LES SERMENTS INDISCRETS
COMÉDIE

M. DCC. XXXXII. AVEC ARPPROBATION ET PRIVILEGE.

De Mr. DE MARIVAUX

À Paris, Chez PRAULT, Quai de Grèves, au Paradis.

Avertissement §

Il s’agit ici de deux personnes qu’on a destinées l’une à l’autre qui ne se connaissent point, et qui, en secret, ont un égal éloignement pour le mariage ; elles ont pourtant consenti à s’épouser, mais seulement par respect pour leurs pères, et dans la pensée que le mariage ne se fera point. Le motif sur lequel elles l’espèrent, c’est que Damis et Lucile (c’est ainsi qu’elles s’appellent) entendent dire beaucoup de bien l’un de l’autre, et qu’on leur donne un caractère extrêmement raisonnable ; et de là chacun d’eux conclut qu’en avouant franchement ses dispositions à l’autre, cet autre aidera lui-même à le tirer d’embarras.

Là-dessus, Damis part de l’endroit où il était, arrive où se doit faire le mariage, demande à parler en particulier à Lucile, et ne trouve que Lisette, sa suivante, à qui il ouvre son coeur, pendant que Lucile, enfermée dans un cabinet voisin, entend tout ce qu’il dit, et se sent intérieurement piquée de toute l’indifférence que Damis promet de conserver en la voyant. Lisette lui recommande de tenir sa parole, lui dit de prendre garde à lui, parce que sa maîtresse est aimable ; Damis ne s’en épouvante pas davantage, et porte l’intrépidité jusqu’à défier le pouvoir de ses charmes.

Lucile de son cabinet, écoute impatiemment ce discours, et dans le dépit qu’elle en a, et qui l’émeut sans qu’elle s’en aperçoive, elle sort du cabinet, se montre tout à coup pour venir se réjouir avec Damis de l’heureux accord de leurs sentiments, à ce qu’elle dit ; mais en effet pour essayer de se venger de sa confiance, sans qu’elle se doute de ce mouvement d’amour-propre qui la conduit. Or, comme il n’y a pas loin de prendre de l’amour à vouloir en donner soi-même, son coeur commence par être la dupe de son projet de vengeance. Lisette, qui s’aperçoit du danger où sa vanité l’expose, et qui a intérêt que Lucile ne se marie pas, interrompt la conversation de Damis et de sa maîtresse, et profitant du dépit de Lucile, elle l’engage, par raison de fierté même, à jurer qu’elle n’épousera jamais Damis, et à exiger qu’il jure à son tour de n’être jamais à elle ; ce qu’il est obligé de promettre aussi, quoiqu’il ait resté fort interdit à la vue de Lucile, et qu’il soit très fâché de tout ce qu’il a dit avant que de l’avoir vue.

C’est de là que part toute cette comédie. Lucile, en quittant Damis, se repent de la promesse qu’elle a exigée de lui, parce que son dépit, avec ce qu’il a d’aimable, lui a déjà troublé le coeur ; ce qu’elle manifeste en deux mots à la fin du premier acte. Damis, de son côté, est au désespoir, et de l’éloignement qu’il croit que Lucile a pour lui, et de l’injure qu’il lui a faite par l’imprudence de ses discours avec Lisette.

Voilà donc Lucile et Damis qui s’aiment à la fin du premier acte, ou qui du moins ont déjà du penchant l’un pour l’autre. Liés tous deux par la convention de ne point s’épouser, comment feront-ils pour cacher leur amour ? Comment feront-ils pour se l’apprendre ? car ces deux choses-là vont se trouver dans tout ce qu’ils diront. Lucile sera trop fière pour paraître sensible ; trop sensible pour n’être pas embarrassée de sa fierté. Damis, qui se croit haï, sera trop tendre pour bien contrefaire l’indifférent, et trop honnête homme pour manquer de parole à Lucile, qui n’a contre son amour que sa probité pour ressource. Ils sentent bien leur amour ; ils n’en font point de mystère avec eux-mêmes : comment s’en instruiront-ils mutuellement, après leurs conventions ? Comment feront-ils pour observer et pour trahir en même temps les mesures qu’ils doivent prendre contre leur mariage ? C’est là ce qui fait tout le sujet des quatre autres actes.

On a pourtant dit que cette comédie-ci ressemblait à la Surprise de l’amour, et j’en conviendrais franchement, si je le sentais ; mais j’y vois une si grande différence, que je n’en imagine pas de plus marquée en fait sentiment.

Dans la Surprise de l’amour, il s’agit de deux personnes qui s’aiment pendant toute la pièce, mais qui n’en savent rien eux-mêmes, et qui n’ouvrent les yeux qu’à la dernière scène.

Dans cette pièce-ci, il est question de deux personnes qui s’aiment d’abord, et qui le savent, mais qui se sont engagées de n’en rien témoigner, et qui passent leur temps à lutter contre la difficulté de garder leur parole en la violant ; ce qui est une autre espèce de situation, qui n’a aucun rapport avec celle des amants de la Surprise de l’amour. Les derniers, encore une fois, ignorent l’état de leur coeur, et sont le jouet du sentiment qu’ils ne soupçonnent point en eux ; c’est là ce qui fait le plaisant d’un spectacle qu’ils donnent : les autres, au contraire, savent ce qui se passe en eux, mais ne voudraient ni le cacher, ni le dire, et assurément je ne vois rien là-dedans qui se ressemble : il est vrai que, dans l’une et l’autre situation, tout se passe dans le coeur ; mais ce coeur a bien des sortes de sentiments, et le portrait de l’un ne fait pas le portrait de l’autre.

Pourquoi donc dit-on que les deux pièces se ressemblent ? En voici la raison, je pense : c’est qu’on y a vu le même genre de conversation et de style : c’est que ce sont des mouvements de coeur dans les deux pièces ; et cela leur donne un air d’uniformité qui fait qu’on s’y trompe.

À l’égard du genre de style et de conversation, je conviens qu’il est le même que celui de la Surprise de l’amour et de quelques autres pièces ; mais je n’ai pas cru pour cela me répéter en l’employant encore ici : ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, c’est le ton de la conversation en général que j’ai tâché de prendre : ce ton-là a plu extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme singulier, je crois ; mais mon dessein était qu’il plût comme naturel, et c’est peut-être parce qu’il l’est effectivement qu’on le croit singulier, et que, regardé comme tel, on me reproche d’en user toujours.

On est accoutumé au style des auteurs, car ils en ont un qui leur est particulier : on n’écrit presque jamais comme on parle ; la composition donne un autre tour à l’esprit ; c’est partout un goût d’idées pensées et réfléchies dont on ne sent point l’uniformité, parce qu’on l’a reçu et qu’on y est fait : mais si par hasard vous quittez ce style, et que vous portiez le langage des hommes dans un ouvrage, et surtout dans une comédie, il est sûr que vous serez d’abord remarqué ; et si vous plaisez, vous plaisez beaucoup, d’autant plus que vous paraissez nouveau : mais revenez-y souvent, ce langage des hommes ne vous réussira plus, car on ne l’a pas remarqué comme tel, mais simplement comme le vôtre, et on croira que vous vous répétez.

Je ne dis pas que ceci me soit arrivé : il est vrai que j’ai tâché de saisir le langage des conversations, et la tournure des idées familières et variées qui y viennent, mais je ne me flatte pas d’y être parvenu ; j’ajouterai seulement, là-dessus, qu’entre gens d’esprit les conversations dans le monde sont plus vives qu’on ne pense, et que tout ce qu’un auteur pourrait faire pour les imiter n’approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subite qu’ils y mettent.

Au reste, la représentation de cette pièce-ci n’a pas été achevée : elle demande de l’attention ; il y avait beaucoup de monde, et bien des gens ont prétendu qu’il y avait une cabale pour la faire tomber ; mais je n’en crois rien : elle est d’un genre dont la simplicité aurait pu toute seule lui tenir lieu de cabale, surtout dans le tumulte d’une première représentation ; et d’ailleurs, je ne supposerai jamais qu’il y ait des hommes capables de n’aller à un spectacle que pour y livrer une honteuse guerre à un ouvrage fait pour les amuser. Non, c’est la pièce même qui ne plut pas ce jour-là. Presque aucune des miennes n’a bien pris d’abord ; leur succès n’est venu que dans la suite, et je l’aime bien autant, venu de cette manière-là. Que sait-on ? peut-être en arrivera-t-il de celle-ci comme des autres : déjà elle a fait plaisir à la seconde représentation, on l’a applaudie à la troisième, ensuite on lui a donné des éloges ; et on m’a dit qu’elle avait toujours continué d’être bien reçue, par un nombre de spectateurs assez médiocre, il est vrai ; mais aussi a-t-elle été presque toujours représentée dans des jours peu favorables aux spectacles.

ACTEURS §

  • LUCILE, fille de Monsieur Orgon.
  • PHÉNICE, soeur de Lucile.
  • DAMIS, fils de Monsieur Ergaste, amant de Lucile.
  • Monsieur ERGASTE, père de Damis.
  • Monsieur ORGON, père de Lucile et de Phénice.
  • LISETTE, suivante de Lucile.
  • FRONTIN, valet de Damis.
  • Un domestique.
La scène est à une maison de campagne.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Lucile, un laquais. §

Lucile est assise à une table, et plie une lettre ; un laquais est devant elle, à qui elle dit.

LUCILE.

Qu’on aille dire à Lisette qu’elle vienne.

Le laquais part. Elle se lève.

Damis serait un étrange homme, si cette lettre-ci ne rompt pas le projet qu’on fait de nous marier.

Lisette entre.

SCÈNE II. Lucile, Lisette. §

LUCILE.

Ah ! Te voilà, Lisette, approche ; je viens d’apprendre que Damis est arrivé hier de Paris, qu’il est actuellement chez son père ; et voici une lettre qu’il faut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j’espère que je ne l’épouserai point.

LISETTE.

Quoi ! Cette idée-là vous dure encore ? Non, Madame, je ne ferai point votre message ; Damis est l’époux qu’on vous destine ; vous y avez consenti ; tout le monde est d’accord : entre une épouse et vous, il n’y a plus qu’une syllabe de différence, et je ne rendrai point votre lettre ; vous avez promis de vous marier.

LUCILE.

Oui, par complaisance pour mon père, il est vrai ; mais y songe-t-il ? Qu’est-ce que c’est qu’un mariage comme celui-là ? Ne faudrait-il pas être folle, pour épouser un homme dont le caractère m’est tout à fait inconnu ? D’ailleurs ne sais-tu pas mes sentiments ? Je ne veux point être mariée sitôt et ne le serai peut-être jamais.

LISETTE.

Vous ? Avec ces yeux-là ? Je vous en défie, Madame.

LUCILE.

Quel raisonnement ! Est-ce que des yeux décident de quelque chose ?

LISETTE.

Sans difficulté ; les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie, par exemple. Examinez-vous : vous ne savez pas les difficultés de l’état austère que vous embrassez ; il faut avoir le coeur bien frugal pour le soutenir ; c’est une espèce de solitaire qu’une fille, et votre physionomie n’annonce point de vocation pour cette vie-là.

LUCILE.

Oh ! Ma physionomie ne sait ce qu’elle dit ; je me sens un fonds de délicatesse et de goût qui serait toujours choqué dans le mariage, et je n’y serais pas heureuse.

LISETTE.

Bagatelle ! Il ne faut que deux ou trois mois de commerce avec un mari pour expédier votre délicatesse ; allez, déchirez votre lettre.

LUCILE.

Je te dis que mon parti est pris, et je veux que tu la portes. Est-ce que tu crois que je me pique d’être plus indifférente qu’une autre ? Non, je ne me vante point de cela, et j’aurais tort de le faire, car j’ai l’âme tendre, quoique naturellement vertueuse : et voilà pourquoi le mariage serait une très mauvaise condition pour moi. Une âme tendre est douce, elle a des sentiments, elle en demande ; elle a besoin d’être aimée, parce qu’elle aime ; et une âme de cette espèce-là entre les mains d’un mari n’a jamais son nécessaire.

LISETTE.

Oh ! Dame, ce nécessaire-là est d’une grande dépense, et le coeur d’un mari s’épuise.

LUCILE.

Je les connais un peu, ces messieurs-là ; je remarque que les hommes ne sont bons qu’en qualité d’amants, c’est la plus jolie chose du monde que leur coeur, quand l’espérance les tient en haleine ; soumis, respectueux et galants, pour le peu que vous soyez aimable avec eux, votre amour-propre est enchanté ; il est servi délicieusement ; on le rassasie de plaisirs, folie, fierté, dédain, caprices, impertinences, tout nous réussit, tout est raison, tout est loi ; on règne, on tyrannise, et nos idolâtres sont toujours à nos genoux. Mais les épousez-vous, la déesse s’humanise-t-elle, leur idolâtrie finit où nos bontés commencent. Dès qu’ils sont heureux, les ingrats ne méritent plus de l’être.

LISETTE.

Les voilà.

LUCILE.

Oh ! Pour moi, j’y mettrai bon ordre, et le personnage de déesse ne m’ennuiera pas, messieurs, je vous assure. Comment donc ! Toute jeune, et tout aimable que je suis, je n’en aurais pas pour six mois aux yeux d’un mari, et mon visage serait mis au rebut ! De dix-huit ans qu’il a, il sauterait tout d’un coup à cinquante ? Non pas, s’il vous plaît ; ce serait un meurtre ; il ne vieillira qu’avec le temps, et n’enlaidira qu’à force de durer ; je veux qu’il n’appartienne qu’à moi, que personne n’ait que voir à ce que j’en ferai, qu’il ne relève que de moi seule. Si j’étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari, qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d’autres ; j’aimerais autant n’en point avoir. Non, non, Lisette, je n’ai point envie d’être coquette ; mais il y a des moments où le coeur vous en dit, et où l’on est bien aise d’avoir les yeux libres, ainsi, plus de discussion ; va porter ma lettre à Damis, et se range qui voudra sous le joug du mariage !

LISETTE.

Ah ! Madame, que vous me charmez ! Que vous êtes une déesse raisonnable ! Allons ! je ne vous dis plus mot ; ne vous mariez point ; ma divinité subalterne vous approuve et fera de même. Mais de cette lettre que je vais porter, en espérez-vous beaucoup ?

LUCILE.

Je marque mes dispositions à Damis ; je le prie de les servir ; je lui indique les moyens qu’il faut prendre pour dissuader son père et le mien de nous marier ; et si Damis est aussi galant homme qu’on le dit, je compte l’affaire rompue.

SCÈNE III. Lucile, Lisette, Frontin. §

Un valet de la maison entre.

Le VALET.

Madame, voici un domestique qui demande à vous parler.

LUCILE.

Qu’il vienne.

FRONTIN, entre.

Madame, cette fille-ci est-elle discrète ?

LISETTE.

Tenez, cet animal qui débute par me dire une injure !

FRONTIN.

J’ai l’honneur d’appartenir à Monsieur Damis, qui me charge d’avoir celui de vous faire la révérence.

LISETTE.

Vous avez eu le temps d’en faire quatre : allons, finissez.

LUCILE.

Laisse-le achever. De quoi s’agit-il ?

FRONTIN.

Ne la gênez point, Madame ; je ne l’écoute pas.

LUCILE.

Voyons, que me veut ton maître ?

FRONTIN.

Il vous demande, Madame, un moment d’entretien avant que de paraître ici tantôt avec son père ; et j’ose vous assurer que cet entretien est nécessaire.

LUCILE, à part, à Lisette.

Me conseilles-tu de le voir, Lisette ?

LISETTE.

Attendez, Madame, que j’interroge un peu ce harangueur. Dites-nous, Monsieur le personnage, vous qui jugez cet entretien si important, vous en savez donc le sujet ?

FRONTIN.

Mon maître ne me cache rien de ce qu’il pense.

LISETTE.

Hum ! à voir le confident, je n’ai pas grande opinion des pensées ; venez çà, pourtant ; de quoi est-il question ?

FRONTIN.

D’une réponse que j’attends.

LISETTE.

Veux-tu parler ?

FRONTIN.

Je suis homme, et je me tais ; je vous défie d’en faire autant.

LUCILE.

Laisse-le, puisqu’il ne veut rien dire. Va, ton maître n’a qu’à venir.

FRONTIN.

Il est à vous sur-le-champ, Madame ; il m’attend dans une des allées du bois.

LISETTE.

Allons, pars.

FRONTIN.

M’amie, vous ne m’arrêterez pas.

SCÈNE IV. Lucile, Lisette. §

LISETTE.

Que ne m’avez-vous dit de lui donner votre lettre ? Elle vous eût dispensée de voir son maître.

LUCILE.

Je n’ai point dessein de le voir non plus, mais il faut savoir ce qu’il me veut, et voici mon idée. Damis va venir, et tu n’as qu’à l’attendre, pendant que je vais me retirer dans ce cabinet, d’où j’entendrai tout. Dis-lui qu’en y faisant réflexion, j’ai cru que dans cette occasion-ci je ne devais point me montrer, et que je le prie de s’ouvrir à toi sur ce qu’il a à me dire, et s’il refuse de parler, en marquant quelque empressement pour me voir, finis la conversation, en lui donnant ma lettre.

LISETTE.

J’entends quelqu’un ; cachez-vous, Madame.

SCÈNE V. Lisette, Damis. §

LISETTE.

C’est Damis... Morbleu ! Qu’il est bien fait ! Allons, le diable nous amène là une tentation bien conditionnée... C’est sans doute ma maîtresse que vous cherchez, Monsieur ?

DAMIS.

C’est elle-même, et l’on m’avait dit que je la trouverais ici.

LISETTE.

Il est vrai, Monsieur ; mais elle a cru devoir se retirer, et m’a chargée de vous prier de sa part de me confier ce que vous voulez lui dire.

