M. DCC. XXIV. Avec approbation et privilège du Roi.
PRIVILÈGE DU ROI. §
Louis par la grace de Dieu Roi de France et de Navarre : À nos amés et féaux Conseillers les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conseil, Prévôt de Paris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenants Civils, et autres leurs Justiciers qu’il appartiendra Salut. Notre bien âmé François Flahault, Libraire a Paris, Nous ayant fait remontrer qu’il lui aurait été mis es mains un manuscrit qui a pour titre, La double inconstance, Comédie, qu’il souhaiterait faire imprimer et donner au public, s’il Nous plaisait soit lui accorder nos Lettres de Privilège sur ce nécessaires. À ces causes, voulant traiter favorablement ledit Exposant, Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer ledit livre en tels volumes, forme, marge et caractère, conjointement ou séparément, et autant de fois que bon lui semblera, et de le vendre faire vendre et débiter par tour notre Royaume pendant le temps de six années consécutives, à compter du jour de la date des Présentes. Faisons défense à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de notre obéissance comme aussi à tous Libraires, Imprimeurs et autres d’imprimer et faire imprimer vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire ledit livre en tout ni en partie ni d’en faire aucuns extraits sous quelque prétexte que ce soit, d’augmentation, correction changement de titre ou autrement, sans la permission expresse ou par écrit dudit exposant ou de ceux qui auront droit de lui à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de quinze cent livres d’amende contre chacun des contrevenants, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hotel-Dieu de Paris l’autre tiers audit Exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts à la charge que ces Présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, et ce dans trois mois de la date d’icelles que l’impression dudit livre fera faite dans notre Royaume, et non ailleurs, en bon papier et en beaux caractères conformément aux Règlements de la Librairie, et qu’avant de l’exposer en vente le manuscrit ou imprimé qui aura servi de copie à l’impression dudit livre fera remis dans le même état où l’Approbation y aura été donnée es mains de notre très cher et féal Chevalier et Garde des Sceaux de France le Sieur Fleuriau d’Armenonville, Commandeur de nos Ordres et qu’il en sera ensuite remis deux exemplaires dans notre Bibliothèque publique un dans celle de notre Château du Louvre, et un dans celle de notre très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux le Sieur Fleuriau d’Armenonville, Commandeur de nos Ordres : le tout a peine de nullité des Présentes, du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit exposant ou ses ayant cause pleinement et paisiblement sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble et empêchements. Voulons que la copie desdites Présentes qui fera imprimée tout au long au commencement ou a la fin dudit livre, soit tenue pour dûment signifiée, et qu’aux copies collationnée par l’un de nos amés et féaux Conseillers et secrétaires foi soit ajoutée comme à l’original. Commandons au premier notre Huissier ou Sergent de faire pour l’exécution d’icelles tous actes requis et nécessaires sans demander autre permission, nonobstant Clameur de Haro, Charte Normande et lettres à ce contraires ; Car tel est notre plaisir. Donné à Paris le trentième jour du mois de Juin de l’an de grâce mille sept cent vingt-quatre, et de notre règne le neuvième. Signé, Par le Roi en son Conseil, CARPOT, et scellé du grand Sceau de Cire jaune.
APPROBATION §
J’ai lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux La Double Inconstance, comédie, et j’ai cru que le public en verrait l’impression avec le même plaisir qu’il a vu les représentations. Fait à Paris ce premier mai 1724. DANCHET.
Madame, §
On ne verra point ici ce tas d’éloges dont les épîtres dédicatoires sont ordinairement chargées ; à quoi servent-ils ? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d’une chose, Madame ; et c’est d’avoir véritablement craint que je ne vous louasse ; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu’il aurait ici tout l’air d’un présent de flatteur, surtout s’adressant à une dame de votre âge, à qui la nature n’a rien épargné de tout ce qui peut inviter l’amour-propre à n’être point modeste. J’en reviens donc, Madame, au seul motif que j’ai en vous offrant ce petit ouvrage ; c’est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutôt de la vanité que vous m’avez donnée, quand vous m’avez dit qu’il vous avait plu. Vous dirai-je tout ? Je suis charmé d’apprendre à toutes les personnes de goût qu’il a votre suffrage ; en vous disant cela, je vous proteste que je n’ai nul dessein de louer votre esprit ; c’est seulement vous avouer que je pense aux intérêts du mien. Je suis avec un profond respect,
Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
ACTEURS DE LA COMÉDIE §
- LE PRINCE.
- UN SEIGNEUR.
- FLAMINIA.
- LISETTE.
- SILVIA.
- ARLEQUIN.
- TRIVELIN.
- DES LAQUAIS.
- DES FILLES DE CHAMBRE.
ACTE I §
SCÈNE PREMIÈRE. Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia. §
TRIVELIN.
Mais, Madame, écoutez-moi.
SILVIA.
Vous m’ennuyez.
TRIVELIN.
Ne faut-il pas être raisonnable ?
SILVIA, impatiente.
Non, il ne faut pas l’être, et je ne le serai point.
TRIVELIN.
Cependant...
SILVIA, avec colère.
Cependant, je ne veux point avoir de raison : et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n’en veux point avoir : que ferez-vous là ?
TRIVELIN.
Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin.
SILVIA.
Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d’être malade ; ainsi, vous n’avez qu’à renvoyer tout ce qu’on m’apporte, car je ne veux aujourd’hui ni déjeuner, ni dîner, ni souper ; demain la même chose. Je ne veux qu’être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu’à tant que j’aie vu Arlequin, dont on m’a séparée : voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n’avez qu’à me prêcher d’être plus raisonnable, cela sera bientôt fait.
TRIVELIN.
Ma foi, je ne m’y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole ; si j’osais cependant...
SILVIA, plus en colère.
Eh bien ! Ne voilà-t-il pas encore un cependant ?
TRIVELIN.
En vérité, je vous demande pardon, celui-là m’est échappé, mais je n’en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer...
SILVIA.
Oh ! Vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus.
TRIVELIN, continuant.
Que c’est votre souverain qui vous aime.
SILVIA.
Je ne l’empêche pas, il est le maître : mais faut-il que je l’aime, moi ? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas ; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas.
TRIVELIN.
Songez que c’est sur vous qu’il fait tomber le choix qu’il doit faire d’une épouse entre ses sujettes.
SILVIA.
Qui est-ce qui lui a dit de me choisir ? M’a-t-il demandé mon avis ? S’il m’avait dit : Me voulez-vous, Silvia ? Je lui aurais répondu : Non, seigneur, il faut qu’une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela ; mais point du tout, il m’aime, crac, il m’enlève, sans me demander si je le trouverai bon.
TRIVELIN.
Il ne vous enlève que pour vous donner la main.
SILVIA.
Eh ! Que veut-il que je fasse de cette main, si je n’ai pas envie d’avancer la mienne pour la prendre ? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux ?
TRIVELIN.
Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite ; n’êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme ? Voyez les honneurs qu’il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu’on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu’est-ce qu’Arlequin au prix d’un prince plein d’égards, qui ne veut pas même se montrer qu’on ne vous ait disposée à le voir ? D’un prince jeune, aimable et rempli d’amour, car vous le trouverez tel. Eh ! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs.
SILVIA.
Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m’impatienter, pour me tenir des discours qui n’ont pas le sens commun, qui me font pitié ?
TRIVELIN.
Oh parbleu ! Je n’en sais pas davantage, voilà tout l’esprit que j’ai.
SILVIA.
Sur ce pied-là, vous seriez tout aussi avancé de n’en point avoir du tout.
TRIVELIN.
Mais encore, daignez, s’il vous plaît, me dire en quoi je me trompe !
SILVIA, en se tournant vivement de son côté.
Oui, je vais vous dire, en quoi, oui...
TRIVELIN.
Eh ! Doucement, Madame, mon dessein n’est pas de vous fâcher.
SILVIA.
Vous êtes donc bien maladroit.
TRIVELIN.
Je suis votre serviteur.
SILVIA.
Eh bien ! Mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j’ai ici, qu’ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m’espionnent toujours ? On m’ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place ; ne voilà-t-il pas un beau dédommagement ? Et on veut que je sois heureuse avec cela ! Que m’importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler ? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j’aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous ? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu’une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n’est pas ma faute, je n’ai pas été le chercher ; pourquoi m’a-t-il vue ? S’il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j’en suis bien aise : qu’il garde tout cela pour ses pareils, et qu’il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n’est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m’aime sans façon, que j’aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant ! Qu’en aura-t-on fait ? Qu’est-il devenu ? Il se désespère quelque part, j’en suis sûre, car il a le coeur si bon ! Peut-être aussi qu’on le maltraite...
Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir ? Otez-vous de là, je ne puis vous souffrir, laissez-moi m’affliger en repos.
TRIVELIN.
Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame.
SILVIA.
Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux.
TRIVELIN.
Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher !
SILVIA, avec un soupir.
Je le verrai donc ?
TRIVELIN.
Et vous lui parlerez aussi !
SILVIA, s’en allant.
Je vais l’attendre : mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne !
SCÈNE II. Le Prince, Flaminia, Trivelin. §
LE PRINCE, à TRIVELIN.
Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner ? Que dit-elle ?
TRIVELIN.
Ce qu’elle dit, seigneur, ma foi, ce n’est pas la peine de le répéter, il n’y a rien encore qui mérite votre curiosité.
LE PRINCE.
N’importe, dis toujours.
TRIVELIN.
Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaître, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous ; voilà l’abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n’est point réjouissant ; et franchement, si j’osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l’a prise.
FLAMINIA.
J’ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin.
TRIVELIN.
Mon sentiment à moi est qu’il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu’elle refuse, cela n’est point naturel, ce n’est point là une femme, voyez-vous, c’est quelque créature d’une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train ; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d’un prodige, n’allons pas plus loin.
LE PRINCE.
Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que j’ai conçu pour elle !
FLAMINIA, en riant.
Eh, Seigneur, ne l’écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n’a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l’ambition, Silvia n’est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité ; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin ?
TRIVELIN.
Oui ; je l’attends !
LE PRINCE, d’un air inquiet.
Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n’en deviendra que plus forte.
TRIVELIN.
Oui ; mais si elle ne le voit, l’esprit lui tournera, j’en ai sa parole.
FLAMINIA.
Seigneur, je vous ai déjà dit qu’Arlequin nous était nécessaire.
LE PRINCE.
Oui, qu’on l’arrête autant qu’on pourra ; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s’il veut en épouser une autre que sa maîtresse.
TRIVELIN.
Il n’y a qu’à réduire ce drôle-là, s’il ne veut pas.
LE PRINCE.
Non, la loi qui veut que j’épouse une de mes sujettes me défend d’user de violence contre qui que ce soit.
FLAMINIA.
Vous avez raison ; soyez tranquille, j’espère que tout se fera à l’amiable. Silvia vous connaît déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n’est-il pas vrai ?
LE PRINCE.
Je vous ai dit qu’un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison ; j’avais soif, elle alla me chercher à boire : je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l’aveu. Je l’ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais : mais quoiqu’elle m’ait traité avec beaucoup de douceur, je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m’a surpris deux fois avec elle.
FLAMINIA.
Il faudra mettre à profit l’ignorance où elle est de votre rang ; on l’a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt ; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai !
LE PRINCE, s’en allant.
J’y consens. Si vous m’acquérez le coeur de Silvia, il n’est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance.
FLAMINIA.
Toi, Trivelin, va-t-en dire à ma soeur qu’elle tarde trop à venir.
TRIVELIN.
Il n’est pas besoin, la voilà qui entre ; adieu, je vais au-devant d’Arlequin !
SCÈNE III. Lisette, Flaminia. §
LISETTE.
Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu ?
FLAMINIA.
Approche un peu que je te regarde.
LISETTE.
Tiens, vois à ton aise.
FLAMINIA, après l’avoir regardée.
Oui-dà, tu es jolie aujourd’hui !
LISETTE, en riant.
Je le sais bien ; mais qu’est-ce que cela fait ?
LISETTE, refusant.
Je ne saurais, mon miroir me l’a recommandée.
FLAMINIA.
Il le faut, te dis-je !
LISETTE, en tirant sa boîte à miroir, et ôtant la mouche.
Quel meurtre ! Pourquoi persécutes-tu ma mouche ?
FLAMINIA.
J’ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite.
LISETTE.
C’est le sentiment de bien des gens.
FLAMINIA.
Tu aimes à plaire ?
LISETTE.
C’est mon faible.
FLAMINIA.
Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu’un, en lui témoignant d’en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin ?
LISETTE.
