M. DCC. XXXIV. avec PRIVILÈGE et APPROBATION
MARIVAUX
ACTEURS. §
- LE COMTE, père d’Hortense.
- LA MARQUISE.
- HORTENSE, fille du Comte.
- ROSIMOND, fils de la Marquise.
- DORIMÈNE.
- DORANTE, ami de Rosimond.
- MARTON, suivante d’Hortense.
- FRONTIN, valet de Rosimond.
ACTE I §
SCÈNE PREMIÈRE. Hortense, Marton. §
MARTON.
Eh bien, Madame, quand sortirez-vous de la rêverie où vous êtes ? Vous m’avez appelé, me voilà, et vous ne me dites mot.
HORTENSE.
J’ai l’esprit inquiet.
MARTON.
De quoi s’agit-il donc ?
HORTENSE.
N’ai-je pas de quoi rêver ? On va me marier, Marton.
MARTON.
Eh vraiment, je le sais bien, on n’attend plus que votre oncle pour terminer ce mariage ; d’ailleurs, Rosimond, votre futur, n’est arrivé que d’hier, et il faut vous donner patience.
HORTENSE.
Patience, est-ce que tu me crois pressée ?
MARTON.
Pourquoi non ? On l’est ordinairement à votre place ; le mariage est une nouveauté curieuse, et la curiosité n’aime pas à attendre.
HORTENSE.
Je différerai tant qu’on voudra.
MARTON.
Ah ! Heureusement qu’on veut expédier !
HORTENSE.
Eh ! Laisse-là tes idées.
MARTON.
Est-ce que Rosimond n’est pas de votre goût ?
HORTENSE.
C’est de lui dont je veux te parler. Marton, tu es fille d’esprit, comment le trouves-tu ?
MARTON.
Mais il est d’une jolie figure.
HORTENSE.
Cela est vrai.
MARTON.
Sa physionomie est aimable.
HORTENSE.
Tu as raison.
MARTON.
Il me paraît avoir de l’esprit.
HORTENSE.
Je lui en crois beaucoup.
MARTON.
Dans le fond, même, on lui sent un caractère d’honnête homme.
HORTENSE.
Je le pense comme toi.
MARTON.
Et, à vue de pays, tout son défaut, c’est d’être ridicule.
HORTENSE.
Et c’est ce qui me désespère, car cela gâte tout. Je lui trouve de si sottes façons avec moi, on dirait qu’il dédaigne de me plaire, et qu’il croit qu’il ne serait pas du bon air de se soucier de moi parce qu’il m’épouse...
MARTON.
Ah ! Madame, vous en parlez bien à votre aise.
HORTENSE.
Que veux-tu dire ? Est-ce que la raison même n’exige pas un autre procédé que le sien ?
MARTON.
Eh oui, la raison : mais c’est que parmi les jeunes gens du bel air, il n’y a rien de si bourgeois que d’être raisonnable.
HORTENSE.
Peut-être, aussi, ne suis-je pas de son goût.
MARTON.
Je ne suis pas de ce sentiment-là, ni vous non plus ; non, tel que vous le voyez il vous aime ; ne l’ai-je pas fait rougir hier, moi, parce que je le surpris comme il vous regardait à la dérobée attentivement ? Voilà déjà deux ou trois fois que je le prends sur le fait.
HORTENSE.
Je voudrais être bien sûre de ce que tu me dis là.
MARTON.
Oh ! Je m’y connais : cet homme-là vous aime, vous dis-je, et il n’a garde de s’en vanter, parce que vous n’allez être que sa femme ; mais je soutiens qu’il étouffe ce qu’il sent, et que son air de petit-maître n’est qu’une gasconnade avec vous.
HORTENSE.
Eh bien, je t’avouerai que cette pensée m’est venue comme à toi.
MARTON.
Eh ! Par hasard, n’auriez-vous pas eu la pensée que vous l’aimez aussi ?
HORTENSE.
Moi, Marton ?
MARTON.
Oui, c’est qu’elle m’est encore venue, voyez.
HORTENSE.
Franchement c’est grand dommage que ses façons nuisent au mérite qu’il aurait.
MARTON.
Si on pouvait le corriger ?
HORTENSE.
Et c’est à quoi je voudrais tâcher ; car, s’il m’aime, il faudra bien qu’il me le dise bien franchement, et qu’il se défasse d’une extravagance dont je pourrais être la victime quand nous serons mariés, sans quoi je ne l’épouserai point ; commençons par nous assurer qu’il n’aime point ailleurs, et que je lui plais ; car s’il m’aime, j’aurai beau jeu contre lui, et je le tiens pour à moitié corrigé ; la peur de me perdre fera le reste. Je t’ouvre mon coeur, il me sera cher s’il devient raisonnable ; je n’ai pas trop le temps de réussir, mais il en arrivera ce qui pourra ; essayons, j’ai besoin de toi, tu es adroite, interroge son valet, qui me paraît assez familier avec son maître.
MARTON.
C’est à quoi je songeais : mais il y a une petite difficulté à cette commission-là ; c’est que le maître a gâté le valet, et Frontin est le singe de Rosimond ; ce faquin croit apparemment m’épouser aussi, et se donne, à cause de cela, les airs d’en agir cavalièrement, et de soupirer tout bas ; car de son côté il m’aime.
HORTENSE.
Mais il te parle quelquefois ?
MARTON.
Oui, comme à une soubrette de campagne : mais n’importe, le voici qui vient à nous, laissez-nous ensemble, je travaillerai à le faire causer.
HORTENSE.
Surtout conduis-toi si adroitement, qu’il ne puisse soupçonner nos intentions.
MARTON.
Ne craignez rien, ce sera tout en causant que je m’y prendrai ; il m’instruira sans qu’il le sache.
SCÈNE II. Hortense, Marton, Frontin. §
FRONTIN.
Mon maître m’envoie savoir comment vous vous portez, Madame, et s’il peut ce matin avoir l’honneur de vous voir bientôt ?
MARTON.
Qu’est-ce que c’est que bientôt ?
FRONTIN.
Comme qui dirait dans une heure ; il n’est pas habillé.
HORTENSE.
Tu lui diras que je n’en sais rien.
FRONTIN.
Que vous n’en savez rien, Madame ?
MARTON.
Non, Madame a raison, qui est-ce qui sait ce qui peut arriver dans l’intervalle d’une heure ?
FRONTIN.
Mais, Madame, j’ai peur qu’il ne comprenne rien à ce discours.
HORTENSE.
Il est pourtant très clair ; je te dis que je n’en sais rien.
SCÈNE III. Marton, Frontin. §
FRONTIN.
Ma belle enfant, expliquez-moi la réponse de votre maîtresse, elle est d’un goût nouveau.
MARTON.
Toute simple.
FRONTIN.
Elle est même fantasque.
MARTON.
Toute unie.
FRONTIN.
Mais à propos de fantaisie, savez-vous bien que votre minois en est une, et des plus piquantes ?
MARTON.
Oh, il est très commun, aussi bien que la réponse de ma maîtresse.
FRONTIN.
Point du tout, point du tout. Avez-vous des amants ?
MARTON.
Eh !... On a toujours quelque petite fleurette en passant.
FRONTIN.
Elle est d’une ingénuité charmante ; écoutez, nos maîtres vont se marier ; vous allez venir à Paris, je suis d’avis de vous épouser aussi ; qu’en dites-vous ?
MARTON.
Je ne suis pas assez aimable pour vous.
FRONTIN.
Pas mal, pas mal, je suis assez content.
MARTON.
Je crains le nombre de vos maîtresses, car je vais gager que vous en avez autant que votre maître qui doit en avoir beaucoup ; nous avons entendu dire que c’était un homme fort couru, et vous aussi sans doute ?
FRONTIN.
Oh ! Très courus ; c’est à qui nous attrapera tous deux, il a pensé même m’en venir quelqu’une des siennes. Les conditions se confondent un peu à Paris, on n’y est pas scrupuleux sur les rangs.
MARTON.
Et votre maître et vous, continuerez-vous d’avoir des maîtresses quand vous serez nos maris ?
FRONTIN.
Tenez, il est bon de vous mettre là-dessus au fait. Ecoutez, il n’en est pas de Paris comme de la province, les coutumes y sont différentes.
MARTON.
Ah ! Différentes ?
FRONTIN.
Oui, en province, par exemple, un mari promet fidélité à sa femme, n’est-ce pas ?
MARTON.
Sans doute.
FRONTIN.
À Paris c’est de même ; mais la fidélité de Paris n’est point sauvage, c’est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre ; vous comprenez bien ?
MARTON.
Oh ! De reste.
FRONTIN.
Je trouve sur mon chemin une personne aimable ; je suis poli, elle me goûte ; je lui dis des douceurs, elle m’en rend ; je folâtre, elle le veut bien, pratique de politesse, commodité de savoir-vivre, pure amourette que tout cela dans le mari ; la fidélité conjugale n’y est point offensée ; celle de province n’est pas de même, elle est sotte, revêche et tout d’une pièce, n’est-il pas vrai ?
MARTON.
Oh ! Oui, mais ma maîtresse fixera peut-être votre maître, car il me semble qu’il l’aimera assez volontiers, si je ne me trompe.
FRONTIN.
Vous avez raison, je lui trouve effectivement comme une vapeur d’amour pour elle.
MARTON.
Croyez-vous ?
FRONTIN.
Il y a dans son coeur un étonnement qui pourrait devenir très sérieux ; au surplus, ne vous inquiétez pas, dans les amourettes on n’aime qu’en passant, par curiosité de goût, pour voir un peu comment cela fera ; de ces inclinations-là, on en peut fort bien avoir une demi-douzaine sans que le coeur en soit plus chargé, tant elles sont légères.
MARTON.
Une demi-douzaine ! Cela est pourtant fort, et pas une sérieuse...
FRONTIN.
Bon, quelquefois tout cela est expédié dans la semaine ; à Paris, ma chère enfant, les coeurs, on ne se les donne pas, on se les prête, on ne fait que des essais.
MARTON.
Quoi, là-bas, votre maître et vous, vous n’avez encore donné votre coeur à personne ?
FRONTIN.
À qui que ce soit ; on nous aime beaucoup, mais nous n’aimons point : c’est notre usage.
MARTON.
J’ai peur que ma maîtresse ne prenne cette coutume-là de travers.
FRONTIN.
Oh ! Que non, les agréments l’y accoutumeront ; les amourettes en passant sont amusantes ; mon maître passera, votre maîtresse de même, je passerai, vous passerez, nous passerons tous.
MARTON, en riant.
Ah ! Ah ! Ah ! J’entre si bien dans ce que vous dites, que mon coeur a déjà passé avec vous.
FRONTIN.
Comment donc ?
MARTON.
Doucement, voilà la Marquise, la mère de Rosimond qui vient.
SCÈNE IV. La Marquise, Frontin, Marton. §
LA MARQUISE.
Je suis charmée de vous trouver là, Marton, je vous cherchais ; que disiez-vous à Frontin ? Parliez-vous de mon fils ?
MARTON.
Oui, Madame.
LA MARQUISE.
Eh bien, que pense de lui Hortense ? Ne lui déplaît-il point ? Je voulais vous demander ses sentiments, dites-les-moi, vous les savez sans doute, et vous me les apprendrez plus librement qu’elle ; sa politesse me les cacherait, peut-être, s’ils n’étaient pas favorables.
MARTON.
C’est à peu près de quoi nous nous entretenions, Frontin et moi, Madame ; nous disions que Monsieur votre fils est très aimable, et ma maîtresse le voit tel qu’il est ; mais je demandais s’il l’aimerait.
LA MARQUISE.
Quand on est faite comme Hortense, je crois que cela n’est pas douteux, et ce n’est pas de lui dont je m’embarrasse.
FRONTIN.
C’est ce que je répondais.
MARTON.
Oui, vous m’avez parlé d’une vapeur de tendresse, qu’il lui a pris pour elle ; mais une vapeur se dissipe.
LA MARQUISE.
Que veut dire une vapeur ?
MARTON.
Frontin vient de me l’expliquer, Madame ; c’est comme un étonnement de coeur, et un étonnement ne dure pas ; sans compter que les commodités de la fidélité conjugale sont un grand article.
LA MARQUISE.
Qu’est-ce que c’est donc que ce langage-là, Marton ? Je veux savoir ce que cela signifie. D’après qui répétez-vous tant d’extravagances ? Car vous n’êtes pas folle, et vous ne les imaginez pas sur-le-champ.
MARTON.
Non, Madame, il n’y a qu’un moment que je sais ce que je vous dis là, c’est une instruction que vient de me donner Frontin sur le coeur de son maître, et sur l’agréable économie des mariages de Paris.
LA MARQUISE.
Cet impertinent ?
FRONTIN.
Ma foi, Madame, si j’ai tort, c’est la faute du beau monde que j’ai copié ; j’ai rapporté la mode, je lui ai donné l’état des choses et le plan de la vie ordinaire.
LA MARQUISE.
Vous êtes un sot, taisez-vous ; vous pensez bien, Marton, que mon fils n’a nulle part à de pareilles extravagances ; il a de l’esprit, il a des moeurs, il aimera Hortense, et connaîtra ce qu’elle vaut ; pour toi, je te recommanderai à ton maître, et lui dirai qu’il te corrige.
SCÈNE V. Marton, Frontin. §
MARTON, éclatant de rire.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
FRONTIN.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
MARTON.
Ah ! Mon ingénuité te charme-t-elle encore ?
FRONTIN.
Non, mon admiration s’était méprise ; c’est ta malice qui est admirable.
MARTON.
Ah ! Ah ! Pas mal, pas mal.
FRONTIN, lui présente la main.
Allons, touche-là, Marton.
MARTON.
Pourquoi donc ? Ce n’est pas la peine.
FRONTIN.
Touche-là, te dis-je, c’est de bon coeur.
MARTON, lui donnant la main.
Eh bien, que veux-tu dire ?
FRONTIN.
Marton, ma foi tu as raison, j’ai fait l’impertinent tout à l’heure.
FRONTIN.
Le sot, le fat.
MARTON.
Oh, mais tu tombes à présent dans un excès de raison, tu vas me réduire à te louer.
FRONTIN.
J’en veux à ton coeur, et non pas à tes éloges.
MARTON.
Tu es encore trop convalescent, j’ai peur des rechutes.