DAMIS.

Eh ! Pourquoi m’évite-t-elle ? Est-ce que le mariage dont il s’agit ne lui plaît pas ?

LISETTE.

Mais, Monsieur, il est bien hardi de se marier si vite.

DAMIS.

Oh ! Très hardi.

LISETTE.

Je vois bien que Monsieur pense judicieusement.

DAMIS.

On ne saurait donc la voir ?

LISETTE.

Excusez-moi, Monsieur ; la voilà : c’est la même chose, je la représente.

DAMIS.

Soit, j’en serai même plus libre à vous dire mes sentiments, et vous me paraissez fille d’esprit.

LISETTE.

Vous avez l’air de vous y connaître trop bien pour que j’en appelle.

DAMIS.

Venons à ce qui m’amène ; mon père, que je ne puis me résoudre de fâcher, parce qu’il m’aime beaucoup...

LISETTE.

Fort bien : votre histoire commence comme la nôtre.

DAMIS.

A souhaité le mariage qu’on veut faire entre votre maîtresse et moi.

LISETTE.

Ce début-là me plaît.

DAMIS.

Attendez jusqu’au bout ; j’étais donc à mon régiment, quand mon père m’a écrit ce qu’il avait projeté avec celui de Lucile ; c’est, je pense, le nom de la prétendue future ?

LISETTE.

La prétendue, toujours à merveille.

DAMIS.

Il m’en faisait un portrait charmant.

LISETTE.

Style ordinaire.

DAMIS.

Cela se peut bien ; mais elle est dans sa lettre la plus aimable personne du monde.

LISETTE.

Souvenez-vous que je représente l’original, et que je serai obligée de rougir pour lui.

DAMIS.

Mon père, ensuite, me presse de venir, me dit que je ne saurais, sur la fin de ses jours, lui donner de plus grande consolation qu’en épousant Lucile ; qu’il est ami intime de son père, que d’ailleurs elle est riche, et que je lui aurai une obligation éternelle du parti qu’il me procure ; et qu’enfin, dans trois ou quatre jours, ils vont, son ami, sa famille et lui, m’attendre à leurs maisons de campagne qui sont voisines, et où je ne manquerai pas de me rendre, à mon retour de Paris.

LISETTE.

Eh bien ?

DAMIS.

Moi, qui ne saurais rien refuser à un père si tendre, j’arrive, et me voilà.

LISETTE.

Pour épouser ?

DAMIS.

Ma foi, non, s’il est possible.

Ici Lucile sort à moitié du cabinet.

LISETTE.

Quoi ! Tout de bon ?

DAMIS.

Je parle très sérieusement ; et comme on dit que Lucile est d’un esprit raisonnable, et que je lui dois être fort indifférent, j’avais dessein de lui ouvrir mon coeur, afin de me tirer de cette aventure-ci.

LISETTE, riant.

Eh ! Quel motif avez-vous pour cela ? Est-ce que vous aimez ailleurs ?

DAMIS.

N’y a-t-il que ce motif-là qui soit bon ? Je crois en avoir d’aussi sensés ; c’est qu’en vérité je ne suis pas d’un âge à me lier d’un engagement aussi sérieux ; c’est qu’il me fait peur, que je sens qu’il bornerait ma fortune, et que j’aime à vivre sans gêne, avec une liberté dont je sais tout le prix et qui m’est plus nécessaire qu’à un autre, de l’humeur dont je suis.

LISETTE.

Il n’y a pas le petit mot à dire à cela.

DAMIS.

Dans le mariage, pour bien vivre ensemble, il faut que la volonté d’un mari s’accorde avec celle de sa femme, et cela est difficile ; car de ces deux volontés-là, il y en a toujours une qui va de travers, et c’est assez la manière d’aller des volontés d’une femme, à ce que j’entends dire. Je demande pardon à votre sexe de ce que je dis là : il peut y avoir des exceptions ; mais elles sont rares, et je n’ai point de bonheur.

Lucile regarde toujours.

LISETTE.

Que vous êtes aimable d’avoir si mauvaise opinion de notre esprit !

DAMIS.

Mais vous qui riez, est-ce que mes dispositions vous conviennent ?

LISETTE.

Je vous dis que vous êtes un homme admirable.

DAMIS.

Sérieusement ?

LISETTE.

Un homme sans prix.

DAMIS.

Ma foi, vous me charmez.

Lucile continue de regarder.

LISETTE.

Vous nous rachetez ; nous vous dispensons même de la bonté que vous avez de supposer quelques exceptions favorables parmi nous.

DAMIS.

Oh ! Je n’en suis pas la dupe ; je n’y crois pas moi-même.

LISETTE.

Que le ciel vous le rende ; mais peut-on se fier à ce que vous dites là ? Cela est-il sans retour ? Je vous avertis que ma maîtresse est aimable.

DAMIS.

Et moi je vous avertis que je ne m’en soucie guère : je suis à l’épreuve ; je ne crois pas votre maîtresse plus redoutable que tout ce que j’ai vu, sans lui faire tort, et je suis sûr que ses yeux seront d’aussi bonne composition que ceux des autres.

Lucile regarde.

LISETTE.

Morbleu ! N’allez pas nous manquer de parole.

DAMIS.

Si je n’avais pas peur d’être ridicule, je vous recommanderais, pour vous piquer, de ne m’en pas manquer vous-même.

LISETTE.

Tenez, votre départ sera de toutes vos grâces celle qui nous touchera le plus ; êtes-vous content ?

DAMIS.

Vous me rendrez justice ; de mon côté, je défie vos appas, et je vous réponds de mon coeur.

SCÈNE VI. Lucile, sortant promptement du cabinet, Damis, Lisette. §

LUCILE.

Et moi du mien, Monsieur, je vous le promets, car je puis hardiment me montrer après ce que vous venez de dire ; allons, Monsieur, le plus fort est fait, nous n’avons à nous craindre ni l’un ni l’autre : vous ne vous souciez point de moi, je ne me soucie point de vous ; car je m’explique sur le même ton, et nous voilà fort à notre aise ; ainsi convenons de nos faits ; mettez-moi l’esprit en repos ; comment nous y prendrons-nous ? J’ai une soeur qui peut plaire ; affectez plus de goût pour elle que pour moi ; peut-être cela vous sera-t-il aisé. Je m’en plaindrai, vous vous excuserez et vous continuerez toujours. Ce moyen-là vous convient-il ? Vaut-il mieux nous plaindre d’un éloignement réciproque ? Ce sera comme vous voudrez ; vous savez mon secret ; vous êtes un honnête homme ; expédions.

LISETTE.

Nous ne barguignons pas, comme vous voyez ; nous allons rondement ; faites-vous de même ?

LUCILE.

Qu’est-ce que c’est que cette saillie-là qui me compromet ?... Faites-vous de même ?... Voulez-vous divertir Monsieur à mes dépens ?

DAMIS.

Je trouve sa question raisonnable, Madame.

LUCILE.

Et moi, Monsieur, je la déclare impertinente ; mais c’est une étourdie qui parle.

DAMIS.

Votre apparition me déconcerte, je l’avoue ; je me suis expliqué d’une manière si libre, en parlant de personnes aimables, et surtout de vous, Madame !

LUCILE.

De moi, Monsieur ? Vous m’étonnez ; je ne sache pas que vous ayez rien à vous reprocher. Quoi donc ! Serait-ce d’avoir promis que je ne vous paraîtrais pas redoutable ? Eh ! Tant mieux ; c’est m’avoir fait votre cour que cela. Comment donc ! Est-ce que vous croyez ma vanité attaquée ? Non, Monsieur, elle ne l’est point : supposez que j’en aie, que vous me trouviez redoutable ou non, qu’est-ce que cela dit ? Le goût d’un homme seul ne décide rien là-dessus ; et de quelque façon qu’il se tourne, on n’en vaut ni plus ni moins ; les agréments n’y perdent ni n’y gagnent ; cela ne signifie rien ; ainsi, Monsieur, point d’excuse ; au reste, pourtant, si vous en voulez faire, si votre politesse a quelque remords qui la gêne, qu’à cela ne tienne, vous êtes bien le maître.

DAMIS.

Je ne doute pas, Madame, que tout ce que je pourrais vous dire ne vous soit indifférent ; mais n’importe, j’ai mal parlé, et je me condamne très sérieusement.

LUCILE, riant.

Eh bien ! Soit ; allons, Monsieur, vous vous condamnez, j’y consens. Votre prétendue future vaut mieux que tout ce que vous avez vu jusqu’ici ; il n’y a pas de comparaison, je l’emporte ; n’est-il pas vrai que cela va là ? Car je me ferai sans façon, moi, tous les compliments qu’il vous plaira, ce n’est pas la peine de me les plaindre, ils ne sont pas rares, et l’on en donne à qui en veut.

DAMIS.

Il ne s’agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela, et il serait difficile de vous en faire.

LUCILE.

Celui-là est très fin, par exemple, et vous aviez raison de ne le vouloir pas perdre ; mais restons-en là, je vous prie ; car à la fin, tant de politesses me supposeraient un amour-propre ridicule, et ce serait une étrange chose qu’il fallût me demander pardon de ce qu’on ne m’aime point. En vérité, l’idée serait comique. Ce serait en m’aimant qu’on m’embarrasserait : mais grâce au ciel, il n’en est rien ; heureusement mes yeux se trouvent pacifiques ; ils applaudissent à votre indifférence ; ils se la promettaient, c’est une obligation que je vous ai, et la seule de votre part qui pouvait m’épargner une ingratitude ; vous m’entendez ; vous avez eu quelque peur des dispositions que je pouvais avoir ; mais soyez tranquille. Je me sauve, Monsieur, je vous échappe ; j’ai vu le péril, et il n’y paraît pas.

DAMIS.

Ah ! Madame, oubliez un discours que je n’ai tenu tantôt qu’en plaisantant ; je suis de tous les hommes celui à qui il est le moins permis d’être vain, et vous de toutes les dames celle avec qui il serait le plus impossible de l’être ; vous êtes d’une figure qui ne permet ce sentiment-là à personne ; et si je l’avais, je serais trop méprisable.

LISETTE.

Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là, tous deux, vous ne tenez rien ; je n’aime point ce verbiage-là ; ces yeux pacifiques, ces apostrophes galantes à la figure de Madame, et puis des vanités, des excuses, où cela va-t-il ? Ce n’est pas là votre chemin ; prenez garde que le diable ne vous écarte ; tenez, vous ne voulez point vous épouser : abrégeons, et tout à l’heure entre mes mains cimentez vos résolutions d’une nouvelle promesse de ne vous appartenir jamais ; allons, Madame, commencez pour le bon exemple, et pour l’honneur de votre sexe.

LUCILE.

La belle idée qu’il vous vient là ! le bel expédient, que je commence ! comme si tout ne dépendait pas de Monsieur, et que ce ne fût pas à lui à garantir ma résolution par la sienne ! Est-ce que, s’il voulait m’épouser, il n’en viendrait pas à bout par le moyen de mon père, à qui il faudrait obéir ? C’est donc sa résolution qui importe, et non pas la mienne que je ferais en pure perte.

LISETTE.

Elle a raison, Monsieur ; c’est votre parole qui règle tout ; partez.

DAMIS.

Moi, commencer ! cela ne me siérait point, ce serait violer les devoirs d’un galant homme, et je ne perdrai point le respect, s’il vous plaît.

LISETTE.

Vous l’épouserez par respect ; car ce n’est que du galimatias que toutes ces raisons-là ; j’en reviens à vous, Madame.

LUCILE.

Et moi, je m’en tiens à ce que j’ai dit : car il n’y a point de réplique. Mais que Monsieur s’explique, qu’on sache ses intentions sur la difficulté qu’il fait : est-ce respect ? Est-ce égard ? Est-ce badinage ? Est-ce tout ce qu’il vous plaira ? Qu’il se détermine : il faut parler naturellement dans la vie.

LISETTE.

Monsieur vous dit qu’il est trop poli pour être naturel.

DAMIS.

Il est vrai que je n’ose m’expliquer.

LISETTE.

Il vous attend.

LUCILE, brusquement.

Eh bien ! Terminons donc, s’il n’y a que cela qui vous arrête, Monsieur ; voici mes sentiments : je ne veux point être mariée, et je n’en eus jamais moins d’envie que dans cette occasion-ci ; ce discours est net et sous-entend tout ce que la bienséance veut que je vous épargne. Vous passez pour un homme d’honneur, Monsieur ; on fait l’éloge de votre caractère, et c’est aux soins que vous vous donnerez pour me tirer de cette affaire-ci, c’est aux services que vous me rendrez là-dessus que je reconnaîtrai la vérité de tout ce qu’on m’a dit de vous. Ajouterai-je encore une chose ? Je puis avoir le coeur prévenu, je pense qu’en voilà assez, Monsieur, et que ce que je dis là vaut bien un serment de ne vous épouser jamais ; serment que je fais pourtant, si vous le trouvez nécessaire. Cela suffit-il ?

DAMIS.

Eh ! Madame, c’en est fait, et vous n’avez rien à craindre. Je ne suis point de caractère à persécuter les dispositions où je vous vois ; elles excluent notre mariage ; et quand ma vie en dépendrait, quand mon coeur vous regretterait, ce qui ne serait pas difficile à croire, je vous sacrifierais et mon coeur et ma vie, et vous les sacrifierais sans vous le dire ; c’est à quoi je m’engage, non par des serments qui ne signifieraient rien, et que je fais pourtant comme vous si vous les exigez, vous, mais parce que votre coeur, parce que la raison, mon honneur et ma probité dont vous l’exigez, le veulent ; et comme il faudra nous voir, et que je ne saurais partir ni vous quitter sur-le-champ, si, pendant le temps que nous nous verrons, il m’allait par hasard échapper quelque discours qui pût vous alarmer, je vous conjure d’avance de n’y rien voir contre ma parole, et de ne l’attribuer qu’à l’impossibilité qu’il y aurait de n’être pas galant avec ce qui vous ressemble. Cela dit, je ne vous demande plus qu’une grâce ; c’est de m’aider à vous débarrasser de moi, et de vouloir bien que je n’essuie point tout seul les reproches de nos parents : il est juste que nous les partagions, vous les méritez encore plus que moi. Vous craignez plus l’époux que le mariage, et moi je ne craignais que le dernier. Adieu, Madame ; il me tarde de vous montrer que je suis du moins digne de quelque estime.

Il se retire.

LISETTE.

Mais vous vous en allez sans prendre de mesures.

DAMIS.

Madame m’a dit qu’elle avait une soeur à qui je puis feindre de m’attacher ; c’est déjà un moyen d’indiqué.

LUCILE, triste.

Et d’ailleurs nous aurons le temps de nous revoir. Suivez Monsieur, Lisette, puisqu’il s’en va, et voyez si personne ne regarde !

DAMIS, à part, en sortant.

Je suis au désespoir.

SCÈNE VII. Lucile, seule. §

LUCILE.

Ah ! Il faut que je soupire, et ce ne sera pas pour la dernière fois. Quelle aventure pour mon coeur ! Cette misérable Lisette, où a-t-elle été imaginer tout ce qu’elle vient de nous faire dire ?

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur Orgon, Lisette. §

Monsieur ORGON, comme déjà parlant.

Je ne le vante point plus qu’il ne vaut, mais je crois qu’en fait d’esprit et de figure, on aurait de la peine à trouver mieux que Damis ; à l’égard des qualités du coeur et du caractère, l’éloge qu’on en fait est général, et sa physionomie dit qu’il le mérite.

LISETTE.

C’est mon avis.

Monsieur ORGON.

Mais ma fille pense-t-elle comme nous ? C’est pour le savoir que je te parle.

LISETTE.

En doutez-vous, Monsieur ? Vous la connaissez. Est-ce que le mérite lui échappe ? Elle tient de vous, premièrement.

Monsieur ORGON.

Il faut pourtant bien qu’elle n’ait pas fait grand accueil à Damis, et qu’il ait remarqué de la froideur dans ses manières.

LISETTE.

Il les a vues tempérées, mais jamais froides.

Monsieur ORGON.

Qu’est-ce que c’est que tempérées ?

LISETTE.

C’est comme qui dirait... entre le froid et le chaud.

Monsieur ORGON.

D’où vient donc qu’on voit Damis parler plus volontiers à sa soeur ?

LISETTE.

C’est Damis, par exemple, qui a la clef de ce secret-là.

Monsieur ORGON.

Je crois l’avoir aussi, moi ; c’est apparemment qu’il voit que Lucile a de l’éloignement pour lui.

LISETTE.

Je crois avoir à mon tour la clef d’un autre secret : je pense que Lucile ne traite froidement Damis que parce qu’il n’a pas d’empressement pour elle.

Monsieur ORGON.

Il ne s’éloigne que parce qu’il est mal reçu.

LISETTE.

Mais, Monsieur, s’il n’était mal reçu que parce qu’il s’éloigne ?

Monsieur ORGON.

Qu’est-ce que c’est que ce jeu de mots-là ? Parle-moi naturellement : ma fille te dit ce qu’elle pense. Est-ce que Damis ne lui convient pas ? Car enfin, il se plaint de l’accueil de Lucile.

LISETTE.

Il se plaint, dites-vous ! Monsieur, c’est un fripon, sur ma parole ; je lui soutiens qu’il a tort ; il sait bien qu’il ne nous aime point.

Monsieur ORGON.

Il assure le contraire.

LISETTE.