Mais j’en reviens à ma mouche, elle me paraît nécessaire à l’expédition que tu me proposes.
FLAMINIA.
N’oublieras-tu jamais ta mouche ? Non, elle n’est pas nécessaire : il s’agit ici d’un homme simple, d’un villageois sans expérience, qui s’imagine que nous autres femmes d’ici sommes obligées d’être aussi modestes que les femmes de son village ; oh ! la modestie de ces femmes-là n’est pas faite comme la nôtre ; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient ; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières ; c’est de ces manières dont je te parle ; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut ? Voyons, que lui diras-tu ?
LISETTE.
Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi ?
FLAMINIA.
Écoute-moi, point d’air coquet d’abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh ! Il faut en effacer cela ; tu mets je ne sais quoi d’étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c’est du nonchalant, du tendre, du mignard ; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries ; ta tête est légère ; ton menton porte au vent ; tu cours après un air jeune, galant et dissipé ; parles-tu aux gens, leur réponds-tu ? Tu prends de certains tons, tu te sers d’un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles ; oh ! Toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s’est tourné comme cela, voilà qui est fini : mais ici il faut, s’il te plaît, faire main basse sur tous ces agréments-là ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n’a pas le goût si fort, lui. Tiens, c’est tout comme un homme qui n’aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l’eau-de-vie ne lui plairaient pas !
LISETTE, étonnée.
Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis !
FLAMINIA, d’un air naïf.
Bon ! C’est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules : mais tu es en sûreté de la part des hommes.
LISETTE.
Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j’ai ?
FLAMINIA.
Rien : tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos ; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés ; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire ; regarde-moi d’un air ingénu !
LISETTE, se tournant.
Tiens, ce regard-là est-il bon ?
FLAMINIA.
Hum ! Il a encore besoin de quelque correction.
LISETTE.
Oh dame, veux-tu que je te dise ? Tu n’es qu’une femme, est-ce que cela anime ? Laissons cela, car tu m’emporterais la fleur de mon rôle. C’est pour Arlequin, n’est-ce-pas ?
FLAMINIA.
Pour lui-même.
LISETTE.
Mais le pauvre garçon, si je ne l’aime pas, je le tromperai ; je suis fille d’honneur, et je m’en fais un scrupule.
FLAMINIA.
S’il vient à t’aimer, tu l’épouseras, et cela te fera ta fortune ; as-tu encore des scrupules ? Tu n’es, non plus que moi, que la fille d’un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame.
LISETTE.
Oh ! Voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là, si je l’épouse, il n’est pas nécessaire que je l’aime. Adieu, tu n’as qu’à m’avertir quand il sera temps de commencer.
FLAMINIA.
Je me retire aussi ; car voilà Arlequin qu’on amène !
SCÈNE IV. Arlequin, Trivelin §
TRIVELIN.
Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici ?
N’est-il pas vrai que voilà une belle maison ?
ARLEQUIN.
Que diantre, qu’est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu’est-ce que c’est que vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ?
TRIVELIN.
Je suis un honnête homme, à présent votre domestique : je ne veux que vous servir, et nous n’allons pas plus loin.
ARLEQUIN.
Honnête homme ou fripon, je n’ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m’en retourne !
TRIVELIN, l’arrêtant.
Doucement.
ARLEQUIN.
Parlez donc, eh ! Vous êtes bien impertinent d’arrêter votre maître ?
TRIVELIN.
C’est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien.
ARLEQUIN.
Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi ?
TRIVELIN.
Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent.
ARLEQUIN.
Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire ?
TRIVELIN.
Oui, sur Silvia.
ARLEQUIN, charmé, et vivement.
Ah ! Silvia ! Hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c’est, je ne savais pas que j’avais à vous parler.
TRIVELIN.
Vous l’avez perdue depuis deux jours ?
ARLEQUIN.
Oui, des voleurs me l’ont dérobée.
TRIVELIN.
Ce ne sont pas des voleurs.
ARLEQUIN.
Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons.
TRIVELIN.
Je sais où elle est !
ARLEQUIN, charmé et le caressant.
Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu’il vous plaira ? Que je suis fâché de n’être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l’honnête homme, de quel côté faut-il tourner ? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi ?
TRIVELIN.
Vous la verrez ici !
ARLEQUIN, charmé et d’un air doux.
Mais quand j’y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m’amener ici comme vous faites ? Ô Silvia ! Chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie.
TRIVELIN, à part les premiers mots.
De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Écoutez, j’ai bien autre chose à vous dire !
ARLEQUIN, le pressant.
Allons d’abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience.
TRIVELIN.
Je vous dis que vous la verrez : mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d’un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle ?
ARLEQUIN, triste.
Oui : il avait la mine d’un hypocrite.
TRIVELIN.
Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable.
ARLEQUIN.
Pardi, il n’a rien trouvé de nouveau.
TRIVELIN.
Et il en a fait au Prince un récit qui l’a enchanté.
TRIVELIN.
Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu’on l’amenât ici.
ARLEQUIN.
Mais il me la rendra, comme cela est juste ?
TRIVELIN.
Hum ! Il y a une petite difficulté : il en est devenu amoureux, et souhaiterait d’en être aimé à son tour.
ARLEQUIN.
Son tour ne peut pas venir, c’est moi qu’elle aime.
TRIVELIN.
Vous n’allez point au fait, écoutez jusqu’au bout !
ARLEQUIN, haussant le ton.
Mais le voilà, le bout. Est-ce qu’on veut me chicaner mon bon droit ?
TRIVELIN.
Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses États ?
ARLEQUIN, brusquement.
Je ne sais point cela : cela m’est inutile.
TRIVELIN.
Je vous l’apprends !
ARLEQUIN, brusquement.
Je ne me soucie pas de nouvelles.
TRIVELIN.
Silvia plaît donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l’épouser. L’amour qu’elle a pour vous fait obstacle à celui qu’il tâche de lui donner pour lui.
ARLEQUIN.
Qu’il fasse donc l’amour ailleurs ; car il n’aurait que la femme, moi, j’aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l’un et à l’autre, et nous serions tous trois mal à notre aise.
TRIVELIN.
Vous avez raison : mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux ?
ARLEQUIN, après avoir rêvé.
À la vérité il sera d’abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d’un brave homme, et cela console ; au lieu que s’il l’épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n’y aura que lui qui rira, et il n’y a pas de plaisir à rire tout seul.
TRIVELIN.
Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maître. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu’on lui a prédit l’aventure qui la lui a fait connaître, et qu’elle doit être sa femme ; il faut que cela arrive, cela est écrit là-haut.
ARLEQUIN.
Là-haut on n’écrit pas de telles impertinences : pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j’accomplisse la prédiction ?
TRIVELIN.
Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne.
ARLEQUIN.
Eh bien, c’est ma mort qu’on a prédite ; ainsi c’est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n’y a que l’astrologue à pendre.
TRIVELIN.
Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal ; nous avons ici d’aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage.
ARLEQUIN.
Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu’elle porte son amitié ailleurs ! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m’attraper ? Allez, mon fils, vous n’êtes qu’un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher.
TRIVELIN.
Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l’amitié du Prince ?
ARLEQUIN.
Bon ! Mon ami ne serait pas seulement mon camarade.
TRIVELIN.
Mais les richesses que vous promet cette amitié ?
ARLEQUIN.
On n’a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu’on a bon appétit et de quoi vivre.
TRIVELIN.
Vous ignorez le prix de ce que vous refusez !
ARLEQUIN, d’un air négligent.
C’est à cause de cela que je n’y perds rien.
TRIVELIN.
Maison à la ville, maison à la campagne.
ARLEQUIN.
Ah, que cela est beau ! il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse ; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne ?
TRIVELIN.
Parbleu, vos valets !
ARLEQUIN.
Mes valets ? Qu’ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois ?
TRIVELIN, riant.
Non, que je pense ; vous ne serez pas en deux endroits en même temps.
ARLEQUIN.
Eh bien, innocent que vous êtes, si je n’ai pas ce secret-là, il est inutile d’avoir deux maisons.
TRIVELIN.
Quand il vous plaira, vous irez de l’une à l’autre.
ARLEQUIN.
À ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ?
TRIVELIN.
Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange ! Cependant tout le monde est charmé d’avoir de grands appartements, nombre de domestiques...
ARLEQUIN.
Il ne me faut qu’une chambre, je n’aime point à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.
TRIVELIN.
Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors : mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d’avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l’agrément d’être meublé superbement ?
ARLEQUIN.
Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent ; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s’asseoir, prendre ses repas et se coucher ? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé ? N’ai-je pas toutes mes commodités ? Oh, mais je n’ai pas de carrosse ? En montrant ses jambes. Eh bien, je ne verserai point. Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m’a donné ? N’est-ce pas là de bonnes jambes ? Eh morbleu, il n’y a pas de raison à vous d’avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d’honnêtes laboureurs qui n’en ont point, cela nous fera du pain ; vous marcherez, et vous n’aurez pas les gouttes.
TRIVELIN.
Têtubleu ! Vous êtes vif : si l’on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers !
ARLEQUIN, brusquement.
Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m’ennuyer de tous vos comptes. Vous m’avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n’a que sa parole.
TRIVELIN.
Un moment : vous ne vous souciez ni d’honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages.
ARLEQUIN.
Il n’y a pas là pour un sol de bonne marchandise.
TRIVELIN.
La bonne chère vous tenterait-elle ? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle ? Seriez-vous bien aise d’avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance ? Imaginez-vous ce qu’il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson : vous l’aurez, et pour toute votre vie.
Vous ne répondez rien ?
ARLEQUIN.
Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste ; car je suis gourmand, je l’avoue : mais j’ai encore plus d’amour que de gourmandise.
TRIVELIN.
Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux ; il ne s’agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre.
ARLEQUIN.
Non, non, je m’en tiens au boeuf, et au vin de mon cru.
TRIVELIN.
Que vous auriez bu de bon vin ! Que vous auriez mangé de bons morceaux !
ARLEQUIN.
J’en suis fâché, mais il n’y a rien à faire ; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela : voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas ?
TRIVELIN.
Vous l’entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin !
SCÈNE V. Lisette, Arlequin, Trivelin. §
LISETTE, à TRIVELIN.
Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande.
TRIVELIN.
Le Prince me demande, j’y cours : mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence.
ARLEQUIN.
Oh ! Ce n’est pas la peine ; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie.
TRIVELIN.
Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt.
SCÈNE VI. Arlequin, Lisette. §
ARLEQUIN, se retirant au coin du théâtre.
3Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m’affriander d’elle. Néant !
LISETTE, doucement.
C’est donc vous, Monsieur, qui êtes l’amant de Mademoiselle Silvia ?
ARLEQUIN, froidement.
Oui.
LISETTE.
C’est une très jolie fille !
ARLEQUIN, du même ton.
Oui.
LISETTE.
Tout le monde l’aime !
ARLEQUIN, brusquement.
Tout le monde a tort.
LISETTE.
Pourquoi cela, puisqu’elle le mérite ?
ARLEQUIN, brusquement.
C’est quelle n’aimera personne que moi.
LISETTE.
Je n’en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous.
ARLEQUIN.
À quoi cela sert-il, ce pardon-là ?
LISETTE.
Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l’étais de son obstination à vous aimer.
ARLEQUIN.
Et en vertu de quoi étiez-vous surprise ?
LISETTE.
C’est qu’elle refuse un prince aimable.
ARLEQUIN.
Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi ?
LISETTE, d’un air doux.
Non, mais enfin c’est un prince.
ARLEQUIN.
Qu’importe ? En fait de fille, ce prince n’est pas plus avancé que moi !
LISETTE, doucement.
À la bonne heure ; j’entends seulement qu’il a des sujets et des États, et que, tout aimable que vous êtes, vous n’en avez point.
ARLEQUIN.
Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos États ; si je n’ai pas de sujets, je n’ai charge de personne ; et si tout va bien, je m’en réjouis, si tout va mal, ce n’est pas ma faute. Pour des États, qu’on en ait ou qu’on n’en ait point, on n’en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid : ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien !
LISETTE, à part.
Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle !
ARLEQUIN, comme lui demandant ce qu’elle dit.
Hem ?
LISETTE.
J’ai du malheur dans ce que je vous dis ; et j’avoue qu’à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce.
ARLEQUIN.
Dame, Mademoiselle, il n’y a rien de si trompeur que la mine des gens.
LISETTE.
Il est vrai que la vôtre m’a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu’un.
ARLEQUIN.
Oh très tort : mais que voulez-vous ? Je n’ai pas choisi ma physionomie !
