Scène II §
Henriette, Philaminte, Armande, Bélise, Trissotin, L’Épine.
Philaminte
Qu’il a d’esprit ! Holà, pourquoi donc fuyez-vous ?
Henriette
C’est de peur de troubler un entretien si doux.
Philaminte
Approchez, et venez de toutes vos oreilles
Prendre part au plaisir d’entendre des merveilles.
Henriette
Je sais peu les beautés de tout ce qu’on écrit,
730 Et ce n’est pas mon fait que les choses d’esprit.
Philaminte
Il n’importe ; aussi bien ai-je à vous dire ensuite
Un secret dont il faut que vous soyez instruite.
Trissotin
Les Sciences n’ont rien qui vous puisse enflammer,
Et vous ne vous piquez que de savoir charmer.
Henriette
735 Aussi peu l’un que l’autre, et je n’ai nulle envie...
Bélise
Ah songeons à l’Enfant nouveauné, je vous prie.
Philaminte
Allons, petit Garçon, vite, de quoi s’asseoir.
Le Laquais tombe avec la Chaise.
Voyez l’impertinent ! Est -ce que l’on doit choir,
Après avoir appris l’équilibre des choses ?
Bélise
740 De ta chute, Ignorant, ne vois-tu pas les causes,
Et qu’elle vient d’avoir du point fixe écarté,
Ce que nous appelons centre de gravité ?
l’épine
Je m’en suis aperçu, Madame, étant par terre.
Trissotin
Le Lourdaud ! Bien lui prend de n’être pas de verre.
Armande
745 Ah de l’esprit partout !
Bélise
Ah de l’esprit partout ! Cela ne tarit pas.
Philaminte
Servez-nous promptement votre aimable Repas.
Trissotin
Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expose,
Un Plat seul de huit Vers me semble peu de chose,
Et je pense qu’ici je ne ferai pas mal,
750 De joindre à l’Épigramme, ou bien au Madrigal,
Le ragoût d’un Sonnet, qui chez une Princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse.
Il est de sel attique assaisonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d’assez bon goût.
Armande
755 Ah [!] Je n’en doute point.
Philaminte
Ah [!] Je n’en doute point. Donnons vite audience.
Bélise
À chaque fois qu’il veut lire, elle l’interrompt.
Je sens d’aise mon cœur tressaillir par avance.
J’aime la Poésie avec entêtement.
Et surtout quand les Vers sont tournés galamment.
Philaminte
Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.
Bélise
SO... Silence,ma nièce.
Armande
SO... Silence,ma nièce. Ah laissez-le donc lire.
Trissotin
SONNET, À LA PRINCESSE URANIE, sur sa fièvre
Votre prudence est endormie,
De traiter magnifiquement,
Et de loger superbement
765 Votre plus cruelle Ennemie.
Bélise
Ah le joli début !
Armande
Ah le joli début ! Qu’il a le tour galant !
Philaminte
Lui seul des Vers aisés possède le talent !
Armande
À prudence endormie il faut rendre les armes.
Bélise
Loger son Ennemie est pour moi plein de charmes.
Philaminte
770 J’aime superbement et magnifiquement ;
Ces deux adverbes joints font admirablement.
Bélise
Prêtons l’oreille au reste.
Trissotin
Votre prudence est endormie,
De traiter magnifiquement,
775 Et de loger superbement
Votre plus cruelle Ennemie.
Armande
Prudence endormie !
Bélise
Loger son ennemie !
Philaminte
Superbement, et magnifiquement !
Trissotin
780 Faites-la sortir, quoi qu’on die,
De votre riche Appartement,
Où cette Ingrate insolemment
Attaque votre belle vie.
Bélise
Ah tout doux, laissez-moi, de grâce, respirer.
Armande
785 Donnez-nous, s’il vous plaît, le loisir d’admirer.
Philaminte
On se sent à ces Vers, jusques au fond de l’âme,
Couler je-ne-sais-quoi qui fait que l’on se pâme.
Armande
Faites-la sortir, quoi qu’on die,
De votre riche Appartement.
790 Que riche Appartement est là joliment dit !
Et que la métaphore est mise avec esprit !
Philaminte
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Ah ! que ce quoi qu’on die est d’un goût admirable !
C’est, à mon sentiment, un endroit impayable.
Armande
795 De quoi qu’on die aussi mon cœur est amoureux.
Bélise
Je suis de votre avis, quoi qu’on die est heureux.
Armande
Je voudrais l’avoir fait.
Bélise
Je voudrais l’avoir fait. Il vaut toute une Pièce.