Eh ! où est-il donc, cet amour qu’il a ? Nous avons regardé dans ses yeux, il n’y a rien ; dans ses paroles, elles ne disent mot ; dans le son de sa voix, rien ne marque ; dans ses procédés, rien ne sort ; de mouvements de coeur, il n’en perce aucun. Notre vanité, qui a des yeux de lynx, a fureté partout ; et puis Monsieur viendra dire qu’il a de l’amour, à nous qui devinons qu’on nous aimera avant qu’on nous aime, qui avons des nouvelles du coeur d’un amant avant qu’il en ait lui-même ! Il nous fait là de beaux contes, avec son amour imperceptible !

Monsieur ORGON.

Il y a là dedans quelque chose que je ne comprends pas. N’est-ce pas là son valet ? Apparemment qu’il te cherche.

SCÈNE II. Monsieur Orgon, Lisette, Frontin. §

Monsieur ORGON, à Frontin, qui se retire.

Approche, approche ; pourquoi t’enfuis-tu ?

FRONTIN.

Monsieur, c’est que nous ne sommes pas extrêmement camarades.

Monsieur ORGON.

Viens toujours, à cela près.

FRONTIN.

Sérieusement, Monsieur ?

Monsieur ORGON.

Viens, te dis-je.

FRONTIN.

Ma foi, Monsieur, comme vous voudrez : on m’a quelquefois dit que ma conversation en valait bien une autre, et j’y mettrai tout ce que j’ai de meilleur. Où en êtes-vous ? La Bourgogne, dit-on, a donné beaucoup cette année-ci ; cela fait plaisir. On dit que les Turcs à Constantinople...

Monsieur ORGON.

Halte-là, laissons Constantinople.

LISETTE.

Il en sortirait aussi légèrement que de Bourgogne.

FRONTIN.

Je vous menais en Champagne un instant après ; j’aime les pays de vignoble, moi.

Monsieur ORGON.

Point d’écart, Frontin, parlons un peu de votre maître. Dites-moi confidemment, que pense-t-il sur le mariage en question ? Son coeur est-il d’accord avec nos desseins ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, vous me parlez là d’un coeur qui mène une triste vie ; plus je vous regarde, et plus je m’y perds. Je vois des cruautés dans vos enfants qu’on ne devinerait pas à la douceur de votre visage.

Lisette hausse les épaules.

Monsieur ORGON.

Que veux-tu dire avec tes cruautés ? De qui parles-tu ?

FRONTIN.

De mon maître, et des peines secrètes qu’il souffre de la part de Mademoiselle votre fille.

LISETTE.

Cet effronté qui vous fait un roman ! Qu’a-t-on fait à ton maître, dis ? Où sont les chagrins qu’on a eu le temps de lui donner ? Que nous a-t-il dit jusqu’ici ? Que voit-on de lui que des révérences ? Est-ce en fuyant que l’on dit qu’on aime ? Quand on a de l’amour pour une soeur aînée, est-ce à sa soeur cadette à qui on va le dire ?

FRONTIN.

Ne trouvez-vous pas cette fille-là bien revêche, Monsieur ?

Monsieur ORGON.

Tais-toi, en voilà assez ; tout ce que j’entends me fait juger qu’il n’y a, peut-être, que du malentendu dans cette affaire-ci. Quant à ma fille, dites-lui, Lisette, que je serais très fâché d’avoir à me plaindre d’elle : c’est sur sa parole que j’ai fait venir Damis et son père ; depuis qu’elle a vu le fils, il ne lui déplaît pas, à ce qu’elle dit ; cependant ils se fuient, et je veux savoir qui des deux a tort ; car il faut que cela finisse.

Il s’en va.

SCÈNE III. Frontin, Lisette, se regardant quelque temps. §

LISETTE.

Demandez-moi pourquoi ce faquin-là me regarde tant !

FRONTIN, chante.

La la ra la ra.

LISETTE.

La la ra ra.

FRONTIN.

Oui-da ! il y a de la voix, mais point de méthode.

LISETTE.

Va-t’en ; qu’est-ce que tu fais ici ?

FRONTIN.

J’étudie tes sentiments sur mon compte.

LISETTE.

Je pense que tu n’es qu’un sot ; voilà tes études faites. Adieu.

Elle veut s’en aller.

FRONTIN, l’arrête.

Attends, j’ai à te parler sur nos affaires. Tu m’as la mine d’avoir le goût fin ; j’ai peur de te plaire, et nous voici dans un cas qui ne le veut point.

LISETTE.

Toi, me plaire ! Il faut donc que tu n’aies jamais rencontré ta grimace nulle part, puisque tu le crains. Allons, parle, voyons ce que tu as à me dire ; hâte-toi, sinon je t’apprendrai ce que valent mes yeux, moi.

FRONTIN.

Ahi ! j’ai la moitié du coeur emporté de ce coup d’oeil-là. Bon quartier, ma fille, je t’en conjure ; ménageons-nous, nos intérêts le veulent ; je ne suis resté que pour te le dire.

LISETTE.

Achève, de quoi s’agit-il ?

FRONTIN.

Tu me parais être le mieux du monde avec ta maîtresse.

LISETTE.

C’est moi qui suis la sienne : je la gouverne.

FRONTIN.

Bon ! Les rangs ne sont pas mieux observés entre mon maître et moi ; supposons à présent que ta maîtresse se marie.

LISETTE.

Mon autorité expire, et le mari me succède.

FRONTIN.

Si mon maître prenait femme, c’est un ménage qui tombe en quenouille ; nous avons donc intérêt qu’ils gardent tous deux le célibat.

LISETTE.

Aussi ai-je défendu à ma maîtresse d’en sortir, et heureusement son obéissance ne lui coûte rien.

FRONTIN.

Ta pupille est d’un caractère rare ; pour mon jeune homme, il hait naturellement le noeud conjugal, et je lui laisse la vie de garçon ; ces Messieurs-là se sauvent ; le pays est bon pour les maraudeurs. Or, il s’agit de conserver nos postes ; les pères de nos jeunes gens sont attaqués de vieillesse, maladie incurable et qui menace de faire bientôt des orphelins ; ces orphelins-là nous reviennent, ils tombent dans notre lot ; ils sont d’âge à entrer dans leurs droits, et leurs droits nous mettront dans les nôtres. Tu m’entends bien ?

LISETTE.

Je suis au fait, il ne faut pas que ce que tu dis soit plus clair.

FRONTIN.

Nous réglerons fort bien chacun notre ménage.

LISETTE.

Oui-da ; c’est un embarras qu’on prend volontiers, quand on aime le bien d’un maître.

FRONTIN.

Si nous nous aimions tous deux, nous n’écarterions plus l’amour que nos orphelins pourraient prendre l’un pour l’autre ; ils se marieraient, et adieu nos droits.

LISETTE.

Tu as raison, Frontin, il ne faut pas nous aimer.

FRONTIN.

Tu ne dis pas cela d’un ton ferme.

LISETTE.

Eh ! C’est que la nécessité de nous haïr gâte tout.

FRONTIN.

Ma fille, brouillons-nous ensemble.

LISETTE.

Les parties méditées ne réussissent jamais.

FRONTIN.

Tiens, disons-nous quelques injures pour mettre un peu de rancune entre l’amour et nous : je te trouve laide, par exemple. Eh bien ! Tu ne souffles pas !

LISETTE, riant.

Bon ! C’est que tu n’en crois rien.

FRONTIN.

Quoi ! Vous pensez, m’amie... Morbleu ! Détourne ton visage, il fait peur à mes injures.

LISETTE.

Je ne sais plus ce que sont devenues toutes les laideurs du tien.

FRONTIN.

Nous nous ruinons, ma fille.

LISETTE.

Allons, ranimons-nous, voilà qui est fini : tiens, je ne saurais te souffrir.

FRONTIN.

Quelqu’un vient, je n’ai pas le temps de m’acquitter, mais vous n’y perdrez rien, petite fille.

SCÈNE IV. Lisette, Frontin, Phénice. §

PHÉNICE.

Je suis bien aise de vous trouver là, Frontin, surtout avec Lisette, qui rendra compte à ma soeur de ce que je vais vous dire ; voici plusieurs fois dans ce jour que j’évite Damis, qui s’obstine à me suivre, à me parler, tout destiné qu’il est à ma soeur ; et comme il ne se corrige point, malgré tout ce que je lui ai pu dire, je suis charmée qu’on sache mes sentiments là-dessus, et Lisette me sera témoin que je vous charge de lui rapporter ce que vous venez d’entendre, et que je le prie nettement de me laisser en repos.

FRONTIN.

Non, Madame, je ne saurais ; votre commission n’est pas faisable ; je ne rapporte jamais rien que de gracieux à mon maître ; et d’ailleurs il n’est pas possible que le plus galant homme de la terre ait pu vous ennuyer.

LISETTE.

Le plus galant homme de la terre me paraît admirable, à moi ! On lui destine tout ce qu’il y a de plus aimable dans le monde, et Monsieur n’est pas content ; apparemment qu’il n’y voit goutte.

PHÉNICE.

Qu’est-ce que cela veut dire, il n’y voit goutte ? Doucement, Lisette ; personne n’est plus aimable que ma soeur ; mais que je la vaille ou non, ce n’est pas à vous à en décider.

LISETTE.

Je n’attaque personne, Madame ; mais qu’un homme quitte ma maîtresse et fasse un autre choix, il n’y a pas à le marchander : c’est un homme sans goût ; ce sont de ces choses décidées, depuis qu’il y a des hommes. Oui, sans goût, et je n’aurais qu’un moment à vivre qu’il faudrait que je l’employasse à me moquer de lui ; je ne pourrais pas m’en passer ; sans goût.

PHÉNICE.

Je ne m’arrêtais pas ici pour lier conversation avec vous : mais en quoi, s’il vous plaît, serait-il si digne d’être moqué ?

LISETTE.

Ma réponse est sur le visage de ma maîtresse.

FRONTIN.

Si celui de Madame voulait s’aider, vous ne brilleriez guère.

PHÉNICE, s’en allant..

Vos discours sont impertinents, Lisette, et l’on m’en fera raison.

SCÈNE V. Lisette, Frontin, un moment seuls, Lucile. §

FRONTIN, en riant..

Nous lui avons donné là une bonne petite dose d’émulation ; continuons, ma fille ; le feu prend partout, et le mariage s’en ira en fumée. Adieu, je me retire : voilà ta maîtresse qui accourt ; confirme-la dans ses dégoûts.

Il s’en va.

LUCILE.

Que se passe-t-il donc ici ? Vous parliez bien haut avec ma soeur, et je l’ai vu de loin comme en colère. D’un autre côté, mon père ne me parle point. Qu’avez-vous donc fait ? D’où cela vient-il ?

LISETTE.

Réjouissez-vous, Madame, nous vous débarrasserons de Damis.

LUCILE.

Fort bien, je gage que ce que vous me dites là me pronostique quelque coup d’étourdie.

LISETTE.

Ne craignez rien, vous ne demandez qu’un prétexte légitime pour le refuser, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! J’ai travaillé à vous en donner un ; et j’ai si bien fait, que votre soeur est actuellement éprise de lui ; ce qui nous produira quelque chose.

LUCILE.

Ma soeur actuellement éprise de lui ! Je ne vois pas trop à quoi ce moyen hétéroclite peut m’être bon. Ma soeur éprise ! Et en vertu de quoi le serait-elle ? Et d’où vient qu’il faut qu’elle le soit ?

LISETTE.

N’est-on pas convenu que Damis ferait la cour à votre soeur ? Si avec cela elle vient à l’aimer, vous pouvez vous retirer sans qu’on ait le mot à vous dire ; je vous défie d’imaginer rien de plus adroit : écoutez-moi.

LUCILE.

Supprimez l’éloge de votre adresse ; point de réponse qui aille à côté de ce qu’on vous demande : vous parlez de Damis, ne le quittez point ; finissons ce sujet-là.

LISETTE.

J’achève ; Frontin était avec moi ; votre soeur l’a vu, elle est venue lui parler.

LUCILE.

Damis n’est point encore là, et je l’attends.

LISETTE.

De quelle humeur êtes-vous donc aujourd’hui, Madame ?

LUCILE.

Bon ! Régalez-moi, par-dessus le marché, d’une réflexion sur mon humeur.

LISETTE.

Donnez-moi donc le temps de vous parler. Frontin, lui a-t-elle dit, votre maître ne s’adresse qu’à moi, quoique destiné à ma soeur ; on croit que j’y contribue, cela me déplaît, et je vous charge de l’en instruire.

LUCILE.

Eh bien ! Que m’importe que ma soeur ait une vanité ridicule ? Je la confondrai quand il me plaira.

LISETTE.

Gardez-vous-en bien. J’en ai senti tout l’avantage pour vous, de cette vanité-là ; je l’ai agacée, je l’ai piquée d’honneur ; mon ton vous aurait réjouie.

LUCILE.

Point du tout, je le vois d’ici ; passez.

LISETTE.

Damis est joli, de négliger ma maîtresse, ai-je dit en riant.

LUCILE.

Lui, me négliger ? Mais il ne me néglige point. Où avez-vous pris cela ? Il obéit à nos conventions, cela est différent.

LISETTE.

Je le sais bien ; mais il faut cacher ce secret-là, et j’ai continué sur le même ton. Le parti qu’il prend est comique, ai-je ajouté. Qu’est-ce que c’est que comique ? a repris votre soeur. C’est du divertissant, ai-je dit. Vous plaisantez, Lisette. Je dis mon sentiment, Madame. Il est vrai que ma soeur est aimable, mais d’autres le sont aussi. Je ne connais point ces autres-là, Madame. Vous me choquez. Je n’y tâche point. Vous êtes une sotte. J’ai de la peine à le croire. Taisez-vous. Je me tais. Là-dessus elle est partie avec des appas révoltés, qui se promettent bien de l’emporter sur les vôtres ; qu’en dites-vous ?

LUCILE.

Ce que j’en dis ? Que je vous ai mille obligations, que mon affront est complet, que ma soeur triomphe, que j’entends d’ici les airs qu’elle se donne, qu’elle va me croire attaquée de la plus basse jalousie du monde, et qu’on ne saurait être plus humiliée que je le suis.

LISETTE.

Vous me surprenez ! N’avez-vous pas dit vous-même à Damis de paraître s’attacher à elle ?

LUCILE.

Vous confondez grossièrement les idées, et dans un petit génie comme le vôtre, cela est à sa place. Damis, en feignant d’aimer ma soeur, me donnait une raison toute naturelle de dire : Je n’épouse point un homme qui paraît en aimer une autre. Mais refuser d’épouser un homme, ce n’est pas être jalouse de celle qu’il aime, entendez-vous ? Cela change d’espèce ; et c’est cette distinction-là qui vous passe ; c’est ce qui fait que je suis trahie, que je suis la victime de votre petit esprit, que ma soeur est devenue sotte, et que je ne sais plus où j’en suis. Voilà tout le produit de votre zèle, voilà comme on gâte tout quand on n’a point de tête. A quoi m’exposez-vous ? Il faudra donc que j’humilie ma soeur, à mon tour, avec ses appas révoltés ?

LISETTE.

Vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais j’ai cru que le plus sûr était d’engager votre soeur à aimer Damis, et peut-être Damis à l’aimer, afin que vous eussiez raison d’être fâchée et de le refuser.

LUCILE.

Quoi ! Vous ne sentez pas votre impertinence, dans quelque sens que vous la preniez ? Eh ! Pourquoi voulez-vous que ma soeur aime Damis ? Pourquoi travailler à l’entêter d’un homme qui ne l’aimera point ? Vous a-t-on demandé cette perfidie-là contre elle ? Est-ce que je suis assez son ennemie pour cela ? Est-ce qu’elle est la mienne ? Est-ce que je lui veux du mal ? Y a-t-il de cruauté pareille au piège que vous lui tendez ? Vous faites le malheur de sa vie, si elle y tombe ; vous êtes donc méchante ? vous avez donc supposé que je l’étais ? Vous me pénétrez d’une vraie douleur pour elle. Je ne sais s’il ne faudra point l’avertir ; car il n’y a point de jeu dans cette affaire-ci. Damis lui-même sera peut-être forcé de l’épouser malgré lui. C’est perdre deux personnes à la fois. Ce sont deux destinées que je rends funestes. C’est un reproche éternel à me faire ; et je suis désolée.

LISETTE.

Eh bien ! Madame, ne vous alarmez point tant ; allez, consolez-vous ; car je crois que Damis l’aime, et qu’il s’y livre de tout son coeur.

LUCILE.

Oui-da ! Voilà ce que c’est ; parce que vous ne savez plus que dire, les coeurs à donner ne vous coûtent plus rien, vous en faites bon marché, Lisette ! Mais voyons, répondez-moi ; c’est votre conscience que j’interroge. Si Damis avait un parti à prendre, doutez-vous qu’il ne me préférât pas à ma soeur ? Vous avez dû remarquer qu’il aurait moins d’éloignement pour moi que pour elle, assurément.

LISETTE.

Non, je n’ai point fait cette remarque-là.

LUCILE.

Non ? Vous êtes donc aveugle, impertinente que vous êtes ? Du moins mentez sans me manquer de respect.

LISETTE.

Ce n’est pas que vous ne valiez mieux qu’elle ; mais tous les jours on laisse le plus pour prendre le moins.

LUCILE.

Tous les jours ? Vous êtes bien hardie de mettre l’exception à la place de la règle générale.

LISETTE.

Oh ! il est inutile de tant crier ; je ne m’en mêlerai plus ; accommodez-vous, ce n’est pas moi qu’on menace de marier et vous n’avez qu’à dire vos raisons à ceux qui viennent ; défendez-vous à votre fantaisie.

Elle sort.

SCÈNE VI. §

LUCILE, seule.

Hélas ! Tu ne sais pas ce que je souffre, ni toute la douleur et tout le penchant dont je suis agitée !

SCÈNE VII. Monsieur Orgon, Monsieur Ergaste, Damis, Lucile. §

Monsieur ORGON.