FRONTIN.
Il faut pourtant que tu m’aimes.
MARTON.
Doucement, vous redevenez fat.
FRONTIN.
Paix, voici mon original qui arrive.
SCÈNE VI. Rosimond, Frontin, Marton. §
ROSIMOND, à Frontin.
Ah, tu es ici toi, et avec Marton ? Je ne te plains pas : Que te disait-il, Marton ? Il te parlait d’amour, je gage ; hé ! N’est-ce pas ? Souvent ces coquins-là sont plus heureux que d’honnêtes gens. Je n’ai rien vu de si joli que vous, Marton ; il n’y a point de femme à la cour qui ne s’accommodât de cette figure-là.
FRONTIN.
Je m’en accommoderais encore mieux qu’elle.
ROSIMOND.
Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci ? Y a-t-il du jeu ? De la chasse ? Des amours ? Ah, le sot pays, ce me semble. À propos, ce bon homme qu’on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt ? Que ne se passe-t-on de lui ? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie ?
MARTON.
Que voulez-vous ? Ces messieurs-là, sous prétexte qu’on est leur nièce et leur héritière, s’imaginent qu’on doit faire quelque attention à eux. Mais je ne songe pas que ma maîtresse m’attend.
ROSIMOND.
Tu t’en vas, Marton ? Tu es bien pressée. À propos de ta maîtresse, tu ne m’en parles pas ; j’avais dit à Frontin de demander si on pouvait la voir.
FRONTIN.
Je l’ai vue aussi, Monsieur, Marton était présente, et j’allais vous rendre réponse.
MARTON.
Et moi je vais la rejoindre.
ROSIMOND.
Attends, Marton, j’aime à te voir ; tu es la fille du monde la plus amusante.
MARTON.
Je vous trouve très curieux à voir aussi, Monsieur, mais je n’ai pas le temps de rester.
ROSIMOND.
Très curieux ! Comment donc ! Mais elle a des expressions : ta maîtresse a-t-elle autant d’esprit que toi, Marton ? De quelle humeur est-elle ?
MARTON.
Oh ! D’une humeur peu piquante, assez insipide, elle n’est que raisonnable.
ROSIMOND.
Insipide et raisonnable, il est parbleu plaisant : tu n’es pas faite pour la province. Quand la verrai-je, Frontin ?
FRONTIN.
Monsieur, comme je demandais si vous pouviez la voir dans une heure, elle m’a dit qu’elle n’en savait rien.
FRONTIN.
Point du tout, je vous rends fidèlement la réponse.
ROSIMOND.
Tu rêves ! Il n’y a pas de sens à cela. Marton, tu y étais, il ne sait ce qu’il dit : qu’a-t-elle répondu ?
MARTON.
Précisément ce qu’il vous rapporte, Monsieur, qu’elle n’en savait rien.
ROSIMOND.
Ma foi, ni moi non plus.
MARTON.
Je n’en suis pas mieux instruite que vous. Adieu, Monsieur.
ROSIMOND.
Un moment, Marton, j’avais quelque chose à te dire et je m’en ressouviendrai ; Frontin, m’est-il venu des lettres ?
FRONTIN.
À propos de lettres, oui, Monsieur, en voilà une qui est arrivée de quatre lieues d’ici par un exprès.
ROSIMOND ouvre, et rit à part en lisant.
Donne... Ha, ha, ha... C’est de ma folle de comtesse... Hum... Hum...
MARTON.
Monsieur, ne vous trompez-vous pas ? Auriez-vous quelque chose à me dire ? Voyez, car il faut que je m’en aille.
ROSIMOND, toujours lisant.
Hum !... Hum !... Je suis à toi, Marton, laisse-moi achever.
MARTON, à part à Frontin.
C’est apparemment là une lettre de commerce.
FRONTIN.
Oui, quelque missive de passage.
ROSIMOND, après avoir lu.
Vous êtes une étourdie, Comtesse. Que dites-vous là, vous autres ?
MARTON.
Nous disons, Monsieur, que c’est quelque jolie femme qui vous écrit par amourette.
ROSIMOND.
Doucement, Marton, il ne faut pas dire cela en ce pays-ci, tout serait perdu.
MARTON.
Adieu, Monsieur, je crois que ma maîtresse m’appelle.
ROSIMOND.
Ah ! C’est d’elle dont je voulais te parler.
MARTON.
Oui, mais la mémoire vous revient quand je pars. Tout ce que je puis pour votre service, c’est de régaler Hortense de l’honneur que vous lui faites de vous ressouvenir d’elle.
ROSIMOND.
Adieu donc, Marton. Elle a de la gaieté, du badinage dans l’esprit.
SCÈNE VII. Rosimond, Frontin. §
FRONTIN.
Oh, que non, Monsieur, malpeste vous ne la connaissez pas ; c’est qu’elle se moque.
ROSIMOND.
De qui ?
FRONTIN.
De qui ? Mais ce n’est pas à moi qu’elle parlait.
ROSIMOND.
Hem ?
FRONTIN.
Monsieur, je ne dis pas que je l’approuve ; elle a tort ; mais c’est une maligne soubrette ; elle m’a décoché un trait aussi bien entendu.
ROSIMOND.
Eh, dis-moi, ne t’a-t-on pas déjà interrogé sur mon compte ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur ; Marton, dans la conversation, m’a par hasard fait quelques questions sur votre chapitre.
ROSIMOND.
Je les avais prévues : Eh bien, ces questions de hasard, quelles sont-elles ?
FRONTIN.
Elle m’a demandé si vous aviez des maîtresses. Et moi qui ai voulu faire votre cour...
ROSIMOND.
Ma cour à moi ! Ma cour !
FRONTIN.
Oui, Monsieur, et j’ai dit que non, que vous étiez un garçon sage, réglé.
ROSIMOND.
Le sot avec sa règle et sa sagesse ; le plaisant éloge ! Vous ne peignez pas en beau, à ce que je vois ? Heureusement qu’on ne me connaîtra pas à vos portraits.
FRONTIN.
Consolez-vous, je vous ai peint à votre goût, c’est-à-dire, en laid.
ROSIMOND.
Comment !
FRONTIN.
Oui, en petit aimable ; j’ai mis une troupe de folles qui courent après vos bonnes grâces ; je vous en ai donné une demi-douzaine qui partageaient votre coeur.
ROSIMOND.
Fort bien.
FRONTIN.
Combien en voulez-vous donc ?
ROSIMOND.
Qui partageaient mon coeur ! Mon coeur avait bien à faire là : passe pour dire qu’on me trouve aimable, ce n’est pas ma faute ; mais me donner de l’amour, à moi ! C’est un article qu’il fallait épargner à la petite personne qu’on me destine ; la demi-douzaine de maîtresses est même un peu trop ; on pouvait en supprimer quelques-unes ; il y a des occasions où il ne faut pas dire la vérité.
FRONTIN.
Bon ! Si je n’avais dit que la vérité, il aurait peut-être fallu les supprimer toutes.
ROSIMOND.
Non, vous ne vous trompiez point, ce n’est pas de quoi je me plains ; mais c’est que ce n’est pas par hasard qu’on vous a fait ces questions-là. C’est Hortense qui vous les a fait faire, et il aurait été plus prudent de la tranquilliser sur pareille matière, et de songer que c’est une fille de province que je vais épouser, et qui en conclut que je ne dois aimer qu’elle, parce qu’apparemment elle en use de même.
FRONTIN.
Eh ! Peut-être qu’elle ne vous aime pas.
ROSIMOND.
Oh peut-être ? Il fallait le soupçonner, c’était le plus sûr ; mais passons : est-ce là tout ce qu’elle vous a dit ?
FRONTIN.
Elle m’a encore demandé si vous aimiez Hortense.
ROSIMOND.
C’est bien des affaires.
FRONTIN.
Et j’ai cru poliment devoir répondre qu’oui.
ROSIMOND.
Poliment répondre qu’oui ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur.
ROSIMOND.
Eh ! De quoi te mêles-tu ? De quoi t’avises-tu de m’honorer d’une figure de soupirant ? Quelle platitude !
FRONTIN.
Eh parbleu ! C’est qu’il m’a semblé que vous l’aimiez.
ROSIMOND.
Paix, de la discrétion ! Il est vrai, entre nous, que je lui trouve quelques grâces naïves ; elle a des traits ; elle ne déplaît pas.
FRONTIN.
Ah ! Que vous aurez grand besoin d’une leçon de Marton ! Mais ne parlons pas si haut, je vois Hortense qui s’avance.
ROSIMOND.
Vient-elle ? Je me retire.
FRONTIN.
Ah ! Monsieur, je crois qu’elle vous voit.
ROSIMOND.
N’importe ; comme elle a dit qu’elle ne savait pas quand elle pourrait me voir, ce n’est pas à moi à juger qu’elle le peut à présent, et je me retire par respect en attendant qu’elle en décide. C’est ce que tu lui diras si elle te parle.
FRONTIN.
Ma foi, Monsieur, si vous me consultez, ce respect-là ne vaut pas le diable.
ROSIMOND, en s’en allant.
Ce qu’il y a de commode à vos conseils, c’est qu’il est permis de s’en moquer.
SCÈNE VIII. Hortense, Marton, Frontin. §
HORTENSE.
Il me semble avoir vu ton maître ici ?
FRONTIN.
Oui, Madame, il vient de sortir par respect pour vos volontés.
HORTENSE.
Comment !...
MARTON.
C’est sans doute à cause de votre réponse de tantôt ; vous ne saviez pas quand vous pourriez le voir.
FRONTIN.
Et il ne veut pas prendre sur lui de décider la chose.
HORTENSE.
Eh bien, je la décide, moi, va lui dire que je le prie de revenir, que j’ai à lui parler.
FRONTIN.
J’y cours, Madame, et je lui ferai grand plaisir, car il vous aime de tout son coeur. Il ne vous en dira peut-être rien, à cause de sa dignité de joli homme. Il y a des règles là-dessus ; c’est une faiblesse : excusez-la, Madame, je sais son secret, je vous le confie pour son bien ; et dès qu’il vous l’aura dit lui-même, oh ! Ce sera bien le plus aimable homme du monde. Pardon, Madame, de la liberté que je prends ; mais Marton, avec qui je voudrais bien faire une fin, sera aussi mon excuse. Marton, prends nos intérêts en main ; empêche Madame de nos haïr, car, dans le fond, ce serait dommage, à une bagatelle près, en vérité nous méritons son estime.
HORTENSE, en riant.
Frontin aime son maître, et cela est louable.
MARTON.
C’est de moi qu’il tient tout le bon sens qu’il vous montre.
SCÈNE IX. Hortense, Marton. §
HORTENSE.
Il t’a donc paru que ma réponse a piqué Rosimond ?
MARTON.
Je l’en ai vu déconcerté, quoiqu’il ait feint d’en badiner, et vous voyez bien que c’est de pur dépit qu’il se retire.
HORTENSE.
Je le renvoie chercher, et cette démarche-là le flattera peut-être ; mais elle ne le flattera pas longtemps. Ce que j’ai à lui dire rabattra de sa présomption. Cependant, Marton, il y a des moments où je suis toute prête de laisser là Rosimond avec ses ridiculités, et d’abandonner le projet de le corriger. Je sens que je m’y intéresse trop ; que le coeur s’en mêle, et y prend trop de part : je ne le corrigerai peut-être pas, et j’ai peur d’en être fâchée.
MARTON.
Eh ! Courage, Madame, vous réussirez, vous dis-je ; voilà déjà d’assez bons petits mouvements qui lui prennent ; je crois qu’il est bien embarrassé. J’ai mis le valet à la raison, je l’ai réduit : vous réduirez le maître. Il fera un peu plus de façon ; il disputera le terrain ; il faudra le pousser à bout. Mais c’est à vos genoux que je l’attends ; je l’y vois d’avance ; il faudra qu’il y vienne. Continuez ; ce n’est pas avec des yeux comme les vôtres qu’on manque son coup ; vous le verrez.
HORTENSE.
Je le souhaite. Mais tu as parlé au valet, Rosimond n’a-t-il point quelque inclination à Paris ?
MARTON.
Nulle ; il n’y a encore été amoureux que de la réputation d’être aimable.
HORTENSE.
Et moi, Marton, dois-je en croire Frontin ? Serait-il vrai que son maître eût de la disposition à m’aimer ?
MARTON.
Nous le tenons, Madame, et mes observations sont justes.
HORTENSE.
Cependant, Marton, il ne vient point.
MARTON.
Oh ! Mais prétendez-vous qu’il soit tout d’un coup comme un autre ? Le bel air ne veut pas qu’il accoure : il vient, mais négligemment, et à son aise.
HORTENSE.
Il serait bien impertinent qu’il y manquât !
MARTON.
Voilà toujours votre père à sa place ; il a peut-être à vous parler, et je vous laisse.
HORTENSE.
S’il va me demander ce que je pense de Rosimond, il m’embarrassera beaucoup, car je ne veux pas lui dire qu’il me déplaît, et je n’ai jamais eu tant d’envie de le dire.
SCÈNE X. Hortense, Chrisante. §
CHRISANTE.
Ma fille, je désespère de voir ici mon frère, je n’en reçois point de nouvelles, et s’il n’en vient point aujourd’hui ou demain au plus tard, je suis d’avis de terminer votre mariage.
HORTENSE.
Pourquoi, mon père, il n’y a pas de nécessité d’aller si vite. Vous savez combien il m’aime, et les égards qu’on lui doit ; laissons-le achever les affaires qui le retiennent ; différons de quelques jours pour lui en donner le temps.
CHRISANTE.
C’est que la Marquise me presse, et ce mariage-ci me paraît si avantageux, que je voudrais qu’il fût déjà conclu.
HORTENSE.
Née ce que je suis, et avec la fortune que j’ai, il serait difficile que j’en fisse un mauvais ; vous pouvez choisir.
CHRISANTE.
Eh ! Comment choisir mieux ! Biens, naissance, rang, crédit à la cour : vous trouvez tout ici avec une figure aimable, assurément.
HORTENSE.
J’en conviens, mais avec bien de la jeunesse dans l’esprit.
CHRISANTE.
Et à quel âge voulez-vous qu’on l’ait jeune ?
HORTENSE.
Le voici.
SCÈNE XI. Chrisante, Hortense, Rosimond. §
CHRISANTE.
