SCENE PREMIERE. §
LEONOR, LISETTE.
LISETTE.
Eh bien ! madame, à quoi vous déterminez-vous ?
On va voir arriver votre futur époux :
Damon revient enfin après deux ans d’absence.
LÉONOR.
Fatal retour ! O ciel ! je frémis quand j’y pense.
5 Lisette, dans l’état où l’a mis son destin,
Pourrois-je me résoudre à lui donner la main ?
LISETTE.
Comment vous en défendre ? Un dédit vous engage.
Il l’exigea de vous avant ce long voyage,
Et que vous logeriez ici dans sa maison :
10 Nous y vînmes alors toutes deux sans façon,
Comptant ce mariage une chose certaine ;
A présent son retour vous alarme et vous gêne.
LÉONOR.
Hélas ! lorsqu’à Damon je donnai mon aveu,
Je n’avois jamais vu Léandre, son neveu.
LISETTE.
15 Que je m’en doutois bien ! Voilà donc l’enclouure ?
Léandre, je l’avoue, est d’aimable figure ;
Mais il n’a pas le double ; et sans l’oncle, ma foi,
Ce neveu si charmant seroit plus gueux que moi :
Damon a fait sur mer une fortune immense ;
20 Avec lui vous seriez toujours dans l’opulence,
Vous auriez de l’argent, des habits, des bijoux.
LÉONOR.
Mais avec tous ces biens un très fâcheux époux ;
Car enfin l’accident dont on a la nouvelle
N'a pas dû l’embellir.
LISETTE.
N'a pas dû l’embellir. C'est une bagatelle.
25 Quoi ! parce que le vent d’un boulet de canon
Nous le renvoie aveugle ? Eh quoi ! cette raison
Vous doit-elle empêcher de conclure ?
I.ÉONOR.
Vous doit-elle empêcher de conclure ? Sans doute.
LISETTE.
Refuser un mari parce qu’il ne voit goutte !
Hélas ! votre défunt ne voyoit que trop clair,
30 Sur les moindres soupçons toujours l’esprit en l’air.
LÉONOR.
Ah ! ne m’en parle pas ; cinq mois de mariage
M'ont avec lui paru cinquante ans d’esclavage :
Ce souvenir suffit pour me faire trembler ;
Et Damon a le don de lui trop ressembler.
35 Quand j’aurois été sourde à de nouvelles flammes,
Damon parle si mal, pense si mal des femmes…..
LISETTE.
Ah ! qu’il en pense mal, ou qu’il en pense bien
De ce que nous ferons il ne verra plus rien.
LÉONOR.
Qu'il ignore sur-tout que son neveu Léandre
40 Est encore à Paris quand il le croit en Flandre.
LISETTE.
Oui ; mais que ferons-nous de monsieur Lempesé ?
De le congédier il n’est pas fort aisé ;
Ce fade médecin est un amant tenace,
Et qui ne s’aperçoit jamais qu’il embarrasse.
45 Mais pourquoi, diantre, aussi lui donner de l’espoir ?
LÉONOR.
Pour m’amuser, n’ayant personne à recevoir ;
Dans les commencemens je le trouvois passable ;
Mais depuis certain temps il m’est insupportable.
LISETTE.
Depuis que le neveu s’est offert à vos yeux.
50 Quoi qu’il en soit, je veux vous servir de mon mieux ;
Cependant je devrois être bien en colère,
Puisque jusques ici vous m’avez fait mystère...
MARIN, derriere le théâtre.
Hoé, hoé, hoé !
LISETTE.
Hoé, hoé, hoé ! J'entends Marin, je crois.
LÉONOR.
Le valet de Damon ?
LISETTE.
Le valet de Damon ? Oui, vraiment, c’est sa voix ;
55 Je la reconnois bien : il faut, sans plus attendre,
Prendre votre parti.
LÉONOR.
Prendre votre parti. Quel parti puis-je prendre ?
SCENE II. §
LÉONOR, LISETTE, MARIN, en courrier.
MARIN.
Hoé, hoé, hoé ! Parbleu, j’ai beau crier :
Comment donc, est-ce ainsi qu’on reçoit un courrier ?
Personne ne descend.
LÉONOR.
Personne ne descend. Qu'as-tu fait de ton maître ?
MARIN.
60 Ne vous alarmez point, vous l’allez voir paroître ;
Et je l’ai devancé de cent pas seulement,
Pour voir si tout est prêt dans son appartement.
LISETTE, à Léonor.
Cela va bien pour nous : commençons par avance
A faire entrer Marin dans notre confidence.
LÉONOR, bas, à Lisette.
65 Que vas-tu faire ?
LISETTE.
Que vas-tu faire ? Il m’aime, et fera tout pour moi,
J'en suis sûre... Marin, puis-je compter sur toi ?
MARIN.
Tu n’en saurois douter sans me faire injustice.
LISETTE.
Il s’agit, en payant, de nous rendre un service.
MARIN.
En payant ? C'est beaucoup me dire en peu de mots.
70 A cent coups de bâton dût s’exposer mon dos,
Vous n’avez qu’à parler.
LISETTE.
Vous n’avez qu’à parler. II faut tromper ton maître,
Et sur les gens qu’ici tu pourras voir paroître,
Ne lui rien témoigner.
MARIN.
Ne lui rien témoigner. Il suffit, je t’entends.
Madame en notre absence a fait quelques amans,
75 Et Damon l’inquiete un peu par sa venue.
Ne craigniez rien ; depuis qu’il a perdu la vue,
Je lui fais aisément croire ce qu’il me plaît ;
Et je vous servirai, non pas par intérêt,
Mais parce que je sens pour vous un certain zèle
(à Lisette.)
80 Qui brûle d’éclater... Que me donnera-t-elle ?
LÉONOR.
J'ai vingt louis tout prêts, je vais te les chercher.
MARIN.
Madame... en vérité... c’est de quoi me toucher
Hâtez-vous de répondre à mon ardeur extrême,
Et songez que mon maître arrive à l’heure même.
SCENE III. §
MARIN.
85 Vingt louis ! malepeste ! Allons, mon cher Marin,
Il ne faut pas rester dans un si beau chemin.
