Par Monsieur CAMBERT, Intendant de la Musique de la Reine Mere.
Par CHRISTOPHE BALLARD, seul Imprimeur du Roy pour la Musique,
Ruë St. Jean de Beauvais, au Mont Parnasse.
M.DC. LXXI.
AVEC PRIVILEGE DE SA MAJESTE
Les « vrais créateurs de l’opéra français »1 §
Qui est l’auteur de Pomone ? §
Un lecteur d’aujourd’hui est accoutumé à associer une œuvre littéraire à son auteur. Mais Pomone est-elle une œuvre littéraire ? Et quant à Perrin, en est-il vraiment l’auteur ? Considérons le frontispice de l’édition Ballard de 1671. On y trouve indiquée la nature de notre œuvre, à savoir un « OPERA, / ou/REPRENTATION EN MUSIQUE. ». Vient ensuite la mention du genre : c’est une « pastorale ». Or cette pastorale est notée comme « Composée par Monsieur PERRIN, Conseiller du Roy en ses Conseils, Introducteur des Ambassadeurs prés feu Monseigneur le Duc d’Orleans. », en caractères romains, avec cette importante titulature. C’est après seulement que vient en italique, et de taille légèrement inférieure, la mention « Mise en Musique par Mr Cambert, Intendant de la Musique de la feuë Reyne. ». Le musicien est présenté comme un intervenant second, qui a travaillé sur un matériau déjà élaboré, ce qui n’est sans doute pas conforme à la réalité.2
Or, Ballard est l’éditeur du livret de la pièce, c’est-à-dire du programme du spectacle qui sera distribué aux spectateurs, comme le décrit Perrin pour la Pastorale d’Issy :
[…] et quoy que l’on distribuast à chaque reprsentation les vers imprimez pour le soulagement des spectateurs, aucun ne fut obligé de recourir à son livre…3
Il en est en quelque sorte le promoteur commercial : ce choix de mettre Perrin en avant correspond donc aux attentes du public. Au XVIIe siècle, la musique doit servir le texte poétique ; ainsi, est légitimement considéré comme l’auteur d’une pièce théâtrale en musique celui qui en a élaboré le support textuel, support conditionnant la prosodie, la déclamation, et les intentions expressives des interprètes.
Le frontispice de la partition, éditée par le même Ballard, mais bien en amont des représentations et même des répétitions4 est bien différent. Perrin n’y est même pas mentionné, et l’on trouve, comme suit :
POMONE,/PASTORALE/MISE/EN MUSIQUE/ Par Monsieur CAMBERT, Intendant de la Musique de la Reine Mere.
Il n’est plus question de « feuë Reyne » – Anne d’Autriche s’est éteinte en 1666 – mais de « Reine Mere ». La désignation de la pièce est plus simple (une « Pastorale mise en musique ») et moins programmatique, pourrait-on dire, que celle du livret, qui met en avant le statut de Pomone comme première réalisation de la jeune « Academie d’OPERA, ou Representations en Musique en Vers François »5.
Qui est donc l’auteur de Pomone, et qui faut-il présenter au seuil de cette édition ?
Perrin a connu une longue éclipse, et de ce fait, Pomone n’a pas été considérée comme suffisamment valable pour tenir le rang d’œuvre fondatrice, en France, d’un genre aussi prestigieux que l’opéra. Ce statut lui a été rendu au XIXe siècle par le considérable travail de contextualisation historique de Pougin, Nuitter et Thoinan, mais l’opinion persista longtemps dans le sens inverse, ce qui n’allait pas sans contradictions et méprises quant à la vision générale d’un Grand Siècle Classique français ; d’ardents défenseurs de Perrin, comme s’est montré Louis Auld, le traduisent judicieusement :
Et de plus, comment une œuvre pouvait-elle être tenue pour excellente, avec la pauvreté de son livret ? Ainsi que Boileau l’entendait, l’art du Verbe était le plus haut des arts ; tous les autres sont tenus de le servir. C’était, après tout, l’époque où les comédies-ballets de Molière pouvaient être représentées sans musique, pire encore, avec de nouvelles partitions écrites par des médiocres-quelle importance ?- mais honte à l’acteur qui aurait eu la témérité de changer un seul mot du texte !6
Les nombreuses redécouvertes occasionnées par le grand renouveau de la musique française du Grand Siècle depuis les années soixante ont achevé de rendre à Perrin sa juste place ; mais cette fascination pour le texte dont L. Auld fait état n’a pas pour autant disparu, et, par le fait également des circonstances, Perrin a pris bien plus d’importance que son partenaire.
Il y a d’abord la perte effective de la majeure partir de la musique de Cambert, qui contribua à son éclipse. Il y a ensuite la somme très importante de textes théoriques qu’a produits Perrin tout au long de sa carrière pour accompagner la publication de ses œuvres, montrant ainsi une maîtrise de son art et une conscience de son statut comparables à celles d’un Corneille ; à l’instar de Philippe Quinault, le « librettiste » favori de Lully, bien plutôt perçu par ses contemporains comme un poète dramatique, et qui se vit attribuer pour longtemps une bonne part, voire la majeure partie du succès des opéras du Florentin. À ce moment particulier où une nouvelle forme est introduite dans le système dramatique français, la réflexion poétique est au premier plan, par rapport à une réflexion musicale encore expérimentale (une théorie complète de la nouvelle musique tonale ne sera élaborée qu’au XVIIIe siècle avec Rameau). C. Kintzler résume ainsi le contexte du débat qui commença alors quand à l’union de la Musique et du Théâtre :
Curieusement, l’existence même de la musique (et singulièrement celle de Lully, justement parce que chacun convient de sa valeur esthétique) contribue à la fois à déclencher et à obscurcir le débat. Elle le provoque : c’est bien par la musique que l’opéra s’impose au jugement esthétique ; personne ne songe à en contester la valeur et l’éclat ; grâce à la musique, l’opéra prend la dimension d’un événement. Elle l’obscurcit : car les partisans de l’opéra peuvent utiliser la réussite musicale pour se dispenser de tout examen poétique, et ses adversaires peuvent, parallèlement, s’appuyer sur cette même réussite pour récuser la valeur littéraire de l’œuvre et lui refuser l’accès au monde poétique.7
Les premiers jugements sur l’opéra s’effectuent donc par une dissociation de la matière poétique et de la matière musicale ; le débat se développe sur le terrain spécifiquement poétique, où Perrin se pose en théoricien et observateur avisé. Il est donc en réalité le véritable garant8 de Pomone en tant qu’opéra. Sa carrière le révèle : à travers ses réflexions théoriques, fortifié par la certitude d’avoir une mission à accomplir, il a façonné progressivement et avec une impressionnante détermination les éléments constitutifs d’un théâtre lyrique français, que Pomone inaugure. Les annexes de la présente édition s’attachent à montrer ce parcours réflexif et programmatique ; quant à la qualité effective de son livret, l’introduction s’efforce de montrer pourquoi elle n’a pas été suffisante, mais aussi quels éléments elle a permis de fixer et quel héritage elle a laissé.
La question revient enfin à déterminer la nature de Pomone et son statut éditorial.
Le livret, reflet direct du spectacle, n’en présente néanmoins qu’un aspect : il n’y est pas rendu compte, notamment, des entrées de ballets, ou encore des symphonies. La partition, bien qu’incomplète dans le cas de Pomone, et antérieure aux représentations effectives, a l’avantage d’être le fruit de l’élaboration commune du poète et du musicien, qui ont travaillé ensemble à articuler musique et texte.
Notre édition choisit de présenter une double version de l’œuvre : d’une part, une transcription d’une édition matérielle, celle du livret de Ballard ; d’autre part, une édition « virtuelle », scénique, compilant des informations issues des deux sources, et suivie d’un commentaire scène à scène.
Il faut donc considérer Perrin et Cambert comme le couple auctorial de Pomone, tout en accordant une plus large place à Perrin, pour les raisons avancées.
Pierre Perrin, vie et œuvres §
La vie de Pierre Perrin nous est presque inconnue, en dehors de son rôle de « créateur de l’opéra français », qu’Arthur Pougin (Les vrais créateurs de l’Opéra français, Perrin et Cambert, Paris, Charavay frères, 1881), puis Charles Nuitter et Ernest Thoinan (Les Origines de l’opéra français d’après les minutes des notaires, les registres de la Conciergerie et les documents originaux conservés aux Archives Nationales, à la Comédie-Française et dans diverses collections publiques et particulières, Paris, Plon, 1886) mirent les premiers en avant après une longue période d’éclipse.
Pierre Perrin, probablement né à Lyon vers 1620, est mort à Paris, le 26 avril 1675, « à l’âge de cinquante-cinq ans », selon les registres. Il appartient à la génération de la Fontaine (né en 1621) et de Molière (né en 1622).
Sa carrière de poète à Paris débute en 1645 – il a alors 25 ans – par une première publication, chez Jean Duval : Divers insectes, recueil de poésies d’une centaine de pages, est dédié à Adrien de Montluc, comte de Cramail, et décrit par l’auteur lui-même comme un « coup d’essai ». Il commence à cette époque la rédaction de La Chartreuse, sur commande de son frère, membre de l’ordre monastique, et la fait publier en 1647, avec, cette fois, une dédicace à la reine.
Il est encore très jeune – 28 ans – lorsqu’il publie une fastueuse traduction des six premiers livres de l’Enéide de Virgile, en 1648. Boileau trace de ces débuts de sa carrière un portrait peu flatteur dans ses Satires :
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?Mes vers, comme un torrent, coulent sur le papier ;Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,Bonnecourse, Pradon, Colletet, Teteville ;Et pour un que je veux, j’en trouve plus de mille.9
Il faut néanmoins, comme toujours avec Boileau, nuancer fortement l’attaque. Le volume, imprimé en luxueux caractères et décoré de gravures, est dédié au cardinal Mazarin ; il semble donc que le talent de Perrin soit reconnu, et qu’il bénéficie de considérables appuis à la Cour. Le jeune artiste se montre déjà, il est vrai, très conscient de son talent, au point de se proclamer le « Virgile françois ». Il critique les traductions antérieures, occasion pour lui de déployer ce qui est une première ébauche d’une réflexion sur le vers, le rythme, le timbre des voyelles, qui doivent gouverner les affects des auditeurs.
Outre ces publications, Perrin se met en quête d’un emploi à la Cour, ce qui est chose faite en 1653, non sans quelques difficultés. En effet, pour acheter la charge convoitée (« attaché pour la présentation des ambassadeurs » auprès de Gaston d’Orléans, fixée à 18 000 livres tournoi, et détenue précédemment par Vincent Voiture), il contracta un mariage douteux avec une riche veuve de 61 ans, Elizabeth Grisson, qui avait déjà été mariée deux fois. Le mariage fut secret, mais son fils, conseiller au Parlement, en fut informé et la contraignit à répudier Perrin. Elle mourut, de chagrin semble-t-il, peu après. Perrin en fut quitte pour un premier séjour de quelques mois en prison pour dettes, mais le fils, nommé La Barroire, fut contraint de payer la charge. Ces premières péripéties financières de Perrin ne sont pas sans importance pour la suite, comme on le verra. Par la suite, ainsi qu’il est présenté sur le frontispice de Pomone, la titulature de sa charge s’augmente de la mention « Conseiller du Roy en ses Conseils ».
Cette charge le met de fait en contact avec les visiteurs étrangers à la Cour, et tout particulièrement les Italiens. C’est ainsi qu’il se lie d’amitié avec l’ambassadeur du duc de Savoie en France, le cardinal Della Rovera, pendant son séjour de 1656 à 1658. Le cardinal est un grand amateur d’opéra, et suit de près l’élaboration de la Pastorale dite Pastorale d’Issy, première œuvre pour laquelle il collabore avec Robert Cambert, rencontré aux concerts de « Monsieur l’abbé Charles, nostre amy ». La pièce, en cinq actes, est représentée « huit ou dix fois »10 en tout, d’abord en avril 1659 chez Monsieur de La Haye, maître d’hôtel d’Anne d’Autriche, puis devant le Roi à Vincennes en mai. Perrin lui en rend précisément compte – il n’a pourtant pas assisté lui-même aux représentations, à cause d’un nouveau séjour en prison – dans une très précieuse lettre datée du 26 avril 1659, que l’on peut trouver en annexe à cette édition. Le gazetier Loret, dans sa Muze historique, présente alors ainsi Perrin et son collaborateur Cambert :
L’auteur de cette PastoraleEst à son Altesse RoyaleMonseigneur le Duc d’Orléans,Et l’on l’estime fort, léans ;C’est Monsieur Perrin qu’il se nomme,Très-sage et sçavant gentilhomme,Et qui fait aussi bien des versQu’aucun autre de l’Univers.Cambert, Maître par excellenceEn la Muzicale Science,A fait l’Ut, ré, mi, fa, sol, la,De cette rare Pièce-là…11
C’est ce succès qui confirme Perrin dans son projet de créer un opéra français, projet brossé dans la lettre citée plus haut. Il entreprend alors la composition de livrets d’opéras selon un plan bien défini : il s’agit d’illustrer dans le genre lyrique les trois grands genres du théâtre récité, pastorale, comédie, tragédie :
Quoy qu’il en soit, j’ay l’avantage d’avoir ouvert et applany le chemin, d’avoir découvert et défriché cette terre neuve et fourny à ma nation un modele de la Comedie Françoise en Musique, premierement dans le genre pastoral, mon Ariane leur en fera voir un dans le comique et dans le tragique, la Mort d’Adonis, à la composition de laquelle je me divertis depuis quelques jours, leur fera connoistre que l’on y peut reüssir dans tous les genres du Dramatique.12
En effet, Perrin oppose de façon volontariste une réflexion poétique et dramatique poussée à la négligence des Italiens, qui, comme il l’écrit, mettent sans discernement sur la scène lyrique toutes sortes d’œuvres théâtrales. Il est sans doute porté par l’effervescence de la Cour, autour des célébrations de la paix des Pyrénées et du mariage du roi, festivités qui attirent de nombreux musiciens italiens. Notre auteur n’est pas en reste, et publie un certain nombre d’œuvres de circonstance : suivant un mouvement général parmi les poètes de son temps, il fait la louange de la jeune Reine Marie-Thérèse avec ses Paroles de musique pour l’arrivée de la Reyne à la frontière d’Espagne, et Pour la Reyne à son arrivée en France, qui comprend plusieurs airs et dialogues (« Reyne des Lys !que vos yeux ont de charme », récit sur une musique de Cambrefort ; « Que vois-je dans ces lieux, quel objet adorable », dialogue sur une musique de Sablières, entre autres). Pour la naissance du dauphin, il écrit les paroles de l’air « Paissez l’herbe et les fleurs de ces belles prairies ». Enfin, il est très actif et soucieux de conserver une place, dans ce tournant du siècle, alors que des opéras italiens sont à nouveau représentés à la cour, mais adaptés par Lully, avec additions de ballets, pour le goût français : Serse, le 22 novembre 1660, Ercole Amante, joué aux Tuileries le 7 février 1662, tous deux de Cavalli. Les divertissements de Cour prennent une autre ampleur. C’est le début de la collaboration entre Molière et Lully pour produire des comédies-ballets, mais aussi le développement de la tragédie de machines. La Conquête de la Toison d’or de Pierre Corneille, représentée pour la première fois à Paris au Théâtre du Marais en février 1661, avec la machinerie de Sourdéac, fut un des plus grand succès théâtraux du siècle13 ainsi qu’en témoigne Perrin lui-même :
[…] mais sa capacité [Sourdéac] dans les Mechaniques, dont il a toujours fait une grande partie de ses plaisirs, et particulierement dans l’invention et dans la conduitte des machines de theatre, est assez connuë par celle de la Toyson dor qu’il donna au public pour celebrer le mariage du Roy, lesquelles ont surpassé en beauté et en justesse toutes celles qui ont paru en France.14
Dans le même temps, par des circonstances malheureuses, la mise en pratique des réflexions chères à Perrin ne cesse d’être différée, et cela pendant dix ans. Il tente de mettre au jour deux opéras composés au plus fort du succès de la Pastorale ; c’est d’abord Ariane ou le Mariage de Bacchus, comédie mise en musique par Cambert, et spécialement conçue en écho au mariage du Roi qui est répétée en public (1660-1661), mais ne peut être représentée, notamment à cause de la mort coup sur coup de son protecteur Gaston d’Orléans, en 1660, et de Mazarin, le 9 mars 1661 ; il ne nous en reste que le livret. Vient ensuite une tragédie en musique, La Mort d’Adonis, mise en musique par Jean-Baptiste Boesset, « Intendant de la Musique de la Chambre du Roy ». Des extraits de la pièce sont représentés devant Louis XIV qui se montre encourageant, mais elle est victime de la « Cabale du petit coucher »15. Perrin doit, avec amertume, y renoncer ; la pièce ne sera représentée pour le Roi qu’après sa mort, en 1678. Pendant la même année 1661, il fait un nouveau séjour en prison, et ne doit sa libération qu’à la générosité de son ami le musicien Sablières.
Perrin n’abandonne pas la partie pour autant. Notre auteur continue de développer les théories énoncées dans la lettre à Della Rovere dans un ouvrage jamais imprimé, et perdu pour nous, qui aurait du s’intituler L’Art lyrique, ainsi qu’il l’écrit dans l’avant-propos de ses Cantica pro capella regis en 1665, et dans celui du Recueil de paroles de musique, en 1667 (voir infra et annexes). Le séjour en prison est pour lui l’occasion d’écrire, et il publie coup sur coup plusieurs ouvrages très importants : les Œuvres de poésie (1661), recueil éclectique de pièces de poésie (« les jeux de poésie, diverses poésies galantes, des paroles de musique, airs de cour, airs à boire, chansons, noëls et motets, une comédie en musique, l’Entrée de la Reyne. »), chez Etienne Loyson, publié à nouveau en 1662 sous le titre Nouvelles poésies héroïques, gaillardes et amoureuses. Ensemble un nouveau recueil des plus beaux airs de cour, à chanter à danser et à boire : mis en chant par les meilleurs musiciens de ce temps., titre plus « vendeur » à coup sûr, et sacrifiant à la vogue des recueils d’airs qui fleurit alors- le fameux « prieur » Bénigne de Bacilly commence une série de publications à succès en 1661, avec un Recueil des plus beaux vers qui ont esté mis en chant, avec le nom des autheurs tant des airs que des paroles, à Paris, chez Charles de Sercy, et ses Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, chez Ballard, « seul imprimeur du Roi pour la musique », en 1668. Ménestrier, mais il n’est pas le seul, tint la publication de Bacilly en haute estime et en fait un élément essentiel de la prise de conscience de la possibilité à faire chanter le français.
Dans ces années de transition, il parvient enfin au cœur de la vie de cour à travers l’écriture de paroles pour la musique religieuse, non pas simplement pour des airs spirituels comme il l’avait fait auparavant, mais dans le genre dramatique du motet, et dans celui du psaume ; ce sont les Paroles de motet pour le baptême de Mgr le Dauphin (1661), Les leçons et les psaumes chantez aux Tenebres du Roy, mis en vers françois (1664), les Cantica a sacelli musicis (date de publication incertaine), un cantique de pénitence en collaboration avec Lully, O lachrymae fideles, et enfin son ouvrage majeur dans ce domaine, en 1665, les Cantica pro capella regis, publiés par Ballard en 1667, et dédiés au roi lui-même.
Voilà Perrin désormais attaché à l’organisation régulière de la messe du roi : après avoir été Virgile, il se fait un nouveau David (voir annexe 2). Dans cette nouvelle tâche, il a une fois encore pleine conscience de son rôle de précurseur. Cette période, qui le met en contact direct avec les grands bouleversements musicaux du temps16 a été propice également à une réflexion sur le vers, aussi bien latin que français.
On pourrait penser que Perrin, enfin établi, avait renoncé à son projet de théâtre lyrique ; il n’en est rien, et sa nouvelle situation lui permet tout au contraire d’envisager les choses à plus grande échelle. Il poursuit la constitution d’un corpus de « paroles de musique » propres à tous les usages en 1667, avec le Recueil de paroles de musique, resté manuscrit, qu’il dédie à dessein à Colbert. Dans la dédicace, il exprime son désir de remettre sur pied ses tentatives théâtrales mort-nées. Quant à l’avant-propos, c’est une nouvelle somme théorique sur la manière d’écrire des paroles de musique. En l’absence d’autres écrits contemporains sur le sujet, ces textes sont infiniment précieux : Quinault lui-même – peut-être est-ce le pendant de sa réussite – ne s’exprima jamais à ce sujet. Tout est mis en œuvre pour obtenir le parrainage de Colbert, grand acteur du mouvement d’« académisation » des arts17 :
Il seroit à désirer que pour examiner et pour fixer les regles de cet Art si utiles pour l’avancement et pour la conciliation de la Poesie et de la Musique, sa Majesté voulût establir une Academie de Poesie et de musique, composée de Poetes et de Musiciens, ou s’il se pouvoit, de Poetes musiciens, qui s’appliquassent à ce travail, ce qui ne seroit pas d’un petit avantage au public ny peu glorieux à la nation.18
Deux ans après une nouvelle publication, les Paroles de musique pour le concert de chambre de la musique de la Reyne : pour des airs, dialogues, récits, pièces de concert et chansonnettes, composées par M. Perrin…et mises en musique par M. Boesset, Paris, chez Denis Pellé (1667), le 28 juin 1669, Colbert signe l’acte de création de l’Académie d’opéra tant attendue. Le privilège est accordé pour 12 ans. Seule ombre au tableau : la nouvelle Académie n’était pas financée par le trésor royal19, mais par les recettes privées de ses responsables, soigneusement ménagées :
Et pour dédommager l’Exposant des grands frais qu’il conviendra faire pour lesdites representations, tant pour les Théâtres, Machines, Decorations, Habits, qu’autres choses necessaires ; Nous luy permettons de prendre du Public telles sommes qu’il avisera, et à cette fin d’establir des Gardes et autres Gens necessaires à la porte des Lieux où se feront lesdites representations ; Faisant tres-expresses inhibitions et deffences à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, mesme aux Officiers de nostre Maison, d’y entrer sans payer, et de faire chanter de pareilles OPERA ou representations en Musique en vers françois, dans toute l’étenduë de nostre Royaume pendant douze années, sans le consentement et permission dudit Exposant, à peine de dix mil livres d’amende, confiscation des Theatres, Machines et Habits, applicable un tiers à Nous, un tiers à l’Hospital General, et l’autre tiers audit Exposant…20
Pomone, une création tumultueuse §
Mais qu’importe ! Une fois le privilège accordé, l’aventure de l’opéra peut commencer. Il s’agit de faire vite, et d’ouvrir l’Académie par un coup d’éclat. Pourtant, Perrin commence par choisir sa vieille comédie, Ariane ou le mariage de Bacchus (1661), ce qui marque chez notre auteur un grand souci de continuité dans ses travaux, une certaine détermination, voire une obstination à les imposer, comme trait de caractère. Peut-être est-ce cette forme de raideur qui l’empêcha de pleinement comprendre les enjeux de son entreprise, et de jouer avec souplesse des nouvelles conventions musicales en plein bouleversement. Néanmoins, une tournée de recrutement des chanteurs est lancée dans tout le royaume, et les répétitions commencent chez le duc de Nevers, à l’emplacement de l’actuelle Bibliothèque nationale, rue de Richelieu.