LISETTE, en le regardant comme étonnée.
Non, je n’en saurais revenir quand je vous regarde.
ARLEQUIN.
Me voilà pourtant, et il n’y a point de remède, je serai toujours comme cela !
LISETTE, d’un air un peu fâché.
Oh j’en suis persuadée.
ARLEQUIN.
Par bonheur vous ne vous en souciez guère ?
LISETTE.
Pourquoi me demandez-vous cela ?
ARLEQUIN.
Eh pour le savoir !
LISETTE, d’un air naturel.
Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire !
ARLEQUIN, à part les premiers mots. .
Comme elle y va ! Tenez, dans le fond, c’est dommage que vous soyez une si grande coquette.
LISETTE.
Moi ?
ARLEQUIN.
Vous-même.
LISETTE.
Savez-vous bien qu’on n’a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m’insultez ?
ARLEQUIN, d’un air naïf.
Point du tout : il n’y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent ; ce n’est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c’est vous qui avez tort de l’être, Mademoiselle !
LISETTE, d’un air un peu vif.
Mais par où voyez-vous donc que je le suis ?
ARLEQUIN.
Parce qu’il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m’aimez. Écoutez, si vous m’aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s’en aille ; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu’une fille me fasse l’amour la première, c’est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m’aimez pas, eh fi ! Mademoiselle, fi ! Fi !
ARLEQUIN.
Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses ? Par la morbleu ! Qu’une femme est laide quand elle est coquette.
LISETTE.
Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez.
ARLEQUIN.
Vous parlez de Silvia, c’est cela qui est aimable ; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l’admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d’auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l’avais vu faire, et puis moi j’avais un plaisir de roi à voir sa honte ; ensuite j’attrapais sa main, qu’elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse ; et puis je lui parlais ; ensuite elle ne me répondait rien, mais n’en pensait pas moins ; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu’elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu’elle : enfin c’était un charme, aussi j’étais comme un fou. Et voilà ce qui s’appelle une fille ; mais vous ne ressemblez point à Silvia.
LISETTE.
En vérité vous me divertissez, vous me faites rire !
ARLEQUIN, en s’en allant.
Oh ! Pour moi, je m’ennuie de vous faire rire à vos dépens : adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu’un amoureux !
SCÈNE VII. Arlequin, Lisette, Trivelin. §
TRIVELIN, à Arlequin.
Vous sortez ?
ARLEQUIN.
Oui ; cette demoiselle veut que je l’aime, mais il n’y a pas moyen.
TRIVELIN.
Allons, allons faire un tour en attendant le dîner, cela vous désennuiera !
SCÈNE VIII. Le Prince, Flaminia, Lisette. §
FLAMINIA, à Lisette.
Eh bien, nos affaires avancent-elles ? Comment va le coeur d’Arlequin ?
LISETTE, d’un air fâché.
Il va très brutalement pour moi.
FLAMINIA.
Il t’a donc mal reçue ?
LISETTE.
Eh fi ! Mademoiselle, vous êtes une coquette : voilà de son style.
LE PRINCE.
J’en suis fâché, Lisette : mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n’en valez pas moins.
LISETTE.
Je vous avoue, seigneur, que si j’étais vaine, je n’aurais pas mon compte ; j’ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là.
FLAMINIA.
Allons, allons, c’est maintenant à moi à tenter l’aventure.
LE PRINCE.
Puisqu’on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m’aimera jamais.
FLAMINIA.
Et moi je vous dis, seigneur, que j’ai vu Arlequin, qu’il me plaît à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content ; que je vous ai promis que vous le seriez ; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là, je n’en rabattrais pas la valeur d’un mot. Oh ! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient ? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là, moi qui l’ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme ? c’est tout dire. Eh mais j’irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela ; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main ; je l’entends d’ici vous dire : Je vous aime ; je vois vos noces, elles se font ; Arlequin m’épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini.
LISETTE, d’un air incrédule.
Tout est fini, rien n’est commencé.
FLAMINIA.
Tais-toi, esprit court.
LE PRINCE.
Vous m’encouragez à espérer ; mais je vous avoue que je ne vois d’apparence à rien.
FLAMINIA.
Je les ferai bien venir, ces apparences, j’ai de bons moyens pour cela ; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu’elle voie Arlequin.
LISETTE.
Quand ils se seront vus, j’ai bien peur que tes moyens n’aillent mal.
LE PRINCE.
Je pense de même !
FLAMINIA, d’un air indifférent.
Eh ! Nous ne différons que du oui et du non, ce n’est qu’une bagatelle. Pour moi, j’ai résolu qu’ils se voient librement : sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c’est ce tour-là que j’ai mis à la tête.
LE PRINCE.
Faites donc à votre fantaisie.
FLAMINIA.
Retirons-nous, voici Arlequin qui vient !
SCÈNE IX. Arlequin, Trivelin et une suite de valets. §
ARLEQUIN.
Par parenthèse, dites-moi une chose : il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux !
TRIVELIN.
Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance ; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur.
ARLEQUIN.
Oh ! Oh ! C’est donc une marque d’honneur ?
TRIVELIN.
Oui sans doute.
ARLEQUIN.
Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux ?
TRIVELIN.
Personne.
ARLEQUIN.
Eh vous, n’avez-vous personne aussi ?
TRIVELIN.
Non.
ARLEQUIN.
On ne vous honore donc pas, vous autres ?
TRIVELIN.
Nous ne méritons pas cela !
ARLEQUIN, en colère et prenant son bâton.
Allons, cela étant, hors d’ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là.
TRIVELIN.
D’où vient donc cela ?
ARLEQUIN.
Détalez, je n’aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu’on les honore.
TRIVELIN.
Vous ne m’entendez pas !
ARLEQUIN, en le frappant.
Je m’en vais donc vous parler plus clairement !
TRIVELIN, en s’enfuyant.
Arrêtez, arrêtez, que faites-vous ?
SCÈNE X. Arlequin, Trivelin. §
ARLEQUIN, revient sur le théâtre.
5Ces maurauds-là ! j’ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d’honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui : c’est se moquer du monde ! Il se retourne et voit Trivelin qui revient ! Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué ?
TRIVELIN, de loin.
Écoutez, vous m’avez battu : mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable.
ARLEQUIN.
Vous le voyez bien !
TRIVELIN, de loin.
Quand je vous dis que nous ne méritons pas d’avoir des gens à notre suite, ce n’est pas que nous manquions d’honneur ; c’est qu’il n’y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu’on honore de cette manière-là : s’il suffisait d’être honnête homme, moi qui vous parle, j’aurais après moi une armée de valets !
ARLEQUIN, remettant sa latte.
Oh ! À présent je vous comprends ; que diantre ! Que ne dites-vous les choses comme il faut ? Je n’aurais pas les bras démis, et vos épaules s’en porteraient mieux.
TRIVELIN.
Vous m’avez fait mal.
ARLEQUIN.
Je le crois bien, c’était mon intention ; par bonheur ce n’est qu’un malentendu, et vous devez être bien aise d’avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c’est qu’on fait ici tout l’honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n’est qu’honnête-homme, rien.
TRIVELIN.
C’est cela même !
ARLEQUIN, d’un air dégoûté.
Sur ce pied-là ce n’est pas grand-chose que d’être honoré, puisque cela ne signifie pas qu’on soit honorable.
TRIVELIN.
Mais on peut être honorable avec cela.
ARLEQUIN.
Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie ; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d’un coup pour un honnête homme, j’aime autant cela que d’être pris pour un grand seigneur.
TRIVELIN.
Nous avons ordre de rester auprès de vous.
ARLEQUIN.
Menez-moi donc voir SIlvia.
TRIVELIN.
Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre : adieu, je me retire !
SCÈNE XI. Silvia, Flaminia, Arlequin. §
SILVIA, en entrant, accourt avec joie.
Ah le voici ! Eh ! Mon cher Arlequin, c’est donc vous ! Je vous revois donc ! Le pauvre enfant ! Que je suis aise !
ARLEQUIN, tout étouffé de joie.
Et moi aussi.
Oh ! Oh ! Je me meurs de joie.
SILVIA.
Là, là, mon fils, doucement ; comme il m’aime, quel plaisir d’être aimée comme cela !
FLAMINIA, en les regardant tous deux.
Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles.
Si quelqu’un m’entendait dire cela, je serais perdue : mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains !
SILVIA, lui répondant.
Hélas ! C’est que vous êtes un bon coeur. J’ai bien soupiré, mon cher Arlequin !
ARLEQUIN, tendrement et lui prenant la main.
M’aimez-vous toujours ?
SILVIA.
Si je vous aime ! Cela se demande-t-il ? Est-ce une question à faire ?
FLAMINIA, d’un air naturel à Arlequin.
Oh ! Pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l’ai vue au désespoir, je l’ai vue pleurer de votre absence ; elle m’a touchée moi-même, je mourais d’envie de vous voir ensemble ; vous voilà : adieu, mes amis, je m’en vais, car vous m’attendrissez ; vous me faites tristement ressouvenir d’un amant que j’avais, et qui est mort ; il avait de l’air d’Arlequin, et je ne l’oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m’a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite ; et vous, Arlequin, quelque chose qu’il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela !
ARLEQUIN, doucement.
Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien ; je suis votre ami aussi, moi ; je suis fâché de la mort de votre amant, c’est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi !
SCÈNE XII. Arlequin, Silvia. §
SILVIA, d’un air plaintif.
Eh bien, mon cher Arlequin ?
ARLEQUIN.
Eh bien, mon âme ?
SILVIA.
Nous sommes bien malheureux.
ARLEQUIN.
Aimons-nous toujours ; cela nous aidera à prendre patience.
SILVIA.
Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle ? Cela m’inquiète.
ARLEQUIN.
Hélas ! m’amour, je vous dis de prendre patience, mais je n’ai pas plus de courage que vous.
Pauvre petit trésor à moi, ma mie ; il y a trois jours que je n’ai vu ces beaux yeux-là, regardez-moi toujours pour me récompenser !
SILVIA, d’un air inquiet.
Ah ! J’ai bien des chose à vous dire ! J’ai peur de vous perdre ; j’ai peur qu’on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie ; j’ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez.
ARLEQUIN.
Petit coeur, est-ce que je m’accoutumerais à être malheureux ?
SILVIA.
Je ne veux point que vous m’oubliiez ; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi ; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c’est une pitié que mon embarras, tout me chagrine !
ARLEQUIN pleure.
Hi ! hi ! hi ! hi !
SILVIA, tristement.
Oh bien, Arlequin, je m’en vais donc pleurer aussi, moi.
ARLEQUIN.
Comment voulez-vous que je m’empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste ? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée ?
SILVIA.
Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine.
ARLEQUIN.
Oui ; mais je devinerai que vous l’êtes ; il faut me promettre que vous ne le serez plus.
SILVIA.
Oui, mon fils : mais promettez-moi aussi que vous m’aimerez toujours !
ARLEQUIN, en s’arrêtant tout court pour la regarder.
Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maîtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà, dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse ?
SILVIA, bonnement.
Voilà qui va bien, je ne sais point de serments ; vous êtes un garçon d’honneur, j’ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. À qui est-ce que je la porterais ? N’êtes-vous pas le plus joli garçon qu’il y ait ? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi ? Eh bien, n’est-ce pas assez ? Nous en faut-il davantage ? Il n’y a qu’à rester comme nous sommes, il n’y aura pas besoin de serments.
ARLEQUIN.
Dans cent ans d’ici, nous serons tout de même.
SILVIA.
Sans doute.
ARLEQUIN.
Il n’y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux.
SILVIA.
Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout.
ARLEQUIN.
C’est une bagatelle ; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur.
SILVIA.
Oh ! Pourtant, je n’aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi.
ARLEQUIN.
Il n’y aura qu’à ne pas songer que nous pâtissons !
SILVIA, en le regardant tendrement.
Ce cher petit homme, comme il m’encourage !
ARLEQUIN, tendrement.
Je ne m’embarrasse que de vous !
SILVIA, en le regardant.
Où est-ce qu’il prend tout ce qu’il me dit ? Il n’y a que lui au monde comme cela ; mais aussi il n’y a que moi pour vous aimer, Arlequin !
ARLEQUIN saute d’aise.
C’est comme du miel, ces paroles-là !
SCÈNE XIII. Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin. §
TRIVELIN, à Silvia.
Je suis au désespoir de vous interrompre : mais votre mère vient d’arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler !
SILVIA, regardant Arlequin;
Arlequin, ne me quittez pas, je n’ai rien de secret pour vous !