Ma fille, nous vous amenons, Monsieur Ergaste et moi, quelqu’un dont il faut que vous guérissiez l’esprit d’une erreur qui l’afflige : c’est Damis. Vous savez nos desseins, vous y avez consenti ; mais il croit vous déplaire, et dans cette idée-là, à peine ose-t-il vous aborder.

Monsieur ERGASTE.

Pour moi, Madame, malgré toute la joie que j’aurais d’un mariage qui doit m’unir de plus près à mon meilleur ami, je serais au désespoir qu’il s’achevât, s’il vous répugne.

LUCILE.

Jusqu’ici, Monsieur, je n’ai rien fait qui puisse donner cette pensée-là ; on ne m’a point vu de répugnance.

DAMIS.

Il est vrai, Madame, j’ai cru voir que je ne vous convenais point.

LUCILE.

Peut-être aviez-vous envie de le voir.

DAMIS.

Moi, Madame ? Je n’aurais donc ni goût ni raison.

Monsieur ORGON.

Ne le disais-je pas ? Dispute de délicatesse que tout cela ; rendez-vous plus de justice à tous deux. Monsieur Ergaste, les gens de notre âge effarouchent les éclaircissements ; promenons-nous de notre côté ; pour vous, mes enfants, qui ne vous haïssez pas, je vous donne deux jours pour terminer vos débats ; après quoi je vous marie ; et ce sera dès demain, si on me raisonne.

Ils se retirent.

SCÈNE VIII. Lucile, Damis. §

DAMIS.

Dès demain, si on me raisonne ! Eh bien ! Madame, dans ce qui vient de se passer, j’ai fait du mieux que j’ai pu ; j’ai tâché, dans mes réponses, de ménager vos dispositions et la bienséance ; mais que pensez-vous de ce qu’ils disent ?

LUCILE.

Qu’effectivement ceci commence à devenir difficile.

DAMIS.

Très difficile, au moins.

LUCILE.

Oui, il en faut convenir, nous aurons de la peine à nous tirer d’affaire.

DAMIS.

Tant de peine, que je ne voudrais pas gager que nous nous en tirions.

LUCILE.

Comment ferons-nous donc ?

DAMIS.

Ma foi, je n’en sais rien.

LUCILE.

Vous n’en savez rien, Damis ; voilà qui est à merveille ; mais je vous avertis d’y songer pourtant ; car je ne suis pas obligée d’avoir plus d’imagination que vous.

DAMIS.

Oh ! Parbleu, Madame, je ne vous en demande pas au-delà de ce que j’en ai, non plus ; cela ne serait pas juste.

LUCILE.

Mais prenez donc garde ; si nous en manquons l’un et l’autre, comme il y a toute apparence, je vous prie de me dire où cela nous conduira.

DAMIS.

Je dirai encore de même : je n’en sais rien, et nous verrons.

LUCILE.

Le prenez-vous sur ce ton-là, Monsieur ? Oh ! j’en dirai bien autant : je n’en sais rien, et nous verrons.

DAMIS.

Mais oui, Madame, nous verrons ; je n’y sache que cela, moi. Que puis-je répondre de mieux ?

LUCILE.

Quelque chose de plus net, de plus positif, de plus clair ; nous verrons ne signifie rien ; nous verrons qu’on nous mariera, voilà ce que nous verrons : êtes-vous curieux de voir cela ? Car votre tranquillité m’enchante ; d’où vous vient-elle ? Quoi ? Que voulez-vous dire ? Vous fiez-vous à ce que votre père et le mien voient que leur projet ne vous plaît pas ? Vous pourriez vous y tromper.

DAMIS.

Je m’y tromperais sans difficulté ; car ils ne voient point ce que vous dites là.

LUCILE.

Ils ne le voient point ?

DAMIS.

Non, Madame, ils ne sauraient le voir ; cela n’est pas possible ; il y a de certaines figures, de certaines physionomies qu’on ne saurait soupçonner d’être indifférentes. Qui est-ce qui croira que je ne vous aime pas, par exemple ? Personne. Nous avons beau faire, il n’y a pas d’industrie qui puisse le persuader.

LUCILE.

Cela est vrai, vous verrez que tout le monde est aveugle ! Cependant, Monsieur, comme il s’agit ici d’affaires sérieuses, voudriez-vous bien supprimer votre qui est-ce qui croira, qui n’est pas de mon goût, et qui a tout l’air d’une plaisanterie que je ne mérite pas. Car, que signifient, je vous prie, ces physionomies qu’on ne saurait soupçonner d’être indifférentes ? Eh ! Que sont-elles donc ? Je vous le demande. De quoi voulez-vous qu’on les soupçonne ? Est-ce qu’il faut absolument qu’on les aime ? Est-ce que j’ai une de ces physionomies-là, moi ? Est-ce qu’on ne saurait s’empêcher de m’aimer quand on me voit ? Vous vous trompez, Monsieur, il en faut tout rabattre ; j’ai mille preuves du contraire, et je ne suis point de ce sentiment-là. Tenez, j’en suis aussi peu que vous, qui vous divertissez à faire semblant d’en être ; et vous voyez ce que deviennent ces sortes de compliments quand on les presse.

DAMIS.

Il vous est fort aisé de les réduire à rien, parce que je vous laisse dire, et que moyennant quoi, vous en faites ce qui vous plaît ; mais je me tais, Madame, je me tais.

LUCILE.

Je me tais, Madame, je me tais. Ne dirait-on pas que vous y entendez finesse, avec votre sérieux ? Qu’est-ce que c’est que ces discours-là, que j’ai la sotte bonté de relever, et qui nous écartent ? Est-ce que vous avez envie de vous dédire ?

DAMIS.

Ne vous ai-je pas dit, Madame, qu’il pourrait, dans la conversation, m’échapper des choses qui ne devaient point vous alarmer ? Soyez donc tranquille ; vous avez ma parole, je la tiendrai.

LUCILE.

Vous y êtes aussi intéressé que moi.

DAMIS.

C’est une autre affaire.

LUCILE.

Je crois que c’est la même.

DAMIS.

Non, Madame, toute différente : car enfin, je pourrais vous aimer.

LUCILE.

Oui-da ! Mais je serais pourtant bien aise de savoir ce qui en est, à vous parler vrai.

DAMIS.

Ah ! C’est ce qui ne se peut pas, Madame ; j’ai promis de me taire là-dessus. J’ai de l’amour, ou je n’en ai point ; je n’ai pas juré de n’en point avoir ; mais j’ai juré de ne le point dire en cas que j’en eusse ; et d’agir comme s’il n’en était rien. Voilà tous les engagements que vous m’avez fait prendre, et que je dois respecter de peur du reproche. Du reste, je suis parfaitement le maître, et je vous aimerai, s’il me plaît ; ainsi, peut-être que je vous aime, peut-être que je me sacrifie, et ce sont mes affaires.

LUCILE.

Mais voilà qui est extrêmement commode ! Voyez avec quelle légèreté Monsieur traite cette matière-là ! Je vous aimerai, s’il me plaît ; peut-être que je vous aime ? Pas plus de façon que cela ; que je l’approuve ou non, on n’a que faire que je le sache, il faut donc prendre patience. Mais dans le fond, si vous m’aimiez avec cet air dégagé que vous avez, vous seriez assurément le plus grand comédien du monde, et ce caractère-là n’est pas des plus honnêtes à porter, entre vous et moi.

DAMIS.

Dans cette occasion-ci ; il serait plus fatigant que malhonnête.

LUCILE.

Quoi qu’il en soit, en voilà assez ; je m’aperçois que ces plaisanteries-là tendent à me dégoûter de la conversation. Vous vous ennuyez, et moi aussi ; séparons-nous. Voyez si mon père et le vôtre ne sont plus dans le jardin, et quittons-nous, s’ils ne nous observent plus.

DAMIS.

Eh ! Non, Madame ; il n’y a qu’un moment que nous sommes ensemble.

SCÈNE IX. Damis, Lucile, Lisette. §

LISETTE.

Madame, il vient d’arriver compagnie, qui est dans la salle avec Monsieur Orgon, et il m’envoie vous dire qu’on va se mettre au jeu.

LUCILE.

Moi jouer ! Eh ! Mais mon père sait bien que je ne joue jamais qu’à contrecoeur ; dites-lui que je le prie de m’en dispenser.

LISETTE.

Mais, Madame, la compagnie vous demande.

LUCILE.

Oh ! Que la compagnie attende ; dites que vous ne me trouvez pas.

LISETTE.

Et Monsieur, vient-il ? Apparemment qu’il joue ?

DAMIS.

Moi, je ne connais pas les cartes.

LUCILE.

Allez, dites à mon père que je vais dans mon cabinet, et que je ne me montrerai qu’après que les parties seront commencées.

LISETTE, en s’en allant.

Que diantre veulent-ils dire, de ne venir ni l’un ni l’autre ?

SCÈNE X. Damis, Lucile. §

DAMIS, d’un air embarrassé.

Vous n’aimez donc pas le jeu, Madame ?

LUCILE.

Non Monsieur.

DAMIS.

Je me sais bon gré de vous ressembler en cela.

LUCILE.

Ce n’est là ni une vertu ni un défaut ; mais, Monsieur, puisqu’il y a compagnie, que n’y allez-vous ? Elle vous amuserait.

DAMIS.

Je ne suis pas en humeur de chercher des amusements.

LUCILE.

Mais est-ce que vous restez avec moi ?

DAMIS.

Si vous me le permettez.

LUCILE.

Vous n’avez pourtant rien à me dire.

DAMIS.

En ce moment, par exemple, je rêve à notre aventure, elle est si singulière, qu’elle devrait être unique.

LUCILE.

Mais je crois qu’elle l’est aussi.

DAMIS.

Non, Madame, elle ne l’est point. Il n’y a pas plus de six mois qu’un de mes amis et une personne qu’on voulait qu’il épousât, se sont trouvés tous deux dans le même cas que vous et moi : même résolution de ne point se marier, avant que de se connaître, même convention entre eux, mêmes promesses que moi de la défaire de lui.

LUCILE.

C’est-à-dire qu’il y manqua ; cela n’est pas rare.

DAMIS.

Non, Madame, il les tint : mais notre coeur se moque de nos résolutions.

LUCILE.

Assez souvent, à ce qu’on dit.

DAMIS.

La dame en question était très aimable ; beaucoup moins que vous pourtant. Voilà toute la différence que je trouve dans cette histoire.

LUCILE.

Vous êtes bien galant.

DAMIS.

Non, je ne suis qu’historien exact ; au reste, Madame, je vous raconte ceci dans la bonne foi, pour nous entretenir et sans aucun dessein.

LUCILE.

Oh ! Je n’en imagine pas davantage ; poursuivez. Qu’arriva-t-il entre la dame et votre ami ?

DAMIS.

Qu’il l’aima.

LUCILE.

Cela était embarrassant.

DAMIS.

Oui, certes ; car il s’était engagé à se taire aussi bien que moi.

LUCILE.

Vous m’allez dire qu’il parla ?

DAMIS.

Il n’eut garde à cause de la parole donnée, et il ne vit qu’un parti à prendre, qui est singulier ; ce fut de lui dire, comme je vous disais tout à l’heure, ou je vous aime, ou je ne vous aime pas, et d’ajouter qu’il ne s’enhardirait à dire la vérité que lorsqu’il la verrait elle-même un peu sensible ; je fais un récit, souvenez-vous en.

LUCILE.

Je le sais ; mais votre ami était un impertinent, de proposer à une femme de parler la première ! Il faudrait être affamée d’un coeur pour l’acheter à ce prix-là.

DAMIS.

La dame en question n’en jugea pas comme vous, Madame ; il est vrai qu’elle avait du penchant pour lui.

LUCILE.

Ah ! C’est encore pis. Quel lâche abus de la faiblesse d’un coeur ! C’est dire à une femme : Veux-tu savoir mon amour ? Subis l’opprobre de m’avouer le tien ; déshonore-toi, et je t’instruis. Quelle épouvantable chose ! Et le vilain ami que vous avez là !

DAMIS.

Prenez garde ; cette dame sentit que cette proposition, toute horrible qu’elle vous paraît, ne venait que de son respect et de sa crainte, et que son coeur n’osait se risquer sans la permission du sien ; l’aveu d’un amour qui eût déplu n’eût fait qu’alarmer la dame, et lui faire craindre que mon ami ne hâtât perfidement leur mariage ; elle sentit tout cela.

LUCILE.

Ah ! N’achevez pas. J’ai pitié d’elle, et je devine le reste. Mais mon inquiétude est de savoir comment s’y prend une femme en pareil cas ; de quel tour peut-elle se servir ? J’oublierais le français, moi, s’il fallait dire je vous aime avant qu’on me l’eût dit.

DAMIS.

Il en agit plus noblement ; elle n’eut pas la peine de parler.

LUCILE.

Ah ! Passe pour cela.

DAMIS.

Il y a des manières qui valent des paroles ; on dit je vous aime avec un regard, et on le dit bien.

LUCILE.

Non, Monsieur, un regard ! C’est encore trop ; je permets qu’on le rende, mais non pas qu’on le donne.

DAMIS.

Pour vous, Madame, vous ne rendriez que de l’indignation.

LUCILE.

Qu’est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Est-ce qu’il est question de moi ici ? Je crois que vous vous divertissez à mes dépens. Vous vous amusez, je pense, vous en avez tout l’air ; en vérité, vous êtes admirable ! Adieu, Monsieur ; on dit que vous aimez ma soeur : terminez la désagréable situation où je me trouve, en l’épousant. Voilà tout ce que je vous demande.

DAMIS.

Je continuerai de feindre de la servir, Madame ; c’est tout ce que je puis vous promettre.

En s’en allant.

Que de mépris !

SCÈNE XI. §

LUCILE, seule.

Il faut avouer qu’on a quelquefois des inclinations bien bizarres ! D’où vient que j’en ai pour cet homme-là, qui n’est point aimable ?

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Phénice, Damis. §

PHÉNICE.

Non, Monsieur, je vous l’avoue, je ne saurais plus souffrir le personnage que vous jouez auprès de moi, et je le trouve inconcevable : vous n’êtes venu que pour épouser ma soeur ; elle est aimable et vous ne lui parlez point ; ce n’est qu’à moi que vos conversations s’adressent. J’y comprendrais quelque chose si l’amour y avait part ; mais vous ne m’aimez point, il n’en est pas question.

DAMIS.

Rien ne serait pourtant plus aisé que de vous aimer, Madame.

PHÉNICE.

À la bonne heure ; mais rien ne serait plus inutile, et je ne serais pas en situation de vous écouter. Quoi qu’il en soit, ces façons-là ne me conviennent point ; je l’ai déjà marqué, je vous l’ai fait dire, et je vous demande en grâce de cesser vos poursuites ; car enfin vous n’avez pas dessein de me désobliger, je pense.

DAMIS.

Moi, Madame ?

PHÉNICE.

Sur ce pied-là, finissez donc, ou je vous y forcerai moi-même.

DAMIS.

Vous me défendrez donc de vous voir ?

PHÉNICE.

Non, Monsieur ; mais on s’imagine que vous m’aimez ; vos façons l’ont persuadé à tout le monde ; et je ne le nierai pas, je ne paraîtrai point m’y déplaire, et je vous réduirai, peut-être ou à la nécessité de m’épouser en dépit de votre goût, ou à fuir en homme imprudent (j’adoucis le terme), en homme inexcusable, qui n’aura pas rougi de violer tous les égards, et de se moquer, tour à tour, de deux filles de condition, dont la moindre peut fixer le plus honnête homme : de sorte que vous risquez ou le sacrifice de votre coeur, ou la perte de votre réputation ; deux objets qui valent bien qu’on y pense. Mais, dites-moi, est-ce que vous n’aimez point ma soeur ?

DAMIS.

Si je l’épousais, je n’en serais pas fâché.

PHÉNICE.

Ou je n’y connais rien, ou je crois qu’elle ne le serait pas non plus. Pourquoi donc ne vous accordez-vous pas ?

DAMIS.

Ma foi, je l’ignore.

PHÉNICE.

Mais ce n’est pas là parler raison.

DAMIS.

Je ne saurais pourtant y en mettre davantage.

PHÉNICE.

Ce sont vos affaires, et je m’en tiens à ce que je vous ai dit. Voici mon père avec ma soeur ; de grâce, retirez-vous, avant qu’ils puissent vous voir.

DAMIS.

Mais, Madame...

PHÉNICE.

Oh ! Monsieur, trêve de raillerie.

SCÈNE II. Monsieur Orgon, Lucile, Phénice. §

Monsieur ORGON, parlant à Lucile, avec qui il entre..

Non, ma fille, je n’ai jamais prétendu vous contraindre : quelque chose que vous me disiez, il est certain que vous ne l’aimez pas ; ainsi n’en parlons plus.

Phénice veut s’en aller. Monsieur Orgon continue.

Restez, Phénice, je vous cherchais, et j’ai un mot à vous dire. Ecoutez-moi toutes deux. Damis voulait épouser votre soeur ; c’était là notre arrangement. Nous sommes obligés de le changer ; le coeur de Lucile en dispose autrement : elle ne l’avoue pas, mais ce n’est que par pur complaisance pour moi, et j’ai quitté ce projet-là.

LUCILE.

Mais, mon père, vous dirais-je que j’aime Damis ? Cela ne siérait pas ; c’est un langage qu’une fille bien née ne saurait tenir, quand elle en aurait envie.

Monsieur ORGON.

Encore ! Et si je vous disais que c’est de Lisette elle-même que je sais qu’il ne vous plaît pas, ma fille ? À quoi bon s’en défendre ? Je vous dispense de ces considérations-là pour moi ; et pour trancher net, vous ne l’épouserez point : vos dégoûts pour lui n’ont été que trop marqués, et je le destine à votre soeur à qui son coeur se donne, et qui ne lui refuse pas le sien, quoiqu’elle aille de son côté me dire le contraire à cause de vous.

