Scène Première §
Ascagne, Frosine
Frosine
Ascagne, je suis fille à secret, Dieu merci.
Ascagne
Mais, pour un tel discours, sommes-nous bien ici ?
Prenons garde qu’aucun ne nous vienne surprendre,
Ou que de quelque endroit on ne nous puisse entendre.
Frosine
Nous serions au logis beaucoup moins sûrement :
Ici de tous côtés on découvre aisément,
Et nous pouvons parler avec toute assurance.
Ascagne
Hélas ! que j’ai de peine à rompre mon silence !
Frosine
Ouais ! ceci doit donc être un important secret.
Ascagne
Trop, puisque je le fie à vous-même à regret,
Et que si je pouvais le cacher davantage,
Vous ne le sauriez point.
Frosine
Vous ne le sauriez point. Ha ! c’est me faire outrage !
Feindre à s’ouvrir à moi ! dont vous avez connu
Dans tous vos intérêts l’esprit si retenu.
Moi nourrie avec vous ! et qui tiens sous silence
Des choses qui vous sont de si grande importance !
Qui sais…
Ascagne
Qui sais… Oui, vous savez la secrète raison
Qui cache aux yeux de tous mon sexe et ma maison :
Vous savez que dans celle où passa mon bas âge
Je suis, pour y pouvoir retenir l’héritage
Que relâchait ailleurs le jeune Ascagne mort,
Dont mon déguisement fait revivre le sort,
Et c’est aussi pourquoi ma bouche se dispense
À vous ouvrir mon cœur avec plus d’assurance.
Mais avant que passer, Frosine à ce discours,
Éclaircissez un doute où je tombe toujours.
Se pourrait-il qu’Albert ne sût rien du mystère
Qui masque ainsi mon sexe et l’a rendu mon père ?
Frosine
En bonne foi, ce point sur quoi vous me pressez,
Est une affaire aussi qui m’embarrasse assez :
Le fond de cette intrigue est pour moi lettre close ;
Et ma mère ne put m’éclaircir mieux la chose.
Quand il mourut ce fils l’objet de tant d’amour,
Au destin de qui même, avant qu’il vînt au jour,
Le testament d’un oncle abondant en richesses,
D’un soin particulier avait fait des largesses,
Et que sa mère fit un secret de sa mort,
De son époux absent redoutant le transport,
S’il voyait chez un autre aller tout l’héritage
Dont sa maison tirait un si grand avantage,
Quand, dis-je, pour cacher un tel événement,
La supposition fut de son sentiment,
Et qu’on vous prit chez nous où vous étiez nourrie,
Votre mère d’accord de cette tromperie
Qui remplaçait ce fils à sa garde commis,
En faveur des présents le secret fut promis,
Albert ne l’a point su de nous ; et pour sa femme,
L’ayant plus de douze ans conservé dans son âme,
Comme le mal fut prompt dont on la vit mourir,
Son trépas imprévu ne put rien découvrir.
Mais, cependant, je vois qu’il garde intelligence
Avec celle de qui vous tenez la naissance.
J’ai su, qu’en secret même, il lui faisait du bien ;
Et peut-être cela ne se fait pas pour rien.
D’autre part, il vous veut porter au mariage ;
Et, comme il le prétend, c’est un mauvais langage :
Je ne sais s’il saurait la supposition
Sans le déguisement ; mais la digression
Tout insensiblement pourrait trop loin s’étendre :
Revenons au secret que je brûle d’apprendre.
Ascagne
Sachez donc que l’amour ne sait point s’abuser ;
Que mon sexe à ses yeux n’a pu se déguiser,
Et que ses traits subtils, sous l’habit que je porte,
Ont su trouver le cœur d’une fille peu forte :
J’aime enfin.
Frosine
J’aime enfin. Vous aimez ?
Ascagne
J’aime enfin. Vous aimez ? Frosine, doucement ;
N’entrez pas tout à fait dedans l’étonnement :
Il n’est pas temps encore : et ce cœur qui soupire
A bien pour vous surprendre autre chose à vous dire.
Ascagne
Et quoi ? J’aime Valère.
Frosine
Et quoi ? J’aime Valère. Ha ! vous aviez raison,
L’objet de votre amour, lui dont à la maison
Votre imposture enlève un puissant héritage,
Et qui de votre sexe ayant le moindre ombrage,
Verrait incontinent ce bien lui retourner,
C’est encore un plus grand sujet de s’étonner.
Ascagne
J’ai de quoi toutefois surprendre plus votre âme :
Je suis sa femme.