ARLEQUIN, la prenant sous le bras.
Marchons, ma petite !
FLAMINIA, d’un air de confiance, et s’approchant d’eux.
Ne craignez rien, mes enfants ; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia ; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu’il vous plaira, c’est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper.
ARLEQUIN.
Oh non ; vous êtes de notre parti, vous.
SILVIA.
Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt !
ARLEQUIN, à Flaminia qui veut s’en aller, et qu’il arrête.
Notre amie, pendant qu’elle sera là, restez avec moi, pour empêcher que je ne m’ennuie ; il n’y a ici que votre compagnie que je puisse endurer !
FLAMINIA, comme en secret.
Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi : mais j’ai peur qu’on ne s’aperçoive de l’amitié que j’ai pour vous.
TRIVELIN.
Seigneur Arlequin, le dîner est prêt !
ARLEQUIN, tristement.
Je n’ai point de faim !
FLAMINIA, d’un air d’amitié.
Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin !
ARLEQUIN, doucement.
Croyez-vous ?
FLAMINIA.
Oui.
ARLEQUIN.
Je ne saurais.
La soupe est-elle bonne ?
TRIVELIN.
Exquise.
ARLEQUIN.
Hum, il faut attendre Silvia ; elle aime le potage.
FLAMINIA.
Je crois qu’elle dînera avec sa mère ; vous êtes le maître pourtant : mais je vous conseille de les laisser ensemble, n’est-il pas vrai ? Après dîner vous la verrez.
ARLEQUIN.
Je veux bien : mais mon appétit n’est pas encore ouvert.
TRIVELIN.
Le vin est au frais, et le rôt tout prêt.
ARLEQUIN.
Je suis si triste... Ce rôt est donc friand ?
TRIVELIN.
C’est du gibier qui a une mine...
ARLEQUIN.
Que de chagrins ! Allons donc ; quand la viande est froide, elle ne vaut rien.
FLAMINIA.
N’oubliez pas de boire à ma santé.
ARLEQUIN.
Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance.
FLAMINIA.
Oui-dà, de tout mon coeur, j’ai une demi-heure à vous donner.
ARLEQUIN.
Bon, je suis content de vous !
ACTE II §
SCÈNE PREMIÈRE. Flaminia, Silvia §
SILVIA.
Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien ; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin ?
FLAMINIA.
Il va venir, il dîne encore.
SILVIA.
C’est quelque chose d’épouvantable que ce pays-ci ! Je n’ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d’amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu’ils sont pleins de coeur et de conscience ; point du tout, de tous ces gens-là, il n’y en a pas un qui ne vienne me dire d’un air prudent : Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d’abandonner Arlequin, et d’épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s’ils m’exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j’ai promis à Arlequin ; où est la fidélité, la probité, la bonne foi ? Ils ne m’entendent pas ; ils ne savent ce que c’est que tout cela, c’est tout comme si je leur parlais grec ; ils me rient au nez, me disent que je fais l’enfant, qu’une grande fille doit avoir de la raison : Eh ! cela n’est-il pas joli ? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? D’où sortent-ils ? De quelle pâte sont-ils ?
FLAMINIA.
De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia ; que cela ne vous étonne pas, ils s’imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince.
SILVIA.
Mais ne suis-je pas obligée d’être fidèle ? N’est-ce pas mon devoir d’honnête fille ? Et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? Par-dessus le marché, cette fidélité n’est-elle pas mon charme ? Et on a le courage de me dire : Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée.
FLAMINIA.
Que voulez-vous ? Ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content.
SILVIA.
Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté ? Quelle fantaisie d’en vouloir une qui ne veut pas de lui ? Quel goût trouve-t-il à cela ? Car c’est un abus que tout ce qu’il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu’il m’envoie ; tout cela lui coûte un argent infini, c’est un abîme, il se ruine ; demandez-moi ce qu’il y gagne ? Quand il me donnerait toute la boutique d’un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu’un petit peloton qu’Arlequin m’a donné.
FLAMINIA.
Je n’en doute pas, voilà ce que c’est que l’amour ; j’ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton.
SILVIA.
Tenez, si j’avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç’aurait été contre un officier du palais, qui m’a vue cinq ou six fois, et qui est d’aussi bonne façon qu’on puisse être : il y a bien à tirer si le Prince le vaut ; c’est dommage que je n’aie pu l’aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince.
FLAMINIA, souriant en cachette.
Oh ! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaîtrez.
SILVIA.
Eh bien, qu’il tâche de m’oublier, qu’il me renvoie, qu’il voie d’autres filles ; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi : mais cela ne les empêche pas d’aimer tout le monde, j’ai bien vu que cela ne leur coûte rien : mais pour moi, cela m’est impossible.
FLAMINIA.
Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ?
SILVIA, d’un air modeste.
Oh que si, il y en a de plus jolies que moi ; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu’à moi d’être tout à fait belle : j’en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu’on y est trompé.
FLAMINIA.
Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.
SILVIA.
Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d’une pièce auprès d’elles, je demeure là, je ne vais ni ne viens ; au lieu qu’elles, elles sont d’une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon ; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n’ose regarder les gens et qui est confuse qu’on la trouve belle.
FLAMINIA.
Eh ! Voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu’il estime ; c’est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles : Eh ! Croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d’ici, car elles ne vous louent guère.
SILVIA.
Qu’est-ce donc qu’elles disent ?
FLAMINIA.
Des impertinences ; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l’autre jour ces jalouses entre elles ; de taille plus gauche ? Là-dessus l’une vous prenait par les yeux, l’autre par la bouche ; il n’y avait pas jusqu’aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie ; j’étais dans une colère !...
SILVIA, fâchée.
Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là.
FLAMINIA.
Sans difficulté.
SILVIA.
Que je les hais, ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m’aime et qu’il les laisse là ?
FLAMINIA.
Oh ! Elles sont persuadées qu’il ne vous aimera pas longtemps, que c’est un caprice qui lui passera, et qu’il en rira tout le premier !
SILVIA, piquée, et après avoir un peu regardé Flaminia.
Hum ! Elles sont bien heureuses que j’aime Arlequin, sans cela j’aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.
FLAMINIA.
Ah ! Qu’elles mériteraient bien d’être punies ! Je leur ai dit : Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince ; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder.
SILVIA.
Pardi, vous voyez bien ce qu’il en est, il ne tient qu’à moi de les confondre.
FLAMINIA.
Voilà de la compagnie qui vous vient.
SILVIA.
Eh ! Je crois que c’est cet officier dont je vous ai parlé, c’est lui-même. Voyez la belle physionomie d’homme !
SCÈNE II. Le Prince, sous le nom d’officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents. §
SILVIA.
Comment, vous voilà, Monsieur ? Vous saviez donc bien que j’étais ici ?
LE PRINCE.
Oui, Mademoiselle, je le savais ; mais vous m’aviez dit de ne plus vous voir, et je n’aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je l’accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l’honneur de vous faire la révérence !
SILVIA, doucement.
Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. À l’égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu’elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela ; mais qu’elle me la fasse, puisque c’est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal.
LISETTE.
Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l’impossible !
SILVIA, répétant d’un air fâché, et à part, et faisant une révérence.
Je ne vous demande pas l’impossible, quelle manière de parler !
LISETTE.
Quel âge avez-vous, ma fille ?
SILVIA.
Je l’ai oubliée, ma mère !
FLAMINIA, à Silvia.
Bon ! Le Prince paraît et affecte d’être surpris.
LISETTE.
Elle se fâche, je pense ?
LE PRINCE.
Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte !
LISETTE.
Ce n’est pas mon dessein ; j’avais la curiosité de voir cette petite fille qu’on aime tant, qui fait naître une si forte passion ; et je cherche ce qu’elle a de si aimable. On dit qu’elle est naïve, c’est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté ; voyons son esprit.
SILVIA.
Eh non, Madame, ce n’est pas la peine, il n’est pas si plaisant que le vôtre !
LISETTE, riant.
Ah ! Ah ! Vous demandiez du naïf, en voilà.
LE PRINCE.
Allez-vous-en, Madame.
SILVIA.
Cela m’impatiente à la fin, et si elle ne s’en va, je me fâcherai tout de bon !
LE PRINCE, à Lisette.
Vous vous repentirez de votre procédé !
LISETTE, en se retirant d’un air dédaigneux.
Adieu ; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix !
SCÈNE III. Le Prince, Flaminia, Silvia. §
FLAMINIA.
Voilà une créature bien effrontée !
SILVIA.
Je suis outrée, j’ai bien affaire qu’on m’enlève pour se moquer de moi ; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? Je ne voudrais pas être changée contre elles.
FLAMINIA.
Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là.
LE PRINCE.
Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi ; vous m’en voyez au désespoir, n’en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous ; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaître notre souveraine ; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m’écoute, et que je vous importune encore !
FLAMINIA, d’un air naturel.
Quel mal faites-vous ? Ne sais-je pas bien qu’on ne peut la voir sans l’aimer ?
SILVIA.
Et moi, je voudrais qu’il ne m’aimât pas, car j’ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change ; encore si c’était un homme comme tant d’autres, à qui on dit ce qu’on veut ; mais il est trop agréable pour qu’on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez.
LE PRINCE.
Ah ! Que vous êtes obligeante, Silvia ! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n’est de vous aimer toujours !
SILVIA.
Eh bien ! Aimez-moi, à la bonne heure, j’y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience ; car je ne saurais mieux faire, en vérité : Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j’avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu ; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse.
LE PRINCE.
Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d’aimer Silvia ? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien ? Non, la tendresse d’une autre me toucherait moins que la seule bonté qu’elle a de me plaindre !
SILVIA, à Flaminia.
Et moi, je vous en fais juge aussi ; là, vous l’entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu’on lui dit en bien ?
FLAMINIA.
Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est.
SILVIA.
Ah çà ! n’allez-vous pas l’attendrir encore, il n’a pas besoin qu’on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez.
Croyez-moi, tâchez de m’aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m’a injuriée.
LE PRINCE.
Oui, ma chère Silvia, j’y cours ; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j’aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie.
SILVIA.
Oh ! Je m’en doutais bien, je vous connais.
FLAMINIA.
Allez, Monsieur, hâtez-vous d’informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question ; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia
LE PRINCE.
Vous aurez bientôt de mes nouvelles !
SCÈNE IV. Flaminia, Silvia. §
FLAMINIA.
Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu’on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l’habit qu’on vous a fait, il me tarde de vous le voir.
SILVIA.
Tenez, l’étoffe est belle, elle m’ira bien ; mais je ne veux point de tous ces habits-là, car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là.
FLAMINIA.
Vous vous trompez ; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout ; vraiment, vous ne le connaissez pas.
SILVIA.
Je m’en vais donc sur votre parole ; pourvu qu’il ne me dise pas après : Pourquoi as-tu pris mes présents ?
FLAMINIA.
Il vous dira : Pourquoi n’en avoir pas pris davantage ?
SILVIA.
En ce cas-là, j’en prendrai tant qu’il voudra, afin qu’il n’ait rien à me dire.
FLAMINIA.
Allez, je réponds de tout !
SCÈNE V. Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin. §
FLAMINIA, à part.
Il me semble que les choses commencent à prendre forme ; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m’aimer, j’en profiterais de bon coeur !
ARLEQUIN, riant.
Ah ! Ah ! Ah ! Bonjour, mon amie !
FLAMINIA, en souriant.
Bonjour, Arlequin ; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j’en rie aussi ?
ARLEQUIN.
C’est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m’a mené par toutes les chambres de la maison, où l’on trotte comme dans les rues ; où l’on jase comme dans notre halle, sans que le maître de la maison s’embarrasse de tous ces visages-là, et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu’il leur dise : Voulez-vous boire un coup ? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j’ai vu un grand coquin qui a levé l’habit d’une dame par-derrière. Moi, j’ai cru qu’il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement : Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m’a entendu, s’est retournée et m’a dit : Ne voyez-vous pas bien qu’il me porte la queue ? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue ? Ai-je repris. Sur cela le polisson s’est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait : par compagnie je me suis mis à rire aussi. À cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous ?
FLAMINIA.
D’une bagatelle : c’est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames.
ARLEQUIN.
C’est donc encore un honneur ?
FLAMINIA.
Oui, vraiment.
ARLEQUIN.
Pardi, j’ai donc bien fait d’en rire ; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché.
FLAMINIA.
Vous êtes gai, j’aime à vous voir comme cela ; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté ?
ARLEQUIN.