PHÉNICE.

Moi, l’épouser, mon père !

Monsieur ORGON.

Nous y voilà ; je savais votre réponse avant que vous me la fissiez ; je vous connais toutes deux : l’une, de peur de me fâcher, épouserait ce qu’elle n’aime pas ; l’autre, par retenue pour sa soeur, refuserait d’épouser ce qu’elle aime. Vous voyez bien que je suis au fait, et que je sais vous interpréter ; d’ailleurs, je suis bien instruit, et je ne me trompe pas.

LUCILE, à part, à Phénice.

Parlez donc, vous voilà comme une statue.

PHÉNICE.

En vérité, je ne saurais penser que ceci soit sérieux.

LUCILE.

Prenez garde à ce que vous ferez, mon père ; vous vous méprenez sur ma soeur, et je lui vois presque la larme à l’oeil.

Monsieur ORGON.

Si elles ne sont pas folles, c’est moi qui ai perdu l’esprit : adieu, je vais informer Monsieur Ergaste du nouveau mariage que je médite, son amitié ne m’en dédira pas. Pour vous, mes enfants, plaignez-vous ; c’est moi qui ai tort : en effet, j’abuse du pouvoir que j’ai sur vous ; plaignez-vous, je vous le conseille, et cela soulage ; mais je ne veux pas vous entendre, vous m’attendririez trop : allez, sortez sans me répondre, et laissez-moi parler à Monsieur Ergaste, qui arrive.

LUCILE? en partant.

J’étouffe.

SCÈNE III. Monsieur Ergaste, Monsieur Orgon, Frontin. §

Monsieur ERGASTE.

Vous voyez un homme consterné ; mon cher ami, je ne vois nulle apparence au mariage en question, à moins que de violenter des coeurs qui ne semblent pas faits l’un pour l’autre : je ne saurais cependant pardonner à mon fils d’avoir cédé si vite à l’indifférence de Lucile ; j’ai même été jusqu’à le soupçonner d’aimer ailleurs, et voici son valet à qui j’en parlais ; mais, soit que je me trompe, ou que ce coquin n’en veuille rien dire, tout ce qu’il me répond, c’est que mon fils ne plaît pas à Lucile, et j’en suis au désespoir.

FRONTIN, derrière.

Messieurs, un coquin n’est pas agréable à voir ; voulez-vous que je me retire ?

Monsieur ERGASTE.

Attends.

Monsieur ORGON.

Ne vous fâchez pas, Monsieur Ergaste ; il y a remède à tout, et nous n’y perdrons rien, si vous voulez.

Monsieur ERGASTE.

Parlez, mon cher ami ; j’applaudis d’avance à vos intentions.

Monsieur ORGON.

Nous avons une ressource.

Monsieur ERGASTE.

Je n’osais la proposer : mais effectivement j’en vois une, avec tout le monde.

Monsieur ORGON.

Il n’y a qu’à changer d’objet ; substituons la cadette à l’aînée, nous ne trouverons point d’obstacle : c’est un expédient que l’amour nous indique.

Monsieur ERGASTE.

Entre vous et moi, mon fils a paru tout d’un coup pencher de ce côté-là.

Monsieur ORGON.

À vous parler confidemment, ma cadette ne hait pas son penchant.

Monsieur ERGASTE.

Il n’y a personne qui n’ait remarqué ce que nous disons là ; c’est un coup de sympathie visible.

Monsieur ORGON.

Ma foi, rendons-nous-y, marions-les ensemble.

Monsieur ERGASTE.

Vous y consentez ? Le ciel en soit loué ! Voilà ce qu’on appelle une véritable union de coeurs, un vrai mariage d’inclination, et jamais on n’en devrait faire d’autres. Vous me charmez ; est-ce une chose conclue ?

Monsieur ORGON.

Assurément ; je viens d’en avertir ma fille.

Monsieur ERGASTE.

Je vous rends grâce ; souffrez à présent que je dise un mot à ce valet, et je vous rejoins sur-le-champ.

Monsieur ORGON.

Je vous attends ; faites.

SCÈNE IV. Monsieur Ergaste, Frontin. §

Monsieur ERGASTE.

Approche.

FRONTIN.

Me voilà, Monsieur.

Monsieur ERGASTE.

Écoute, et retiens bien la commission que je te donne.

FRONTIN.

Je n’ai pas beaucoup de mémoire, mais avec du zèle on s’en passe.

Monsieur ERGASTE.

Tu diras à mon fils que ce n’est plus à Lucile à qui on le destine, et qu’on lui accorde aujourd’hui ce qu’il aime.

FRONTIN.

Et s’il me demande ce que c’est qu’il aime, que lui dirai-je ?

Monsieur ERGASTE.

Va, va, il saura bien que c’est de Phénice dont on parle.

FRONTIN, en s’en allant.

Je n’y manquerai pas, Monsieur.

Monsieur ERGASTE.

Où vas-tu ?

FRONTIN.

Faire ma commission.

Monsieur ERGASTE.

Tu es bien pressé, ce n’est pas là tout.

FRONTIN.

Allons, Monsieur, tant qu’il vous plaira ; ne m’épargnez point.

Monsieur ERGASTE.

Dis-lui qu’il remercie Monsieur Orgon de la bonté qu’il a de n’être pas fâché dans cette occasion-ci ; car si Damis n’épouse pas Lucile, je gagerais bien que c’est à lui à qui il faut s’en prendre : dis-lui que je lui pardonne, en faveur de ce nouveau mariage, le chagrin qu’il a risqué de me donner ; mais que s’il me trompait encore, si après les empressements qu’il a marqués pour Phénice il hésitait à l’épouser, s’il faisait encore cette injure à Monsieur Orgon, je ne veux le voir de ma vie, et que je le déshérite ; je ne lui parlerai pas même que je ne sois content de lui.

FRONTIN, riant.

Eh ! Eh ! Eh !... Je remarque que ce n’est qu’en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter ; vous en êtes effrayé vous-même ; la tendresse paternelle est admirable !

Monsieur ERGASTE.

Faquin, on a bien affaire de tes réflexions ! Obéis ; le reste me regarde.

SCÈNE V. Frontin, Lisette. §

LISETTE.

Je te cherchais, Frontin, et j’attendais que Monsieur Ergaste t’eût quitté pour te parler, et savoir ce qu’il te disait : il semble que les affaires vont mal ; ma maîtresse ne me voit pas de bon oeil ; sais-tu de quoi il s’agit ?... Réponds donc !

FRONTIN.

La peur d’être déshérité me coupe la parole.

LISETTE.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

FRONTIN.

D’être déshérité, te dis-je, ou d’épouser Phénice.

LISETTE.

Comment donc, d’épouser Phénice ! Ah ! Frontin, où en sommes-nous ? Voilà donc pourquoi Lucile m’a si bien reçue tout à l’heure : elle a su que j’ai dit à son père qu’elle n’aimait point Damis, que Damis se déclarait pour sa soeur ; on veut à présent qu’il l’épouse ; je n’ai point prévu ce coup-là, et je me compte disgraciée ; j’ai vu Lucile trop inquiète : apparemment que ton maître ne lui est point indifférent ; et je perds tout, si elle me congédie.

FRONTIN.

Je ne vois donc de tous côtés pour nous que des diètes.

LISETTE.

Voilà ce que c’est que de n’avoir pas laissé aller les choses : je crois que nos gens s’aimeraient sans nous. Maudite soit l’ambition de gouverner chacun notre ménage !

FRONTIN.

Ah ! Mon enfant, tu as beau dire, tous les gouvernements sont lucratifs ; et le célibat où nous les tenions n’était pas mal imaginé ; le pis que j’y trouve, c’est que je t’aime et que tu n’en es pas quitte à meilleur marché que moi.

LISETTE.

Eh ! Que n’as-tu eu l’esprit de m’aimer tout d’un coup ? J’aurais fait changer d’avis à Lucile.

FRONTIN.

Voilà notre tort ; c’est de n’avoir pas prévu l’infaillible effet de nos mérites. Mais, m’amie, notre mal est-il sans remède ? Je soupçonne, comme toi, que nos gens ne se haïssent point dans le fond, et il n’y aurait qu’à les en faire convenir pour nous tirer d’affaire : tâchons de leur rendre ce service-là.

LISETTE.

Nous avons bien aigri les choses. N’importe, voici ton maître ; changeons adroitement de batterie, et tâchons de le gagner.

SCÈNE VI. Frontin, Lisette, Damis. §

DAMIS.

Ah ! Te voilà, Frontin ? Bonjour, Lisette. De quoi mon père t’a-t-il chargé pour moi, Frontin ? Il vient de m’avertir, sans vouloir l’expliquer, que tu avais quelque chose à me dire de sa part.

FRONTIN.

Oui, Monsieur, il s’agit de deux ou trois petits articles que je disais à Lisette, et qui ne sont pas fort curieux.

DAMIS.

Dis-les sans les compter.

FRONTIN.

Vous m’excuserez, le calcul arrange. Le premier, c’est qu’il ne veut plus entendre parler de vous.

DAMIS.

Qui ? Mon père ?

FRONTIN.

Lui-même. Mais ce n’est pas là l’essentiel ; le second, c’est qu’il vous déshérite.

DAMIS.

Moi ! Ce que tu me dis là n’est pas concevable.

FRONTIN.

Il ne m’a pas chargé de vous le faire concevoir. Enfin le troisième, c’est que les deux premiers seront nuls si vous épousez Phénice.

DAMIS.

Quoi ! L’on veut m’obliger...

FRONTIN.

Prenez garde, Monsieur ; ne confondons point, parlons exactement. Ma commission ne porte point qu’on vous oblige ; on n’attaque point votre liberté, voyez-vous ; vous êtes le maître d’opter entre Phénice ou votre ruine, et l’on s’en rapporte à votre choix.

LISETTE.

La jolie grâce ! C’est que, sur le penchant qu’on vous croit pour elle, on ne veut pas que vous balanciez à l’épouser, après le refus que vous avez paru faire de sa soeur.

FRONTIN.

Mais cette soeur, nous ne la refusons point, dans le fond : n’est-il pas vrai, Monsieur ?

DAMIS.

Passe encore, s’il était question d’elle.

LISETTE.

Eh ! Monsieur, que n’avez-vous parlé ? Pourquoi ne m’avoir pas confié vos sentiments ?

DAMIS.

Mais, mes sentiments, quand ils seraient tels que vous les croyez, ne savez-vous pas bien les siens, Lisette ?

LISETTE.

Ne vous y trompez pas ; depuis vos conventions, je ne la vois plus que triste et rêveuse.

FRONTIN.

Je l’ai rencontrée ce matin qui étouffait un soupir en s’essuyant les yeux.

LISETTE.

Elle qui aimait sa soeur, et qui était toujours avec elle, je la vois aujourd’hui la fuir et se détourner pour l’éviter. Qu’est-ce que cela signifie ?

FRONTIN.

Et moi, quand je la salue, elle a toujours envie de me le rendre. D’où vient cela, sinon de l’honneur que j’ai d’être à vous ?

LISETTE.

Tu n’as peut-être pas tant de tort. Au moins, Monsieur, je vous demande le secret ; profitez-en, voilà tout.

DAMIS.

Je vous l’avoue, Lisette, tout ce que vous me dites là, si vous êtes sincère, pourrait m’être d’un bon augure ; et si j’osais soupçonner la moindre des dispositions dans son coeur...

FRONTIN.

Iriez-vous lui donner le vôtre ? Ah ! Monsieur, le beau présent que vous lui feriez là !

DAMIS.

Écoutez : c’est pourtant cette même personne qui, au premier instant qu’elle m’a vu, a marqué assez nettement de l’aversion pour moi, qui m’a fait soupçonner qu’elle aimait ailleurs !

LISETTE.

Purs discours de mauvaise humeur qu’elle a tenu là, je vous assure.

DAMIS.

Soit : mais souvenez-vous qu’elle a exigé que je ne l’épousasse point ; qu’elle me l’a demandé par tout l’honneur dont je suis capable ; que c’est elle, peut-être, qui, pour se débarrasser tout à fait de moi, contribue aujourd’hui au nouveau mariage qu’on veut que je fasse ; en un mot, je ne sais qu’en penser moi-même. Je puis me tromper, peut-être vous trompez-vous aussi ; et sans quelques preuves un peu moins équivoques de ses sentiments, je ne saurais me déterminer à violer les paroles que je lui ai données ; non pas que je les estime plus qu’elles valent ; elles ne seraient rien pour un homme qui plairait : mais elles doivent lier tout homme qu’on hait, et dont on les a exigées comme une sûreté contre lui. Quoi qu’il en soit, voici Lucile qui vient ; je n’attends d’elle que le moindre petit accueil pour me déclarer, et son seul abord va décider de tout.

SCÈNE VII. Lucile, Lisette, Damis, Frontin. §

LUCILE.

J’ai à vous parler pour un moment, Damis ; notre entretien sera court ; je n’ai qu’une question à vous faire ; vous, qu’un mot à me répondre ; et puis je vous fuis, je vous laisse.

DAMIS.

Vous n’y serez point obligée, Madame, et j’aurai soin de me retirer le premier.

À part.

Eh bien, Lisette ?

LUCILE.

Le premier ou le dernier ; je vous donne la préférence : Etes-vous si pressé ? Retirez-vous tout à l’heure : Lisette vous rendra ce que j’ai à vous dire.

DAMIS, se retirant..

Je prends donc ce parti comme celui qui vous convient le mieux, Madame.

Il feint de s’en aller.

LUCILE.

Qu’il s’en aille ; l’arrêtera qui voudra.

LISETTE.

Eh ! Mais vous n’y pensez pas ; revenez donc, Monsieur ; est-ce que la guerre est déclarée entre vous deux ?

DAMIS.

Madame débute par m’annoncer qu’elle n’a qu’un mot à me dire, et puis qu’elle me fuit ; n’est-ce pas m’insinuer qu’elle a de la peine à me voir ?

LUCILE.

Si vous saviez l’envie que j’ai de vous laisser là !

DAMIS.

Je n’en doute pas, Madame ; mais ce n’est pas à présent qu’il faut me fuir ; c’était dès le premier instant que vous m’avez vu, et que je vous déplaisais, qu’il fallait le faire.

LUCILE.

Vous fuir dès le premier instant ! Pourquoi donc, Monsieur ? Cela serait bien sauvage ; on ne fuit point ici à la vue d’un homme.

LISETTE.

Mais quel est le travers qui vous prend à tous deux ? Faut-il que des personnes qui se veulent du bien se parlent comme si elles ne pouvaient se souffrir ? Et vous, Monsieur, qui aimez ma maîtresse ; car vous l’aimez, je gage.

Ces mots-là se disent en faisant signe à Damis.

LUCILE.

Que vous êtes sotte ! Allez, visionnaire, allez perdre vos gageures ailleurs. À qui en veut-elle ?

LISETTE.

Oui, Madame, je sors ; mais avant que de partir, il faut que je parle. Vous me demandez à qui j’en veux. À vous deux, Madame, à vous deux. Oui, je voudrais de tout mon coeur ôter à Monsieur qui se tait, et dont le silence m’agite le sang, je voudrais lui ôter le scrupule du ridicule engagement qu’il a pris avec vous, que je me repens de vous avoir laissé prendre, et dont vous souffrez autant l’un que l’autre. Pour vous, Madame, je ne sais pas comment vous l’entendez ; mais si jamais un homme avait fait serment de ne me pas dire : Je vous aime, oh ! je ferais serment qu’il en aurait le démenti ; il saurait le respect qui me serait dû, je n’y épargnerais rien de tout ce qu’il y a de plus dangereux, de plus fripon, de plus assassin dans l’honnête coquetterie des mines, du langage et du coup d’oeil. Voilà à quoi je mettrais ma gloire, et non pas à me tenir douloureusement sur mon quant-à-moi, comme vous faites, et à me dire : Voyons ce qu’il dit, voyons ce qu’il ne dit pas ; qu’il parle, qu’il commence ; c’est à lui, ce n’est pas à moi ; mon sexe, ma fierté, les bienséances, et mille autres façons inutiles avec Monsieur qui tremble, et qui a la bonté d’avoir peur que son amour ne vous alarme et ne vous fâche. De l’amour nous fâcher ! De quel pays venez-vous donc ? Eh ! Mort de ma vie, Monsieur, fâchez hardiment ; faites-nous cet honneur-là ; courage, attaquez-nous ; cette cérémonie-là fera votre fortune, et vous vous entendrez : car jusqu’ici on ne voit goutte à vos discours à tous deux ; il y a du oui, du non, du pour, du contre ; on fuit, on revient, on se rappelle, on n’y comprend rien. Adieu, j’ai tout dit ; vous voilà débrouillés, profitez-en. Allons, Frontin.

SCÈNE VIII. Damis, Lucile. §

LUCILE.

Juste ciel ! Quelle impertinente ! Où a-t-elle pris tout ce qu’elle nous dit là ? D’où lui viennent surtout de pareilles idées sur votre compte ? Au reste, elle ne me ménage pas plus que vous.

DAMIS.

Je ne m’en plains point, Madame.

LUCILE.

Vous m’excuserez, je me mets à votre place ; il n’est point agréable de s’entendre dire de certaines choses en face.

DAMIS.

Quoi, Madame ! Est-ce l’idée qu’elle a que je vous aime, que vous trouvez si désagréable pour moi ?

LUCILE.

Mais désagréable ; je ne dis pas que son erreur vous fasse injure ; mon humilité ne va pas jusque-là. Mais à propos de quoi cette folle-là vient-elle vous pousser là-dessus ?

DAMIS.