Marquis, je disais à Hortense que mon frère tarde beaucoup, et que nous nous impatienterons à la fin, qu’en dites-vous ?
ROSIMOND.
Sans doute, je serai toujours du parti de l’impatience.
CHRISANTE.
Et moi aussi. Adieu, je vais rejoindre la Marquise.
SCÈNE XII. Rosimond, Hortense. §
ROSIMOND.
Je me rends à vos ordres, Madame ; on m’a dit que vous me demandiez.
HORTENSE.
Moi ! Monsieur... Ah ! Vous avez raison, oui, j’ai chargé Frontin de vous prier, de ma part, de revenir ici ; mais comme vous n’êtes pas revenu sur-le-champ, parce qu’apparemment on ne vous a pas trouvé, je ne m’en ressouvenais plus.
ROSIMOND, riant.
Voilà une distraction dont j’aurais envie de me plaindre. Mais à propos de distraction, pouvez-vous me voir à présent, Madame ? Y êtes-vous bien déterminée ?
HORTENSE.
D’où vient donc ce discours, Monsieur ?
ROSIMOND.
Tantôt vous ne saviez pas si vous le pouviez, m’a-t-on dit ; et peut-être est-ce encore de même ?
HORTENSE.
Vous ne demandiez à me voir qu’une heure après, et c’est une espèce d’avenir dont je ne répondais pas.
ROSIMOND.
Ah ! Cela est vrai ; il n’y a rien de si exact. Je me rappelle ma commission, c’est moi qui ai tort, et je vous en demande pardon. Si vous saviez combien le séjour de Paris et de la cour nous gâtent sur les formalités, en vérité, Madame, vous m’excuseriez ; c’est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne, puisqu’elle vous déplaît, mais à laquelle on s’accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez.
HORTENSE.
Je n’ai pas remarqué qu’il y en ait dans ce que vous avez fait, Monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n’aime plus les façons unies que moi : parlons de ce que je voulais vous dire.
ROSIMOND.
Quoi ! Vous, Madame, quoi ! De la beauté, des grâces, avec ce caractère d’esprit-là, et cela dans l’âge où vous êtes ? Vous me surprenez ; avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux ? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche, soupire : ah ! Je m’en doute bien, et je n’en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle ? Je viens vous enlever : convenons qu’elle y fait une perte irréparable.
HORTENSE.
Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l’amitié pour moi, et qui pourraient m’y regretter ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit.
ROSIMOND.
Eh ! Quel secret ceux qui vous voyent ont-ils, pour n’être que vos amis, avec ces yeux-là ?
HORTENSE.
Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne m’interrompez plus, je vous prie.
ROSIMOND.
Vraiment, je m’imagine bien qu’ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais à propos de respect, n’y manquerais-je pas un peu, moi qui ai pensé dire que je vous aime ? Il y a bien quelque petite chose à redire à mes discours, n’est-ce pas, mais ce n’est pas ma faute.
HORTENSE.
Doucement, Monsieur, je renonce à vous parler.
ROSIMOND.
C’est que sérieusement vous êtes belle avec excès ; vous l’êtes trop, le regard le plus vif, le plus beau teint ; ah ! Remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n’en dis presque rien ; la parure la mieux entendue ; vous avez là de la dentelle d’un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l’éloge de la dentelle ; quand nous marie-t-on ?
HORTENSE.
À laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d’abord ? À la dentelle, ou au mariage ?
ROSIMOND.
Comme il vous plaira. Que faisons-nous cet après-midi ?
HORTENSE.
Attendez, la dentelle est passable ; de cet après-midi le hasard en décidera ; de notre mariage, je ne puis rien en dire, et c’est de quoi j’ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense ? Venons au mariage.
ROSIMOND.
Il devrait être fait ; les parents ne finissent point !
HORTENSE.
Je voulais vous dire au contraire qu’il serait bon de le différer, Monsieur.
ROSIMOND.
Ah ! Le différer, Madame ?
HORTENSE.
Oui, Monsieur, qu’en pensez-vous ?
ROSIMOND.
Moi, ma foi, Madame, je ne pense point, je vous épouse. Ces choses-là surtout, quand elles sont aimables, veulent être expédiées, on y pense après.
HORTENSE.
Je crois que je n’irai pas si vite : il faut s’aimer un peu quand on s’épouse.
ROSIMOND.
Mais je l’entends bien de même.
HORTENSE.
Et nous ne nous aimons point.
ROSIMOND.
Ah ! C’est une autre affaire ; la difficulté ne me regarderait point : il est vrai que j’espérais, Madame, j’espérais, je vous l’avoue. Serait-ce quelque partie de coeur déjà liée ?
HORTENSE.
Non, Monsieur, je ne suis, jusqu’ici, prévenue pour personne.
ROSIMOND.
En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m’en mêlerai point, je n’aurais garde, on me mène, et je suivrai.
HORTENSE.
Quelqu’un vient ; faites réflexion à ce que je vous dit, Monsieur.
SCÈNE XIII. Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond. §
ROSIMOND, allant à Dorimène.
Eh ! Vous voilà, Comtesse. Comment ! Avec Dorante ?
LA COMTESSE, embrassant Hortense.
Eh ! Bonjour, ma chère enfant ! Comment se porte-t-on ici ? Nous sommes alliés, au moins, Marquis.
ROSIMOND.
Je le sais.
LA COMTESSE.
Mais nous nous voyons peu. Il y a trois ans que je ne suis venue ici.
HORTENSE.
On ne quitte pas volontiers Paris pour la province.
DORIMÈNE.
On y a tant d’affaires, de dissipations ! Les moments s’y passent avec tant de rapidité !
ROSIMOND.
Eh ! Où avez-vous pris ce garçon-là, Comtesse ?
DORIMÈNE, à Hortense.
Nous nous sommes rencontrés. Vous voulez bien que je vous le présente ?
ROSIMOND.
Qu’en dis-tu, Dorante ? Ai-je à me louer du choix qu’on a fait pour moi ?
DORANTE.
Tu es trop heureux.
ROSIMOND, à Hortense.
Tel que vous le voyez, je vous le donne pour une espèce de sage qui fait peu de cas de l’amour : de l’air dont il vous regarde pourtant, je ne le crois pas trop en sûreté ici.
DORANTE.
Je n’ai vu nulle part de plus grand danger, j’en conviens.
DORIMÈNE, riant.
Sur ce pied-là, sauvez-vous, Dorante, sauvez-vous.
HORTENSE.
Trêve de plaisanterie, Messieurs.
ROSIMOND.
Non, sérieusement, je ne plaisante point ; je vous dis qu’il est frappé, je vois cela dans ses yeux ; remarquez-vous comme il rougit ? Parbleu, je voudrais bien qu’il soupirât, et je vous le recommande.
DORIMÈNE.
Ah ! Doucement, il m’appartient ; c’est une espèce d’infidélité qu’il me ferait ; car je l’ai amené, à moins que vous ne teniez sa place, Marquis.
ROSIMOND.
Assurément j’en trouve l’idée tout à fait plaisante, et c’est de quoi nous amuser ici.
N’est-ce pas, Madame ? Allons, Dorante, rendez vos premiers hommages à votre vainqueur.
DORANTE.
Je n’en suis plus aux premiers.
SCÈNE XIV. Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond, Marton. §
MARTON.
Madame, Monsieur le Comte m’envoie savoir qui vient d’arriver.
DORIMÈNE.
Nous allons l’en instruire nous-mêmes. Venez, Marquis, donnez-moi la main, vous êtes mon chevalier.
Et vous, Madame, voilà le vôtre.
HORTENSE.
Je vous suis, Messieurs. Je n’ai qu’un mot à dire.
SCÈNE XV. Marton, Hortense. §
HORTENSE.
Que me veux-tu, Marton ? Je n’ai pas le temps de rester, comme tu vois.
MARTON.
C’est une lettre que je viens de trouver, lettre d’amour écrite à Rosimond, mais d’un amour qui me paraît sans conséquence. La dame qui vient d’arriver pourrait bien l’avoir écrite ; le billet est d’un style qui ressemble à son air.
HORTENSE.
Y a-t-il bien des tendresses ?
MARTON.
Non, vous dis-je, point d’amour et beaucoup de folies ; mais puisque vous êtes pressée, nous en parlerons tantôt. Rosimond devient-il un peu plus supportable ?
HORTENSE.
Toujours aussi impertinent qu’il est aimable. Je te quitte.
MARTON.
Monsieur l’impertinent, vous avez beau faire, vous deviendrez charmant sur ma parole, je l’ai entrepris.
ACTE II §
SCÈNE PREMIÈRE. La Marquise, Dorante. §
LA MARQUISE.
Avançons encore quelques pas, Monsieur, pour être plus à l’écart, j’aurais un mot à vous dire ; vous êtes l’ami de mon fils, et autant que j’en puis juger, il ne saurait avoir fait un meilleur choix.
DORANTE.
Madame, son amitié me fait honneur.
LA MARQUISE.
Il n’est pas aussi raisonnable que vous me paraissez l’être, et je voudrais bien que vous m’aidassiez à le rendre plus sensé dans les circonstances où il se trouve ; vous savez qu’il doit épouser Hortense ; nous n’attendons que l’instant pour terminer ce mariage ; d’où vient, Monsieur, le peu d’attention qu’il a pour elle ?
DORANTE.
Je l’ignore, et n’y ai pris garde, Madame.
LA MARQUISE.
Je viens de le voir avec Dorimène, il ne la quitte point depuis qu’elle est ici ; et vous, Monsieur, vous ne quittez point Hortense.
DORANTE.
Je lui fais ma cour, parce que je suis chez elle.
LA MARQUISE.
Sans doute, et je ne vous désapprouve pas ; mais ce n’est pas à Dorimène à qui il faut que mon fils fasse aujourd’hui la sienne ; et personne ici ne doit montrer plus d’empressement que lui pour Hortense.
DORANTE.
Il est vrai, Madame.
LA MARQUISE.
Sa conduite est ridicule, elle peut choquer Hortense, et je vous conjure, Monsieur, de l’avertir qu’il en change ; les avis d’un ami comme vous lui feront peut-être plus d’impression que les miens ; vous êtes venu avec Dorimène, je la connais fort peu ; vous êtes de ses amis, et je souhaiterais qu’elle ne souffrît pas que mon fils fût toujours auprès d’elle ; en vérité, la bienséance en souffre un peu ; elle est alliée de la maison où nous sommes, mais elle est venue ici sans qu’on l’y appelât ; y reste-t-elle ? Part-elle aujourd’hui ?
DORANTE.
Elle ne m’a pas instruit de ses desseins.
LA MARQUISE.
Si elle partait, je n’en serais pas fâchée, et je lui en aurais obligation ; pourriez-vous le lui faire entendre ?
DORANTE.
Je n’ai pas beaucoup de pouvoir sur elle ; mais je verrai, Madame, et tâcherai de répondre à l’honneur de votre confiance.
LA MARQUISE.
Je vous le demande en grâce, Monsieur, et je vous recommande les intérêts de mon fils et de votre ami.
DORANTE, pendant qu’elle s’en va.
Elle a ma foi beau dire, puisque son fils néglige Hortense, il ne tiendra pas à moi que je n’en profite auprès d’elle.
SCÈNE II. Dorante, Dorimène. §
DORIMÈNE.
Où est allé le Marquis, Dorante ? Je me sauve de cette cohue de province : ah ! Les ennuyants personnages ! Je me meurs de l’extravagance des compliments qu’on m’a fait, et que j’ai rendus. Il y a deux heures que je n’ai pas le sens commun, Dorante, pas le sens commun ; deux heures que je m’entretiens avec une Marquise qui se tient d’un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d’une dignité ; avec une petite Baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie ; avec une Comtesse si franche, qui m’estime tant, qui m’estime tant, qui est de si bonne amitié ; avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu’elle dit avec des mains si pleines de grâces ; une autre qui glapit si spirituellement, qui traîne si bien les mots, qui dit si souvent, mais Madame, cependant Madame, il me paraît pourtant ; et puis un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalouse si difficile en mérite, si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu’on m’en trouvait. Enfin, un agréable qui m’a fait des phrases, mais des phrases ! D’une perfection ! Qui m’a déclaré des sentiments qu’il n’osait me dire ; mais des sentiments d’une délicatesse assaisonnée d’un respect que j’ai trouvé d’une fadeur ! D’une fadeur !
DORANTE.
Oh ! On respecte beaucoup ici, c’est le ton de la province. Mais vous cherchez Rosimond, Madame ?
DORIMÈNE.
Oui, c’est un étourdi à qui j’ai à parler tête à tête ; et grâce à tous ces originaux qui m’ont obsédée, je n’en ai pas encore eu le temps : il nous a quitté. Où est-il ?
DORANTE.
Je pense qu’il écrit à Paris, et je sors d’un entretien avec sa mère.
DORIMÈNE.
Tant pis, cela n’est pas amusant, il vous en reste encore un air froid et raisonnable, qui me gagnerait si nous restions ensemble ; je vais faire un tour sur la terrasse : allez, Dorante, allez dire à Rosimond que je l’y attends.
DORANTE.
Un moment, Madame, je suis chargé d’une petite commission pour vous ; c’est que je vous avertis que la Marquise ne trouve pas bon que vous entreteniez le Marquis.
DORIMÈNE.
Elle ne le trouve pas bon ! Eh bien, vous verrez que je l’en trouverai meilleur.
DORANTE.
Je n’en ai pas douté : mais ce n’est pas là tout ; je suis encore prié de vous inspirer l’envie de partir.
DORIMÈNE.
Je n’ai jamais eu tant d’envie de rester.
DORANTE.
Je n’en suis pas surpris ; cela doit faire cet effet-là.
DORIMÈNE.
Je commençais à m’ennuyer ici, je ne m’y ennuie plus ; je m’y plais, je l’avoue ; sans ce discours de la Marquise, j’aurais pu me contenter de défendre à Rosimond de se marier, comme je l’avais résolu en venant ici : mais on ne veut pas que je le voie ? On souhaite que je parte ? Il m’épousera.
DORANTE.
Cela serait très plaisant.
DORIMÈNE.
