ne sens, ne vis que pour Laurence.
Jusqu’alors, dans le calme et dans l’indifférence,
Ignorant cette ardeur, ces feux tumultueux,
Du réveil de mon âme enfants impétueux,
Cette âme, sans dessein, n’était jamais émue ;
470 La nature en silence était morte à ma vue.
Tout s’anime aujourd’hui ; pour moi rien n’est muet :
Mes regards ont un but, ma pensée un objet ;
De mes jours occupés chaque heure est embellie ;
Pour la première fois je crois sentir la vie ;
475 Laurence m’a créé !... Je connus cet amour,
Quand je vins sur vos pas en ce brillant séjour.
J’étais obscur encor, je lui cachai ma flamme ;
Je voulus mériter de plaire à sa grande âme :
Je courus des Génois combattre les vaisseaux
480 Sur ces mers où brillaient Ilion, et Lesbos.
L’aspect de ces climats, fameux dans la mémoire
Par les pleurs de l’amour ou les dons de la gloire,
Comme amant et guerrier embrasa ma valeur,
Et je sentis près d’eux que je serais vainqueur ;
485 Je le fus !... Ah ! Combien revolant à Venise,
Aux pieds de la beauté par mes exploits conquise,
Tout mon coeur, élancé vers des bords aussi chers,
Devançait mes vaisseaux et dévorait les mers !
Combien, quand je revis les charmes que j’adore,
490 Ma victoire, à mes yeux, les embellit encore !
Sans doute je reçois avec quelque fierté
Ces applaudissements d’un peuple transporté,
Ces fêtes, ces honneurs, qu’on donne à ma vaillance
Mais leur plus grand attrait est la main de Laurence
495 Ses appas, son hymen par Venise formé,
Voilà, voilà les dons qui surtout m’ont charmé !
Voilà, cher Ziani, ma première victoire !
Et mon sort est si beau que j’ai peine à le croire.
ZIANI.
Verrai-je donc toujours vos esprits obsédés
500 Par des pressentiments qui sont si peu fondés ?
Qui doit plus qu’Orzano compter sur la fortune ?
Ouvrez les yeux : sorti de la foule commune,
Dès que votre valeur vous conduit aux combats,
La victoire s’empresse à marcher sur vos pas ;
505 Et l’on vous voit briller, fameux dès votre aurore,
À l’âge où cent héros étaient obscurs encore.
C’est peu de triompher dans les champs de l’honneur,
Vous joignez aux lauriers l’amour et le bonheur :
De celle qui vous plaît vous avez la tendresse,
510 Et tout un peuple enfin à vos noeuds s’intéresse.
Sans doute tous ces biens par vous sont mérités ;
Mais, doutant trop du sort, on lasse ses bontés ;
D’une vaine frayeur dissipez le nuage.
ZIANI.
Je la vois ! Ses regards vont finir mon ouvrage.
515 Je me retire.
SCÈNE II. Orzano, Laurence. §
ORZANO.
Je me retire. Ô vous qui m’avez enflammé
De ce premier amour dont je suis consumé,
Ô but de mes travaux ! Ô prix de mon courage !
Vous avez donc, Laurence, accepté mon hommage ?
Vous avez consenti qu’en ce jour fortuné
520 Par les noeuds de l’hymen je vous fusse enchaîné ?
Gradonigue m’a dit cette faveur extrême ;
Mais votre amant voudrait l’apprendre de vous-même.
LAURENCE.
Oui, vaillant Orzano, l’hymen le plus heureux
Va bientôt nous unir, et remplira mes voeux.
ORZANO.
525 Oh ! Combien un aveu devient plus cher encore,
Lorsqu’il est prononcé par la voix qu’on adore !
Mais, par égard, peut-être acceptez-vous mes voeux ?
Peut-être voyez-vous cet hymen, que je veux,
Comme une loi qu’ici le sénat vous impose ?
530 Si j’empruntai sa voix, apprenez-en la cause.
Je vous aimais déjà quand je quittai ces lieux ;
Gradonigue aurait pu m’opposer ses aïeux :
À m’accorder la main, où ma tendresse aspire,
J’ai voulu le contraindre en servant cet empire ;
535 Et, pour mieux l’enchaîner, par un exploit fameux,
Ranger tout le Sénat du parti de mes feux.