A propos de la difficulté qu’elle s’imagine qu’il y a à ne vous pas aimer, cela est tout simple ; et si j’en voulais à tous ceux qui me soupçonneraient d’amour pour vous, j’aurais querelle avec tout le monde.

LUCILE.

Vous n’en auriez pas avec moi.

DAMIS.

Oh ! vraiment, je le sais bien. Si vous me soupçonniez, vous ne seriez pas là ; vous fuiriez, vous déserteriez.

LUCILE.

Qu’est-ce que c’est que déserter, Monsieur ? Vous avez là des expressions bien gracieuses, et qui font un joli portrait de mon caractère ; j’aime assez l’esprit hétéroclite que cela me donne. Non, Monsieur, je ne déserterais point ; je ne croirais pas tout perdu ; j’aurais assez de tête pour soutenir cet accident-là, ce me semble, alors comme alors, on prend son parti, Monsieur, on prend son parti.

DAMIS.

Il est vrai qu’on peut ou haïr ou mépriser les gens de près comme de loin.

LUCILE.

Il n’est pas question de ce qu’on peut. J’ignore ce qu’on fait dans une situation où je ne suis pas ; et je crois que vous ne me donnerez jamais la peine de vous haïr.

DAMIS.

J’aurai pourtant un plaisir ; c’est que vous ne saurez point si je suis digne de haine à cet égard-là ; je dirai toujours : peut-être.

LUCILE.

Ce mot-là me déplaît, Monsieur, je vous l’ai déjà dit.

DAMIS.

Je ne m’en servirai plus, Madame, et si j’avais la liste des mots qui vous choquent, j’aurais grand soin de les éviter.

LUCILE.

La liste est encore amusante. Eh bien ! Je vais vous dire où elle est, moi ; vous la trouverez dans la règle des égards qu’on doit aux dames ; vous y verrez qu’il n’est pas bien de vous divertir avec un peut-être, qui ne fera pas fortune chez moi, qui ne m’intriguera pas ; car je sais à quoi m’en tenir : c’est en badinant que vous le dites ; mais c’est un badinage qui ne vous sied pas ; ce n’est pas là le langage des hommes ; on n’a pas mis leur modestie sur ce pied-là. Parlons d’autre chose ; je ne suis pas venue ici sans motif ; écoutez-moi : vous savez, sans doute, qu’on veut vous donner ma soeur ?

DAMIS.

On me l’a dit, Madame.

LUCILE.

On croit que vous l’aimez ; mais moi, qui ai réfléchi sur l’origine des empressements que vous avez marqués pour elle, je crains qu’on ne s’abuse, et je viens vous demander ce qui en est.

DAMIS.

Eh que vous importe, Madame !

LUCILE.

Ce qu’il m’importe ? Voilà bien la question d’un homme qui n’a ni frère ni soeur, et qui ne sait pas combien ils sont chers ! C’est que je m’intéresse à elle, Monsieur ; c’est que, si vous ne l’aimez pas, ce serait manquer de caractère, ce me semble, ce serait même blesser les lois de cette probité à qui vous tenez tant, que de l’épouser avec un coeur qui s’éloignerait d’elle.

DAMIS.

Pourquoi donc, Madame, avez-vous inspiré qu’on me la donne ? Car j’ai tout lieu de soupçonner que vous en êtes cause, puisque c’est vous qui m’avez d’abord proposé de l’aimer ; au reste, Madame, ne vous inquiétez point d’elle, j’aurai soin de son sort plus sincèrement que vous ; elle le mérite bien.

LUCILE.

Qu’elle le mérite ou non, ce n’est pas son éloge que je vous demande, ni à vos imaginations que je viens répondre ; parlez, Damis, l’aimez-vous ? Car s’il n’en est rien, ou ne l’épousez pas, ou trouvez bon que j’avertisse mon père qui s’y trompe, et qui serait au désespoir de s’y être trompé.

DAMIS.

Et moi, Madame, si vous lui dites que je ne l’aime point ; si vous exécutez un dessein qui ne tend qu’à me faire sortir d’ici avec la haine et le courroux de tout le monde ; si vous l’exécutez, trouvez bon qu’en revanche je retire toutes mes paroles avec vous, et que je dise à Monsieur Orgon que je suis prêt de vous épouser quand on le voudra, dès aujourd’hui, s’il le faut.

LUCILE.

Oui-da, Monsieur, le prenez-vous sur ce ton menaçant ? Oh ! Je sais le moyen de vous en faire prendre un autre. Allez votre chemin, Monsieur ; poursuivez ; je ne vous retiens pas. Allez pour vous venger, violer des promesses dont l’oubli ne serait tout au plus pardonnable qu’à quiconque aurait de l’amour. Courez vous punir vous-même, vous ne manquerez pas votre coup ; car je vous déclare que je vous y aiderai, moi. Ah ! vous m’épouserez, dites-vous, vous m’épouserez ! Et moi aussi, Monsieur, et moi aussi. Je serai bien aussi vindicative que vous, et nous verrons qui se dédira de nous deux ; assurément le compliment est admirable ! C’est une jolie petite partie à proposer.

DAMIS.

Eh bien ! Cessez donc de me persécuter, Madame. J’ai le coeur incapable de vous nuire ; mais laissez-moi me tirer de l’état où je suis ; contentez-vous de m’avoir déjà procuré ce qui m’arrive ; on ne m’offrirait pas aujourd’hui votre soeur, si, pour vous obliger, je n’avais pas paru m’attacher à elle, ou si vous n’aviez pas dit que je l’aimais. Souvenez-vous que j’ai servi vos dégoûts pour moi avec un honneur, une fidélité surprenante, avec une fidélité que je ne vous devais point, que tout autre, à ma place, n’aurait jamais eu, et ce procédé si louable, si généreux, mérite bien que vous laissiez en repos un homme qui peut avoir porté la vertu jusqu’à se sacrifier pour vous ; je ne veux pas dire que je vous aime ; non, Lucile, rassurez-vous ; mais enfin vous ne savez pas ce qui en est, vous en pourriez douter ; vous êtes assez aimable pour cela, soit dit sans vous louer ; je puis vous épouser, vous ne le voulez pas, et je vous quitte. En vérité, Madame, tant d’ardeur à me faire du mal récompense mal un service que tout le monde, hors vous, aurait soupçonné d’être difficile à rendre. Adieu, Madame.

Il s’en va.

LUCILE.

Mais attendez donc, attendez, donnez-moi le temps de me justifier ; ne tient-il qu’à s’en aller, quand on a chargé les gens de noirceurs pareilles ?

DAMIS.

J’en dirais trop si je restais.

LUCILE.

Oh ! vous ferez comme vous pourrez ; mais il faut m’entendre.

DAMIS.

Après ce que vous m’avez dit, je n’ai plus rien à savoir qui m’intéresse.

LUCILE.

Ni moi plus rien à vous répondre ; il n’y a qu’une chose qui m’étonne, et dont je ne devine pas la raison, c’est que vous osiez vous en prendre à moi d’un mariage que je vois qui vous plaît. Le motif de cette hypocrisie-là me paraît aussi ridicule qu’inconcevable. A moins que ce ne soit ma soeur qui vous y engage, pour me cacher l’accord de vos coeurs et la part qu’elle a à un engagement que j’ai refusé, dont je ne voudrais jamais, et que je la trouve bien à plaindre de ne pas refuser elle-même.

Elle sort.

SCÈNE IX. Frontin, Damis, consterné. §

FRONTIN.

Eh bien ! Monsieur, à quoi en êtes-vous ?

DAMIS.

Au plus malheureux jour de ma vie, laisse-moi.

Il sort.

SCÈNE X. §

FRONTIN, seul.

Voilà une aventure qui a tout l’air de nous souffler notre patrimoine.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Damis, Frontin. §

DAMIS.

Non, Frontin, il n’y a plus rien à tenter là-dessus ; Lisette a beau dire, on ne saurait s’expliquer plus nettement que l’a fait Lucile, et voilà qui est fini, il ne s’agit plus que d’éviter l’embarras où je suis du côté de Phénice. Va-t-elle bientôt venir ! Te l’a-t-elle bien assuré ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur, je lui ai dit que vous l’attendiez ici, et vous allez la voir arriver dans un instant.

DAMIS.

Quelle bizarre situation que la mienne !

FRONTIN.

Ma foi, j’ai bien peur que Phénice n’en profite.

DAMIS.

Serait-il possible qu’elle voulût épouser un homme qu’elle n’aime point ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, une fille qui se marie n’y regarde pas de si près ; elle est trop curieuse pour être délicate. Le mariage rend tous les hommes si graciables ! Et d’ailleurs il est si aisé de s’accommoder de votre figure...

DAMIS.

Ah ! Quel contretemps ! Je crois que voici mon père ; je me sauve ; il ne te parlera peut-être pas ; en tout cas reviens me chercher ici près.

SCÈNE II. Frontin, Monsieur Ergaste. §

Monsieur ERGASTE.

Mon fils n’était-il pas avec toi tout à l’heure ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur, il me quitte.

Monsieur ERGASTE.

Il me semble qu’il m’a évité.

FRONTIN.

Lui, Monsieur ! je crois qu’il vous cherche.

Monsieur ERGASTE.

Tu me trompes.

FRONTIN.

Moi, Monsieur ! J’ai le caractère aussi vrai que la physionomie.

Monsieur ERGASTE.

Tu ne fais pas leur éloge ; mais passons. Je sais que tu ne manques pas d’esprit, et que mon fils te dit assez volontiers ce qu’il pense.

FRONTIN.

Il pense donc bien peu de chose, car il ne me dit presque rien.

Monsieur ERGASTE.

Il aime Phénice qu’il va épouser ; je remarque cependant qu’il est triste et rêveur.

FRONTIN.

Effectivement, et j’avais envie de lui en dire un mot.

Monsieur ERGASTE.

Est-ce qu’il n’est pas content ?

FRONTIN.

Bon ! Monsieur, qui est-ce qui peut l’être dans la vie ?

Monsieur ERGASTE.

Maraud !

FRONTIN.

Je ne le suis pas de l’épithète, par exemple.

Monsieur ERGASTE, à part les premiers mots.

Je vois bien que je n’apprendrai rien. Mais dis-moi, lui as-tu rapporté ce que je t’avais chargé de lui dire ?

FRONTIN.

Mot à mot.

Monsieur ERGASTE.

Que t’a-t-il répondu ?

FRONTIN.

Attendez ; je crois que vous ne m’avez pas dit de retenir sa réponse.

Monsieur ERGASTE.

J’ai résolu de le laisser faire ; mais tu peux l’avertir que je lui tiendrai parole, s’il ne se conduit pas comme il le doit. Pour toi, sois sûr que je n’oublierai pas tes impertinences.

FRONTIN.

Oh ! Monsieur, vous avez trop de bonté pour avoir tant de mémoire.

SCÈNE III. Frontin, Phénice arrive. §

FRONTIN, à part.

Il est, parbleu ! Fâché ; mais il était temps qu’il partît ; voilà Phénice qui arrive.

PHÉNICE.

Eh bien ! Tu m’as dit que ton maître m’attendait ici, et je ne le vois pas.

FRONTIN.

C’est qu’il s’est retiré à cause de Monsieur Ergaste ; mais il se promène ici près, où j’ai ordre de l’aller prendre.

PHÉNICE.

Va donc.

FRONTIN.

Madame, oserais-je auparavant me flatter d’un petit moment d’audience ?

PHÉNICE.

Parle.

FRONTIN.

Dans mon petit état de subalterne, je regarde, j’examine, et, chemin faisant, je vois par-ci, par-là, des gens que je n’aime point, d’autres qui me reviennent et à qui je me donnerais pour rien : ce ne laisserait pas que d’être un présent.

PHÉNICE.

Sans doute ; mais à quoi peut aboutir ce préambule ?

FRONTIN.

À vous préparer à la liberté que je vais prendre, Madame, en vous disant que vous êtes une de ces personnes privilégiées pour qui ce mouvement sympathique m’est venu.

PHÉNICE.

Je t’en suis obligée, mais achève.

FRONTIN.

Si vous saviez combien je m’intéresse à votre sort, à qui je vois prendre un si mauvais train...

PHÉNICE.

Explique-toi mieux.

FRONTIN.

Vous allez épouser Damis ?

PHÉNICE.

On le dit.

FRONTIN.

Motus ! Je vous avertis que vous ne pouvez en épouser que la moitié.

PHÉNICE.

La moitié de Damis ! Que veux-tu dire ?

FRONTIN.

Son coeur ne se marie pas, Madame, il reste garçon.

PHÉNICE.

Tu crois donc qu’il ne m’aime pas ?

FRONTIN.

Oh ! Oh ! Vous n’en êtes pas quitte à si bon marché.

PHÉNICE.

C’est-à-dire qu’il me hait ?

FRONTIN.

Ne sera-t-il pas trop malhonnête de vous l’avouer ?

PHÉNICE.

Eh ! Dis-moi, n’aimerait-il pas ma soeur ?

FRONTIN.

À la fureur.

PHÉNICE.

Eh ! Que ne l’épouse-t-il ?

FRONTIN.

C’est encore une autre histoire que cette affaire-là.

PHÉNICE.

Parle donc !

FRONTIN.

C’est qu’ils ont d’abord débuté ensemble par un vertigo ; ils se sont liés mal à propos par je ne sais quelle convention de ne s’aimer ni de s’épouser, et ont délibéré que, pour faire changer de dessein aux pères, qu’on ferait semblant de vous trouver de son goût ; rien que semblant, vous entendez bien ?

PHÉNICE.

À merveille.

FRONTIN.

Et comme le coeur de l’homme est variable, il se trouve aujourd’hui que leur coeur et leur convention ne riment pas ensemble, et qu’on est fort embarrassé de savoir ce qu’on fera de vous : vous entendez bien ? Car la discrétion ne veut pas que j’en dise davantage.

PHÉNICE.

En voilà bien assez : je suis au fait, et de peur d’être ingrate, je te confie à mon tour que ta discrétion mériterait le châtiment du bâton.

FRONTIN.

Sur ce pied-là, gardez-moi le secret ; je vois mon maître, et je vais lui dire d’approcher.

SCÈNE IV. Phénice, Damis. §

PHÉNICE, un moment seule.

Je leur servais donc de prétexte ! Oh ! Je prétends m’en venger, ils le méritent bien ; mais puisqu’ils s’aiment, je veux que ma conduite, en les inquiétant, les force de s’accorder. Eh bien ! Monsieur, que me voulez-vous ?

DAMIS.

Je crois que vous le savez, Madame.

PHÉNICE.

Moi ! Non, je n’en sais rien.

DAMIS.

Ignorez-vous que notre mariage est conclu ?

PHÉNICE.

N’est-ce que cela ? Je vous l’avais prédit ; cela ne pouvait pas manquer d’arriver.

DAMIS.

Je ne croyais pas que les choses dussent aller si loi, et je vous demande pardon d’en être cause.

PHÉNICE.

Vous vous moquez, je n’ai point de rancune à garder contre un homme qui va devenir mon époux.

DAMIS.

Ne me raillez point, Madame, je sais bien que ce n’est pas à moi à qui vous destinez cet honneur-là, dont je me tiendrais fort heureux.

PHÉNICE.

Si vous dites vrai, votre bonheur est sûr ; je vous promets que je n’y mettrai point d’obstacle.

DAMIS.

Ma foi, il ne me siérait pas d’y en mettre non plus, et je ne serais pas excusable, surtout après les empressements que j’ai marqués pour vous, Madame.

PHÉNICE.

Notre mariage ira donc tout de suite ?

DAMIS.

Oh ! Morbleu, je vous le garantis fait, s’il n’y a que moi qui l’empêche.

PHÉNICE.

Je vous crois.

DAMIS, à part les premiers mots.

Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? Faisons-lui peur. Écoutez, Madame, toute plaisanterie cessante, ne vous y fiez pas ; on a toujours du penchant de reste pour les personnes qui vous ressemblent, et je vous assure que je ne suis point embarrassé d’en avoir pour vous.

PHÉNICE.

Je vous avoue que je m’en flatte.

DAMIS.

Tenez, ne badinons point ; car je vous aimerai, je vous en avertis.

PHÉNICE.

Il le faut bien, Monsieur.

DAMIS.

Mais vous, Madame, il faudra que vous m’aimiez aussi, et vous m’aviez tantôt fait comprendre que vous aimiez ailleurs.

PHÉNICE.

Dans ce temps-là, vous épousiez ma soeur ; il ne m’était pas permis de vous voir, et je dissimulais.

DAMIS, à part le premier mot.

Voyons donc où cela ira. Encore une fois, faites-y vos réflexions ; vous comptez peut-être que je vous tirerai d’affaire, et vous vous trompez : n’attendez rien de mon coeur, il vous prendra au mot, je ne suis que trop disposé à vous le donner.

PHÉNICE.

N’hésitez point, Monsieur, donnez.

DAMIS.

Je vous aimerai, vous dis-je.

PHÉNICE.

Aimez.

DAMIS.

Vous le voulez ? Ma foi, Madame, puisqu’il faut l’avouer, je vous aime.

PHÉNICE, à part.

Il me trompe.

DAMIS.

Vous rougissez, Madame.

PHÉNICE.

Il est vrai que je suis émue d’un aveu si subit.

DAMIS, à part le premier mot.

Continuons. Oui, Madame, mon coeur est à vous, et je n’ai souhaité de vous voir que pour vous éprouver là-dessus.

Monsieur Ergaste et Monsieur Orgon entrent dans le moment, et s’arrêtent en voyant Damis et Phénice.

SCÈNE V. Monsieur Orgon, Monsieur Ergaste, Phénice, Damis. §

DAMIS.

continue.