Oh ! Il m’épousera. Je pense qu’il n’y perdra pas : et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille ; je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver ; j’aime à déranger les projets, c’est ma folie ; surtout, quand je les dérange d’une manière avantageuse. Adieu ; je prétends que vous épousiez Hortense, vous. Voilà ce que j’imagine ; réglez-vous là-dessus, entendez-vous ? Je vais trouver le Marquis.
DORANTE, pendant qu’elle part.
Puisse la folle me dire vrai !
SCÈNE III. Rosimond, Dorante, Frontin. §
ROSIMOND, à Frontin en entrant.
Cherche, vois partout ; et sans dire qu’elle est à moi, demande-la à tout le monde ; c’est à peu près dans ces endroits-ci que je l’ai perdue.
FRONTIN.
Je ferai ce que je pourrai, Monsieur.
ROSIMOND, à Dorante.
Ah ! C’est toi, Dorante ; dis-moi, par hasard, n’aurais-tu point trouvé une lettre à terre ?
DORANTE.
Non.
ROSIMOND.
Cela m’inquiète.
DORANTE.
Eh ! De qui est-elle ?
ROSIMOND.
De Dorimène ; et malheureusement elle est d’un style un peu familier sur Hortense ; elle l’y traite de petite provinciale qu’elle ne veut pas que j’épouse, et ces bonnes gens-ci seraient un peu scandalisés de l’épithète.
DORANTE.
Peut-être personne ne l’aura-t-il encore ramassé : et d’ailleurs, cela te chagrine-t-il tant ?
ROSIMOND.
Ah ! Très doucement ; je ne m’en désespère pas.
DORANTE.
Ce qui en doit arriver doit être fort indifférent à un homme comme toi.
ROSIMOND.
Aussi me l’est-il. Parlons de Dorimène ; c’est elle qui m’embarrasse. Je t’avouerai confidemment que je ne sais qu’en faire. T’a-t-elle dit qu’elle n’est venue ici que pour m’empêcher d’épouser ? Elle a quelque alliance avec ces gens-ci. Dès qu’elle a su que ma mère m’avait brusquement amené de Paris chez eux pour me marier, qu’a-t-elle fait ? Elle a une terre à quelques lieues de la leur, elle y est venue, et à peine arrivée, m’a écrit, par un exprès, qu’elle venait ici, et que je la verrais une heure après sa lettre, qui est celle que j’ai perdue.
DORANTE.
Oui, j’étais chez elle alors, et j’ai vu partir l’exprès qui nous a précédé : mais enfin c’est une très aimable femme, et qui t’aime beaucoup.
ROSIMOND.
J’en conviens. Il faut pourtant que tu m’aides à lui faire entendre raison.
DORANTE.
Pourquoi donc ? Tu l’aimes aussi, apparemment, et cela n’est pas étonnant.
ROSIMOND.
J’ai encore quelque goût pour elle, elle est vive, emportée, étourdie, bruyante. Nous avons lié une petite affaire de coeur ensemble ; et il y a deux mois que cela dure : deux mois, le terme est honnête ; cependant aujourd’hui, elle s’avise de se piquer d’une belle passion pour moi. Ce mariage-ci lui déplaît, elle ne veut pas que je l’achève, et de vingt galanteries qu’elle a eues en sa vie, il faut que la nôtre soit la seule qu’elle honore de cette opiniâtreté d’amour : il n’y a que moi à qui cela arrive.
DORANTE.
Te voilà donc bien agité ? Quoi ! Tu crains les conséquences de l’amour d’une jolie femme, parce que tu te maries ! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi Marquis ? Je ne te reconnais pas ! Je te croyais plus dégagé que cela ; j’osais quelquefois entretenir Hortense : mais je vois bien qu’il faut que je parte, et je n’y manquerai pas. Adieu.
ROSIMOND.
Venez, venez ici. Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie-là ?
DORANTE.
Elle est sage. Il me semble que la Marquise ne me voit pas volontiers ici, et qu’elle n’aime pas à me trouver en conversation avec Hortense ; et je te demande pardon de ce que je vais te dire, mais il m’a passé dans l’esprit que tu avais pu l’indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m’insinuer de m’en aller.
ROSIMOND.
Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux. Ma façon de vivre, jusqu’ici, m’a rendu fort suspect de cette petitesse. Débitez-la, Monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité vous me faites pitié ! Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu’on vous désabuse ?
DORANTE.
Je puis en avoir mal jugé ; mais ne se trompe-t-on jamais ?
ROSIMOND.
Moi qui vous parle, suis-je plus à l’abri de la méchante humeur de ma mère ? Ne devrais-je pas, si je l’en crois, être aux genoux d’Hortense, et lui débiter mes langueurs ? J’ai tort de n’aller pas, une houlette à la main, l’entretenir de ma passion pastorale : elle vient de me quereller tout à l’heure, me reprocher mon indifférence ; elle m’a dit des injures, Monsieur, des injures : m’a traité de fat, d’impertinent, rien que cela, et puis je m’entends avec elle !
DORANTE.
Ah ! Voilà qui est fini, Marquis, je désavoue mon idée, et je t’en fais réparation.
ROSIMOND.
Dites-vous vrai ? Êtes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut ?
DORANTE.
Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d’amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n’en croirais rien.
ROSIMOND.
Que sait-on ? Il y a à craindre, à cause que je l’épouse, que mon coeur ne s’enflamme et ne prenne la chose à la lettre !
DORANTE.
Je suis persuadé que tu n’es point fâché que je lui en conte.
ROSIMOND.
Ah ! Si fait ; très fâché. J’en boude, et si vous continuez, j’en serai au désespoir.
DORANTE.
Tu te moques de moi, et je le mérite.
ROSIMOND, riant.
Ha, ha, ha. Comment es-tu avec elle ?
DORANTE.
Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu toi ?
ROSIMOND.
Moi, ma foi, je n’en sais rien, je ne l’ai pas encore trop vue ; cependant, il m’a paru qu’elle était assez gentille, l’air naïf, droit et guindé : mais jolie, comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s’il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n’en fait rien ; mais cela est bon pour une femme, on la prend comme elle vient.
DORANTE.
Elle ne te convient guère. De bonne foi, l’épouseras-tu ?
ROSIMOND.
Il faudra bien, puisqu’on le veut : nous l’épouserons ma mère et moi, si vous ne nous l’enlevez pas.
DORANTE.
Je pense que tu ne t’en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais.
ROSIMOND.
Oh ! Là-dessus, toutes les permissions du monde au suppliant, si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T’amuse-t-elle ?
DORANTE.
Je ne la hais pas.
ROSIMOND.
Tout de bon ?
DORANTE.
Oui : comme elle ne m’est pas destinée, je l’aime assez.
ROSIMOND.
Assez ? Je vous le conseille ! De la passion, Monsieur, des mouvements pour me divertir, s’il vous plaît. En sens-tu déjà un peu ?
DORANTE.
Quelquefois. Je n’ai pas ton expérience en galanterie ; je ne suis là-dessus qu’un écolier qui n’a rien vu.
ROSIMOND, riant.
Ah ! Vous l’aimez, Monsieur l’écolier : ceci est sérieux, je vous défends de lui plaire.
DORANTE.
Je n’oublie cependant rien pour cela, ainsi laisse-moi partir ; la peur de te fâcher me reprend.
ROSIMOND, riant.
Ah ! Ah ! Ah ! Que tu es réjouissant !
SCÈNE I.. Marton, Dorante, Rosimond. §
DORANTE, riant aussi.
Ah ! Ah ! Ah ! Où est votre maîtresse, Marton ?
MARTON.
Dans la grande allée, où elle se promène, Monsieur, elle vous demandait tout à l’heure.
ROSIMOND.
Rien que lui, Marton ?
MARTON.
Non, que je sache.
DORANTE.
Je te laisse, Marquis, je vais la rejoindre.
ROSIMOND.
Attends, nous irons ensemble.
MARTON.
Monsieur, j’aurais un mot à vous dire.
ROSIMOND.
À moi, Marton ?
MARTON.
Oui, Monsieur.
DORANTE.
Je vais donc toujours devant.
ROSIMOND, à part.
Rien que lui ? C’est qu’elle est piquée.
SCÈNE V. Marton, Rosimond. §
ROSIMOND.
De quoi s’agit-il, Marton ?
MARTON.
D’une lettre que j’ai trouvée, Monsieur, et qui est apparemment celle que vous avez tantôt reçue de Frontin.
ROSIMOND.
Donne, j’en étais inquiet.
MARTON.
La voilà.
ROSIMOND.
Tu ne l’as montrée à personne, apparemment ?
MARTON.
Il n’y a qu’Hortense et son père qui l’ont vue, et je ne la leur ai montrée que pour savoir à qui elle appartenait.
ROSIMOND.
Eh ! Ne pouviez-vous pas le voir vous-même ?
MARTON.
Non, Monsieur, je ne sais pas lire, et d’ailleurs, vous en aviez gardé l’enveloppe.
ROSIMOND.
Et ce sont eux qui vous ont dit que la lettre m’appartenait ? Ils l’ont donc lue ?
MARTON.
Vraiment oui, Monsieur, ils n’ont pu juger qu’elle était à vous que sur la lecture qu’ils en ont fait.
ROSIMOND.
Hortense présente ?
MARTON.
Sans doute. Est-ce que cette lettre est de quelque conséquence ? Y a-t-il quelque chose qui les concerne ?
ROSIMOND.
Il vaudrait mieux qu’ils ne l’eussent point vue.
MARTON.
J’en suis fâchée.
ROSIMOND.
Cela est désagréable. Et qu’en a dit Hortense ?
MARTON.
Rien, Monsieur, elle n’a pas paru y faire attention : mais comme on m’a chargé de vous la rendre, voulez-vous que je dise que vous ne l’avez pas reconnue ?
ROSIMOND.
L’offre est obligeante et je l’accepte ; j’allais vous en prier.
MARTON.
Oh ! De tout mon coeur, je vous le promets, quoique ce soit une précaution assez inutile, comme je vous dis, car ma maîtresse ne vous en parlera seulement pas.
ROSIMOND.
Tant mieux, tant mieux, je ne m’attendais pas à tant de modération ; serait-ce que notre mariage lui déplaît ?
MARTON.
Non, cela ne va pas jusque-là ; mais elle ne s’y intéresse pas extrêmement non plus.
ROSIMOND.
Vous l’a-t-elle dit, Marton ?
MARTON.
Oh ! Plus de dix fois, Monsieur, et vous le savez bien, elle vous l’a dit à vous-même.
ROSIMOND.
Point du tout, elle a, ce me semble, parlé de différer et non pas de rompre : mais que ne s’est-elle expliquée ? Je ne me serais pas avisé de soupçonner son éloignement pour moi, il faut être fait à se douter de pareille chose !
MARTON.
Il est vrai qu’on est presque sûr d’être aimé quand on vous ressemble, aussi ma maîtresse vous aurait-elle épousé d’abord assez volontiers : mais je ne sais, il y a eu du malheur, vos façons l’ont choquée.
ROSIMOND.
Je ne les ai pas prises en province, à la vérité.
MARTON.
Eh ! Monsieur, à qui le dites-vous ? Je suis persuadée qu’elles sont toutes des meilleures : mais, tenez, malgré cela je vous avoue moi-même que je ne pourrais pas m’empêcher d’en rire si je ne me retenais pas, tant elles nous paraissent plaisantes à nous autres provinciales ; c’est que nous sommes des ignorantes. Adieu, Monsieur, je vous salue.
ROSIMOND.
Doucement, confiez-moi ce que votre maîtresse y trouve à redire.
MARTON.
Eh ! Monsieur, ne prenez pas garde à ce que nous en pensons : je vous dis que tout nous y paraît comique. Vous savez bien que vous avez peur de faire l’amoureux de ma maîtresse, parce qu’apparemment cela ne serait pas de bonne grâce dans un joli homme comme vous ; mais comme Hortense est aimable et qu’il s’agit de l’épouser, nous trouvons cette peur-là si burlesque ! Si bouffonne ! Qu’il n’y a point de comédie qui nous divertisse tant ; car il est sûr que vous auriez plu à Hortense si vous ne l’aviez pas fait rire : mais ce qui fait rire n’attendrit plus, et je vous dis cela pour vous divertir vous-même.
ROSIMOND.
C’est aussi tout l’usage que j’en fais.
MARTON.
Vous avez raison, Monsieur, je suis votre servante.
Seriez-vous encore curieux d’une de nos folies ? Dès que Dorante et Dorimène sont arrivés ici, vous avez dit qu’il fallait que Dorante aimât ma maîtresse, pendant que vous feriez l’amour à Dorimène, et cela à la veille d’épouser Hortense ; Monsieur, nous en avons pensé mourir de rire, ma maîtresse et moi ! Je lui ai pourtant dit qu’il fallait bien que vos airs fussent dans les règles du bon savoir-vivre. Rien ne l’a persuadée ; les gens de ce pays-ci ne sentent point le mérite de ces manières-là ; c’est autant de perdu. Mais je m’amuse trop. Ne dites mot, je vous prie.
ROSIMOND.
Eh bien, Marton, il faudra se corriger : j’ai vu quelques benêts de la province, et je les copierai.
MARTON.
Oh ! Monsieur, n’en prenez pas la peine ; ce ne serait pas en contrefaisant le benêt que vous feriez revenir les bonnes dispositions où ma maîtresse était pour vous ; ce que je vous dis sous le secret, au moins ; mais vous ne réussiriez, ni comme benêt ni comme comique. Adieu, Monsieur.
SCÈNE VI. Rosimond, Dorimène. §
ROSIMOND, un moment seul.
Eh bien, cela me guérit d’Hortense ; cette fille qui m’aime et qui se résout à me perdre, parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle ! Voilà une sotte enfant ! Allons pourtant la trouver.
DORIMÈNE.
Que devenez-vous donc, Marquis ? On ne sait où vous prendre ? Est-ce votre future qui vous occupe ?
ROSIMOND.
Oui, je m’occupais des reproches qu’on me faisait de mon indifférence pour elle, et je vais tâcher d’y mettre ordre ; elle est là-bas avec Dorante, y venez-vous ?
DORIMÈNE.
Arrêtez, arrêtez ; il s’agit de mettre ordre à quelque chose de plus important. Quand est-ce donc que cette indifférence qu’on vous reproche pour elle lui fera prendre son parti ? Il me semble que cela demeure bien longtemps à se déterminer. À qui est-ce la faute ?