Mais quoi ! trahir Damon ! non, cela ne peut être ;
II ne faut pas, ma foi, trahir un si bon maître :
II vient de m’assurer certaine pension
90 Qui dans la suite aura quelque augmentation,
Et le tout pour venir ici leur faire accroire
Qu'il est aveugle. Allons, il y va de ma gloire
De soutenir toujours ce que j’ai commencé.
Des gens nous ont mandé que monsieur Lempesé,
95 Ce médecin pimpant, ce marchand de denrées
Pour rétablir le teint des beautés délabrées,
Etoit dans ce logis du matin jusqu’au soir ;
Que même Léonor lui donnoit quelque espoir.
On nous mande de plus qu’elle adore Léandre,
100 Et qu’il est à Paris quand on le croit en Flandre ;
C'est ce que dans ce jour mon maître veut savoir,
Et qu’il verra bien mieux, feignant de ne rien voir.
Ce qu’il en fait, pourtant n’est pas par jalousie ;
Il doit être guéri de cette frénésie :
105 Il veut se réjouir ; c’est là, je crois, son but,
Mettre à bout Léonor et ses amans... Mais chut.
La voici de retour aussi bien que Lisette.
Prenons de toutes mains, et dupons la coquette.
SCENE V. §
LÉONOR, LA TANTE, LISETTE, MARIN.
MARIN.
Mais voici votre tante. Eh ! madame, bonjour.
LA TANTE.
Qu'ai-je appris, cher Marin ? Quel accident terrible !
Damon revient aveugle ? O ciel ! est-il possible ?
MARIN.
125 Madame, il est trop vrai.
LA TANTE.
Madame, il est trop vrai. Que je le plains ! hélas !
Quoiqu’il n’ait pas rendu justice à mes appas,
Et qu’il ait négligé la tante pour la nièce,
J'avouerai que toujours pour lui je m’intéresse.
LÉONOR.
Vous le plaignez, ma tante ? Ah ! ne plaignez que moi
130 Je me vois dans l’état le plus cruel...
LA TANTE.
Je me vois dans l’état le plus cruel... Pourquoi ?
LÉONOR.
Epouser un aveugle ! Ah ! cette seule idée
Me fait frémir d’horreur.
LA TANTE.
Me fait frémir d’horreur. J'en suis persuadée :
Cependant aujourd’hui la disette d’amans
Est si grande, si grande... il faut suivre le temps.
MARIN.
135 Oui, l’espèce est si rare.
LA TANTE.
Oui, l’espèce est si rare. On est belles, bien faites,
Et l’on passe ses jours sans ouïr de fleurettes.
LISETTE.
Nous ne nous sentons point de la disette ici,
Et nous ne manquons point d’épouseurs, Dieu merci ;
Car, de quelque façon que l’on puisse le prendre,
140 II nous en restera toujours deux à revendre.
Fournissez-vous chez nous.
LÉONOR.
Fournissez-vous chez nous. Mon Dieu, ne raillons pas,
Et songeons bien plutôt à sortir d’embarras.
LISETTE.
Attendez, il me vient une idée admirable :
Si nous pouvions trouver quelque personne aimable
145 Qui près de notre aveugle osât passer pour vous.
LÉONOR.
Plaisante invention !
LISETTE.
Plaisante invention ! Pourquoi ? que savez-vous ?
Un aveugle à tromper n’est pas si difficile ;
Et s’il se rencontroit une personne habile
Qui pût bien imiter le son de votre voix.
LÉONOR.
150 Où la trouver ? Dis-nous ; et de qui faire choix ?
MARIN.
Cela se trouvera ; quelque mince grisette
Qui pour se marier... Par exemple, Lisette.
LISETTE.
Qui, moi ? je ne veux point d’un aveugle.
MARIN.
Qui, moi ? je ne veux point d’un aveugle. Comment !
Pourrois-tu là-dessus balancer un moment ?
LA TANTE.
155 Ne cherchez pas plus loin ; j’ai trouvé votre affaire,
Une belle personne, et qui saura lui plaire,
D'agrément et d’esprit en tout semblable à toi,
Qui déguise sa voix à merveille ; et c’est moi.
LISETTE.
Fi donc, madame, fi !
LA TANTE.
Fi donc, madame, fi ! Pourquoi donc, je vous prie ?
160 Qui vous fait récrier de la sorte, ma mie ?
LISETTE.
Par ma foi, c’est votre âge.
LA TANTE.
Par ma foi, c’est votre âge. Eh ! n’ayez point de peur :
De ma nièce toujours j’ai passé pour la sœur ;
Et de mon âge au sien le peu de différence
Ne vaut pas après tout...
MARIN.
Ne vaut pas après tout... Bon ! belle conséquence !
165 Quarante-cinq à quinze.
LA TANTE.
Quarante-cinq à quinze. Enfin, quoi qu’il en soit,
Je jouerai bien mon rôle et mieux que l’on ne croit.
MARIN.
Moi d’ailleurs je peindrai Léonor si changée,
Et de telle façon sa beauté dérangée,
Que quand quelqu’un voudroit l’éclaircir sur ce point,
170 Ce qu’on pourroit lui dire il ne le croiroit point.
LEONOR.
Ma tante, je crains bien...
LA TANTE.
Ma tante, je crains bien... Ne te mets point en peine :
Je suis ta belle-mère et même ta marraine,
Nous portons même nom de fille et de maris,
Je suis veuve du père, et toi veuve du fils ;
175 Pour ton air enfantin je l’attrape à merveille.
LISETTE.
Songez bien qu’un aveugle a souvent bonne oreille,
Et que quand à l’abord il donneroit dedans,
Il pourroit dans la suite...
LA TANTE.
Il pourroit dans la suite... Et c’est où je l’attends :
Quand il reconnoîtra cette aimable imposture,
180 Il sera trop content de m’avoir, j’en suis sûre.
MARIN.
Le moyen d’en douter !
LÉONOR.
Le moyen d’en douter ! Avant tout, cher Marin,
Je voudrois que Léandre apprît notre dessein :
Il loge chez Damis.
MARIN.
Il loge chez Damis. J'y vais, c’est ici proche.
(à part.)
Bon ! autre argent qui va pleuvoir dans notre poche.
LÉONOR.