Philaminte
Mais en comprend-on bien comme moi la finesse ?
Armande et bélise
Oh, oh.
Philaminte
Oh, oh. Faites-la sortir, quoi qu’on die.
800 Que de la Fièvre on prenne ici les intérêts,
N’ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Quoi qu’on die ; quoi qu’on die.
Ce quoi qu’on die en dit beaucoup plus qu’il ne semble.
805 Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble ;
Mais j’entends là-dessous un million de mots.
Bélise
Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n’est gros.
Philaminte
Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu’on die,
Avez-vous compris, vous, toute son énergie ?
810 Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu’il nous dit,
Et pensiez-vous alors y mettre tant d’esprit ?
Armande
Hay, hay. J’ai fort aussi l’ingrate dans la tête,
Cette ingrate de Fièvre, injuste, malhonnête,
Qui traite mal les Gens, qui la logent chez eux.
Philaminte
815 Enfin les Quatrains sont admirables tous deux.
Venons-en promptement aux Tiercets, je vous prie.
Armande
Ah, s’il vous plaît, encore une fois quoi qu’on die.
Trissotin
Faites-la sortir, quoi qu’on die,
Philaminte, armande et bélise
Quoi qu’on die !
Trissotin
820 De votre riche appartement,
Philaminte, armande et bélise
Riche appartement !
Trissotin
Où cette Ingrate insolemment
Philaminte, armande et bélise
Cette ingrate de Fièvre !
Trissotin
Attaque votre belle vie.
Philaminte
825 Votre belle vie !
Trissotin
Et nuit et jour vous fait outrage ?
Si vous la conduisez aux Bains,
Sans la marchander davantage,
Noyez-la de vos propres mains.
Philaminte
830 On n’en peut plus !
Bélise
On n’en peut plus ! On pâme.
Armande
On n’en peut plus ! On pâme. On se meurt de plaisir.
Philaminte
De mille doux frissons vous vous sentez saisir.
Armande
Si vous la conduisez aux Bains,
Bélise
Sans la marchander davantage,
Philaminte
Noyez-la de vos propres mains.
835 De vos propres mains, là, noyez-la dans les Bains.
Armande
Chaque pas dans vos Vers rencontre un trait charmant.
Bélise
Partout on s’y promène avec ravissement.
Philaminte
On n’y saurait marcher que sur de belles choses.
Armande
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses.
Trissotin
840 Le sonnet donc vous semble...
Philaminte
Le sonnet donc vous semble... Admirable, nouveau,
Et personne jamais n’a rien fait de si beau.
Bélise
Quoi, sans émotion pendant cette lecture ?
Vous faites là, ma Nièce, une étrange Figure !
Henriette
Chacun fait ici-bas la Figure qu’il peut,
845 Ma Tante ; et Bel Esprit, il ne l’est pas qui veut.
Trissotin
Peut-être que mes Vers importunent Madame.
Henriette
Point, je n’écoute pas.
Philaminte
Point, je n’écoute pas. Ah ? voyons l’Épigramme.
Trissotin
SUR UN CARROSSE DE COULEUR AMARANTE,
DONNÉ À UNE DAME DE SES AMIES.
Philaminte
850 Ces Titres ont toujours quelque chose de rare.
Armande
À cent beaux traits d’Esprit leur nouveauté prépare.
Trissotin
L’amour si chèrement m’a vendu son lien,
Philaminte, armande et bélise
Ah !
Trissotin
Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien.
Et quand tu vois ce beau Carrosse
855 Où tant d’or se relève en bosse,
Qu’il étonne tout le Pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Philaminte
Ah ma Laïs ! voilà de l’érudition.
Bélise
L’enveloppe est jolie, et vaut un million.
Trissotin
860 Et quand tu vois ce beau Carrosse,
Où tant d’or se relève en bosse,
Qu’il étonne tout le Pays,
Et fait pompeusement triompher ma Laïs,
Ne dis plus qu’il est Amarante :
865 Dis plutôt qu’il est de ma Rente.
Armande
Oh, oh, oh ! Celui-là ne s’attend point du tout.
Philaminte
On n’a que lui qui puisse écrire de ce goût.
Bélise
Ne dis plus qu’il est Amarante :
Dis plutôt qu’il est de ma Rente.
870 Voilà qui se décline : ma Rente, de ma Rente, à ma Rente.
Philaminte
Je ne sais du moment que je vous ai connu,
Si sur votre sujet j’ai l’esprit prévenu,
Mais j’admire partout vos Vers et votre Prose.
Trissotin
Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose,
875 À notre tour aussi nous pourrions admirer.
