DON GARCIE
DE NAVARRE
OU
LE PRINCE JALOUX,
COMÉDIE

PAR J. B. P. MOLIÈRE

Représentée pour la première fois,
le quatrième Février 1661 sur le Théâtre
de la Salle du Palais-Royal

Par la Troupe de MONSIEUR,
Frère unique du Roi

ACTEURS §

  • Don Garcie, Prince de Navarre, Amant d’Elvire.
  • Elvire, Princesse de Léon.
  • Élise, Confidente d'Elvire.
  • Don Alphonse, Prince de Léon, cru Prince de Castille, sous le nom de Don Sylve.
  • Ignès, Comtesse, Amante de Don Sylve, aimée par Mauregat, Usurpateur de l’État de Léon.
  • Don Alvar, Confident de Don Garcie, Amant d’Élise.
  • Don Lope, autre Confident de Don Garcie, Amant rebuté d’Élise.
  • Don Pedre, Écuyer d’Ignès.
La Scène est dans Astorgue, Ville d’Espagne, dans le Royaume de Léon.

Acte Premier §

Scène Première §

Done Elvire, Élise

Done Elvire

Non, ce n’est point un choix, qui pour ces deux Amants,
Sut régler de mon cœur les secrets sentiments ;
Et le Prince n’a point dans tout ce qu’il peut être,
Ce qui fit préférer l’amour qu’il fait paraître.
5 Don Sylve comme lui fit briller à mes yeux
Toutes les qualités d’un Héros glorieux ;
Même éclat de vertus, joint à même naissance,
Me parlait en tous deux pour cette préférence ;
Et je serais encore à nommer le vainqueur,
10 Si le mérite seul prenait droit sur un cœur.
Mais ces chaînes du Ciel, qui tombent sur nos âmes,
Décidèrent en moi le destin de leurs flammes ;
Et toute mon estime égale entre les deux,
Laissa vers Don Garcie entraîner tous mes vœux.

Élise

15 Cet amour que pour lui votre astre vous inspire,
N’a sur vos actions pris que bien peu d’empire ;
Puisque nos yeux, Madame, ont pu longtemps douter
Qui de ces deux Amants vous vouliez mieux traiter.

Done Elvire

De ces nobles Rivaux l’amoureuse poursuite,
20 À de fâcheux combats, Élise, m’a réduite.
Quand je regardais l’un, rien ne me reprochait
Le tendre mouvement où mon âme penchait ;
Mais je me l’imputais à beaucoup d’injustice,
Quand de l’autre à mes yeux s’offrait le sacrifice.
25 Et Don Sylve, après tout, dans ses soins amoureux
Me semblait mériter un destin plus heureux.
Je m’opposais encor, ce qu’au sang de Castille,
Du feu Roi de Léon, semble devoir la Fille ;
Et la longue amitié, qui d’un étroit lien
30 Joignit les intérêts, de son Père et du mien.
Ainsi plus dans mon âme un autre prenait place,
Plus de tous ses respects je plaignais la disgrâce :
Ma pitié complaisante à ses brûlants soupirs,
D’un dehors favorable amusait ses désirs ;
35 Et voulait réparer par ce faible avantage,
Ce qu’au fond de mon cœur je lui faisais d’outrage.

Élise

Mais son premier amour que vous avez appris,
Doit de cette contrainte affranchir vos esprits.
Et puisque avant ses soins, où pour vous il s’engage,
40 Done Ignès de son cœur avait reçu l’hommage ;
Et que par des liens aussi fermes que doux
L’amitié vous unit, cette Comtesse et vous,
Son secret révélé vous est une matière
À donner à vos vœux liberté toute entière ;
45 Et vous pouvez sans crainte à cet Amant confus
D’un devoir d’amitié couvrir tous vos refus.

Done Elvire

Il est vrai que j’ai lieu de chérir la nouvelle,
Qui m’apprit que Don Sylve était un infidèle ;
Puisque par ses ardeurs mon cœur tyrannisé
50 Contre elles à présent se voit autorisé,
Qu’il en peut justement combattre les hommages,
Et sans scrupule ailleurs donner tous ses suffrages.
Mais enfin quelle joie en peut prendre ce cœur,
Si d’une autre contrainte il souffre la rigueur ?
55 Si d’un Prince jaloux l’éternelle faiblesse,
Reçoit indignement les soins de ma tendresse ;
Et semble préparer dans mon juste courroux
Un éclat à briser tout commerce entre nous ?

Élise

Mais si de votre bouche il n’a point su sa gloire,
60 Est-ce un crime pour lui que de n’oser la croire ?
Et ce qui d’un rival a pu flatter les feux,
L’autorise-t-il pas à douter de vos vœux ?

Done Elvire

Non, non, de cette sombre, et lâche jalousie
Rien ne peut excuser l’étrange frénésie ;
65 Et par mes actions je l’ai trop informé,
Qu’il peut bien se flatter du bonheur d’être aimé.
Sans employer la langue, il est des interprètes
Qui parlent clairement des atteintes secrètes.
Un soupir, un regard, une simple rougeur,
70 Un silence est assez pour expliquer un cœur.
Tout parle dans l’amour, et sur cette matière
Le moindre jour doit être une grande lumière ;
Puisque chez notre Sexe, où l’honneur est puissant,
On ne montre jamais tout ce que l’on ressent.
75 J’ai voulu, je l’avoue ajuster ma conduite,
Et voir d’un œil égal, l’un et l’autre mérite :
Mais que contre ses vœux on combat vainement,
Et que la différence est connue aisément,
De toutes ces faveurs qu’on fait avec étude
80 À celles où du cœur fait pencher l’habitude.
Dans les unes toujours, on paraît se forcer ;
Mais les autres, hélas ! se font sans y penser,
Semblables à ces eaux, si pures et si belles,
Qui coulent sans effort des sources naturelles.
85 Ma pitié pour Don Sylve, avait beau l’émouvoir,
J’en trahissais les soins, sans m’en apercevoir.
Et mes regards au Prince, en un pareil martyre
En disaient toujours plus, que je n’en voulais dire.

Élise

Enfin, si les soupçons de cet illustre Amant,
90 Puisque vous le voulez n’ont point de fondement ;
Pour le moins font-ils foi d’une âme bien atteinte,
Et d’autres chériraient ce qui fait votre plainte.
De jaloux mouvements doivent être odieux,
S’ils partent d’un amour qui déplaise à nos yeux.
95 Mais tout ce qu’un Amant nous peut montrer d’alarmes,
Doit lorsque nous l’aimons, avoir pour nous des charmes ;
C’est par là que son feu se peut mieux exprimer,
Et plus il est jaloux, plus nous devons l’aimer ;
Ainsi puisqu’en votre âme un Prince magnanime…

Done Elvire

100 Ah ! ne m’avancez point cette étrange maxime
Partout la jalousie est un monstre odieux,
Rien n’en peut adoucir les traits injurieux ;
Et plus l’amour est cher, qui lui donne naissance
Plus on doit ressentir les coups de cette offense.
105 Voir un Prince emporté, qui perd à tous moments
Le respect que l’amour inspire aux vrais Amants :
Qui dans les soins jaloux, où son âme se noie,
Querelle également mon chagrin, et ma joie ;
Et dans tous mes regards ne peut rien remarquer,
110 Qu’en faveur d’un Rival il ne veuille expliquer.
Non, non, par ces soupçons je suis trop offensée,
Et sans déguisement je te dis ma pensée.
Le Prince Don Garcie est cher à mes désirs,
Il peut d’un cœur illustre échauffer les soupirs :
115 Au milieu de Léon, on a vu son courage
Me donner de sa flamme un noble témoignage,
Braver en ma faveur les périls les plus grands,
M’enlever aux desseins de nos lâches tyrans.
Et dans ces murs forcés mettre ma destinée,
120 À couvert des horreurs d’un indigne hyménée ;
Et je ne cèle point que j’aurais de l’ennui,
Que la gloire en fût due à quelque autre qu’à lui ;
Car un cœur amoureux prend un plaisir extrême,
À se voir redevable, Élise, à ce qu’il aime ;
125 Et sa flamme timide ose mieux éclater,
Lorsqu’en favorisant, elle croit s’acquitter.
Oui, j’aime qu’un secours qui hasarde sa tête
Semble à sa passion donner droit de conquête.
J’aime que mon péril m’ait jetée en ses mains,
130 Et si les bruits communs ne sont pas des bruits vains ;
Si la bonté du Ciel nous ramène mon Frère,
Les vœux les plus ardents, que mon cœur puisse faire,
C’est que son bras encor, sur un perfide sang
Puisse aider à ce Frère, à reprendre son rang,
135 Et par d’heureux succès d’une haute vaillance
Mériter tous les soins de sa reconnaissance :
Mais avec tout cela, s’il pousse mon courroux,
S’il ne purge ses feux de leurs transports jaloux,
Et ne les range aux lois, que je lui veux prescrire,
140 C’est inutilement qu’il prétend Done Elvire.
L’hymen ne peut nous joindre, et j’abhorre des nœuds,
Qui deviendraient sans doute un Enfer pour tous deux.

Élise

Bien que l’on pût avoir des sentiments tout autres,
C’est au Prince, Madame, à se régler aux vôtres,
145 Et dans votre billet ils sont si bien marqués,
Que quand il les verra de la sorte expliqués…

Done Elvire

Je n’y veux point, Élise, employer cette lettre,
C’est un soin qu’à ma bouche, il me vaut mieux commettre.
La faveur d’un écrit laisse aux mains d’un Amant
150 Des témoins trop constants de notre attachement :
Ainsi donc empêchez, qu’au Prince on ne la livre.

Élise

Toutes vos volontés sont des lois qu’on doit suivre.
J’admire cependant que le Ciel ait jeté
Dans le goût des esprits tant de diversité,
155 Et que ce que les uns regardent comme outrage,
Soit vu par d’autres yeux sous un autre visage.
Pour moi je trouverais mon sort tout à fait doux,
Si j’avais un Amant qui pût être jaloux ;
Je saurais m’applaudir de son inquiétude ;
160 Et ce qui pour mon âme est souvent un peu rude,
C’est de voir Don Alvar ne prendre aucun souci.

Done Elvire

Nous ne le croyions pas si proche ; le voici.

Scène II §

Done Elvire, Don Alvar, Élise

Done Elvire

Votre retour surprend, qu’avez-vous à m’apprendre ?
Don Alphonse vient-il, a-t-on lieu de l’attendre ?

Don Alvar

165 Oui, Madame, et ce Frère en Castille élevé
De rentrer dans ses droits voit le temps arrivé.
Jusqu’ici Don Louis qui vit à sa prudence
Par le feu Roi mourant, commettre son enfance,
A caché ses destins aux yeux de tout l’État,
170 Pour l’ôter aux fureurs du traître Mauregat.
Et bien que le Tyran, depuis sa lâche audace,
L’ait souvent demandé pour lui rendre sa place ;
Jamais son zèle ardent n’a pris de sûreté,
À l’appas dangereux de sa fausse équité.
175 Mais les peuples émus par cette violence
Que vous a voulu faire une injuste puissance,
Ce généreux Vieillard a cru qu’il était temps
D’éprouver le succès d’un espoir de vingt ans.
Il a tenté Léon, et ses fidèles trames,
180 Des grands, comme du peuple ont pratiqué les âmes,
Tandis que la Castille armait dix mille bras,
Pour redonner ce Prince aux vœux de ses États ;
Il fait auparavant semer sa renommée,
Et ne veut le montrer qu’en tête d’une armée.
185 Que tout prêt à lancer le foudre punisseur,
Sous qui doit succomber un lâche ravisseur,
On investit Léon, et Don Sylve en personne
Commande le secours que son Père vous donne.

Done Elvire

Un secours si puissant doit flatter notre espoir ;
190 Mais je crains que mon Frère y puisse trop devoir.

Don Alvar

Mais, Madame, admirez que malgré la tempête
Que votre usurpateur voit gronder sur sa tête,
Tous les bruits de Léon annoncent pour certain,
Qu’à la Comtesse Ignès il va donner la main.

Done Elvire

195 Il cherche dans l’Hymen de cette illustre Fille
L’appui du grand crédit, où se voit sa famille ;
Je ne reçois rien d’elle, et j’en suis en souci,
Mais son cœur au Tyran fut toujours endurci.

Élise

De trop puissants motifs, d’honneur et de tendresse,
200 Opposent ses refus aux nœuds dont on la presse,
Pour…

Don Alvar

Le Prince entre ici.

Scène III §

Don Garcie, Done Elvire, Don Alvar, Élise

Don Garcie

Je viens m’intéresser,
Madame, au doux espoir, qu’il vous vient d’annoncer.
Ce Frère qui menace un Tyran plein de crimes,
Flatte de mon amour les transports légitimes.
205 Son sort offre à mon bras des périls glorieux,
Dont je puis faire hommage à l’éclat de vos yeux,
Et par eux m’acquérir, si le Ciel m’est propice,
La gloire d’un revers, que vous doit sa justice ;
Qui va faire à vos pieds choir l’infidélité,
210 Et rendre à votre sang toute sa dignité.
Mais ce qui plus me plaît, d’une atteinte si chère,
C’est que pour être Roi, le Ciel vous rend ce Frère ;
Et qu’ainsi mon amour peut éclater au moins
Sans qu’à d’autres motifs on impute ses soins ;
215 Et qu’il soit soupçonné, que dans votre personne
Il cherche à me gagner les droits d’une Couronne.
Oui, tout mon cœur voudrait montrer aux yeux de tous,
Qu’il ne regarde en vous autre chose que vous ;
Et cent fois, si je puis le dire sans offense,
220 Ses vœux se sont armés contre votre naissance,
Leur chaleur indiscrète a d’un destin plus bas
Souhaité le partage à vos divins appas,
Afin que de ce Cœur, le noble sacrifice
Pût du Ciel envers vous réparer l’injustice ;
225 Et votre sort tenir des mains de mon amour,
Tout ce qu’il doit au sang, dont vous tenez le jour.
Mais puisque enfin les Cieux, de tout ce juste hommage,
À mes feux prévenus dérobent l’avantage.
Trouvez bon que ces feux, prennent un peu d’espoir
230 Sur la mort que mon bras s’apprête à faire voir ;
Et qu’ils osent briguer par d’illustres services,
D’un Frère et d’un État les suffrages propices.