Frosine
Je suis sa femme. Ô ! Dieux ! sa femme !
Ascagne
Je suis sa femme. Ô ! Dieux ! sa femme ! Oui, sa femme.
Frosine
Ha ! certes celui-là l’emporte, et vient à bout
De toute ma raison.
Ascagne
De toute ma raison. Ce n’est pas encor tout.
Ascagne
Encore ! Je la suis, dis-je, sans qu’il le pense,
Ni qu’il ait de mon sort la moindre connaissance.
Frosine
Ho ! poussez ; je le quitte, et ne raisonne plus,
Tant mes sens coup sur coup se trouvent confondus.
À ces Énigmes-là je ne puis rien comprendre.
Ascagne
Je vais vous l’expliquer, si vous voulez m’entendre.
Valère dans les fers de ma sœur arrêtée
Me semblait un amant digne d’être écouté,
Et je ne pouvais voir qu’on rebutât sa flamme,
Sans qu’un peu d’intérêt touchât pour lui mon âme.
Je voulais que Lucile aimât son entretien,
Je blâmais ses rigueurs, et les blâmai si bien,
Que moi-même j’entrai, sans pouvoir m’en défendre,
Dans tous les sentiments qu’elle ne pouvait prendre.
C’était en lui parlant moi qu’il persuadait,
Je me laissais gagner aux soupirs qu’il perdait,
Et ses vœux rejetés de l’objet qui l’enflamme
Étaient, comme vainqueurs, reçus dedans mon âme.
Ainsi mon cœur, Frosine, un peu trop faible, hélas !
Se rendit à des soins qu’on ne lui rendait pas,
Par un coup réfléchi reçut une blessure,
Et paya pour un autre avec beaucoup d’usure.
Enfin, ma chère, enfin, l’amour que j’eus pour lui
Se voulut expliquer, mais sous le nom d’autrui :
Dans ma bouche, une nuit, cet amant trop aimable
Crut rencontrer Lucile à ses vœux favorable,
Et je sus ménager si bien cet entretien,
Que du déguisement il ne reconnut rien.
Sous ce voile trompeur qui flattait sa pensée,
Je lui dis que pour lui mon âme était blessée ;
Mais que, voyant mon père en d’autres sentiments,
Je devais une feinte à ses commandements ;
Qu’ainsi de notre amour nous ferions un mystère,
Dont la nuit seulement serait dépositaire,
Et qu’entre nous de jour, de peur de rien gâter,
Tout entretien secret se devait éviter ;
Qu’il me verrait alors la même indifférence,
Qu’avant que nous eussions aucune intelligence,
Et que de son côté, de même que du mien,
Geste, parole, écrit, ne m’en dît jamais rien.
Enfin, sans m’arrêter sur toute l’industrie
Dont j’ai conduit le fil de cette tromperie,
J’ai poussé jusqu’au bout un projet si hardi,
Et me suis assuré l’Époux que je vous dis.
Frosine
Peste ! les grands talents que votre esprit possède !
Dirait-on qu’elle y touche, avec sa mine froide ?
Cependant, vous avez été bien vite ici ;
Car je veux que la chose ait d’abord réussi,
Ne jugez-vous pas bien, à regarder l’issue,
Qu’elle ne peut longtemps éviter d’être sue ?
Ascagne
Quand l’amour est bien fort, rien ne peut l’arrêter ;
Ses projets seulement vont à se contenter,
Et, pourvu qu’il arrive au but qu’il se propose,
Il croit que tout le reste après est peu de chose.
Mais, enfin, aujourd’hui je me découvre à vous,
Afin que vos conseils… Mais voici cet Époux.
Scène II §
Valère, Ascagne, Frosine
Valère
Si vous êtes tous deux en quelque conférence,
Où je vous fasse tort de mêler ma présence,
Je me retirerai.
Ascagne
Je me retirerai. Non, non ; vous pouvez bien,
Puisque vous le faisiez, rompre notre entretien.
Valère
Moi ? Vous-même. Et comment ?
Ascagne
Moi ? Vous-même. Et comment ? Je disais que Valère
Aurait, si j’étais fille, un peu trop su me plaire ;
Et que, si je faisais tous les vœux de son cœur,
Je ne tarderais guère à faire son bonheur.
Valère
Ces protestations ne coûtent pas grand-chose,
Alors qu’à leur effet un pareil si s’oppose :
Mais vous seriez bien pris, si quelque événement
Allait mettre à l’épreuve un si doux compliment.