Philaminte
Je n’ai rien fait en Vers, mais j’ai lieu d’espérer
Que je pourrai bientôt vous montrer en Amie,
Huit chapitres du Plan de notre Académie.
Platon s’est au projet simplement arrêté,
880 Quand de sa République il a fait le Traité ;
Mais à l’effet entier je veux pousser l’idée
Que j’ai sur le papier en Prose accommodée,
Car enfin je me sens un étrange dépit
Du tort que l’on nous fait du côté de l’Esprit,
885 Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes
De cette indigne Classe où nous rangent les Hommes ;
De borner nos talents à des futilités,
Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.
Armande
C’est faire à notre Sexe une trop grande offense,
890 De n’étendre l’effort de notre intelligence,
Qu’à juger d’une Jupe, et de l’air d’un Manteau,
Ou des beautés d’un Point, ou d’un Brocart nouveau.
Bélise
Il faut se relever de ce honteux partage,
Et mettre hautement notre Esprit hors de Page.
Trissotin
895 Pour les Dames on sait mon respect en tous lieux,
Et si je rends hommage aux brillants de leurs yeux,
De leur esprit aussi j’honore les lumières.
Philaminte
Le Sexe aussi vous rend justice en ces matières ;
Mais nous voulons montrer à de certains Esprits,
900 Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,
Que de Science aussi les Femmes sont meublées,
Qu’on peut faire comme eux de doctes Assemblées,
Conduites en cela par des ordres meilleurs,
Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs ;
905 Mêler le beau Langage, et les hautes Sciences ;
Découvrir la Nature en mille expériences ;
Et sur les questions qu’on pourra proposer
Faire entrer chaque Secte, et n’en point épouser.
Trissotin
Je m’attache pour l’ordre au Péripatétisme.
Philaminte
910 Pour les abstractions j’aime le Platonisme.
Armande
Épicure me plaît, et ses Dogmes sont forts.
Bélise
Je m’accommode assez pour moi des petits Corps ;
Mais le Vide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.
Trissotin
915 Descartes pour l’aimant donne fort dans mon sens.
Armande
J’aime ses tourbillons.
Philaminte
J’aime ses tourbillons. Moi ses Mondes tombants.
Armande
Il me tarde de voir notre Assemblée ouverte,
Et de nous signaler par quelque découverte.
Trissotin
On en attend beaucoup de vos vives clartés,
920 Et pour vous la nature a peu d’obscurités.
Philaminte
Pour moi, sans me flatter, j’en ai déjà fait une,
Et j’ai vu clairement des Hommes dans la Lune.
Bélise
Je n’ai point encor vu d’Hommes, comme je crois,
Mais j’ai vu des Clochers tout comme je vous vois.
Armande
925 Nous approfondirons, ainsi que la Physique,
Grammaire, Histoire, Vers, Morale, et Politique.
Philaminte
La Morale a des traits dont mon cœur est épris,
Et c’était autrefois l’amour des grands Esprits ;
Mais aux Stoïciens je donne l’avantage,
930 Et je ne trouve rien de si beau que leur Sage.
Armande
Pour la Langue, on verra dans peu nos Règlements,
Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie ou juste, ou naturelle,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
935 Pour un nombre de mots, soit ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
Contre eux nous préparons de mortelles Sentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes Conférences
Par les proscriptions de tous ces mots divers,
940 Dont nous voulons purger et la Prose et les Vers.
Philaminte
Mais le plus beau projet de notre Académie,
Une entreprise noble et dont je suis ravie ;
Un dessein plein de gloire, et qui sera vanté
Chez tous les beaux Esprits de la postérité,
945 C’est le retranchement de ces syllabes sales,
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales ;
Ces jouets éternels des Sots de tous les temps ;
Ces fades lieux communs de nos méchants Plaisants ;
Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes,
950 Dont on vient faire insulte à la pudeur des Femmes.
Trissotin
Voilà certainement d’admirables projets !
Bélise
Vous verrez nos Statuts quand ils seront tous faits.
Trissotin
Ils ne sauraient manquer d’être tous beaux et sages.
Armande
Nous serons par nos Lois les Juges des Ouvrages.
955 Par nos Lois, Prose et Vers, tout nous sera soumis.
Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos Amis.
Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui sache bien écrire.
Scène III §
L’Epine, Trissotin, Philaminte, Bélise, Armande, Henriette, Vadius.
l’épine
Monsieur, un Homme est là qui veut parler à vous,
960 Il est vêtu de noir, et parle d’un ton doux.
Trissotin
C’est cet Ami savant qui m’a fait tant d’instance
De lui donner l’honneur de votre connaissance.