Done Elvire

Je sais que vous pouvez, Prince, en vengeant nos droits
Faire par votre amour parler cent beaux exploits.
235 Mais ce n’est pas assez pour le prix qu’il espère
Que l’aveu d’un État, et la faveur d’un Frère.
Done Elvire n’est pas au bout de cet effort,
Et je vous vois à vaincre un obstacle plus fort.

Don Garcie

Oui, Madame, j’entends ce que vous voulez dire,
240 Je sais bien que pour vous mon cœur en vain soupire ;
Et l’obstacle puissant, qui s’oppose à mes feux,
Sans que vous le nommiez, n’est pas secret pour eux.

Done Elvire

Souvent on entend mal, ce qu’on croit bien entendre,
Et par trop de chaleur, Prince, on se peut méprendre.
245 Mais puisqu’il faut parler, désirez-vous savoir,
Quand vous pourrez me plaire, et prendre quelque espoir ?

Don Garcie

Ce me sera, Madame, une faveur extrême.

Done Elvire

Quand vous saurez m’aimer, comme il faut que l’on aime.

Don Garcie

Et que peut-on, hélas ! observer sous les Cieux
250 Qui ne cède à l’ardeur, que m’inspirent vos yeux ?

Done Elvire

Quand votre passion ne fera rien paraître,
Dont se puisse indigner celle qui l’a fait naître.

Don Garcie

C’est là son plus grand soin.

Done Elvire

Quand tous ses mouvements
Ne prendront point de moi de trop bas sentiments.

Don Garcie

255 Ils vous révèrent trop.

Done Elvire

Quand d’un injuste ombrage
Votre raison saura me réparer l’outrage ;
Et que vous bannirez, enfin, ce monstre affreux,
Qui de son noir venin empoisonne vos feux.
Cette jalouse humeur, dont l’importun caprice,
260 Aux vœux, que vous m’offrez, rend un mauvais office,
S’oppose à leur attente, et contre eux à tous coups
Arme les mouvements de mon juste courroux.

Don Garcie

Ah ! Madame, il est vrai, quelque effort que je fasse,
Qu’un peu de jalousie en mon cœur trouve place,
265 Et qu’un Rival absent de vos divins appas
Au repos de ce cœur vient livrer des combats.
Soit caprice, ou raison, j’ai toujours la croyance
Que votre âme en ces lieux souffre de son absence ;
Et que malgré mes soins, vos soupirs amoureux
270 Vont trouver à tous coups ce Rival trop heureux.
Mais si de tels soupçons ont de quoi vous déplaire,
Il vous est bien facile, hélas ! de m’y soustraire ;
Et leur bannissement, dont j’accepte la Loi
Dépend bien plus de vous, qu’il ne dépend de moi.
275 Oui, c’est vous qui pouvez par deux mots pleins de flamme,
Contre la jalousie armer toute mon âme ;
Et des pleines clartés d’un glorieux espoir
Dissiper les horreurs que ce monstre y fait choir.
Daignez donc étouffer le doute qui m’accable,
280 Et faites qu’un aveu d’une bouche adorable
Me donne l’assurance au fort de tant d’assauts,
Que je ne puis trouver dans le peu que je vaux.

Done Elvire

Prince, de vos soupçons la tyrannie est grande :
Au moindre mot qu’il dit, un cœur veut qu’on l’entende,
285 Et n’aime pas ces feux, dont l’importunité
Demande qu’on s’explique avec tant de clarté.
Le premier mouvement qui découvre notre âme,
Doit d’un Amant discret satisfaire la flamme ;
Et c’est à s’en dédire autoriser nos vœux,
290 Que vouloir plus avant pousser de tels aveux.
Je ne dis point quel choix, s’il m’était volontaire,
Entre Don Sylve et vous, mon âme pourrait faire ;
Mais vouloir vous contraindre à n’être point jaloux,
Aurait dit quelque chose à tout autre que vous ;
295 Et je croyais cet ordre un assez doux langage
Pour n’avoir pas besoin d’en dire davantage.
Cependant votre amour n’est pas encor content ;
Il demande un aveu qui soit plus éclatant.
Pour l’ôter de scrupule, il me faut à vous-même,
300 En des termes exprès, dire que je vous aime ;
Et peut-être qu’encor pour vous en assurer
Vous vous obstineriez à m’en faire jurer.

Don Garcie

Hé bien, Madame, hé bien, je suis trop téméraire,
De tout ce qui vous plaît, je dois me satisfaire ;
305 Je ne demande point de plus grande clarté,
Je crois que vous avez pour moi quelque bonté,
Que d’un peu de pitié mon feu vous sollicite,
Et je me vois heureux plus que je ne mérite.
C’en est fait, je renonce à mes soupçons jaloux,
310 L’arrêt qui les condamne, est un arrêt bien doux ;
Et je reçois la Loi qu’il daigne me prescrire,
Pour affranchir mon cœur de leur injuste empire.

Done Elvire

Vous promettez beaucoup, Prince, et je doute fort,
Si vous pourrez sur vous faire ce grand effort.

Don Garcie

315 Ah ! Madame, il suffit pour me rendre croyable,
Que ce qu’on vous promet doit être inviolable ;
Et que l’heur d’obéir à sa divinité,
Ouvre aux plus grands efforts trop de facilité ;
Que le Ciel me déclare une éternelle guerre,
320 Que je tombe à vos pieds d’un éclat de tonnerre,
Ou pour périr encor par de plus rudes coups,
Puissé-je voir sur moi fondre votre courroux ;
Si jamais mon amour descend à la faiblesse
De manquer aux devoirs d’une telle promesse ;
325 Si jamais dans mon âme aucun jaloux transport
Fait…
Don Pèdre apporte un billet.

Done Elvire

J’en étais en peine, et tu m’obliges fort,
Que le Courrier attende. À ces regards qu’il jette,
Vois-je pas que déjà cet écrit l’inquiète.
Prodigieux effet de son tempérament,
330 Qui vous arrête, Prince, au milieu du serment ?

Don Garcie

J’ai cru que vous aviez quelque secret ensemble,
Et je ne voulais pas l’interrompre.

Done Elvire

Il me semble
Que vous me répondez d’un ton fort altéré,
Je vous vois tout à coup le visage égaré ;
335 Ce changement soudain a lieu de me surprendre,
D’où peut-il provenir, le pourrait-on apprendre ?

Don Garcie

D’un mal qui tout à coup vient d’attaquer mon cœur.

Done Elvire

Souvent plus qu’on ne croit ces maux ont de rigueur ;
Et quelque prompt secours vous serait nécessaire,
340 Mais encor dites-moi, vous prend-il d’ordinaire ?

Don Garcie

Parfois.

Done Elvire

Ah ! Prince faible, hé bien par cet écrit,
Guérissez-le ce mal, il n’est que dans l’esprit.

Don Garcie

Par cet écrit, Madame, ah ! ma main le refuse,
Je vois votre pensée, et de quoi l’on m’accuse ;
345 Si…

Done Elvire

Lisez-le, vous dis-je, et satisfaites-vous.

Don Garcie

Pour me traiter après, de faible, de jaloux ?
Non, non, je dois ici vous rendre un témoignage,
Qu’à mon cœur cet écrit n’a point donné d’ombrage ;
Et bien que vos bontés m’en laissent le pouvoir,
350 Pour me justifier je ne veux point le voir.

Done Elvire

Si vous vous obstinez à cette résistance,
J’aurais tort de vouloir vous faire violence ;
Et c’est assez enfin, que vous avoir pressé
De voir de quelle main ce billet m’est tracé.

Don Garcie

355 Ma volonté toujours vous doit être soumise,
Si c’est votre plaisir, que pour vous je le lise ;
Je consens volontiers à prendre cet emploi.

Done Elvire

Oui, oui, Prince, tenez vous le lirez pour moi.

Don Garcie

C’est pour vous obéir au moins, et je puis dire…

Done Elvire

360 C’est ce que vous voudrez, dépêchez-vous de lire.

Don Garcie

Il est de Done Ignès, à ce que je connais.

Done Elvire

Oui, je m’en réjouis, et pour vous, et pour moi.

Don Garcie lit.

Malgré l’effort d’un long mépris,
Le Tyran toujours m’aime, et depuis votre absence,
365 Vers moi pour me porter au dessein qu’il a pris,
Il semble avoir tourné toute sa violence,
Dont il poursuivait l’alliance
De vous et de son Fils.
Ceux qui sur moi peuvent avoir empire
370 Par de lâches motifs qu’un faux honneur inspire,
Approuvent tous cet indigne lien ;
J’ignore encor par où finira mon martyre :
Mais je mourrai plutôt que de consentir rien.
Puissiez-vous jouir, belle Elvire,
375 D’un destin plus doux que le mien.

D. IGNÈS

Il continue.
Dans la haute vertu son âme est affermie.

Done Elvire

Je vais faire réponse à cette illustre amie,
Cependant apprenez, Prince, à vous mieux armer
Contre ce qui prend droit de vous trop alarmer.
380 J’ai calmé votre trouble, avec cette lumière,
Et la chose a passé d’une douce manière ;
Mais à n’en point mentir il serait des moments,
Où je pourrais entrer dans d’autres sentiments.

Don Garcie

Hé quoi, vous croyez donc…

Done Elvire

Je crois ce qu’il faut croire.
385 Adieu, de mes avis conservez la mémoire,
Et s’il est vrai pour moi, que votre amour soit grand,
Donnez-en à mon cœur les preuves qu’il prétend.

Don Garcie

Croyez que désormais, c’est toute mon envie,
Et qu’avant qu’y manquer, je veux perdre la vie.

Fin du premier Acte.

Acte II §

Scène Première §

Élise, Don Lope

Élise

390 Tout ce que fait le Prince, à parler franchement,
N’est pas ce qui me donne un grand étonnement ;
Car que d’un noble amour une âme bien saisie,
En pousse les transports jusqu’à la jalousie,
Que de doutes fréquents ses vœux soient traversés,
395 Il est fort naturel, et je l’approuve assez ;
Mais ce qui me surprend, Don Lope, c’est d’entendre,
Que vous lui préparez les soupçons qu’il doit prendre,
Que votre âme les forme, et qu’il n’est en ces lieux,
Fâcheux que par vos soins, jaloux que par vos yeux,
400 Encore un coup, Don Lope, une âme bien éprise
Des soupçons qu’elle prend, ne me rend point surprise ;
Mais qu’on ait sans amour tous les soins d’un jaloux,
C’est une nouveauté qui n’appartient qu’à vous.

Don Lope

Que sur cette conduite à son aise l’on glose,
405 Chacun règle la sienne au but qu’il se propose ;
Et rebuté par vous des soins de mon amour,
Je songe auprès du Prince à bien faire ma Cour.

Élise

Mais savez-vous, qu’enfin, il fera mal la sienne,
S’il faut qu’en cette humeur votre esprit l’entretienne ?

Don Lope

410 Et quand, charmante Élise, a-t-on vu s’il vous plaît,
Qu’on cherche auprès des grands, que son propre intérêt ?
Qu’un parfait Courtisan veuille charger leur suite,
D’un censeur des défauts, qu’on trouve en leur conduite ;
Et s’aille inquiéter, si son discours leur nuit,
415 Pourvu que sa fortune en tire quelque fruit ?
Tout ce qu’on fait ne va, qu’à se mettre en leur grâce
Par la plus courte voie, on y cherche une place ;
Et les plus prompts moyens de gagner leur faveur,
C’est de flatter toujours le faible de leur cœur :
420 D’applaudir en aveugle à ce qu’ils veulent faire,
Et n’appuyer jamais ce qui peut leur déplaire ;
C’est là le vrai secret d’être bien auprès d’eux,
Les utiles conseils font passer pour fâcheux,
Et vous laissent toujours hors de la confidence,
425 Où vous jette d’abord l’adroite complaisance.
Enfin on voit partout, que l’art des Courtisans,
Ne tend qu’à profiter des faiblesses des Grands ;
À nourrir leurs erreurs, et jamais dans leur âme,
Ne porter les avis des choses qu’on y blâme.

Élise

430 Ces maximes un temps leur peuvent succéder ;
Mais il est des revers, qu’on doit appréhender.
Et dans l’esprit des Grands, qu’on tâche de surprendre,
Un rayon de lumière, à la fin peut descendre,
Qui sur tous ces flatteurs venge équitablement,
435 Ce qu’a fait à leur gloire, un long aveuglement.
Cependant je dirai, que votre âme s’explique
Un peu bien librement sur votre Politique ;
Et ses nobles motifs, au Prince rapportés,
Serviraient assez mal vos assiduités.

Don Lope

440 Outre que je pourrais désavouer, sans blâme,
Ces libres vérités, sur quoi s’ouvre mon âme ;
Je sais fort bien qu’Élise a l’esprit trop discret,
Pour aller divulguer cet entretien secret.
Qu’ai-je dit, après tout, que sans moi l’on ne sache ?
445 Et dans mon procédé que faut-il que je cache ?
On peut craindre une chute avec quelque raison,
Quand on met en usage, ou ruse, ou trahison.
Mais qu’ai-je à redouter, moi qui partout n’avance
Que les soins approuvés d’un peu de complaisance ;
450 Et qui suis seulement par d’utiles leçons
La pente qu’a le Prince à de jaloux soupçons ?
Son âme semble en vivre, et je mets mon étude,
À trouver des raisons à son inquiétude,
À voir de tous côtés, s’il ne se passe rien,
455 À fournir le sujet d’un secret entretien.
Et quand je puis venir enflé d’une nouvelle,
Donner à son repos une atteinte mortelle ;
C’est lors que plus il m’aime, et je vois sa raison
D’une audience avide avaler ce poison,
460 Et m’en remercier, comme d’une victoire,
Qui comblerait ses jours, de bonheur et de gloire.
Mais mon Rival paraît, je vous laisse tous deux,
Et bien que je renonce à l’espoir de vos vœux,
J’aurais un peu de peine à voir qu’en ma présence,
465 Il reçût des effets de quelque préférence ;
Et je veux, si je puis, m’épargner ce souci.