Les ressources financières de l’Académie sont assurées par deux mécènes, dans des conditions assez curieuses. Un premier contrat est établi le 12 décembre 1669 :
Les sieurs de Sourdéac et de Champeron s’estant présentés aux sieurs Perrin et Cambert pour estre de l’Opera, on conclut une Société entre eux pour laquelle les sieurs de Sourdéac et de Champeron estoient obligés par devant notaire de fournir tout l’argent nécessaire pour les avances et jusqu’au jour de la première représentation, auquel jour on partageroit en quatre, et que les sieurs Cambert et Perrin contribueroient seulement de leur sçavoir et crédit.21
Mais il est ensuite rompu au printemps 1670, sans qu’aucun autre ne vienne le remplacer ; l’association des quatre hommes ne repose sur aucun engagement écrit, notamment quant à la question du partage des bénéfices. Cambert semble avoir mieux tiré son épingle du jeu, car il reçut chaque mois des gages pour les répétitions. La réputation sulfureuse attachée aux mécènes de l’opéra semble provenir essentiellement des réquisitoires lancés contre eux par les musiciens lésés22 ; l’opinion était loin d’être partagée par le public, et Perrin se gloririfie de l’association avec Sourdéac dans son premier Avant-propos à la pièce :
Pour les Machinistes, je confesse qu’il y en a peu en France, et que Mr de Sourdeac seul pouvoit en ce chef là soutenir l’entreprise : mais ce Seigneur a eu assez de bonté pour le faire et pour nous y assister de ses conseils. Chacun connoîst la grandeur de sa maison, qui est celle des Ducs de Bretagne partagée dans les branches de Rohan et de Rieux, de la derniere desquelles il est issu…23
Quoi qu’il en soit, les deux gentilhommes tirèrent sans conteste profit de la situation, malgré un investissement colossal. Un de leurs factums conservé dans les archives de la Comédie Française donne une idée de l’épopée matérielle qu’a été la création de l’opéra :
Il a fallu choisir des voix, les former à cette espèce de chant qui est tout extraordinaire et auquel les plus habiles musiciens ne sont point accoustumés. Il a fallu les former aux actions de théâtre, préparer les décorations et les machines, amasser des joueurs d’instruments de toute sorte pour composer la symphonie, disposer les ballets, choisir et instruire les ouvriers pour le travail qui est tout particulier, et acheter toutes les choses nécessaires, ce qui ne put se faire sans des peines incroyables et une despense de plus de cinquante mille escus. Quand toutes choses ont été disposées, il a fallu louer un lieu propre et des maisons joignantes, il a fallu construire une salle, un théâtre, un amphithéâtre, des loges, exhauser des bastiments, en construire des neufs, creuser plus de vingt pieds en terre pour les mouvements des machines et ajuster toutes choses pour les décorations. Il a fallu louer les personnes qui devaient entrer dans la composition de ces représentations, les joueurs d’instruments, les danceurs, les musiciens, les machinistes, les ouvriers, les gardes et une infinité d’autres personnes et, comme l’on a esté longtemps dans ce projet auparavant que d’en pouvoir venir à l’exécution, on n’a pas laissé pendant tout ce temps là d’entretenir ces personnes et de leur fournir leur subsistance.24
Sans que l’on n’en connaisse les raisons, le projet d’Ariane est abandonné, au profit d’une pastorale entièrement nouvelle, qui sera Pomone : Perrin et Cambert la composent en quelques mois. On peut avancer plusieurs explications à ce choix : le souci d’être plus au goût du jour, le souvenir encourageant du succès de la Pastorale d’Issy, le besoin de s’adapter au nombre et à la qualité des interprètes rassemblés à grand peine, et enfin une certaine idée de l’adéquation entre le genre lyrique et le genre pastoral, du fait de tout une tradition musicale, et selon les principes de la vraisemblance merveilleuse, comme on pourra voir plus loin.
Il fallut un an entier pour faire aboutir le nouveau projet (1670-1671). L’ampleur de l’entreprise était considérable, au vu de la qualité des collaborateurs engagés. La machinerie fut confiée à Sourdéac : il avait déjà réalisé les machines pour ce qui fut un des plus grands succès théâtral du XVIIe siècle, La Conquête de la Toison d’Or, de Pierre Corneille, dont les premières représentations en 1660 eurent lieu dans un théâtre spécialement construit pour l’occasion dans son château de Normandie25. La chorégraphie fut l’œuvre du danseur Des Brosses et de Pierre Beauchamp, maître à danser personnel de Louis XIV, nommé intendant des ballets du Roi en 1661, grand chorégraphe des ballets de cour dans les années 1650-1660, puis des intermèdes des comédies-ballets de Molière et Lully ; après Pomone, il sera le chorégraphe des opéras du même Lully, notamment Alceste et Atys, et directeur de l’Académie Royale de Danse en 1680. Le rôle principal était tenu par Melle de Cartilly, et celui de Vertumne par François Beaumavielle (basse-taille, ou baryton). Les frères Parfaict attribuent à ce « Languedocien, grand, laid, mais ayant l’air noble au théâtre » la création du rôle-titre de Cadmus et Hermione en 167326. Une générale de Pomone se tint dès le 12 juin 1670, à Sèvres. Les répétitions s’étaient tenues dans un lieu spécialement aménagé pour le spectacle, le jeu de paume dit de Béquet, rue de Vaugirard27 ; mais à la suite d’une querelle avec le lieutenant de police28, les interprètes en furent expulsés en octobre 1670, et il fallut chercher une autre salle. Ce fut dans un autre jeu de paume, dit de la Bouteille, rue des Fossés de Nesle (au croisement de la rue Guénégaud, non loin du palais du Luxembourg)29, à nouveau aménagé à grands frais pendant cinq mois durant, que la pastorale fut enfin créée le 3 mars 1671 et représentée pour les huit mois qui suivirent avec un franc succès. Le Gazetier Robinet a laissé une description de la salle dans sa lettre du 18 avril 1671 :
Je l’ai vû cet opéra-là,Et je pensais n’avoir pas làSuffisamment d’yeux et d’oreilles,Pour toutes les rares merveillesQue l’on y peut ouïr et voir,Et qu’à peine on peut concevoir.A commencer donc par la saleOù ce grand spectacle s’étale,C’est un vaisseau large et profond,Orné d’un superbe plafond,Avecque trois beaux rangs de loges,Aussi lestes que pour des doges.Et qui plus est, de bout en bout,Afin que nul n’y soit debout,Un très commode amphithéâtreD’où l’on peut tout voir au théâtre.30
Ballard imprima un argument (perdu), puis le livret pour les représentations, et commença la publication de la musique, restée malheureusement incomplète, soit hasard, soit interruption délibérée. Le roi ne se déplace pas, mais les témoignages sont pour la plupart enthousiastes. Le gazetier Robinet, qui assista à la première, rapporte l’attachement particulier au spectacle de Philippe d’Orléans, frère du Roi, dans sa lettre du 11 avril 1671 :
A propos le grand OpéraQui fait tant de bruit dans Lutèce,Attira la Royale AltessePour qui je m’escrime des doigts,Mardy pour la seconde fois,Avec sa jeune et belle InfanteDéjà si vive et si brillante.Deux des plus illustres sauteurs,Avec pareil nombre d’acteurs,Collation leur présentèrent,Que les derniers accompagnèrentD’un compliment très-musical.Or cet agreable régalSe faisoit ainsi qu’on le prôneDe par la déesse PomoneQui des beaux fruits de son jardin,Voulut les régaler soudain,Avec une galanterieQui paraît une enchanterie.Je dois être à mon tour mardiDe ce grand spectacle ébaudi,Et puis je ne faudray d’en mettreUn plus ample article en ma Lettre. 31
Il semble d’après tous les commentaires que la pièce se soit soutenue huit mois entiers32 au théâtre, et Arthur Pougin évalue le nombre de représentations à environ 70 :
Cette pièce fut représentée huit mois entier avec un applaudissement général, et elle fut tellement suivie que Perrin en retira pour sa part plus de trente mille livres33
Par malheur, les difficultés financières minèrent ce beau succès. Sourdéac et Champeron refusèrent de partager les bénéfices avec qui que ce soit : ni Cambert, ni les interprètes, ni Perrin ne reçurent leur part des très substantielles dividendes. Puis, Perrin fut rattrapé par l’affaire La Barroire. Colbert, pour mettre un terme à cette pénible affaire, lui accorda une Lettre de répit de 20 000 livres prise sur la succession du duc d’Orléans, que Perrin avait longtemps servi, renouvelée en avril 1671, un mois après la création. Cependant, toujours pressé par les dettes, Perrin aliéna une partie du privilège de l’Académie en faveur de son ami Sablières, le 14 juin. À partir de là, s’enchaînèrent des péripéties rocambolesques : La Barroire fit déclarer nulle la Lettre de répit, Perrin fut enfermé à la Conciergerie pour un an. Sablières le décrit alors :
malade de chagrin au point que si ce désordre lui arrivoit [de coucher sur la paille] il ne respondoit pas de sa vie.34
Perrin continua de dépecer son privilège, au profit de ses créanciers, et même de La Barroire lui-même, au point d’être sous le coup d’une condamnation pour escroquerie, que le fidèle Sablières lui évita in extremis en rachetant l’intégralité du privilège par contrat, le 8 août 1671.
La création de l’opéra échappait complètement à Perrin. Les représentations de Pomone continuèrent pendant son emprisonnement, et Sourdéac et Champeron commandèrent à Cambert et au poète dramatique Gabriel Gilbert un nouvel opéra, une pastorale héroïque cette fois, Les Peines et les Plaisirs de l’Amour (1672). De son côté, Monsieur, séduit par cette nouveauté, commanda en octobre 1671 un opéra pour son mariage avec la nouvelle Madame, dont il confia l’écriture à Sablières, son intendant de la musique, et à Henri Guichard, intendant des bâtiments du Roi. En quinze jours tout au plus, les deux hommes mirent sur pied Les Amours de Diane et Endymion, une pastorale faite de récits et d’entrées de ballets. Sablières signa un nouveau contrat avec Perrin le 23 novembre 1671, et les parts du privilège de l’Académie qu’il possèdait furent officiellement partagées entre lui et Guichard, ce qui leur permit de représenter leur pastorale devant le Roi et la Cour au au château de Saint-Germain en Laye, le 18 février 1672, sous le nom du Triomphe de l’Amour, Pastorale en musique imitée des Amours de Diane et d’Endymion.
Toutes ces nouvelles représentations s’enchaînaient donc dans un certain désordre, les parts de l’Académie étant divisées entre les anciens associés de Perrin d’une part, et Sablières et Guichard d’autre part. C’est donc fort opportunément, pour le prestige des institutions académiques royales, que Lully intervint dans la « bataille ». Il obtint l’appui du Roi et de Colbert pour casser les ventes du privilège, étant donné qu’elles s’étaient faites sans le consentement royal. En toute loyauté envers Perrin, Lully s’engagea à lui verser une pension, le libérant ainsi de prison, le 13 mars 1672 ; puis, le roi établit en sa faveur un nouveau privilège, pour la création, cette fois, d’une « Académie royale de musique ». L’opéra existait dès lors officiellement aux côtés du théâtre, sous le patronage du Roi, et servi par le surintendant royal de la musique.
Ironie du sort ! Les premiers opéras de Quinault et Lully, Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1672, Cadmus et Hermione en 1673, et Alceste, en 1674, sont représentées dans la même salle du jeu de paume de la rue de Vaugirard où Cambert avait fait répéter Pomone.
À sa sortie de prison, ce dernier alla loger chez un ami fidèle, Jean Laurent de Beauregard, lui laissant pour le dédommager quatre opéras : Ariane, et trois pièces mort-nées : Diane amoureuse, ou la vengeance d’Amour, La Reyne du Parnasse ou la Muze d’Amour, La Nopce de Vénus (perdues). Le 26 avril 1675, peu de temps après la création de Thésée par les nouveaux Apollons de l’opéra, on enterrait Perrin à Saint Germain l’Auxerrois. Beauregard proposa alors les livrets hérités à Lully, qui il les refusa. L’opéra avait pris un autre chemin.
Une croyance répandue veut que Pomone ait été représentée à nouveau en Angleterre, lorsque Cambert s’y rendit à la demande de Charles II, cousin de Louis XIV ; cependant rien ne permet de l’affirmer. En revanche, la troupe du Sieur d’Aumont joua à nouveau la pièce en 1687, à Nantes. 35
Robert Cambert, le musicien : vie et œuvres §
Robert Cambert est né à Paris aux environs de 1628. Élève, ainsi que les trois frères Couperin, que d’Anglebert et que Lebègue notamment, du célèbre claveciniste et compositeur Chambonnières, Cambert succéda en 1652 à Nicolas Guigault aux orgues de l’église Saint-Honoré, à Paris. Sa première collaboration avec Perrin date de 1657, lorsqu’il composa une sarabande, « Filles du ciel », pour célébrer le retour en France du Cardinal Barberini. C’est Ménestrier qui rapporte, dans Des représentations en musique anciennes et modernes, que plusieurs airs en dialogues issus de la coopération des deux hommes furent représentés devant le cardinal Della Rovere pendant son séjour en France :
Cependant le sieur Perrin ne laissa pas de lui faire entendre quelques airs en dialogues composez pas Cambert sur des paroles qu’il avoit faites à dessein, pour exprimer les passions, et les mouvemens de l’ame les plus pathetiques. Il representa dans un de ces airs, un amant desesperé, qui chantoit un air mélancholique, et transporté par lequel il invitoit la mort à venir finir ses douleurs,
Dans le desespoir où je suisLes plus noires Forests, les plus profondes nuitsNe sont pas assez sombresPour plaire à ma douleur, et flatter mes ennuis.O mort pour les finir couvre moy de tes ombres.Une autrefois il entreprit un air en stile narratif pour voir comment réüssiroient ces expressions naturelles, où il n’y a rien qui ressente la passion, et ce fut ce petit air si joli.
Amour et RaisonUn jour eurent querelle,Et ce petit oison outragea cette belle,Quelle pitié depuis ce mauvais tourOn ne peut accorder la Raison et l’Amour.36
En 1658, Cambert composa La muette ingrate, une élégie en dialogue pour trois voix, pièce déjà conséquente (45 minutes environ) qui fut représentée en concert et, selon son auteur, inspira Perrin pour l’écriture du livret de leur première œuvre théâtrale commune, la Pastorale de 1659. La Pastorale était écrite pour un effectif réduit de chanteurs, 7 en tout : trois soprani, un haute-contre, un ténor, un baryton et une basse. L’organisation des représentations reposa entièrement sur Cambert, Perrin étant emprisonné pendant cette période. La musique de cette pastorale est perdue, mais on sait par le livret publié dans les Œuvres de Poësie de Perrin (voir III) que des symphonies instrumentales ouvraient et concluaient chaque acte, et que de brèves ritournelles faisaient le lien entre les scènes, une caractéristique que l’on retrouve dans Pomone. Au contraire des opéras italiens, ainsi que Perrin l’écrit dans sa lettre à Della Rovere (voir annexes), la pièce a l’avantage de ne pas fatiguer l’attention des auditeurs, et de ne durer qu’une heure et demie.
En avril-mai 1660, le Roi commanda un divertissement pour la Cour à Vincennes. Mazarin suggéra alors à Cambert de composer une seconde pastorale, et ce fut Ariane ou le mariage de Bacchus. Le livret, seul témoignage qui nous en reste, indique une composition ambitieuse : 8 parties solistes, un chœur de Corybantes, quatre entr’actes, chacun comprenant deux entrées de ballet, un pupitre de percussions comprenant cymbales et tambourin, des trompettes et des bois.
Cependant, le projet de représentation avorta – Mazarin meurt en 1661 – et Cambert se tourna vers la musique sacrée. Il dirigea plusieurs concerts dans des couvents. En 1662, il devint maître de musique de la Reine Mère, Anne d’Autriche. Durant cette période, il n’écrivit qu’une seule pièce destinée à la scène, un « trio-bouffe », « Bon di Cariselli », pour une farce de Brécourt, Le Cocu invisible (1666). Une collection de ses Airs à boire parut chez Ballard en 1665, incluant des airs sur des textes de Perrin. Les dix années qui séparent la composition d’Ariane de celle de Pomone semblent donc avoir été assez improductives.
Lorsque la nouvelle Académie de Musique fut lancée en 1669, Cambert revint à sa collaboration avec Perrin. C’est lui qui recruta les chanteurs de la nouvelle production dans les maîtrises du Languedoc, et entreprit leur formation à Paris. Il négocia avec Sourdéac et Champeron, les deux promoteurs financiers de Pomone (voir infra) un appointement de 250 livres par mois, qui ne lui fut jamais versé. Après l’abandon du projet d’Ariane, il écrivit la musique de Pomone en quelques semaines. L’ouverture est composée pour 4 parties de violon (Lully en utilisera 5) ; la forme générale de l’opéra ressemble davantage à une succession d’airs, de chansons et de danses qu’à une construction dramatique, malgré un récitatif admiré, mais qui n’est pas, autant que sera celui de Lully et Quinault, fondé sur les règles rythmiques de la déclamation théâtrale.
Le succès immense de Pomone fit de Cambert le grand musicien du moment ; il fut bien plus en vue à la Cour, pendant un bref moment, que Lully lui-même. Mais tout succès a ses revers :
J’ay dépensé tout ce que j’avais ne gagnant rien jusqu’au troisiesme de mars de l’année 1671 que l’Opéra a commencé avec succez et honneur, mais j’oseray dire qu’il vaudroit mieux qu’il n’eust point eü un si heureux succez, parce qu’il n’auraoit pas été tant envié et je ne me verrais pas sans employ pour avoir trop bien réussy.37
Après l’emprisonnement de Perrin, il collabora avec le poète et dramaturge Gabriel Gilbert pour un second opéra, Les Peines et les Plaisirs de l’amour, représenté en 1672, et que Saint-Evremond jugea supérieur à Pomone. Les représentations furent interrompues le 1er avril 1672 par la décision du Roi de fermer les Académies divisées pour permettre à Lully de prendre ses nouvelles fonctions de compositeur d’opéra. Cambert avait alors, semble-t-il, le projet de monter une version plus étoffée d’Ariane, bien qu’il n’en reste aucune trace musicale.
Le succès éclatant de l’Académie d’opéra française, avec les premières productions de Lully et Quinault (Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus en 1672, Cadmus et Hermione en 1673, Alceste en 1674) eut des échos dans toute l’Europe. Le roi Charles II d’Angleterre, cousin de Louis XIV était amateur de musique française à l’exclusion de toute autre, à la suite de son exil à la Cour de France après l’exécution de Charles Ier en 1649. Il est présent notamment lorsque son cousin Louis dans le Ballet de la Nuit avec Lully, en 1653. Cette passion le pousse à créer une réplique exacte de l’orchestre des 24 violons du Roy, The King’s 24 violins, auquel il ne veut donner qu’un directeur français, à même de créer une Royal Academy of Music. Cambert fut appelé au poste, peut être avec l’entremise de Louis XIV lui-même, et se rendit en Angleterre en 1673 :
Le sieur Cambert qui les avoit commencées en France [les représentations en musique] les porta en ce pays-là, et fit voir plusieurs fois à Londres la Pomone, les Plaisirs et les peines de l’Amour, et quelques autres pieces qu’il avoit fait joüer à Paris quelques années auparavant. Il receut des marques d’amitié et des bienfaits considerables du Roi d’Angleterre, et des plus grands Seigneurs de la Cour. Mais l’Envie qui est inseparable du merite lui abbregea ses jours, et l’empécha de porter plus loin la gloire de la Musique Dramatique qui lui devoit les commencemens dans ces deux grands Royaumes.38
Il y devint le maître de musique de Louise de Queroualle, duchesse de Portsmouth et favorite du Roi. En 1674, il compose et fait représenter un Ballet et musique pour le divertissement du roy de la Grande Bretagne, à l’occasion du mariage de James, duc d’York, avec Marie de Modène. Il inaugure la nouvelle académie anglaise le 30 mars 1674 avec la version étoffée d’Ariane élaborée avant son départ à Paris, ouverte par un nouveau prologue à la gloire de Charles. Cette représentation semble avoir été un échec, et Cambert est écarté de la Cour, peu avant de mourir, à Londres, entre février et mars 1677 ; selon une rumeur curieuse transmise dans une œuvre polémique de Beauderon de Sénecé, la Lettre de Clément Marot à M. de XXX touchant ce qui s’est passé à l’arrivée de J.-B. de Lulli aux Champs-Elysées (Cologne, 1688), il aurait été assassiné.
La musique de Cambert semble avoir été frappée d’une sorte de malédiction. Ses œuvres les plus achevées sont mutilées ou entièrement perdues. Il faut toutefois relativiser ce manque, en rappelant que la musique du grand Lully lui-même aurait très bien pu subir le même sort, n’étaient le matériel d’orchestre et les copies de l’atelier Philidor qui nous sont parvenues : ses opéras, comme spécifié dans le Recueil général des opéras39, n’ont pas été imprimés jusqu’à Bellérophon (1679) !
« La Muette ingrate », églogue en musique : perdue.
Airs à boire à quatre parties : il ne reste que les parties de basse, ce qui les rend injouables tels quels, à l’exception d’un seul («Sus, sus, pinte et fagot »).
La Pastorale d’Issy : musique perdue.
Ariane ou le mariage de Bacchus : musique perdue, livret conservé.
Pomone : laissée inachevée par Ballard ; prologue, premier acte, scènes 1,2, 3, 4 de l’Acte II.
Les Peines et les Plaisirs de l’Amour : laissée inachevée par Ballard ; prologue et premier acte conservés.
Genèse d’une œuvre, genèse d’une forme : vers un opéra français §
L’heure était alors, en ce début des années 1670, propice à la création d’un nouveau genre. Partout la musique, sous l’impulsion du roi-artiste dans ces années glorieuses du début du règne, s’inventait de nouvelles formes (…) En l’espace d’une seule génération, les musiciens se dotèrent d’un nouveau langage. (Jean Duron40)
Euterpe, Thalie, Melpomène : théâtre et musique dans le XVIIe siècle français §
Le développement du théâtre musical en France a été servi par deux courants :
[…] l’un qu’on pourrait qualifier de littéraire et de chorégraphique, le plus puissant et dont l’influence fut déterminante, car il fut servi très tôt par Lully. L’autre, représenté par la poésie lyrique, qui eut du mal à s’exprimer, car beaucoup pensaient alors qu’il était impossible de faire chanter d’un bout à l’autre une pièce de théâtre en langue française.41
Il s’agit donc de les étudier l’un avec l’autre, et de discerner leur rôle dans la formation du nouveau genre lyrique français.