Philaminte
Pour le faire venir, vous avez tout crédit.
Faisons bien les honneurs au moins de notre Esprit.
965 Holà. Je vous ai dit en paroles bien claires,
Que j’ai besoin de vous.
Henriette
Que j’ai besoin de vous. Mais pour quelles affaires ?
Philaminte
Venez, on va dans peu vous les faire savoir.
Trissotin
Voici l’Homme qui meurt du désir de vour voir.
En vous le produisant, je ne crains point le blâme
970 D’avoir admis chez vous un Profane, Madame,
Il peut tenir son coin parmi de beaux Esprits.
Philaminte
La main qui le présente, en dit assez le prix.
Trissotin
Il a des vieux Auteurs la pleine intelligence,
Et sait du Grec, Madame, autant qu’Homme de France.
Philaminte
975 Du Grec, ô Ciel ! du Grec ! Il sait du Grec, ma Sœur !
Bélise
Ah, ma Nièce, du Grec !
Armande
Ah, ma Nièce, du Grec ! Du Grec ! Quelle douceur !
Philaminte
Quoi, Monsieur sait du Grec ? Ah permettez, de grâce
Que pour l’amour du Grec, Monsieur, on vous embrasse.
Il les baise toutes, jusques à Henriette qui le refuse.
Henriette
Excusez-moi, Monsieur, je n’entends pas le Grec.
Philaminte
980 J’ai pour les Livres Grecs un merveilleux respect.
vadius
Je crains d’être fâcheux, par l’ardeur qui m’engage
À vous rendre aujourd’hui, Madame, mon hommage,
Et j’aurais pu troubler quelque docte entretien.
Philaminte
Monsieur, avec du Grec on ne peut gâter rien.
Trissotin
985 Au reste il fait merveille en Vers ainsi qu’en Prose,
Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque chose.
vadius
Le défaut des Auteurs, dans leurs productions,
C’est d’en tyranniser les Conversations ;
D’être au Palais, au Cours, aux Ruelles, aux Tables,
990 De leurs Vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi je ne vois rien de plus sot à mon sens,
Qu’un Auteur qui partout va gueuser des encens ;
Qui des premiers -venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles.
995 On ne m’a jamais vu ce fol entêtement,
Et d’un Grec là-dessus je suis le sentiment,
Qui par un dogme exprès défend à tous ses Sages
L’indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers pour de jeunes Amants,
1000 Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.
Trissotin
Vos Vers ont des beautés que n’ont point tous les autres.
vadius
Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.
Trissotin
Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.
vadius
On voit partout chez vous l’Ithos et le Pathos.
Trissotin
1005 Nous avons vu de vous des Églogues d’un style,
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.
vadius
Vos Odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.
Trissotin
Est-il rien d’amoureux comme vos Chansonnettes ?
vadius
1010 Peut-on voir rien d’égal aux Sonnets que vous faites ?
Trissotin
Rien qui soit plus charmant que vos petits Rondeaux ?
vadius
Rien de si plein d’esprit que tous vos Madrigaux ?
Trissotin
Aux Ballades surtout vous êtes admirable.
vadius
Et dans les Bouts-rimés je vous trouve adorable.
Trissotin
1015 Si la France pouvait connaître votre prix,
vadius
Si le Siècle rendait justice aux beaux Esprits,
Trissotin
En Carrosse doré vous iriez par les rues.
vadius
On verrait le Public vous dresser des Statues.
Hom. C’est une Ballade, et je veux que tout net
1020 Vous m’en...
Trissotin
Vous m’en... Avez-vous vu certain petit Sonnet
Sur la Fièvre qui tient la Princesse Uranie ?
vadius
Oui, hier il me fut lu dans une Compagnie.
Trissotin
Vous en savez l’Auteur ?
vadius
Vous en savez l’Auteur ? Non ; mais je sais fort bien,
Qu’à ne le point flatter, son Sonnet ne vaut rien.
Trissotin
1025 Beaucoup de Gens pourtant le trouvent admirable.
vadius
Cela n’empêche pas qu’il ne soit misérable ;
Et si vous l’avez vu, vous serez de mon goût.
Trissotin
Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout,
Et que d’un tel Sonnet peu de Gens sont capables.
vadius
1030 Me préserve le Ciel d’en faire de semblables !
Trissotin
Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur.
vadius
Vous ? Moi. Je ne sais donc comment se fit l’affaire.
Trissotin
C’est qu’on fut malheureux, de ne pouvoir vous plaire.
vadius
1035 Il faut qu’en écoutant j’aie eu l’esprit distrait,
Ou bien que le Lecteur m’ait gâté le Sonnet.