Mais si je réclamai sa puissance suprême,
C’est contre vos parents, et non contre vous-même.
De l’amour seul ici j’invoque le pouvoir.
540 Ce n’est qu’à votre choix que je veux vous devoir.
Ah ! Lorsque votre main à ma foi s’abandonne,
Répondez : est-ce bien votre coeur qui la donne ?
LAURENCE.
Oui, mon choix, Orzano, vous nomme mon époux :
Ou si, prête à former un lien aussi doux,
545 Je semble du Sénat respecter la puissance,
Je trouve bien du charme à mon obéissance.
ORZANO.
Laurence, vous m’aimez ! Ce n’est point une erreur !
Ah ! Pour sentir ma joie est-ce assez d’un seul coeur ?
Puisque vous dissipez tout ce que je redoute,
550 Voudrez-vous m’éclaircir encore un dernier doute ?
ORZANO.
Quel est-il ? L’on m’a dit que, renaissant toujours,
Des chagrins trop longtemps ont troublé vos beaux jours.
Ce matin même encor, vous répandiez des larmes.
Quel peut être l’objet de ces longues alarmes ?
LAURENCE.
555 Voulez-vous, quand pour moi les cieux sont désarmés,
Réveiller mes ennuis à peine encor calmés ?
Quel qu’en soit le sujet, qu’il ne vous faut que plaindre,
Vous les fîtes cesser, est-ce à vous de les craindre ?
ORZANO.
Qu’entends-je ? Vos chagrins se calment près de moi ?
LAURENCE.
560 Oui ; vous seul, dans la nuit de tristesse et d’effroi,
Dont l’ombre, ce matin, m’enveloppait encore,
Avez fait de la paix briller la douce aurore.
Même, quand j’ignorais vos secrets sentiments,
Votre image déjà s’unit à mes tourments ;
565 Vous combattiez, et moi, de votre nom remplie,
J’aimais à m’occuper, dans ma mélancolie,
Des lauriers qu’obtiendrait votre jeune valeur ;
Et, sans la dissiper, vous charmiez ma douleur.
Ma douleur maintenant s’éloigne tout entière ;
570 Vers un ciel plus serein je lève ma paupière ;
Mes tourments ont fait place au charme le plus doux :
Je suis toute à l’orgueil de vous voir mon époux.
Que je dois, dans les maux qui mont environnée,
M’applaudir d’avoir fui les noeuds de l’hyménée !
575 Quand je les refusai, sans doute quelque instinct
M’avertit en secret de mon futur destin,
Et, m’annonçant déjà vos soupirs et ma flamme,
Me dit de vous garder et ma main et mon âme.
Je croyais n’obéir qu’à ma seule douleur :
580 Hélas ! Sans le savoir, j’assurais mon bonheur.
J’en goûte devant vous toute la jouissance.
Que parlez-vous encor d’une obscure naissance !
Est-il donc un mortel dont la vaine splendeur
Puisse de votre nom égaler la grandeur ?
585 Est-il une beauté qui ne me porte envie ?
J’épouse le héros qui vengea ma patrie ;
J’aime ce que j’admire, et, dans cet heureux jour,
Je sens jouir, en moi, l’amour-propre et l’amour.
ORZANO.
Arrêtez, c’en est fait ; plus d’effroi, plus de plaintes ;
590 La tendre confiance a remplacé mes craintes.
Vous aviez bien raison ; en de si beaux moments,
Ne nous occupons plus de pleurs, ni de tourments.
Oui, parlons seulement de mon amour, du vôtre,
Et du lien charmant qui nous joint l’un à l’autre.
595 Je le dois aux travaux par mon bras entrepris ;
Qu’ils sont loin cependant d’égaler un tel prix !
C’est trop peu, près de lui, qu’une seule victoire.
Mais, ignorant vos feux, si j’obtins quelque gloire,
Que ferai-je à présent ? Je serai, par vos mains.
600 Comme le plus heureux, le plus grand des humains.
Car vous ne pensez pas que jamais la mollesse
Puisse aux travaux de Mars dérober ma jeunesse :
Il doit m’être plus cher ; il me rend votre époux,
Et je prétends toujours être digne de vous.
605 Oui, ma valeur enfin n’est que mon amour même.
Vous ne concevez pas combien il est extrême.