ROSIMOND.
Ah ! Vous me querellez aussi ! Dites-moi, que voulez-vous qu’on fasse ? Ne sont-ce pas nos parents qui décident de cela ?
DORIMÈNE.
Qu’est-ce que c’est que des parents, Monsieur ? C’est l’amour que vous avez pour moi, c’est le vôtre, c’est le mien qui en décideront, s’il vous plaît. Vous ne mettrez pas des volontés de parents en parallèle avec des raisons de cette force-là, sans doute, et je veux demain que tout cela finisse.
ROSIMOND.
Le terme est court, on aurait de la peine à faire ce que vous dites là ; je désespère d’en venir à bout, moi, et vous en parlez bien à votre aise.
DORIMÈNE.
Ah ! Je vous trouve admirable ! Nous sommes à Paris, je vous perds deux jours de vue ; et dans cet intervalle, j’apprends que vous êtes parti avec votre mère pour aller vous marier, pendant que vous m’aimez, pendant qu’on vous aime, et qu’on vient tout récemment, comme vous le savez, de congédier là-bas le Chevalier, pour n’avoir de liaison de coeur qu’avec vous ? Non, Monsieur, vous ne vous marierez point : n’y songez pas, car il n’en sera rien, cela est décidé ; votre mariage me déplaît. Je le passerais à un autre ; mais avec vous ! Je ne suis pas de cette humeur-là, je ne saurais ; vous êtes un étourdi, pourquoi vous jetez-vous dans cet inconvénient ?
ROSIMOND.
Faites-moi donc la grâce d’observer que je suis la victime des arrangements de ma mère.
DORIMÈNE.
La victime ! Vous m’édifiez beaucoup, vous êtes un petit garçon bien obéissant.
ROSIMOND.
Je n’aime pas à la fâcher, j’ai cette faiblesse-là, par exemple.
DORIMÈNE.
Le poltron ! Eh bien, gardez votre faiblesse : j’y suppléerai, je parlerai à votre prétendue.
ROSIMOND.
Ah ! Que je vous reconnais bien à ces tendres inconsidérations-là ! Je les adore. Ayons pourtant un peu plus de flegme ici ; car que lui direz-vous ? Que vous m’aimez ?
DORIMÈNE.
Que nous nous aimons.
ROSIMOND.
Voilà qui va fort bien ; mais vous ressouvenez-vous que vous êtes en province, où il y a des règles, des maximes de décence qu’il ne faut point choquer ?
DORIMÈNE.
Plaisantes maximes ! Est-il défendu de s’aimer, quand on est aimable ? Ah ! Il y a des puérilités qui ne doivent pas arrêter. Je vous épouserai, Monsieur, j’ai du bien, de la naissance, qu’on nous marie ; c’est peut-être le vrai moyen de me guérir d’un amour que vous ne méritez pas que je conserve.
ROSIMOND.
Nous marier ! Des gens qui s’aiment ! Y songez-vous ? Que vous a fait l’amour pour le pousser à bout ? Allons trouver la compagnie.
DORIMÈNE.
Nous verrons. Surtout, point de mariage ici, commençons par là. Mais que vous veut Frontin ?
SCÈNE VII. Rosimond, Dorimène, Frontin. §
FRONTIN, tout essoufflé.
Monsieur, j’ai un mot à vous dire.
ROSIMOND.
Parle.
FRONTIN.
Il faut que nous soyons seuls, Monsieur.
DORIMÈNE.
Et moi je reste parce que je suis curieuse.
FRONTIN.
Monsieur, Madame est de trop ; la moitié de ce que j’ai à vous dire est contre elle.
DORIMÈNE.
Marquis, faites parler ce faquin-là.
ROSIMOND.
Parleras-tu, maraud ?
FRONTIN.
J’enrage ; mais n’importe. Eh bien, Monsieur, ce que j’ai à vous dire, c’est que Madame ici nous portera malheur à tous deux.
DORIMÈNE.
Le sot !
ROSIMOND.
Comment ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur, si vous ne changez pas de façon, nous ne tenons plus rien. Pendant que Madame vous amuse, Dorante nous égorge.
ROSIMOND.
Que fait-il donc ?
FRONTIN.
L’amour, Monsieur, l’amour, à votre belle Hortense !
DORIMÈNE.
Votre belle : voilà une épithète bien placée !
FRONTIN.
Je défie qu’on la place mieux ; si vous entendiez là-bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs, j’en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations : Madame, par-ci, Madame, par-là ! Ah, les beaux yeux ! Ah ! Les belles mains ! Et ces mains-là, Monsieur, il ne les marchande pas, il en attrape toujours quelqu’une, qu’on retire... Couci, couci, et qu’il baise avec un appétit qui me désespère ; je l’ai laissé comme il en retenait une sur qui il s’était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu’on en eût, ou qu’on n’en eût pas, et j’ai peur qu’à la fin elle ne lui reste.
ROSIMOND et DRORIMÈNE, riant.
Hé, hé, hé...
ROSIMOND.
Cela est pourtant vif !
FRONTIN.
Vous riez ?
ROSIMOND, riant, parlant de Dorimène.
Oui, cette main-ci voudra peut-être bien me dédommager du tort qu’on me fait sur l’autre.
DORIMÈNE, lui donnant la main.
Il y a de l’équité.
ROSIMOND, lui baisant la main.
Qu’en dis-tu, Frontin, suis-je si à plaindre ?
FRONTIN.
Monsieur, on sait bien que Madame a des mains ; mais je vous trouve toujours en arrière.
DORIMÈNE.
Renvoyez cet homme-là, Monsieur ; j’admire votre sang-froid.
ROSIMOND.
Va-t’en. C’est Marton qui lui a tourné la cervelle !
FRONTIN.
Non, Monsieur, elle m’a corrigé, j’étais petit-maître aussi bien qu’un autre ; je ne voulais pas aimer Marton que je dois épouser, parce que je croyais qu’il était malhonnête d’aimer sa future ; mais cela n’est pas vrai, Monsieur, fiez-vous à ce que je dis, je n’étais qu’un sot, je l’ai bien compris. Faites comme moi, j’aime à présent de tout mon coeur, et je le dis tant qu’on veut : suivez mon exemple ; Hortense vous plaît, je l’ai remarqué, ce n’est que pour être joli homme, que vous la laissez là, et vous ne serez point joli, Monsieur.
DORIMÈNE.
Marquis, que veut-il donc dire avec son Hortense, qui vous plaît ? Qu’est-ce que cela signifie ? Quel travers vous donne-t-il là ?
ROSIMOND.
Qu’en sais-je ? Que voulez-vous qu’il ait vu ? On veut que je l’épouse, et je l’épouserai ; d’empressement, on ne m’en a pas vu beaucoup jusqu’ici, je ne pourrai pourtant me dispenser d’en avoir, et j’en aurai parce qu’il le faut : voilà tout ce que j’y sache ; vous allez bien vite.
Retire-toi.
FRONTIN.
Quel dommage de négliger un coeur tout neuf ! Cela est si rare !
DORIMÈNE.
Partira-t-il ?
ROSIMOND.
Va-t’en donc ! Faut-il que je te chasse ?
FRONTIN.
Je n’ai pas tout dit, la lettre est retrouvée, Hortense et Monsieur le Comte l’ont lue d’un bout à l’autre, mettez-y ordre ; ce maudit papier est encore de Madame.
DORIMÈNE.
Quoi ! Parle-t-il du billet que je vous ai envoyé ici de chez moi ?
ROSIMOND.
C’est du même que j’avais perdu.
DORIMÈNE.
Eh bien, le hasard est heureux, cela les met au fait.
ROSIMOND.
Oh, j’ai pris mon parti là-dessus, je m’en démêlerai bien : Frontin nous tirera d’affaire.
FRONTIN.
Moi, Monsieur ?
ROSIMOND.
Oui, toi-même.
DORIMÈNE.
On n’a pas besoin de lui là-dedans, il n’y a qu’à laisser aller les choses.
ROSIMOND.
Ne vous embarrassez pas, voici Hortense et Dorante qui s’avancent, et qui paraissent s’entretenir avec assez de vivacité.
FRONTIN.
Eh bien ! Monsieur, si vous ne m’en croyez pas, cachez-vous un moment derrière cette petite palissade, pour entendre ce qu’ils disent, vous aurez le temps, ils ne vous voient point.
ROSIMOND.
Il n’y aurait pas grand mal, le voulez-vous, Madame ? C’est une petite plaisanterie de campagne.
DORIMÈNE.
Oui-da, cela nous divertira.
SCÈNE VIII. Rosimond, Dorimène, au bout du théâtre, Dorante, Hortense, à l’autre bout. §
HORTENSE.
Je vous crois sincère, Dorante ; mais quels que soient vos sentiments, je n’ai rien à y répondre jusqu’ici ; on me destine à un autre.
Je crois que je vois Rosimond.
DORANTE.
Il sera donc votre époux, Madame ?
HORTENSE.
Il ne l’est pas encore.
C’est lui avec Dorimène.
DORANTE.
Je n’oserais vous demander s’il est aimé.
HORTENSE.
Ah ! Doucement, je n’hésite point à vous dire que non.
DORIMÈNE, à Rosimond.
Cela vous afflige-t-il ?
ROSIMOND.
Il faut qu’elle m’ait vu.
HORTENSE.
Ce n’est pas que j’aie de l’éloignement pour lui, mais si j’aime jamais, il en coûtera un peu davantage pour me rendre sensible ! Je n’accorderai mon coeur qu’aux soins les plus tendres, qu’à tout ce que l’amour aura de plus respectueux, de plus soumis : il faudra qu’on me dise mille fois : je vous aime, avant que je le croie, et que je m’en soucie ; qu’on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader ; qu’on ait la modestie de craindre d’aimer en vain, et qu’on me demande enfin mon coeur comme une grâce qu’on sera trop heureux d’obtenir. Voilà à quel prix j’aimerai, Dorante, et je n’en rabattrai rien ; il est vrai qu’à ces conditions-là, je cours risque de rester insensible, surtout de la part d’un homme comme le Marquis, qui n’en est pas réduit à ne soupirer que pour une provinciale, et qui, au pis-aller, a touché le coeur de Dorimène.
DORIMÈNE, après avoir écouté.
Au pis-aller ! Dit-elle, au pis-aller ! Avançons, Marquis !
ROSIMOND.
Quel est donc votre dessein ?
DORIMÈNE.
Laissez-moi faire, je ne gâterai rien.
HORTENSE.
Quoi ! Vous êtes là, Madame ?
DORIMÈNE.
Eh oui, Madame, j’ai eu le plaisir de vous entendre ; vous peignez si bien ! Qui est-ce qui me prendrait pour un pis-aller ? Cela me ressemble tout à fait pourtant. Je vous apprends en revanche que vous nous tirez d’un grand embarras ; Rosimond vous est indifférent, et c’est fort bien fait ; il n’osait vous le dire, mais je parle pour lui ; son pis-aller lui est cher, et tout cela vient à merveille.
ROSIMOND, riant.
Comment donc, vous parlez pour moi ? Mais point du tout, Comtesse ! Finissons, je vous prie ; je ne reconnais point là mes sentiments.
DORIMÈNE.
Taisez-vous, Marquis ; votre politesse ici consiste à garder le silence ; imaginez-vous que vous n’y êtes point.
ROSIMOND.
Je vous dis qu’il n’est pas question de politesse, et que ce n’est pas là ce que je pense.
DORIMÈNE.
Il bat la campagne. Ne faut-il pas en venir à dire ce qui est vrai ? Votre coeur et le mien sont engagés, vous m’aimez.
ROSIMOND, en riant.
Eh ! Qui est-ce qui ne vous aimerait pas ?
DORIMÈNE.
L’occasion se présente de le dire et je le dis ; il faut bien que Madame le sache.
ROSIMOND.
Oui, ceci est sérieux.
DORIMÈNE.
Elle s’en doutait ; je ne lui apprends presque rien.
ROSIMOND.
Ah, très peu de chose !
DORIMÈNE.
Vous avez beau m’interrompre, on ne vous écoute pas. Voudriez-vous l’épouser, Hortense, prévenu d’une autre passion ? Non, Madame. Il faut qu’un mari vous aime, votre coeur ne s’en passerait pas ; ce sont vos usages, ils sont fort bons ; n’en sortez point, et travaillons de concert à rompre votre mariage.
ROSIMOND.
Parbleu, Mesdames, je vous traverserai donc, car je vais travailler à le conclure !
HORTENSE.
Eh ! Non, Monsieur, vous ne vous ferez point ce tort-là, ni à moi non plus.
DORANTE.
En effet, Marquis, à quoi bon feindre ? Je sais ce que tu penses, tu me l’as confié ; d’ailleurs, quand je t’ai dit mes sentiments pour Madame, tu ne les as pas désapprouvés.
ROSIMOND.
Je ne me souviens point de cela, et vous êtes un étourdi, qui me ferez des affaires avec Hortense.
HORTENSE.
Eh ! Monsieur, point de mystère ! Vous n’ignorez pas mes dispositions, et il ne s’agit point ici de compliments.
ROSIMOND.
Eh ! Madame, faites-vous quelque attention à ce qu’on dit là ? Ils se divertissent.
DORANTE.
Mais, parlons français. Est-ce que tu aimes Madame ?
ROSIMOND.
Ah ! Je suis ravi de vous voir curieux ; c’est bien à vous à qui j’en dois rendre compte.
Je ne suis pas embarrassé de ma réponse : mais approuvez, je vous prie, que je mortifie sa curiosité.
DORIMÈNE, riant.
Ah ! Ah ! Ah ! Ah !... Il me prend envie aussi de lui demander s’il m’aime ? Voulez-vous gager qu’il n’osera me l’avouer ? M’aimez-vous, Marquis ?
ROSIMOND.
Courage, je suis en butte aux questions.
DORIMÈNE.
Ne l’ai-je pas dit ?
ROSIMOND, à Hortense.
Et vous, Madame, serez-vous la seule qui ne m’en ferez point ?
HORTENSE.
Je n’ai rien à savoir.
SCÈNE IX. Frontin, Rosimond, Dorimène, Dorante, Hortense. §
FRONTIN.
Monsieur, je vous avertis que voilà votre mère avec Monsieur le Comte, qui vous cherchent, et qui viennent vous parler.