185 De son oncle d’abord apprends-lui le retour ;
Qu'il ne paroisse point ici de tout le jour,
Ou du moins, s’il y vient, qu’il songe à se contraindre.
MARIN.
Je dirai ce qu’il faut, vous n’avez rien à craindre ;
(à part.)
Reposez-vous sur moi. La fourbe a réussi :
190 Allons vîte avertir Damon de tout ceci.
SCENE VII. §
LÉONOR, LEMPESÉ, LISETTE.
LÉONOR, à Lisette.
195 Qu'il vient mal à propos !
LEMPESÉ.
Qu'il vient mal à propos ! Bonjour, beauté brillante,
Toujours plus gracieuse, et toujours plus charmante
Que tout ce que mes yeux ont vu de plus charmant.
LISETTE.
Ah ! pour une autre fois gardez ce compliment ;
Nous avons du chagrin.
LEMPESÉ.
Nous avons du chagrin. Pardon, ma belle reine,
200 Si mon retardement a causé votre peine.
Mes gens m’ont désolé, j’ai cru n’être jamais
En état de venir adorer vos attraits ;
J'ai si fort querellé que j’en serai malade :
Ils m’avoient égaré mes eaux et ma pommade.
205 Mais quoi ! vous soupirez ; parlez, expliquez-vous ;
Sont-ce soupirs d’amour, de crainte, ou de courroux ?
LÉONOR.
Ils sont de désespoir, désespoir qui me tue,
Enfin c’est de Damon l’arrivée imprévue.
LEMPESÉ.
Damon ! quoi ce rival que mon amour vainqueur
210 A depuis son départ banni de votre cœur ?
LISETTE.
Lui-même ; à l’épouser il voudra la contraindre ;
Ils ont un bon dédit.
LEMPESÉ.
Ils ont un bon dédit. Elle n’a rien à craindre ;
Je le paierai, Lisette, et dussé-je...
LISETTE.
Je le paierai, Lisette, et dussé-je... Non pas,
Nous voulons sans payer la tirer d’embarras ;
215 Et si par un détour de chicane subtile...
LEMPESÉ.
Eh bien ! cela n’est pas, je crois, si difficile.
LISETTE.
Pas trop, puisque Damon est aveugle.
LEMPESÉ.
Pas trop, puisque Damon est aveugle. Comment ?
LISETTE.
Un boulet de canon, fort impertinemment
Passant près de ses yeux, a frôlé la prunelle,
220 Et le vent... détruisant... la force visuelle...
Il est aveugle enfin, voilà quel est son sort.
LEMPESÉ.
Oh ! coup de vent heureux, qui me conduit au port !
LÉONOR.
Comment ! vous vous flattez de ce malheur ? ...
LEMPESÉ.
Comment ! vous vous flattez de ce malheur ? ... Sans doute :
Je lui fais un procès sur ce qu’il ne voit goutte.
225 J'ai, comme vous savez, mon frère l’avocat
Qui brille au parlement avec assez d’éclat.
Sans perdre plus de temps, dès demain il le somme
A nous représenter dans la huitaine un homme
Muni de ses cinq sens, qui de corps et d’esprit
230 Soit tel qu’il s’est fait voir en signant le dédit.
LISETTE.
C'est là le prendre bien. Mais je l’entends lui-même.
LÉONOR.
Ah ! Lisette, je suis dans un désordre extrême,
Je n’ose soutenir...
LISETTE.
Je n’ose soutenir... Je vais le recevoir,
Rentrez ; et vous, monsieur, adieu, jusqu’au revoir.
LEMPESÉ.
235 Ne pouvant être vu, je puis rester, Lisette.
LISETTE, le repoussant.
Vous vous moquez de moi.
LEMPESÉ.
Vous vous moquez de moi. Que rien ne t’inquiète.
LISETTE.
Ma foi, vous sortirez.
LEMPESÉ.
Ma foi, vous sortirez. Non, je suis curieux
De voir comme s’exprime un aveugle amoureux.
SCENE VIII. §
DAMON, LEMPESÉ, LISETTE.
DAMON, contrefaisant l’aveugle.
J'enrage ! Holà ! Quelqu’un, Marin... tout m’abandonne,
240 Et dans cette maison je ne trouve personne.
LISETTE.
Monsieur, on vient à vous.
DAMON.
Monsieur, on vient à vous. C'est Léonor, je crois ?
LISETTE.
Non, monsieur, c’est Lisette.
DAMON.
Non, monsieur, c’est Lisette. Eh bien ! tu me revois ;
Mais je ne puis avoir un pareil avantage.
LISETTE.
Vos yeux sont toujours beaux, hélas ! c’est grand dommage !
DAMON.
245 Où Léonor est-elle ?
LISETTE.
Où Léonor est-elle ? En son appartement.
Et je vais l’avertir dans ce même moment...
DAMON, allant embrasser Lempesé.
Du moins auparavant il faut que je t’embrasse…
Qu'est-ce ci ? c’est un homme. Eh quoi ! dans ma disgrace
Léonor pourroit-elle, en bravant mon courroux,
250 Introduire céans...
LISETTE.
Introduire céans... Eh ! là, monsieur, tout doux,
Ce n’est qu’un domestique.
DAMON.
Ce n’est qu’un domestique. Ah ! c’est une autre affaire.
LISETTE.
Madame du premier a voulu se défaire ;
C'étoit un paresseux qui n’avoit aucun soin.
Passez dans l’antichambre.
DAMON.
Passez dans l’antichambre. Eh ! non, j’en ai besoin.
255 Un fauteuil. Je me sens les jambes si serrées...
Hé ! l’ami, tire-moi mes bottines fourrées.
LISETTE.
Allons, dépêchez-vous.
LEMPESÉ, bas, à Lisette.
Allons, dépêchez-vous. Qui ? moi, le débotter ?
Non parbleu ! je m’en vais.
LISETTE, bas, à Lempesé, le retenant.
Non parbleu ! je m’en vais. Ce seroit tout gâter.
Que pourroit-il penser ?
LEMPESÉ, bas, à Lisette.
Que pourroit-il penser ? Oui, mais par où m’y prendre ?
LISETTE, bas, à Lempesé.
260 Vous méritez cela, pourquoi vouloir attendre...
DAMON.