Mais laissons ce discours, et voyons ma Ballade.
Trissotin
La Ballade, à mon goût, est une chose fade.
Ce n’en est plus la mode ; Elle sent son vieux temps.
vadius
1040 La Ballade pourtant charme beaucoup de gens.
Trissotin
Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise.
vadius
Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise.
Trissotin
Elle a pour les Pédants de merveilleux appas.
vadius
Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.
Trissotin
1045 Vous donnez sottement vos qualités aux autres.
vadius
Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.
Trissotin
Allez, petit Grimaud, Barbouilleur de Papier.
vadius
Allez, Rimeur de Balle, opprobre du Métier.
Trissotin
Allez, Fripier d’Écrits, impudent Plagiaire.
vadius
1050 Allez, Cuistre...
Philaminte
Allez, Cuistre... Eh, Messieurs, que prétendez-vous faire ?
Trissotin
Va, va restituer tous les honteux larcins
Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.
vadius
Va, va-t’en faire amende honorable au Parnasse,
D’avoir fait à tes Vers estropier Horace.
Trissotin
1055 Souviens-toi de ton Livre, et de son peu de bruit.
vadius
Et toi, de ton Libraire à l’Hôpital réduit.
Trissotin
Ma gloire est établie, en vain tu la déchires.
vadius
Oui, oui, je te renvoie à l’Auteur des Satires.
Trissotin
Je t’y renvoie aussi.
vadius
Je t’y renvoie aussi. J’ai le contentement,
1060 Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement.
Il me donne en passant une atteinte légère
Parmi plusieurs Auteurs qu’au Palais on révère ;
Mais jamais dans ses Vers il ne te laisse en paix,
Et l’on t’y voit partout être en butte à ses traits.
Trissotin
1065 C’est par là que j’y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainsi qu’un Misérable,
Il croit que c’est assez d’un coup pour t’accabler,
Et ne t’a jamais fait l’honneur de redoubler :
Mais il m’attaque à part comme un noble Adversaire
1070 Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;
Et ses coups contre moi redoublés en tous lieux,
Montrent qu’il ne se croit jamais victorieux.
vadius
Ma plume t’apprendra quel Homme je puis être.
Trissotin
Et la mienne saura te faire voir ton Maître.
vadius
1075 Je te défie en Vers, Prose, Grec, et Latin.
Trissotin
Hé bien, nous nous verrons seul à seul chez Barbin.
Scène IV §
Trissotin, Philaminte, Armande, Bélise, Henriette.
Trissotin
À mon emportement ne donnez aucun blâme ;
C’est votre jugement que je défends, Madame,
Dans le Sonnet qu’il a l’audace d’attaquer.
Philaminte
1080 À vous remettre bien, je me veux appliquer.
Mais parlons d’autre affaire. Approchez, Henriette.
Depuis assez longtemps mon âme s’inquiète,
De ce qu’aucun esprit en vous ne se fait voir,
Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.
Henriette
1085 C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire,
Les doctes entretiens ne sont point mon affaire.
J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit
Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit.
C’est une ambition que je n’ai point en tête,
1090 Je me trouve fort bien, ma Mère, d’être Bête,
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,
Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.
Philaminte
Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte
De souffrir dans mon sang une pareille honte.
1095 La beauté du Visage est un frêle ornement,
Une fleur passagère, un éclat d’un moment,
Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;
Mais celle de l’Esprit est inhérente et ferme.
J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner
1100 La beauté que les ans ne peuvent moissonner,
De faire entrer chez vous le désir des Sciences,
De vous insinuer les belles connaissances ;
Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,
C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit,
1105 Et cet Homme est Monsieur que je vous détermine
À voir comme l’Époux que mon choix vous destine.
Philaminte
Moi, ma Mère ? Oui, vous. Faites la Sotte un peu.
Bélise
Je vous entends. Vos yeux demandent mon aveu,
Pour engager ailleurs un cœur que je possède.
1110 Allez, je le veux bien. À ce nœud je vous cède,
C’est un Hymen qui fait votre établissement.
Trissotin
Je ne sais que vous dire, en mon ravissement,
Madame, et cet Hymen dont je vois qu’on m’honore
Me met...
Henriette
Me met... Tout beau, Monsieur, il n’est pas fait encore
1115 Ne vous pressez pas tant.
Philaminte
Ne vous pressez pas tant. Comme vous répondez !
Savez-vous bien que si… Suffit, vous m’entendez.
Elle se rendra sage ; allons, laissons-la faire.