Les circonstances où je me trouvais ont d’abord retenu mes sentiments, je n’osais vous en parler ; mais puisque ma situation est changée, qu’il ne s’agit plus de se contraindre, et que vous approuvez mon amour.

Il se met à genoux.

Laissez-moi vous exprimer ma joie, et me dédommager par l’aveu le plus tendre...

Monsieur ORGON.

Monsieur Ergaste ; voilà des amants qu’il ne faudra pas prier de signer leur contrat de mariage.

DAMIS, se relève vite.

Ah ! Je suis perdu !

PHÉNICE, honteuse.

Que vois-je ?

Monsieur ORGON.

Ne rougissez point, ma fille ; vos sentiments sont avoués de votre père, et vous pouvez souffrir à vos genoux un homme que vous allez épouser.

Monsieur ERGASTE.

Mon fils, je n’avais résolu de vous parler qu’à l’instant de votre mariage avec Madame ; vos procédés m’avaient déplu ; mais je vous pardonne, et je suis content ; les sentiments où je vous vois me réconcilient avec vous.

Monsieur ORGON.

Cette jeunesse et sa vivacité me réjouissent : je suis charmé de ce hasard-ci ; nous attendons tantôt le notaire, et nous allons au-devant de quelques amis qui nous viennent de Paris. Adieu ; puissiez-vous vous aimer toujours de même !

SCÈNE VI. Phénice, Damis. §

DAMIS, triste et à part.

Nous ne nous aimerons donc guère. Que je suis malheureux !

PHÉNICE, riant.

Damis, que dites-vous de cette aventure-ci ?

DAMIS.

Je dis, Madame... que je viens d’être surpris à vos genoux.

PHÉNICE.

Il me semble que vous en êtes devenu tout triste.

DAMIS.

Il me paraît que vous n’en êtes pas trop gaie.

PHÉNICE.

J’ai d’abord été étourdie, je vous l’avoue ; mais je me suis remise en vous voyant fâché : votre chagrin m’a rassurée contre la comédie que vous avez jouée tout à l’heure. Vous vous seriez bien passé de l’opinion que vous venez de donner de vos sentiments, n’est-il pas vrai ? Il n’y a en vérité rien de plus plaisant ; car après ce qu’on vient de voir, qui est-ce qui ne gagerait pas que vous m’aimez ?

DAMIS, d’un ton vif.

Eh bien ! Madame, on gagnerait la gageure ; je ne me dédirai pas, et ne me perdrai point d’honneur.

PHÉNICE, riant.

Quoi ! Votre amour tient bon ?

DAMIS.

Je me sacrifierais plutôt.

PHÉNICE.

Je vous trouve encore un peu l’air de victime.

DAMIS.

Tout comme il vous plaira, Madame.

PHÉNICE.

Tant mieux pour vous si vous m’aimez, au reste ; car mon parti est pris, et je ne vous refuserais pas, quand vous en aimeriez une autre, quand je ne vous aimerais pas moi-même.

DAMIS.

Et d’où pourrait vous venir cette étrange intrépidité-là ?

PHÉNICE.

C’est que si vous ne m’aimiez point, notre mariage ne se ferait point, parce que vous n’iriez point jusque-là ; c’est qu’en y consentant, moi, c’est une preuve d’obéissance que je donnerais à mon père à fort bon marché, et que par là je le gagnerais pour un mariage plus à mon gré, qui pourrait se présenter bientôt : vous voyez bien que j’aurais mon petit intérêt à vous laisser démêler cette intrigue ; ce qui vous serait aisé en retournant à ma soeur qui ne vous hait pas, et que je croyais que vous ne haïssiez pas non plus ; sans quoi, point de quartier.

DAMIS.

Ah ! Madame, où en suis-je donc ?

PHÉNICE.

Qu’avez-vous ? Ce que je vous dis là ne vous fait rien ; rappelez-vous donc que vous m’aimez.

DAMIS.

Vous ne m’aimez pas vous-même.

PHÉNICE.

Eh ! Qu’importe ? Ne vous embarrassez pas : j’ai de la vertu ; avec cela on a de l’amour quand il faut.

DAMIS, en lui prenant la main, qu’il baise.

Par tout ce que vous avez de plus cher, ne me laissez point dans l’état où je suis : je vous en conjure, ne vous y exposez pas vous-même.

PHÉNICE, riant.

Damis, il y a aujourd’hui une fatalité sur vos tendresses ; voilà ma soeur qui vous voit baiser ma main.

DAMIS, en se retirant ému.

Je sors ; adieu, Madame.

PHÉNICE.

Adieu donc, Damis, jusqu’au revoir.

SCÈNE VII. Lucile, Phénice. §

LUCILE, agitée.

Je venais vous parler, ma soeur.

PHÉNICE.

Et moi, j’allais vous trouver dans le même dessein.

LUCILE.

Avant tout, instruisez-moi d’une chose. Est-ce que cet homme-là vous dit qu’il vous aime ?

PHÉNICE.

De quel homme parlez-vous ?

LUCILE.

Hé de Damis ! Est-ce que vous en avez deux ? Je ne vous connais que celui-là : encore vaudrait-il mieux que vous ne l’eussiez point.

PHÉNICE.

Pourquoi donc ? J’allais pourtant vous apprendre que nous serons mariés ce soir.

LUCILE.

Et vous veniez exprès pour cela ! La nouvelle est fort touchante pour une soeur qui vous aime.

PHÉNICE.

En vérité, vous m’étonnez ; car je croyais que vous vous en réjouiriez avec moi, parce que je vous en débarrasse. Me voilà bien trompée !

LUCILE.

Oh ! Trompée au-delà de ce qu’on peut dire, assurément. Jamais sujet de réjouissance ne le fut moins pour moi, et vous ne savez ce que vous faites, sans compter qu’il ne sied pas tant à une fille de se réjouir de ce qu’elle se marie.

PHÉNICE.

Voulez-vous qu’on soit fâchée d’épouser ce que l’on aime ? Je vous parle franchement.

LUCILE.

C’est qu’il ne faut point aimer, Mademoiselle ; c’est que cela ne convient point non plus ; c’est qu’il y va de tout le repos de votre vie ; c’est que je vous persécuterai jusqu’à ce que vous ayez quitté cet amour-là ; c’est que je ne veux point que vous le gardiez, et vous ne le garderez point : c’est moi qui vous le dis, qui vous en empêcherai bien. Aimer Damis ? Épouser Damis ? Ah ! je suis votre soeur, et il n’en sera rien. Vous avez affaire à une amitié qui vous désolera plutôt que de vous laisser tomber dans ce malheur-là.

PHÉNICE.

Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

LUCILE.

Eh ! Qu’en sait-on ? Cet honnête homme ne vous aime pas, cependant il vous épouse. Est-ce là de l’honneur, à votre avis ? Peut-on traiter plus cavalièrement le mariage ?

PHÉNICE.

Quoi ! Damis qui se jette à mes genoux, que vous avez trouvé tout prêt à s’y jeter encore !...

LUCILE.

Voilà une petite narration de bon goût que vous me faites là ; je ne vous conseille pas de la faire à d’autres qu’à moi. Elle est encore plus l’histoire de vos faiblesses que de sa mauvaise foi, le fourbe qu’il est !

PHÉNICE.

Mais enfin, d’où savez-vous qu’il ne m’aime point ?

LUCILE.

Je vais vous dire d’où je le sais. Tenez, voilà Lisette qui passe ; elle est instruite, appelons-la.

Elle appelle.

Lisette, Lisette, venez ici.

SCÈNE VIII. Lisette, Lucile, Phénice. §

LISETTE.

De quoi s’agit-il, Madame ?

LUCILE.

Je ne l’ai point préparée, comme vous voyez. Ah ça ! Lisette, dites sans façon ce que vous pensez : nous parlons de Damis ; croyez-vous qu’il aime ma soeur ?

LISETTE.

Non, certes, je ne le crois pas ; car je sais le contraire, et vous aussi, Madame.

LUCILE, à Phénice.

Entendez-vous ?

LISETTE.

Il se désolait tantôt du mariage en question.

LUCILE.

Voilà qui est net.

LISETTE.

Et si j’avais quelque pouvoir ici, il n’épouserait point Madame.

LUCILE, à Phénice.

Eh bien ! Ai-je tort de trembler pour vous ?

LISETTE.

Pour dire la vérité, il n’aime ici que ma maîtresse.

PHÉNICE.

Qui ne l’aime pas, apparemment.

LISETTE.

C’est à elle à éclaircir ce point-là ; elle est bonne pour répondre.

PHÉNICE.

On dirait que Lisette vous épargne.

LISETTE.

Moi, Madame ?

LUCILE.

Qu’est-ce que cela signifie ? Ce discours-là est obscur ; on sait que j’ai refusé Damis.

PHÉNICE.

On peut le croire, mais on n’en est pas sûr ; quoi qu’il en soit, je n’ai pas peur qu’on me l’enlève. Adieu, ma soeur, je vous quitte ; je pense que nous n’avons plus rien à nous dire.

LUCILE.

Vous n’êtes pas mal fière, ma soeur. On est bien payée des inquiétudes qu’on a pour vous.

PHÉNICE, en s’en allant.

Je serais peut-être dupe si j’étais reconnaissante.

SCÈNE IX. Lisette, Lucile. §

LISETTE.

Elle ne craint point qu’on le lui enlève, dit-elle ; ma foi, Madame, je vous renonce si cela ne vous pique pas ; car enfin il est temps de convenir que Damis ne vous déplaît point, d’autant plus qu’il vous aime.

LUCILE.

Quand il vous plaira que je le haïsse, la recette est immanquable, vous n’avez qu’à me dire que je l’aime. Mais il ne s’agit pas de cela ; je veux avoir raison de l’impertinent orgueil de ma soeur ; et je le puis, s’il est vrai que Damis m’aime, comme vous m’en êtes garant. Le succès de la commission que je vais vous donner roule tout entier sur cette vérité-là que vous me garantissez.

LISETTE.

Voyons.

LUCILE.

Je vous charge donc d’aller trouver Damis comme de vous-même, entendez-vous ? Car ne n’est pas moi qui vous y envoie, c’est vous qui y allez.

LISETTE.

Que lui dirai-je ?

LUCILE.

Est-ce que vous ne le devinez-pas ? Apparemment que vous n’y allez pas pour lui dire que je le hais : mais vous avez plus de malice que d’ignorance.

LISETTE.

Je lui ferai donc entendre que vous l’aimez ?

LUCILE.

Oui, Mademoiselle, oui, que je l’aime, puisque vous me forcez à prononcer moi-même un mot qui m’est désagréable, et dont je ne me sers ici que par raison. Au reste, je ne vous indique rien de ce qui peut appuyer cette fausse confidence : vous êtes fille d’esprit, vous pénétrez les mouvements des autres ; vous lisez dans les coeurs ; l’art de les persuader ne vous manquera pas, et je vous prie de m’épargner une instruction plus ample. Il y a certaine tournure, certaine industrie que vous pouvez employer : vous aurez remarqué mes discours, vous m’aurez vue inquiète, j’aurai soupiré si vous voulez. Je ne vous prescris rien. Le peu que je vous en dis me révolte, et je gâterais tout si je m’en mêlais. Ménagez-moi le plus qu’il sera possible. Cependant persuadez Damis ; dites-lui qu’il vienne ; qu’il avoue hardiment qu’il m’aime ; que vous sentez que je le souhaite ; que les paroles qu’il m’a données ne sont rien : comme en effet ce ne sont que des bagatelles ; que je les traiterai de même ; et le reste. Allez, hâtez-vous ; il n’y a point de temps à perdre. Mais que vois-je ? Le voici qui vient. Oubliez tout ce que je vous ai dit.

SCÈNE X. Damis, Lucile, Lisette. §

DAMIS, à part les premiers mots.

Puisse le ciel favoriser ma feinte ! Éprouvons encore si son coeur ne me regretterait pas. Enfin, Madame, il n’est plus question de notre mariage ; vous voilà libre, et puisqu’il le faut, j’épouserai Phénice.

LISETTE, à part.

Que nous vient-il dire ?

DAMIS.

Quoique le bonheur de vous plaire ne m’ait pas été réservé, puis-je du moins, Madame, au défaut des sentiments dont je n’étais pas digne, me flatter d’obtenir ceux de l’amitié que je vous demande ?

LUCILE.

Ce soin-là ne doit point vous occuper aujourd’hui, Monsieur, et je ferais scrupule de vous retenir plus longtemps. Ah ! Elle veut se retirer.

DAMIS.

Quoi, Madame ! Notre mariage vous déplaît-il ?

LUCILE.

J’ai trouvé que vous ne me conveniez point, et je vous avoue que, si l’on m’en croyait, vous ne conviendriez pas mieux à Phénice, et peut-être même pourrais-je en dire ma pensée.

En s’en allant.

L’ingrat !

SCÈNE XI. Damis, Lisette. §

DAMIS.

Ah ! Lisette, est-ce là cette personne qui avait tant de penchant pour moi ?

LISETTE.

Quoi ! Vous osez me parler encore ? Est-ce pour me demander mon amitié aussi, à moi ? Je vous la refuse. Adieu.

À part.

Je vais pourtant voir ce qu’on peut faire pour lui.

DAMIS.

Arrête ! Je me meurs, et je ne sais plus ce que je deviendrai.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Frontin, Lisette. §

FRONTIN.

Je te dis qu’il est au désespoir, et qu’il aurait déjà disparu si je ne l’arrêtais pas.

LISETTE.

Qu’on est sot quand on aime !

FRONTIN.

C’est bien pis quand on épouse !

LISETTE.

Le plus court serait que ton maître allât se jeter aux pieds de ma maîtresse, je suis persuadée que cela terminerait tout.

FRONTIN.

Il n’y a pas moyen ; il dit qu’il a suffisamment éprouvé le coeur de Lucile, et qu’il est si mal disposé pour lui, que peut-être publierait-elle l’aveu de son amour pour le perdre.

LISETTE.

Quelle imagination !

FRONTIN.

Que veux-tu ? Le danger où il est d’épouser Phénice, l’impossibilité où il se trouve de la refuser avec honneur, l’idée qu’il a des sentiments de Lucile, tout cela lui tourne la tête et la tournerait à un autre : il ne voit pas les choses comme nous, il faut le plaindre ; malheureusement c’est un garçon qui a de l’esprit ; cela fait qu’il subtilise, que son cerveau travaille ; et dans de certains embarras, sais-tu bien qu’il n’appartient qu’aux gens d’esprit de n’avoir pas le sens commun ? Je l’ai tant éprouvé moi-même !

LISETTE.

Quoi qu’il en soit, qu’il se garde bien de s’en aller avant que de savoir à quoi s’en tenir ; car j’espère que la difficulté que nous avons fait naître, et la conduite que nous faisons tenir à Lucile, le tireront d’affaire ; je n’ai pas eu de peine à persuader à ma maîtresse que ce mariage-ci lui faisait une véritable injure, qu’elle avait droit de s’en plaindre, et Monsieur Orgon m’a paru aussi très embarrassé de ce que j’ai été lui dire de sa part ; mais toi, de ton côté, qu’as-tu dit au père de Damis ? Lui as-tu fait sentir le désagrément qu’il y avait pour son fils de n’entrer dans une maison que pour y brouiller les deux soeurs ?

FRONTIN.

Je me suis surpassé, ma fille ; tu sais le talent que j’ai pour la parole et l’art avec lequel je mens quand il faut : je lui ai peint Lucile si ennemie de mon maître, remplissant la maison de tant de murmures, menaçant sa soeur d’une rupture si terrible si elle l’épouse ! J’ai peint Monsieur Orgon si consterné, Phénice si découragée, Damis si stupéfait !

LISETTE.

À cela qu’a-t-il répondu ?

FRONTIN.

Rien, sinon qu’à mon récit il a soupiré, levé les épaules et m’a quitté pour parler à Monsieur Orgon et pour consoler son fils, qui est averti, et qui, de son côté, l’attend avec une douleur inconsolable.

LISETTE.

Voilà, ce me semble, tout ce qu’on peut faire en pareil cas pour ton maître, et j’ai bonne opinion de cela ; mais retire-toi ; voici Lucile qui me cherche apparemment ; je lui ai toujours dit qu’elle aimait Damis sans qu’elle l’ait avoué, et je vais changer de ton afin de la forcer à en changer elle-même.

FRONTIN.

Adieu ; songe qu’il faut que je t’épouse, ou que la tête me tourne aussi.

LISETTE.

Va, va, ta tête a pris les devants ; ne crains plus rien pour elle.

SCÈNE II. Lucile, Lisette. §

LUCILE.

Eh bien ! Lisette, avez-vous vu mon père ?

LISETTE.

Oui, Madame, et autant qu’il m’a paru, je l’ai laissé très inquiet de vos dispositions ; pour de réponse, Monsieur Ergaste qui est venu le joindre ne lui a pas donné le temps de m’en faire. Il m’a seulement dit qu’il vous parlerait.

LUCILE.

Fort bien : cependant les préparatifs du mariage se font toujours.

LISETTE.

Vous verrez ce qu’il vous dira.

LUCILE.

Je verrai ! La belle ressource ! Pouvez-vous être de ce sang-froid-là, dans les circonstances où je me trouve ?

LISETTE.

Moi ! De sang-froid, Madame ? Je suis peut-être plus fâchée que vous.

LUCILE.

Écoutez, vous auriez raison de l’être : je vous dois l’injure que j’essuie, et j’ai fait une triste épreuve de l’imprudence de vos conseils. Vous n’êtes point méchante ; mais, croyez-moi, ne vous attachez jamais à personne ; car vous n’êtes bonne qu’à nuire.

LISETTE.

Comment donc ! Est-ce que vous croyez que je vous porte malheur ?

LUCILE.