Je n’y vois rien d’égal, rien que votre beauté.
Mais quand viendra l’instant de ma félicité ?
Quand sera-t-elle à moi, cette main qui m’est chère ?
610 Un trop vain appareil veut encor qu’on diffère ;
Ah ! Que ce noeud plus tôt ne peut-il s’avancer !
Chaque heure de retard est un siècle à passer.
LAURENCE.
Eh bien ! De cet hymen hâtez l’heure trop lente.
Que lui sert, en effet, une pompe brillante ?
615 Votre aspect, votre amour, les Génois terrassés,
Pour le coeur qui l’attend l’embelliront assez.
Elle rentre dans son palais.
SCÈNE V. Quirini, Montano. §
QUIRINI, à part.
Je vais l’interroger. Amour, comble mes voeux !
MONTANO, à part.
Il ne m’aperçoit pas.
QUIRINI.
Il ne m’aperçoit pas. C’est là qu’est sa demeure !
Ô toi qui me crois mort, que j’appelle à toute heure,
Toi, pour qui dans ces lieux j’affronte le trépas,
660 Daigneras-tu me suivre et quitter ces climats ?
Je n’ose point former une crainte cruelle ;
Un coeur, tel que le tien, ne peut être infidèle !
Est-ce lui qui deux fois pourrait être enflammé ?
Enfin, je t’aime trop pour n’être plus aimé.
665 Que l’aspect de ces lieux intéresse mon âme !
Tout vient, à chaque instant, me parler de ma flamme.
Là, Laurence me fit les aveux les plus doux ;
Là, sa touchante voix me nomma son époux.
Sur moi dans ce moment elle gémit peut-être.
670 Quelle sera sa joie en me voyant renaître !
Je n’ose approcher d’elle : où pourrai-je trouver
Ce mortel généreux qui daigna me sauver ?
Montano s’approche.
Ciel !
MONTANO.
Ciel ! Eh bien ! Qui vous trouble en me voyant paraître ?
QUIRINI.
C’est lui-même ! Un moment puis-je le méconnaître ?
675 Je vous rends grâce, ô cieux ! qui conduisez ses pas.
QUIRINI.
Qu’êtes-vous ? Quoi ! Mes traits ne vous l’apprennent pas ?
MONTANO.
Non, mon oeil inquiet en vain vous envisage.
QUIRINI.
Sans doute l’infortune a changé mon visage.
MONTANO.
C’est un infortuné que je vois ?
QUIRINI.
C’est un infortuné que je vois ? Oui, Seigneur.
MONTANO.
680 Parlez ; les malheureux ont des droits sur mon coeur.
Qu’êtes-vous donc ?
QUIRINI.
Qu’êtes-vous donc ? Je suis ce mortel déplorable
Né d’un père vaillant autant que misérable ;
Ce proscrit, dans son sang à vos yeux étendu,
Et qu’au jour, Montano, vos secours ont rendu.
MONTANO.
685 Quirini ! Quoi ! C’est vous ?
QUIRINI.
Quirini ! Quoi ! C’est vous ? Oui, Seigneur, oui, moi-même,
Qui, jadis condamné par un arrêt suprême,
Me découvre à vos yeux sans détour, sans frayeur.
Eh ! Peut-on redouter jamais son bienfaiteur ?
MONTANO.
Montano vous sait gré de votre confiance.
690 Oui, sur ma tête enfin dût tomber la vengeance
De ce corps rigoureux où je suis élevé,
Je ne livrerai pas celui que j’ai sauvé.
Votre père puissant daigna m’être propice ;
J’ai voulu, dans son fils, lui payer ce service ;
695 Je le veux encor.... Mais, proscrit dans ce séjour,
Qui peut donc, Quirini, vous ramener ?
QUIRINI.
Qui peut donc, Quirini, vous ramener ? L’amour.
QUIRINI.
L’amour ! Quand par vos soins je revis la lumière,
Vous crûtes, qu’aux combats, où fut vaincu mon père,
Je tombai sous les coups d’une barbare main ;
700 Non, l’amour, par mon bras, m’avait percé le sein.
QUIRINI.