Eh bien ! faquin, à quoi peux-tu donc t’amuser ?
LISETTE.
II est novice encore, il le faut excuser.
DAMON.
Ah ! je vous ferai bien remuer cette idole.
Se dépêchera-t-on, à la fin...
LISETTE.
Se dépêchera-t-on, à la fin... Carmagnole,
265 Debottez donc monsieur.
LEMPESÉ, bas, à Lisette.
Debottez donc monsieur. Je ne pourrai jamais.
LISETTE, lui ôtant son manteau.
Otez votre casaque.
DAMON, pendant que Lempesé le débotte.
Otez votre casaque. Ah ! le maudit laquais.
On voit bien que jamais il ne fut à la guerre.
Tire à toi, fort ! plus fort ! Il est, je crois, par terre.
LEMPESÉ, se relevant.
Je n’y puis résister, Lisette, absolument.
DAMON, présentant son autre jambe.
270 Allons, à l’autre.
LEMPESÉ, bas, à Lisette.
Allons, à l’autre. Encore une autre ?
LISETTE, bas, à Lempesé.
Allons, à l’autre. Encore une autre ? Apparemment.
II faut bien achever. Mais son valet s’avance ;
Ne craignez rien, il est de notre intelligence.
LEMPESÉ, à part.
Je respire.
SCENE IX. §
DAMON, LEMPESÉ, LISETTE, MARIN, chargé d’une grosse malle.
MARIN.
Je respire. Ah ! ah ! ah !
DAMON.
Je respire. Ah ! ah ! ah ! Qui te fait rire ainsi ?
MARIN.
(à Lisette. )
C'est, monsieur... Apprends-moi ce qui se passe ici ?
LISETTE, bas, à Marin.
275 Ne fais semblant de rien.
DAMON.
Ne fais semblant de rien. D'où viens-tu, double traître ?
Dans l’état où je suis peut-on laisser un maître,
L'abandonner aux mains d’un butor, d’un lourdaud ?
MARIN.
II falloit apporter votre malle ici-haut.
DAMON.
Il falloit se hâter.
MARIN.
Il falloit se hâter. La charge est trop pesante.
280 Votre malle, monsieur, pèse deux cent cinquante :
Par ma foi, quand j’aurois la force d’un mulet...
DAMON.
Chargez-la sur le dos de ce maudit valet.
LEMPESÉ, à part.
Encore !
MARIN.
Encore ! Quel valet, s’il vous plaît ?
DAMON.
Encore ! Quel valet, s’il vous plaît ? Carmagnole,
Un benêt qui depuis une heure me désole,
285 Dans mon appartement qu’il aille la porter :
Acheve cependant, toi, de me débotter.
MARIN, mettant rudement la malle sur le dos de Lempesé.
Tenez donc, Carmagnole.
LEMPESÉ, la laissant cheoir.
Tenez donc, Carmagnole. Oh ! le diable t’emporte !
Je ne saurois porter un fardeau de la sorte ;
Je crois que tu me prends pour un cheval de bâts.
290 Adieu, je reviendrai quand il n’y sera pas.
( il sort.)
DAMON.
Lisette, fais venir Léonor, je te prie ;
De son retardement à la fin je m’ennuie.
LISETTE.
J'y vais, monsieur.
SCENE X. §
DAMON, MARIN.
DAMON.
Eh bien ! que t’en semble, Marin ?
295 J'ai bien turlupiné monsieur le médecin.
Léonor après tout doit être bien coquette,
Si d’un pareil galant elle entend la fleurette.
MARIN.
Monsieur, il ne faut pas disputer sur les goûts ;
Ne vous y trompez pas : tel passe parmi nous
300 Pour un fat, un benêt, un nigaud, une cruche,
Que des femmes souvent il est la coqueluche.
DAMON.
Passe encor pour Léandre, il a quelque agrément.
II est donc à Paris malgré tout ?
MARIN.
II est donc à Paris malgré tout ? Oui, vraiment.
Je viens de lui parler, vous dis-je, à l’heure même.
DAMON.
305 Et tu ne doutes point que Léonor ne l’aime ?
MARIN.
Le moyen d’en douter !
DAMON.
Le moyen d’en douter ! II est instruit du tour
Que la Tante prétend jouer à mon amour ?
MARIN.
Il en est informé par moi-même.
DAMON.
Il en est informé par moi-même. Le traître !
Il en est informé par moi-même. Le traître ! Avant la fin du jour je lui ferai connoître...
MARIN.
Je vous croyois guéri, monsieur, absolument.
DAMON.
310 Pas tout-à-fait encore, à parler franchement ;
Et j’ai besoin de voir tous les tours qu’on m’apprête.
Mais comment Léonor me croit-elle si bête,
Et peut-elle me tendre un si grossier appât ?
MARIN.
Elle vous croit aveugle, et vous ne l’êtes pas ;
315 Peut-être que l’étant, vous prendriez le change.
DAMON.
Il faudroit que je fusse en un état étrange,
Et que j’eusse perdu tous les sens à-la-fois.
Mais quelqu’un vient ici : c’est la Tante, je crois ;
C'est elle-même, songe à seconder ma feinte.
MARIN.
320 Allez, je suis au fait, n’ayez aucune crainte.
SCENE XI. §
DAMON, LA TANTE, MARIN.
DAMON.
Léonor ne vient point ?
MARIN.
Léonor ne vient point ? Eh ! monsieur, la voici.
DAMON, allant vers la porte.
Ah ! madame.
MARIN, l’arrêtant.
Ah ! madame. Attendez, ce n’est pas par ici.
Où diable allez-vous donc parler à cette porte ?
LA TANTE, contrefaisant la voix de Léonor.
Ah ! Damon, quel chagrin de vous voir de la sorte !
DAMON.
325 Que sa voix est changée !
MARIN.
Que sa voix est changée ! On vous le disoit bien ;
Mais auprès de ses traits, monsieur, cela n’est rien.
DAMON.
N'importe, elle a toujours pour moi les mêmes charmes.
LA TANTE.
Ciel ! que votre accident m’a fait verser de larmes !
Si vous saviez mon cher.
DAMON.
Si vous saviez mon cher. Ah ! je n’en doute pas.
LA TANTE.