La place de la musique au théâtre : éléments du débat §
Depuis la Renaissance, le théâtre français est hanté par la musique. Qu’ils se tournent vers les écrits théoriques ou vers le théâtre de l’Antiquité, les auteurs dramatiques sont nécessairement et systématiquement confrontés à un constat, celui que la musique fait partie du spectacle théâtral, et à une interrogation pratique, celle de la place et de la fonction qu’il convient de lui donner dans les pièces modernes. Aussi, l’histoire du théâtre de l’époque peut-elle se lire, à certains égards, comme celle de l’intégration progressive de la musique au spectacle dramatique et d’une mutation décisive dans les modalités de cette intégration, depuis les chœurs à l’antique jusqu’aux tragédies et comédies alternées qui eurent pour auteurs principaux Corneille, Molière et Racine.42 (J. de La Gorce)
Musica ancilla poesiae : les enjeux de l’union de la parole et de la musique dans la naissance de la musique éloquente §
La musique « baroque » est définie comme telle pour la distinguer de la brillante époque musicale qui la précède, règne d’une polyphonie savante dite « franco-flamande ». Le sens de cette musique n’était pas dans les paroles, mais ailleurs. La musique baroque naquit de la révolution qui installa dans la musique la volonté d’exprimer l’émotion, la rupture de l’égalité d’âme, de l’harmonie, du rythme. La transition se fit, pour ainsi dire, d’une musique de méditation à une musique de représentation, musique théâtrale, centrée sur l’expression des passions d’un individu. C’est de ce fait une nouvelle modalité d’union de la poésie et de la musique qui est au cœur de cette rupture et de la définition de la musique baroque. Dans une musique qui, comme l’exprime Beaussant, est fondée sur l’« accident émotionnel »43, il faut que chaque mot porte son image ou son affetto. L’opéra naquit de cette formidable expérimentation, et passa par toutes les formes, du parler-chanté ou du parler en musique (recitar cantando) à l’air serti dans un cadre de récitatif. Ce résumé à gros traits veut montrer l’enjeu que représentaient les recherches de Perrin. Lui-même, en effet, avait conscience de ce contexte, tout en refusant catégoriquement l’union des paroles et de la musique « à l’italienne » :
Ils [les Italiens] ont inventé pour exprimer ces choses des styles de Musique moitié chantans, moitié récitans, qu’ils ont appellez representatifs, racontatifs, recitatifs, lesquels outre qu’ils expriment mal par le fléchissement de la voix quoy que rare et pratiqué seulement dans les finales des choses qui veulent estre dites gravement et simplement à l’unisson. Ce sont comme des pleins-chants [sic] et des Airs de cloistre, que nous appelons des chansons de vielleur ou du ricochet, si ridicules et si ennuyeux qu’ils se sont attirez justement la malédiction dont ils ont esté chargez.44
Pour une réinsertion de la musique au théâtre §
Dès la redécouverte de la Poétique d’Aristote à la Renaissance, la question de la présence de la musique au théâtre fut agitée ; les réflexions de Baïf et de son Académie de Poésie et de Musique, parrainée par le roi Charles IX, firent date dans les mémoires. La réflexion se cristallisa d’abord autour des chœurs tragiques. On trouve en effet chez Aristote, de même que dans l’Epître aux Pisons d’Horace (« L’Art Poétique ») et dans les commentaires latins de Térence, l’affirmation réitérée que la musique (dans ses trois parties, rythme, mélodie, chant) est un langage premier, et une partie constitutive du dramatique. Aristote cependant, tout en faisant de la musique une des six parties constitutives du théâtre, appartenant aux moyens de la représentation, limite sa réflexion théorique au rôle des chœurs, à la fois essentiel et marginal ; quant au chant, il est qualifié au chapitre VI de la Poétique de « principal élément du plaisir de la tragédie »45. En réalité, en tant que partie essentielle au plaisir des spectateurs, la musique est d’emblée suspecte. Les chœurs ont assez rapidement déplu dès la Renaissance ; dans les années 1620, ils ont déjà complètement disparu. Dans le XVIIe siècle français, le débat prit un tour nouveau : il s’agissait alors de penser la relation entre théâtre et musique, et non plus seulement entre poésie et musique. Des connaisseurs du théâtre antique et des théoriciens comme la Mesnardière ou d’Aubignac regrettaient l’absence de chœurs dans la tragédie, nourris qu’ils étaient de la Poétique d’Aristote. La Mesnardière recréa dans sa Poétique, au Chapitre XII, le concept de « Melodie Theatralle », comme une forme particulière et supérieure de l’art des sons. On ne cessait de déplorer le défaut de connaissance de la musique chez les poètes, et Perrin n’était pas le dernier à le clamer, entre autres dans l’avis au lecteur de ses Œuvres de Poësie (1661) :
Ces vers sont ceux que nous devrions proprement appeler Lyriques, c’est-à-dire propres à estre chantez sur la Lyre ou avec l’instrument, et demandent un genie et un art tout particulier, que j’ose dire peu connu et presque ignoré jusqu’icy de tous les Poëtes anciens et modernes, Grecs, Latins, Italiens, Espagnols et François : entre lesquels on ne trouve que peu ou point d’Orphées, c’est-à-dire de Poëtes Musiciens ou de Musiciens Poëtes, qui ayent sceu marier les deux sœurs la Poësie et la Musique…46
Dans le cas de la France, du fait principalement de l’abandon des chœurs dans la tragédie, les insertions musicales se déplacèrent vers les genres théâtraux plus légers et essentiellement « amoureux », au premier rang desquels la pastorale, et y devinrent extrêmement vivaces : sonneries, chants de rossignols, lamenti, peuplèrent la pastorale et la tragi-comédie (voir infra, « Pourquoi toujours des bergers ? »). En contrepartie, un tel déplacement n’était pas sans jeter une certaine méfiance sur l’utilisation de la musique en scène, pour de grands poètes dramatiques tels que Pierre Corneille.
Corneille : pour une musique accessoire §
Les Examens de Corneille sont contemporains des réflexions de la Mesnardière : ce sont deux visions du théâtre qui s’affrontent. La musique doit-elle rester accessoire au théâtre ? Il faut comprendre la réponse qu’apporta Corneille au sein de sa propre vision, et surtout de sa propre pratique de l’art dramatique ; il ne s’agit pas d’en faire un théoricien de l’opéra. Cependant, sa réflexion sur la musique de scène est un élément essentiel pour contextualiser la perception du public contemporain, quant à la possibilité même de faire de la musique le centre d’un spectacle47. Pour Corneille, ainsi qu’il l’écrit dans le premier de ses Trois discours sur le poème dramatique, la Musique est, avec la « Décoration du théâtre », une partie du poème dramatique « dont il n’est pas besoin que le Poète soit instruit, parce qu’il peut y faire suppléer par d’autres »48.
La musique est donc avant tout un artifice de spectacle :
Le retranchement que nous avons fait des Chœurs, a retranché la Musique de nos Poèmes. Une chanson y a quelquefois bonne grâce, et dans les Pièces de Machines cet ornement est redevenu nécessaire pour remplir les oreilles de l’Auditeur, cependant que ces Machines descendent.49
L’utilisation la plus noble qu’on puisse lui trouver est de changer la manière d’apprécier le temps, pour le spectateur : elle sert ainsi dans les entractes à soutenir l’illusion que le temps continue de se dérouler, à une vitesse accélérée, derrière le rideau. En aucun cas elle ne peut être associée à l’action. Un autre texte capital en cette matière est l’Argument d’Andromède (1650), qui fixe l’idée que la Musique ne peut servir la nécessité dramatique, et que le chant – en français – rend les paroles inintelligibles :
Vous trouverez cet ordre gardé dans les changements de Theatre, que chaque Acte aussi bien que le Prologue a sa decoration particuliere, et du moins une machine volante avec un concert de Musique, que je n’ay employée qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrestez à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui leur empesche de prester attention à ce que pourroient dire les Acteurs, comme fait le combat de Persée contre le Monstre: mais je me suis bien gardé de faire rien chanter qui fust necessaire à l’intelligence de la Piece, parce que communément les paroles qui se chantent estant mal entenduës des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auroient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avoient eu à instruire l’Auditeur de quelque chose d’important.50
Corneille a pourtant, au cours de sa carrière, pratiqué plusieurs fois les formes mêlées de musique, qui furent parmi ses plus grands succès : il y eut d’abord Andromède en 1650, avant les Trois discours, publiés en 1660 ; après y avoir quelque peu dénigré la musique, Corneille revint en 1661 à la tragédie à machines avec la Conquête de la Toison d’Or et ses « chœurs de musique », un des plus grands succès du siècle. Enfin, après un retour à la grande tragédie, il collabora à Psyché, en 1671, sur commande du Roi.
La réflexion de Corneille contribua donc d’une part pour un temps à écarter la possibilité d’une représentation tragique en musique, et encouragea indirectement l’association du lyrique et de la pastorale galante ; d’autre part, elle souligne l’importance capitale, et le statut paradoxal qu’avaient au XVIIe siècle les formes mêlées.
Les formes mêlées ou le laboratoire de l’opéra : ballet de cour, comédie-ballet, tragédie de machines, comédie de chansons, tragédie alternée §
Quand l’Opéra tant vanté par la GrilleAu jour paraîtraToute la Cour l’admirera ;Baptiste rentrera dans sa coquille.Ce que les ballets ont d’admirable,Les concerts, les airs, la voix, les intruments,Et tout ce que la fable a d’agréments,On le verra dans son jour véritable.51
Tout au long du XVIIe siècle, nombreux sont les genres qui se situèrent à la « frontière du théâtre »52. Le divertissement royal était un cadre de choix, qui encourageait l’union des différents arts, en premier lieu dans le Ballet et les airs de cour, mais aussi dans les intermèdes de comédies, plus tard les comédies-ballets. Du côté de la musique religieuse, le genre du motet, alors en plein développement, donnait une forme théâtrale à l’histoire sacrée. Toutes ces œuvres créaient une habitude du travail en commun et une émulation entre les artistes, qui générait de nouvelles questions.
Nous ne prétendons pas ici donner une présentation exhaustive des caractéristiques des genres mentionnés, mais plutôt de chercher comment chacun d’entre eux a participé à ce courant « littéraire et chorégraphique » dont parle B. Norman (cf supra, II, A) qui a ouvert la voie à la création de l’opéra ; et, à partir de là, comment cette évolution a influé sur les caractéristiques de Pomone.
Le ballet de cour §
C’est la première et la plus fameuse en France des formes mêlées. On fait remonter son apparition à 1581, année où est dansé, pour célébrer le mariage de Mademoiselle de Vaudemont avec le Duc de Joyeuse, Le Ballet comique de la Royne, par Beaujoyeulx53. Dès sa création et pour les décennies qui suivent, le ballet fut intimement lié à la pompe royale et à la vie de Cour. En effet, dès Henri III le Roi y dansa, entouré de ses courtisans et de quelques danseurs professionnels. Louis XIII y excellait, et après une interruption de la production de ballets pendant la Fronde, son jeune fils suivit ses traces et fit du ballet un symbole de son autorité politique et spirituelle.
Le Ballet est moins un genre dramatique que narratif. Il est composé d’une série d’entrées autour du thème principal, présentant chacune un caractère ou des personnages différents. Des récits sont chantés pour expliquer l’action. Enfin, le tableau final réunit habituellement tous les danseurs. Il fut perçu dès la fin du siècle comme un jalon de l’histoire de l’opéra ; ici, dans le Catalogue de Sébastien de Brossard :
C’est selon toutes les apparences ce ballet [Le Ballet des Muses] qui a donné l’idée de faire des opera en françois et qui avec les deux suivants [Ballet Royal des Jeux Pythiens ; Le Bourgeois Gentilhomme] et quelques autres a convaincu tout le monde de la possibilité de les faire. Car jusque vers ce tems la, une infinité de gens estoient entestez que la langue françoise n’estoit propre que pour les airs detachez, et nullement pour les grandes pieces heroiques et suivies. On a eu depuis pres de 50 ans [en 1725] une infinité de preuves du contraire.54
Il est incontestable que l’opéra hérita du ballet, à plus d’un titre. Tout d’abord, sur le plan pratique, les ballets ont constitué des occasions exceptionnelles, sous le patronage royal, d’écrire pour un grand effectif, et pour des chanteurs de talent ; les récits chantés permettaient aux poètes de s’essayer au vers lyrique. En outre, une caractéristique du style français s’y forma et s’y exprima : la présence de la danse, ou du « mouvement » comme on disait alors, dans tous les genres de musique. Toute musique, de théâtre ou non, était pensée comme un support pour la danse. Ensuite, le ballet, forme qui contredit entre toutes notre vision d’un XVIIe uniformément « classique », fournit à l’opéra un répertoire de thèmes, de scènes, en somme les éléments d’une « poétique du merveilleux », ainsi que le décrit Jean Rousset : « C’est dans un monde étrange que le ballet de cour nous invite à pénétrer, monde du bizarre, des rêves loufoques, des formes disparates, plus proche à première vue d’un certain gothique flamboyant, celui du Quart-Livre ou des Folastries de Ronsard, que de Racine et de la Bruyère. »55. Rousset livre enfin cette synthèse :
On pourrait encore, élargissant l’horizon, voir les magiciens sortir du ballet de cour, peupler la pastorale, gagner le théâtre, s’installer enfin dans l’opéra qui fera, comme le ballet dont il est la suite naturelle, un large usage d’Orphée, d’Armide, de Circé.
Les relations des divertissements royaux et donc en premier lieu des ballets étaient habituellement publiées chez Ballard, « seul imprimeur du Roi pour la Musique ». On peut voir dans ces publications une préfiguration de ce que seront les livrets d’opéra.
La « Comédie-ballet » §
Cette forme mêlée, circonscrite dans le temps, eut cependant une importance capitale. Le terme générique de « comédie-ballet », qui sert à désigner un ensemble de productions assez hétéroclites issues essentiellement de la collaboration de Molière et de Lully, n’est employé explicitement que pour une seule pièce, Le Bourgeois Gentilhomme (1670)56 ; Psyché (1671) est également publiée avec la mention « tragédie-ballet »57. Le genre se définit au fur et à mesure des productions. Une première description en est donnée dans l’Avertissement des Fâcheux (août 1661) :
Le dessein était de donner un Ballet aussi ; et comme il n’y avait qu’un petit nombre choisi de Danseurs excellents, on fut contraint de séparer les Entrées de ce Ballet, et l’avis fut de les jeter dans les Entractes de la Comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes Baladins de revenir sous d’autres habits. De sorte que pour ne point rompre aussi le fil de la Pièce, par ces manières d’intermèdes, on s’avisa de les coudre au sujet du mieux que l’on put, et de ne faire qu’une seule chose du Ballet, et de la Comédie […] Quoi qu’il en soit, c’est un mélange qui est nouveau pour nos Théâtres…58
La définition pousse plus loin l’union des arts, dans le Prologue de L’Amour Médecin (1666) mettant en scène la Comédie, la Musique et le Ballet :
LA COMEDIEQuittons, quittons notre vaine querelle,Ne nous disputons point nos talents tour à tour.Et d’une gloire plus belle,Piquons-nous en ce jour.Unissons-nous tous trois d’une ardeur sans seconde,Pour donner du plaisir au plus grand Roi du monde.59
Ce corpus se compose d’une part de pièces « comiques » (Les Fâcheux, L’Amour médecin, Le Mariage forcé, La Pastorale comique, Monsieur de Pourceaugnac, Le Bourgeois Gentilhomme…) proches des comédies unies correspondantes, et d’autre de comédies galantes (La Princesse d’Elide, Les Amants magnifiques, La Comtesse d’Escarbagnas) aux intrigues exclusivement amoureuses.
Ainsi que Molière s’en explique dans ses définitions, le genre est directement issu du ballet de cour, dans lequel il s’insère bien souvent (La Princesse d’Elide, La Pastorale Comique, Georges Dandin, Les Amants magnifiques). L’unité du sujet de ballet, dans la déclinaison d’un thème, permet des « numéros », ce qui correspond assez bien à la vision de la comédie qu’à Molière. Les intermèdes musicaux qu’il « coud au sujet » s’y insèrent assez naturellement, et sont introduits dramatiquement, par une leçon de chant, ou une noce, par exemple. Cependant, bon nombre d’intermèdes sont incontestablement indépendants. Cela est particulièrement sensible dans Georges Dandin, où l’atmosphère galante et pastorale des intermèdes contraste avec le comique assez noir de la pièce elle-même, où le personnage principal va jusqu’à évoquer la possibilité du suicide. Certains de ces intermèdes sont publiés seuls dans des recueils d’airs.
En outre, ces intermèdes empruntaient de façon caractéristique leur langage et leur atmosphère à la pastorale. En cela, Molière a joué un rôle capital dans l’intégration de saynètes pastorales et lyriques à une intrigue dramatique, ce qui constituera le fonds des débuts de l’opéra français. Cette origine était d’ailleurs sensible pour les contemporains eux-mêmes, comme en témoigne cette remarque du Mercure galant :
Il [Molière] a le premier inventé la maniere de méler des Scenes de Musique et des Balets dans les Comedies, et il avoit trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avoit esté jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu en France à ces fameux Opera, qui font aujourd’huy tant de bruit, et dont la magnificence des Spectacles n’empesche pas qu’on ne le regrette tous les jours.60
Les tragédies de machines §
Moins liée que les ballets aux fêtes de Cour et à l’actualité mondaine, la tragédie à machines répondait cependant au même besoin de spectaculaire et de merveilleux. Les tragédies à machines se multiplièrent à partir des années 1640. Après la décadence relative du ballet de cour, à partir du moment où Louis XIV ne dansa plus (1670, voir notre chronologie), la tragédie à machines était au premier rang des genres qui récupéraient les influences du ballet et les retransmettaient sous une autre forme. Une grande place y était faite à la musique, numéros vocaux, récits, chœurs, intermèdes musicaux pour accompagner le mouvement des machines (voir supra). Cela représentait une alternative possible aux fastes de l’opéra italien, en intégrant des effets scéniques spectaculaires dans une structure dramatique française. La forme aurait sans doute perduré après l’opéra, si Lully n’avait pas joué de son privilège acquis en 1672 pour limiter de plus en plus le nombre autorisé de chanteurs et de musiciens dans les théâtres.
La description la plus frappante des ressources du genre est donnée par Corneille dans l’Argument de son Andromède (1661) :
Il n’en va pas de mesme des machines, qui ne sont pas dans cette Tragedie comme des agréements détachez, elles en font le noeud et le desnoüement, et y sont si necessaires que vous n’en sçauriez retrancher aucune, que vous ne faciez tomber tout l’edifice. J'ay esté assez heureux à les inventer et à leur donner place dans la tissure de ce Poëme, mais aussi faut-il que j’advoüe que le sieur Torrelli s’est surmonté luy-mesme à en exécuter les desseins, et qu’il a eu des inventions admirables pour les faire agir à propos, de sorte que s’il m’est deu quelque gloire pour avoir introduit cette Venus dans le premier Acte, qui fait le noeud de cette Tragedie par l’Oracle ingenieux qu’elle prononce, il luy en est deu bien davantage pour l’avoir fait venir de si loin et descendre au milieu de l’air dans cette magnifique estoille, avec tant d’art et de pompe, qu’elle remplit tout le monde d’estonnement et d’admiration. Il en faut dire autant des autres que j’ay introduites et dont il a inventé l’execution, qui en a rendu le spectacle si merveilleux, qu’il sera mal aisé d’en faire un plus beau de cette nature. (..). En attendant recevez celuy-cy comme le plus achevé qui aye encor paru sur nos Theatres, et souffrez que la beauté de la représentation supplée au manque des beaux vers que vous n’y trouverez pas en si grande quantité que dans Cinna, ou dans Rodogune, parce que mon principal but icy a esté de satisfaire la veuë par l’esclat et la diversité du spectacle, et non par de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le coeur par la delicatesse des passions. Ce n’est pas que j’en fuy ou negligé aucunes occasions, mais il s’en est rencontré si peu, que j’ayme mieux advoüer que cette Piece n’est que pour les yeux.
Dans la tragédie à machines, la nécessité dramatique est transférée au spectaculaire : le merveilleux remplit l’action. C’est par cette opération que se distingue le Théâtre « pur », et un théâtre du merveilleux et du spectaculaire, qui devint bientôt l’apanage de l’opéra.
La comédie de chanson §
Au sein de la longue tradition française d’insertion musicale dans les œuvres dramatiques, la musique devint un réel adjuvant, ou commentaire de l’action. Tout un fonds de répertoire se créa par des emprunts à des formes musicales généralement simples, timbres populaires, airs de cours, airs à boire. La rencontre entre des formes lyriques élaborées et savantes et ce répertoire fut fondamentale pour l’histoire européenne de l’opéra ; Monteverdi, pour créer son Orfeo (24 février 1607 dans le palais ducal de Mantoue), avait par devers lui toute une expérience de compositeur de madrigaux, mais aussi tout un répertoire de formes populaires récupérées par les musiciens savants : canzone, conzonette, frottole, stambotti, etc., répertoire d’improvisation la plupart du temps, à voix seule accompagnée de luth. Ce sont des airs simples, où la compréhension de ce qui se dit est essentielle. Il se passe la même chose en France au début du siècle: les « timbres » ou « vaudeville », airs populaires de rue, servent souvent à des arrangements par des compositeurs d’airs de cour. Par exemple, la chanson « Guillot est mon ami » fut adaptée par Moulinié dans son 5e livre d’airs de cour, en 1639.
On eut alors l’idée, qui est l’idée de base de nos comédies musicales, de créer une histoire à partir de fragments de ces chansons et airs bien connus ; ce fut la comédie de chanson, genre plus discret que le ballet ou la tragédie à machines, mais qui eut son importance. La Comédie de chansons est la pièce qui donna son nom au genre. C’est un ouvrage anonyme publié chez Toussaint Quinet en 1640 (cf chronologie), auquel Thomas Leconte a consacré des recherches61. L’auteur de cette pièce est inconnu, mais les hypothèses penchent vers une composition collective issue des milieux libertins, entre Charles de Beys, Charles Sorel et Scarron. Le public visé était sans aucun doute une élite intellectuelle de ces cercles parisiens. Selon l’Avertissement, la pièce contient les chansons et les airs les plus connus de l’époque :
C’est une Comédie où il n’y a pas un mot qui ne soit un vers ou un couplet de Chanson. Il en faut estimer l’agreable invention et le subtil artifice d’y avoir si bien entremeslé les choses, qu’une chanson ridicule respond souvent à une des plus serieuses, et une vieille à une nouvelle62
La variété préside donc à la composition ; il s’agit de mélanger les tons et les genres, dans un jeu subtil : l’air d’une chanson peut évoquer une atmosphère contredite par les paroles. L’acquisition importante que permet ce genre mineur, est la perception par le public averti de la différence entre une pièce ainsi composée et le simple enchaînement de diverses chansons. Le concept de lien narratif, si ce n’est dramatique, s’applique à des formes musicales, comme le souligne l’Avertissement :
Qui nous empeschera de croire que de mesme ayant ingenieusement entrelassé des discours bas et populaires, cet agreable enchaisnement les rend de beaucoup plus estimables ? [...] Il n’y sçauroit avoir que des esprits rustiques et grossiers qui en oyant cecy puissent dire […] Qu’ils ont cent fois oüy dire ces chansons-là à leurs valets et à leurs servantes. Ceux qui parleront ainsi meritent bien que pour punition ils servent de risée aux autres, de ne sçavoir pas la grace de l’aplication et de la liaison des choses qui les fait valoir, toutes basses qu’elles puissent estre. Les bons mots de la Cour, pour la pluspart, ne sont composez que de cela.