Ciel ! À mon sort Laurence allait être enchaînée ;
Proscrit, forcé de fuir avant notre hyménée,
Je voulus la revoir : à sa vue égaré,
J’enfonçai dans mon sein mon bras désespéré ;
705 J’expirais. Paraissant sur ces rives funestes,
Vos soins de mes esprits ranimèrent les restes ;
Et soudain, de ma fuite écartant les dangers,
Vous me fîtes passer aux climats étrangers.
J’avais de vous revoir emporté l’assurance ;
710 Je voulais vous parler de mes feux, de Laurence,
De ces événements, dont mes sens affaiblis
M’empêchèrent d’abord de tenter les récits.
Je voulais vous charger de calmer sa tristesse...
Désirs trop vains !
MONTANO.
Désirs trop vains ! Jaloux d’accomplir ma promesse,
715 Je courus en effet chez ces obscurs humains
Qui vous avaient reçu dans leurs fidèles mains.
Ils m’apprirent en pleurs que, sur le bord des ondes
Promenant vos pensers et vos peines profondes,
Des pirates armés vous avaient enlevé.
QUIRINI.
720 Il est vrai, je partis à leurs fers réservé.
Mais leurs avides mains m’offrant d’autres entraves,
Je me vis acheté par le chef des esclaves
D’Oremzeb, possesseur d’un de ces champs si beaux
Que le Jourdain paisible arrose de ses eaux.
725 Arrivé pour servir sur ce lointain rivage,
Qu’à mes yeux flétrissait l’aspect de l’esclavage,
Je voulus m’immoler ; mais, plein de mon amour,
Je ne sais quel espoir vint m’attacher au jour.
Je pensai que mes yeux pourraient revoir Laurence :
730 Cette flatteuse idée adoucit ma souffrance ;
Et je ne songeai plus, au travail assidu,
Qu’à remplir tous les soins où j’étais descendu.
J’avais dans ces emplois perdu dix-huit années,
Lorsqu’un événement changea mes destinées ;
735 Le sort, devant mes pas, ouvrit un champ nouveau.
Des brigands d’Oremzeb surprirent le château :
Leur présence partout répandait les alarmes ;
Nul n’osait les braver : seul je saisis des armes ;
Je m’élançai bientôt. Honteux de leur effroi,
740 Mes compagnons contre eux marchèrent avec moi.
L’amour, dans ce combat, me rendit plus terrible ;
Je m’écriai : Laurence ! Et je fus invincible.
De tous mes compagnons conduisant le courroux,
Ces cruels ennemis tombèrent sous mes coups,
745 Au moment où, captif sous leur lâche furie,
Mon maître avec les siens allait perdre la vie.
« Sois libre, Quirini, me dit-il, et reçois
Ces champs où, mon égal, tu seras près de moi. »
Vous jugez, à ces mots, mon trouble et mon ivresse,
750 Puisque vous connaissez l’excès de ma tendresse.
J’acceptai ses présents ; non, après tant de maux,
Pour trouver un asile, et goûter le repos,
Mais pour y recevoir la beauté qui m’enchaîne.
Oui, voilà dans ces lieux le désir qui m’amène.
755 Ne pouvant à Venise, où mes jours sont proscrits,
Rester près des appas dont mon coeur est épris,
Je viens lui proposer une retraite obscure,
Et le bonheur plus doux auprès de la nature,
Et l’hymen, dont les noeuds, par l’amour consacrés,
760 Rejoindront nos destins si longtemps séparés.
N’oserait-elle enfin, à l’abri des naufrages,
Mettre nos tendres coeurs battus par tant d’orages ?
Au sein de son palais je crains de l’aborder
Vous, daignez, en mon nom, la voir, lui demander...
MONTANO.
765 Ah ! Deviez-vous chercher cette funeste terre ?
QUIRINI.
Que dites-vous ?... De grâce, expliquez ce mystère.
QUIRINI.
Laurence... Eh bien ! Laurence ?
MONTANO.
Laurence... Eh bien ! Laurence ? Elle n’est plus à vous.
QUIRINI.
Ne vivrait-elle plus ?
MONTANO.
Ne vivrait-elle plus ? Elle a pris un époux.
QUIRINI.
Elle a pris un époux ! Laurence ! Est-il possible ?
770 L’arrêt de mon trépas m’eût été moins sensible.
MONTANO.
Je conçois vos chagrins à ce coup douloureux ;
Vous méritiez sans doute un destin plus heureux.