330 Je ne saurois parler, et mes soupirs... Hélas !
Je ne sais pas comment je suis encore en vie.
DAMON.
Ne vous affligez point, Léonor, je vous prie ;
Vous me percez le cœur ; songez que vos attraits
Pourroient par tant de pleurs se perdre pour jamais.
MARIN.
335 Elle en a déjà bien perdu ; L'état funeste...
DAMON.
Pour un aveugle, hélas ! c’est trop que ce qui reste.
Après tout, ces attraits que tu dis si changés,
J'aurois plaisir peut-être à les voir dérangés :
Une beauté bizarre a souvent l’art de plaire
340 Bien plus que ne feroit une plus régulière.
MARIN.
Vous devez donc, monsieur, ne vous chagriner point ;
La beauté de madame est bizarre à tel point…
LA TANTE.
Enfin de ma beauté quoi que vous puissiez croire,
Sur bien d’autres on peut me donner la victoire ;
345 Pour mon esprit, il est augmenté des trois quarts ;
On m’en fait compliment aussi de toutes parts.
DAMON.
Ah ! madame, on sait trop que c’est une merveille.
LA TANTE.
De mille doux propos remplissant votre oreille,
Je vous consolerai d’avoir perdu les yeux ;
350 Je veux être avec vous en tous temps, en tous lieux.
DAMON.
Que j’aurai de plaisir ! Hâtez, donc cette affaire,
Et courez promptement chez le premier notaire ;
Mettez dans le contrat tout ce qu’il vous plaira,
Laissez mon nom en blanc qu’ici l’on remplira ;
355 J'ai mes raisons qui sont de peu de conséquence :
Pour vous, signez toujours, et faites diligence.
LA TANTE.
J'y vais, et dans l’instant je serai de retour.
MARIN, bas, à la Tante.
Prenez quelque notaire éloigné du carfour,
Et qui ne puisse ici reconnoître personne.
LA TANTE, bas, à Marin.
360 C'est fort bien avisé, la prévoyance est bonne.
Lorsque j’aurai signé, j’enverrai le contrat,
Et ne paroîtrai point de peur de quelque éclat ;
Il pourroit survenir des amis de ton maître,
Qui, me reconnoissant, gâteroient tout peut-être.
DAMON.
365 Vous n’êtes point partie ? ah ! ce retardement
A mon cœur amoureux est un nouveau tourment ;
Répondez, Léonor, à mon ardeur extrême.
LA TANTE.
J'y vais, j’y cours, j’y vole, et je reviens de même.
SCENE XV. §
DAMON, LEONOR, LEANDRE, LISETTE, MARIN.
DAMON.
Charmante Léonor, votre voix adorable
Frappe encor mon oreille.
LISETTE.
Frappe encor mon oreille. Ah ! voilà bien le diable.
DAMON.
Vous n’êtes point partie encore, et votre amour…
MARIN.
Pardonnez-moi, monsieur, c’est qu’elle est de retour.
DAMON.
395 Eh bien ! qu’avez-vous fait ?
MARIN.
Eh bien ! qu’avez-vous fait ? Le notaire est en ville.
DAMON.
Il faut en prendre un autre, est-il si difficile ?
LISETTE.
Elle y va retourner.
DAMON.
Elle y va retourner. Qu'elle reste un moment ;
Je serai bien payé de ce retardement
Par les douceurs qui vont sortir de cette bouche.
400 Redites donc cent fois que mon amour vous touche ;
Redoublez, Léonor, ces soupirs amoureux
Qui viennent de me mettre au comble de mes voeux.
LÉONOR, bas, à Marin.
Que lui disoit ma tante ?
MARIN.
Que lui disoit ma tante ? Ah ! j’aurois de la peine
A m’en ressouvenir.
LÉONOR, à part.
A m’en ressouvenir. Juste ciel ! quelle gêne ?
405 Parlons, puisqu’il le faut. Oui, je n’aime que vous,
( se tournant du côté de Léandre. )
Je fais tout mon bonheur de vous voir mon époux.
DAMON, bas.
Quelle impudence ! mais ne faisons rien connoître.
( haut. )
Que je suis satisfait ! Que j’ai sujet de l’être !
De ma reconnoissance attendez les effets.
LÉONOR.
410 Je n’en mérite point de tout ce que je fais.
Croyez que je ne suis que mon amour extrême,
( se tournant toujours du côté de Léandre. )
Et que je vois ici le seul objet que j’aime.
MARIN, à Léonor.
Que ne peut-il vous voir de même en ces instans !
Ah ! qu’il seroit content !
DAMON.
Ah ! qu’il seroit content ! Si je ne vois, j’entends.
LÉONOR, donnant la main à Léandre.
415 Oui, ma main suit mon cœur, et dans cette journée
Mes voeux seront remplis si les nœuds d’hyménée...
DAMON, prenant la main de Léandre.
Donnez-moi cette main qui va me rendre heureux ;
Que par mille baisers aussi doux qu’amoureux…
Quelle main est-ce là ? que faut-il que je pense ?
MARIN, s’approchant.
420 C'est la mienne, monsieur.
DAMON, donnant un soufflet à Léandre.
C'est la mienne, monsieur. Tiens, de ton insolence,
Maraud, voilà le prix.
LÉONOR, bas, à Léandre.
Maraud, voilà le prix. Je suis au désespoir.
DAMON.
Je t’apprendrai, faquin...
MARIN, pleurant comme s’il avait reçu le coup.
Je t’apprendrai, faquin... Revenez-y pour voir.
LÉANDRE, bas, à Marin.
Te moques-tu de moi ?
LÉONOR.
Te moques-tu de moi ? Vous êtes en colere ?
Je vous quitte, et je vais retourner au notaire.
DAMON.
425 Allez donc, et hâtez ces précieux instans :
Qu'il apporte au plutôt le contrat, je l’attends.
SCENE XVII. §
DAMON, LEMPESÉ, MARIN.
LEMPESÉ, bas, à Marin.
Et le voici lui-même. Où Léonor est-elle ?
MARIN, tristement.
Chez le notaire.
LEMPESÉ, bas, à Marin.
Chez le notaire. O ciel ! quelle triste nouvelle !
Elle épouse Damon ?