Ascagne
Point du tout ; je vous dis que régnant dans votre âme
Je voudrais de bon cœur couronner votre flamme.
Valère
Et si c’était quelqu’une, où par votre secours
Vous puissiez être utile au bonheur de mes jours ?
Ascagne
Je pourrais assez mal répondre à votre attente.
Valère
Cette confession n’est pas fort obligeante.
Ascagne
Hé ! quoi ! vous voudriez, Valère, injustement,
Qu’étant fille, et mon cœur vous aimant tendrement,
Je m’allasse engager avec une promesse
De servir vos ardeurs pour quelque autre maîtresse.
Un si pénible effort pour moi m’est interdit.
Valère
Mais cela n’étant pas ?
Ascagne
Mais cela n’étant pas ? Ce que je vous ai dit
Je l’ai dit comme fille, et vous le devez prendre
Tout de même.
Valère
Tout de même. Ainsi donc il ne faut rien prétendre,
Ascagne, à des bontés que vous auriez pour nous,
À moins que le Ciel fasse un grand miracle en vous.
Bref, si vous n’êtes fille, adieu votre tendresse ;
Il ne vous reste rien qui pour nous s’intéresse ?
Ascagne
J’ai l’esprit délicat plus qu’on ne peut penser,
Et le moindre scrupule a de quoi m’offenser
Quand il s’agit d’aimer ; enfin je suis sincère ;
Je ne m’engage point à vous servir, Valère,
Si vous ne m’assurez au moins absolument,
Que vous gardez pour moi le même sentiment ;
Que pareille chaleur d’amitié vous transporte,
Et que, si j’étais fille, une flamme plus forte
N’outragerait point celle où je vivrais pour vous.
Valère
Je n’avais jamais vu ce scrupule jaloux ;
Mais tout nouveau qu’il est, ce mouvement m’oblige,
Et je vous fais ici tout l’aveu qu’il exige.
Valère
Mais sans fard ? Oui, sans fard.
Ascagne
Mais sans fard ? Oui, sans fard. S’il est vrai, désormais
Vos intérêts seront les miens, je vous promets.
Valère
J’ai bientôt à vous dire un important mystère,
Où l’effet de ces mots me sera nécessaire.
Ascagne
Et j’ai quelque secret de même à vous ouvrir,
Où votre cœur pour moi se pourra découvrir.
Valère
Hé ! de quelle façon cela pourrait-il être ?
Ascagne
C’est que j’ai de l’amour qui n’oserait paraître,
Et vous pourriez avoir sur l’objet de mes vœux
Un empire à pouvoir rendre mon sort heureux.
Valère
Expliquez-vous, Ascagne, et croyez par avance
Que votre heur est certain, s’il est en ma puissance.
Ascagne
Vous promettez ici plus que vous ne croyez.
Valère
Non, non ; dites l’objet pour qui vous m’employez.
Ascagne
Il n’est pas encor temps ; mais c’est une personne
Qui vous touche de près.
Valère
Qui vous touche de près. Votre discours m’étonne ;
Plût à Dieu que ma sœur…
Ascagne
Plût à Dieu que ma sœur… Ce n’est pas la saison
De m’expliquer, vous dis-je.
Valère
De m’expliquer, vous dis-je. Et pourquoi ?
Ascagne
De m’expliquer, vous dis-je. Et pourquoi ? Pour raison.
Vous saurez mon secret, quand je saurai le vôtre.
Valère
J’ai besoin pour cela de l’aveu de quelque autre.
Ascagne
Ayez-le donc ; et lors nous expliquant nos vœux,
Nous verrons qui tiendra mieux parole des deux.
Valère
Adieu ; j’en suis content.
Ascagne
Adieu ; j’en suis content. Et moi content, Valère.
Frosine
Il croit trouver en vous l’assistance d’un frère.
Scène III §
Frosine, Ascagne, Marinette, Lucile
Lucile
C’en est fait ; c’est ainsi que je me puis venger :
Et, si cette action a de quoi l’affliger,
C’est toute la douceur que mon cœur s’y propose.
Mon frère, vous voyez une métamorphose.
Je veux chérir Valère après tant de fierté,
Et mes vœux maintenant tournent de son côté.
Ascagne
Que dites-vous ? ma sœur ; comment ! courir au change !
Cette inégalité me semble trop étrange.