Cette remarque est transposable sans doute en grande partie à Pomone. En effet, elle commence par souligner l’efficacité d’une liaison habile entre les airs: une rhapsodie d’airs, rendus cohérents par une intrigue, est plus intéressante que ces mêmes airs présentés « tout nus ». Ensuite, elle défend un mélange entre un genre élevé et un genre plus « bas », ce que ne cesse de faire Perrin, et ce que les spectateurs de Pomone n’ont pas toujours apprécié63. Enfin, elle compare cette manière de composer aux « bons mots de la Cour ». Le genre lyrique est dès ses premiers tâtonnements justifié par le lien étroit qu’il entretient avec les codes mondains ; il est certain que ce goût pour le registre bas perdura d’une manière ou d’une autre dans les milieux galants, lorsqu’on voit l’usage que Molière pouvait en faire, ne serait-ce que dans Monsieur de Pourceaugnac ou Le Malade imaginaire.
La Comédie de chanson n’est pas pour autant un opéra, avant tout parce qu’aucune cohérence musicale n’a été recherchée, dans ce que Thomas Leconte appelle un « amas de chansons ». Par ailleurs, son caractère assumé de jeu mondain exclut toute volonté fondatrice. Cependant, on peut remarquer que de nombreuses chansons qui y sont incluses prennent un ton pastoral, entre autres « Proche d’un petit village », ou encore « Berger que pensez-vous faire » de Pierre Guédron. On peut dire que ce genre d’œuvres a pu mettre en perspective les airs et chansons qui circulaient à la Cour et chez les particuliers, en montrant la possibilité de les intégrer à une structure plus vaste et cohérente. Perrin et Cambert, auprès de Gaston d’Orléans, avaient sans doute pleinement conscience de cette possible utilisation de leur travail. On peut se reporter aux annexes qui fournissent un florilège des pièces qu’ils ont composées ensemble, incluses dans les Œuvres de Poësie de 1661, et qui donnent une idée du répertoire de thèmes et de lexique que ces compositions ont constitué pour leur œuvre à venir.
Racine et la leçon de l’opéra : la tragedie alternée §
Pourquoi cette incursion postérieure à l’avènement de l’opéra ? D’abord, pour relativiser notre propos, et bien rappeler que les formes mêlées n’ont pas été pensés comme de simples préparatifs à une œuvre plus complète à venir, mais qu’elles ont survécu à la tragédie lyrique. Ensuite, pour montrer que les réflexions menées sur les relations du théâtre et de la musique auraient pu ne pas conduire à l’opéra, et qu’un des plus grands génies dramatiques du siècle leur donna un autre aboutissement. Avant même que Racine compose des pièces explicitement conçues pour être mêlées de musique, le public crut retrouver dans ses vers une manière lyrique, et même dans les pièces entières. L’abbé Villars, dans sa Critique de Bérénice64 ne se fait pas faute de le lui reprocher :
S’ils s’avisent [les comédiens] de retrancher à leur gré les Madrigaux de cette pièce, ils la réduiront à peu de vers. L’Auteur a trouvé à propos pour s’éloigner du genre d’écrire de Corneille, de faire une pièce de Théâtre, qui depuis le commencement jusqu’à la fin, n’est qu’un tissu galant de Madrigaux et d’Elégies […] Il ne faut donc pas s’étonner s’il ne s’est pas mis en peine de la liaison des Scènes, s’il a laissé plusieurs fois le Théâtre vide, et si la plupart des Scènes sont si peu nécessaires. Le moyen d’ajuster tant d’Elégies et de Madrigaux ensemble, avec la même suite que si on eût voulu faire une Comédie dans les règles ?
On peut certes dire que Racine, dans ses deux tragédies alternées, Esther (1689) et Athalie (1691), retenait la leçon à la fois de Corneille et de Perrin, confirmée par l’expérience de la tragédie lyrique de Quinault et Lully: la musique demandait des vers mêlés, une organisation plus ou moins strophique, des situations non dramatiques où s’expriment essentiellement les sentiments ; mais il utilisa ces acquis à sa manière, avec devant les yeux le grand modèle de la tragédie grecque :
J’entrepris donc la chose, et je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’éxécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes Tragédies Grecques, le Chœur et le Chant avec l’Action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du Chœur que les Païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités.65
Par le choix du sujet lui-même, Racine se plaçait dans un courant de pensée qui est celui de Saint-Evremond, lorsqu’il définit ainsi dans sa Lettre Sur les Opéra le « partage du chant » : la musique au théâtre doit rester dans les intermèdes, et les formes parfaites sont les formes mêlées :
Je ne prétends pas néanmoins donner l’exclusion à toute sorte de Chant sur le Théâtre ; il y a des choses qui doivent être chantées, il y en a qui peuvent l’être sans choquer la bienséance, ni la raison. Les vœux, les prières, les sacrifices, et généralement tout ce qui regarde le service des Dieux, s’est chanté dans toutes les Nations et dans tous les Temps ; les passions tendres et douloureuses s’expriment naturellement par une espèce de Chant ; l’expression d’un amour que l’on sent naître, l’irrésolution d’une âme combattue de divers mouvements, sont des matières propres pour les Stances, et les Stance les sont assez pour le Chant. (…) Voilà quel est le partage du Chant à mon avis. Tout ce qui est de la conversation et de la conférence, tout ce qui regarde les intrigues et les affaires, ce qui appartient au conseil et à l’action, est propre aux Comédiens qui récitent, et ridicule dans la bouche des Musiciens qui le chantent.66
L’expérience de ces formes mêlées fut donc primordiale pour le théâtre du XVIIe siècle, et plus particulièrement pour l’histoire de l’opéra : en particulier parce qu’elle donna très tôt l’envie de lier en une seule forme les éléments divers des divertissements royaux. La synthèse commença par une juxtaposition, puis tendit vers une liaison de plus en plus étroite des différents arts. La rupture que représenta l’opéra, qui se voulait théâtre en musique, et non plus théâtre avec musique, n’en fut pas moins grande, et continua de provoquer la réflexion à la fin du siècle, et pour longtemps encore. Quant à lui, Perrin accompagna ces différentes expérimentations, y participa, et prit conscience à cette occasion des différentes possibilités qui s’offraient à lui, dans ces années 1660-70 où le théâtre, comme la musique, connaissaient un tournant de leur histoire.
Chronologie : des formes mêlées à l’opéra, du théâtre avec musique au théâtre en musique §
1556: La Sofonisba de Trissino, traduit en français, est représentée devant Catherine de Médicis. Les chœurs sont déclamés sur fond musical.
1571 : Antoine de Baïf fonde l’Académie de Poésie et de Musique sous le patronage de Charles IX, avec la conviction de la possibilité d’égaler les effets du théâtre grec en combinant les différents arts.
1581 :Le Ballet comique de la Royne, par Beaujoyeulx, premier exemple connu de ballet de cour.
1640 : La Comédie de chansons, Charles de Beys ? Charles Sorel ?, pièce musicale composée par compilation d’extraits de chansons et d’airs de cour.
1650 :Les Amours d’Apolon et de Dafné, par Charles Coypeau, musique du sieur Dassoucy, intitulée « comédie en musique », en réalité une pastorale à insertions musicales ; la partition est perdue et la pièce ne fut peut-être jamais représentée.
1650 :Andromède, Pierre Corneille, musique du sieur Dassoucy. Date de l’Argument ?
Janvier 1658: Le Triomphe de l’Amour sur des bergers et bergères, Charles de Beys, musique de Michel de la Guerre, peut-être une première pastorale en musique, représentée devant le Roi au Louvre. Pas de partition conservée.
1659 : La Pastorale dite Pastorale d’Issy, Perrin et musique de Cambert.
1661 :La Conquête de la Toison d’Or, Pierre Corneille, tragédie à machines avec chœurs de musique, immense succès. Août : Les Fâcheux, comédie-ballet, représentée à Vaux-le-Vicomte, marque le début de la collaboration entre Lully et Molière.
1662 : création de l’Académie royale de danse.
2 décembre 1666 : Le Ballet royal des Muses, ballet avec enchâssements de pièces, fruit de la collaboration de Molière, Benserade, Quinault et Lully, est un jalon important dans l’histoire de l’opéra, avec pour la première fois de véritables dialogues en musique (voir supra). Louis XIV y tient, entre autres, le rôle d’un berger.
1668 :Grand Divertissement royal de Versailles, qui comprend Georges Dandin, pièce construite à l’intérieur d’une pastorale en musique.
14 février 1670 :Les Amants magnifiques, comédie-ballet de Molière et Lully, deuxième représentation. Louis XIV, dans le rôle d’Apollon, se fait remplacer : il ne reparaîtra plus sur scène. Implique une nécessaire modification du divertissement de cour.
1671 : Pour la première fois depuis 90 ans, il n’y a pas de ballet de cour prévu pour le Carnaval. Le Roi commande donc un spectacle pour la salle des machines du Louvre : ce sera Psyché, Molière, Quinault et Corneille, musique de Lully. Avril : notre Pomone, immense succès.
Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, Lully. Le prologue annonce la venue prochaine d’un nouveau genre lyrique, la tragédie en musique.
1690’s : Esther et Athalie. Aboutissement d’un double mouvement d’évolution : attirance de la tragédie vers la musique (via le modèle grec, cf. préface d’Esther) et attirance de la musique de scène vers le théâtre.
La naissance d’une nouvelle musique et la théâtralisation des affects : le laboratoire de la poésie lyrique §
Dans le XVIIe siècle français, un mouvement sensible portait le théâtre à intégrer la musique ; il s’agit maintenant de voir quel mouvement, portait la musique vers le théâtre. Ce mouvement, comme le souligne Jérôme de La Gorce (cf. supra, II, A) est peut être le plus important des deux, car il était le plus surprenant dans le cadre de la tradition nationale française.
Ainsi que nous l’évoquions plus haut (II, 1, A), la musique « baroque », ou, pour mieux dire, la musique éloquente, s’était fondée sur une certaine théâtralisation des affects ; les paroles devaient porter la musique à l’expression. L’apparition d’une nuova prattica, d’une nouvelle façon de jouer la musique, qui pénétra plus lentement en France et en Espagne, du fait d’une forte tradition nationale, bouleversa les codes du jeu musical et fournit à la musique de nouvelles ressources pour cette théâtralisation à laquelle elle tendait. On peut résumer les principaux apports de cette nouvelle pratique à l’invention de la basse continue, à la mise en valeur du « style concertant » entre chant monodique et instrument par rapport au chant polyphonique a capella, et à la mutation de la modalité vers la tonalité.
Dans le cas français, trois éléments jouèrent un rôle essentiel : deux formes, l’air de cour et le motet, et de façon plus générale le passage de la modalité à la tonalité, non théorisé, mais effectif à l’époque de la composition de Pomone.
L’air de cour §
Comme son nom l’indique, l’air de cour est une production musicale liée à la vie de Cour. Composés dans l’entourage des grands seigneurs et du Roi par les musiciens les plus illustres de leur temps sur des poésies à la mode, les airs de cours connurent une période particulièrement florissante dans la première moitié du XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIII. Le texte poétique y joue le premier rôle. La structure de base en est à deux parties, le chant et le « double », reprise ornementée de la même mélodie sur un autre texte de même structure. Les airs à succès étaient publiés dans des recueils avec des chansons et des airs à boire dont Ballard se fit une spécialité ; Perrin lui-même composa ses Œuvres de Poësie et son Recueil de Paroles de musique dans le même esprit. L’air de cour a joué un grand rôle dans la définition d’un style français. Toutes les productions de la musique du début du siècle en France montraient en effet, comme le souligne Jean Duron,
une conception déjà très originale de la forme musicale, jouant de la répétition, du «mouvement » – la musique portant en elle une direction, un horizon – de la nouveauté, de l’étonnement et de la mémoire. La brièveté de l’air de cour par exemple, et l’extrême sophistication des moyens utilisés, le travestissement mélodique grâce à l’ornementation montrent un goût pour la précision, le détail qui n’a guère d’équivalents en Europe.67
Perrin et Cambert formèrent leur collaboration dans ce répertoire. Pour notre opéra, ils s’en inspirèrent et voulurent s’en démarquer, comme le souligne Perrin dans son Avant-Propos :
[…] ils ne trouveroient pas icy ce qu’ils attendoient, qui estoit des Airs & des Chansons de Chambre sur des paroles retournées & pleines de redites continuelles, telles que la Musique Françoise en a produit jusqu’icy, mais d’une manière de Poësie originale et sans modele.
Cambert dans Pomone cependant en conserva l’ornementation complexe et raffinée, telle que nous les transmettent les exemples de Mersenne, de Lambert, de Bacilly, ainsi que la disposition des parties chantées à plusieurs voix. Perrin quant à lui est imprégné de la manière d’en écrire les paroles et d’en agencer la prosodie et les appuis expressifs68.
Le motet §
Le motet est apparu en France dès le XIIIe siècle. L’innovation introduite à partir du moment où Louis XIV « règne et gouverne », fut l’Invention du grand motet d’apparat à grands chœurs, équivalent de l’anthem anglais et de la cantate allemande. Le grand motet regroupe plusieurs pièces autour d’un texte liturgique latin, aux expressions contrastées, avec voix solistes, chœurs et basse continue. Celui-ci permit aux compositeurs parisiens, dont les plus fameux sont deux maîtres de Chapelle de Louis XIV, Henry du Mont et Pierre Robert, de travailler avec de grandes masses sonores, de
jouer avec les timbres, les volumes, les textures de la musique (…) avec le temps musical surtout, qu’ils conçurent bientôt comme une architecture monumentale où alternaient l’ombre (le soliste) et la lumière (le chœur), disposant habilement, comme dans une grande fresque, les affects pour ébranler le cœur et remuer l’âme (…) inventant ainsi une rhétorique propre à la musique.69
Là encore, Perrin était au premier rang pour observer cette innovation musicale majeure ; en effet, il était à l’apogée de sa vie de Cour lorsqu’il composa des paroles pour la musique de la Chapelle du Roi, avec sa publication des Cantica pro capella regis, qu’il lui dédie, en 1667. Il fut au contact des plus grands compositeurs de ce genre dramatique et y forma sa réflexion sur les paroles de musique, ainsi qu’on peut le voir dans l’Epître au Roi et dans l’Avant-propos de ce recueil (en annexe de notre édition).
Du modal au tonal §
L’analyse du bouleversement musical majeur que représenta le passage d’une musique modale à une musique tonale en Europe reste un terrain d’exploration de la recherche musicale actuelle. On peut néanmoins avancer, avec la prudence requise, que la musique tonale donna à la composition de nouvelles ressources indispensables à une théâtralisation de la musique. En effet, la tonalité offrait de nouvelles possibilités pour agencer le discours musical. Il y a une attraction forte du ton initial qui permet une tension jusqu’à la conclusion du discours : l’attente d’une résolution harmonique, les cadences suspensives ou conclusives, constituent une véritable ponctuation musicale, qui pouvait être mise au service d’une rhétorique propre à cet art. C’est Sébastien de Brossard qui le premier théorisa la cadence comme point d’orientation du discours musical ; cependant, l’intégrité du système théorique ne fut donnée qu’au milieu du XVIIIe siècle, par les réflexions de Rameau. Ce dernier s’attacha à décrire les mouvements de tons et leurs effets sur les auditeurs : par exemple, la musique insuffle de la vigueur lorsqu’on module par le ton dièse, de la langueur, lorsqu’on module par le bémol.
Mais à l’époque proprement qui nous occupe, on ne peut parler encore de musique purement tonale ou purement modale ; l’architecture modale était pressentie, mais non encore entièrement analysable avec les outils de l’analyse harmonique actuelle. Cependant les avantages de ce nouveau système permettaient d’envisager autrement l’illustration des différentes passions, et c’est ce qui intéressait au premier chef Perrin et Cambert.
L’influence des opéras italiens en France : chronologie §
L’évolution des formes théâtrales françaises mêlées de musique en France ne se comprendrait pas sans la présence de leur rival direct, sur le plan de la musique mais aussi du spectacle, rival menaçant et largement incompris : l’opéra italien. C’est l’opéra italien qui donna aux spectateurs français leur première idée de ce qu’est une représentation théâtrale intégralement en musique, et c’est par rapport à ce modèle que se définirent partisans et opposants. Perrin faisait partie des enthousiastes de la cause d’un opéra français, uniquement dans la mesure où il prendrait en tout le contrepied de son « cousin » pour fonder un style national70. D’autres, comme Saint-Evremond qui suivait les événements avec le recul de l’expatrié, gardaient cette image en tête pour critiquer l’idée même d’un opéra en langue francaise :
Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un Opera, je vous dirai que c’est un travail bizarre de Poésie, de Musique, où le Poète et le Musicien également géhennés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage, ce n’est pas que vous n’y puissiez trouver des paroles agréables, et de fort beaux airs ; mais vous trouverez plus sûrement à la fin le dégoût des vers, où le génie du Poète a été contraint, et l’ennui du chant où le Musicien s’est épuisé par une trop longue Musique.71
Il est amusant d’ailleurs de voir que peu ou prou, Perrin reprend les mêmes critiques dans sa lettre au cardinal, et se donne pour tâche de les erradiquer dans son œuvre future. Pour avoir une idée des représentations italiennes qui ont pu influencer le public français, voici une chronologie succinte des représentations d’opéras italiens devant un public français ou qui ont eu des répercussions directes en France :
– Jean Antoine de Baïf, fils de Lazare de Baïf ambassadeur à Venise, prit dans son enfance en Italie le goût des nouvelles représentations en musique ; il tenta de les introduire en France à son retour en fondant en 1570 sa fameuse Académie réunissant poètes et musiciens. Selon Ménestrier, n’ayant pas joint à la poésie et à la musique les agréments du spectacle, son entreprise était vouée à s’éteindre.
– 1589 : mariage du duc Ferdinand de Médicis avec Mme Chrétienne de Lorraine, divertissement musical en 6 actes dans le palais de Florence pour les festivités.
– 6 octobre 1600 :Euridice de Peri, premier opéra en Europe, est représenté à Florence pour le mariage, par procuration, d’Henri IV et de Marie de Médicis. Les représentants du roi et ambassadeurs français ont donc eu à cette occasion un contact direct avec les toutes premières sources de l’opéra.
– 10 février 1628, Turin, célébration de la naissance de Madame de Savoie. Prodigieuse machinerie, la salle se remplit d’eau, un vaisseau apparaît, les spectateurs sont invités à y entrer pour être servis par des divinités aquatiques.
– 6 mars 1637 : L’église de la paroisse San Cassiano à Venise devient le Teatro San Cassiano, premier théâtre d’opéra ouvert au public.
– 1645 :La Finta Pazza, théâtre du Petit Bourbon. C’est Torelli, appelé de Venise par l’influence de Mazarin, qui amena la pièce avec lui.
Les voix qu’on avoit fait venir d’Italie rendirent cette action la plus agreable du monde, avec les divers changemens de Scene, d’allées de Cyprez, de Palais, de Places publiques, et de Jardins. Les Divinitez qui parurent en l’air, les vols, et les autres machines qu’on n’avoit pas encore vuës en France, surprirent agreablement les esprits. Ce fut cette action qui servit de preparation à l’Orphée…72
– 2 mars 1647 : Luigi Rossi : Orfeo, décors et machines de Giacomo Torelli, théâtre du Palais-Royal :
L’an 1647, le Cardinal Mazarin qui vouloit introduire en France les divertissements d’Italie, fit venir des Comediens de de là les Monts, qui representerent au Palais Royal, Orphée et Euridice en Vers Italiens et en Musique, avec de merveilleux changemens de Theatre, et des machines qu’on n’avoit pas encore vûes.73.
La pièce fut représentée avec un Prologue mené par le personnage de la Victoire, à la louange du Roi. Il semble que ce soit ce genre de prologues détachés de l’action qui ait servi de modèle aux opéras français. De nombreux passages sont composés dans une atmosphère de pastorale, et un personnage de Satyre donne lieu à des scènes « enjouëes » et bouffonnes.
– 1654 : Le Nozze di Peleo e di Theti, musique de Carlo Caproli, livret de l’Abbé Buti, machines de Torelli, théâtre du Petit-Bourbon (Louvre).
– 22 novembre 1660 :Serse de Cavalli, pour célébrer le mariage de Louis et de Marie Thérèse (1659), avec des ballets de Lully.
– 7 février 1662 :Ercole Amante de Cavalli, commandé pour les noces de Louis et de Marie-Thérèse, est représenté dans la salle des Tuileries, construite pour l’occasion, par des interprètes italiens venus avec Cavalli.
Pomone : première « représentation en musique » française ? §
Que conclure sur le statut de notre Pomone, après avoir retracé toutes ces expérimentations en amont ? Son importance, sa nouveauté, n’en sont-elles pas amoindries ? On a vu que plusieurs pièces, trois au moins, dont la Pastorale de 1659, dont il nous manque il est vrai la musique, pouvaient déjà prétendre au statut de première pastorale en musique. En aval, elle est concurrencée par Cadmus et Hermione (1673), la première tragédie lyrique de Quinault et Lully, qui en fondant un genre lyrique noble, firent vite oublier ce qui les avait précédés. En effet, au sein du système dramatique très réglé qui était celui de l’époque, on peut considérer que l’opéra ne naquit réellement qu’avec une forme qui put soutenir la comparaison avec le dramatique. La puissance de la dimension tragique et sa correspondance avec le théâtre qui se jouait, au contraire de la pastorale déjà passée de mode depuis au moins dix ans alors, lui confère une position supérieure. Cependant plusieurs éléments confirment la nouveauté de Pomone, et peuvent lui conserver le statut de « première représentation en musique française ».