MARIN, bas, à Lempesé.
Elle épouse Damon ? C'est à son grand regret.
LEMPESÉ.
Je venois l’informer de tout ce que j’ai fait.
Mon frère m’ayant dit que l’affaire étoit bonne...
DAMON.
440 A qui donc parles-tu ?
MARIN.
A qui donc parles-tu ? Moi, monsieur, à personne.
DAMON.
Tu me trompes ; j’entends marcher quelqu’un ici.
DAMON, gagnant la porte, et tâtonnant par-tout avec son bâton.
Je tremble. Je me veux éclaircir de ceci.
MARIN, bas, à Lempesé.
Que lui dire ? Ma foi ! j’ai perdu la parole.
LEMPESÉ, bas, à Marin.
Dis ce que tu voudras ; mais plus de Carmagnole.
MARIN, à Damon.
445 C'est monsieur Lempesé, très savant médecin,
Qui vient vous apporter un remède divin,
Que pour guérir les yeux il soutient admirable.
DAMON.
Vraiment d’un pareil soin je lui suis redevable.
Je ne sais pas, monsieur, par où j’ai mérité
450 Que pour moi vous puissiez avoir tant de bonté :
Donnez-moi ce remède, il faut que je l’éprouve.
MARIN, bas, à Lempesé.
Allons, cherchez, monsieur.
LEMPESÉ, bas, à Marin.
Allons, cherchez, monsieur. Que veux-tu que je trouve ?
MARIN, bas, à Lempesé.
N'avez-vous point sur vous quelque poudre, quelque eau
Pour le faire encor mieux donner dans le panneau ?
LEMPESÉ, bas, à Marin.
455 J'ai de l’eau pour le teint, mais peste ! elle est trop forte ;
La composition en est faite de sorte...
MARIN, bas, à Lempesé.
Bon, bon, donnez toujours pour sortir d’embarras.
LEMPESÉ, bas, à Marin.
La voilà ; prenez soin qu’il ne s’en serve pas.
MARIN, regardant le flacon.
Qu'importe ? La belle eau ! la vue est éclaircie
460 Seulement à la voir.
DAMON.
Seulement à la voir. Je vous en remercie ;
Si j’en suis soulagé je vous devrai beaucoup.
MARIN.
Vous seriez bien surpris de voir clair tout d’un coup.
DAMON.
Comment ! je donnerois tout ce que je possède,
Que je croirois trop peu payer un tel remède.
MARIN.
465 Mais, monsieur, pour guérir il faudroit commencer
Par bannir Léonor, et n’y jamais penser ;
Car la femme à la vue est tout-à-fait contraire.
LEMPESE.
Hippocrate le dit.
DAMON.
Hippocrate le dit. Mais comment veux-tu faire ?
La rupture à présent causeroit trop d’éclat :
470 On va dans ce moment m’apporter le contrat
Signé de Léonor. Elle pourroit se plaindre :
A payer le dédit on me pourroit contraindre.
LEMPESÉ.
Et pourquoi ? Léonor ayant beaucoup d’appas,
Quelque ami ne peut-il vous tirer d’embarras,
475 Envers elle acquitter la parole donnée ?
DAMON.
Monsieur, quand il s’agit des nœuds de l’hyménée,
On ne voit point d’ami complaisant, généreux
Jusqu’à franchir pour nous un pas si hasardeux.
LEMPESÉ.
Il s’en pourroit trouver qui, sans beaucoup de peine
480 Se chargeroit pour vous d’une si douce chaîne.
MARIN.
(Bas.) (haut.)
Il gobe l’hameçon. On voit assez d’amis
Prendre en de certains cas la place des maris ;
Mais ils s’en tiennent là, sans risquer davantage,
Et laissent aux époux les charges du ménage.
DAMON.
485 Enfin je vois qu’il faut exposer ma santé,
Car personne jamais n’aura tant de bonté.
LEMPESÉ.
Pardonnez-moi, monsieur, j’ai trouvé votre affaire
Un homme à qui déjà Léonor a su plaire,
Et qui d’ailleurs, je crois, ne lui déplairoit pas.
DAMON.
490 Qui seroit-ce ? L'espoir de sortir d’embarras
Flatte déjà mon cœur, et ma joie est extrême...
N'hésitez pas, monsieur, à le nommer.
LEMPESÉ,
N'hésitez pas, monsieur, à le nommer. Moi-même,
Qui de vous obliger eus toujours grand désir.
DAMON.
Quoi ! vous pourriez, monsieur, me faire ce plaisir ?
495 Epouser Léonor ? Ah ! quelle complaisance !
Quels seront les effets de ma reconnoissance !
MARIN, à Damon.
Voilà ce qui s’appelle un véritable ami ;
Monsieur ne vous veut pas obliger à demi.
DAMON.
Puisque vous voulez bien me faire cette grace
500 Vous n’avez qu’à signer le contrat en ma place ;
On va me l’apporter dans ce même moment.
LEMPESÉ.
Léonor en sera ravie assurément.
DAMON.
Pour plus de sûreté faisons croire au notaire
Que vous êtes celui pour qui se fait l’affaire :
505 Le contrat est déjà signé de Léonor,
Et comme on n’a pas mis mes qualités encor
Avecque votre nom on y mettra les vôtres.
MARIN.
Il faut bien s’obliger ainsi les uns les autres.
Mais le notaire vient.
DAMON, à Lempesé.
Mais le notaire vient. Cachons-lui tout ceci.
(à Marin.)
510 Toi, prends garde qu’aucun ne nous surprenne ici
(Marin apporte une table et deux sièges avant de s’en aller. )
SCENE XVIII. §
DAMON, LEMPESÉ, LE NOTAIRE.
LE NOTAIRE.
A tous présens salut. Jamais dans mon étude
Avec tant de justesse et tant de promptitude
Depuis trente-trois ans il ne s’est fait contrat.
DAMON.
Enfin, quoi qu’il en soit, tout est-il en état ?
LE NOTAIRE.
515 Oui, monsieur : il ne faut seulement que m’apprendre
Le nom, les qualités que le futur veut prendre.
Mais, messieurs, à vous voir les yeux que je vous voi,
Qui des deux, s’il vous plaît, est aveugle ?