Ah ! Morbleu, qu’on a apporté de friandes drogues ! Que le cuisinier d’ici fait de bonnes fricassées ! Il n’y a pas moyen de tenir contre sa cuisine ; j’ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute.
FLAMINIA.
Quoi ! Vous vous êtes encore ressouvenu de moi ?
ARLEQUIN.
Quand j’ai donné mon amitié à quelqu’un, jamais je ne l’oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère ?
TRIVELIN.
Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia ?
ARLEQUIN.
Taisez-vous quand je parle.
FLAMINIA.
Vous avez tort, Trivelin.
TRIVELIN.
Comment, j’ai tort !
FLAMINIA.
Oui ; pourquoi l’empêchez-vous de parler de ce qu’il aime ?
TRIVELIN.
À ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince !
FLAMINIA, comme épouvantée.
Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous !
ARLEQUIN, en colère.
Non, ma bonne.
Écoute, je suis ton maître, car tu me l’as dit ; je n’en savais rien, fainéant que tu es ! S’il t’arrive de faire le rapporteur, et qu’à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c’est deux oreilles que tu auras de moins : je te les garantis dans ma poche.
TRIVELIN.
Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir.
ARLEQUIN.
Deux oreilles, entends-tu bien à présent ? Va-t’en.
TRIVELIN.
Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut : mais vous me le paierez, Flaminia !
SCÈNE VI. Arlequin, Flaminia. §
ARLEQUIN.
Cela est terrible ! Je n’ai trouvé ici qu’une personne qui entende la raison, et l’on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise ; quand je ne la vois point, il n’y a qu’avec vous que je m’en passe !
FLAMINIA, d’un air simple.
Je ne suis point ingrate, il n’y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux ; et d’ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu’on vous chagrine, je souffre autant que vous.
ARLEQUIN.
La bonne sorte de fille ! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m’apaise, je suis la moitié moins fâché d’être triste.
FLAMINIA.
Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas ? Qui est-ce qui ne s’intéresserait pas à vous ? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin.
ARLEQUIN.
Cela se peut bien, je n’y ai jamais regardé de si près.
FLAMINIA.
Si vous saviez combien il m’est cruel de n’avoir point de pouvoir ! Si vous lisiez dans mon coeur !
ARLEQUIN.
Hélas ! Je ne sais point lire, mais vous me l’expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n’être plus affligé, quand ce ne serait que pour l’amour du souci que cela vous donne ; mais cela viendra !
FLAMINIA, d’un ton triste.
Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini ; Trivelin causera, l’on me séparera d’avec vous, et que sais-je, moi, où l’on m’emmènera ? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n’y a plus de plaisir pour moi dans le monde !
ARLEQUIN, triste.
6Pour la dernière fois ! J’ai donc bien du guignon ! Je n’ai qu’une pauvre maîtresse, ils me l’ont emportée, vous emporteraient-ils encore ? Et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela ? Ces gens-là croient-ils que j’aie un coeur de fer ? Ont-ils entrepris mon trépas ? Seront-ils si barbares ?
FLAMINIA.
En tout cas, j’espère que vous n’oublierez jamais Flaminia, qui n’a rien tant souhaité que votre bonheur.
ARLEQUIN.
Ma mie, vous me gagnez le coeur ; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée ? Car je n’ai point d’esprit, moi, quand je suis fâché ; il faut que j’aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé.
FLAMINIA.
Et moi bien malheureuse. Depuis que j’ai perdu mon amant, je n’ai eu de repos qu’en votre compagnie, je respire avec vous ; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler ; je n’ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables.
ARLEQUIN.
Pauvre fille ! Il est fâcheux que j’aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C’était donc un joli garçon ?
FLAMINIA.
Ne vous ai-je pas dit qu’il était fait comme vous, que vous êtes son portrait ?
ARLEQUIN.
Eh vous l’aimiez donc beaucoup ?
FLAMINIA.
Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d’être aimé, et vous verrez combien je l’aimais.
ARLEQUIN.
Je n’ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout ; je n’aurais jamais cru être si joli que vous le dites ; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l’original mérite quelque chose.
FLAMINIA.
Je crois que vous m’auriez encore plu davantage ; mais je n’aurais pas été assez belle pour vous !
ARLEQUIN, avec feu.
Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là.
FLAMINIA.
Vous me troublez, il faut que je vous quitte ; je n’ai que trop de peine à m’arracher d’auprès de vous : mais où cela nous conduirait-il ? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet ; je ne sais où je suis.
ARLEQUIN.
Je suis tout de même.
FLAMINIA.
J’ai trop de plaisir à vous voir.
ARLEQUIN.
Je ne vous refuse pas ce plaisir-là, moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille !
FLAMINIA, s’en allant.
Je n’oserais : adieu !
ARLEQUIN, seul.
Ce pays-ci n’est pas digne d’avoir cette fille-là ; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle !
SCÈNE VII. Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derrière lui, Arlequin. §
TRIVELIN.
Seigneur Arlequin, n’y a-t-il point de risque à reparaître ? N’est-ce point compromettre mes épaules ? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.
ARLEQUIN.
Je serai bon, quand vous serez sage.
TRIVELIN.
Voilà un seigneur qui demande à vous parler ! Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu’Arlequin lui rend !
ARLEQUIN, à part.
J’ai vu cet homme-là quelque part.
LE SEIGNEUR.
Je viens vous demander une grâce ; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin ?
ARLEQUIN.
Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité.
Vous n’avez seulement qu’à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.
LE SEIGNEUR.
De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur !
ARLEQUIN, se couvrant.
Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie ? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n’en sais point rendre.
LE SEIGNEUR.
Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d’estime.
ARLEQUIN.
7Galbanum que tout cela ! Votre visage ne m’est point nouveau, Monsieur ; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette ; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.
LE SEIGNEUR.
Quoi ! Je ne vous saluai point ?
ARLEQUIN.
Pas un brin.
LE SEIGNEUR.
Je ne m’aperçus donc pas de votre honnêteté ?
ARLEQUIN.
Oh que si ; mais vous n’aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage.
LE SEIGNEUR.
Je ne me reconnais point à cela.
ARLEQUIN.
Ma foi, vous n’y perdez rien. Mais que vous plaît-il ?
LE SEIGNEUR.
Je compte sur votre bon coeur ; voici ce que c’est : j’ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince.
ARLEQUIN.
Vous n’avez encore qu’à ne vous pas reconnaître à cela.
LE SEIGNEUR.
Oui ; mais le Prince s’est fâché contre moi.
ARLEQUIN.
Il n’aime donc pas les médisants ?
LE SEIGNEUR.
Vous le voyez bien.
ARLEQUIN.
Oh ! Oh ! Voilà qui me plaît ; c’est un honnête homme ; s’il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit ? Que vous étiez un mal appris ?
LE SEIGNEUR.
Oui.
ARLEQUIN.
Cela est très raisonnable : de quoi vous plaignez-vous ?
LE SEIGNEUR.
Ce n’est pas là tout : Arlequin, m’a-t-il répondu, est un garçon d’honneur ; je veux qu’on l’honore, puisque je l’estime ; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m’y force !
ARLEQUIN, attendri.
Par la morbleu, je suis son serviteur ; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.
LE SEIGNEUR.
Ensuite il m’a dit de me retirer ; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.
ARLEQUIN.
Quand ces amis-là s’en iraient aussi avec vous, il n’y aurait pas grand mal ; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.
LE SEIGNEUR.
Il s’est aussi fâché contre eux.
ARLEQUIN.
Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d’une mauvaise graine de gens.
LE SEIGNEUR.
Et nous ne pouvons reparaître tous qu’à condition que vous demandiez notre grâce.
ARLEQUIN.
Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira ; je vous souhaite un bon voyage.
LE SEIGNEUR.
Quoi ! Vous refuserez de prier pour moi ? Si vous n’y consentiez pas, ma fortune serait ruinée ; à présent qu’il ne m’est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour ? Il faudra que je m’en aille dans mes terres ; car je suis comme exilé.
ARLEQUIN.
Comment, être exilé, ce n’est donc point vous faire d’autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous ?
LE SEIGNEUR.
Vraiment non ; voilà ce que c’est.
ARLEQUIN.
Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l’ordinaire ?
LE SEIGNEUR.
Sans doute, qu’y a-t-il d’étrange à cela ?
ARLEQUIN.
Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu’on est exilé quand on médit ?
LE SEIGNEUR.
Cela arrive assez souvent !
ARLEQUIN saute d’aise.
Allons, voilà qui est fait, je m’en vais médire du premier venu, et j’avertirai Silvia et Flaminia d’en faire autant.
LE SEIGNEUR.
Eh la raison de cela ?
ARLEQUIN.
Parce que je veux aller en exil, moi ; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu’il y a plus de gain à être puni que récompensé.
LE SEIGNEUR.
Quoi qu’il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie ; d’ailleurs, ce que j’ai dit de vous n’est pas grande chose.
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que c’est ?
LE SEIGNEUR.
Une bagatelle, vous dis-je.
ARLEQUIN.
Mais voyons.
LE SEIGNEUR.
J’ai dit que vous aviez l’air d’un homme ingénu, sans malice, là, d’un garçon de bonne foi !
ARLEQUIN rit de tout son coeur.
L’air d’un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu’est-ce que cela fait ? Moi, j’ai l’air d’un innocent ; vous, vous avez l’air d’un homme d’esprit ; eh bien, à cause de cela, faut-il s’en fier à notre air ? N’avez-vous rien dit que cela ?
LE SEIGNEUR.
Non ; j’ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.
ARLEQUIN.
Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute ?
LE SEIGNEUR.
Oui.
ARLEQUIN.
C’est se moquer, vous ne méritez pas d’être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.
LE SEIGNEUR.
N’importe, empêchez que je ne le sois ; un homme comme moi ne peut demeurer qu’à la cour : il n’est en considération, il n’est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu’autant qu’il se rend agréable au Prince, et qu’il cultive l’amitié de ceux qui gouvernent les affaires.
ARLEQUIN.
J’aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l’amitié de ces gens-là n’est pas aisée à avoir ni à garder.
LE SEIGNEUR.
Vous avez raison dans le fond : ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n’oserait s’en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c’est par leur moyen que vous vous vengez des autres.
ARLEQUIN.
Quel trafic ! C’est justement recevoir des coups de bâton d’un côté, pour avoir le privilège d’en donner d’un autre ; voilà une drôle de vanité ! À vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.
LE SEIGNEUR.
Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez, vous n’aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia ?
ARLEQUIN.
Oui, c’est mon intime.
LE SEIGNEUR.
Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle ; elle est la fille d’un de ses officiers ; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j’ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.
ARLEQUIN.
Oui, mais ce n’est pas là le chemin des miennes ; car je n’aime point qu’on épouse mes amies, moi, et vous n’imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.
LE SEIGNEUR.
Je croyais...
ARLEQUIN.
Ne croyez plus.
LE SEIGNEUR.
Je renonce à mon projet.
ARLEQUIN.
N’y manquez pas ; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s’en mêle.
LE SEIGNEUR.
Je vous ai beaucoup d’obligation ; j’attends l’effet de vos promesses : adieu, Monsieur Arlequin.
ARLEQUIN.
Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin !
SCÈNE VIII. Arlequin, Flaminia arrive. §
FLAMINIA.
Mon cher, je vous amène Silvia ; elle me suit.
ARLEQUIN.
Mon amie, vous deviez bien venir m’avertir plus tôt, nous l’aurions attendue en causant ensemble ! Silvia arrive !
SCÈNE IX. Arlequin, Flaminia, Silvia. §
SILVIA.
Bonjour, Arlequin. Ah ! Que je viens d’essayer un bel habit ! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie ; demandez à Flaminia. Ah ! Ah ! Si je portais ces habits-là, les femmes d’ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j’ai l’air gauche. Oh ! Que les ouvrières d’ici sont habiles !
ARLEQUIN.
Ah, m’amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite.
SILVIA.
Si je suis bien faite, Arlequin, vous n’êtes pas moins honnête.
FLAMINIA.
Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent.
SILVIA.
Eh dame, puisqu’on ne nous gêne plus, j’aime autant être ici qu’ailleurs ; qu’est-ce que cela fait d’être là ou là ? On s’aime partout.
ARLEQUIN.
Comment, nous gêner ! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu’ils disent de moi !
SILVIA, d’un air content.
J’attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m’avoir pas trouvée belle.
FLAMINIA.
Si quelqu’un vous fâche dorénavant, vous n’avez qu’à m’en avertir.
ARLEQUIN.
Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs.
Aussi, de notre part, c’est queussi-queumi.