Pomone fut en effet perçue, sur le moment et après, comme le premier opéra français. Un moment oubliée et négligée, un important travail de redécouverte au XIXe mené par des érudits, Pougin, puis Nuitter et Thoinan (voir bibliographie) remit le travail de Perrin et de Cambert en lumière. Ce n’était que justice, étant donné que Pomone occupe la première place dans le Recueil général des opéras représentée par l’Académie de musique commandée par le Roi à la fin de son règne (dans la même dynamique que les séries de copies Philidor) devant Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus et Cadmus et Hermione.74
La pièce continua longtemps à être le point de référence théorique de la création de l’opéra français et comme point de départ des réflexions sur les relations du texte et de la musique, par exemple dans les réflexions de l’abbé de Mably, en 1741 :
Après le succès constant que l’opéra a eu en France, depuis que Perrin et Cambert donnèrent à la Cour plusieurs représentations d’une Pastorale de leur composition, il est étonnant qu’aucun écrivain ne se soit avisé de chercher les règles de ce spectacle[…] On a cru qu’un opéra, si je puis parler ainsi, se faisait au hasard, et que tout le talent d’un poète lyrique était de coudre les uns aux autres quelques mots de tendresse, d’où il résulte un lieu commun sur le plaisir ou sur le danger d’aimer. […] L’opéra a plusieurs règles qui lui sont communes avec les autres poèmes dramatiques…75
Le but avoué de Perrin dans sa collaboration avec Cambert avait été de fonder un opéra national. Le cadre théorique dans lequel il l’inscrivit suffit à donner à Pomone une certaine conséquence ; si ce n’est celle de chef-d’œuvre, du moins celle d’œuvre fondatrice de l’opéra français.
Un opéra en français : la langue et la musique §
Dans ses réflexions théoriques sur les « paroles de musique », Perrin chercha, pour faire chanter les mots, à trouver une musique de la parole, en rapport et en concurrence avec celle de la déclamation théâtrale pratiquée alors. Le fondateur de l’opéra français devait être un poète, car dans la musique du temps la langue était nécessairement première et conditionnait tout. Il fallait donc en amont une réflexion sur la langue pour alimenter la création musicale :
C’est dans sa manière de traiter la langue et de se présenter comme une langue que la musique peut conquérir la fonction poétique dont l’opéra a besoin. Ce modèle, qui consiste à penser une telle fonction en subordination à l’ordre de la langue, domine toute la 1ere période de l’opéra français, et cela jusqu’en 1733.76
C’était là que résidait la véritable difficulté : on ne pensait pas pouvoir faire une pièce en vers français entièrement en musique, les protestations de toutes sortes à ce sujet abondent. La question du récitatif était au cœur du problème de l’opéra français, comme Perrin l’avait bien compris77. La première des résolutions de Perrin est d’adapter le vers pour le rendre propre au français chanté. Il la met en œuvre dans la Pastorale d’Issy :
Ce que j’ay ajousté du mien, est que j’ay composé la piece de vers Lyriques et non pas alexandrins, parce que les vers courts et remplis de cesures et de rimes sont plus propres au chant et plus commodes à la voix qui reprend haleine plus souvent et plus aisément. J’ajouste à cela qu’estans plus variez, ils s’accommodent mieux aux variations continuelles que demande la belle Musique, ce qui comme vous sçavez a esté observé devant moy [i.e. : avant moi] et prattiqué par les Gecs, et par les Latins. Ce qui m’est pareillement singulier en cette Comedie, c’est une maniere particulière de traitter les paroles de Musique françoises, dans laquelle il y a des observations et des délicatesses jusqu’icy peu connuës et qui demandent un art et un génie tout particulier.
On retrouve dans Pomone cet usage du vers libre, non pas réglé par une hétérométrie régulière comme chez la Fontaine, mais variée et usant de tous les types de mètre : vers de 4, 5, 7, 9 syllabes se trouvent fréquemment, par petits groupes de deux ou souvent même isolés dans les strophes. Reste à savoir si le système qu’a élaboré Perrin est pleinment satisfaisant ; après quelques expérimentations pratiques transmises dans notre commentaire dramaturgique (« Arrêts musicaux »), on peut se demander si le mètre choisi est véritablement la clef du problème ; il semble qu’un poète comme Quinault, en élaborant de petites cellules rythmiques récurrentes au sein de ses vers, y compris les alexandrins, ait mieux servi la musique, et rendu plus facile la déclamation à l’interprète.
Perrin n’était pas le seul à réfléchir à ces questions : en réalité, elles passionnaient littéralement le siècle, tant et si bien qu’il serait trop long pour notre propos de résumer ici toutes les réflexions sur la langue française qui ont été tenues dans ces années-là, avec d’autant moins de culpabilité que la recherche sur le sujet est florissante78. Mais il faut avoir à l’esprit ce contexte de réflexions fondatrices, aussi bien dans le domaine des « Remarqueurs » comme Vaugelas, que dans celui des grammairiens, ou des théoriciens de la musique et de la rhétorique, tels que Mersenne et Bacilly. L’ambition de donner une norme à l’expression et de fixer les codes d’une rhétorique française est sensible dans le nombre d’ouvrages dans un temps très resserré qui lui ont été consacrés, parmi les plus fameux :
– 1639- : La Mesnardière, La Poétique
– 1657 : D’Aubignac, La Pratique du théâtre
– 1656 : René Bary, La Rhétorique française
– 1671 : Legras, La Rhétorique française ou les préceptes de l’ancienne et vraie éloquence
– 1674 : Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote, et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes.
– 1675 ; Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler.
La préoccupation générale était la recherche d’un « génie de la langue française », d’une rythmique, d’une musique propre au français et de sa possible application musicale – l’enjeu étant bien sûr de se rapprocher du modèle poétique lyrique grec. On peut citer un des ouvrages les plus importants, celui du Père Bouhours, les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) : il y évoque une « douceur phonétique » du français face à l’italien, jugé trop chanté ; dès le XVIe siècle, les phonéticiens ont décrit sous divers noms cette « douceur », la rattachant en grande part au phénomène du « e » caduc, qualifié de « féminin », que n’ont pas l’italien ni l’espagnol. En 1675 éclatait la « Querelle des Inscriptions ». L’enjeu était de décider quelle langue, du français ou du latin, servirait aux inscriptions officielles du royaume. François Charpentier défendit la cause du français, en mettant en avant, à partir des Avantages de la langue française sur la langue latine de Louis Le Laboureur, une douceur spécifique de la langue française que lui confèrent ses voyelles, et son « e » féminin- le « e » caduc- compté comme une voyelle à part. Au contraire, les nombreux « o » et « a » de la langue italienne rendent la rime beaucoup plus facile et lui donnent une sorte d’égalité sonore. La musique propre au français semble donc bien être placée dans sa liberté phonologique. Perrin mettait en valeur quant à lui sa liberté rythmique due à l’absence d’accent tonique clairement prédéfini sur les mots, ce qui permet un usage intéressant du vers libre et une certaine fluidité prosodique. En effet l’idéal de l’opéra français était une continuité entre air et récitatif, un tissage intime de la musique et de la langue.
Quant aux Remarqueurs, ils étaient les tenants d’un volontarisme linguistique qui les poussa à définir un « bon usage » et un « bel usage » de la langue. Dans cette perspective, faire du français le support dramatique d’une action en musique était à la fois un défi, et une façon d’illustrer ses qualités ; ce volontarisme de définition se retrouve largement chez Perrin. Il était également au cœur de ces questions du bon et du bel usage quant à son usage du registra « bas », une des principales accusations contre sa pièce, qu’il rapporte dans son Avant-propos :
Que le reste n’estoient que de fausses plaisanteries, que l’on y crioit79, disoit-on, des Pommes & des Artichauts, que l’on y parloit de Bourriques*, & de pareils quolibets, qui ne meritoient pas une reflexion.
On peut le constater dans les paroles de musique que Perrin écrivit pour les airs et chansons, comme celles que l’on trouve dans les Œuvres de Poësie (voir notre florilège en annexe), Perrin usait largement des différents registres de langue, et introduisait volontiers un vocabulaire bas et savoureux qui donne à sa langue un caractère varié et primesautier qui pourraient apparaître contraire à l’esthétique des Remarqueurs tels que Vaugelas. La vive réaction de Marie de Gournay face à une réglementation de la langue, qui, selon elle, l’appauvrit et l’« énerve », c’est-à-dire la dépouille de toute force, n’est pas sans faire penser à la recherche de variété langagière que professe Perrin.80 Mais il n’alla jusqu’au bout dans cette voie, qui aurait pu faire de l’opéra un lieu de survivance des formes de langage écartées par les théoriciens, comme les dialectes provinciaux, par exemple ; cela aurait pu être la ressource de comédies, mais le souci d’intelligibilité qui primait et le désir de conférer une certaine noblesse au nouveau genre en réduisaient sans aucun doute la possibilité. Le langage d’opéra semble donc au contraire évoluer vers toujours plus de convention, de pauvreté et de stéréotype ; il fallait rendre le théâtre pathétique pour l’homogénéiser avec la musique, et cela passait par un certain appauvrissement81.
Perrin ne se percevait sans doute pas lui-même comme un utilisateur de registres variés de langage. Au contraire, il théorisait un aplanissement de la langue en termes de clarté et d’intelligibilité, et en faisait un avantage du français sur la langue italienne, jugée trop obscure et archaïsante. Il utilise, dans la fameuse Lettre à Della Rovere, des termes et un raisonnement analogue à ceux des Remarqueurs :
Le septiesme [défaut des Italiens] est la nature de votre Poësie pour l’ordinaire enveloppée et obscure pour ses transpositions dans la phrase, ses licences, ses vieux mots usitez seulement dans les vers, et ses expressions métaphoriques et forcées qui passent parmy vous pour des conceptions admirables, et parmy nous pour de purs galimathias : au lieu que nostre poësie est reduite à présent à une pureté de langage qui en bannit les anciens mots ou de peu d’usage, les transpositions, les licences et les conceptions trop éloignées ou mesme trop ingénieuses quoy qu’elle conserve les beautez de la Poësie en la mesure, en la rime, aux belles figures, en la belle et naturelle expression des passions, en la douceur et en la majesté des mots et de la phrase Poëtique, plus ou moins toutefois suivant le génie et la capacité du Poëte, et cet avantage de netteté et de douceur d’expression sert extrêmement à la Comedie en Musique, parce que les vers estans facilement entendus des personnes les moins lettrées, particulierement en des sujets vulgaires, sur une absence, sur un retour, sur une inconstance, sur une irrésolution, sur une victoire amoureuse, et l’esprit n’estant point appliqué trop fortement, on gouste plus parfaitement et sans distraction le plaisir de l’oreille.
Perrin tira donc largement profit de ce contexte de réflexion linguistique, tout en l’adaptant à ses propres objectifs : il fallait réfléchir à la spécificité théâtrale d’un langage en musique, et non simplement à sa spécificité poétique. Les reproches qu’il fait à l’opéra italien vont tous dans le même sens : celui-ci s’était contenté de transférer le théâtre sur la scène lyrique, sans réflexion préalable sur ce qui fait la spécificité du théâtre lyrique. Les résultats : ennui, monotonie ; récitatif excessivement long car rempli de raisonnements, de réflexions et de maximes ; hétérogénéité des éléments, la musique faisant comme irruption dans un langage qui ne lui est pas adapté. La rupture de plus en plus accusée dans les opéras italiens entre le récitatif et l’air trahissait pour Perrin l’absence d’un projet poétique pour unifier l’ensemble. Pomone fut donc le fruit d’une réflexion sur l’unification du théâtre et de la musique, ce qui devrait la distinguer des formes mêlées qui la précédaient.
Pomone, ou la rupture avec les formes mêlées §
Voilà le compte-rendu que donne Ménestrier de la Pastorale d’Issy de 1659 :
[…] enfin l’an 1659 il entreprit une petite piece en forme de Pastorale composée de trois dessus, d’une Basse, d’un bas Dessus, d’une Taille, et d’une Taille basse. C’étoit un Satyre, trois Bergers, trois Bergeres, qui en faisoient les Personnages, le succez des Eglogues qu’on avoit chantées autrefois ayant persuadé que ces Representations de Bergers reussiroient mieux que des sujets plus graves. La piece étoit de cinq Actes et de quatorze Scenes seulement, qui étoient quatorze chansons, que l’on avoit liées ensemble comme on l’avoit voulu, sans s’assujettir à d’autres lois qu’à celles d’exprimer en beaux Vers et en Musique les divers mouvemens de l’ame qui peuvent paroître sur le Theatre.82
La grande place que donne Perrin dans ses réflexions à une articulation poétique du texte et de la musique pourrait laisser penser que sa réflexion en termes dramatiques n’eut que peu d’effets. Cependant, il est possible de discerner des caractéristiques qui différencient Pomone des comédies de chansons et ballets qui la précèdent, et notamment de pastorales en musique comme sa grande sœur la Pastorale d’Issy. Perrin avait bien conscience d’un principe d’organisation dramatique de la musique que C. Bonhert nomme judicieusement une « dispositio lyrique »83. Il est vrai que ce principe d’organisation reprend à Molière notamment le terme de « couture » ; mais il manifeste cette recherche de différencier un opéra d’un concert d’airs regroupé autour d’un thème, de l’« accomoder au style du Theatre », comme l’écrit Perrin dans la fameuse lettre au Cardinal. On peut voir cette forme d’unité à l’œuvre déjà dans la Pastorale d’Issy, au moins à l’échelle de la scène, voire de l’acte. Mais il est sensible qu’il n’y a pas de lien structurel entre les actes, notamment parce que les personnages sont des « types » très peu caractérisés, et dont l’action est largement déterminée par leurs attributions traditionnelles et non à proprement parler par une situation créée en scène. Diane est l’amoureuse farouche et exigeante ; Sylvie la Bergère inconstante, et la « belle inhumaine », celle qui est aimée mais ne veut pas aimer ; Satyre l’amant grossier et ridicule ; Philandre et Alcidor les deux amants. On retrouve dans une certaine mesure ces types dans Pomone, mais avec des différences : d’abord on ne peut dénier aux personnages une certaine couleur : ce ne sont plus des bergers abstraits et la déesse vierge, mais la déesse des fruits et un dieu de métamorphose. Cela correspond à ce style « enjoüé » cher à Perrin. De fait, Pomone est un mélange de références à la pastorale comique et à la pastorale galante. Mais le plus important est de constater que ces personnages qui restent de convention n’agissent pas uniquement en fonction de ce que les lieux communs en font savoir ; ils sont en partie déterminés par ce qui se passe en scène, et pris dans des situations. Le fait même que Perrin ait choisi un épisode des Métamorphoses d’Ovide garantit une péripétie finale et met la pièce sur le même rang qu’une Comédie inspirée d’un sujet antique, et non plus seulement par une atmosphère, comme tendait à l’être la pastorale84. On pourra se reporter à notre commentaire dramaturgique au fil du texte pour tenter de voir comment des structures d’action se répètent et se répondent dans la pièce : dispute au sujet de l’amour entre deux personnages, déclarations amoureuses, scènes de déploration. Ces scènes en soi n’ont rien de bien nouveau, mais c’est le fait qu’elles se répondent et créent des attentes pour la suite de l’action qui leur donne une sorte de point de fuite dramatique, les ordonne dans une perspective.
Certainement que le nouveau genre lyrique doit également compter avec une valeur qu’elle récupère avec le merveilleux pour construire sa poétique propre, qui est celle de la variété, du plaisir du changement, au cœur de l’esthétique galante. La dramaturgie de l’œuvre en musique doit donc prévoir d’intégrer ce qui faisait l’agrément des formes mêlées : tableaux, ballets thématiques, divertissements, qui viennent ponctuer l’action et réjouir les yeux du spectateur. Pomone est une première tentative de ce compromis ; la variété, notamment dans les combinaisons vocales – à un, à deux, à 5 – y est une valeur centrale.
« Pourquoi toujours des Bergers ? » : le choix de la pastorale §
MAITRE DE MUSIQUE : Allons, avancez. Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en Bergers.
MONSIEUR JOURDAIN : Pourquoi toujours des Bergers ? On ne voit que cela partout.
MAITRE A DANSER : Lorsqu’on a des Personnes à faire parler en Musique, il faut bien que pour la vraisemblance on donne dans la Bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux Bergers ; et il n’est guère naturel en Dialogue, que des Princes, ou des Bourgeois, chantent leurs passions.85
Pourquoi Perrin et Cambert choisirent-ils, pour fonder l’opéra français, une pastorale ? Sur le plan dramatique, le genre n’était plus en vogue en 1671 ; pourtant, nos deux auteurs, après avoir commencé les répétitions d’Ariane ou le Mariage de Bacchus, préférèrent entamer dans l’urgence l’écriture d’une nouvelle pièce, Pomone.86
En réalité, la question est en continuité avec nos interrogations précédentes sur les réflexions qu’ont engendrées l’entrelacement du théâtre et de la musique tout au long du siècle ; il s’agit en effet pour nous de comprendre, dans l’ordre :
– Ce qu’est la pastorale : une forme dramatique, ou une sorte d’atmosphère qui pourrait se retrouver ailleurs ?
– Pourquoi le genre pastoral a été naturellement choisi pour une première exploitation lyrique, du fait de son histoire et de ses caractéristiques internes ?
– Et enfin, si la pastorale a laissé un héritage à l’opéra tel qu’il s’est développé par la suite, c’est-à-dire à la tragédie lyrique ; éventuellement tâcher de comprendre pourquoi cette dernière a pris le dessus.
La pastorale : action ou atmosphère ? §
Brève définition et histoire du genre pastoral §
Comme il y a trois sortes de vies, celle des grands dans la cour des roys, celle des bourgeois dans les villes, et celle des gens de la campagne ; le theatre aussi a receu trois genres de poëmes dramatiques qui portent en particulier le caractere de chacune de ces trois sortes de vie, sçavoir la tragedie, la comedie, et la satyre ou pastorale. (Abbé d’Aubignac87)
Cette définition de l’abbé d’Aubignac pose d’emblée l’ambigüité inhérente à toute définition de la pastorale : celle-ci est aussi bien un genre dramatique, avec ses codes particuliers, qu’un « genre de vie », une attitude qui forme le caractère individuel tout comme un certain type de relations mondaines. La pastorale est avant tout une littérature de cour, qui renvoie en miroir à ses lecteurs leur monde artificiel, au sens propre du mot. Ce qui est commun à toutes ses manifestations, est un répertoire de thème et une sensibilité qui incite à se tourner vers la nature, mais une nature symbolique, idéalisée. Ce jeu savant est issu d’une longue tradition, et connaît une période particulièrement florissante dans la littérature narrative et romanesque italienne, avec Boccace au XIVe siècle (Comedia delle ninfe fiorentine), Sannazaro au début du XVIe siècle (L’Arcadia) qui lui donnent ses lettres de noblesse, les deux chefs d’œuvre fondateurs, l’Aminta du Tasse et le Pastor Fido de Guarini (traduit en français en 1622) au XVIe siècle ; on peut citer enfin en Espagne la Diana de Montemayor, au milieu du XVIe siècle. C’est cette tradition qui s’exprime dans des œuvres qui connurent un succès considérable, telles que l’Astrée d’Honoré d’Urfé (1610).
En France au XVIIe siècle, les pastorales se multiplièrent sous une forme dramatique. La définition du même d’Aubignac se fait alors plus précise :
c’est un poëme dramatique suivant les regles des autres, composé de cinq actes, de plusieurs intrigues et d’agreables evenemens ; mais tout cela tenant de la vie champestre. Ce ne sont que bergers, chasseurs, pescheurs, et pareille sorte de gens : ainsi nous avons pris toute la matiere des idilles et des eglogues des anciens, et nous y avons appliqué l’oeconomie de la tragédie satyrique.88
Cependant, malgré cette précision, d’Aubignac marque le caractère assez flottant de la nécessité dramatique du genre pastoral dramatique. Il y a en effet « plusieurs intrigues », et c’est bien plutôt les personnages et les thèmes qui définissent la pièce que l’action : s’il y a des bergers, des chasseurs, des pêcheurs, le spectateur sait où il se trouve, et cela suffit ; les personnages sont souvent magiciens, ou tout droit tirés des romans, au contraire de la tragédie où les héros agissent par des moyens réels, et non magiques. La caractéristique principale de l’intrigue est d’être « amoureuse », d’un amour galant, faisant l’éloge de la liberté et de l’inconstance. La pastorale devint rapidement le lieu par excellence des « scènes à faire » : la lamentation amoureuse, le sommeil magique, les métamorphoses, les fausses reconnaissances, la signalaient immédiatement. Le dénouement arrive pour mettre fin à la pièce sans être véritablement justifié. Par voie de conséquence, le genre tendait à une certaine uniformité, ce qui explique son rapide déclin au cours du deuxième tiers du XVIIe siècle : la pastorale lyrique était la résurgence d’un genre déjà moribond. Au contraire, la tragédie et la comédie connaissaient une vitalité toujours croissante, due à l’infinité de possibles qu’elles offraient, malgré – ou peut être à cause de la rigidité des règles qui s’accentuait. Sans critiquer la pastorale en soi, Corneille, dans ses Trois discours sur le poème dramatique, marque néanmoins nettement la différence du genre tragique par rapport aux actions théâtrales exclusivement amoureuses :
sa dignité [la Tragédie] demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance : et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une Maîtresse.89
Perrin, Cambert et les héritages de la pastorale §
Il semble que Perrin ait trouvé dans la pastorale un mode d’expression privilégié. Contrairement aux échecs – largement de circonstances, il est vrai – de ses autres pièces lyriques, et surtout de La Mort d’Adonis, « tragédie » en musique, à cause de la « Cabale du petit coucher »90, son premier essai de pastorale en musique, la Pastorale d’Issy, écrite pour Cambert en 1659, est un succès qui marque son temps. La structure et les caractéristiques de cette œuvre montrent à la fois comment Pomone s’en est démarquée, et ce qu’elle lui doit. Ménestrier la rapprocha des « comédies de chanson » dont nous avons parlé plus haut :
La piece étoit de cinq Actes et de quatorze Scenes seulement, qui étoient quatorze chansons, que l’on avoit liées ensemble comme on l’avoit voulu, sans s’assujettir à d’autres lois qu’à celles d’exprimer en beaux Vers et en Musique les divers mouvemens de l’ame qui peuvent paroître sur le Theatre.91
La Pastorale cependant n’est pas pour autant une « Piece de Concert », ou un « Dialogue », deux genres que Perrin distingue soigneusement et à plusieurs reprises dans la somme théorique que constitue l’avant-propos du Recueil des paroles de musique (1667). Elle met en place déjà bien des éléments fondamentaux de Pomone. Sur le plan musical d’abord :
Chaque Acte s’ouvre et se ferme par une grande Symphonie, et les Entre-scenes sont distinguées dans les rencontres par des Ritorneles, ou de petites reprises de Symphonies.
est-il précisé dans la présentation des personnages. Saint-Evremond loua fort cette structure musicale :
Ce fut comme un essay d’opéra qui eut l’agrément de la nouveauté ; mais ce qu’il y eut de meilleur encore, c’est qu’on y entendit des concerts de flûtes, ce qu’on n’avoit pas entendu sur aucun théâtre depuis les Grecs et les Romains.92
Sur le plan stylistique, elle permet à Perrin d’expérimenter une condensation des dialogues, une versification plus variée et de coupe plus brève, quoique encore très marquée par l’alexandrin, dont on trouve de longs passages strophiques, qui ne se retrouvent plus dans Pomone. Ainsi à l’Acte I, scène 1 :
LE SATYREQu’il est fâcheux d’aymer quand on n’est point aymable !On languit sans espoir, jaloux et miserable,Et l’on voit tous les jours un moins fidele amantPosseder à ses yeux l’objet de son tourment.Esperons toutefois au fort de nos disgraces,Amour comme il luy plaist dispose de ses graces ;Cet Enfant indiscret : ce Dieu capricieuxBien souvent dans son choix est peu judicieux ;Des sujets malheureux de son cruel empireIl quitte le meilleur et s’abandonne au pire :Le vice et la laideur ne le rebutent point,Et la Fortune et luy s’accordent en ce point.