Mais sachez vous dompter, et que l’indifférence...
QUIRINI.
Eh ! Pourrai-je jamais la sentir pour Laurence ?
775 Quel que soit le dédain dont son coeur est armé,
Comment ne plus chérir ce que j’ai tant aimé ?
Suis-je assez poursuivi ? Suis-je assez misérable ?
Vous voyez, Montano, comme le sort m’accable ;
J’ai supporté l’exil, et les fers, et le jour ;
780 Mourant par la douleur, j’ai vécu par l’amour.
J’affronte encor la mort pour retrouver ses charmes ;
Je viens mettre à ses pieds son image et mes larmes ;
Et, lorsque j’espérais voir ces larmes finir,
Quand j’accours la chercher, quand j’ai cru l’obtenir,
785 La cruelle a donné cette main que j’envie ;
La cruelle a comblé les malheurs de ma vie.
Je ne sais que résoudre en un tel désespoir ;
Je ne puis la haïr, ni la fuir, ni la voir.
Je ne puis que mourir.
MONTANO.
Je ne puis que mourir. Dans sa douleur extrême
790 Le murmure est permis à qui perd ce qu’il aime ;
Mais vous blâmez Laurence avec peu d’équité.
Ce reproche par elle est-il donc mérité ?
Elle a vu votre bras trancher vos destinées.
Pour elle, Quirini, mort depuis tant d’années,
795 Pouviez-vous espérer d’avoir encor sa foi ?
QUIRINI.
Je m’en étais flatté, je la jugeais par moi.
Oui, dans ces temps heureux où j’étais aimé d’elle,
Où je croyais former la chaîne la plus belle,
Si la mort de ses jours eût éteint le flambeau,
800 Fidèle à sa mémoire, embrassant son tombeau,
Toujours à d’autres noeuds j’aurais craint de descendre,
Et je n’aurais jamais adoré que sa cendre.
Que dis-je ? Dans l’Asie, où j’ai caché mon sort,
Où pour moi son absence était presque sa mort,
805 À son cher souvenir rendant toujours hommage,
N’ai-je pas, dix-huit ans, aimé sa seule image ?
Voilà, voilà l’amour, tel que j’ai cru le sien !
Mais est-il dans le monde un coeur comme le mien ?
Je me suis bien trompé sur celui de Laurence.
810 Elle a donc terminé mon avenir d’avance !
Ah ! Dieux !.... Mais quel rival la ravit à mes voeux ?
MONTANO.
Il se nomme Orzano. C’est ce héros fameux
Qui, dans la fleur des ans, sur la mer étonnée
A vaincu des Génois la flotte consternée.
QUIRINI.
815 Je ne demande pas ce qu’a fait sa valeur ;
Son nom, son nom cruel suffit à ma douleur.
Orzano !... Quand s’est fait cet hymen que j’abhorre ?
MONTANO.
Il va se célébrer, s’il ne l’est pas encore.
QUIRINI.
S’il ne l’est pas encor !... Se pourrait-il, hélas !...
820 Seigneur, dans ce moment ne m’abandonnez pas.
C’est en vous, en vous seul que ma tendresse espère ;
Si le Destin, pour moi désormais plus prospère,
Permet que cet hymen, dont je suis alarmé,
Ne soit pas aux autels par elle encor formé,
825 Dites-lui que je vis, que je reviens près d’elle,
Et que je lui rapporte un coeur toujours fidèle.
J’aime à croire qu’au sien, quoiqu’elle ait pu change,
Je ne suis pas encor tout-à-fait étranger.
D’un entretien secret obtenez-moi la grâce ;
830 Peut-être, à mon aspect, retrouvant quelque trace
Des premiers sentiments,... je ne m’en flatte pas ;
Mais n’importe, Seigneur ; volez, cherchez ses pas.
Si vous me ménagez l’entretien que j’envie,
Une seconde fois vous me rendrez la vie.
MONTANO.
835 Je suis prêt ; mais, sans moi, je n’ose vous laisser
Dans ces lieux où la mort pourrait vous menacer.
Un humble toit s’élève aux portes de la ville,
Il m’appartient ; venez dans ce secret asile,
Que j’assure vos jours, et je vous obéis.
QUIRINI.
840 Eh ! Qu’importe mes jours, si mes feux sont trahis ?