ROSIMOND, à Frontin.
Reste ici.
DORANTE.
Je te laisse donc, Marquis.
DORIMÈNE.
Adieu, je reviendrai savoir ce qu’ils vous auront dit.
HORTENSE.
Et moi je vous laisse penser à ce que vous leur direz.
ROSIMOND.
Un moment, Madame ; que tout ce qui vient de se passer ne vous fasse aucune impression : vous voyez ce que c’est que Dorimène ; vous avez dû démêler son esprit et la trouver singulière. C’est une manière de petit-maître en femme qui tire sur le coquet, sur le cavalier même, n’y faisant pas grande façon pour dire ses sentiments, et qui s’avise d’en avoir pour moi, que je ne saurais brusquer comme vous voyez ; mais vous croyez bien qu’on sait faire la différence des personnes ; on distingue, Madame, on distingue. Hâtons-nous de conclure pour finir tout cela, je vous en supplie.
HORTENSE.
Monsieur, je n’ai pas le temps de vous répondre ; on approche. Nous nous verrons tantôt.
ROSIMOND, quand elle part.
La voilà, je crois, radoucie.
SCÈNE X. Frontin, Rosimond. §
FRONTIN.
Je n’ai que faire ici, Monsieur ?
ROSIMOND.
Reste, il va peut-être question de ce billet perdu, et il faut que tu le prennes sur ton compte.
FRONTIN.
Vous n’y songez pas, Monsieur ! Le diable, qui a bien des secrets, n’aurait pas celui de persuader les gens, s’il était à ma place ; d’ailleurs Marton sait qu’il est à vous.
ROSIMOND.
Je le veux, Frontin, je le veux, je suis convenu avec Marton qu’elle dirait que je n’ai su ce que c’était ; ainsi, imaginez, faites comme il vous plaira, mais tirez-moi d’intrigue.
SCÈNE XI. Rosimond, Frontin, La Marquise, Le Comte. §
LA MARQUISE.
Mon fils, Monsieur le Comte a besoin d’un éclaircissement, sur certaine lettre sans adresse, qu’on a trouvée et qu’on croit s’adresser à vous ? Dans la conjoncture où vous êtes, il est juste qu’on soit instruit là-dessus ; parlez-nous naturellement, le style en est un peu libre sur Hortense ; mais on ne s’en prend point à vous.
ROSIMOND.
Tout ce que je puis dire à cela, Madame, c’est que je n’ai point perdu de lettre.
LE COMTE.
Ce n’est pourtant qu’à vous qu’on peut avoir écrit celle dont nous parlons, Monsieur le Marquis ; et j’ai dit même à Marton de vous la rendre. Vous l’a-t-elle rapportée ?
ROSIMOND.
Oui, elle m’en a montré une qui ne m’appartenait point.
À propos, ne m’as-tu pas dit, toi, que tu en avais perdu une ? C’est peut-être la tienne.
FRONTIN.
Monsieur, oui, je ne m’en ressouvenais plus ; mais cela se pourrait bien.
LE COMTE.
Non, non, on vous y parle à vous positivement, le nom de Marquis y est répété deux fois, et on y signe la Comtesse pour tout nom, ce qui pourrait convenir à Dorimène.
ROSIMOND, à Frontin.
Eh bien, qu’en dis-tu ? Nous rendras-tu raison de ce que cela veut dire ?
FRONTIN.
Mais, oui, je me rappelle du Marquis dans cette lettre ; elle est, dites-vous, signée la Comtesse ? Oui, Monsieur, c’est cela même, Comtesse et Marquis, voilà l’histoire.
LE COMTE, riant.
Hé, hé, hé ! Je ne savais pas que Frontin fût un Marquis déguisé, ni qu’il fût en commerce de lettres avec des Comtesses.
LA MARQUISE.
Mon fils, cela ne paraît pas naturel.
ROSIMOND, à Frontin.
Mais, te plaira-t-il de t’expliquer mieux ?
FRONTIN.
Eh vraiment oui, il n’y a rien de si aisé ; on m’y appelle Marquis, n’est-il pas vrai ?
LE COMTE.
Sans doute.
FRONTIN.
Ah la folle ! On y signe Comtesse ?
LA MARQUISE.
Eh bien !
FRONTIN.
Ah ! Ah ! Ah ! L’extravagante.
ROSIMOND.
De qui parles-tu ?
FRONTIN.
D’une étourdie que vous connaissez, Monsieur ; de Lisette.
LA MARQUISE.
De la mienne ? De celle que j’ai laissée à Paris ?
FRONTIN.
D’elle-même.
LE COMTE, riant.
Et le nom de Marquis, d’où te vient-il ?
FRONTIN.
De sa grâce, je suis un Marquis de la promotion de Lisette, comme elle est Comtesse de la promotion de Frontin, et cela est ordinaire.
Tenez Monsieur, je connais un garçon qui avait l’honneur d’être à vous pendant votre séjour à Paris, et qu’on appelait familièrement Monsieur le Comte. Vous étiez le premier, il était le second. Cela ne se pratique pas autrement ; voilà l’usage parmi nous autres subalternes de qualité, pour établir quelque subordination entre la livrée bourgeoise et nous ; c’est ce qui nous distingue.
ROSIMOND.
Ce qu’il vous dit est vrai.
LE COMTE, riant.
Je le veux bien ; tout ce qui m’inquiète, c’est que ma fille a vu cette lettre, elle ne m’en a pourtant pas paru moins tranquille : mais elle est réservée, et j’aurais peur qu’elle ne crût pas l’histoire des promotions de Frontin si aisément.
ROSIMOND.
Mais aussi, de quoi s’avisent ces marauds-là ?
FRONTIN.
Monsieur, chaque nation a ses coutumes ; voilà les coutumes de la nôtre.
LE COMTE.
Il y pourrait, pourtant, rester une petite difficulté ; c’est que dans cette lettre on y parle d’une provinciale, et d’un mariage avec elle qu’on veut empêcher en venant ici, cela ressemblerait assez à notre projet.
LA MARQUISE.
J’en conviens.
ROSIMOND.
Parle !
FRONTIN.
Oh ! Bagatelle. Vous allez être au fait. Je vous ai dit que nous prenions vos titres.
LE COMTE.
Oui, vous prenez le nom de vos maîtres. Mais voilà tout apparemment.
FRONTIN.
Oui, Monsieur, mais quand nos maîtres passent par le mariage, nous autres, nous quittons le célibat ; le maître épouse la maîtresse, et nous la suivante, c’est encore la règle ; et par cette règle que j’observerai, vous voyez bien que Marton me revient. Lisette, qui est là-bas, le sait, Lisette est jalouse, et Marton est tout de suite une provinciale, et tout de suite on menace de venir empêcher le mariage ; il est vrai qu’on n’est pas venu, mais on voulait venir.
LA MARQUISE.
Tout cela se peut, Monsieur le Comte, et d’ailleurs il n’est pas possible de penser que mon fils préférât Dorimène à Hortense, il faudrait qu’il fût aveugle.
ROSIMOND.
Monsieur est-il bien convaincu ?
LE COMTE.
N’en parlons plus, ce n’est pas même votre amour pour Dorimène qui m’inquiéterait ; je sais ce que c’est que ces amours-là : entre vous autre gens du bel air, souffrez que je vous dise que vous ne vous aimez guère, et Dorimène notre alliée est un peu sur ce ton-là. Pour vous, Marquis, croyez-moi, ne donnez plus dans ces façons, elles ne sont pas dignes de vous ; je vous parle déjà comme à mon gendre ; vous avez de l’esprit et de la raison, et vous êtes né avec tant d’avantages, que vous n’avez pas besoin de vous distinguer par de faux airs ; restez ce que vous êtes, vous en vaudrez mieux ; mon âge, mon estime pour vous, et ce que je vais vous devenir me permettent de vous parler ainsi.
ROSIMOND.
Je n’y trouve point à redire.
LA MARQUISE.
Et je vous prie, mon fils, d’y faire attention.
LE COMTE.
Changeons de discours ; Marton est-elle là ? Regarde, Frontin.
FRONTIN.
Oui, Monsieur, je l’aperçois qui passe avec ces dames.
Marton !
MARTON, paraît.
Qu’est-ce qui me demande ?
LE COMTE.
Dites à ma fille de venir.
MARTON.
La voilà qui s’avance, Monsieur.
SCÈNE XII. Hortense, Dorimène, Dorante, Rosimond, La Marquise, Le Comte, Marton, Frontin. §
LE COMTE.
Approchez, Hortense, il n’est plus nécessaire d’attendre mon frère ; il me l’écrit lui-même, et me mande de conclure, ainsi nous signons le contrat ce soir, et nous vous marions demain.
HORTENSE, se mettant à genoux.
Signer le contrat ce soir, et demain me marier ! Ah ! Mon père, souffrez que je me jette à vos genoux pour vous conjurer qu’il n’en soit rien ; je ne croyais pas qu’on irait si vite, et je devais vous parler tantôt.
LE COMTE, relevant sa fille et se tournant du côté de la Marquise.
J’ai prévu ce que je vois là. Ma fille, je sens les motifs de votre refus ; c’est ce billet qu’on a perdu qui vous alarme ; mais Rosimond dit qu’il ne sait ce que c’est. Et Frontin...
HORTENSE.
Rosimond est trop honnête homme pour le nier sérieusement, mon père ; les vues qu’on avait pour nous ont peut-être pu l’engager d’abord à le nier ; mais j’ai si bonne opinion de lui, que je suis persuadée qu’il ne le désavouera plus.
Ne justifierez-vous pas ce que je dis là, Monsieur ?
ROSIMOND.
En vérité, Madame, je suis dans une si grande surprise...
HORTENSE.
Marton vous l’a vu recevoir, Monsieur.
FRONTIN.
Eh non ! Celui-là était à moi, Madame : je viens d’expliquer cela ; demandez.
HORTENSE.
Marton ! On vous a dit de le rendre à Rosimond, l’avez-vous fait ? Dites la vérité ?
MARTON.
Ma foi, Monsieur, le cas devient trop grave, il faut que je parle ! Oui, Madame, je l’ai rendu à Monsieur qui l’a remis dans sa poche ; je lui avais promis de dire qu’il ne l’avait pas repris, sous prétexte qu’il ne lui appartenait pas, et j’aurais glissé cela tout doucement si les choses avaient glissé de même : mais j’avais promis un petit mensonge, et non pas un faux serment, et c’en serait un que de badiner avec des interrogations de cette force-là ; ainsi donc, Madame, j’ai rendu le billet, Monsieur l’a repris ; et si Frontin dit qu’il est à lui, je suis obligée en conscience de déclarer que Frontin est un fripon.
FRONTIN.
Je ne l’étais que pour le bien de la chose, moi, c’était un service d’ami que je rendais.
MARTON.
Je me rappelle même que Monsieur, en ouvrant le billet que Frontin lui donnait, s’est écrié : c’est de ma folle de comtesse ! Je ne sais de qui il parlait.
LE COMTE, à Dorimène.
Je n’ose vous dire que j’en ai reconnu l’écriture ; j’ai reçu de vos lettres, Madame.
DORIMÈNE.
Vous jugez bien que je n’attendrai pas les explications ; qu’il les fasse.
LA MARQUISE, sortant aussi.
Il peut épouser qui il voudra, mais je ne veux plus le voir, et je le déshérite.
LE COMTE, qui la suit.
Nous ne vous laisserons pas dans ce dessein-là, Marquise.
DORANTE, à Rosimond en s’en allant.
Ne t’inquiète pas, nous apaiserons la Marquise, et heureusement te voilà libre.
FRONTIN.
Et cassé.
SCÈNE XIII. Frontin, Rosimond. §
ROSIMOND regarde Frontin, puis rit.
Ah ! Ah ! Ah !
FRONTIN.
J’ai vu qu’on pleurait de ses pertes, mais je n’en ai jamais vu rire ; il n’y a pourtant plus d’Hortense.
ROSIMOND.
Je la regrette, dans le fond.
FRONTIN.
Elle ne vous regrette guère, elle.
ROSIMOND.
Plus que tu ne crois, peut-être.
FRONTIN.
Elle en donne de belles marques !
ROSIMOND.
Ce qui m’en fâche, c’est que me voilà pourtant obligé d’épouser cette folle de comtesse ; il n’y a point d’autre parti à prendre ; car, à propos de quoi Hortense me refuserait-elle, si ce n’est à cause de Dorimène ? Il faut qu’on le sache, et qu’on n’en doute pas : Je suis outré ; allons, tout n’est pas désespéré, je parlerai à Hortense, et je la ramènerai. Qu’en dis-tu ?
FRONTIN.
Rien. Quand je suis affligé ; je ne pense plus.
ROSIMOND.
Oh ! Que veux-tu que j’y fasse ?
ACTE III §
SCÈNE PREMIÈRE. Marton, Hortense, Frontin. §
HORTENSE.
Je ne sais plus quel parti prendre.
MARTON.
Il est, dit-on, dans une extrême agitation, il se fâche, il fait l’indifférent, à ce que dit Frontin ; il va trouver Dorimène, il la quitte ; quelquefois il soupire ; ainsi, ne vous rebutez pas, Madame ; voyez ce qu’il vous veut, et ce que produira le désordre d’esprit où il est ; allons jusqu’au bout.
HORTENSE.
Oui, Marton, je le crois touché, et c’est là ce qui m’en rebute le plus ; car qu’est-ce que c’est que la ridiculté d’un homme qui m’aime, et qui, par vaine gloire, n’a pu encore se résoudre à me le dire aussi franchement, aussi naïvement qu’il le sent ?
MARTON.
Eh ! Madame, plus il se débat, et plus il s’affaiblit ; il faut bien que son impertinence s’épuise ; achevez de l’en guérir. Quel reproche ne vous feriez-vous pas un jour s’il s’en retournait ridicule ? Je lui avais donné de l’amour, vous diriez-vous, et ce n’est pas là un présent si rare ; mais il n’avait point de raison, je pouvais lui en donner, il n’y avait peut-être que moi qui en fût capable ; et j’ai laissé partir cet honnête homme sans lui rendre ce service-là qui nous aurait tant accommodé tous deux. Cela est bien dur ; je ne méritais pas les beaux yeux que j’ai.
HORTENSE.
Tu badines, et je ne ris point, car si je ne réussis pas, je serai désolée, je te l’avoue ; achevons pourtant.