C’est aussi l’essai d’une accentuation des passages pathétiques, de situations en tableaux visant à introduire des ballets. La pastorale lyrique enfin se distingue de la pastorale dramatique : elle en épure les péripéties pour n’en garder que des références, mais surtout un thème central : l’Amour. Ainsi peut-on résumer :
Caractère stéréotypé de l’intrigue et des personnages, valorisation des sentiments aux dépens de l’action, circulation de mêmes motifs et, partant, déroulement de l’action combinant linéarité et circularité, tels sont bien les éléments que l’on retrouve dans la Pastorale d’Issy…93
Toutefois, la différence essentielle de la Pastorale avec notre pièce sur le plan dramatique est justement ce caractère stéréotypé de l’intrigue : le titre de la pièce elle-même est éloquent, portant le nom générique de Pastorale, et surnommée d’après le lieu des représentations Pastorale d’Issy. Davantage qu’une intrigue, elle met en scène une atmosphère pastorale : dans Pomone, cette atmosphère est déjà comme incarnée dans des personnages caractérisés, sur le fondement d’une intrigue ovidienne qui justifie au préalable les relations entre les personnages dans l’attente du spectateur : selon l’histoire, Pomone doit rencontrer Vertumne.
Les deux pièces diffèrent également par les tons qu’elles emploient. Dans la Pastorale d’Issy, le gaillard et l’enjoué dominent : le personnage de Sylvie, bergère légère et inconstante, permet des dialogues sur l’amour volage, un Satyre amoureux de Diane fournit un personnage rustique et grossier, qui se trouvera multiplié dans Pomone dans le couple Dieu des Jardins/Faune et la vieille nourrice Béroé. Dans notre pièce, les tons sont à la fois plus variés – tentative d’un réel ton majestueux dans le Prologue, jeu sur les subtiles nuances du tendre dans les monologues de Vertumne, variété des personnages comiques – et plus équilibrés. En effet, Perrin use dans la Pastorale d’un procédé comique, mais qui peut manquer d’intelligibilité dramaturgique à une plus grande échelle : celui de faire chanter deux personnages en même temps, mais sur deux expressions différentes. Ainsi à l’Acte I, scène 3 :
ALCIDOR […]S’il est un Dieu pour les Amans parjures,SYLVIE, en se moquant.S’il est un Dieu etc.SYLVIE, en se moquant. ALCIDOR ET PHILANDRE serieusement.S’il est un Dieu etc.
Dans Pomone, ce genre d’oppositions entre les personnages se retrouve, mais de façon alternée entre les personnages, par exemple :
FAUNE.Elle a beau resister et faire la mutine ?C’est à moy,DIEU DES JARDINSC’est à moy,FAUNE.C’est à moy,DIEU DES JARDINSC’est à moy,ENSEMBLEC’est à moy, C’est à moy que le Ciel la destine :94
Les personnages ont également plus de temps pour établir leurs expressions, et leur confrontation est rendue plus claire par cette forme de gradation. Ou alors, quand deux émotions se superposent, c’est au service d’un effet d’ensemble, ainsi pour évoquer le trouble amoureux, cette structure croisée, véritable quiproquo musical entre tendresse naissante et déploration avant l’aveu final qui joint les deux mouvements :
Pomone, à l’écart.O Dieux ! il m’attendrit.Vertune.et me voir condamnerPomone, à l’écart.Je n’en puis plus !Vertune.à des peines mortelles,Pomone, à l’écart.Helas !Vertune.et d’autant plus cruellesPomone.Et je sentsVertune.que la mort ne peut les terminer,Pomone, se tournant à luy.Et je sentsVertune.que dis-tu ?Pomone.ce que je n’ose direEn le relevant.Et je sents que mon cœur partage ton martire.95
Perrin désigne ce trait, véritablement caractéristique de son style, comme l’un des principaux agréments du chant par rapport à la comédie récitée et un argument décisif en faveur de l’opéra, dans son premier Avant-propos à la pièce :
[…] mais aussi faut-il avoüer que les expressions de musique ont toute une autre force que celle des pieces recitées, que bien souvent elles touchent plus puissamment le cœur en deux vers que ne font les autres en cinquante, et que la parole chantée, avec les changements de ton, les inflexions, les appuis, les emportements, les adoucissements et les roulements de la voix, exprime plus vivement, plus agreablement et avec plus de variété les emportemens de l’ame que ne fait l’unison de la parole recitée.
Que si l’on ajoûte à cette beauté celle de l’Harmonie des accords, qui attendrit le cœur et le prepare aux impressions qu’on veut luy donner, l’avantage de faire dire agreablement à diverses personnes ensemble les mesmes sentiments, quelquesfois de leur faire dire les mesmes paroles ensemble en sens contraire, les Rondeaux, les Reprises, les repetitions de paroles, les conversions de Phrase et mille autre jeux particuliers aux paroles de Musique, il ne sera pas malaisé de leur donner la preference en toutes choses, et de faire confesser aux plus obstinez que ces sortes de Spectacles unissent tous les grands et honnestes plaisirs…96
Enfin, sur le plan matériel, la Pastorale d’Issy n’était pas un aussi ambitieux projet que celui qui a fondé l’Académie. Tout d’abord elle n’en a pas l’ampleur (environ 150 vers, « cinq gros quart d’heures » selon la Lettre au Cardinal, contre plus de 600 vers pour Pomone) ; ensuite, la pièce ne fut pas conçue pour un vaste espace, mais pour un théâtre privé. Quant aux interprètes, il s’agissait de chanteurs experts dans les subtilités de l’air de cour, plutôt que de chanteurs formés à projeter la voix dans l’espace d’un théâtre et par-dessus un véritable orchestre. De ce fait, la Pastorale gardait encore plus d’affinités sensibles avec le ballet et l’air de cour que Pomone.
Univers pastoral, univers lyrique : correspondances §
Le chant des bergers §
Comment expliquer, à partir de ces caractéristiques, l’affinité particulièrement féconde qui exista entre la pastorale et l’univers lyrique pendant tout le XVIIe siècle et au-delà ? Il faut pour cela remonter encore plus loin dans la tradition pastorale, à ses sources antiques, soit les Bucoliques de Virgile, recueil d’églogues inspirés de Théocrite qui mettent en scène des bergers musiciens, notamment pour les chants amébées, concours de poésies en dialogue.97
À partir de cette source, toutes sortes d’affinités furent supposées entre les Bergers et la musique : le roi David, d’abord petit berger puis roi musicien, les bergers de la Nativité devant lesquels les anges chantent un hymne.
C’est avec la pastorale italienne et plus particulièrement les poèmes de Guarini, qui ont servi de support à nombres de madrigaux de Monteverdi, que la pastorale acquit une dimension théâtrale, représentative ; mais sous une forme non aristotélicienne, non réglée, qui favorisa sur le développement d’une action des moments d’arrêts proprement lyriques et souvent assez longs, tels que prologues, lamentations, stances, odes à la bien-aimée, concours poétiques ; ces intermèdes ont le plus souvent une métrique irrégulière, champ d’expérimentation d’un vers lyrique français, auquel Perrin tentera d’apporter sa propre solution. La pastorale se complaît donc dans la peinture plutôt que dans l’action ; nous y reviendrons, au sujet de Pomone, dans le commentaire dramaturgique. Le genre, par sa plasticité, encourageait le mélange avec les autres arts ; le ballet ne manqua pas d’en faire usage, tel Le Ballet royal des Muses (décembre 1666), ballet avec enchâssements de pièces (dont La Pastorale comique), fruit de la collaboration de Molière, Benserade, Quinault et Lully98 où Louis XIV tint, entre autres, le rôle d’un berger.
Pastorale et construction d’une « poétique de l’enchantement » : pour une vraisemblance lyrique §
[…] l’opéra conquiert un statut poétique à part entière grâce à une étape décisive : l’absorption par la scène lyrique du genre pastoral, véritable champ d’expérimentation poétique dont le fruit fut la construction d’une authentique et très régulière poétique de l’enchantement.99
Nous avons vu que la pastorale en musique avait hérité du ballet tout un répertoire de thèmes, de situations et de personnages merveilleux100. Le ballet est par excellence le genre qui ne peut rentrer dans les théories d’un XVIIe siècle uniformément « classique », épris de raison et de vraisemblance. Encore faut-il comprendre ce que les contemporains entendaient par « vraisemblance », et que le concept était prévu pour intégrer aussi le merveilleux. Tous les théoriciens se sont efforcés de bâtir une vraisemblance du merveilleux afin de faire entrer dans le système dramatique des genres tels que le ballet ou la tragédie à machines. Il ne s’agit pas ici de faire un résumé de la théorie du merveilleux au long du XVIIe siècle, mais de montrer que l’opéra français s’est pleinement intégré au système dramatique en suivant les codes de vraisemblance merveilleuse qui s’étaient formés auparavant, et en imposant une vraisemblance lyrique. La pastorale a été une étape décisive de cette intégration, comme Molière le rendait sensible dans la bouche du maître de musique de Monsieur Jourdain :
Lorsqu’on a des Personnes à faire parler en Musique, il faut bien que pour la vraisemblance on donne dans la Bergerie. Le Chant a été de tout temps affecté aux Bergers ; et il n’est guère naturel en Dialogue, que des Princes, ou des Bourgeois, chantent leurs passions.101
La présence des bergers à elle seule justifiait l’intervention de la musique, et surtout du dialogue en musique par rapport au dialogue récité dans la vraisemblance dramatique. Dans un théâtre à insertions musicales, où le chant et le merveilleux ne sont que des incidences, il suffisait de justifier l’intervention de la musique par une situation qui s’y prêtait : ainsi, Monsieur Jourdain entretient un maître de musique qui doit faire composer pour lui et lui présenter son travail, cela est vraisemblable. Mais pour soutenir le vraisemblable dans une pièce intégralement en musique, il fallait créer un univers merveilleux, car, comme le montre encore une fois Kintzler, « la présence de personnages et d’actions extra-ordinaires élargit l’attente poétique des spectateurs. »102. On ne s’étonnait pas de voir des bergers, des dieux, et des héros fabuleux tels que ceux de l’Arioste chanter et danser :
celui qui s’épanche en musique ne peut pas être considéré comme un homme de chair et de sang ; ce sera un être de fiction, propre aux aventures extraordinaires, échappant aux nécessités de la vie commune, n’ayant pas à réfléchir pour s’adapter aux problèmes que pose le monde, et c’est bien à cet univers de fantaisie que correspond le berger des traditions romanesques.103
Ainsi, la musique et la danse ne sont plus simplement « en situation », mais peuvent entrer véritablement « en action » : en premier lieu les dialogues qui font avancer l’intrigue, peuvent être chantés ou plutôt récités-chantés, car tout tient à ce délicat problème du récitatif.
Paradoxalement, les intrigues d’opéra vont donc se nourrir uniquement de merveilleux, pour devenir plus vraisemblables. Ainsi, la pastorale lyrique connait une transformation poétique, et devient plus radicalement merveilleuse que la pastorale dramatique. Dans Pomone, les bergers ne sont pas de cette humanité moyenne qui peuple les Bucoliques de Virgile : le terme « bergers » n’apparaît que huit fois, plutôt comme terme générique – un « Berger » est un soupirant potentiel pour la farouche Pomone, à l’Acte I scène 1 – ou s’applique à des personnages secondaires, les Jardiniers104. En réalité seuls des dieux interviennent : les prétendues Bourgeoises de Lampsace à l’Acte II scène 7 ne sont que des Follets déguisés, et les personnages les plus réalistes, tels que les Bouviers, les Cueilleurs de fruits ou les Jardiniers font partie de la suite d’un dieu, et en reçoivent donc un statut particulier.
La notion de vraisemblable est intrinsèquement liée à celle de Nature, et, plus précisément, d’ordre naturel. Le merveilleux, loin d’être un désordre, était pensé au XVIIe siècle comme un ordre parallèle à celui de la Nature, et qui doit être pensé analogiquement à l’expérience naturelle ; dans le domaine des dieux, la mythologie alimentait une conscience commune de ce qui doit et ne doit pas se produire. Ainsi on ne ferait jamais sortir Jupiter du sol, ou Pluton descendre des cintres ; cela serait contraire à leurs attributions et à l’ordre du merveilleux. Les actions d’éclat des dieux étaient, autant que possible, exprimées au travers de phénomènes naturels, et particulièrement dans l’opéra par la météorologie, qui offrait par ailleurs des traitements musicaux et chorégraphiques très intéressants. Il y en a une occurrence dans Pomone, lorsque Béroé se trouve assaillie par les Follets au milieu d’un orage, à la scène 5 de l’Acte II :
BEROÉ.Mais quel éclair ? quel horrible tonnerre ?Quel tremblement de terre ? 105
La musique et le bruit – par exemple de tôles souples, comme le pratiquent couramment les orchestres baroques aujourd’hui – accompagnent ces manifestations ; dans ce passage, le continuo de clavecin fait des accords plus fournis pour traduire l’agitation des éléments, par exemple.
Ainsi, d’accessoire et d’« assaisonnement du spectacle », le merveilleux devint le centre d’un nouveau système poétique. Les réactions furent passionnées et diverses. Le texte qui a fourni jusqu’à la fin du XVIIIe siècle tout le vocabulaire de la critique d’opéra sur cette question est de la Bruyère :
C’est prendre le change, et cultiver un mauvais goût, que de dire, comme on l’a fait, que la machine n’est qu’un amusement d’enfants et qui ne convient qu’aux marionnettes ; elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux. Il ne faut point de vols, ni de chars, ni de changements aux Bérénices et à Pénélope : il en faut aux opéras, et le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement.106
L’autre versant du débat est bien représenté par Antoine Louis Le Brun, poète lyrique, dans sa polémique avec l’Abbé Villiers, en 1712 :
Ce poème, à proprement parler, est un monstre en fait de poésie. Il n’a ni la contrainte de la tragédie, ni la liberté de l’épopée. On ne court pas le risque de pêcher contre ses règles, puisqu’il n’en a point, et que la moindre sujétion est incompatible avec ce merveilleux qui en fait le principal caractère. Il n’est bon qu’autant qu’il produit de quoi contenter et surprendre les yeux et les oreilles, qu’il doit tenir presque toujours dans l’enchantement. C’est cette même extension des règles et des lois qui fait l’embarras de ceux qui composent de ces poèmes.107
Postérité de la pastorale dans les formes lyriques §
Le fait même que l’on ait tendance à attribuer à Cadmus et Hermione, tragédie lyrique de Lully et Quinault, le statut de premier opéra français – et de modèle pour tous les autres à venir – met en doute la fécondité de la pastorale lyrique. Le point de vue est faussé, pour deux raisons.
C’est oublier, d’abord, que la tragédie lyrique n’a pas arrêté la production de pastorales lyriques. Le premier opéra composé par Lully, une fois obtenu le privilège d’une Académie Royale de Musique, fut une couture de différents intermèdes qu’il avait composés pour Molière, réunis par un sujet de pastorale, sous le nom des Fêtes de l’Amour et de Bacchus, en 1672. Il est vrai que le prologue de l’opéra soulignait son caractère transitoire, et annonçait l’avènement de la tragédie lyrique ; Euterpe et Melpomène (Muses tutélaires de la pastorale et de la tragédie) viennent y prier Polymnie (éloquence) d’embellir leur spectacle : celle-ci annonce réserver ses « travaux les plus grands » pour les tragédies qui suivront. Cependant, le Prologue de Cadmus est en soi une petite pastorale, et on trouve dans l’œuvre plus de souvenirs de pièces telles que Pomone qu’on ne pourrait le croire. Comparons par exemple l’exclamation de la nourrice Béroé à la scène 4 de l’Acte II de Pomone :
BEROÉ.Que voyez-vous mes yeux ?Quel Dragon furieux ?108
et celle du couard Arbas, à la scène 2 de l’Acte III de Cadmus : « Quel dragon furieux !»109. Plus tard, on retrouve dans Roland (1685) des scènes pastorales et villageoises, et Lully revient, en collaboration avec Campistron, à l’alternance de scènes tragiques et comiques dans la pastorale héroïque Acis et Galatée (1686).
Il y a plus : il n’est pas du tout sûr, malgré la révolution théâtrale qui s’est produite autour des années 1660, que le goût du roi lui-même pour la pastorale et les sujets merveilleux ait faibli. Ainsi, parmi les opéras de Lully, nous savons par le journal de Dangeau que Louis XIV a choisi explicitement le sujet des trois derniers : Roland, Amadis, et Armide. Or, ce sont les trois seuls après les Fêtes, le Prologue de Cadmus, et Atys, dont le sujet ne soit pas mythologique, mais épique ou pastoral. Et que dire d’Atys, l’« opéra du Roi », celui auquel Louis XIV s’est peut être le plus personnellement identifié, qui reprend abondamment les thèmes et les scènes de la pastorale (le Songe…) – comprises cependant, dans une véritable structure tragique. « On retrouve donc, », nous dit Philippe Beaussant, « dans sa continuité, le goût propre de Louis XIV, celui qui ne l’a jamais quitté et qui traverse toute la production artistique qu’il a voulu pour lui-même. »110 Ce « goût propre » se porte sur une atmosphère pastorale quand il s’agit de parler d’amour, sur une grandeur chevaleresque et épique, avec magiciens et magiciennes, pour les actions glorieuses. À n’en pas douter Louis XIV s’appropriait de façon très personnelle les représentations qu’il aimait, avec une prodigieuse mémoire, semble-t-il. Le réalisateur du téléfilm l’Allée du Roi, Nina Companéez (1995), a eu la très bonne idée de montrer Louis chantant devant le petit duc du Maine « Je croyais Janneton » du Bourgeois gentilhomme, ou encore des airs de Lully à sa gloire en s’accompagnant sur sa célèbre guitare.
La pastorale avait donc encore de beaux jours devant elle, et les pastorales lyriques du XVIIIe siècle sont les lointaines héritières de Pomone, via Lully, qui est toujours joué. On peut citer, pour les plus célèbres, Zaïs, Hippolyte et Aricie, le prologue des Indes Galantes de Rameau, Le Devin de village de Rousseau, sans compter les œuvres étrangères (Acis and Galatea de Haendel par exemple).
Ensuite, c’est méconnaître tout ce que la tragédie lyrique doit à la pastorale, comme le marque vigoureusement C. Kintzler :
La tragédie lyrique apparaît comme une invention de génie. Pourtant, la plupart des éléments et des ingrédients poétiques dont elle use sont déjà présents dans la pastorale en musique.111
Quels sont donc ces héritages que la tragédie lyrique a reçus de la pastorale ? En réalité, la pastorale a assumé ce qui posait le plus problème sur le plan théorique : le transfert poétique d’une intrigue dramatique en intrigue lyrique. Elle en a montré la possibilité et en a fixé durablement les codes dans une « poétique de l’enchantement » propre à l’opéra (voir supra). La tragédie lyrique, qui se distingue nettement de son pendant dramatique, en retient la primauté de l’intrigue galante ; les éléments héroïques sont plutôt transférés à des événements spectaculaires extérieurs à l’intrigue, comme dans Cadmus et Hermione, où tous les exploits du héros sont réglés par les dieux sans son concours : son véritable héroïsme est dans la constance de sa foi pour Hermione. Les scènes sacrées, bachiques, les lamentations, la météorologie spectaculaire dont la pastorale avait fait l’épreuve sont transférées dans le genre tragique. Ainsi, le genre tragique connaît une véritable transformation poétique lorsqu’il est porté sur la scène lyrique, et d’héroïque il devient beaucoup plus tendre ; Phèdre et Hippolyte adaptée par Rameau en opéra devient Hippolyte et Aricie, et ce n’est pas un retour à Euripide. La morale tragique lyrique est une morale amoureuse, ses sentences et maximes sont tout droit issues de la pastorale, et Boileau a ressenti, et dont il s’est indigné :
Par toi-même bientôt conduite à l’Opéra,De quel air penses-tu que ta sainte verraD’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,Ces danses, ces héros à la voix luxurieuse ;Entendra ces discours sur l’amour seul roulants,Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;Saura d’eux qu’à l’Amour comme au seul Dieu suprême,On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même :Qu’on ne saurait trop tôt se laisser enflammer :Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;Et tous ces lieux communs de morale lubrique,Que Lully réchauffa du son de sa musique ?112
Mais, si la tragédie lyrique paraît laisser la pastorale loin derrière, c’est bien par le génie que Lully a déployé pour donner à ces potentialités une formule réellement susceptible de succès, c’est-à-dire la manière qu’il a eu de traiter son récitatif, véritable clef de l’opéra français ; et cette réussite lui a été donc permise aussi par le génie de Quinault. Non pas que le récitatif de Cambert ait été mauvais-il est difficile au reste d’en bien juger à partir du peu qu’il nous en reste- au contraire ; un personnage de la comédie de Saint-Evremond, Les Opera, déclare : « Cambert avoit cet avantage dans les opéra que le récitatif ordinaire n’ennuyait pas, pour estre composé avec plus de soin que les airs mêmes, et varié avec le plus grand art du monde. » Il renchérit encore dans la Lettre sur les Opéra : « Il n’y a point de récitatif mieux entendu ni mieux varié que le sien. »113 Cependant, le même Saint-Evremond constate également au sujet de Cambert :
À la vérité, Cambert n’entroit pas assez dans le sens des vers, et il manquait souvent à la véritable expression du chant, parce qu’il n’entendoit pas bien celle des des paroles. Il aimoit les paroles qui n’exprimoient rien, pour n’être assujetti à aucune expression, et avoir la liberté de faire des airs purement à sa fantaisie…114
Or, comme on pourra le voir à de nombreuses reprises dans notre commentaire dramaturgique, la prosodie choisie par Perrin, et son application en musique par Cambert, laissent souvent grandement à désirer par leur éloignement de la simple récitation, qui gêne l’interprète et contraint quelque peu l’expression des passions, pourtant primordiale aux yeux de Perrin. Tout au contraire, selon de nombreux commentaires plus ou moins légendaires que l’on rapporte sur Lully, et surtout face à l’évidence de sa réussite, il est sensible que son récitatif est calqué sur la dynamique de la déclamation théâtrale « naturelle », c’est-à-dire dont la prosodie amène naturellement les accents toniques et expressifs, et met en valeur les sentiments exprimés. Que Lully ait ou non examiné la technique de la Champmeslé, la différence est sensible pour l’interprète ; même lorsqu’on ne se soucie pas de restituer une prononciation approchant de celle de l’époque, on ne peut qu’être frappé du naturel avec lequel un texte comme celui du célèbre monologue d’Armide se prête à la déclamation ; William Christie en faisait encore une démonstration publique, lors de sa réception à l’Académie des Beaux-Arts en 2010115. La collaboration entre Lully et Quinault, sans avoir laissé aucun texte théorique à la différence des volontaires déclarations de Perrin, a engendré une pratique parfaitement harmonieuse ; on ne peut pour autant dire que ce qui a précédé compte pour rien.