SILVIA.
Devinez, Arlequin, qui j’ai encore rencontré ici ? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné ; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi !
ARLEQUIN, d’un air négligent.
À la bonne heure, je suis de tous bons accords.
SILVIA.
Après tout, quel mal y a-t-il qu’il me trouve à son gré ? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n’est-il pas vrai ?
FLAMINIA.
Sans doute !
ARELQUIN, gaiement.
Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée.
FLAMINIA.
Arlequin, vous me donnez là une marque d’amitié que je n’oublierai point.
ARLEQUIN.
Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse.
SILVIA.
Allez, allez, Arlequin ; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n’est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes ; ne vous gênez point !
FLAMINIA, sur son geste, dit.
Je m’en vais avec vous ; aussi bien voilà quelqu’un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia.
SCÈNE X. Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu’elle va faire, et qui restent derrière. §
SILVIA.
Lisette fait de grandes révérences !
SILVIA, d’un air un peu piqué.
Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m’exemptera de vous en faire ; je m’y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie !
LISETTE, d’un ton triste.
On ne vous trouve que trop de mérite.
SILVIA.
Cela se passera. Ce n’est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez ; il me fâche assez d’être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle.
LISETTE.
Ah, quelle situation !
SILVIA.
9Vous soupirez à cause d’une petite villageoise, vous êtes bien de loisir ; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame ? Est-ce que vous n’avez plus de caquet quand il faut bien dire ?
LISETTE.
Je ne puis me résoudre à parler.
SILVIA.
Gardez donc le silence ; car quand vous vous lamenteriez jusqu’à demain, mon visage n’empirera pas : beau ou laid, il restera comme il est. Qu’est-ce que vous me voulez ? Est-ce que vous ne m’avez pas assez querellée ? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance.
LISETTE.
Épargnez-moi, Mademoiselle ; l’emportement que j’ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l’embarras : le Prince m’oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler.
SILVIA.
Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous ; je sais bien que l’humilité n’accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser ?
LISETTE.
J’avais cru m’apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne : mais je vois bien que ce n’est pas toujours aux agréments qu’on se rend !
SILVIA, d’un ton vif.
Vous verrez que c’est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu’on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l’esprit tourné !
LISETTE.
Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai ; mais puisque vous n’aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j’ai cru qu’il était pour moi : il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l’inclination qu’il a pour vous, si vous me laissez faire !
SILVIA, d’un air piqué.
Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien ; mon avis est que cela vous passe.
LISETTE.
Cependant cela me paraît possible ; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable.
SILVIA.
Tenez, tenez, parlons d’autre chose ; vos bonnes qualités m’ennuient.
LISETTE.
Vous me répondez d’une étrange manière ! Quoi qu’il en soit, avant qu’il soit quelques jours, nous verrons si j’ai si peu de pouvoir !
SILVIA, vivement.
Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince ; il n’a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée : mais je lui ferai dire qu’il s’enhardisse, seulement pour voir.
LISETTE.
Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu’elle pourra. J’ai satisfait à ce qu’on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous !
SILVIA, brusquement.
Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde.
SCÈNE XI. Silvia, Flaminia arrive. §
FLAMINIA.
Qu’avez-vous, Silvia ? Vous êtes bien émue !
SILVIA.
J’ai, que je suis en colère ; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m’a encore fâchée, m’a dit que c’était à ma laideur qu’on se rendait, qu’elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu’elle ferait bien passer l’amour du Prince ; qu’elle allait travailler pour cela ; que je verrais, pati, pata ; que sais-je, moi, tout ce qu’elle mis en avant contre mon visage ! Est-ce que je n’ai pas raison d’être piquée ?
FLAMINIA, d’un air vif et d’intérêt.
Écoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.
SILVIA.
Je ne manque pas de bonne volonté ; mais c’est Arlequin qui m’embarrasse.
FLAMINIA.
Eh ! Je vous entends ; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu’on le puisse.
SILVIA.
Oh ! J’ai toujours eu du guignon dans les rencontres.
FLAMINIA.
Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ?
SILVIA.
Il ne m’aimera pas tant, voulez-vous dire ?
FLAMINIA.
Il y a tout à craindre.
SILVIA.
Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu’il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? Il m’a quittée tantôt pour aller goûter ; voilà une belle excuse !
FLAMINIA.
Je l’ai remarqué comme vous ; mais ne me trahissez pas au moins ; nous nous parlons de fille à fille : dites-moi, après tout, l’aimez-vous tant, ce garçon ?
SILVIA, d’un air indifférent.
Mais vraiment oui, je l’aime, il le faut bien.
FLAMINIA.
Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l’esprit, l’air fin et distingué ; lui il a l’air pesant, les manières grossières ; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l’avez aimé ; je vous dirai même que cela vous fait tort.
SILVIA.
Mettez-vous à ma place. C’était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m’aimait, j’avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l’ai aimé aussi, faute de mieux : mais j’ai toujours bien vu qu’il était enclin au vin et à la gourmandise.
FLAMINIA.
Voilà de jolies vertus, surtout dans l’amant de l’aimable et tendre Silvia ! Mais à quoi vous déterminez-vous donc ?
SILVIA.
Je ne puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D’un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu’à manger ; d’un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu’on m’aura dit : Va-t’en, tu n’es pas assez jolie. D’un autre côté, ce monsieur que j’ai retrouvé ici...
FLAMINIA.
Quoi ?
SILVIA.
Je vous le dis en secret ; je ne sais ce qu’il m’a fait depuis que je l’ai revu ; mais il m’a toujours paru si doux, il m’a dit des choses si tendres, m’a conté son amour d’un air si poli, si humble, que j’en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m’empêche encore d’être la maîtresse de moi.
FLAMINIA.
L’aimez-vous ?
SILVIA.
Je ne crois pas ; car je dois aimer Arlequin.
FLAMINIA.
C’est un homme aimable.
SILVIA.
Je le sens bien.
FLAMINIA.
Si vous négligiez de vous venger pour l’épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité.
SILVIA.
Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure ; je serais en droit de lui dire : Tu m’as quittée, je te quitte, je prends ma revanche : mais il n’y a rien à faire ; qui est-ce qui voudrait d’Arlequin ici, rude et bourru comme il est ?
FLAMINIA.
Il n’y a pas presse, entre nous : pour moi, j’ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs ; Arlequin est grossier, je ne l’aime point, mais je ne le hais pas ; et dans les sentiments où je suis, s’il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.
SILVIA.
Mais mon plaisir, où est-il ? Il n’est ni là, ni là ; je le cherche.
FLAMINIA.
Vous verrez le Prince aujourd’hui. Voici ce cavalier qui vous plaît, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt.
SCÈNE XII. Silvia, Le Prince, qui entre. §
SILVIA.
Vous venez : vous allez encore me dire que vous m’aimez, pour me mettre davantage en peine.
LE PRINCE.
Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s’était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n’avez qu’à m’ordonner de me taire et de me retirer ; je me tairai, j’irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.
SILVIA.
Ne voilà-t-il pas ? Ne l’ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s’il me plaît ; vous vous en irez, s’il me plaît ; vous n’oserez pas vous plaindre, vous m’obéirez en tout. C’est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose !
LE PRINCE.
Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ?
SILVIA.
Qu’est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? En aurai-je le courage ? Si je vous dis : Allez-vous en, vous croirez que je vous hais ; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous ; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies ; elles vous affligeront ; en serai-je plus à mon aise après ?
LE PRINCE.
Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ?
SILVIA.
Oh ! Ce que je veux ! J’attends qu’on me le dise ; j’en suis encore plus ignorante que vous ; voilà Arlequin qui m’aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l’avoir, voilà ces femmes qui m’injurient, et que je voudrais punir, voilà que j’aurai un affront, si je n’épouse pas le Prince : Arlequin m’inquiète, vous me donnez du souci, vous m’aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d’avoir tout ce tracas-là dans la tête.
LE PRINCE.
Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur ; ma tendresse, toute grande qu’elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m’aimer.
SILVIA.
Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais.
LE PRINCE.
Souffrez donc que je m’afflige, et ne m’empêchez pas de vous regretter toujours.
SILVIA, comme impatiente.
Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre ; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi, j’aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu’à être comme je suis ; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez.
LE PRINCE.
Je ne veux donc plus vous être à charge ; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d’une personne si chère. Adieu, Silvia.
SILVIA, vivement.
Adieu, Silvia ! Je vous querellerais volontiers ; où allez-vous ? Restez-là, c’est ma volonté ; je la sais mieux que vous, peut-être.
LE PRINCE.
J’ai cru vous obliger.
SILVIA.
Quel train que tout cela ! Que faire d’Arlequin ? Encore si c’était vous qui fût le Prince !
LE PRINCE, d’un air ému.
Eh quand je le serais ?
SILVIA.
Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître, ce serait mon excuse : mais il n’y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.
LE PRINCE, à part les premiers mots.
Qu’elle est aimable ! Il est temps de dire qui je suis.
SILVIA.
Qu’avez-vous ? Est-ce que je vous fâche ? Ce n’est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c’est seulement à cause de vous tout seul ; et si vous l’étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour ; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître ; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini.
LE PRINCE, à part les premiers mots.
Différons encore de l’instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi : le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d’être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui.
SILVIA.
Oh ! Il ne me dira pas un mot, c’est tout comme si j’étais partie ; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez ; eh, que sait-on ce qui peut arriver ? Peut-être que vous m’aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu’Arlequin ne vienne.
ACTE III §
SCÈNE PREMIÈRE. Le Prince, Flaminia. §
FLAMINIA.
Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre ; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu’elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez.
LE PRINCE.
Ah ! Flaminia, qu’elle est aimable !
FLAMINIA.
Elle l’est infiniment.
LE PRINCE.
Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maîtresse, à force d’amour, nous dit clairement : Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là, imaginez-vous qu’il n’est que fadeur, qu’il n’est qu’ennui, en comparaison du plaisir que m’ont donné les discours de Silvia, qui ne m’a pourtant point dit : Je vous aime.
FLAMINIA.
Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m’en répéter quelque chose ?
LE PRINCE.
Cela est impossible : je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement.
FLAMINIA.
Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m’en faites.
LE PRINCE.
Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m’aimer, parce que cela me rend malheureux et qu’elle doit être fidèle à Arlequin... J’ai vu le moment où elle allait me dire : Ne m’aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi.
FLAMINIA.
Bon, cela vaut mieux qu’un aveu.
LE PRINCE.
Non, je le dis encore, il n’y a que l’amour de Silvia qui soit véritablement de l’amour ; les autres femmes qui aiment ont l’esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature ; ici c’est le coeur tout pur qui me parle ; comme ses sentiments viennent, il les montre ; sa naïveté en fait tout l’art, et sa pudeur toute la décence. Vous m’avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c’est qu’elle se fait un scrupule de m’aimer sans l’aveu d’Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous ; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin ? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il ?
FLAMINIA.
À vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi ; mais il n’en sait rien ; comme il ne m’appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu’il me donne, et prend toujours de l’amour à bon compte.
LE PRINCE.
Fort bien.
FLAMINIA.
Oh ! Dans la première conversation, je l’instruirai de l’état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d’inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue.
LE PRINCE.
Comment donc ?
FLAMINIA.
C’est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite ; c’est que j’ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia ; il ne faut pas qu’Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient !
SCÈNE II. Trivelin, Arlequin entre d’un air un peu sombre. §
TRIVELIN, après quelque temps.
Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l’écritoire et du papier que vous m’avez fait prendre ?
ARLEQUIN.
Donnez-vous patience, mon domestique.
TRIVELIN.
Tant qu’il vous plaira.
ARLEQUIN.
Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici ?
TRIVELIN.
C’est le Prince.
ARLEQUIN.
Par la sambille ! La bonne chère que je fais me donne des scrupules.
TRIVELIN.
D’où vient donc ?
ARLEQUIN.
Mardi, j’ai peur d’être en pension sans le savoir.
TRIVELIN, riant.
Ha, ha, ha, ha.
ARLEQUIN.
De quoi riez-vous, grand benêt ?
TRIVELIN.
Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même.
ARLEQUIN.
Dame, je prends mes repas dans la bonne foi ; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense ; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s’appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires ?
TRIVELIN.
Son secrétaire d’État, voulez-vous dire ?
ARLEQUIN.
Oui ; j’ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d’avertir le Prince que je m’ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous ; car mon père est tout seul.
TRIVELIN.
Eh bien ?
ARLEQUIN.
Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu’il vienne.
TRIVELIN.