Élise

Tout Amant de bon sens en doit user ainsi.

Scène II §

Don Alvar, Élise.

Don Alvar

Enfin, nous apprenons que le Roi de Navarre
Pour les désirs du Prince, aujourd’hui se déclare ;
470 Et qu’un nouveau renfort de Troupes nous attend
Pour le fameux service, où son amour prétend.
Je suis surpris pour moi, qu’avec tant de vitesse,
On ait fait avancer… Mais…

Scène III §

Don Garcie, Élise, Don Alvar.

Don Garcie

Que fait la Princesse ?

Élise

Quelques lettres, Seigneur, je le présume ainsi ;
475 Mais elle va savoir que vous êtes ici.

Scène IV §

Don Garcie, seul.

J’attendrai qu’elle ait fait ; près de souffrir sa vue,
D’un trouble tout nouveau je me sens l’âme émue ;
Et la crainte mêlée à mon ressentiment,
Jette par tout mon corps un soudain tremblement.
480 Prince, prends garde au moins, qu’un aveugle caprice
Ne te conduise ici dans quelque précipice ;
Et que de ton esprit les désordres puissants,
Ne donnent un peu trop au rapport de tes sens.
Consulte ta raison, prends sa clarté pour guide,
485 Vois si de tes soupçons, l’apparence est solide,
Ne démens pas leur voix, mais aussi garde bien
Que pour les croire trop, ils ne t’imposent rien ;
Qu’à tes premiers transports ils n’osent trop permettre,
Et relis posément cette moitié de lettre.
490 Ha ! qu’est-ce que mon cœur, trop digne de pitié,
Ne voudrait pas donner pour son autre moitié !
Mais après tout que dis-je ? il suffit bien de l’une,
Et n’en voilà que trop pour voir mon infortune.
Quoique votre Rival…
495 Vous devez toutefois vous…
Et vous avez en vous à…
L’obstacle le plus grand…
Je chéris tendrement ce…
Pour me tirer des mains de…
500 Son amour, ses devoirs…
Mais il m’est odieux, avec…
Ôtez donc à vos feux ce…
Méritez les regards que l'on…
Et lorsqu'on vous oblige…
505 Ne vous obstinez point à…
Oui, mon sort par ces mots est assez éclairci :
Son coeur, comme sa main, se fait connaître ici ;
Et les sens imparfaits de cet écrit funeste,
Pour s'expliquer à moi, n'ont pas besoin du reste.
510 Toutefois dans l'abord agissons doucement,
Couvrons à l'infidèle un vif ressentiment ;
Et de ce que je tiens, ne donnant point d'indice,
Confondons son esprit par son propre artifice.
La voici, ma raison, renferme mes transports,
515 Et rends-toi pour un temps maîtresse du dehors.

Scène V §

Done Elvire, Don Garcie

Done Elvire

Vous avez bien voulu que je vous fisse attendre ?

Don Garcie

Ha ! qu’elle cache bien.

Done Elvire

On vient de nous apprendre
Que le Roi votre Père approuve vos projets,
Et veut bien que son Fils nous rende nos Sujets,
520 Et mon âme en a pris une allégresse extrême.

Don Garcie

Oui, Madame, et mon cœur s’en réjouit de même,
Mais…

Done Elvire

Le Tyran sans doute aura peine à parer
Les foudres que partout il entend murmurer,
Et j’ose me flatter que le même courage
525 Qui pût bien me soustraire à sa brutale rage ;
Et dans les murs d’Astorgue, arrachés de ses mains,
Me faire un sûr asile à braver ses desseins :
Pourra de tout Léon, achevant la conquête,
Sous ses nobles efforts faire choir cette tête.

Don Garcie

530 Le succès en pourra parler dans quelques jours,
Mais de grâce passons à quelque autre discours.
Puis-je sans trop oser vous prier de me dire,
À qui vous avez pris, Madame, soin d’écrire,
Depuis que le destin nous a conduits ici ?

Done Elvire

535 Pourquoi cette demande ? et d’où vient ce souci ?

Don Garcie

D’un désir curieux de pure fantaisie.

Done Elvire

La curiosité naît de la jalousie.

Don Garcie

Non, ce n’est rien du tout de ce que vous pensez,
Vos ordres de ce mal me défendent assez.

Done Elvire

540 Sans chercher plus avant quel intérêt vous presse,
J’ai deux fois à Léon, écrit à la Comtesse ;
Et deux fois au Marquis Don Louis, à Burgos,
Avec cette réponse êtes-vous en repos ?

Don Garcie

Vous n’avez point écrit à quelque autre personne,
545 Madame ?

Done Elvire

Non, sans doute, et ce discours m’étonne.

Don Garcie

De grâce songez bien avant que d’assurer,
En manquant de mémoire on peut se parjurer.

Done Elvire

Ma bouche sur ce point ne peut être parjure.

Don Garcie

Elle a dit toutefois une haute imposture.

Done Elvire

550 Prince.

Don Garcie

Madame.

Done Elvire

Ô Ciel! quel est ce mouvement,
Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

Don Garcie

Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue,
J’ai pris pour mon malheur le poison qui me tue ;
Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
555 Dans les traîtres appas, dont je fus enchanté.

Done Elvire

De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

Don Garcie

Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre ;
Mais tous moyens de fuir lui vont être soustraits,
Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
560 Sans avoir vu le reste, il m’est assez facile
De découvrir pour qui vous employez ce style.

Done Elvire

Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit ?

Don Garcie

Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit ?

Done Elvire

L’innocence à rougir n’est point accoutumée.

Don Garcie

565 Il est vrai qu’en ces lieux on la voit opprimée,
Ce billet démenti pour n’avoir point de seing.

Done Elvire

Pourquoi le démentir, puisqu’il est de ma main ?

Don Garcie

Encore est-ce beaucoup que de franchise pure,
Vous demeuriez d’accord, que c’est votre écriture ;
570 Mais ce sera, sans doute, et j’en serais garant,
Un billet qu’on envoie à quelque indifférent,
Ou du moins ce qu’il a de tendresse évidente
Sera pour une amie, ou pour quelque parente.

Done Elvire

Non, c’est pour un Amant, que ma main l’a formé,
575 Et j’ajoute de plus pour un Amant aimé.

Don Garcie

Et je puis, ô Perfide…

Done Elvire

Arrêtez, Prince indigne
De ce lâche transport l’égarement insigne,
Bien que de vous mon cœur ne prenne point de loi,
Et ne doive en ces lieux aucun compte qu’à soi,
580 Je veux bien me purger pour votre seul supplice,
Du crime que m’impose un insolent caprice ;
Vous serez éclairci, n’en doutez nullement,
J’ai ma défense prête en ce même moment.
Vous allez recevoir une pleine lumière,
585 Mon innocence ici paraîtra toute entière ;
Et je veux vous mettant juge en votre intérêt,
Vous faire prononcer vous-même votre arrêt.

Don Garcie

Ce sont propos obscurs, qu’on ne saurait comprendre.

Done Elvire

Bientôt à vos dépens vous me pourrez entendre.
590 Élise, holà.

Scène VI §

Élise, Done Elvire, Don Garcie

Élise

Madame.

Done Elvire

Observez bien au moins,
Si j'ose à vous tromper employer quelques soins,
Si par un seul coup d'œil, ou geste qui l'instruise,
Je cherche de ce coup à parer la surprise.
Le billet que tantôt ma main avait tracé,
595 Répondez promptement, où l'avez-vous laissé ?

Élise

Madame, j’ai sujet de m’avouer coupable,
Je ne sais comme il est demeuré sur ma table ;
Mais on vient de m’apprendre en ce même moment,
Que Don Lope venant dans mon appartement,
600 Par une liberté, qu’on lui voit se permettre,
A fureté partout, et trouvé cette lettre.
Comme il la dépliait, Léonor a voulu
S’en saisir promptement, avant qu’il eût rien lu ;
Et se jetant sur lui, la lettre contestée,
605 En deux justes moitiés dans leurs mains est restée,
Et Don Lope aussitôt prenant un prompt essor,
A dérobé la sienne aux soins de Léonor.

Done Elvire

Avez-vous ici l’autre ?

Élise

Oui, la voilà, Madame.

Done Elvire

Donnez, nous allons voir qui mérite le blâme,
610 Avec votre moitié rassemblez celle-ci,
Lisez, et hautement, je veux l’entendre aussi.

Don Garcie

Au Prince Don Garcie ! ah.

Done Elvire

Achevez de lire,
Votre âme pour ce mot ne doit pas s’interdire.

Don Garcie lit.

Quoique votre Rival, Prince, alarme votre âme,
615 Vous devez toutefois vous craindre plus que lui,
Et vous avez en vous à détruire aujourd’hui
L’obstacle le plus grand que trouve votre flamme.
Je chéris tendrement ce qu’a fait Don Garcie,
Pour me tirer des mains de nos fiers ravisseurs,
620 Son amour, ses devoirs ont pour moi des douceurs ;
Mais il m’est odieux avec sa jalousie.
Ôtez donc à vos feux, ce qu'ils en font paraître,
Méritez les regards que l'on jette sur eux ;
Et lorsqu'on vous oblige à vous tenir heureux,
625 Ne vous obstinez point à ne pas vouloir l'être.

Done Elvire

Hé bien, que dites-vous ?

Don Garcie

Ha ! Madame, je dis,
Qu’à cet objet mes sens demeurent interdits ;
Que je vois dans ma plainte une horrible injustice,
Et qu’il n’est point pour moi d’assez cruel supplice.

Done Elvire

630 Il suffit, apprenez que si j’ai souhaité
Qu’à vos yeux cet écrit pût être présenté ;
C’est pour le démentir, et cent fois me dédire
De tout ce que pour vous, vous y venez de lire.
Adieu Prince.

Don Garcie

Madame, hélas ! où fuyez-vous ?

Done Elvire

635 Où vous ne serez point, trop odieux jaloux.

Don Garcie

Ha ! Madame, excusez un Amant misérable,
Qu’un sort prodigieux a fait vers vous coupable,
Et qui, bien qu’il vous cause un courroux si puissant,
Eût été plus blâmable à rester innocent.
640 Car enfin, peut-il être une âme bien atteinte,
Dont l’espoir le plus doux ne soit mêlé de crainte ?
Et pourriez-vous penser que mon cœur eût aimé,
Si ce billet fatal ne l’eût point alarmé ?
S’il n’avait point frémi des coups de cette foudre,
645 Dont je me figurais tout mon bonheur en poudre ;
Vous-même, dites-moi, si cet événement,
N’eût pas dans mon erreur jeté tout autre Amant ?
Si d’une preuve, hélas ! qui me semblait si claire,
Je pouvais démentir…

Done Elvire

Oui, vous le pouviez faire,
650 Et dans mes sentiments assez bien déclarés
Vos doutes rencontraient des garants assurés ;
Vous n’aviez rien à craindre, et d’autres sur ce gage,
Auraient du monde entier bravé le témoignage.

Don Garcie

Moins on mérite un bien qu’on nous fait espérer,
655 Plus notre âme a de peine à pouvoir s’assurer ;
Un sort trop plein de gloire à nos yeux est fragile,
Et nous laisse aux soupçons une pente facile.
Pour moi qui crois si peu mériter vos bontés,
J’ai douté du bonheur de mes témérités ;
660 J’ai cru que dans ces lieux rangés sous ma puissance
Votre âme se forçait à quelque complaisance ;
Que déguisant pour moi votre sévérité…

Done Elvire

Et je pourrais descendre à cette lâcheté,
Moi prendre le parti d’une honteuse feinte,
665 Agir par les motifs d’une servile crainte,
Trahir mes sentiments, et pour être en vos mains,
D’un masque de faveur vous couvrir mes dédains ;
La gloire sur mon cœur aurait si peu d’empire,
Vous pouvez le penser, et vous me l’osez dire ?
670 Apprenez que ce cœur ne sait point s’abaisser,
Qu’il n’est rien sous les Cieux qui puisse l’y forcer.
Et s’il vous a fait voir par une erreur insigne
Des marques de bonté, dont vous n’étiez pas digne ;
Qu’il saura bien montrer malgré votre pouvoir,
675 La haine que pour vous il se résout d’avoir ;
Braver votre furie, et vous faire connaître
Qu’il n’a point été lâche, et ne veut jamais l’être.

Don Garcie

Hé bien, je suis coupable, et ne m’en défends pas,
Mais je demande grâce à vos divins appas ;
680 Je la demande au nom de la plus vive flamme,
Dont jamais deux beaux yeux aient fait brûler une âme.
Que si votre courroux ne peut être apaisé,
Si mon crime est trop grand pour se voir excusé,
Si vous ne regardez, ni l’amour qui le cause,
685 Ni le vif repentir que mon cœur vous expose ;
Il faut qu’un coup heureux, en me faisant mourir,
M’arrache à des tourments que je ne puis souffrir.
Non ne présumez pas, qu’ayant su vous déplaire,
Je puisse vivre une heure avec votre colère.
690 Déjà de ce moment la barbare longueur,
Sous ses cuisants remords fait succomber mon cœur ;
Et de mille Vautours les blessures cruelles,
N’ont rien de comparable à ses douleurs mortelles ;
Madame, vous n’avez qu’à me le déclarer,
695 S’il n’est point de pardon que je doive espérer,
Cette épée aussitôt, par un coup favorable
Va percer à vos yeux le cœur d’un misérable ;
Ce cœur, ce traître cœur, dont les perplexités,
Ont si fort outragé vos extrêmes bontés ;
700 Trop heureux en mourant, si ce coup légitime
Efface en votre esprit l’image de mon crime ;
Et ne laisse aucuns traits de votre aversion
Au faible souvenir de mon affection ;
C’est l’unique faveur que demande ma flamme.