Lucile
La vôtre me surprend avec plus de sujet :
De vos soins autrefois Valère était l’objet ;
Je vous ai vu pour lui m’accuser de caprice,
D’aveugle cruauté, d’orgueil, et d’injustice,
Et, quand je veux l’aimer, mon dessein vous déplaît,
Et je vous vois parler contre son intérêt.
Ascagne
Je le quitte, ma sœur, pour embrasser le vôtre :
Je sais qu’il est rangé dessous les lois d’un autre,
Et ce serait un trait honteux à vos appas,
Si vous le rappeliez et qu’il ne revînt pas.
Lucile
Si ce n’est que cela, j’aurai soin de ma gloire ;
Et je sais pour son cœur tout ce que j’en dois croire :
Il s’explique à mes yeux intelligiblement.
Ainsi, découvrez-lui, sans peur, mon sentiment :
Ou, si vous refusez de le faire, ma bouche
Lui va faire savoir que son ardeur me touche.
Quoi ? mon frère, à ces mots vous restez interdit !
Ascagne
Ha ! ma sœur, si sur vous je puis avoir crédit,
Si vous êtes sensible aux prières d’un frère,
Quittez un tel dessein, et n’ôtez point Valère
Aux vœux d’un jeune objet dont l’intérêt m’est cher,
Et qui sur ma parole a droit de vous toucher.
La pauvre infortunée aime avec violence ;
À moi seul de ses feux elle fait confidence,
Et je vois dans son cœur de tendres mouvements
À dompter la fierté des plus durs sentiments.
Oui, vous auriez pitié de l’état de son âme,
Connaissant de quel coup vous menacez sa flamme,
Et je ressens si bien la douleur qu’elle aura,
Que je suis assuré, ma sœur, qu’elle en mourra,
Si vous lui dérobez l’amant qui peut lui plaire.
Éraste est un parti qui doit vous satisfaire ;
Et des feux mutuels…
Lucile
Et des feux mutuels… Mon frère, c’est assez ;
Je ne sais point pour qui vous vous intéressez ;
Mais, de grâce, cessons ce discours, je vous prie,
Et me laissez un peu dans quelque rêverie.
Ascagne
Allez, cruelle sœur, vous me désespérez,
Si vous effectuez vos desseins déclarés.
Scène IV §
Marinette, Lucile
Marinette
La résolution, Madame, est assez prompte.
Lucile
Un cœur ne pèse rien alors que l’on l’affronte ;
Il court à sa vengeance, et saisit promptement
Tout ce qu’il croit servir à son ressentiment.
Le traître ! faire voir cette insolence extrême !
Marinette
Vous m’en voyez encor toute hors de moi-même ;
Et, quoique là-dessus je rumine sans fin,
L’aventure me passe et j’y perds mon latin.
Car enfin, aux transports d’une bonne nouvelle,
Jamais cœur ne s’ouvrit d’une façon plus belle :
De l’écrit obligeant le sien tout transporté
Ne me donnait pas moins que de la déité ;
Et cependant jamais, à cet autre message,
Fille ne fut traitée avec tant d’outrage.
Je ne sais, pour causer de si grands changements,
Ce qui s’est pu passer entre ces courts moments.
Lucile
Rien ne s’est pu passer dont il faille être en peine,
Puisque rien ne le doit défendre de ma haine.
Quoi ! tu voudrais chercher hors de sa lâcheté
La secrète raison de cette indignité !
Cet écrit malheureux dont mon âme s’accuse
Peut-il à son transport souffrir la moindre excuse ?
Marinette
En effet ; je comprends que vous avez raison,
Et que cette querelle est pure trahison.
Nous en tenons, Madame ; et puis prêtons l’oreille
Aux bons chiens de pendards qui nous chantent merveille,
Qui pour nous accrocher feignant tant de langueur ;
Laissons à leurs beaux mots fondre notre rigueur,
Rendons-nous à leurs vœux, trop faibles que nous sommes.
Foin de notre sottise, et peste soit des hommes.
Lucile
Hé bien, bien ; qu’il s’en vante, et rie à nos dépens ;
Il n’aura pas sujet d’en triompher longtemps ;
Et je lui ferai voir qu’en une âme bien faite
Le mépris suit de près la faveur qu’on rejette.
Marinette
Au moins, en pareil cas, est-ce un bonheur bien doux,
Quand on sait qu’on n’a point d’avantage sur vous.
Marinette eut bon nez, quoi qu’on en puisse dire,
De ne permettre rien un soir qu’on voulait rire.
Quelque autre, sous espoir de matrimonion,
Aurait ouvert l’oreille à la tentation ;
Mais moi, nescio vos.