MARTON.
Ne l’épargnez point : désespérez-le pour le vaincre ; Frontin là-bas attend votre réponse pour la porter à son maître. Lui dira-t-il qu’il vienne ?
HORTENSE.
Dis-lui d’approcher.
MARTON, à Frontin.
Avance.
HORTENSE.
Sais-tu ce que me veut ton maître ?
FRONTIN.
Hélas, Madame, il ne le sait pas lui-même, mais je crois le savoir.
HORTENSE.
Apparemment qu’il a quelque motif, puisqu’il demande à me voir.
FRONTIN.
Non, Madame, il n’y a encore rien de réglé là-dessus ; et en attendant, c’est par force qu’il demande à vous voir ; il ne saurait faire autrement : Il n’y a pas moyen qu’il s’en passe ; il faut qu’il vienne.
HORTENSE.
Je ne t’entends point.
FRONTIN.
Je ne m’entends pas trop non plus, mais je sais bien ce que je veux dire.
MARTON.
C’est son coeur qui le mène en dépit qu’il en ait, voilà ce que c’est.
FRONTIN.
Tu l’as dit : c’est son coeur qui a besoin du vôtre, Madame ; qui voudrait l’avoir à bon marché ; qui vient savoir à quel prix vous le mettez, le marchander du mieux qu’il pourra, et finir par en donner tout ce que vous voudrez, tout ménager qu’il est ; c’est ma pensée.
HORTENSE.
À tout hasard, va le chercher.
SCÈNE II. Hortense, Marton. §
HORTENSE.
Marton, je ne veux pas lui parler d’abord, je suis d’avis de l’impatienter ; dis-lui que dans le cas présent je n’ai pas jugé qu’il fût nécessaire de nous voir, et que je le prie de vouloir bien s’expliquer avec toi sur ce qu’il a à me dire ; s’il insiste, je ne m’écarte point, et tu m’en avertiras.
MARTON.
C’est bien dit : Hâtez-vous de vous retirer, car je crois qu’il avance.
SCÈNE III. Marton, Rosimond. §
ROSIMOND, agité.
Où est donc votre maîtresse ?
MARTON.
Monsieur, ne pouvez-vous pas me confier ce que vous lui voulez ? Après tout ce qui s’est passé, il ne sied pas beaucoup, dit-elle, que vous ayez un entretien ensemble, elle souhaiterait se l’épargner ; d’ailleurs, je m’imagine qu’elle ne veut pas inquiéter Dorante qui ne la quitte guère, et vous n’avez qu’à me dire de quoi il s’agit.
ROSIMOND.
Quoi ! C’est la peur d’inquiéter Dorante qui l’empêche de venir ?
MARTON.
Peut-être bien.
ROSIMOND.
Ah ! Celui-là me paraît neuf.
On a de plaisants goûts en province ; Dorante... De sorte donc qu’elle a cru que je voulais lui parler d’amour. Ah ! Marton, je suis bien aise de la désabuser ; allez lui dire qu’il n’en est pas question, que je n’y songe point, qu’elle peut venir avec Dorante même, si elle veut, pour plus de sûreté ; dites-lui qu’il ne s’agit que de Dorimène, et que c’est une grâce que j’ai à lui demander pour elle, rien que cela ; allez, ah ! Ah ! Ah !
MARTON.
Vous l’attendrez ici, Monsieur.
ROSIMOND.
Sans doute.
MARTON.
Souhaitez-vous qu’elle amène Dorante ? Ou viendra-t-elle seule ?
ROSIMOND.
Comme il lui plaira ; quant à moi, je n’ai que faire de lui.
Dorante l’emporte sur moi ! Je n’aurais pas parié pour lui ; sans cet avis-là j’allais faire une belle tentative ! Mais que me veut cette femme-ci ?
SCÈNE IV. Dorimène, Rosimond. §
DORIMÈNE.
Marquis, je viens vous avertir que je pars ; vous sentez bien qu’il ne me convient plus de rester, et je n’ai plus qu’à dire adieu à ces gens-ci. Je retourne à ma terre ; de là à Paris où je vous attends pour notre mariage ; car il est devenu nécessaire depuis l’éclat qu’on a fait ; vous ne pouvez me venger du dédain de votre mère que par là ; il faut absolument que je vous épouse.
ROSIMOND.
Eh oui, Madame, on vous épousera : mais j’ai pour nous, à présent, quelques mesures à prendre, qui ne demandent pas que vous soyez présente, et que je manquerais si vous ne me laissez pas.
DORIMÈNE.
Qu’est-ce que c’est que ces mesures ? Dites-les-moi en deux mots.
ROSIMOND.
Je ne saurais ; je n’en ai pas le temps.
DORIMÈNE.
Donnez-m’en la moindre idée, ne faites rien sans conseil : vous avez quelquefois besoin qu’on vous conduise, Marquis ; voyons le parti que vous prenez.
ROSIMOND.
Vous me chagrinez.
Que lui dirai-je ?
C’est que je veux ménager un raccommodement entre vous et ma mère.
DORIMÈNE.
Cela ne vaut rien ; je n’en suis pas encore d’avis : écoutez-moi.
ROSIMOND.
Eh, morbleu ! Ne vous embarrassez pas, c’est un mouvement qu’il faut que je me donne.
DORIMÈNE.
D’où vient le faut-il ?
ROSIMOND.
C’est qu’on croirait peut-être que je regrette Hortense, et je veux qu’on sache qu’elle ne me refuse que parce que j’aime ailleurs.
DORIMÈNE.
Eh bien, il n’en sera que mieux que je sois présente, la preuve de votre amour en sera encore plus forte, quoique, à vrai dire, elle soit inutile ; ne sait-on pas que vous m’aimez ? Cela est si bien établi et si croyable !
ROSIMOND.
Eh ! De grâce, Madame, allez-vous-en.
Ne pourrai-je l’écarter ?
DORIMÈNE.
Attendez donc ; ne pouvez-vous m’épouser qu’avec l’agrément de votre mère ? Il serait plus flatteur pour moi qu’on s’en passât, si cela se peut, et d’ailleurs c’est que je ne me raccommoderai point : je suis piquée.
ROSIMOND.
Restez piquée, soit ; ne vous raccommodez point, ne m’épousez pas : mais retirez-vous pour un moment.
DORIMÈNE.
Que vous êtes entêté !
ROSIMOND, à part.
L’incommode femme !
DORIMÈNE.
Parlons raison. À qui vous adressez-vous ?
ROSIMOND.
Puisque vous voulez le savoir, c’est Hortense que j’attends, et qui arrive, je pense.
DORIMÈNE.
Je vous laisse donc, à condition que je reviendrai savoir ce que vous aurez conclu avec elle : entendez-vous ?
ROSIMOND.
Eh ! Non, tenez-vous en repos ; j’irai vous le dire.
SCÈNE V. Rosimond, Hortense, Marton. §
MARTON, en entrant, à Hortense.
Madame, n’hésitez point à entretenir Monsieur le Marquis, il m’a assuré qu’il ne serait point question d’amour entre vous, et que ce qu’il a à vous dire ne concerne uniquement que Dorimène ; il m’en a donné sa parole.
ROSIMOND, à part.
Le préambule est fort nécessaire.
HORTENSE.
Vous n’avez qu’à rester, Marton.
ROSIMOND, à part.
Autre précaution.
MARTON, à part.
Voyons comme il s’y prendra.
HORTENSE.
Que puis-je faire pour obliger Dorimène, Monsieur ?
ROSIMOND, à part.
Je me sens ému...
Il ne s’agit plus de rien, Madame ; elle m’avait prié de vous engager à disposer l’esprit de ma mère en sa faveur, mais ce n’est pas la peine, cette démarche-là ne réussirait pas.
HORTENSE.
J’en ai meilleur augure ; essayons toujours : mon père y songeait, et moi aussi, Monsieur, ainsi, compter tous deux sur nous. Est-ce là tout ?
ROSIMOND.
J’avais à vous parler de son billet qu’on a trouvé, et je venais vous protester que je n’y ai point de part ; que j’en ai senti tout le manque de raison, et qu’il m’a touché plus que je ne puis le dire.
MARTON, en riant.
Hélas !
HORTENSE.
Pure bagatelle qu’on pardonne à l’amour.
ROSIMOND.
C’est qu’assurément vous ne méritez pas la façon de penser qu’elle y a eu ; vous ne la méritez pas.
MARTON, à part.
Vous ne la méritez pas ?
HORTENSE.
Je vous jure, Monsieur, que je n’y ai point pris garde, et que je n’en agirai pas moins vivement dans cette occasion-ci. Vous n’avez plus rien à me dire, je pense ?
ROSIMOND.
Notre entretien vous est si à charge que j’hésite de le continuer.
HORTENSE.
Parlez, Monsieur.
MARTON, à part.
Écoutons.
ROSIMOND.
Je ne saurais revenir de mon étonnement : j’admire le malentendu qui nous sépare ; car enfin, pourquoi rompons-nous ?
MARTON, riant à part.
Voyez quelle aisance !
ROSIMOND.
Un mariage arrêté, convenable, que nos parents souhaitaient, dont je faisais tout le cas qu’il fallait, par quelle tracasserie arrive-t-il qu’il ne s’achève pas ? Cela me passe.
HORTENSE.
Ne devez-vous pas être charmé, Monsieur, qu’on vous débarrasse d’un mariage où vous ne vous engagiez que par complaisance ?
ROSIMOND.
Par complaisance ?
MARTON.
Par complaisance ! Ah ! Madame, où se récriera-t-on, si ce n’est ici ? Malheur à tout homme qui pourrait écouter cela de sang-froid.
ROSIMOND.
Elle a raison. Quand on n’examine pas les gens, voilà comme on les explique.
MARTON, à part.
Voilà comme on est un sot.
ROSIMOND.
J’avais cru pourtant vous avoir donné quelque preuve de délicatesse de sentiment.
Oui, Madame, de délicatesse.
MARTON, toujours à part.
Cet homme-là est incurable.
ROSIMOND.
Il n’y a qu’à suivre ma conduite ; toutes vos attentions ont été pour Dorante, songez-y ; à peine m’avez-vous regardé : là-dessus, je me suis piqué, cela est dans l’ordre. J’ai paru manquer d’empressement, j’en conviens, j’ai fait l’indifférent, même le fier, si vous voulez ; j’étais fâché : cela est-il si désobligeant ? Est-ce là de la complaisance ? Voilà mes torts. Auriez-vous mieux aimé qu’on ne prît garde à rien ? Qu’on ne sentît rien ? Qu’on eût été content sans devoir l’être ? Et fit-on jamais aux gens les reproches que vous me faites, Madame ?
HORTENSE.
Vous vous plaignez si joliment, que je ne me lasserais point de vous entendre ; mais il et temps que je me retire. Adieu, Monsieur.
MARTON.
Encore un instant, Monsieur me charme ; on ne trouve pas toujours des amants d’un espèce aussi rare.
ROSIMOND.
Mais, restez donc, Madame, vous ne me dites mot ; convenons de quelque chose. Y a-t-il matière de rupture entre nous ? Où allez-vous ? Presser ma mère de se raccommoder avec Dorimène ? Oh ! Vous me permettrez de vous retenir ! Vous n’irez pas. Qu’elles restent brouillées, je ne veux point de Dorimène ; je n’en veux qu’à vous. Vous laisserez là Dorante, et il n’y a point ici, s’il vous plaît, d’autre raccommodement à faire que le mien avec vous ; il n’y en a point de plus pressé. Ah çà, voyons ; vous rendez-vous justice ? Me la rendez-vous ? Croyez-vous qu’on sente ce que vous valez ? Sommes-nous enfin d’accord ? En est-ce fait ? Vous-ne me répondez rien.
MARTON.
Tenez, Madame, vous croyez peut-être que Monsieur le Marquis ne vous aime point, parce qu’il ne vous le dit pas bien bourgeoisement, et en termes précis ; mais faut-il réduire un homme comme lui à cette extrémité-là ? Ne doit-on pas l’aimer gratis ? A votre place, pourtant, Monsieur, je m’y résoudrais. Qui est-ce qui le saura ? Je vous garderai le secret. Je m’en vais, car j’ai de la peine à voir qu’on vous maltraite.
ROSIMOND.
Qu’est-ce que c’est que ce discours ?
HORTENSE.
C’est une étourdie qui parle : mais il faut qu’à mon tour la vérité m’échappe, Monsieur, je n’y saurais résister. C’est que votre petit jargon de galanterie me choque, me révolte, il soulève la raison : C’est pourtant dommage. Voici Dorimène qui approche, et à qui je vais confirmer tout ce que je vous ai promis ; et pour vous, et pour elle.
SCÈNE VI. Dorimène, Hortense, Rosimond. §
DORIMÈNE.
Je ne suis point de trop, Madame, je sais le sujet de votre entretien, il me l’a dit.
HORTENSE.
Oui, Madame, et je l’assurais que mon père et moi n’oublierons rien pour réussir à ce que vous souhaitez.
DORIMÈNE.
Ce n’est pas pour moi qu’il souhaite, Madame, et c’est bien malgré moi qu’il vous en a parlé.
HORTENSE.
Malgré vous ? Il m’a pourtant dit que vous l’en aviez prié.
DORIMÈNE.
Eh ! Point du tout, nous avons pensé nous quereller là-dessus à cause de la répugnance que j’y avais : il n’a pas même voulu que je fusse présente à votre entretien. Il est vrai que le motif de son obstination est si tendre, que je me serais rendue ; mais j’accours pour vous prier de laisser tout là. Je viens de rencontrer la Marquise qui m’a saluée d’un air si glacé, si dédaigneux, que voilà qui est fait, abandonnons ce projet ; il y a des moyens de se passer d’une cérémonie si désagréable : elle me rebuterait de notre mariage.
ROSIMOND.
Il ne se fera jamais, Madame.
DORIMÈNE.
Vous êtes un petit emporté.
HORTENSE.
Vous voyez, Madame, jusqu’où le dépit porte un coeur tendre.
DORIMÈNE.
C’est que c’est une démarche si dure, si humiliante.
HORTENSE.
Elle est nécessaire ; il ne serait pas séant de vous marier sans l’aveu de Madame la Marquise, et nous allons agir mon père et moi, s’il ne l’a déjà fait.