Pomone §
Présentation générale §
Résumé §
La construction générale de Pomone est assez régulière : l’Acte I comporte 7 scènes. L’Acte II : 8 scènes. L’Acte III : 9 scènes. L’Acte IV : 9 scènes, et l’Acte V, 8 scènes.
Prologue §
La Nymphe de la Seine et Vertumne dialoguent sur la grandeur de Paris et du Roi. Ils conviennent d’unir leurs voix pour « charmer son cœur et ses oreilles ».
Acte I §
Pomone déclare qu’elle ne veut pas entendre parler de l’amour. Sa sœur Flore en fait la louange, mais Juturne, Venilie et Béroé, sa nourrice, sont de l’avis de Pomone. Le Dieu des jardins, puis Faune, deux amants ridicules, rivalisent pour séduire la nymphe : ils mettent à l’épreuve leurs troupes par des chants et des danses pour conquérir son cœur. Elle se moque d’eux et les couronne d’épines et de chardons. Vertumne intervient pour se plaindre de ses amours malheureuses, puis faire part de sa décision d’entreprendre la conquête de Pomone par ses propres moyens, soit la métamorphose. Il appelle les Follets à son aide.
Acte II §
Plainte de Béroé : la vieille nourrice de Pomone est amoureuse de Vertumne, qui ne répond pas à son amour. En écho, nouvelle plainte tendre de Vertumne qui révèle ses intentions sans le vouloir à Béroé. Elle l’assaille de reproches, et pour s’en défaire, il se transforme en dragon, sans succès. Les Follets emportent alors l’importune dans les airs. La troupe des Jardiniers veut venir à son secours, mais les Follets prennent alors l’aspect de leurs compatriotes de la ville de Lampsace…Les jardiniers s’y laissent prendre, mais au moment des embrassades, les aimables Bergères deviennent buissons d’épines. Plainte du Dieu des Jardins sur son infortune.
Acte III §
Retour à Pomone. Scène bucolique ; Vertumne se présente sous l’aspect de Pluton et tente de séduire Pomone par sa richesse. Elle le repousse. Nouvelle tentative sous la forme de Bacchus, ce qui donne lieu à un éloge du vin et à une longue scène d’ivresse avec des satyres qui font tourner Faunus littéralement en bourrique.
Acte IV §
Colère de Béroé contre l’amour. Elle espionne Vertumne, qui déclare son intention de se transformer en Béroé pour approcher Pomone une nouvelle fois. Flore se plaint à sa sœur de ses douleurs amoureuses dues à l’absence de son amant Zéphyr. Pomone accueille Béroé-Vertumne, l’embrasse, et l’invite à assister à un divertissement. Flore lui conseille de suivre l’Amour ; Pomone demande conseille à Béroé, qui fait l’éloge de l’amour et surtout de Vertumne comme parfait amant. La véritable Béroé, furieuse, le saisit, ce qui lui fait reprendre sa première apparence : Pomone est détrompée, mais charmée. Aveux d’amour mutuel. Dépit de Faune et du Dieu des jardins.
Acte V §
Vertumne veut régaler sa future épouse. Flore présente aux amants le « chapeau d’Hymen », couronne fleurie qui célèbre leur union. Le Dieu des jardins apporte des présents champêtres. Vin, musique, danses. Vertumne commande aux Follets des concerts. Fête et réconciliation générale : Pomone pardonne à Béroé et lui permet d’aimer toujours Vertumne. Invitation au plaisir qui clôt la pièce.
Les personnages §
La présentation des personnages en tête du livret Ballard est instructive. Elle est divisée en trois ensembles : les « personnages », les « danseurs », et les « personnages muets ». Dans les personnages, sont cités les « personnages véritables », chacun avec une brève qualification, puis les « personnages feints, et transformez », qui peuvent être les mêmes, sous divers déguisements. Ces indications ne seraient pas absolument nécessaires, étant répétées avant le début de chaque scène, si ce n’est pour donner d’entrée de jeu au spectateur un avant-goût alléchant de ce qui suit. Dès cette page d’introduction, Perrin introduit volontairement le thème de la métamorphose, et le démultiplie par rapport à Ovide, pour en faire un ressort dramatique de sa pièce, selon le goût de la pastorale galante. Enfin une note sur les décors met encore en valeur cette esthétique de la variété, en faisant voir qu’il n’y a pas d’unité de lieu dans la pièce :
Decorations, ou changements* de theatre.
La veuë de Paris à l’endroit du Louvre.
Vergers de Pomone.
Parc de Chesnes.
Rochers & Verdures.
Palais de Pluton.
Jardin & Berceau de Pomone.
Palais de Vertune.
La Scene est en Albanie, au pays Latin, dans la Maison de Pomone.
Cependant les changements de lieu ne sont pas anarchiques, étant regroupés sous le terme de « Maison de Pomone » ; c’est plutôt une variation sur thème.
Le choix des personnages est, sur le plan mythologique, d’une grande cohérence. Ils ont tous plus ou moins de liens entre eux, que ce soit par dans les histoires ou par le rapport de leurs attributions et de leurs lieux d’habitations. Ils sont pour la plupart des numina latines, c’est-à-dire de petites divinités du Latium, éclipsées par l’importation du Panthéon grec, mais toujours présentes. Tous sont, ce qui convient à une intrigue purement amoureuse, sous le patronage indirect de l’Amour ; en effet Vénus, très vieille divinité latine avant d’être hellénisée, était la protectrice des jardins. Flore le rappelle dès la scène 2 de l’Acte I :
FLORE.Ah ! ma sœur116, à quoy penses-tu ?Veux-tu bannir de ton empireCe Dieu puissant, dont la vertuAnime tout ce qui respire,Et dont les fecondes chaleursFont naistre tes fruits et mes fleurs117.
Nous avons choisi de présenter les personnages dans l’ordre de leur apparition dans la pièce.
La nymphe de la Seine §
C’est le seul personnage à paraître sur scène sans avoir été annoncé dans la présentation des personnages, ce qui souligne le caractère détaché du prologue, où les personnages n’occupent pas vraiment la même fonction que dans le reste de la pièce. Ainsi Vertumne, qui est introduit en sa qualité générale de dieu des « anciennes merveilles » (i.e. des prodiges de l’Antiquité) et véritable président des festivités, non comme « amoureux de Pomone ».
Cependant, c’est un personnage attendu pour un prologue, et qui a déjà une longue tradition derrière lui. Pour citer un auteur illustre, le tout jeune Racine, à l’occasion de l’arrivée de la Reine Marie-Thérèse à Paris, avait composé une ode, « La Nymphe de la Reine à la Seine. ». Le texte est publié en 1659 chez Augustin Courbé, puis connaît deux rééditions dans des recueils collectifs en 1666 et 1671. Perrin en a donc certainement eu connaissance. De fait, on y trouve les mêmes éléments que dans le Prologue de Pomone : le thème du rivage du fleuve, image poétique de l’inspiration-le fleuve ou la fontaine de l’Hélicon, flumen poeticum – la référence à Mars, l’Amour, et le beau et heureux séjour :
Je suis la Nymphe de la SEINE.C’est moi dont les illustres bordsDoivent posséder les trésorsQui rendaient l’Espagne si vaine :Ils sont des plus grands Rois l’agréable séjour,Ils le sont des Plaisirs, ils le sont de l’Amour,Il n’est rien de si doux que l’air qu’on y respire ;Je reçois les tributs de cent Fleuves divers,Mais couler dessous votre EmpireM’est plus que de régner sur l’Empire des Mers. […]Ce Héros se verra subjuguer à son tour ;Son cœur nourri dans les alarmes,Ne se nourrira plus que de pensers d’amour.118
Plus d’un élément a pu inspirer Perrin, et si ce n’est ce poème-ci, du moins le genre de l’ode, pour rédiger son prologue. En effet, la suite aurait pu être écrite pour notre pièce :
Cependant LOUIS et THERESEPasseront leur âge en ces lieux,Et plus satisfaits que les DieuxBoiront le Nectar à leur aise.Je leur ferai cueillir par de longues faveursTout ce que mon empire a de fruits et de fleurs…
Le Prologue de Pomone s’inscrit donc dans cette tradition encomiastique, d’autant que la forme de l’ode elle-même suppose l’hétérométrie, ou même le vers libre, dont Perrin fait l’un de ses chevaux de bataille.
Le Roi §
Il n’est pas acteur de la pièce, et n’est qu’évoqué par Vertumne dans le Prologue ; cependant il est au fondement des caractéristiques du Prologue d’opéra que celui de Pomone inaugure. Les périphrases qui le caractérisent sont telles :
Dans l’Auguste LOUIS je trouve un nouveau Mars,119
Or, dans la même ode de Racine précédemment citée, on trouve :
Tandis qu’un nouveau Mars sorti de votre sein,Ira couronner sa vaillanceDe la Palme qui croît aux rives du Jourdain.120
La Nymphe de la Seine de Pomone renchérit ensuite par une métaphore :
LA NYMPHE DE LA SEINEAussi sur la Terre & sur l’onde,Ce Monarque puissant ne fait point de projets,Que le Ciel ne seconde :Il est l’Amour.121
L’Amour, patron implicite de tout le personnel de pastorale mis en scène par la pièce, est habilement assimilé au Roi lui-même, roi galant par excellence, roi des fêtes et des plaisirs. Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que le Roi est associé à cette vie pastorale idyllique et amoureuse. On le retrouve en particulier dans un autre texte d’éloge de Racine, l’Idylle sur la paix ; ces vers, « faits pour être chantés », furent mis en musique par Lully en 1685 :
Un Héros des mortels l’amour et le plaisir,Un Roi victorieux nous a fait ce loisir. […]Chantons Bergers, et nous réjouissons.Qu’il soit le sujet de nos fêtes.Le calme dont nous jouissons,N’est plus sujet aux tempêtes.Chantons, Bergers, et nous réjouissons.Qu’il soit le sujet de nos fêtes.Le bonheur dont nous jouissons,Le flatte autant que toutes ces conquêtes.De ces Lieux l’éclat et les attraits,Ces fleurs odorantes,Ces eaux bondissantes,Ces ombrages frais,Sont des dons de ses mains bienfaisantes.De ces Lieux l’éclat et les attraitsSont des fruits de ses bienfaits.Il veut bien quelquefois visiter nos bocages,Nos jardins ne lui déplaisent pas.Arbres épais redoublez vos ombrages.Fleurs naissez sous ses pas.122
Le dernier vers, par un autre lieu commun poétique, appelle le Roi à être la source d’inspiration de l’œuvre elle-même (celui qui fait naître les fleurs de la poésie). La pastorale est présentée comme une sorte de locus amoenus où le Roi est invité à se délasser. On a vu plus haut (III) que le goût personnel de Louis XIV le portait très certainement vers ce genre d’œuvres de préférence à toutes les autres, et c’est sur quoi se fonde le Prologue de notre œuvre, issu de la littérature d’éloge.
Vertumne §
Dans la mythologie, Vertumne est un dieu d’origine probablement étrusque. Il avait sa statue dans le quartier étrusque de Rome, à l’entrée du Forum. En tant que numen, il personnifiait l’idée de « changement ». On lui attribuait le don de se changer en autant de formes qu’il voulait. Ovide lui prête des amours avec la nymphe Pomone, probablement parce que Vertumne était, à quelque titre, protecteur de la végétation et plus particulièrement des arbres fruitiers123.
Par la multiplication de ses métamorphoses par rapport à la source Ovidienne, Vertumne est rapproché du personnage de Protée, important dans la symbolique baroque, dégagée par Jean Rousset dans son ouvrage124. Son discours souligne à plusieurs reprises cette attribution particulière du déguisement, ainsi :
VERTUNE.Helas !que me sert-il de changer tous les joursDe forme et de figure,Et de me déguiser à toute la nature,Si je ne puis changer l’objet de mes amours !125
Et c’est bien en le saisissant physiquement – tel Protée enchaîné – que Béroé, à la scène 6 de l’Acte IV, lui fait reprendre son apparence originelle :
BEROÉ, courant à luy.Je te tiens, fourbe, lâche.Vertune reprend soudainement sa figure naturelle. 126
Le fait que Vertumne soit présent dans le Prologue lui donne une présence comme en surplomb à toute l’action de la pièce, et, de ce fait, symbolique. Chez Ovide, Vertumne prend pour séduire Pomone l’image de l’union de la vigne et de l’ormeau ; ne peut-on penser que cette image, présente aux yeux des spectateurs, représente l’union de la musique et de la poésie ? Pomone alors serait une sorte d’image de la France, ou du Public, que différents amants tenteraient de séduire ; le Dieu des Jardins représente le Chant, Faune, la danse, par leurs deux troupes respectives qui donnent un divertissement à l’Acte I ; le Dieu des Jardins supplie : « Unissons, unissons nos cœurs et nos empires ». Ce vocabulaire ne rendrait pas cette lecture symbolique absurde. À la fin, Vertumne et Pomone, nos deux jardiniers, cultiveront le nouveau jardin qui s’offre à eux ; cette image à la fois solaire et rustique de la création, moins grave et mystique que l’image qui présida à la création de l’opéra italien, celle d’Orphée, donne sa couleur particulière aux débuts de l’opéra français.
Les métamorphoses de Vertumne : le dragon §
Les deux définitions du dragon dans les dictionnaires de Furetière et de Richelet témoignent de la fécondité de l’image du dragon dans l’univers merveilleux, bien que la distinction entre espèce naturelle et chimère ne soit pas toujours bien claire, notamment chez Richelet, qui semble transmettre une définition naturaliste du varan, mais en dévie vers la fin) ; leurs descriptions riches et colorées peuvent donner plusieurs idées des formes que pouvaient prendre ce dragon sur scène :
Dragon : Serpent monstrueux qui est parvenu avec l’âge à une prodigieuse grandeur. Les anciens Naturalistes se sont esgayez à descrire ce monstre en diverses manieres. Ils luy ont donné des ailes, des crestes, des pieds et des testes de differentes figures, jusques là qu’Aldroandus fait mention d’un dragon né de l’accouplement d’un aigle avec une louve, qui avoit de grandes ailes, une queuë de serpent, et des pieds de loup. Mais il est le premier à dire avec les Modernes, que c’est un animal chimérique, si on le pretend faire differer d’un vieux serpent. Quelques-uns même ont dit qu’il y a en Afrique des dragons volans qui peuvent emporter un homme et un cheval, et qu’ils emportent souvent des vaches. Albert le Grand fait mention d’un dragon de mer, sembable à un serpent, qui a les ailes courtes, le mouvement tres-prompt, et si venimeux, qu’il fait mourir par sa morsure. On appelle aussi la Vive, Dragon de mer, ou Araignée de mer.
Les Poëtes qui ont feint que le jardin des Hesperides étoit gardé par un dragon, ont entendu la Mer Oceane qui fermoit l’entrée aux Isles Fortunées, ou à l’Amérique, d’où venoient de beaux fruits, et où se trouvoient les mines d’or. On peint un dragon auprès de Sainte Marguerite. On appelle dragon la Gargouille de Rouën.(…) En l’Eglise on a porté d’ancienneté des figures de dragons dans les processions, pour representer le Diable, ou l’Heresie, dont l’Eglise triomphe. On le portoit au bout d’une perche, et un enfant avoit une lanterne où étoit un cierge allumé, pour rallumer le feu qui étoit en la langue du dragon, s’il venoit à s’éteindre.127
Chez Richelet, on trouve :
Sorte de serpent de couleur noire, rousse, ou cendrée, excepté que sous le ventre il est d’une couleur tirant sur le verd. Le dragon est grand selon les païs. Il y en a de dix, de 12, de 15 coudees, et même de plus. Quelques uns croient qu’il n’a point de venin et qu’il tue par sa morsure, mais l’opinion commune est que c’est une animal tres-venimeux. Il naît dans les Indes et dans l’Afrique. Il sifle fort, il a l’ouïe subtile, la vuë bonne, beaucoup de vigilance, et suporte longtems la faim. Il est l’ennemi de l’élefant et de l’aigle. On dit même qu’il craint tellement l’aigle que l’entendant voler il s’enfuit dans sa caverne. Il y a des dragons ailez, d’autres qui ont 2 piez seulement, quelques uns plusieurs, qui sont faits comme les piez des oies. Il s’en trouve d’autres qui ont des crêtes et d’autres qui ont de l’air du visage de l’homme, et quelques uns qui tiennent des cochons. Jonston128
Pomone §
Pomone, « Deesse des Fruicts », est une nymphe romaine. Elle avait un bois sacré, le Pomonal, sur la route de Rome à Ostie. Un flamine était chargé de son culte. Les poètes lui attribuent des aventures amoureuses ; ils en font notamment la femme du roi légendaire Picus, transformé en pic-vert pour l’avoir préférée à Vénus. Ovide en fait la femme de Vertumne, qui est, comme elle, une divinité liée au retour des saisons et à la fécondité de la terre.129
Elle est un personnage important, en association avec Vertumne, de l’iconographie, du divertissement de cour et des Ballets : on retrouve notamment Vertumne et Pomone dans le Ballet des Ballets (1670), le Ballet des Saisons130 (1695). Dans notre pastorale, elle tient le rôle traditionnel de la « belle inhumaine », celle qui, au bout d’une chaîne amoureuse, refuse l’amour qui lui est offert ; ici, la chaîne se résume à Béroé aime Vertumne, qui aime Pomone, qui sera conquise par Vertumne sous l’apparence de Béroé. Faune et le Dieu des Jardins s’ajoutent à cette chaîne principale comme deux amants « accessoires » et comiques.
Juturne §
Son nom sous sa forme ancienne est Diuturne – lié donc à la lumière du jour, diu. Juturne est une nymphe des sources, à l’origine honorée au bord du Numicius, non loin de Lavinium. Son culte est ensuite transporté à Rome, et sur le forum on trouve une source nommée « bassin de Juturne ». Comme beaucoup de nymphes des sources, c’est une divinité guérisseuse ; elle a son Temple au Champ de Mars.
Elle est elle-même héroïne d’un épisode des Métamorphoses d’Ovide où elle manifeste des pouvoirs de transformation. Jupiter en est amoureux, mais elle se dissimule de mille manières pour lui échapper. Il réunit alors toutes les nymphes du Latium pour traquer la fugitive, mais la nymphe Lara la prévient, ce qui lui coûtera la langue et lui vaudra un exil aux Enfers après avoir été violée par Mercure, dont elle engendre les jumeaux Lares, également importants pour les sources de notre intrigue (voir plus bas, les Troupes divines).
Venilie §
Dans la tradition romaine, Neptune passait pour avoir une parèdre131 nommée tantôt Salacia, tantôt Venilia. Vénilie est la divinité de l’eau qui vient au rivage. Elle est aussi la mère du roi des Rutules Turnus, héros italique dont Virgile fait le frère de Juturne et le fiancé de Lavinia fille de Latinus. Dans L’Enéide, Turnus, qui entretient une hostilité personnelle contre Enée, est tué par lui en combat singulier.
Les personnages de Juturne et de Vénilie n’ont pas d’autres justifications que celle de commenter l’action et de prononcer les maximes appropriées, montrant quelle fonction le rôle de suivant et de suivantes peut prendre dans une pièce en musique. Elles constituent la « troupe » de Pomone, tout comme les Follets celle de Vertumne, ou les Satyres celle de « Bacchus ».
Flore, « Sœur de Pomone, Deesse des Fleurs » §
Flore est la puissance végétative qui fait fleurir les arbres. Elle préside « à tout ce qui fleurit ». Ovide a rattaché au nom de Flore un mythe hellénique. Il a supposé que Flore était en réalité une nymphe grecque, appelée Chloris. Un jour de printemps, Zéphyr la vit, en devint amoureux, l’enleva et l’épousa. En récompense, il lui accorda de régner sur les fleurs, non seulement celle des jardins, mais aussi celles des champs cultivés. Elle est considérée comme avoir offert le miel aux hommes, et d’innombrables graines de fleurs ; selon certaines légendes, elle donne à Junon une fleur qui lui permet de concevoir Mars sans l’aide de Jupiter, aussi Mars est le nom du premier mois du printemps. On célébrait en son honneur les Floralia, marquées par des jeux où intervenaient des courtisanes.
Béroé §
Dans la mythologie, Béroé, originaire d’Epidaure, est la vieille nourrice de Sémélé, aimée de Zeus et mère de Dyonisos. Héra emprunta ses traits pour suggérer à Sémélé de demander à son divin amant de se montrer à elle dans toute sa gloire ; la malheureuse en fut brûlée vive, mais Zeus sauva l’enfant qu’elle portait dans sa cuisse. À notre connaissance, ce n’est qu’au livre XIV des Métamorphoses qu’elle est nourrice de la nymphe Pomone, peut-être simplement à cause de sa célébrité en tant que nourrice et liée à une histoire de métamorphose.
Le Dieu des Jardins-Priape §
Par ses attributions et sa ville d’origine, Lampsace, ou Lampsaque, le Dieu des Jardins de Pomone correspond au dieu antique Priape ; ce rapprochement tendrait à accentuer son côté bouffon, mais aussi son côté paillard, que laisse soupçonner la mythologie attachée à Priape.
Celui-ci en effet, passait le plus souvent pour le fils de Dionysos et d’Aphrodite. On le représentait sous la forme d’un personnage ithyphallique, préposé à la garde des vignobles et des jardins, en particulier à celle des vergers. Son attribut essentiel avait, en effet, la vertu de détourner le « mauvais œil » et de rendre vains les maléfices des envieux qui cherchaient à nuire aux récoltes. De plus, symbole de fécondité, Priape se trouva inclus dans le cortège de Dionysos, d’autant plus aisément qu’il n’était pas sans ressemblance avec Silène et les Satyres. De plus, comme Silène, Priape était souvent représenté en compagnie d’un âne ; une légende rapporte que cherchant à posséder la nymphe Lotis, ou la déesse Vesta selon les versions, un âne se mit à braire, réveillant l’objet de sa convoitise, et ruinant son projet. D’autres légendes lui sont attachées : on attribue sa difformité à la jalousie d’Héra (selon cette version Priape est le fils adultérin de Zeus et d’Aphrodite) qui le rend difforme. Son membre viril démesuré l’aurait alors fait bannir de la ville de Lampsace. Les bergers rendaient un culte à sa virilité.