Done Elvire

705 Ha ! Prince trop cruel.

Don Garcie

Dites, parlez, Madame.

Done Elvire

Faut-il encor pour vous conserver des bontés,
Et vous voir m’outrager par tant d’indignités ?

Don Garcie

Un cœur ne peut jamais outrager quand il aime,
Et ce que fait l’amour il l’excuse lui-même.

Done Elvire

710 L’amour n’excuse point de tels emportements.

Don Garcie

Tout ce qu’il a d’ardeur passe en ses mouvements,
Et plus il devient fort, plus il trouve de peine…

Done Elvire

Non, ne m’en parlez point, vous méritez ma haine.

Don Garcie

Vous me haïssez donc ?

Done Elvire

J’y veux tâcher au moins ;
715 Mais, hélas ! je crains bien que j’y perde mes soins,
Et que tout le courroux qu’excite votre offense
Ne puisse jusque-là faire aller ma vengeance.

Don Garcie

D’un supplice si grand ne tentez point l’effort,
Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ;
720 Prononcez-en l’arrêt, et j’obéis sur l’heure.

Done Elvire

Qui ne saurait haïr, ne peut vouloir qu’on meure.

Don Garcie

Et moi je ne puis vivre, à moins que vos bontés
Accordent un pardon à mes témérités,
Résolvez l’un des deux, de punir, ou d’absoudre.

Done Elvire

725 Hélas ! j’ai trop fait voir, ce que je puis résoudre.
Par l’aveu d’un pardon, n’est-ce pas se trahir,
Que dire au Criminel qu’on ne le peut haïr ?

Don Garcie

Ah ! c’en est trop, souffrez, adorable Princesse…

Done Elvire

Laissez, je me veux mal d’une telle faiblesse.

Don Garcie

730 Enfin je suis…

Scène VII §

Don Lope, Don Garcie

Don Lope

Seigneur, je viens vous informer
D’un secret dont vos feux ont droit de s’alarmer.

Don Garcie

Ne me viens point parler de secret, ni d’alarme
Dans les doux mouvements du transport qui me charme,
Après ce qu’à mes yeux on vient de présenter,
735 Il n’est point de soupçons que je doive écouter ;
Et d’un divin objet la bonté sans pareille,
À tous ces vains rapports, doit fermer mon oreille,
Ne m’en fais plus.

Don Lope

Seigneur, je veux ce qu’il vous plaît,
Mes soins en tout ceci n’ont que votre intérêt ;
740 J’ai cru que le secret que je viens de surprendre
Méritait bien qu’en hâte on vous le vînt apprendre ;
Mais puisque vous voulez que je n’en touche rien,
Je vous dirai, Seigneur, pour changer d’entretien,
Que déjà dans Léon on voit chaque famille
745 Lever le masque au bruit des Troupes de Castille,
Et que surtout le Peuple y fait pour son vrai Roi
Un éclat à donner au Tyran de l’effroi.

Don Garcie

La Castille du moins n’aura pas la victoire,
Sans que nous essayions d’en partager la gloire ;
750 Et nos Troupes aussi peuvent être en état,
D’imprimer quelque crainte au cœur de Mauregat.
Mais quel est ce secret, dont tu voulais m’instruire,
Voyons un peu ?

Don Lope

Seigneur, je n’ai rien à vous dire.

Don Garcie

Va, va, parle, mon cœur t’en donne le pouvoir.

Don Lope

755 Vos paroles, Seigneur, m’en ont trop fait savoir,
Et puisque mes avis ont de quoi vous déplaire,
Je saurai désormais trouver l’art de me taire.

Don Garcie

Enfin, je veux savoir la chose absolument.

Don Lope

Je ne réplique point à ce commandement ;
760 Mais, Seigneur, en ce lieu le devoir de mon zèle
Trahirait le secret d’une telle nouvelle.
Sortons pour vous l’apprendre, et sans rien embrasser,
Vous-même vous verrez ce qu’on en doit penser.

Fin du second Acte.

Acte III §

Scène Première §

Done Elvire, Élise

Done Elvire

Élise, que dis-tu de l’étrange faiblesse,
765 Que vient de témoigner le cœur d’une Princesse ?
Que dis-tu de me voir tomber si promptement,
De toute la chaleur de mon ressentiment ;
Et malgré tant d’éclat relâcher mon courage
Au pardon trop honteux d’un si cruel outrage ?

Élise

770 Moi, je dis que d’un cœur que nous pouvons chérir,
Une injure sans doute est bien dure à souffrir :
Mais que s’il n’en est point qui davantage irrite,
Il n’en est point aussi qu’on pardonne si vite ;
Et qu’un coupable aimé triomphe à nos genoux
775 De tous les prompts transports du plus bouillant courroux,
D’autant plus aisément, Madame, quand l’offense
Dans un excès d’amour peut trouver sa naissance ;
Ainsi quelque dépit que l’on vous ait causé,
Je ne m’étonne point de le voir apaisé ;
780 Et je sais quel pouvoir malgré votre menace,
À de pareils forfaits donnera toujours grâce.

Done Elvire

Ah ! sache quelque ardeur qui m’impose des lois,
Que mon front a rougi pour la dernière fois ;
Et que si désormais on pousse ma colère,
785 Il n’est point de retour qu’il faille qu’on espère.
Quand je pourrais reprendre un tendre sentiment,
C’est assez contre lui que l’éclat d’un serment ;
Car enfin un esprit qu’un peu d’orgueil inspire,
Trouve beaucoup de honte à se pouvoir dédire ;
790 Et souvent aux dépens d’un pénible combat,
Fait sur ses propres vœux un illustre attentat,
S’obstine par honneur, et n’a rien qu’il n’immole
À la noble fierté de tenir sa parole.
Ainsi dans le pardon que l’on vient d’obtenir,
795 Ne prends point de clartés pour régler l’avenir ;
Et quoi qu’à mes destins la fortune prépare,
Crois que je ne puis être au Prince de Navarre,
Que de ces noirs accès qui troublent sa raison,
Il n’ait fait éclater l’entière guérison,
800 Et réduit tout mon cœur que ce mal persécute,
À n’en plus redouter l’affront d’une rechute.

Élise

Mais quel affront nous fait le transport d’un jaloux ?

Done Elvire

En est-il un qui soit plus digne de courroux ?
Et puisque notre cœur fait un effort extrême,
805 Lorsqu’il se peut résoudre à confesser qu’il aime ;
Puisque l’honneur du Sexe en tout temps rigoureux,
Oppose un fort obstacle à de pareils aveux,
L’Amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle,
Doit-il impunément douter de cet Oracle ?
810 Et n’est-il pas coupable, alors qu’il ne croit pas,
Ce qu’on ne dit jamais qu’après de grands combats ?

Élise

Moi, je tiens que toujours un peu de défiance,
En ces occasions n’a rien qui nous offense ;
Et qu’il est dangereux qu’un cœur qu’on a charmé,
815 Soit trop persuadé, Madame, d’être aimé,
Si…

Done Elvire

N’en disputons plus, chacun a sa pensée,
C’est un scrupule, enfin, dont mon âme est blessée ;
Et contre mes désirs, je sens je ne sais quoi,
Me prédire un éclat entre le Prince et moi ;
820 Qui malgré ce qu’on doit aux vertus dont il brille…
Mais ô Ciel ! en ces lieux, Don Sylve de Castille ;
Ah ! Seigneur, par quel sort vous vois-je maintenant ?

Scène II §

Don Sylve, Done Elvire, Élise

Don Sylve

Je sais que mon abord, Madame, est surprenant,
Et qu’être sans éclat entré dans cette Ville,
825 Dont l’ordre d’un Rival rend l’accès difficile ;
Qu’avoir pu me soustraire aux yeux de ses Soldats,
C’est un événement que vous n’attendiez pas.
Mais si j’ai dans ces lieux franchi quelques obstacles,
L’ardeur de vous revoir peut bien d’autres miracles,
830 Tout mon cœur a senti par de trop rudes coups
Le rigoureux destin d’être éloigné de vous ;
Et je n’ai pu nier au tourment qui le tue,
Quelques moments secrets d’une si chère vue.
Je viens vous dire donc que je rends grâce aux Cieux,
835 De vous voir hors des mains d’un Tyran odieux ;
Mais parmi les douceurs d’une telle aventure,
Ce qui m’est un sujet d’éternelle torture,
C’est de voir qu’à mon bras les rigueurs de mon sort,
Ont envié l’honneur de cet illustre effort,
840 Et fait à mon Rival, avec trop d’injustice,
Offrir les doux périls d’un si fameux service ;
Oui, Madame, j’avais pour rompre vos liens
Des sentiments sans doute aussi beaux que les siens ;
Et je pouvais pour vous gagner cette victoire,
845 Si le Ciel n’eût voulu m’en dérober la gloire.

Done Elvire

Je sais, Seigneur, je sais, que vous avez un cœur,
Qui des plus grands périls vous peut rendre vainqueur ;
Et je ne doute point que ce généreux zèle,
Dont la chaleur vous pousse à venger ma querelle,
850 N’eût contre les efforts d’un indigne projet
Pu faire en ma faveur tout ce qu’un autre a fait.
Mais sans cette action, dont vous étiez capable,
Mon sort à la Castille est assez redevable ;
On sait ce qu’en ami, plein d’ardeur et de foi,
855 Le Comte votre Père a fait pour le feu Roi,
Après l’avoir aidé, jusqu’à l’heure dernière,
Il donne en ses États un asile à mon Frère.
Quatre Lustres entiers, il y cache son sort,
Aux barbares fureurs de quelque lâche effort ;
860 Et pour rendre à son front l’éclat d’une Couronne,
Contre nos ravisseurs vous marchez en personne.
N’êtes-vous pas content, et ces soins généreux,
Ne m’attachent-ils point par d’assez puissants nœuds ?
Quoi votre âme, Seigneur, serait-elle obstinée
865 À vouloir asservir toute ma destinée ;
Et faut-il que jamais il ne tombe sur nous
L’ombre d’un seul bienfait qu’il ne vienne de vous ?
Ah ! souffrez dans les maux, où mon destin m’expose,
Qu’aux soins d’un autre aussi, je doive quelque chose ;
870 Et ne vous plaignez point de voir un autre bras,
Acquérir de la gloire, où le vôtre n’est pas.

Don Sylve

Oui, Madame, mon cœur doit cesser de s’en plaindre,
Avec trop de raison vous voulez m’y contraindre,
Et c’est injustement qu’on se plaint d’un malheur,
875 Quand un autre plus grand s’offre à notre douleur.
Ce secours d’un Rival m’est un cruel martyre ;
Mais, hélas ! de mes maux, ce n’est pas là le pire,
Le coup, le rude coup, dont je suis atterré,
C’est de me voir par vous ce Rival préféré.
880 Oui, je ne vois que trop, que ses feux pleins de gloire,
Sur les miens dans votre âme emportent la victoire ;
Et cette occasion de servir vos appas,
Cet avantage offert de signaler son bras,
Cet éclatant exploit qui vous fut salutaire,
885 N’est que le pur effet du bonheur de vous plaire,
Que le secret pouvoir d’un astre merveilleux,
Qui fait tomber la gloire, où s’attachent vos vœux ;
Ainsi tous mes efforts ne seront que fumée,
Contre vos fiers Tyrans je conduis une armée.
890 Mais je marche en tremblant à cet illustre emploi,
Assuré que vos vœux ne seront pas pour moi,
Et que s’ils sont suivis, la fortune prépare
L’heur des plus beaux succès aux soins de la Navarre.
Ah ! Madame, faut-il me voir précipité
895 De l’espoir glorieux dont je m’étais flatté ;
Et ne puis-je savoir quels crimes on m’impute,
Pour avoir mérité cette effroyable chute ?

Done Elvire

Ne me demandez rien avant que regarder,
Ce qu’à mes sentiments vous devez demander ;
900 Et sur cette froideur qui semble vous confondre,
Répondez-vous, Seigneur, ce que je puis répondre ;
Car enfin tous vos soins ne sauraient ignorer
Quels secrets de votre âme on m’a su déclarer,
Et je la crois cette âme, et trop noble, et trop haute,
905 Pour vouloir m’obliger à commettre une faute ;
Vous-même, dites-vous s’il est de l’équité,
De me voir couronner une infidélité,
Si vous pouviez m’offrir, sans beaucoup d’injustice
Un cœur à d’autres yeux offert en sacrifice,
910 Vous plaindre avec raison, et blâmer mes refus,
Lorsqu’ils veulent d’un crime affranchir vos vertus.
Oui, Seigneur, c’est un crime, et les premières flammes,
Ont des droits si sacrés sur les illustres âmes,
Qu’il faut perdre grandeurs, et renoncer au jour,
915 Plutôt que de pencher vers un second amour.
J’ai pour vous cette ardeur que peut prendre l’estime,
Pour un courage haut, pour un cœur magnanime ;
Mais n’exigez de moi que ce que je vous dois,
Et soutenez l’honneur de votre premier choix.
920 Malgré vos feux nouveaux, voyez quelle tendresse
Vous conserve le cœur de l’aimable Comtesse ;
Ce que pour un ingrat, (car vous l’êtes Seigneur),
Elle a d’un choix constant refusé le bonheur.
Quel mépris généreux dans son ardeur extrême,
925 Elle a fait de l’éclat, que donne un Diadème ;
Voyez combien d’efforts pour vous elle a bravés,
Et rendez à son cœur, ce que vous lui devez.