Vous n’avez qu’à parler, la carriole partira sur-le-champ.
ARLEQUIN.
Il faut, après cela, qu’on nous marie Silvia et moi, et qu’on m’ouvre la porte de la maison ; car j’ai accoutumé de trotter partout, et d’avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l’amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous ; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage.
TRIVELIN.
Mais, seigneur Arlequin, il n’est pas besoin de mêler Flaminia là-dedans.
ARLEQUIN.
Cela me plaît, à moi.
TRIVELIN, d’un air mécontent.
Hum !
ARLEQUIN, le contrefaisant.
Hum ! Le mauvais valet ! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture.
TRIVELIN, se mettant en état.
Dictez.
ARLEQUIN.
Monsieur.
TRIVELIN.
Halte-là, dites Monseigneur.
ARLEQUIN.
Mettez les deux, afin qu’il choisisse.
TRIVELIN.
Fort bien.
ARLEQUIN.
Vous saurez que je m’appelle Arlequin.
TRIVELIN.
Doucement. Vous devez dire : Votre Grandeur saura.
ARLEQUIN.
Votre Grandeur saura. C’est donc un géant, ce secrétaire d’État ?
TRIVELIN.
Non, mais n’importe.
ARLEQUIN.
Quel diantre de galimatias ! Qui jamais a entendu dire qu’on s’adresse à la taille d’un homme quand on a affaire à lui ?
TRIVELIN, écrivant.
Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m’appelle Arlequin. Après ?
ARLEQUIN.
Que j’ai une maîtresse qui s’appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d’honneur.
TRIVELIN, écrivant.
Courage !
ARLEQUIN.
Avec une bonne amie que j’ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d’elle : ainsi, aussitôt la présente reçue...
TRIVELIN, s’arrêtant comme affligé.
Flaminia ne saurait se passer de vous ? Ahi ! La plume me tombe des mains.
ARLEQUIN.
Oh, oh ! Que signifie donc cette impertinente pâmoison-là ?
TRIVELIN.
Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle.
ARLEQUIN, tirant sa latte.
Cela est fâcheux, mon mignon ; mais en attendant qu’elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle.
TRIVELIN.
Des remerciements à coups de bâton ! Je ne suis pas friand de ces compliments-là. Eh que vous importe que je l’aime ? Vous n’avez que de l’amitié pour elle, et l’amitié ne rend point jaloux.
ARLEQUIN.
Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l’amour, en voilà des preuves.
TRIVELIN s’enfuit en disant.
Oh ! Diable soit de l’amitié !
SCÈNE III. Flaminia arrive, Trivelin sort. §
FLAMINIA, à Arlequin
Qu’est-ce que c’est ? Qu’avez-vous, Arlequin ?
ARLEQUIN.
Bonjour, ma mie ; c’est ce faquin qui dit qu’il vous aime depuis deux ans.
FLAMINIA.
Cela se peut bien.
ARLEQUIN.
Et vous, ma mie, que dites-vous de cela ?
FLAMINIA.
Que c’est tant pis pour lui.
ARLEQUIN.
Tout de bon ?
FLAMINIA.
Sans doute : mais est-ce que vous seriez fâché que l’on m’aimât ?
ARLEQUIN.
Hélas ! Vous êtes votre maîtresse : mais si vous aviez un amant, vous l’aimeriez peut-être ; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m’en feriez ma part plus petite : Oh ! De cette part-là, je n’en voudrais rien perdre.
FLAMINIA, d’un air doux.
Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur ?
ARLEQUIN.
Moi ! Eh, quel mal lui fais-je donc ?
FLAMINIA.
Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous : en vérité je n’ose m’examiner là-dessus, j’ai peur de trouver plus que je ne veux.
ARLEQUIN.
C’est bien fait, n’examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra ; au reste, croyez-moi, ne prenez point d’amant : j’ai une maîtresse, je la garde ; si je n’en avais point, je n’en chercherais pas. Qu’en ferais-je avec vous ? elle m’ennuierait.
FLAMINIA.
Elle vous ennuierait ! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie ?
ARLEQUIN.
Eh ! Que serez-vous donc ?
FLAMINIA.
Ne me le demandez pas, je n’en veux rien savoir ; ce qui est de sûr, c’est que dans le monde je n’aime rien plus que vous. Vous n’en pouvez pas dire autant ; Silvia va devant moi, comme de raison.
ARLEQUIN.
Chut : vous allez de compagnie ensemble.
FLAMINIA.
Je vais vous l’envoyer si je la trouve, Silvia ; en serez-vous bien aise ?
ARLEQUIN.
Comme vous voudrez : mais il ne faut pas l’envoyer, il faut venir toutes deux.
FLAMINIA.
Je ne pourrai pas ; car le Prince m’a mandée, et je vais voir ce qu’il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour !
SCÈNE IV. Arlequin, Le Seigneur du deuxième acte entre avec des lettres de noblesse. §
ARLEQUIN, le voyant.
Voilà mon homme de tantôt ; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n’ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l’ai point vu.
LE SEIGNEUR.
Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin : mais je suis sorti d’embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l’assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi : j’espère qu’à votre tour vous me tiendrez parole.
ARLEQUIN.
Oh ! Quoique je paraisse un innocent, je suis homme d’honneur.
LE SEIGNEUR.
De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince ; c’est de tous les présents le plus grand qu’on puisse vous faire.
ARLEQUIN.
Est-ce Silvia que vous m’apportez ?
LE SEIGNEUR.
Non, le présent dont il s’agit est dans ma poche ; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l’êtes un peu.
ARLEQUIN.
Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification.
LE SEIGNEUR.
Acceptez toujours, qu’importe ? Vous ferez plaisir au Prince ; refuseriez-vous ce qui fait l’ambition de tous les gens de coeur ?
ARLEQUIN.
J’ai pourtant bon coeur aussi ; pour de l’ambition, j’en ai bien entendu parler, mais je ne l’ai jamais vue, et j’en ai peut-être sans le savoir.
LE SEIGNEUR.
Si vous n’en avez pas, cela vous en donnera.
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que c’est donc ?
LE SEIGNEUR, à part les premiers mots.
En voilà bien d’un autre ! L’ambition, c’est un noble orgueil de s’élever.
ARLEQUIN.
Un orgueil qui est noble ! Donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres ?
LE SEIGNEUR.
Vous ne comprenez pas ; cet orgueil ne signifie là qu’un désir de gloire.
ARLEQUIN.
Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c’est bonnet blanc, et blanc bonnet.
LE SEIGNEUR.
Prenez, vous dis-je : ne serez-vous pas bien aise d’être gentilhomme ?
ARLEQUIN.
Eh ! Je n’en serais ni bien aise ni fâché ; c’est suivant la fantaisie qu’on a.
LE SEIGNEUR.
Vous y trouverez de l’avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins.
ARLEQUIN.
J’ai opinion que cela les empêcherait de m’aimer de bon coeur ; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ; je ne saurais faire tant de choses à la fois.
LE SEIGNEUR.
Vous m’étonnez.
ARLEQUIN.
Voilà comme je suis bâti ; d’ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne : mais quand je voudrais nuire, je n’en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j’avais ce pouvoir, si j’étais noble, diable emporte si je voudrais gager d’être toujours brave homme : je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n’épargne pas les coups de bâton à cause qu’on n’oserait lui rendre.
LE SEIGNEUR.
Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre ?
ARLEQUIN.
Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ.
LE SEIGNEUR.
Oh ! Comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu’on n’ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse.
ARLEQUIN, prend les lettres.
Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu’une bête : allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse ; mais j’y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi ; car il est bien obligeant dans le fond.
LE SEIGNEUR.
Je suis charmé de vous voir content ; adieu.
ARLEQUIN.
Je suis votre serviteur.
Monsieur ! Monsieur !
LE SEIGNEUR.
Que me voulez-vous ?
ARLEQUIN.
Ma noblesse m’oblige-t-elle à rien ? Car il faut faire son devoir dans une charge.
LE SEIGNEUR.
Elle oblige à être honnête homme.
ARLEQUIN, très sérieusement.
Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi ?
LE SEIGNEUR.
N’y songez plus, un gentilhomme doit être généreux.
ARLEQUIN.
Généreux et honnête homme ! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons ! Je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s’en acquitte pas, est-on encore gentilhomme ?
LE SEIGNEUR.
Nullement.
ARLEQUIN.
Diantre ! Il y a donc bien des nobles qui payent la taille ?
LE SEIGNEUR.
Je n’en sais pas le nombre.
ARLEQUIN.
Est-ce là tout ? N’y a-t-il plus d’autre devoir ?
LE SEIGNEUR.
Non ; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus : ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. À l’égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l’honneur plus que la vie, et vous serez dans l’ordre.
ARLEQUIN.
Tout doucement : ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d’expliquer ce que c’est que cet honneur qu’on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur !
LE SEIGNEUR.
Vous approuverez ce que cela veut dire ; c’est qu’il faut se venger d’une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.
ARLEQUIN.
Tout ce que vous m’avez dit n’est donc qu’un coq-à-l’âne ; car si je suis obligé d’être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; si je suis obligé d’être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ?
LE SEIGNEUR.
Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.
ARLEQUIN.
Je vous entends, il m’est défendu d’être meilleur que les autres ; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi ! La méchanceté n’est pas rare ; ce n’était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt ; quand on me dira une grosse injure, j’en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot.
LE SEIGNEUR.
Une injure répondue à une injure ne suffit point ; cela ne peut se laver, s’effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre.
ARLEQUIN.
Que la tache y reste ; vous parlez du sang comme si c’était de l’eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n’est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.
LE SEIGNEUR.
Vous n’y songez pas.
ARLEQUIN.
Sans compliment, reprenez votre affaire.
LE SEIGNEUR.
Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n’y regardera pas de si près avec vous.
ARLEQUIN, les reprenant.
Il faudra donc qu’il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi.
LE SEIGNEUR.
À la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur.
ARLEQUIN.
Et moi le vôtre.
SCÈNE V. Le Prince arrive, Arlequin §
ARLEQUIN, le voyant.
Qui diantre vient encore me rendre visite ? Ah ! C’est celui-là qui est cause qu’on m’a pris Silvia ! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle ; ce qui fait qu’on m’a escamoté la mienne.
LE PRINCE.
Point d’injure, Arlequin.
ARLEQUIN.
Êtes-vous gentilhomme, vous ?
LE PRINCE.
Assurément.
ARLEQUIN.
Mardi, vous êtes bienheureux ; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez : mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi.
LE PRINCE.
Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m’a donné ordre de vous entretenir.
ARLEQUIN.
Parlez, il vous est libre : mais je n’ai pas ordre de vous écouter, moi.
LE PRINCE.
Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu’il le faut. C’est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l’as cru jusqu’ici aussi bien que Silvia.
ARLEQUIN.
Votre foi ?
LE PRINCE.
Tu dois m’en croire !
ARLEQUIN, humblement.
Excusez, Monseigneur, c’est donc moi qui suis un sot d’avoir été un impertinent avec vous ?
LE PRINCE.
Je te pardonne volontiers.
ARLEQUIN, tristement.
Puisque vous n’avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j’en aie contre vous ; je ne suis pas digne d’être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela : si vous m’affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c’est tout ; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul.
LE PRINCE.
Tu te plains donc bien de moi, Arlequin ?
ARLEQUIN.
10Que voulez-vous, Monseigneur, j’ai une fille qui m’aime ; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m’ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard ; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m’arrachez mon liard ; cela n’est-il pas bien triste ?
LE PRINCE, à part.
Il a raison, et ses plaintes me touchent.
ARLEQUIN.
Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n’y aura que moi qui n’aurai pas le plaisir de le dire comme les autres.
LE PRINCE.
Je te prive de Silvia, il est vrai : mais demande-moi ce que tu voudras, je t’offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j’aime.
ARLEQUIN.
Ne parlons point de ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi ; disons en conscience : si un autre que vous me l’avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre ? Eh bien, personne ne me l’a prise que vous ; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde.
LE PRINCE.
Que lui répondre ?
ARLEQUIN.
Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela : Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j’ai le pouvoir de le garder ? N’est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître ? S’en ira-t-il sans avoir justice ? N’en aurais-je pas du regret ? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas ? J’ordonne donc que je lui rendrai Silvia.
LE PRINCE.
Ne changeras-tu jamais de langage ? Regarde comme j’en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t’écouter ; cependant, malgré l’inclination que j’ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m’intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu’à te prier de me céder Silvia de bonne volonté ; tout le monde t’y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l’ardeur qu’on a de me plaire, tu es le seul qui résiste ; tu dis que je suis ton prince : marque-le-moi donc par un peu de docilité.