Lucile
Mais moi, nescio vos. Que tu dis de folies !
Et choisis mal ton temps pour de telles saillies !
Enfin je suis touchée au cœur sensiblement,
Et, si jamais celui de ce perfide amant
Par un coup de bonheur, dont j’aurais tort, je pense,
De vouloir à présent concevoir l’espérance
(Car le Ciel a trop pris plaisir à m’affliger,
Pour me donner celui de me pouvoir venger),
Quand, dis-je, par un sort à mes désirs propice,
Il reviendrait m’offrir sa vie en sacrifice,
Détester à mes pieds l’action d’aujourd’hui,
Je te défends surtout de me parler pour lui.
Au contraire, je veux que ton zèle s’exprime
À me bien mettre aux yeux la grandeur de son crime,
Et même, si mon cœur était pour lui tenté
De descendre jamais à quelque lâcheté,
Que ton affection me soit alors sévère,
Et tienne comme il faut la main à ma colère.
Marinette
Vraiment, n’ayez point peur, et laissez faire à nous ;
J’ai pour le moins autant de colère que vous ;
Et je serais plutôt fille toute ma vie,
Que mon gros traître aussi me redonnât envie.
S’il vient…
Scène VI §
Albert, Métaphraste
Métaphraste
Ha ! Mandatum tuum curo diligenter.
Albert
Maître, j’ai voulu…
Métaphraste
Maître, j’ai voulu… Maître est dit a Magister,
C’est comme qui dirait trois fois plus grand.
Albert
C’est comme qui dirait trois fois plus grand. Je meure,
Si je savais cela. Mais, soit ; à la bonne heure.
Maître, donc…
Métaphraste
Maître, donc… Poursuivez.
Albert
Maître, donc… Poursuivez. Je veux poursuivre aussi ;
Mais ne poursuivez point, vous, d’interrompre ainsi.
Donc, encore une fois, Maître c’est la troisième,
Mon fils me rend chagrin ; vous savez que je l’aime,
Et que soigneusement je l’ai toujours nourri.
Métaphraste
Il est vrai : Filio non potest praeferri
Nisi filius.
Albert
Nisi filius. Maître, en discourant ensemble,
Ce jargon n’est pas fort nécessaire, me semble ;
Je vous crois grand Latin, et grand Docteur juré ;
Je m’en rapporte à ceux qui m’en ont assuré :
Mais, dans un entretien qu’avec vous je destine,
N’allez point déployer toute votre doctrine,
Faire le pédagogue, et cent mots me cracher,
Comme si vous étiez en chaire pour prêcher.
Mon père, quoiqu’il eût la tête des meilleures,
Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,
Qui, depuis cinquante ans dites journellement,
Ne sont encor pour moi que du haut Allemand.
Laissez donc en repos votre science auguste,
Et que votre langage à mon faible s’ajuste.
Albert
Soit. À mon fils, l’hymen semble lui faire peur,
Et, sur quelque parti que je sonde son cœur,
Pour un pareil lien il est froid, et recule.
Métaphraste
Peut-être a-t-il l’humeur du frère de Marc Tulle,
Dont avec Atticus le même fait sermon,
Et comme aussi les Grecs disent Atanaton…
Albert
Mon Dieu, Maître éternel, laissez là, je vous prie,
Les Grecs, les Albanais, avec l’Esclavonie
Et tous ces autres gens dont vous venez parler ;
Eux et mon fils n’ont rien ensemble à démêler.
Métaphraste
Hé bien, donc ? votre fils ?
Albert
Hé bien, donc ? votre fils ? Je ne sais si dans l’âme,
Il ne sentirait point une secrète flamme.
Quelque chose le trouble, ou je suis fort déçu,
Et je l’aperçus hier, sans en être aperçu,
Dans un recoin du bois où nul ne se retire.
Métaphraste
Dans un lieu reculé du bois, voulez-vous dire ;
Un endroit écarté, Latine, secessus ;
Virgile l’a dit : Est in secessu locus…
Albert
Comment aurait-il pu l’avoir dit, ce Virgile ?
Puisque je suis certain que dans ce lieu tranquille
Âme du monde enfin n’était lors que nous deux.
Métaphraste
Virgile est nommé là comme un auteur fameux
D’un terme plus choisi que le mot que vous dites,
Et non comme témoin de ce que hier vous vîtes.
Albert
Et moi, je vous dis, moi, que je n’ai pas besoin
De terme plus choisi, d’auteur ni de témoin,
Et qu’il suffit ici de mon seul témoignage.