Don Sylve

Ah ! Madame, à mes yeux n’offrez point son mérite,
Il n’est que trop présent à l’ingrat qui la quitte ;
930 Et si mon cœur vous dit, ce que pour elle il sent,
J’ai peur qu’il ne soit pas envers vous innocent.
Oui, ce cœur l’ose plaindre, et ne suit pas sans peine
L’impérieux effort de l’amour qui l’entraîne,
Aucun espoir pour vous n’a flatté mes désirs,
935 Qui ne m’ait arraché pour elle des soupirs ;
Qui n’ait dans ses douceurs fait jeter à mon âme,
Quelques tristes regards, vers sa première flamme,
Se reprocher l’effet de vos divins attraits,
Et mêler des remords à mes plus chers souhaits.
940 J’ai fait plus que cela, puisqu’il vous faut tout dire,
Oui, j’ai voulu sur moi vous ôter votre empire,
Sortir de votre chaîne, et rejeter mon cœur,
Sous le joug innocent de son premier vainqueur.
Mais après mes efforts ma constance abattue,
945 Voit un cours nécessaire à ce mal qui me tue ;
Et dût être mon sort à jamais malheureux,
Je ne puis renoncer à l’espoir de mes vœux ;
Je ne saurais souffrir l’épouvantable idée
De vous voir par un autre à mes yeux possédée ;
950 Et le flambeau du jour qui m’offre vos appas,
Doit avant cet Hymen éclairer mon trépas.
Je sais que je trahis une Princesse aimable,
Mais, Madame, après tout mon cœur est-il coupable ;
Et le fort ascendant, que prend votre beauté,
955 Laisse-t-il aux esprits aucune liberté ?
Hélas ! je suis ici, bien plus à plaindre qu’elle,
Son cœur, en me perdant, ne perd qu’un infidèle.
D’un pareil déplaisir on se peut consoler ;
Mais moi par un malheur qui ne peut s’égaler,
960 J’ai celui de quitter une aimable personne,
Et tous les maux encor que mon amour me donne.

Done Elvire

Vous n’avez que les maux que vous voulez avoir,
Et toujours notre cœur est en notre pouvoir ;
Il peut bien quelquefois montrer quelque faiblesse,
965 Mais enfin, sur nos sens, la raison, la maîtresse…

Scène III §

Don Garcie, Done Elvire, Don Sylve.

Don Garcie

Madame, mon abord, comme je connais bien,
Assez mal à propos trouble votre entretien ;
Et mes pas en ce lieu, s’il faut que je le die,
Ne croyaient pas trouver si bonne compagnie.

Done Elvire

970 Cette vue, en effet, surprend au dernier point,
Et de même que vous, je ne l’attendais point.

Don Garcie

Oui, Madame, je crois, que de cette visite,
Comme vous l’assurez, vous n’étiez point instruite ;
Mais, Seigneur, vous deviez nous faire au moins l’honneur
975 De nous donner avis de ce rare bonheur ;
Et nous mettre en état, sans nous vouloir surprendre,
De vous rendre en ces lieux, ce qu’on voudrait vous rendre.

Don Sylve

Les héroïques soins vous occupent si fort,
Que de vous en tirer, Seigneur, j’aurais eu tort ;
980 Et des grands Conquérants les sublimes pensées
Sont aux civilités avec peine abaissées.

Don Garcie

Mais les grands Conquérants, dont on vante les soins,
Loin d’aimer le secret, affectent les témoins.
Leur âme dès l’enfance à la gloire élevée,
985 Les fait dans leurs projets aller tête levée ;
Et s’appuyant toujours sur des hauts sentiments,
Ne s’abaisse jamais à des déguisements.
Ne commettez-vous point vos vertus héroïques,
En passant dans ces lieux par des sourdes pratiques ;
990 Et ne craignez-vous point, qu’on puisse aux yeux de tous
Trouver cette action trop indigne de vous ?

Don Sylve

Je ne sais si quelqu’un blâmera ma conduite,
Au secret que j’ai fait d’une telle visite ;
Mais je sais qu’aux projets qui veulent la clarté,
995 Prince, je n’ai jamais cherché l’obscurité.
Et quand j’aurai sur vous à faire une entreprise,
Vous n’aurez pas sujet de blâmer la surprise ;
Il ne tiendra qu’à vous de vous en garantir,
Et l’on prendra le soin de vous en avertir.
1000 Cependant demeurons aux termes ordinaires,
Remettons nos débats après d’autres affaires ;
Et d’un sang un peu chaud réprimant les bouillons,
N’oublions pas tous deux, devant qui nous parlons.

Done Elvire

Prince, vous avez tort, et sa visite est telle,
1005 Que vous…

Don Garcie

Ah ! c’en est trop que prendre sa querelle,
Madame, et votre esprit devrait feindre un peu mieux,
Lorsqu’il veut ignorer sa venue en ces lieux.
Cette chaleur si prompte, à vouloir la défendre,
Persuade assez mal, qu’elle ait pu vous surprendre.

Done Elvire

1010 Quoi que vous soupçonniez, il m’importe si peu,
Que j’aurais du regret d’en faire un désaveu.

Don Garcie

Poussez donc jusqu’au bout cet orgueil héroïque,
Et que sans hésiter tout votre cœur s’explique ;
C’est au déguisement donner trop de crédit,
1015 Ne désavouez rien, puisque vous l’avez dit.
Tranchez, tranchez le mot, forcez toute contrainte,
Dites que de ses feux vous ressentez l’atteinte ;
Que pour vous sa présence a des charmes si doux…

Done Elvire

Et si je veux l’aimer m’en empêcherez-vous ?
1020 Avez-vous sur mon cœur quelque empire à prétendre,
Et pour régler mes vœux ai-je votre ordre à prendre ?
Sachez que trop d’orgueil a pu vous décevoir,
Si votre cœur sur moi s’est cru quelque pouvoir ;
Et que mes sentiments sont d’une âme trop grande
1025 Pour vouloir les cacher, lorsqu’on me les demande :
Je ne vous dirai point si le Comte est aimé,
Mais apprenez de moi qu’il est fort estimé,
Que ses hautes vertus, pour qui je m’intéresse,
Méritent mieux que vous les vœux d’une Princesse,
1030 Que je garde aux ardeurs, aux soins qu’il me fait voir
Tout le ressentiment qu’une âme puisse avoir.
Et que si des destins la fatale puissance,
M’ôte la liberté d’être sa récompense ;
Au moins est-il en moi de promettre à ses vœux,
1035 Qu’on ne me verra point le butin de vos feux.
Et sans vous amuser d’une attente frivole,
C’est à quoi je m’engage, et je tiendrai parole.
Voilà mon cœur ouvert, puisque vous le voulez,
Et mes vrais sentiments à vos yeux étalés ;
1040 Êtes-vous satisfait, et mon âme attaquée,
S’est-elle à votre avis assez bien expliquée ?
Voyez pour vous ôter tout lieu de soupçonner,
S’il reste quelque jour encore à vous donner ;
Cependant si vos soins s’attachent à me plaire,
1045 Songez que votre bras, Comte, m’est nécessaire ;
Et d’un capricieux, quels que soient les transports,
Qu’à punir nos Tyrans, il doit tous ses efforts.
Fermez l’oreille, enfin, à toute sa furie,
Et pour vous y porter, c’est moi qui vous en prie.

Scène IV §

Don Garcie, Don Sylve.

Don Garcie

1050 Tout vous rit, et votre âme en cette occasion
Jouit superbement de ma confusion ;
Il vous est doux de voir un aveu plein de gloire,
Sur les feux d’un Rival marquer votre victoire ;
Mais c’est à votre joie un surcroît sans égal,
1055 D’en avoir pour témoins les yeux de ce Rival ;
Et mes prétentions hautement étouffées,
À vos vœux triomphants sont d’illustres trophées ;
Goûtez à pleins transports ce bonheur éclatant,
Mais sachez qu’on n’est pas encore où l’on prétend.
1060 La fureur qui m’anime a de trop justes causes,
Et l’on verra peut-être arriver bien des choses ;
Un désespoir va loin quand il est échappé,
Et tout est pardonnable à qui se voit trompé.
Si l’ingrate à mes yeux pour flatter votre flamme,
1065 À jamais n’être à moi, vient d’engager son âme ;
Je saurai bien trouver dans mon juste courroux
Les moyens d’empêcher qu’elle ne soit à vous.

Don Sylve

Cet obstacle n'est pas ce qui me met en peine,
Nous verrons quelle attente en tout cas sera vaine,
1070 Et chacun de ses feux pourra par sa valeur,
Ou défendre la gloire, ou venger le malheur.
Mais comme entre Rivaux, l'âme la plus posée,
À des termes d'aigreur, trouve une pente aisée,
Et que je ne veux point qu'un pareil entretien
1075 Puisse trop échauffer votre esprit, et le mien ;
Prince, affranchissez-moi d'une gêne secrète,
Et me donnez moyen de faire ma retraite.

Don Garcie

Non, non, ne craignez point qu’on pousse votre esprit,
À violer ici l’ordre qu’on vous prescrit ;
1080 Quelque juste fureur qui me presse, et vous flatte,
Je sais, Comte, je sais, quand il faut qu’elle éclate.
Ces lieux vous sont ouverts, oui, sortez-en, sortez,
Glorieux des douceurs que vous en remportez ;
Mais encore une fois, apprenez que ma tête
1085 Peut seule dans vos mains mettre votre conquête.

Don Sylve

Quand nous en serons là, le sort en notre bras,
De tous nos intérêts videra les débats.

Fin du troisième Acte.

Acte IV §

Scène Première §

Done Elvire, Don Alvar

Done Elvire

Retournez, Don Alvar, et perdez l’espérance,
De me persuader l’oubli de cette offense ;
1090 Cette plaie en mon cœur ne saurait se guérir,
Et les soins qu’on en prend ne font rien que l’aigrir.
À quelques faux respects croit-il que je défère ?
Non, non, il a poussé trop avant ma colère ;
Et son vain repentir qui porte ici vos pas,
1095 Sollicite un pardon que vous n’obtiendrez pas.

Don Alvar

Madame, il fait pitié, jamais cœur que je pense,
Par un plus vif remords n’expia son offense ;
Et si dans sa douleur vous le considériez,
Il toucherait votre âme, et vous l’excuseriez.
1100 On sait bien que le Prince est dans un âge à suivre
Les premiers mouvements, où son âme se livre,
Et qu’en un sang bouillant, toutes les passions
Ne laissent guère place à des réflexions.
Don Lope prévenu d’une fausse lumière,
1105 De l’erreur de son Maître, a fourni la matière ;
Un bruit assez confus, dont le zèle indiscret,
A de l’abord du Comte éventé le secret,
Vous avait mise aussi de cette intelligence,
Qui dans ces lieux gardés a donné sa présence,
1110 Le Prince a cru l’avis, et son amour séduit,
Sur une fausse alarme a fait tout ce grand bruit ;
Mais d’une telle erreur son âme est revenue,
Votre innocence, enfin, lui vient d’être connue,
Et Don Lope, qu’il chasse, est un visible effet,
1115 Du vif remords qu’il sent de l’éclat qu’il a fait.

Done Elvire

Ah ! c’est trop promptement qu’il croit mon innocence,
Il n’en a pas encore une entière assurance ;
Dites-lui, dites-lui, qu’il doit bien tout peser,
Et ne se hâter point, de peur de s’abuser.

Don Alvar

1120 Madame, il sait trop bien…

Done Elvire

Mais, Don Alvar, de grâce,
N’étendons pas plus loin un discours qui me lasse,
Il réveille un chagrin qui vient à contre-temps,
En troubler dans mon cœur d’autres plus importants.
Oui, d’un trop grand malheur la surprise me presse,
1125 Et le bruit du trépas de l’illustre Comtesse,
Doit s’emparer si bien de tout mon déplaisir,
Qu’aucun autre souci n’a droit de me saisir.

Don Alvar

Madame, ce peut être une fausse nouvelle,
Mais mon retour au Prince, en porte une cruelle.

Done Elvire

1130 De quelque grand ennui qu’il puisse être agité,
Il en aura toujours moins qu’il n’a mérité.

Scène II §

Done Elvire, Élise

Élise

J’attendais qu’il sortît, Madame, pour vous dire,
Ce qu’il veut maintenant que votre âme respire,
Puisque votre chagrin dans un moment d’ici,
1135 Du sort de Done Ignès peut se voir éclairci.
Un inconnu qui vient pour cette confidence,
Vous fait par un des siens demander audience.

Done Elvire

Élise, il faut le voir, qu’il vienne promptement.

Élise

Mais il veut n’être vu que de vous seulement ;
1140 Et par cet envoyé, Madame, il sollicite,
Qu’il puisse sans témoins vous rendre sa visite.

Done Elvire

Hé bien nous serons seuls, et je vais l’ordonner,
Tandis que tu prendras le soin de l’amener ;
Que mon impatience en ce moment est forte !
1145 Ô! destins, est-ce joie, ou douleur qu’on m’apporte ?

Scène III §

Don Pèdre, Élise

Élise

Où…

Don Pèdre

Si vous me cherchez, Madame, me voici.

Élise

En quel lieu votre Maître…

Don Pèdre

Il est proche d’ici,
Le ferai-je venir ?

Élise

Dites-lui qu’il s’avance,
Assuré qu’on l’attend avec impatience,
1150 Et qu’il ne se verra d’aucuns yeux éclairé ;
Je ne sais quel secret en doit être auguré,
Tant de précautions qu’il affecte de prendre…
Mais le voici déjà.

Scène IV §

Done Ignès, Élise

Élise

Seigneur, pour vous attendre
On a fait… Mais que vois-je ? Ha ! Madame, mes yeux…

Done Ignès, en habit de Cavalier.