LEMPESÉ.
Qui des deux, s’il vous plaît, est aveugle ? C'est moi.
LE NOTAIRE.
O ciel ! qui l’auroit cru ? c’est vraiment grand dommage.
LEMPESÉ.
520 Il est vrai ; mais signons sans tarder davantage.
LE NOTAIRE.
Il faut lire du moins le contrat.
LEMPESÉ.
Il faut lire du moins le contrat. Nullement.
Léonor l’a signé, je signe aveuglément.
LE NOTAIRE.
La future est pressante, et vous encor plus qu’elle.
Signez donc : c’est, je crois, Damon qu’on vous appelle.
LEMPESÉ.
525 De me donner ce nom je m’étois avisé,
(Lempesé signe le contrat, et le Notaire lui conduit la main le croyant aveugle.)
Mais je signe toujours Damien Lempesé.
LE NOTAIRE, écrit.
Vos qualités ?
LEMPESÉ.
Vos qualités ? Hélas ! après mon infortune,
Je ne crois pas, monsieur, en devoir prendre aucune ;
Bon bourgeois de Paris, et cela suffira.
DAMON.
530 Adieu, monsieur, tantôt on vous satisfera ;
On aura même égard à votre diligence.
LE NOTAIRE.
Je ne demande rien, je suis payé d’avance ;
Madame Léonor a su prendre ce soin.
SCENE XXII. §
LÉANDRE, LÉONOR, LISETTE.
LÉANDRE.
Je ne reviens ici qu’en tremblant, je l’avoue.
560 Quand mon oncle saura la pièce qu’on lui joue,
S'il me croit avoir part à cette invention,
C'est peu d’être frustré de sa succession,
Son courroux...
LÉONOR.
Son courroux... Tout est fait, et ma tante est sa femme,
Qui comme elle voudra saura tourner son âme.
LISETTE.
565 Dans les commencemens, il criera, pestera,
Fera le diable à quatre, et puis s’apaisera ;
Ses soupçons ne pourront tomber que sur la tante
Qui, malgré ses froideurs, lui fut toujours constante,
Et qui, pour se venger de son nouvel amour,
570 Sans nous en informer aura joué ce tour.
Laissez-les entr'eux deux démêler la fusée.
Je vous la garantis femelle aussi rusée…
SCENE XXIII. §
LÉANDRE, LÉONOR, MARIN, LISETTE.
MARIN.
O disgrâce terrible ! inopiné malheur !
LÉANDRE.
Que seroit-ce, Marin ?
LÉONOR.
Que seroit-ce, Marin ? Je tremble de frayeur.
MARIN.
575 Damon voit clair d’un œil.
LÉANDRE.
Damon voit clair d’un œil. Ah ! juste ciel ! qu’entends-je ?
LÉONOR.
Je suis au désespoir.
LISETTE, pleurant.
Je suis au désespoir. Quel accident étrange !
MARIN.
Il vient de s’éveiller avec un air joyeux :
Ah ! Marin, m’a-t-il dit, ah ! que je suis heureux !
Je vois clair de cet œil, voilà mon lit, ma table,
580 Te voilà, je te vois. Ah ! remède admirable !
Eau divine ! va, cours au plutôt, cher Marin,
Va chercher Lempesé, ce fameux médecin,
Qui m’a fait recouvrer la moitié de la vue :
La moitié de mon bien à ce service est due.
LISETTE.
585 Mais cette eau, disois-tu, n’étoit que pour le teint,
Et Lempesé surpris s’étoit trouvé contraint...
Peste du médecin et de son eau divine !
MARIN.
Ce n’est que par hasard qu’agit la médecine ;
Parmi ces quiproquo, souvent si dangereux,
590 Il s’en peut rencontrer, entre mille, un heureux.
LISETTE.
Et de quel œil voit-il ?
MARIN.
Et de quel œil voit-il ? De l’œil droit.
LÉONOR.
Et de quel œil voit-il ? De l’œil droit. Ah ! Lisette,
De quoi t’informes-tu, quand mon âme inquiète
Eprouve en ce moment le sort le plus fatal ;
Quand je dois craindre tout d’un jaloux, d’un brutal...
LISETTE.
595 Ah ! ma foi, le voici.
LÉANDRE.
Ah ! ma foi, le voici. Je ne veux pas l’attendre,
Je gagne l’escalier.
LÉONOR.
Je gagne l’escalier. Que faites-vous, Léandre ?
A présent qu’il voit clair, il va vous rencontrer.
MARIN.
Dans son grand cabinet vous ferez mieux d’entrer.
LÉANDRE, entrant dans le cabinet.
Juste ciel ! quel revers !
SCENE XXIV. §
DAMON, LÉANDRE, caché, LÉONOR,
MARIN, LISETTE.
DAMON.
Juste ciel ! quel revers ! Ah ! quel bonheur extrême !
600 Quoi ! Je puis donc enfin revoir tout ce que j’aime !
Prenez part, Léonor, au plaisir que je sens.
O ciel ! quel teint ! quels yeux ! quels appas ravissans !
Comment donc, malheureux, tu la disois affreuse !
MARIN.
C'est votre guérison qui la rend si joyeuse
605 Qu'elle a dans un moment repris tous ses attraits.
DAMON.
Oui, je vous trouve encor plus belle que jamais.
Vous ne me dites rien, que faut-il que je croie ?
MARIN.
Ce silence est encore un effet de sa joie.
DAMON.
Je veux bien m’en flatter. Qu'il est doux, mes enfans,
610 De revoir la lumière après un si long temps !
Je croyois n’avoir plus ce bonheur de ma vie.
Ah ! quel plaisir charmant ! déjà je meurs d’envie
De revoir tous ces lieux, et sur-tout mes tableaux ;
Ce vont être pour moi des spectacles nouveaux.
LÉONOR, bas, à Lisette.
615 Dans son grand cabinet il va d’abord se rendre :
Que ferons-nous, Lisette ? il y va de Léandre.
LISETTE, empêchant Damon d’entrer dans le cabinet.
(bas, à Léonor.)
Il faut parer le coup. Mais croyez-vous, monsieur,
Ne voir clair que d’un œil ?
DAMON.
Ne voir clair que d’un œil ? Pourquoi ?