ARLEQUIN, toujours triste.
Eh ! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant ; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c’est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit ; sans ces gens-là, vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit : allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien ; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose.
LE PRINCE.
Va, tu me désespères.
ARLEQUIN.
Que je suis à plaindre !
LE PRINCE.
Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia ? Le moyen d’en être jamais aimé, si tu ne veux pas m’aider ? Arlequin, je t’ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien.
ARLEQUIN.
Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins.
LE PRINCE.
Non, mon enfant, j’espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t’aurais eu plus d’obligation que je n’en aurai jamais à personne : mais tu me fais tout le mal qu’on peut me faire ; va, n’importe, mes bienfaits t’étaient réservés, et ta dureté n’empêchera pas que tu n’en jouisses.
ARLEQUIN.
Ahi ! Qu’on a de mal dans la vie !
LE PRINCE.
Il est vrai que j’ai tort à ton égard ; je me reproche l’action que j’ai faite, c’est une injustice : mais tu n’en es que trop vengé.
ARLEQUIN.
Il faut que je m’en aille, vous êtes trop fâché d’avoir tort, j’aurais peur de vous donner raison.
LE PRINCE.
Non, il est juste que tu sois content ; tu souhaites que je te rende justice ; sois heureux aux dépens de tout mon repos.
ARLEQUIN.
Vous avez tant de charité pour moi, n’en aurais-je donc pas pour vous ?
LE PRINCE, triste.
Ne t’embarrasse pas de moi.
ARLEQUIN.
Que j’ai de souci ! Le voilà désolé.
Le Prince, en caressant
Arlequin ! Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t’estime malgré tes refus.
ARLEQUIN laisse faire un ou deux pas au Prince.
Monseigneur !
LE PRINCE.
Que me veux-tu ? Me demandes-tu quelque grâce ?
ARLEQUIN.
Non, je ne suis qu’en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez.
LE PRINCE.
Il faut avouer que tu as le coeur excellent !
ARLEQUIN.
Et vous aussi, voilà ce qui m’ôte le courage : hélas ! Que les bonnes gens sont faibles !
LE PRINCE.
J’admire tes sentiments.
ARLEQUIN.
Je le crois bien ; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d’embarras dans ma volonté : mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori ?
LE PRINCE.
Et qui le serait donc ?
ARLEQUIN.
C’est qu’on m’a dit que vous aviez coutume d’être flatté ; moi, j’ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s’accorde pas avec une mauvaise ; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne.
LE PRINCE.
Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu’une chose à te dire, Arlequin : souviens-toi que je t’aime ; c’est tout ce que je te recommande.
ARLEQUIN.
Flaminia sera-t-elle sa maîtresse ?
LE PRINCE.
Ah ne me parle point de Flaminia ; tu n’étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle !
ARLEQUIN.
Point du tout ; c’est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal.
SCÈNE VI. §
ARLEQUIN, seul.
Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie ; par la mardi, il faut que j’aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure ? Est-ce que je quitterai Silvia là ? Cela se pourra-t-il ? Y aura-t-il moyen ? Ma foi non, non assurément. J’ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d’autrui ; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot.
SCÈNE VII. Flaminia arrive d’un air triste ; Arlequin. §
ARLEQUIN.
Bonjour, Flaminia, j’allais vous chercher !
FLAMINIA, soupirant.
Adieu, Arlequin.
ARLEQUIN.
Qu’est-ce que cela veut dire, adieu ?
FLAMINIA.
Trivelin nous a trahis ; le Prince a su l’intelligence qui est entre nous ; il vient de m’ordonner de sortir d’ici, et m’a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n’ai pu m’empêcher de venir vous parler encore une fois ; ensuite j’irai où je pourrai pour éviter sa colère !
ARLEQUIN, étonné et déconcerté.
Ah me voilà un joli garçon à présent !
FLAMINIA.
Je suis au désespoir, moi ! Me voir séparée pour jamais d’avec vous, de tout ce que j’avais de plus cher au monde ! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter : mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur.
ARLEQUIN, en reprenant son haleine.
Ahi, qu’est-ce, ma mie ? Qu’a-t-il, ce cher coeur ?
FLAMINIA.
Ce n’est point de l’amitié que j’avais pour vous, Arlequin, je m’étais trompée.
ARLEQUIN, d’un ton essoufflé.
C’est donc de l’amour ?
FLAMINIA.
Et du plus tendre. Adieu.
ARLEQUIN, la retenant.
Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte.
FLAMINIA.
Comment, vous vous seriez mépris ? Vous m’aimeriez, et nous ne nous verrons plus ? Arlequin, ne m’en dites pas davantage, je m’enfuis.
ARLEQUIN.
Restez.
FLAMINIA.
Laissez-moi aller, que ferons-nous ?
ARLEQUIN.
Parlons raison.
FLAMINIA.
Que vous dirai-je ?
ARLEQUIN.
C’est que mon amitié est aussi loin que la vôtre ; elle est partie : voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n’y comprends rien. Ouf !
FLAMINIA.
Quelle aventure !
ARLEQUIN.
Je ne suis point marié, par bonheur.
FLAMINIA.
Il est vrai.
ARLEQUIN.
Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content.
FLAMINIA.
Je n’en doute point.
ARLEQUIN.
Ensuite, puisque notre coeur s’est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l’avenant !
FLAMINIA, d’un ton doux.
J’entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble.
ARLEQUIN.
Vraiment oui ; est-ce ma faute, à moi ? Pourquoi ne m’avertissiez-vous pas que vous m’attraperiez et que vous seriez ma maîtresse ?
FLAMINIA.
M’avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant ?
ARLEQUIN.
Morbleu ! Le devinais-je ?
FLAMINIA.
Vous étiez assez aimable pour le deviner.
ARLEQUIN.
Ne nous reprochons rien ; s’il ne tient qu’à être aimable, vous avez plus de tort que moi.
FLAMINIA.
Épousez-moi, j’y consens : mais il n’y a point de temps à perdre, et je crains qu’on ne vienne m’ordonner de sortir.
ARLEQUIN, soupirant.
Ah ! Je pars pour parler au Prince ; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent ; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c’est pour sa fortune que je la laisse là.
FLAMINIA.
Fort bien ; j’allais vous le conseiller.
ARLEQUIN.
Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise...
Qui est-ce qui aurait cru que j’y prendrais tant de plaisir ? Cela me confond.
SCÈNE VIII. Flaminia, Silvia. §
FLAMINIA.
En vérité, le Prince a raison ; ces petites personnes-là font l’amour d’une manière à ne pouvoir y résister. Voici l’autre. À quoi rêvez-vous, belle Silvia ?
SILVIA.
Je rêve à moi, et je n’y entends rien.
FLAMINIA.
Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible ?
SILVIA.
Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s’est passé.
FLAMINIA.
Vous n’êtes guère vindicative.
SILVIA.
J’aimais Arlequin, n’est-ce pas ?
FLAMINIA.
Il me le semblait.
SILVIA.
Eh bien, je crois que je ne l’aime plus.
FLAMINIA.
Ce n’est pas un si grand malheur.
SILVIA.
Quand ce serait un malheur, qu’y ferais-je ? Lorsque je l’ai aimé, c’était un amour qui m’était venu ; à cette heure que je ne l’aime plus, c’est un amour qui s’en est allé ; il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même, je ne crois pas être blâmable.
FLAMINIA, les premiers mots à part.
Rions un moment. Je le pense à peu près de même.
SILVIA, vivement.
Qu’appelez-vous à peu près ? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est : voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non.
FLAMINIA.
Sur quoi vous emportez-vous donc ?
SILVIA.
Je m’emporte à propos ; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent.
FLAMINIA.
Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n’êtes que louable ? Mais n’est-ce pas cet officier que vous aimez ?
SILVIA.
Eh, qui donc ? Pourtant je n’y consens pas encore, à l’aimer : mais à la fin il faudra bien y venir ; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu’on lui fait, dame, cela lasse ; il vaut mieux ne lui en plus faire.
FLAMINIA.
Oh ! Vous allez le charmer ; il mourra de joie.
SILVIA.
Il mourrait de tristesse, et c’est encore pis.
FLAMINIA.
Il n’y a pas de comparaison.
SILVIA.
Je l’attends ; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j’ai peur qu’Arlequin ne s’afflige trop, qu’en dites-vous ? Mais ne me rendez pas scrupuleuse.
FLAMINIA.
Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l’apaiser.
SILVIA, avec un petit air d’inquiétude.
De l’apaiser ! Diantre, il est donc bien facile de m’oublier, à ce compte ? Est-ce qu’il a fait quelque maîtresse ici ?
FLAMINIA.
Lui, vous oublier ! J’aurais donc perdu l’esprit si je vous le disais ; vous serez trop heureuse s’il ne se désespère pas.
SILVIA.
Vous avez bien affaire de me dire cela ; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir.
FLAMINIA.
Et s’il ne vous aime plus, que diriez-vous ?
SILVIA.
S’il ne m’aime plus, vous n’avez qu’à garder votre nouvelle.
FLAMINIA.
Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée ; que vous faut-il donc ?
SILVIA.
Hom ! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place.
FLAMINIA.
Votre amant vous cherche ; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste.
SCÈNE IX. Silvia, Le Prince. §
LE PRINCE.
Eh quoi ! Silvia, vous ne me regardez pas ? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde ; j’ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun.
SILVIA.
Bon, importun ! Je parlais de lui tout à l’heure.
LE PRINCE.
Vous parliez de moi ? Et qu’en disiez-vous, belle Silvia ?
SILVIA.
Oh je disais bien des choses ; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais.
LE PRINCE.
Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c’est là savoir ce que vous pensez.
SILVIA.
Hom, vous n’êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité : vous savez comme je suis avec Arlequin ; à présent, prenez que j’aie envie de vous aimer : si je contentais mon envie, ferais-je bien ? Ferais-je mal ? Là, conseillez-moi dans la bonne foi.
LE PRINCE.
Comme on n’est pas le maître de son coeur, si vous aviez envie de m’aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire ; voilà mon sentiment.
SILVIA.
Me parlez-vous en ami ?
LE PRINCE.
Oui, Silvia, en homme sincère.
SILVIA.
C’est mon avis aussi ; j’ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux ; ainsi je vous aimerai, s’il me plaît, sans qu’il y ait le petit mot à dire.
LE PRINCE.
Je n’y gagne rien, car il ne vous plaît point.
SILVIA.
Ne vous mêlez point de deviner, car je n’ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu’il faut que je le voie, quand viendra-t-il ? S’il veut, je l’en quitte.
LE PRINCE.
Il ne viendra que trop tôt pour moi ; lorsque vous le connaîtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi.
SILVIA.
Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure ; je crois qu’il a juré de n’avoir jamais un moment de bon temps.
LE PRINCE.
Je vous avoue que j’ai peur.
SILVIA.
Quel homme ! Il faut bien que je lui remette l’esprit. Ne tremblez plus, je n’aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par...
LE PRINCE.
Arrêtez, Silvia, n’achevez pas votre serment, je vous en conjure.
SILVIA.
Vous m’empêchez de jurer : cela est joli ! J’en suis bien aise.
LE PRINCE.
Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi ?
SILVIA.
Contre vous ! Est-ce que vous êtes le Prince ?
LE PRINCE.
Oui, Silvia ; je vous ai jusqu’ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu’à la mienne : je ne voulais rien perdre du plaisir qu’elle pouvait me faire. À présent que vous me connaissez, vous êtes libre d’accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l’un et l’autre. Parlez, Silvia.
SILVIA.
Ah, mon cher Prince ! J’allais faire un beau serment ; si vous avez cherché le plaisir d’être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez ; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m’en plaît.
LE PRINCE.
Notre union est donc assurée !
SCÈNE X. Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince. §
ARLEQUIN.
J’ai tout entendu, Silvia.
SILVIA.
Eh bien, Arlequin, je n’aurai donc pas la peine de vous le dire ; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même ; le Prince vous parlera, j’ai le coeur tout entrepris : voyez, accommodez-vous, il n’y a plus de raison à moi, c’est la vérité. Qu’est-ce que vous me diriez ? Que je vous quitte. Qu’est-ce que je vous répondrais ? Que je le sais bien. Prenez que vous l’avez dit, prenez que j’ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini.
LE PRINCE.
Flaminia, c’est à vous que je remets Arlequin ; je l’estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine.
ARLEQUIN.
À présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué ; patience, tantôt nous lui en jouerons d’un autre !