1155 Ne me découvrez point, Élise, dans ces lieux,
Et laissez respirer ma triste destinée,
Sous une feinte mort, que je me suis donnée.
C’est elle qui m’arrache à tous mes fiers Tyrans,
Car je puis sous ce nom comprendre mes parents ;
1160 J’ai par elle évité cet Hymen redoutable,
Pour qui j’aurais souffert une mort véritable ;
Et sous cet équipage, et le bruit de ma mort,
Il faut cacher à tous le secret de mon sort,
Pour me voir à l’abri de l’injuste poursuite,
1165 Qui pourrait dans ces lieux persécuter ma fuite.

Élise

Ma surprise en public eût trahi vos désirs,
Mais allez là-dedans étouffer des soupirs ;
Et des charmants transports d’une pleine allégresse,
Saisir à votre aspect le cœur de la Princesse ;
1170 Vous la trouverez seule, elle-même a pris soin
Que votre abord fût libre, et n’eût aucun témoin ;
Vois-je pas Don Alvar ?

Scène V §

Don Alvar, Élise

Don Alvar

Le Prince me renvoie,
Vous prier que pour lui votre crédit s’emploie,
De ses jours, belle Élise, on doit n’espérer rien,
1175 S’il n’obtient par vos soins un moment d’entretien,
Son âme a des transports… Mais le voici lui-même.

Scène VI §

Don Garcie, Don Alvar, Élise

Don Garcie

Ah ! sois un peu sensible à ma disgrâce extrême,
Élise, et prends pitié d’un cœur infortuné,
Qu’aux plus vives douleurs tu vois abandonné.

Élise

1180 C’est avec d’autres yeux que ne fait la Princesse,
Seigneur, que je verrais le tourment qui vous presse ;
Mais nous avons du Ciel, ou du tempérament,
Que nous jugeons de tout chacun diversement.
Et puisqu’elle vous blâme, et que sa fantaisie,
1185 Lui fait un monstre affreux de votre jalousie ;
Je serais complaisante, et voudrais m’efforcer
De cacher à ses yeux, ce qui peut les blesser.
Un Amant suit sans doute une utile méthode,
S’il fait qu’à notre humeur la sienne s’accommode,
1190 Et cent devoirs font moins que ces ajustements,
Qui font croire en deux cœurs les mêmes sentiments.
L’art de ces doux rapports fortement les assemble,
Et nous n’aimons rien tant, que ce qui nous ressemble.

Don Garcie

Je le sais, mais hélas ! les destins inhumains,
1195 S’opposent à l’effet de ces justes desseins ;
Et malgré tous mes soins viennent toujours me tendre
Un piège, dont mon cœur ne saurait se défendre ;
Ce n’est pas que l’ingrate aux yeux de mon Rival,
N’ait fait contre mes feux un aveu trop fatal ;
1200 Et témoigné pour lui des excès de tendresse,
Dont le cruel objet me reviendra sans cesse :
Mais comme trop d’ardeur, enfin, m’avait séduit,
Quand j’ai cru qu’en ces lieux elle l’ait introduit,
D’un trop cuisant ennui je sentirais l’atteinte,
1205 À lui laisser sur moi quelque sujet de plainte.
Oui, je veux faire au moins, si je m’en vois quitté,
Que ce soit de son cœur pure infidélité ;
Et venant m’excuser d’un trait de promptitude,
Dérober tout prétexte à son ingratitude.

Élise

1210 Laissez un peu de temps à son ressentiment,
Et ne la voyez point, Seigneur, si promptement.

Don Garcie

Ah ! si tu me chéris, obtiens que je la voie,
C’est une liberté qu’il faut qu’elle m’octroie ;
Je ne pars point d’ici qu’au moins son fier dédain…

Élise

1215 De grâce différez l’effet de ce dessein.

Don Garcie

Non, ne m’oppose point une excuse frivole.

Élise

Il faut que ce soit elle, avec une parole,
Qui trouve les moyens de le faire en aller,
Demeurez donc, Seigneur, je m’en vais lui parler.

Don Garcie

1220 Dis-lui, que j’ai d’abord banni de ma présence,
Celui dont les avis ont causé mon offense,
Que Don Lope jamais…

Scène VII §

Don Garcie, Don Alvar.

Don Garcie

Que vois-je! ô justes Cieux,
Faut-il que je m’assure au rapport de mes yeux ?
Ah ! sans doute ils me sont des témoins trop fidèles,
1225 Voilà le comble affreux de mes peines mortelles.
Voici le coup fatal qui devait m’accabler,
Et quand par des soupçons je me sentais troubler,
C’était, c’était le Ciel, dont la sourde menace
Présageait à mon cœur cette horrible disgrâce.

Don Alvar

1230 Qu’avez-vous vu, Seigneur, qui vous puisse émouvoir ?

Don Garcie

J’ai vu ce que mon âme a peine à concevoir,
Et le renversement de toute la nature
Ne m’étonnerait pas comme cette aventure ;
C’en est fait… le destin… je ne saurais parler.

Don Alvar

1235 Seigneur, que votre esprit tâche à se rappeler.

Don Garcie

J’ai vu… vengeance, ô Ciel !

Don Alvar

Quelle atteinte soudaine…

Don Garcie

J’en mourrai, Don Alvar, la chose est bien certaine.

Don Alvar

Mais, Seigneur, qui pourrait…

Don Garcie

Ah ! tout est ruiné,
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné ;
1240 Un homme, sans mourir te le puis-je bien dire,
Un homme dans les bras de l’infidèle Elvire ?

Don Alvar

Ah ! Seigneur, la Princesse est vertueuse au point…

Don Garcie

Ah ! sur ce que j’ai vu, ne me contestez point.
Don Alvar, c’en est trop que soutenir sa gloire,
1245 Lorsque mes yeux font foi d’une action si noire.

Don Alvar

Seigneur, nos passions nous font prendre souvent
Pour chose véritable un objet décevant ;
Et de croire qu’une âme à la vertu nourrie,
Se puisse…

Don Garcie

Don Alvar, laissez-moi je vous prie,
1250 Un Conseiller me choque en cette occasion,
Et je ne prends avis que de ma passion.

Don Alvar

Il ne faut rien répondre à cet esprit farouche.

Don Garcie

Ah ! que sensiblement cette atteinte me touche ;
Mais il faut voir qui c’est, et de ma main punir…
1255 La voici, ma fureur, te peux-tu retenir ?

Scène VIII §

Done Elvire, Don Garcie, Don Alvar

Done Elvire

Hé bien que voulez-vous, et quel espoir, de grâce,
Après vos procédés peut flatter votre audace ?
Osez-vous à mes yeux encor vous présenter,
Et que me direz-vous que je doive écouter ?

Don Garcie

1260 Que toutes les horreurs, dont une âme est capable
À vos déloyautés n’ont rien de comparable,
Que le sort, les démons, et le Ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

Done Elvire

Ah ! vraiment j’attendais l’excuse d’un outrage,
1265 Mais à ce que je vois, c’est un autre langage.

Don Garcie

Oui, oui, c’en est un autre, et vous n’attendiez pas
Que j’eusse découvert le traître dans vos bras,
Qu’un funeste hasard par la porte entrouverte,
Eût offert à mes yeux votre honte, et ma perte.
1270 Est-ce l’heureux Amant sur ses pas revenu,
Ou quelque autre Rival qui m’était inconnu ?
Ô Ciel ! donne à mon cœur des forces suffisantes
Pour pouvoir supporter des douleurs si cuisantes,
Rougissez maintenant, vous en avez raison,
1275 Et le masque est levé de votre trahison.
Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme,
Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux.
1280 Et malgré tous vos soins, et votre adresse à feindre,
Mon astre me disait ce que j’avais à craindre ;
Mais ne présumez pas que sans être vengé,
Je souffre le dépit de me voir outragé.
Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
1285 Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur :
Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte,
1290 Et son arrêt livrant mon espoir à la mort,
Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
C’est une trahison, c’est une perfidie,
Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments,
1295 Et je puis tout permettre à mes ressentiments ;
Non, non, n’espérez rien après un tel outrage,
Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage,
Trahi de tous côtés, mis dans un triste état,
Il faut que mon amour se venge avec éclat,
1300 Qu’ici j’immole tout à ma fureur extrême,
Et que mon désespoir achève par moi-même.

Done Elvire

Assez paisiblement vous a-t-on écouté,
Et pourrai-je à mon tour parler en liberté ?

Don Garcie

Et par quels beaux discours que l’artifice inspire…

Done Elvire

1305 Si vous avez encor quelque chose à me dire,
Vous pouvez l’ajouter, je suis prête à l’ouïr,
Sinon faites au moins que je puisse jouir
De deux, ou trois moments de paisible audience.

Don Garcie

Hé bien j’écoute, ô Ciel, quelle est ma patience !

Done Elvire

1310 Je force ma colère, et veux sans nulle aigreur,
Répondre à ce discours si rempli de fureur.

Don Garcie

C’est que vous voyez bien…

Done Elvire

Ah ! j’ai prêté l’oreille,
Autant qu’il vous a plu, rendez-moi la pareille ;
J’admire mon destin, et jamais sous les Cieux,
1315 Il ne fut rien, je crois, de si prodigieux,
Rien dont la nouveauté soit plus inconcevable,
Et rien que la raison rende moins supportable.
Je me vois un Amant, qui sans se rebuter
Applique tous ses soins à me persécuter,
1320 Qui dans tout cet amour que sa bouche m’exprime,
Ne conserve pour moi nul sentiment d’estime,
Rien au fond de ce cœur qu’ont pu blesser mes yeux,
Qui fasse droit au sang que j’ai reçu des Cieux,
Et de mes actions défende l’innocence
1325 Contre le moindre effort d’une fausse apparence.
Oui, je vois… Ah ! surtout ne m’interrompez point,
Je vois, dis-je, mon sort malheureux à ce point,
Qu’un cœur qui dit qu’il m’aime, et qui doit faire croire,
Que quand tout l’Univers douterait de ma gloire,
1330 Il voudrait contre tous en être le garant,
Est celui qui s’en fait l’ennemi le plus grand.
On ne voit échapper aux soins que prend sa flamme
Aucune occasion de soupçonner mon âme ;
Mais c’est peu des soupçons, il en fait des éclats,
1335 Que sans être blessé l’amour ne souffre pas.
Loin d’agir en Amant, qui plus que la mort même,
Appréhende toujours d’offenser ce qu’il aime,
Qui se plaint doucement, et cherche avec respect
À pouvoir s’éclaircir de ce qu’il croit suspect,
1340 À toute extrémité dans ses doutes il passe,
Et ce n’est que fureur, qu’injure, et que menace ;
Cependant aujourd’hui je veux fermer les yeux
Sur tout ce qui devrait me le rendre odieux,
Et lui donner moyen par une bonté pure
1345 De tirer son salut d’une nouvelle injure.
Ce grand emportement qu’il m’a fallu souffrir,
Part de ce qu’à vos yeux le hasard vient d’offrir,
J’aurais tort de vouloir démentir votre vue,
Et votre âme sans doute a dû paraître émue.

Don Garcie

1350 Et n’est-ce pas…

Done Elvire

Encore un peu d’attention,
Et vous allez savoir ma résolution.
Il faut que de nous deux le destin s’accomplisse,
Vous êtes maintenant sur un grand précipice,
Et ce que votre cœur pourra délibérer,
1355 Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer.
Si malgré cet objet qui vous a pu surprendre,
Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre,
Et ne demandez point d’autre preuve que moi
Pour condamner l’erreur du trouble où je vous vois,
1360 Si de vos sentiments la prompte déférence,
Veut sur ma seule foi croire mon innocence,
Et de tous vos soupçons démentir le crédit,
Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit ;
Cette soumission, cette marque d’estime,
1365 Du passé dans ce cœur efface tout le crime.
Je rétracte à l’instant, ce qu’un juste courroux
M’a fait dans la chaleur prononcer contre vous ;
Et si je puis un jour choisir ma destinée,
Sans choquer les devoirs du rang où je suis née,
1370 Mon honneur satisfait par ce respect soudain
Promet à votre amour, et mes vœux, et ma main ;
Mais prêtez bien l’oreille, à ce que je vais dire,
Si cet offre sur vous obtient si peu d’empire,
Que vous me refusiez de me faire entre nous
1375 Un sacrifice entier de vos soupçons jaloux ;
S’il ne vous suffit pas de toute l’assurance
Que vous peuvent donner mon cœur, et ma naissance,
Et que de votre esprit les ombrages puissants,
Forcent mon innocence à convaincre vos sens,
1380 Et porter à vos yeux l’éclatant témoignage
D’une vertu sincère à qui l’on fait outrage :
Je suis prête à le faire, et vous serez content,
Mais il vous faut de moi détacher à l’instant,
À mes vœux pour jamais renoncer de vous-même,
1385 Et j’atteste du Ciel la puissance suprême,
Que quoi que le destin puisse ordonner de nous,
Je choisirai plutôt d’être à la mort qu’à vous ;
Voilà dans ces deux choix de quoi vous satisfaire,
Avisez maintenant celui qui peut vous plaire.