Hé pourquoi non ? Est-ce que tout n’est pas plein de gens qui vous ressemblent ? Vous n’avez qu’à voir ce qui m’arrive avec vous.

LISETTE.

Mais vous n’y songez pas, Madame.

LUCILE.

Oh ! Lisette, vous en direz tout ce qu’il vous plaira, mais voilà des fatalités qui me passent et qui ne m’appartiennent point du tout.

LISETTE.

Et de là vous concluez que c’est moi qui vous les procure ? Mais, Madame, ne soyez donc point injuste. N’est-ce pas vous qui avez renvoyé Damis ?

LUCILE.

Oui, mais qui est-ce qui en est cause ? Depuis que nous sommes ensemble, avez-vous cessé de me parler des douceurs de je ne sais quelle liberté qui n’est que chimère ? Qui est-ce qui m’a conseillé de ne me marier jamais ?

LISETTE.

L’envie de faire de vos yeux ce qu’il vous plairait, sans en rendre compte à personne.

LUCILE.

Les serments que j’ai faits, qui est-ce qui les a imaginés ?

LISETTE.

Que vous importent-ils ? Ils ne tombent que sur un homme que vous n’aimez point.

LUCILE.

Eh pourquoi donc vous êtes-vous efforcée de me persuader que je l’aimais ? D’où vient me l’avoir répété si souvent que j’en ai presque douté moi-même ?

LISETTE.

C’est que je me trompais.

LUCILE.

Vous vous trompiez. Je l’aimais ce matin, je ne l’aime pas ce soir. Si je n’en ai pas d’autre garant que vos connaissances, je n’ai qu’à m’y fier, me voilà bien instruite. Cependant, dans la confusion d’idées que tout cela me donne à moi, il arrive, en vérité, que je me perds de vue. Non, je ne suis pas sûre de mon état ; cela n’est-il pas désagréable ?

LISETTE.

Rassurez-vous, Madame ; encore une fois vous ne l’aimez point.

LUCILE.

Vous verrez qu’elle en saura plus que moi. Eh ! Que sais-je si je ne l’aurais pas aimé, si vous m’aviez laissée telle que j’étais, si vos conseils, vos préjugés, vos fausses maximes ne m’avaient pas infecté l’esprit ? Est-ce moi qui ai décidé de mon sort ? Chacun a sa façon de penser et de sentir, et apparemment que j’en ai une ; mais je ne dirai pas ce que c’est, je ne connais que la vôtre. Ce n’est ni ma raison ni mon coeur qui m’ont conduit, c’est vous. Aussi n’ai-je jamais pensé que des impertinences. Et voilà ce que c’est : on croit se déterminer, on croit agir, on croit suivre ses sentiments, ses lumières, et point du tout ; il se trouve qu’on n’a qu’un esprit d’emprunt, et qu’on ne vit que de la folie de ceux qui s’emparent de votre confiance.

LISETTE.

Je ne sais où j’en suis !

LUCILE.

Dites-moi ce que c’était, à mon âge, que l’idée de rester fille ? Qui est-ce qui ne se marie pas ? Qui est-ce qui va s’entêter de la haine d’un état respectable, et que tout le monde prend ? La condition la plus naturelle d’une fille est d’être mariée. Je n’ai pu y renoncer qu’en risquant de désobéir à mon père. Je dépends de lui. D’ailleurs, la vie est pleine d’embarras : un mari les partage. On ne saurait avoir trop de secours. C’est un véritable ami qu’on acquiert. Il n’y avait rien de mieux que Damis, c’est un honnête homme. J’entrevois qu’il m’aurait plu. Cela allait tout de suite. Mais malheureusement vous êtes au monde ; et la destination de votre vie est d’être le fléau de la mienne. Le hasard vous place chez moi, et tout est renversé. Je résiste à mon père, je fais des serments ; j’extravague ; et ma soeur en profite !

LISETTE.

Je vous disais tout à l’heure que vous n’aimiez pas Damis ; à présent je suis tentée de croire que vous l’aimez.

LUCILE.

Eh ! Le moyen de s’en être empêchée avec vous ? Eh bien ! Oui, je l’aime, Mademoiselle ; êtes-vous contente ? Oui, et je suis charmée de l’aimer pour vous mettre dans votre tort, et vous faire taire.

LISETTE.

Eh ! Mort de ma vie, que ne le disiez-vous plus tôt ? Vous nous auriez épargné bien de la peine à tous, et à Damis qui vous aime, et à Frontin et moi qui nous aimons aussi et qui nous désespérions ; mais laissez-moi faire, il n’y a encore rien de gâté.

LUCILE.

Oui, je l’aime, il n’est que trop vrai, et il ne me manquait plus que le malheur de n’avoir pu le cacher ; mais s’il vous en échappe un mot, vous pouvez renoncer à moi pour la vie.

LISETTE.

Quoi ! Vous ne voulez pas ?...

LUCILE.

Non, je vous le défends.

LISETTE.

Mais, Madame, ce serait dommage, il vous adore.

LUCILE.

Qu’il me le dise lui-même, et je le croirai. Quoi qu’il en soit, il m’a plu.

LISETTE.

Il le mérite bien, Madame.

LUCILE.

Je n’en sais rien, Lisette ; car quand j’y songe, notre amour ne fait pas toujours l’éloge de la personne aimée ; il fait bien plus souvent la critique de la personne qui aime : je ne le sens que trop. Notre vanité et notre coquetterie, voilà les plus grandes sources de nos passions, voilà d’où les hommes tirent le plus souvent tout ce qu’ils valent. Qui nous ôterait les faiblesses de notre coeur ne leur laisserait guère de qualités estimables. Ce cabinet où j’étais cachée pendant que Damis te parlait, qu’on le retranche de mon aventure, peut-être que je n’aurais pas d’amour ; car pourquoi est-ce que j’aime ? Parce qu’on me défiait de plaire, et que j’ai voulu venger mon visage ; n’est-ce pas là une belle origine de tendresse ? Voilà pourtant ce qu’a produit un cabinet de plus dans mon histoire.

LISETTE.

Eh ! Madame, Damis n’a que faire de cette aventure-là pour être aimable : laissez-moi vous conduire.

LUCILE.

Vous savez ce que je vous ai défendu, Lisette.

LISETTE.

Je sors, car voilà votre père ; mais vous aurez beau dire, si Damis se voyait forcé d’épouser Phénice, ne vous attendez pas que je reste muette.

SCÈNE III. Monsieur Orgon, Lucile. §

Monsieur ORGON.

Ma fille, que signifie donc ce que Lisette m’est venu dire de votre part ? Comment ! Vous ne voulez pas voir le mariage de votre soeur ? Vous ne le lui pardonnerez jamais ? Vous demandez à vous retirer ? Monsieur Ergaste, son fils, Phénice et moi, vous nous chagrinez tous : et de qui s’agit-il ? De l’homme du monde qui vous est le plus indifférent !

LUCILE.

Très indifférent, je l’avoue, mais la manière dont mon père me traite ne me l’est pas.

Monsieur ORGON.

Eh que vous ai-je fait, ma fille ?

LUCILE.

Non, il est certain que je n’ai point de part aux bontés de votre coeur ; ma soeur en emporte toutes les tendresses.

Monsieur ORGON.

De quoi pouvez-vous vous plaindre ?

LUCILE.

Ce n’est pas que je trouve mauvais que vous l’aimiez, assurément. Je sais bien qu’elle est aimable, et si vous ne l’aimiez pas, j’en serais très fâchée ; mais qu’on n’aime qu’elle, qu’on ne songe qu’à elle, qu’on la marie aux dépens du peu d’estime qu’on pouvait faire de mon esprit, de mon coeur, de mon caractère, je vous avoue, mon père, que cela est bien triste, et que c’est me faire payer bien chèrement son mariage.

Monsieur ORGON.

Mais que veux-tu dire ? Tout ce que j’y vois, moi, c’est qu’elle est ta cadette, et qu’elle épouse un homme qui t’était destiné : mais ce n’est qu’à ton refus. Si tu avais voulu de Damis, il ne serait pas à elle, ainsi te voilà hors d’intérêt ; et dans le fond, ton coeur t’a bien conduit : Damis et toi, vous n’étiez pas nés l’un pour l’autre. Il a plu sans peine à ta soeur ; nous voulions nous allier, Monsieur Ergaste et moi, et nous profitons de leur penchant mutuel : c’est te débarrasser d’un homme que tu n’aimes point, et tu dois en être charmée.

LUCILE.

Enfin, je n’ai rien à dire, et vous êtes le maître ; mais je devais l’épouser. Il n’était venu que pour moi, tout le monde en est informé ; je ne l’épouse point, tout le monde en sera surpris. D’ailleurs, je pouvais quelque jour vouloir me marier moi-même, et me voilà forcée d’y renoncer.

Monsieur ORGON.

D’y renoncer, dis-tu ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là ?

LUCILE.

Oui, me voilà condamnée à n’y plus penser ; on ne revient jamais de l’accident humiliant qui m’arrive aujourd’hui : il faut désormais regarder mon coeur et ma main comme disgraciés ; il ne s’agit plus de les offrir à personne, ni de chercher de nouveaux affronts ; j’ai été dédaignée, je le serai toujours, et une retraite éternelle est l’unique parti qui me reste à prendre.

Monsieur ORGON.

Tu es folle ; on sait que tu as refusé Damis, encore une fois, il le publie lui-même, et tout le risque que tu cours dans cette affaire-ci c’est de passer pour avoir le goût bizarre, voilà tout ; ainsi, tranquillise-toi, et ne va pas toi-même, par un mécontentement mal entendu, te faire soupçonner de sentiments que tu n’as point : voici ta soeur qui vient nous joindre, et à qui j’avais donné ordre de te parler, et je te prie de la recevoir avec amitié.

SCÈNE IV. Phénice, Lucile, Monsieur Orgon. §

Monsieur ORGON.

Approchez, Phénice ; votre soeur vient de me dire les motifs de son dégoût pour votre mariage. Quoique Damis ne lui convienne point, on sait qu’il était venu pour elle, et elle croyait qu’on pouvait mieux faire que de vous le donner ; mais elle ne songe plus à cela, voilà qui est fini.

PHÉNICE.

Si ma soeur le regrette, et que Damis la préfère, il est encore à elle ; je le cède volontiers, et n’en murmurerai point.

LUCILE.

Croyez-moi, ma soeur, un peu moins de confiance ; s’il vous entendait, j’aurais peur qu’il ne vous prît au mot.

PHÉNICE.

Oh ! Non, je parle à coup sûr ; il n’y a rien à craindre, je lui ai répété plus de vingt fois ce que je vous dis là.

LUCILE.

Ah ! Si vous n’avez rien risqué à lui tenir ce discours, vous m’en avez quelque obligation ; mes manières n’ont pas nui à la constance qu’il a eue pour vous.

PHÉNICE.

Laissez-moi pourtant me flatter qu’il m’a choisie.

LUCILE.

Et moi je vous dis qu’il est mieux que vous ne vous en flattiez pas, Mademoiselle ; vous en serez plus attentive à lui plaire, et son amour aura besoin de ce secours-là.

Monsieur ORGON.

Qu’est-ce que c’est donc que cet air de dispute que vous prenez entre vous deux ? Est-ce là comme vous répondez aux soins que je me donne pour vous voir unies ?

LUCILE.

Mais vous voyez bien qu’on le prend sur un ton qui n’est pas supportable.

PHÉNICE.

Eh ! Que puis-je faire de plus que de renoncer à Damis, si votre coeur le souhaite ?

LUCILE.

On vous dit que si mon coeur le souhaitait, on n’aurait que faire de vous, et que la vanité de vos offres est bien inutile sur un objet qu’on vous ôterait avec un regard, si on en avait envie. En voilà assez. Finissons.

Monsieur ORGON.

La jolie conversation ! Je vous croyais à toutes deux plus de respect pour moi.

PHÉNICE.

Je ne dirai plus mot ; je n’étais venue que dans le dessein d’embrasser ma soeur, et j’y suis encore prête, si ses sentiments me le permettent.

LUCILE.

Ah ! Qu’à cela ne tienne.

Elles s’embrassent.

Monsieur ORGON.

Eh bien ! Voilà ce que je demandais ; allons, mes enfants, réconciliez-vous, et soyez bonnes amies : voici Damis qui vient fort à propos.

SCÈNE V. Damis, Lucile, Monsieur Orgon, Phénice. §

DAMIS.

Je crois, Monsieur, que vous êtes bien persuadé du désir extrême que j’avais de voir terminer notre mariage ; mais vous savez l’obstacle qu’y a apporté Madame ; et plutôt que de jeter le trouble dans une famille...

Monsieur ORGON.

Non, Damis, vous n’en jetterez aucun. Je vous annonce que nous sommes tous d’accord, que nous vous estimons tous, et que mes filles viennent de s’embrasser tout à l’heure.

PHÉNICE.

Et même de bon coeur, à ce que je pense.

LUCILE.

Oh ! Le coeur n’a que faire ici ; rien ne l’intéresse.

Monsieur ORGON.

Eh ! Sans doute. Adieu, je vais porter cette bonne nouvelle à Monsieur Ergaste et dans un moment revenir avec lui ici pour conclure.

SCÈNE VI. Damis, Lucile, Phénice. §

PHÉNICE, riant en les regardant.

Ha ! Ha ! Ha !... Que vous me divertissez tous deux, vous vous taisez, vous me regardez d’un oeil noir, ha ! Ha ! Ha !...

LUCILE.

Où est donc le mot pour rire ?

PHÉNICE.

Oh ! il y est beaucoup pour moi, et il n’y est pas encore pour vous, j’en conviens ; mais cela va venir... Approchez, Damis.

DAMIS, faisant mine de reculer.

De quoi s’agit-il, Madame ?

PHÉNICE.

De quoi s’agit-il, Madame ? Est-ce que vous me fuyez ? Le joli prélude de tendresse ! N’est-ce pas là un homme bien disposé à m’épouser ?

Elle va à lui.

Approchez, vous dis-je, venez ici, et laissez-vous conduire ; allons, Monsieur, rendez hommage à votre vainqueur, et jetez-vous à ses genoux tout à l’heure... à ses genoux, vous dis-je : et vous, ma soeur, tenez-vous un peu fière ; ne lui tendez pas la main en signe de paix, mais ne la retirez pas non plus ; laissez-la aller, afin qu’il la prenne ; voilà mon projet rempli : adieu ; le reste vous regarde.

SCÈNE VII. Damis, Lucile. §

LUCILE, à Damis à genoux.

Mais qu’est-ce que cela signifie, Damis ?

DAMIS.

Que je vous adore depuis le premier instant, et que je n’osais vous le dire.

LUCILE.

Assurément, voilà qui est particulier ; mais levez-vous donc pour vous expliquer.

Damis, se lève.

DAMIS.

Si vous saviez combien j’ai souffert du silence timide que j’ai gardé, Madame ! Non, je ne puis vous exprimer ce que devint mon coeur la première fois que je vous vis, ni tout le désespoir où je fus d’avoir parlé à Lisette comme j’avais fait.

LUCILE.

Je ne m’attendais pas à ce discours-là ; car vous me promîtes alors de rompre notre mariage.

DAMIS.

Madame, je ne vous promis rien, souvenez-vous-en, je ne fis que céder à l’éloignement où je vous vis pour moi ; je ne me rendis qu’à vos dispositions, qu’au respect que j’avais pour elles, qu’à la peur de vous déplaire, et qu’à l’extrême surprise où j’étais.

LUCILE.

Je vous crois, mais j’admire la conjoncture où cela tombe ; car enfin, si j’avais su vos sentiments, que sais-je ? Ils auraient pu me déterminer ; mais à présent, comment voulez-vous qu’on fasse ? En vérité, cela est bien embarrassant.

DAMIS.

Ah ! Lucile, si mon coeur pouvait fléchir le vôtre !

LUCILE.

Vous verrez que notre histoire sera d’un ridicule qui me désole.

DAMIS.

Je ne serai jamais à Phénice, je ne puis être qu’à vous seule, et si je vous perds, toute ma ressource est de fuir, de ne me montrer de ma vie, et de mourir de douleur.

LUCILE.

Cette extrémité-là serait terrible ; mais dites-moi, ma soeur sait donc que vous m’aimez ?

DAMIS.

Il faut qu’on le lui ait dit, ou qu’elle l’ait soupçonné dans nos conversations, et qu’elle ait voulu m’encourager à vous le dire.

LUCILE.

Hum ! Si elle a soupçonné que vous m’aimiez, je suis sûre qu’elle se sera doutée que j’y suis sensible.

DAMIS, en lui baisant la main.

Ah ! Lucile, que viens-je d’entendre ? Dans quel ravissement me jetez-vous ?

LUCILE.

Notre aventure fera rire, mais notre amour m’en console. Je crois qu’on vient.

SCÈNE DERNIÈRE. Monsieur Orgon, Monsieur Ergaste, Phénice, Damis, Lisette, Frontin, Lucile. §

Monsieur ERGASTE.

Allons, mon fils, hâtez-vous de combler ma joie, et venez signer votre bonheur.

DAMIS.

Mon père, il n’est plus question de mariage avec Madame ; elle n’y a jamais pensé, et mon coeur n’appartient qu’à Lucile.

Monsieur ORGON.

Qu’à Lucile ?

LISETTE.

Oui, Monsieur, à elle-même, qui ne le refusera pas ; mariez hardiment ; tantôt nous vous dirons le reste.

Monsieur ORGON.

Êtes-vous d’accord de ce qu’on dit là, ma fille ?

LUCILE, donnant la main à Damis..

Ne me demandez point d’autre réponse, mon père.

FRONTIN.

Eh bien ! Lisette, qu’en sera-t-il ?

LISETTE, lui donnant la main.

Ne me demande point d’autre réponse.