ROSIMOND.
Non, Madame, je vous prie très sérieusement qu’il ne s’en mêle point, ni vous non plus.
DORIMÈNE.
Et moi, je vous prie qu’il s’en mêle, et vous aussi, Hortense. Le voici qui vient, je vais lui en parler moi-même. Êtes-vous content, petit ingrat ? Quelle complaisance il faut avoir !
SCÈNE VII. Le Comte, Dorante, Dorimène, Hortense, Rosimond. §
LE COMTE, à Dorimène.
Venez, Madame, hâtez-vous de grâce, nous avons laissé la Marquise avec quelques amis qui tâchent de la gagner. Le moment m’a paru favorable ; présentez-vous, Madame, et venez par vos politesses achever de la déterminer ; ce sont des pas que la bienséance exige que vous fassiez. Suivez-nous aussi, ma fille ; et vous, Marquis, attendez ici, on vous dira quand il sera temps de paraître.
ROSIMOND, à part.
Ceci est trop fort.
DORIMÈNE.
Je vous rends mille grâces de vos soins, Monsieur le Comte. Adieu, Marquis, tranquillisez-vous donc.
DORANTE, à Rosimond.
Point d’inquiétude, nous te rapporterons de bonnes nouvelles.
HORTENSE.
Je me charge de vous les venir dire.
SCÈNE VIII. Rosimond, abattu et rêveur, Frontin. §
FRONTIN, bas.
Son air rêveur est de mauvais présage...
Monsieur.
ROSIMOND.
Que me veux-tu ?
FRONTIN.
Épousons-nous Hortense ?
ROSIMOND.
Non, je n’épouse personne.
FRONTIN.
Et cet entretien que vous avez eu avec elle, il a donc mal fini ?
ROSIMOND.
Très mal.
FRONTIN.
Pourquoi cela ?
ROSIMOND.
C’est que je lui ai déplu.
FRONTIN.
Je vous crois.
ROSIMOND.
Elle dit que je la choque.
FRONTIN.
Je n’en doute pas ; j’ai prévu son indignation.
ROSIMOND.
Quoi ! Frontin, tu trouves qu’elle a raison ?
FRONTIN.
Je trouve que vous seriez charmant, si vous ne faisiez pas le petit agréable : ce sont vos agréments qui vous perdent.
ROSIMOND.
Mais, Frontin, je sors du monde ; y étais-je si étrange ?
FRONTIN.
On s’y moquait de nous la plupart du temps ; je l’ai fort bien remarqué, Monsieur ; les gens raisonnables ne pouvaient pas nous souffrir ; en vérité, vous ne plaisiez qu’aux Dorimènes, et moi aussi ; et nos camarades n’étaient que des étourdis ; je le sens bien à présent, et si vous l’aviez senti aussi tôt que moi, l’adorable Hortense vous aurait autant chéri que me chérit sa gentille suivante, qui m’a défait de toute mon impertinence.
ROSIMOND.
Est-ce qu’en effet il y aurait de ma faute ?
FRONTIN.
Regardez-moi : Est-ce que vous me reconnaissez, par exemple ? Voyez comme je parle naturellement à cette heure, en comparaison d’autrefois que je prenais des tons si sots : Bonjour, la belle enfant, qu’est-ce ? Eh ! Comment vous portez-vous ? Voilà comme vous m’aviez appris à faire, et cela me fatiguait ; au lieu qu’à présent je suis si à mon aise : Bonjour, Marton, comment te portes-tu ? Cela coule de source, et on est gracieux avec toute la commodité possible.
ROSIMOND.
Laisse-moi, il n’y a plus de ressource : Et tu me chagrines.
SCÈNE IX. Marton, Frontin, Rosimond. §
FRONTIN, à part à Marton.
Encore une petite façon, et nous le tenons, Marton.
MARTON, à part les premiers mots.
Je vais l’achever. Monsieur, ma maîtresse que j’ai rencontrée en passant, comme elle vous quittait, m’a chargé de vous prier d’une chose qu’elle a oublié de vous dire tantôt, et dont elle n’aurait peut-être pas le temps de vous avertir assez tôt : C’est que Monsieur le Comte pourra vous parler de Dorante, vous faire quelques questions sur son caractère ; et elle souhaiterait que vous en dissiez du bien ; non pas qu’elle l’aime encore, mais comme il s’y prend d’une manière à lui plaire, il sera bon, à tout hasard, que Monsieur le Comte soit prévenu en sa faveur.
ROSIMOND.
Oh ! Parbleu ! C’en est trop ; ce trait me pousse à bout : Allez, Marton, dites à votre maîtresse que son procédé est injurieux, et que Dorante, pour qui elle veut que je parle, me répondra de l’affront qu’on me fait aujourd’hui.
MARTON.
Eh, Monsieur ! À qui en avez-vous ? Quel mal vous fait-on ? Par quel intérêt refusez-vous d’obliger ma maîtresse, qui vous sert actuellement vous-même, et qui, en revanche, vous demande en grâce de servir votre propre ami ? Je ne vous conçois pas ! Frontin, quelle fantaisie lui prend-il donc ? Pourquoi se fâche-t-il contre Hortense ? Sais-tu ce que c’est ?
FRONTIN.
Eh ! Mon enfant, c’est qu’il l’aime.
MARTON.
Bon ! Tu rêves. Cela ne se peut pas. Dit-il vrai, Monsieur ?
ROSIMOND.
Marton, je suis au désespoir !
MARTON.
Quoi ! Vous ?
ROSIMOND.
Ne me trahis pas ; je rougirais que l’ingrate le sût : mais, je te l’avoue, Marton : oui, je l’aime, je l’adore, et je ne saurai supporter sa perte.
MARTON.
Ah ! C’est parler que cela ; voilà ce qu’on appelle des expressions.
ROSIMOND.
Garde-toi surtout de les répéter.
MARTON.
Voilà qui ne vaut rien, vous retombez.
FRONTIN.
Oui, Monsieur, dites toujours : je l’adore ; ce mot-là vous portera bonheur.
ROSIMOND.
L’ingrate !
MARTON.
Vous avez tort ; car il faut que je me fâche à mon tour. Est-ce que ma maîtresse se doute seulement que vous l’aimez ? Jamais le mot d’amour est-il sorti de votre bouche pour elle ? Il semblait que vous auriez eu peur de compromettre votre importance ; ce n’était pas la peine que votre coeur se développât sérieusement pour ma maîtresse, ni qu’il se mît en frais de sentiment pour elle. Trop heureuse de vous épouser, vous lui faisiez la grâce d’y consentir : je ne vous parle si franchement, que pour vous mettre au fait de vos torts ; il faut que vous les sentiez : c’est de vos façons dont vous devez rougir, et non pas d’un amour qui ne vous fait qu’honneur.
FRONTIN.
Si vous saviez le chagrin que nous en avions, Marton et moi ; nous en étions si pénétrés...
ROSIMOND.
Je me suis mal conduit, j’en conviens.
MARTON.
Avec tout ce qui peut rendre un homme aimable, vous n’avez rien oublié pour vous empêcher de l’être. Souvenez-vous des discours de tantôt : j’en étais dans une fureur...
FRONTIN.
Oui, elle m’a dit que vous l’aviez scandalisée ; car elle est notre amie.
MARTON.
C’est un malentendu qui nous sépare ; et puis, concluons quelque chose, un mariage arrêté, convenable, dont je faisais cas : voilà de votre style ; et avec qui ? Avec la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde, et je dirai même, la plus disposée d’abord à vous vouloir du bien.
ROSIMOND.
Ah ! Marton, n’en dis pas davantage. J’ouvre les yeux ; je me déteste, et il n’est plus temps !
MARTON.
Je ne dis pas cela, Monsieur le Marquis, votre état me touche, et peut-être touchera-t-il ma maîtresse.
FRONTIN.
Cette belle dame a l’air si clément !
MARTON.
Me promettez-vous de rester comme vous êtes ? Continuerez-vous d’être aussi aimable que vous l’êtes actuellement ? En est-ce fait ? N’y a-t-il plus de petit-maître ?
ROSIMOND.
Je suis confus de l’avoir été, Marton.
FRONTIN.
Je pleure de joie.
MARTON.
Eh bien, portez-lui donc ce coeur tendre et repentant ; jetez-vous à ses genoux, et n’en sortez point qu’elle ne vous ait fait grâce.
ROSIMOND.
Je m’y jetterai, Marton, mais sans espérance, puisqu’elle aime Dorante.
MARTON.
Doucement ; Dorante ne lui a plu qu’en s’efforçant de lui plaire, et vous lui avez plu d’abord. Cela est différent : c’est reconnaissance pour lui, c’était inclination pour vous, et l’inclination reprendra ses droits. Je la vois qui s’avance ; nous vous laissons avec elle.
SCÈNE X. Rosimond, Hortense. §
HORTENSE.
Bonnes nouvelles, Monsieur le Marquis, tout est pacifié.
ROSIMOND, se jetant à ses genoux.
Et moi je meurs de douleur, et je renonce à tout, puisque je vous perds, Madame.
HORTENSE.
Ah ! Ciel ! Levez-vous, Rosimond ; ne vous troublez pas, et dites-moi ce que cela signifie.
ROSIMOND.
Je ne mérite pas, Hortense, la bonté que vous avez de m’entendre ; et ce n’est pas en me flattant de vous fléchir, que je viens d’embrasser vos genoux. Non, je me fais justice ; je ne suis pas même digne de votre haine, et vous ne me devez que du mépris ; mais mon coeur vous a manqué de respect ; il vous a refusé l’aveu de tout l’amour dont vous l’aviez pénétré, et je veux, pour l’en punir, vous déclarer les motifs ridicules du mystère qu’il vous en a fait. Oui, belle Hortense, cet amour que je ne méritais pas de sentir, je ne vous l’ai caché que par le plus misérable, par le plus incroyable orgueil qui fût jamais. Triomphez donc d’un malheureux qui vous adorait, qui a pourtant négligé de vous le dire, et qui a porté la présomption, jusqu’à croire que vous l’aimeriez sans cela : voilà ce que j’étais devenu par de faux airs ; refusez-m’en le pardon que je vous en demande ; prenez en réparation de mes folies l’humiliation que j’ai voulu subir en vous les apprenant ; si ce n’est pas assez, riez-en vous-même, et soyez sûre d’en être toujours vengée par la douleur éternelle que j’en emporte.
SCÈNE XI. Dorimène, Dorante, Hortense, Rosimond. §
DORIMÈNE.
Enfin, Marquis, vous ne vous plaindrez plus, je suis à vous, il vous est permis de m’épouser ; il est vrai qu’il m’en coûte le sacrifice de ma fierté : mais, que ne fait-on pas pour ce qu’on aime ?
ROSIMOND.
Un moment, de grâce, Madame.
DORANTE.
Votre père consent à mon bonheur, si vous y consentez vous-même, Madame.
HORTENSE.
Dans un instant, Dorante.
ROSIMOND, à Hortense.
Vous ne me dites rien, Hortense ? Je n’aurai pas même, en partant, la triste consolation d’espérer que vous me plaindrez.
DORIMÈNE.
Que veut-il dire avec sa consolation ? De quoi demande-t-il donc qu’on le plaigne ?
ROSIMOND.
Ayez la bonté de ne pas m’interrompre.
HORTENSE.
Quoi, Rosimond, vous m’aimez ?
ROSIMOND.
Et mon amour ne finira qu’avec ma vie.
DORIMÈNE.
Mais, parlez donc ? Répétez-vous une scène de comédie ?
ROSIMOND.
Eh ! De grâce.
DORANTE.
Que dois-je penser, Madame ?
HORTENSE.
Tout à l’heure.
Et vous n’aimez pas Dorimène ?
ROSIMOND.
Elle est présente ; et je dis que je vous adore ; et je le dis sans être infidèle : approuvez que je n’en dise pas davantage.
DORIMÈNE.
Comment donc, vous l’adorez ! Vous ne m’aimez pas ? A-t-il perdu l’esprit ? Je ne plaisante plus, moi.
DORANTE.
Tirez-moi de l’inquiétude où je suis, Madame ?
ROSIMOND.
Adieu, belle Hortense ; ma présence doit vous être à charge. Puisse Dorante, à qui vous accordez votre coeur, sentir toute l’étendue du bonheur que je perds.
Tu me donnes la mort, Dorante ; mais je ne mérite pas de vivre, et je te pardonne.
DORIMÈNE.
Voilà qui est bien particulier !
HORTENSE.
Arrêtez, Rosimond ; ma main peut-elle effacer le ressouvenir de la peine que je vous ai faite ? Je vous la donne.
ROSIMOND.
Je devrais expirer d’amour, de transport et de reconnaissance.
DORIMÈNE.
C’est un rêve ! Voyons. A quoi cela aboutira-t-il ?
HORTENSE, à Rosimond.
Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s’est passé ; je vous ai refusé ma main, j’ai montré de l’éloignement pour vous ; rien de tout cela n’était sincère : c’était mon coeur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant ; je voulais pouvoir m’y livrer, je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits ; jugez à présent du cas que j’ai fait de votre coeur par tout ce que j’ai tenté pour en obtenir la tendresse entière.
DORIMÈNE, en s’en allant.
Adieu. Je vous annonce qu’il faudra l’enfermer au premier jour.
SCÈNE XII. Le Comte, La Marquise, Marton, Frontin. §
LE COMTE.
Rosimond à vos pieds, ma fille ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
HORTENSE.
Mon père, c’est Rosimond qui m’aime, et que j’épouserai si vous le souhaitez.
ROSIMOND.
Oui, Monsieur, c’est Rosimond devenu raisonnable, et qui ne voit rien d’égal au bonheur de son sort.
LE COMTE, à Dorante.
Nous les destinions l’un à l’autre, Monsieur ; vous m’aviez demandé ma fille : mais vous voyez bien qu’il n’est plus question d’y songer.
LA MARQUISE.
Ah ! Mon fils ! Que cet événement me charme !
DORANTE, à Hortense.
Je ne me plains point, Madame ; mais votre procédé est cruel.
HORTENSE.
Vous n’avez rien à me reprocher, Dorante ; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice.
FRONTIN.
Ah, Monsieur ! Ah, Madame ! Mon incomparable Marton.
MARTON.
Aime-moi à présent tant que tu voudras, il n’y aura rien de perdu.