Don Garcie

1390 Juste Ciel ! jamais rien peut-il être inventé
Avec plus d’artifice, et de déloyauté ?
Tout ce que des Enfers la malice étudie,
A-t-il rien de si noir que cette perfidie,
Et peut-elle trouver dans toute sa rigueur
1395 Un plus cruel moyen d’embarrasser un cœur ?
Ah ! que vous savez bien, ici contre moi-même,
Ingrate, vous servir de ma faiblesse extrême,
Et ménager pour vous l’effort prodigieux
De ce fatal amour né de vos traîtres yeux,
1400 Parce qu’on est surprise, et qu’on manque d’excuse,
D’un offre de pardon on emprunte la ruse,
Votre feinte douceur forge un amusement,
Pour divertir l’effet de mon ressentiment ;
Et par le nœud subtil du choix qu’elle embarrasse,
1405 Veut soustraire un perfide au coup qui le menace,
Oui, vos dextérités veulent me détourner
D’un éclaircissement qui vous doit condamner ;
Et votre âme feignant une innocence entière
Ne s’offre à m’en donner une pleine lumière,
1410 Qu’à des conditions, qu’après d’ardents souhaits,
Vous pensez que mon cœur n’acceptera jamais ;
Mais vous serez trompée en me croyant surprendre,
Oui, oui, je prétends voir ce qui doit vous défendre,
Et quel fameux prodige accusant ma fureur,
1415 Peut de ce que j’ai vu justifier l’horreur.

Done Elvire

Songez que par ce choix vous allez vous prescrire
De ne plus rien prétendre au cœur de Done Elvire.

Don Garcie

Soit, je souscris à tout, et mes vœux aussi bien,
En l’état où je suis ne prétendent plus rien.

Done Elvire

1420 Vous vous repentirez de l’éclat que vous faites.

Don Garcie

Non, non, tous ces discours sont de vaines défaites,
Et c’est moi bien plutôt qui dois vous avertir,
Que quelque autre dans peu se pourra repentir ;
Le traître, quel qu’il soit, n’aura pas l’avantage,
1425 De dérober sa vie à l’effort de ma rage.

Done Elvire

Ah ! c’est trop en souffrir, et mon cœur irrité
Ne doit plus conserver une sotte bonté ;
Abandonnons l’ingrat à son propre caprice,
Et puisqu’il veut périr, consentons qu’il périsse ;
1430 Élise… À cet éclat vous voulez me forcer,
Mais je vous apprendrai que c’est trop m’offenser.
Élise entre.
Faites un peu sortir la personne chérie…
Allez, vous m’entendez, dites que je l’en prie.

Don Garcie

Et je puis…

Done Elvire

Attendez vous serez satisfait.

Élise

1435 Voici de son jaloux sans doute un nouveau trait.

Done Elvire

Prenez garde qu’au moins cette noble colère,
Dans la même fierté, jusqu’au bout persévère ;
Et surtout désormais songez bien à quel prix
Vous avez voulu voir vos soupçons éclaircis.
1440 Voici, grâces au Ciel, ce qui les a fait naître,
Ces soupçons obligeants que l’on me fait paraître,
Voyez bien ce visage, et si de Done Ignès,
Vos yeux au même instant n’y connaissent les traits.

Scène IX §

Don Garcie, Done Elvire, Done Ignès, Don Alvar, Élise

Don Garcie

Ô Ciel !

Done Elvire

Si la fureur dont votre âme est émue,
1445 Vous trouble jusque-là l’usage de la vue,
Vous avez d’autres yeux à pouvoir consulter,
Qui ne vous laisseront aucun lieu de douter.
Sa mort est une adresse au besoin inventée
Pour fuir l’autorité qui l’a persécutée,
1450 Et sous un tel habit elle cachait son sort
Pour mieux jouir du fruit de cette feinte mort.
Madame, pardonnez, s’il faut que je consente
À trahir vos secrets, et tromper votre attente ;
Je me vois exposée à sa témérité,
1455 Toutes mes actions n’ont plus de liberté,
Et mon honneur en butte aux soupçons qu’il peut prendre,
Est réduit à toute heure aux soins de se défendre.
Nos doux embrassements qu’a surpris ce jaloux,
De cent indignités m’ont fait souffrir les coups.
1460 Oui, voilà le sujet d’une fureur si prompte,
Et l’assuré témoin qu’on produit de ma honte ;
Jouissez à cette heure en Tyran absolu
De l’éclaircissement que vous avez voulu ;
Mais sachez que j’aurai sans cesse la mémoire
1465 De l’outrage sanglant qu’on a fait à ma gloire,
Et si je puis jamais oublier mes serments,
Tombent sur moi du Ciel les plus grands châtiments,
Qu’un tonnerre éclatant mette ma tête en poudre,
Lorsqu’à souffrir vos feux je pourrai me résoudre.
1470 Allons, Madame, allons, ôtons-nous de ces lieux,
Qu’infectent les regards d’un monstre furieux,
Fuyons-en promptement l’atteinte envenimée,
Évitons les effets de sa rage animée,
Et ne faisons des vœux dans nos justes desseins,
1475 Que pour nous voir bientôt affranchir de ses mains.

Done Ignès

Seigneur, de vos soupçons l’injuste violence,
À la même vertu vient de faire une offense.

Don Garcie

Quelles tristes clartés dissipent mon erreur,
Enveloppent mes sens d’une profonde horreur,
1480 Et ne laissent plus voir à mon âme abattue,
Que l’effroyable objet d’un remords qui me tue !
Ah ! Don Alvar, je vois que vous avez raison,
Mais l’Enfer dans mon cœur a soufflé son poison ;
Et par un trait fatal d’une rigueur extrême,
1485 Mon plus grand ennemi se rencontre en moi-même.
Que me sert-il d’aimer du plus ardent amour,
Qu’une âme consumée ait jamais mis au jour ;
Si par ses mouvements qui font toute ma peine,
Cet amour à tous coups se rend digne de haine ?
1490 Il faut, il faut venger par mon juste trépas
L’outrage que j’ai fait à ses divins appas ;
Aussi bien quel conseil aujourd’hui puis-je suivre ?
Ah ! j’ai perdu l’objet, pour qui j’aimais à vivre,
Si j’ai pu renoncer à l’espoir de ses vœux,
1495 Renoncer à la vie, est beaucoup moins fâcheux.

Don Alvar

Seigneur.

Don Garcie

Non, Don Alvar, ma mort est nécessaire,
Il n’est soins, ni raisons qui m’en puissent distraire ;
Mais il faut que mon sort en se précipitant
Rende à cette Princesse un service éclatant.
1500 Et je veux me chercher dans cette illustre envie
Les moyens glorieux de sortir de la vie,
Faire par un grand coup qui signale ma foi,
Qu’en expirant pour elle, elle ait regret à moi,
Et qu’elle puisse dire en se voyant vengée,
1505 C’est par son trop d’amour qu’il m’avait outragée.
Il faut que de ma main un illustre attentat
Porte une mort trop due au sein de Mauregat,
Que j’aille prévenir par une belle audace,
Le coup, dont la Castille avec bruit le menace,
1510 Et j’aurai des douceurs dans mon instant fatal,
De ravir cette gloire, à l’espoir d’un Rival.

Don Alvar

Un service, Seigneur, de cette conséquence
Aurait bien le pouvoir d’effacer votre offense ;
Mais hasarder…

Don Garcie

Allons par un juste devoir,
1515 Faire à ce noble effort servir mon désespoir.

Fin du quatrième Acte.

Acte V §

Scène Première §

Don Alvar, Élise

Don Alvar

Oui, jamais il ne fut de si rude surprise,
Il venait de former cette haute entreprise,
À l’avide désir d’immoler Mauregat,
De son prompt désespoir il tournait tout l’éclat.
1520 Ses soins précipités voulaient à son courage,
De cette juste mort assurer l’avantage,
Y chercher son pardon, et prévenir l’ennui,
Qu’un Rival partageât cette gloire avec lui.
Il sortait de ces murs, quand un bruit trop fidèle,
1525 Est venu lui porter la fâcheuse nouvelle,
Que ce même Rival qu’il voulait prévenir,
A remporté l’honneur qu’il pensait obtenir ;
L’a prévenu lui-même, en immolant le traître,
Et pousse dans ce jour, Don Alphonse à paraître,
1530 Qui d’un si prompt succès va goûter la douceur,
Et vient prendre en ces lieux la Princesse sa sœur ;
Et ce qui n’a pas peine à gagner la croyance,
On entend publier que c’est la récompense,
Dont il prétend payer le service éclatant
1535 Du bras qui lui fait jour, au Trône qui l’attend.

Élise

Oui, Done Elvire a su ces nouvelles semées,
Et du vieux Don Louis, les trouve confirmées,
Qui vient de lui mander, que Léon dans ce jour,
De Don Alphonse, et d’elle, attend l’heureux retour,
1540 Et que c’est là qu’on doit, par un revers prospère,
Lui voir prendre un époux de la main de ce Frère ;
Dans ce peu qu’il en dit, il donne assez à voir,
Que Don Sylve est l’époux qu’elle doit recevoir.

Don Alvar

Ce coup au cœur du Prince…

Élise

Est sans doute bien rude,
1545 Et je le trouve à plaindre en son inquiétude,
Son intérêt pourtant, si j’en ai bien jugé,
Est encor cher au cœur qu’il a tant outragé ;
Et je n’ai point connu, qu’à ce succès qu’on vante,
La Princesse ait fait voir une âme fort contente,
1550 De ce frère qui vient, et de la lettre aussi,
Mais…

Scène II §

Done Elvire, Don Alvar, Élise, Done Ignès

Done Elvire

Faites Don Alvar venir le Prince ici,
Souffrez que devant vous je lui parle, Madame
Sur cet événement, dont on surprend mon âme.
Et ne m’accusez point d’un trop prompt changement,
1555 Si je perds contre lui tout mon ressentiment.
Sa disgrâce imprévue a pris droit de l’éteindre,
Sans lui laisser ma haine, il est assez à plaindre,
Et le Ciel qui l’expose à ce trait de rigueur,
N’a que trop bien servi les serments de mon cœur,
1560 Un éclatant arrêt de ma gloire outragée,
À jamais n’être à lui me tenait engagée ;
Mais quand par les destins il est exécuté,
J’y vois pour son amour trop de sévérité ;
Et le triste succès de tout ce qu’il m’adresse
1565 M’efface son offense, et lui rend ma tendresse.
Oui, mon cœur trop vengé par de si rudes coups,
Laisse à leur cruauté désarmer son courroux,
Et cherche maintenant par un soin pitoyable
À consoler le sort d’un Amant misérable ;
1570 Et je crois que sa flamme a bien pu mériter
Cette compassion que je lui veux prêter.

Done Ignès

Madame, on aurait tort de trouver à redire
Aux tendres sentiments qu’on voit qu’il vous inspire,
Ce qu’il a fait pour vous… Il vient, et sa pâleur,
1575 De ce coup surprenant marque assez la douleur.

Scène III §

Don Garcie, Done Elvire, Done Ignès, Élise

Don Garcie

Madame, avec quel front faut-il que je m’avance,
Quand je viens vous offrir l’odieuse présence…

Done Elvire

Prince, ne parlons plus de mon ressentiment,
Votre sort dans mon âme a fait du changement,
1580 Et par le triste état où sa rigueur vous jette,
Ma colère est éteinte, et notre paix est faite.
Oui, bien que votre amour ait mérité les coups,
Que fait sur lui du Ciel éclater le courroux ;
Bien que ses noirs soupçons aient offensé ma gloire,
1585 Par des indignités qu’on aurait peine à croire ;
J’avouerai toutefois que je plains son malheur,
Jusqu’à voir nos succès avec quelque douleur;
Que je hais les faveurs de ce fameux service,
Lorsqu’on veut de mon cœur lui faire un sacrifice,
1590 Et voudrais bien pouvoir racheter les moments,
Où le sort contre vous n’armait que mes serments,
Mais, enfin, vous savez comme nos destinées,
Aux intérêts publics sont toujours enchaînées,
Et que l’ordre des Cieux pour disposer de moi,
1595 Dans mon Frère qui vient, me va montrer mon Roi.
Cédez comme moi, Prince, à cette violence,
Où la grandeur soumet celles de ma naissance ;
Et si de votre amour les déplaisirs sont grands,
Qu’il se fasse un secours de la part que j’y prends
1600 Et ne se serve point contre un coup qui l’étonne
Du pouvoir qu’en ces lieux votre valeur vous donne ;
Ce vous serait sans doute un indigne transport
De vouloir dans vos maux lutter contre le sort.
Et lorsque c’est en vain qu’on s’oppose à sa rage,
1605 La soumission prompte est grandeur de courage,
Ne résistez donc point à ses coups éclatants,
Ouvrez les murs d’Astorgue au Frère que j’attends,
Laissez-moi rendre aux droits qu’il peut sur moi prétendre,
Ce que mon triste cœur a résolu de rendre ;
1610 Et ce fatal hommage, où mes vœux sont forcés
Peut-être n’ira pas si loin que vous pensez.

Don Garcie

C’est faire voir, Madame, une bonté trop rare,
Que vouloir adoucir le coup qu’on me prépare,
Sur moi sans de tels soins vous pouvez laisser choir
1615 Le foudre rigoureux de tout votre devoir.
En l’état où je suis, je n’ai rien à vous dire,
J’ai mérité du sort tout ce qu’il a de pire,
Et je sais, quelques maux qu’il me faille endurer,
Que je me suis ôté le droit d’en murmurer.
1620 Par où pourrais-je, hélas ! dans ma vaste disgrâce,
Vers vous de quelque plainte autoriser l’audace ?
Mon amour s’est rendu mille fois odieux,
Il n’a fait qu’outrager vos attraits glorieux :
Et lorsque par un juste, et fameux sacrifice,
1625 Mon bras à votre sang cherche à rendre un service,
Mon astre m’abandonne au déplaisir fatal,
De me voir prévenu par le bras d’un Rival.
Madame, après cela je n’ai rien à prétendre,
Je suis digne du coup que l’on me fait attendre,
1630 Et je le vois venir, sans oser contre lui,
Tenter de votre cœur le favorable appui.
Ce qui peut me rester dans mon malheur extrême,
C’est de chercher alors mon remède en moi-même,
Et faire que ma mort propice à mes désirs,
1635 Affranchisse mon cœur de tous ses déplaisirs.
Oui, bientôt dans ces lieux, Don Alphonse doit être,
Et déjà mon Rival commence de paraître.
De Léon vers ces murs, il semble avoir volé,
Pour recevoir le prix du Tyran immolé ;
1640 Ne craignez point du tout qu’aucune résistance
Fasse valoir ici ce que j’ai de puissance,
Il n’est effort humain que pour vous conserver,
Si vous y consentiez, je ne pusse braver ;
Mais ce n’est pas à moi, dont on hait la mémoire,
1645 À pouvoir espérer cet aveu plein de gloire,
Et je ne voudrais pas par des efforts trop vains
Jeter le moindre obstacle à vos justes desseins.
Non, je ne contrains point vos sentiments, Madame,
Je vais en liberté laisser toute votre âme,
1650 Ouvrir les murs d’Astorgue à cet heureux vainqueur,
Et subir de mon sort la dernière rigueur.