LISETTE.
Ne voir clair que d’un œil ? Pourquoi ? Si par bonheur
Vous voyez de tous deux ?
DAMON.
Vous voyez de tous deux ? Non, cela ne peut être.
LISETTE.
620 Dans ce moment, monsieur, nous le pourrons connoître :
Souffrez qu’avec ma main...
DAMON.
Souffrez qu’avec ma main... Oui-da, je le veux bien.
LISETTE, lui couvrant l’œil droit avec sa main.
Parlez ; que voyez-vous ?
DAMON.
Parlez ; que voyez-vous ? Parbleu ! je ne vois rien.
DAMON.
Rien du tout ? Non vraiment.
LÉONOR, faisant sortir Léandre du cabinet.
Rien du tout ? Non vraiment. Sortez sans plus attendre.
LISETTE.
Vous ne voyez donc rien ?
DAMON, montrant Léandre qui sort du cabinet.
Vous ne voyez donc rien ? Si fait, je vois Léandre
625 Qui sort dans ce moment de mon grand cabinet.
LISETTE.
Pour le coup nous voilà tous pris au trébuchet.
MARIN.
Parbleu ! c’est à ce coup qu’il faut crier miracle ;
Et cet objet pour vous est un nouveau spectacle.
DAMON.
D'où vous vient donc à tous ce grand étonnement ?
630 Est-ce de voir la fin de mon aveuglement ?
SCENE XXV. §
DAMON, LÉANDRE, LEMPESÉ, MARIN,
LISETTE.
DAMON.
Mais j’aperçois, je crois, mon médecin. De grâce
Approchez-vous, monsieur, venez qu’on vous embrasse :
Votre divin remède…
LEMPESÉ.
Votre divin remède… Eh bien ?
DAMON.
Votre divin remède… Eh bien ? A réussi,
Je vois clair des deux yeux.
LEMPESÉ, à part.
Je vois clair des deux yeux. Que veut dire ceci ?
635 A cette guérison, je ne puis rien connoître.
MARIN.
Vous êtes plus savant que vous ne croyez l’être.
Votre fortune est faite : il faut faire afficher ;
De tous les lieux du monde on viendra vous chercher.
LEMPESÉ, à Marin.
Je suis tout stupéfait et plus heureux que sage.
640 Qui l’auroit cru qu’une eau pour peler le visage
Guérît le mal des yeux ? Je vois que désormais
On peut tout hasarder après un tel succès.
MARIN.
Ah ! parbleu, voici l’autre.
SCENE XXVI. §
DAMON, LEANDRE, LEONOR, LEMPESÉ,
LA TANTE, MARIN, LISETTE.
DAMON.
Ah ! ah ! c’est notre Tante.
645 Eh quoi ? la bonne femme est encore vivante ?
LA TANTE.
Que veut dire cela, monsieur ? vous voyez clair ?
DAMON.
Un peu trop clair pour vous, je le vois à votre air.
LA TANTE.
Si vous voyez si clair, regardez votre femme ;
J'ai signé le contrat pour ma nièce.
DAMON.
J'ai signé le contrat pour ma nièce. Ah ? madame.
LA TANTE.
650 Cela vous fâche un peu ?
DAMON.
Cela vous fâche un peu ? Moi, madame ! pourquoi ?
C'est monsieur Lempesé qui l’a signé pour moi ;
Regardez votre époux.
LA TANTE.
Regardez votre époux. Vous vous moquez, je pense.
DAMON.
Je ne me moque point, je parle en conscience.
LEMPESÉ.
Que veut dire cela ?
MARIN.
Que veut dire cela ? Que pour l’avoir guéri,
(montrant la Tante.)
655 De ce jeune tendron il vous a fait mari.
DAMON.
Pouvois-je mieux payer un si rare service ?
LA TANTE.
Une vieille ! Un benêt !
LEMPESÉ.
Une vieille ! Un benêt ! Une folle !
LA TANTE.
Une vieille ! Un benêt ! Une folle ! Un Jocrisse.
MARIN.
Fort bien, continuez, c’est à des noms si doux
Qu'on reconnoît déjà que vous êtes époux.
LA TANTE.
660 Pour me venger de vous, oui, je serai sa femme,
Et je vous ferai voir...
LEMPESÉ.
Et je vous ferai voir... Non, s’il vous plaît, madame.
LA TANTE.
Tout comme il vous plaira, monsieur, arrangez vous ;
Il faut qu’il me revienne à bon compte un époux.
LEMPESÉ.
Ah ! parbleu, vous pouvez vous assurer d’un autre :
665 A mon âge épouser une femme du vôtre !
Vous avez cinquante ans et des mieux mesurés.
MARIN.
Eh ! qu’importe, monsieur ? vous la rajeunirez ;
Donnez-lui de cette eau qui pèle le visage.
LEMPESÉ.
Ah ! c’est donc toi, maraud, avec ton beau langage
670 Qui m’as fait tout du long donner dans le panneau ?
Je ne sais qui me tient.
DAMON.
Je ne sais qui me tient. Tout beau, monsieur, tout beau ;
Ne vous emportez point.
LISETTE.
Ne vous emportez point. Qu'as-tu fait, double traître ?
MARIN.
Je vous ai trompés tous, et j’ai servi mon maître.
En bonne foi, pouvois-je en agir autrement ?
675 Mais avant de crier, attends le dénouement.
DAMON.
Oh çà, mon cher neveu, de vous qu’allons-nous faire ?
LÉANDRE.
Tout ce qu’il vous plaira ; suivez votre colère :
Je l’ai bien méritée, ayant pu m’oublier…
DAMON.
Eh bien donc ! ma vengeance est de vous marier.
680 Epousez Léonor, ce sera votre peine.
LÉANDRE.
Je fais tout mon bonheur d’une si belle chaîne.
DAMON.
Quant à moi, je renonce à tout engagement ;
J'aimois, et c’étoit là mon seul aveuglement.
J'ai recouvré la vue, et je veux bien vous dire
685 Que j’ai vu tous vos tours, et n’en ai fait que rire.
Avouez qu’il falloit être bien patient.
MARIN.
Voilà le véritable aveugle clairvoyant.
FIN DE L'AVEUGLE CLAIRVOYANT.