Métaphraste
Il faut choisir pourtant les mots mis en usage
Par les meilleurs auteurs : tu, vivendo, bonos,
Comme on dit, scribendo, sequare peritos.
Albert
Homme, ou démon, veux-tu m’entendre sans conteste ?
Métaphraste
Quintilien en fait le précepte.
Albert
Quintilien en fait le précepte. La peste
Soit du causeur !
Métaphraste
Soit du causeur ! Et dit là-dessus doctement
Un mot, que vous serez bien aise assurément
D’entendre.
Albert
D’entendre. Je serai le diable qui t’emporte,
Chien d’homme. Ô ! que je suis tenté d’étrange sorte
De faire sur ce mufle une application !
Métaphraste
Mais qui cause, Seigneur, votre inflammation ?
Que voulez-vous de moi ?
Albert
Que voulez-vous de moi ? Je veux que l’on m’écoute,
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle.
Métaphraste
Vous ai-je dit vingt fois, quand je parle. Ha ! sans doute,
Vous serez satisfait, s’il ne tient qu’à cela.
Je me tais.
Albert
Je me tais. Vous ferez sagement.
Métaphraste
Je me tais. Vous ferez sagement. Me voilà
Tout prêt de vous ouïr.
Albert
Tout prêt de vous ouïr. Tant mieux.
Métaphraste
Tout prêt de vous ouïr. Tant mieux. Que je trépasse,
Si je dis plus mot.
Albert
Si je dis plus mot. Dieu vous en fasse la grâce.
Métaphraste
Vous n’accuserez point mon caquet désormais.
Métaphraste
Ainsi soit-il. Parlez quand vous voudrez.
Albert
Ainsi soit-il. Parlez quand vous voudrez. J’y vais.
Métaphraste
Et n’appréhendez plus l’interruption nôtre.
Métaphraste
C’est assez dit. Je suis exact plus qu’aucun autre.
Métaphraste
Je le crois. J’ai promis que je ne dirais rien.
Métaphraste
Suffit. Dès à présent je suis muet.
Albert
Suffit. Dès à présent je suis muet. Fort bien.
Métaphraste
Parlez : courage ; au moins, je vous donne audience ;
Vous ne vous plaindrez pas de mon peu de silence,
Je ne desserre pas la bouche seulement.
Métaphraste
Le traître ! Mais, de grâce, achevez vitement ;
Depuis longtemps j’écoute, il est bien raisonnable
Que je parle à mon tour.
Albert
Que je parle à mon tour. Donc, bourreau détestable…
Métaphraste
Hé ! bon Dieu ! voulez-vous que j’écoute à jamais ?
Partageons le parler, au moins, ou je m’en vais.
Albert
Ma patience est bien…
Métaphraste
Ma patience est bien… Quoi ! voulez-vous poursuivre ?
Ce n’est pas encor fait ? per Jovem, je suis ivre.
Métaphraste
Je n’ai pas dit… Encor ! bon Dieu ! que de discours !
Rien n’est-il suffisant d’en arrêter le cours ?
Métaphraste
J’enrage. Derechef ? ô ! l’étrange torture !
Hé ! laissez-moi parler un peu, je vous conjure ;
Un sot qui ne dit mot ne se distingue pas
D’un savant qui se tait.
Albert, s’en allant
D’un savant qui se tait. Parbleu, tu te tairas !
Métaphraste
D’où vient fort à propos cette Sentence expresse
D’un Philosophe, parle, afin qu’on te connaisse.
Doncques, si de parler le pouvoir m’est ôté,
Pour moi, j’aime autant perdre aussi l’humanité,
Et changer mon Essence en celle d’une bête.
Me voilà pour huit jours avec un mal de tête.
Ô ! que les grands parleurs sont par moi détestés.
Mais quoi ! si les savants ne sont point écoutés,
Si l’on veut que toujours ils aient la bouche close,
Il faut donc renverser l’ordre de chaque chose ;
Que les poules dans peu dévorent les renards ;
Que les jeunes enfants remontrent aux vieillards ;
Qu’à poursuivre les loups les agnelets s’ébattent ;
Qu’un fou fasse les lois ; que les femmes combattent ;
Que par les criminels les juges soient jugés :
Et par les écoliers les maîtres fustigés ;
Que le malade au sain présente le remède ;
Que le lièvre craintif… miséricorde ! à l’aide !
Albert lui vient sonner aux oreilles une cloche qui le fait fuir.
Fin du second Acte.