Scène IV §

Done Elvire, Done Ignès, Élise

Done Elvire

Madame, au désespoir où son destin l’expose,
De tous mes déplaisirs n’imputez pas la cause,
Vous me rendrez justice, en croyant que mon cœur
1655 Fait de vos intérêts sa plus vive douleur,
Que bien plus que l’amour l’amitié m’est sensible,
Et que si je me plains d’une disgrâce horrible,
C’est de voir que du Ciel le funeste courroux
Ait pris chez moi les traits qu’il lance contre vous,
1660 Et rendu mes regards coupables d’une flamme,
Qui traite indignement les bontés de votre âme.

Done Ignès

C’est un événement, dont sans doute vos yeux
N’ont point pour moi, Madame, à quereller les Cieux ;
Si les faibles attraits qu’étale mon visage,
1665 M’exposaient au destin de souffrir un volage,
Le Ciel ne pouvait mieux m’adoucir de tels coups,
Quand pour m’ôter ce cœur, il s’est servi de vous,
Et mon front ne doit point rougir d’une inconstance
Qui de vos traits aux miens marque la différence.
1670 Si pour ce changement je pousse des soupirs,
Ils viennent de le voir fatal à vos désirs ;
Et dans cette douleur que l’amitié m’excite,
Je m’accuse pour vous de mon peu de mérite,
Qui n’a pu retenir un cœur, dont les tributs
1675 Causent un si grand trouble à vos vœux combattus.

Done Elvire

Accusez-vous plutôt de l’injuste silence,
Qui m’a de vos deux cœurs caché l’intelligence,
Ce secret plus tôt su, peut-être à toutes deux
Nous aurait épargné des troubles si fâcheux ;
1680 Et mes justes froideurs des désirs d’un volage,
Au point de leur naissance, ayant banni l’hommage,
Eussent pu renvoyer…

Done Ignès

Madame, le voici.

Done Elvire

Sans rencontrer ses yeux vous pouvez être ici,
Ne sortez point, Madame, et dans un tel martyre,
1685 Veuillez être témoin de ce que je vais dire.

Done Ignès

Madame, j’y consens, quoique je sache bien,
Qu’on fuirait en ma place un pareil entretien.

Done Elvire

Son succès, si le Ciel seconde ma pensée,
Madame, n’aura rien, dont vous soyez blessée.

Scène V §

Don Sylve, Done Elvire, Done Ignès

Done Elvire

1690 Avant que vous parliez je demande instamment,
Que vous daigniez, Seigneur, m’écouter un moment,
Déjà la renommée a jusqu’à nos oreilles
Porté de votre bras les soudaines merveilles ;
Et j’admire avec tous, comme en si peu de temps,
1695 Il donne à nos destins ces succès éclatants.
Je sais bien qu’un bienfait de cette conséquence
Ne saurait demander trop de reconnaissance,
Et qu’on doit toute chose à l’exploit immortel
Qui replace mon Frère au Trône paternel.
1700 Mais quoi que de son cœur vous offrent les hommages,
Usez en généreux de tous vos avantages,
Et ne permettez pas que ce coup glorieux
Jette sur moi, Seigneur, un joug impérieux.
Que votre amour qui sait quel intérêt m’anime,
1705 S’obstine à triompher d’un refus légitime,
Et veuille que ce Frère, où l’on va m’exposer
Commence d’être roi pour me tyranniser.
Léon a d’autres prix, dont en cette occurrence,
Il peut mieux honorer votre haute vaillance ;
1710 Et c’est à vos vertus faire un présent trop bas,
Que vous donner un cœur qui ne se donne pas.
Peut-on être jamais satisfait en soi-même,
Lorsque par la contrainte on obtient ce qu’on aime ?
C’est un triste avantage, et l’Amant généreux
1715 À ces conditions refuse d’être heureux ;
Il ne veut rien devoir à cette violence
Qu’exercent sur nos cœurs les droits de la naissance,
Et pour l’objet qu’il aime est toujours trop zélé,
Pour souffrir qu’en victime il lui soit immolé ;
1720 Ce n’est pas que ce cœur au mérite d’un autre
Prétende réserver ce qu’il refuse au vôtre :
Non, Seigneur, j’en réponds, et vous donne ma foi
Que personne jamais n’aura pouvoir sur moi ;
Qu’une sainte retraite à toute autre poursuite…

Don Sylve

1725 J’ai de votre discours assez souffert la suite,
Madame, et par deux mots je vous l’eusse épargné,
Si votre fausse alarme eût sur vous moins gagné.
Je sais qu’un bruit commun qui partout se fait croire,
De la mort du Tyran me veut donner la gloire ;
1730 Mais le seul Peuple, enfin, comme on nous fait savoir,
Laissant par Don Louis échauffer son devoir,
A remporté l’honneur de cet acte héroïque,
Dont mon nom est chargé par la rumeur publique.
Et ce qui d’un tel bruit a fourni le sujet,
1735 C’est que pour appuyer son illustre projet,
Don Louis fit semer par une feinte utile,
Que secondé des miens j’avais saisi la Ville,
Et par cette nouvelle il a poussé les bras,
Qui d’un usurpateur ont hâté le trépas.
1740 Par son zèle prudent il a su tout conduire,
Et c’est par un des siens qu’il vient de m’en instruire ;
Mais dans le même instant un secret m’est appris
Qui va vous étonner autant qu’il m’a surpris.
Vous attendez un frère, et Léon son vrai Maître,
1745 À vos yeux maintenant le Ciel le fait paraître.
Oui, je suis Don Alphonse, et mon sort conservé,
Et sous le nom du sang de Castille élevé,
Est un fameux effet de l’amitié sincère,
Qui fut entre son Prince, et le Roi notre Père.
1750 Don Louis du secret a toutes les clartés,
Et doit aux yeux de tous prouver ces vérités.
D’autres soins maintenant occupent ma pensée,
Non, qu’à votre sujet elle soit traversée,
Que ma flamme querelle un tel événement,
1755 Et qu’en mon cœur le Frère importune l’Amant.
Mes feux par ce secret ont reçu sans murmure,
Le changement qu’en eux a prescrit la nature ;
Et le sang qui nous joint m’a si bien détaché
De l’amour, dont pour vous mon cœur était touché,
1760 Qu’il ne respire plus pour faveur souveraine
Que les chères douceurs de sa première chaîne,
Et le moyen de rendre à l’adorable Ignès,
Ce que de ses bontés a mérité l’excès ;
Mais son sort incertain rend le mien misérable,
1765 Et si ce qu’on en dit se trouvait véritable,
En vain Léon m’appelle, et le Trône m’attend,
La Couronne n’a rien à me rendre content ;
Et je n’en veux l’éclat que pour goûter la joie,
D’en Couronner l’objet où le Ciel me renvoie,
1770 Et pouvoir réparer par ces justes tributs
L’outrage que j’ai fait à ses rares vertus.
Madame, c’est de vous que j’ai raison d’attendre,
Ce que de son destin mon âme peut apprendre,
Instruisez-m’en de grâce, et par votre discours,
1775 Hâtez mon désespoir, ou le bien de mes jours.

Done Elvire

Ne vous étonnez pas si je tarde à répondre,
Seigneur, ces nouveautés ont droit de me confondre,
Je n’entreprendrai point de dire à votre amour,
Si Done Ignès est morte, ou respire le jour ;
1780 Mais par Ce Cavalier, l’un de ses plus fidèles,
Vous en pourrez sans doute apprendre des nouvelles ?

Don Sylve ou Don Alphonse

Ah ! Madame, il m’est doux en ces perplexités
De voir ici briller vos célestes beautés,
Mais vous avec quels yeux verrez-vous un volage,
1785 Dont le crime…

Done Ignès

Ah ! gardez de me faire un outrage,
Et de vous hasarder à dire que vers moi,
Un cœur, dont je fais cas ait pu manquer de foi ;
J’en refuse l’idée, et l’excuse me blesse,
Rien n’a pu m’offenser auprès de la Princesse,
1790 Et tout ce que d’ardeur elle vous a causé,
Par un si haut mérite est assez excusé.
Cette flamme vers moi ne vous rend point coupable,
Et dans le noble orgueil, dont je me sens capable,
Sachez si vous l’étiez, que ce serait en vain,
1795 Que vous présumeriez de fléchir mon dédain,
Et qu’il n’est repentir, ni suprême puissance
Qui gagnât sur mon cœur d’oublier cette offense.

Done Elvire

Mon Frère, d’un tel nom souffrez-moi la douceur,
De quel ravissement comblez-vous une sœur ;
1800 Que j’aime votre choix, et bénis l’aventure,
Qui vous fait couronner une amitié si pure,
Et de deux nobles cœurs que j’aime tendrement…

Scène VI §

Don Garcie, Done Elvire, Done Ignès, Don Sylve, Élise

Don Garcie

De grâce cachez-moi votre contentement,
Madame, et me laissez mourir dans la croyance,
1805 Que le devoir vous fait un peu de violence.
Je sais que de vos vœux vous pouvez disposer,
Et mon dessein n’est pas de leur rien opposer,
Vous le voyez assez, et quelle obéissance
De vos commandements m’arrache la puissance ;
1810 Mais je vous avouerai que cette gayeté
Surprend au dépourvu toute ma fermeté ;
Et qu’un pareil objet dans mon âme fait naître
Un transport, dont j’ai peur que je ne sois pas maître,
Et je me punirais, s’il m’avait pu tirer
1815 De ce respect soumis où je veux demeurer.
Oui, vos commandements ont prescrit à mon âme,
De souffrir sans éclat le malheur de ma flamme.
Cet ordre sur mon cœur doit être tout-puissant,
Et je prétends mourir en vous obéissant ;
1820 Mais encore une fois, la joie où je vous treuve,
M’expose à la rigueur d’une trop rude épreuve,
Et l’âme la plus sage en ces occasions
Répond malaisément de ses émotions.
Madame, épargnez-moi cette cruelle atteinte,
1825 Donnez-moi par pitié deux moments de contrainte,
Et quoi que d’un Rival vous inspirent les soins,
N’en rendez pas mes yeux les malheureux témoins,
C’est la moindre faveur qu’on peut je crois prétendre,
Lorsque dans ma disgrâce un Amant peut descendre ;
1830 Je ne l’exige pas, Madame, pour longtemps,
Et bientôt mon départ rendra vos vœux contents.
Je vais, où de ses feux mon âme consumée,
N’apprendra votre Hymen que par la renommée,
Ce n’est pas un spectacle où je doive courir,
1835 Madame, sans le voir j’en saurai bien mourir.

Done Ignès

Seigneur, permettez-moi de blâmer votre plainte,
De vos maux la Princesse a su paraître atteinte ;
Et cette joie encor, de quoi vous murmurez
Ne lui vient que des biens qui vous sont préparés.
1840 Elle goûte un succès à vos désirs prospère,
Et dans votre Rival elle trouve son Frère ;
C’est Don Alphonse, enfin, dont on a tant parlé,
Et ce fameux secret vient d’être dévoilé.

Don Sylve ou Don Alphonse

Mon cœur, grâces au Ciel, après un long martyre,
1845 Seigneur, sans vous rien prendre a tout ce qu’il désire,
Et goûte d’autant mieux son bonheur en ce jour,
Qu’il se voit en état de servir votre amour.

Don Garcie

Hélas ! cette bonté, Seigneur, doit me confondre,
À mes plus chers désirs elle daigne répondre,
1850 Le coup que je craignais le Ciel l’a détourné,
Et tout autre que moi se verrait fortuné ;
Mais ces douces clartés d’un secret favorable,
Vers l’objet adoré me découvrent coupable,
Et tombé de nouveau dans ces traîtres soupçons,
1855 Sur quoi l’on m’a tant fait d’inutiles leçons ;
Et par qui mon ardeur si souvent odieuse,
Doit perdre tout espoir d’être jamais heureuse.
Oui, l’on doit me haïr avec trop de raison,
Moi-même je me trouve indigne de pardon,
1860 Et quelque heureux succès que le sort me présente,
La mort, la seule mort, est toute mon attente.

Done Elvire

Non, non, de ce transport le soumis mouvement,
Prince, jette en mon âme un plus doux sentiment,
Par lui de mes serments je me sens détachée,
1865 Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée,
J’y vois partout briller un excès d’amitié,
Et votre maladie est digne de pitié.
Je vois, Prince, je vois, qu’on doit quelque indulgence,
Aux défauts, où du Ciel fait pencher l’influence,
1870 Et pour tout dire, enfin, jaloux, ou non jaloux ;
Mon roi sans me gêner peut me donner à vous.

Don Garcie

Ciel ! dans l’excès des biens que cet aveu m’octroie,
Rends capable mon cœur de supporter sa joie.

Don Sylve ou Don Alphonse

Je veux que cet Hymen après nos vains débats,
1875 Seigneur, joigne à jamais nos cœurs, et nos États ;
Mais ici le temps presse, et Léon nous appelle,
Allons dans nos plaisirs satisfaire son zèle,
Et par notre présence, et nos soins différents,
Donner le dernier coup au parti des Tyrans.

FIN