Dans Pomone, le Dieu des Jardins représente un type d’amant d’abord ridicule et rustique, comme l’illustre sa déclaration à Pomone :
Unissons, unissons nos cœurs et nos empires ;Ajoûte aux fruits de tes vergersLes herbes de mes potagers,Join mes Melons à tes Poncires ;Et mesle parmy tes PignonsMes Truffes et mes Champignons.132
Mais il est aussi un type d’amant plutôt léger, renonçant assez facilement lorsqu’une autre opportunité se présente :
LE DIEU DES JARDINS.Que viens-tu faire en ce lieu,Pauvre Dieu ?Tu brûles de vaines flâmes,Et tu souffres cent mépris,Toy qui fus l’amour des Dames,Et la terreur des maris.Est-ce à toy de soûpirerEt prier,Toy qu’à genoux on implore ?Va soulager les desirsDe la belle qui t’adore,Et qui meurt pour tes plaisirs.133
On peut noter que par son rattachement au cortège de Dionysos, il se rapproche de Pan et donc de Faunus, comme on le verra plus loin (« Faune ») ; il en est le parfait pendant, et ses deux personnages forment un couple. Enfin, selon une tradition, il serait frère d’Eros et d’Harmonie-Hermione, l’amante de Cadmus, à la suite des amours adultères d’Aphrodite et d’Arès, ce qui confirme l’ascendance mythologique de l’Amour sur les personnages de pastorale.
Faune-Faunus-pan §
Faunus semble avoir été un très ancien dieu de Rome dont le culte était localisé sur le Palatin même ou ses environs immédiats. Par son nom, il apparait comme un dieu bienfaisant, « favorable » (qui favet), protecteur en particulier des troupeaux et des bergers, ce qui facilita, sous l’influence grecque, son identification avec le dieu arcadien Pan. Il est lié à la légende de l’immigration des Arcadiens – les bergers, donc – sur le site du Palatin ; il est assimilé à leur roi, Evandre (le bon-homme). Humanisé, il devient un des rois mythiques primitifs du Latium, successeur de Picus – le même roi infortuné qui fut métamorphosé pour l’amour de Pomone – et père de Latinus. Son caractère divin persista mais en se démultipliant, dans la troupe des Faunes, démons champêtres et forestiers, compagnons des bergers, et équivalents des Satyres helléniques, mi-hommes, mi-chèvres
Pan, auquel il est identifié, est le Dieu des bergers et des troupeaux, originaire d’Arcadie, bien que son culte soit répandu à travers toute la Grèce et se soit généralisé en dehors du monde hellénique. Il est représenté comme un démon à demi homme, à demi animal. Dans l’iconographie, on retrouve pattes de boucs, membres velus, cornes, menton saillant, expression de bestialité et de ruse. Doué d’une agilité prodigieuse, habile à la chasse et à la course, il est logique d’en avoir fait le meneur d’une troupe de danseurs. Il incarne les goûts des bergers et ceux de leurs troupeaux ; il aime se reposer à l’ombre à midi, guetter les nymphes, boire aux sources fraîches. Comme Priape, il est un dieu vénéré pour son activité sexuelle considérable. Ses attributs sont la syrinx et le bâton de berger, la couronne ou le rameau de pin. Pan figure volontiers, comme Silène, Priape, et les Satyres, dans le cortège de Dionysos. Son nom, PAN, signifie qu’il réjouit tout le monde, selon une étymologie populaire reprise par les mythographes. À Rome, Pan est même identifié à Faunus ou aux dieux des bocages, « Silvain », lié au culte des Lares domestiques.
On peut voir encore une fois que tout le personnel mythologique de Pomone est extrêmement unifié et provient des mêmes sources. En devenant « Dieu des Villageois, amoureux de Pomone », Faune n’a été qu’adapté à la « bergerie ».
Les Troupes divines §
L’étiquette qui règle l’évolution des personnages merveilleux, de la cour et des appareils qui composent leur suite, sert évidemment d’allusion à l’étiquette royale en vigueur à Versailles, mais sa fonction poétique est précieuse pour les auteurs. Elle permet en effet d’introduire un grand nombre de personnages subalternes qui seront autant de justification des chœurs et des différents corps de ballet.134
Cette ressource ne manque pas d’être utilisé dans Pomone, et c’est un nouvel élément qui la distingue dramatiquement de la Pastorale d’Issy : chaque personnage principal (un dieu, de fait) est accompagné de sa troupe : les Follets pour Vertumne, les Nymphes et les cueilleurs de fruits pour Pomone, les Bouviers pour Faune, la Troupe de Jardiniers pour Priape, les Satyres pour Vertumne déguisé en Bacchus.
Les jardiniers §
Comme nous l’avons déjà fait remarquer auparavant135 dans cette pastorale, aucun Berger à proprement parler n’intervient ; le terme a pris une valeur générique et caractérise tout type de personnage champêtre et galant. Les jardiniers en sont naturellement qualifiés, d’autant plus que le chant en chœur est leur caractéristique dans la pièce, lorsqu’ils affrontent la troupe de Faune. Ils reconnaissent dans les Bourgeoises de Lampsace leurs Bergères à l’Acte II :
LE DEUXIEME. [JARDINIER]Allons, Bergers,Le premier.allons, Bergeres.TOUS.Allons Bergers, allons, BergeresGouster les douceurs du retour. 136
Les Follets-Les Lares §
Comme dieux romains, sans doute d’origine étrusque, chargés tout particulièrement de veiller sur les carrefours et les enclos domestiques, les Lares ne possèdent pas de mythologie proprement dite. La légende de leur naissance, telle qu’elle est racontée par Ovide, qui en fait des fils de Mercure137, signifie simplement que les Lares ont des fonctions analogues à celles de Mercure-Hermès, dieu des carrefours, dieu aussi de la prospérité. On disait aussi que le Lar familiaris (protecteur de chaque maisonnée) était le père du roi Servius Tullius. On représentait les Lares sous la forme d’adolescents, tenant dans leur main une corne d’abondance et tournoyant légèrement sur la pointe de leur pied. Leurs vêtements sont courts, comme il convient à des dieux agiles.
Sans caractéristique particulière si ce n’est leur mobilité, les Lares sont donc parfaitement qualifiés pour devenir la suite d’un dieu de la métamorphose tel que Vertumne.
Sources de l’œuvre, choix de l’intrigue §
Jusqu’ici, nous avons vu Perrin à la conquête de la nouveauté, mais cela ne doit pas nous faire oublier que comme tous les hommes cultivés de son temps, c’était un homme pétri de rhétorique ; la nouveauté prend place au sein de toute une tradition. 64 ans avant Pomone, Monteverdi, à la demande du duc Vincent de Mantoue, préparait la création du premier « grand » opéra européen. Il choisit pour cette fondation de se mettre sous le patronage des Grecs, et choisit un sujet propre au néo-platonisme ambiant et à la symbolique de la création poétique et musicale : Orphée, sa descente aux Enfers et sa remontée à la lumière après la perte d’Eurydice. Pour donner sens à une création « inouïe », il faut puiser à la source antique.
Comment donc Perrin a-t-il choisi son sujet et qu’est-ce que cela peut nous apprendre sur sa manière d’envisager son œuvre ? Le sujet de Pomone est d’abord un sujet ovidien. L’histoire de la séduction de la nymphe par Vertumne métamorphosé en sa nourrice Béroé est relatée au livre XIV des Métamorphoses d’Ovide (v. 623 et suivants). C’est important dans une perspective « sociale » de cette création, dans la mesure où Ovide, très prisé des milieux galants, était en vogue à la cour. Malgré, donc, la tonalité comique et bouffonne à laquelle peut prêter le sujet, Perrin a eu soin de choisir un cadre qui fût propre à conférer une certaine noblesse à son entreprise ; en aucun cas Pomone ne peut être considérée comme une œuvre burlesque ou farcesque. Perrin y a illustré ce qu’il appelle le « stile enjoüé », défini ainsi par le dictionnaire de Furetière :
On dit aussi, qu’un stile est fort enjoûé, quand il est rempli de plusieurs pensées agreables et plaisantes. Le stile du Roman Comique de Scarron est fort enjoüé. La Metamorphose des yeux de Philis est une Poësie fort enjoüée.
Le dictionnaire de l’Académie précise :
Il se dit aussi, des pieces et productions d’esprit qui sont fort gayes. Cette piece est fort enjouées, trop enjouée. C’est un style enjoué.
Perrin a continuellement professé l’ambition de restaurer la musique dans sa fonction civilisatrice138 ; il a utilisé le répertoire mythologique à sa disposition pour donner à la musique cette portée mythique. Ainsi, l’atmosphère donnée au Prologue de Pomone est fondée sur le vieux thème de la translatio studii et imperii (voir notre commentaire au fil du texte). Cependant, à certains égards, les véritables sources de l’œuvre sont plutôt du côté du répertoire des chansons et des airs de cours que Perrin avait alimenté au cours de sa carrière, que des sources littéraires et mythologiques ; on pourra voir dans les annexes l’élaboration progressive d’un répertoire de thèmes lyriques dans les poèmes de Perrin destinés aux airs de cour et à boire de Cambert. Plus d’une fois, notre auteur semble reprendre directement une logique de composition dont l’esthétique n’est plus tout à fait du goût de l’époque.
Structure et dramaturgie de l’œuvre : un « théâtre de passions » §
Le succez que je me suis proposé de mon travail, et que j’ose promettre à V.M. est que la Musique recevant par elle son dernier ornement, et charmant tout ensemble l’oreille, l’esprit et le cœur ; l’oreille par de beaux sons ; l’esprit par de belles paroles, et le cœur par l’image des passions qu’elles y representent, enlevera desormais l’homme tout entier, et justifiera ce que nous ont dit les Anciens de son pouvoir et de sa force, qui nous a paru si fabuleux et si incroyable, par le deffaut de ceux qui l’ont traittée.139
Passions et musique §
Au XVIIe siècle, la question des passions devint centrale en France pour tous les arts : c’est notamment Descartes, avec Traité des passions de l’âme (1649) qui en fit la théorie philosophique. Mais avant cela, la théorie des passions est une partie fondamentale de la rhétorique, le bon orateur devant les connaître à fond pour pouvoir en jouer sur son audience (movere), et présenter les caractères dont il a besoin selon la vraisemblance (c’est-à-dire dans ce cas l’opinion commune partagée par son public au sujet de tel ou tel comportement humain). En ce qui concerne l’art musical, des croyances très fortes subsistent depuis la Renaissance en sa capacité à modeler les passions, les modes musicaux hérités des Grecs possédant des vertus agissantes sur l’individu, caractéristique qui se reporte sur le nouveau système tonal en train de s’élaborer :
Ils [les anciens Grecs] ont dit qu’elle enfante tantost le contentement et l’amour, tantost qu’elle porte à la rage et à la fureur des esprits : qu’ores elle rabat les fumées des plus émeus, puis elle calme les ames passionnées : qu’elle endort, et qu’elle esveille agréablement, elle domine les mœurs et r’asseure les plus timides ; bref, l’on peut dire que la belle voix est maistresse de nos volontez, guide nos pensées où il lui plaist, et possède toute nostre ame.140
C’est dans cet esprit que Charpentier, à l’extrême fin du siècle, rédige son « énergie des modes ». Mais les musiciens savants n’ont pas la clef théorique du système, et ne peuvent en donner un « mode d’emploi » musical avant le XVIIIe siècle et les théories sur l’harmonie de Rameau. En pratique cependant, cette force de la musique est utilisée : les combinaisons sonores doivent provoquer des effets passionnels sur l’auditeur, comme par exemple les chromatismes qui doivent provoquer la tristesse, la douleur ; c’est un véritable langage musical des passions qui s’élabore (voir infra). Perrin, à son échelle, a compris certain des problèmes qui se posaient alors, grâce notamment à sa bonne connaissance de la nouvelle musique, qu’il acquiert auprès des musiciens de cour tels que Boesset, Lambert, Moulinier, Robert, Du Mont, et bien sûr Cambert. Il comprend que la musique ne peut remplir une fonction poétique que si elle agit sur les passions selon sa propre voie, c’est-à-dire que si elle comprend elle-même du pathétique et peut faire résonner par sympathie le corps et l’esprit de l’auditeur. La force spécifique de la musique est d’ordonner les passions dans le temps, de leur donner une dispositio musicale. Cette « architecture des passions » s’élabore à l’époque notamment sur le terrain expérimental du grand motet.
Notre auteur désire appliquer cette structure passionnelle au théâtre en musique :
Perrin voit donc la musique comme un théâtre de passions complexe et animé qui peint le personnage sans qu’il ait à s’en expliquer, qui le fait mouvoir dans le temps. Tel état d’âme peut croître, s’atténuer; les sentiments peuvent s’affiner, s’opposer ou se compléter. La musique donne à lire l’âme en mouvement.141
Au contraire de Corneille, il invite à faire du « tendre » une ressource spécifique du théatre en musique, c’est-à-dire de tout ce qui touche aux passions qui peuvent s’y adapter, dont il fait plusieurs fois la liste, notamment dans l’avant propos du Recueil des Paroles de musique142 :
Sur ce pied j’ay taché de fer mon discours de musique beau, propre au chant et pathetique : et dans cette veüe j’en ay toujours choisy la matiere dans les passions tendres, qui touchent le cœur par sympathie d’une passion pareille, d’amour ou de hayne, de crainte ou de desir, de colere, de pitié, de merveille,etc. et j’en ay banny tous les raisonnements serieux et quy se font dans la froideur, et mesme les passions graves, causées par les sujets serieux, qui touchent le cœur sans l’attendrir. Ma raison est que toutes ces sortes de discours, qui partent d’un cœur froid et reposé, se doyvent prononcer dans la bienseance d’une voix assortie, c’est-à-dire egale et moderée, qui ne se haste, ny ne se rallentit, ne s’eleve ny ne s’abaisse que modérément et par des intervalles et des mouvements peu notables : ce qui ne peut s’accorder avec le chant, lequel flechit et change incessament la voix en des tons fort eloignez et des mouvements fort divers, au lieu que les impulsions et les emotions du cœur tendres et enjouées s’expriment agreablement et naturellement par des voix emportées et inegales. Ainsy, pour les matieres Lyriques, je me suis borné au merveilleux, à l’amoureux et à l’enjoüé.
Par cette dimension passionnelle, la musique atteint en effet une dignité théâtrale, puisqu’elle peut prétendre à une catharsis, particulièrement efficace par la sympathie qu’elle crée avec le corps même de l’auditeur.
Pomone : structure dramatique, ou succession d’états pathétiques ? §
Pour éviter ce deffaut [l’ennui causé par le recitar cantando italien], j’ay composé ma Pastorale toute de Pathetique et d’expressions d’amour, de joye, de tristesse, de jalousie, de désespoir ; et j’en ay banny tous les raisonnemens graves et mesme toute l’intrigue ; ce qui fait que toutes les scenes sont si propres à chanter, qu’il n’en est point dont on ne puisse faire une Chanson ou un Dialogue bien qu’il soit de la prudence du Musicien de ne leur pas donner entièrement l’air de Chanson, et de les accomoder au style du Theatre et de la representation ; invention nouvelle et véritablement difficile et réservée aux favoris des Muses galantes.143
Pomone, comme la Pastorale d’Issy, procède à une épuration des péripéties de la pastorale dramatique pour n’en garder qu’un élément, l’Amour, et donner la préséance à l’expression du sentiment sur l’action à proprement parler144. Cependant, le caractère dramatique de Pomone est essentiel à dégager si l’on veut véritablement la considérer comme Opéra, œuvre liant théâtre et musique dans une seule forme homogène. Peut-on dès lors distinguer une structure dramatique de Pomone, ou n’est-ce, comme une suite d’airs de cour, qu’une succession d’états passionnels plus ou moins théâtralement caractérisé ?
Dans ses travaux précédents, cette influence de l’air se fait particulièrement sentir. Ainsi dans La Mort d’Adonis,
Tout se passe comme si Perrin travaillait à partir du moule de l’air sérieux, tout en l’assouplissant pour arriver à des formules plus ouvertes, liées entre elles, dans un mouvement général qui les laisse encore entendre et donne au public le plaisir d’une suite continue de moments pourtant distincts.145
L’enjeu de la fondation de l’opéra était, pour ainsi dire, de couler ces influences de l’air dans le moule de la nécessité dramatique ; il s’agissait de construire une nécessité dramatique qui assure la progression de la forme lyrique et l’unisse en un tout.
Cette élaboration se fit par référence constante au théâtre ; aussi les critiques reprirent-ils les éléments de la Poétique d’Aristote pour attaquer l’opéra et critiquer son défaut de nécessité, sa pauvreté. Quelques années plus tard Perrault, dans le cadre d’une défense de l’opéra, rapportait une de ces critiques :
[…] Mais ils font voir [les détracteurs] par le détail en quoi cette pièce [Alceste] est défectueuse, tant pour la conduite du sujet, qui est misérable, que pour la versification, qui fait pitié. Ils font voir que l’auteur a tout gâté en ne mettant pas dans sa pièce ce qu’il y a de plus beau dans Euripide, et en y ajoutant des épisodes ridicules, mal liés et mal assortis au sujet. Ils font aussi remarquer la pauvreté de chaque endroit où l’on ne voit que les redites de tendresse, jeunesse, saison, raison, etc.146
Perrault prit la défense de l’opéra dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes, et utilise par conséquent des arguments spécifiques à ce débat : Quinault peut bien s’affranchir d’Euripide, puisqu’il représente les Modernes. Mais en dehors de ce contexte, par la bouche de Cléon, il avance des éléments qui appuient l’existence autonome d’une nécessité dramatique lyrique par rapport à la nécessité dramatique théâtrale : chaque élément perçu comme inutile et superflu dans une tragédie lyrique se révèle à l’analyse nécessaire, pour la simple raison que :
Les plus grands défauts d’une comédie sont [les] plus grandes beautés d’une pièce de machines.147
On retrouve de fait le même type d’argumentation qui servait à la défense du merveilleux dans les opéras, comme celle qu’utilisait La Bruyère148.
Il faut aller plus avant dans la caractérisation de ce que Perrin tente d’ériger en « langage des passions », pour tacher de comprendre ce qui peut faire le nœud de cette dramaturgie propre à l’opéra qui la fait échapper aux critères de jugement d’une pièce de théâtre.
Faire parler les passions §
Le poète lyrique et le musicien d’opéra sont toujours conduits à caractériser fortement, à en faire un peu trop. (C. Kintzler149)
Chanter les passions ? §
Dans la perspective de la vraisemblance, la particularité de l’opéra qui est de confier le discours dramatique au chant d’un bout à l’autre de la pièce pose un problème. Nous avons déjà vu une justification du chant par des arguments poétiques : le chant est l’expression de personnages merveilleux bien spécifiques, et notamment des Bergers. Reste à savoir si ce langage peut prétendre à une véritable force dramatique, peut prétendre à conduire une action, et surtout à exprimer les passions sur lesquelles reposent l’intrigue lyrique. C’est loin d’être acquis, à en croire Grimarest :
Il faut établir pour principe, que la passion ne saurait être exprimée que par les accents, par la prononciation, et par les gestes qui lui sont propres. Or il est impossible, en conservant les règles de la musique, de donner à la passion ce que je viens de dire ; il n’y a que la seule déclamation qui puisse le faire. Donc toute passion assujettie aux intervalles et aux mesures de la musique perd de sa force. 150
Dans cette « impasse », la seule justification possible d’un continuum musical consiste à sous-entendre que la musique – unie à un texte lyrique, fait pour cette union – est elle-même un langage, une manière de parler. Elle doit, pour être légitime, se construire en constante référence à la déclamation.
Exprimer les passions « à la française » §
Chaque peuple a ses manieres, et ses usages differens, quoi qu’ils soient naturellement sujets aux mémes mouvemens de l’ame, et aux mémes passions. Ainsi, quoi que la nature soit la méme par tout, les divers climats la diversifient si fort, que les mœurs ne sont pas les mémes dans tous les pais. […] Ainsi quoi que les passions soient toûjours les mémes par tout, les mémes choses ne servent pas à les exciter également. […] Il faut donc examiner soigneusement le genie et le caractere des langues que l’on veut faire chanter, et les mouvemens qui sont propres à chaque nation. Un François se met autrement en colere qu’un Espagnol, et comme l’un est presque toûjours emporté en ces mouvemens violens, l’autre affecte d’y conserver une fausse gravité, parce qu’il est accoûtumé à cette gravité étudiée, au lieu que l’autre est plus libre, et naturellement accoûtumé à ne point souffrir de contrainte, et à ne point se déguiser. (Ménestrier151)
Un autre problème, spécifiquement français, gît dans le relatif dégoût qu’a causé la manière d’exprimer la passion à l’œuvre dans les opéras italiens. Perrin se fait l’écho, parmi beaucoup d’autres, de cette réticence du public à une certaine surenchère du pathos, une forme d’impudeur vocale qui se cristallisait dans la monstruosité de
l’usage des chastrez, l’horreur des dames, et la risée des hommes, à qui l’on a fait representer tantost l’Amour, tantost une dame, et exprimer des passions amoureuses, ce qui choque tout à fait la vray-semblance et la bienseance et toutes les règles du Dramatique.152
En musique française, le but recherché dans l’usage du pathétique est de faire résonner le corps de l’auditeur par sympathie, mais d’une toute autre façon que pourra le concevoir le romantisme : il s’agit de manier les passions de manière rhétorique, selon l’impératif cicéronien du movere. Le plus souvent, les passions sont imitées musicalement par leurs manifestations matérielles : hoquets, soupirs, larmes, rires, trépignements, alanguissement du sommeil, etc. La musique se plie dans une certaine mesure aux lois de formation des tropes, pour rendre le propre en figuré. Le « caractère » d’une pièce peut être indiquée explicitement, mais le plus souvent il n’est que suggéré à l’interprète, notamment par les inflexions du texte et par la prononciation des mots eux-mêmes.
La musique italienne aussi procède à ce genre d’imitation, mais non pas selon le goût de Perrin, qui l’exprime assez savoureusement :
Leur second deffaut [aux Italiens] est dans leur manière de Musique, laquelle, outre qu’elle ne plaist pas à nos oreilles à raison qu’elles n’y sont pas accoustumées, leur est assurément bien souvent importune pour ses Disparates et ses prétenduës belles saillies, qui tournent facilement en extravagances, ses detonations affectées et trop souvent répétées, et les licences dont elle est chargée, qui suivant leur tempérament ardent et passionné expriment admirablement bien les passions, et selon le nostre plus froid et moins emporté font une Musique de gouttieres.153
On pourrait dire que le souci des français et de Perrin est que la passion exprimée reste avant tout intelligible, « raisonnable », en quelque sorte. Ainsi, les vers repris en chœurs doivent toujours être chantés d’abord de façon parfaitement audible. L’usage de l’ornement se fait dans cette perspective, et, loin de surcharger la ligne musicale comme pouvaient le faire les mélismes de l’antique polyphonie savante, leur fonction est d’augmenter la clarté du discours :
La « passion » générale qu’évoquait tel ou tel mouvement musical se trouvait ainsi à chaque instant colorée ou simplement teintée de ces ornements qui venaient embellir, préciser, mettre en lumière chaque mot. Ce souci du détail, de la justesse de la peinture, de son éclairage, de son expression, se situe dans la grande lignée maniériste du XVIIe siècle. Une ornementation raffinée et continue, comme l’on trouve dans les « doubles » évoqués plus haut, contenait souvent mieux aux petites formes intimistes (l’air, le petit motet, le mouvement de danse) qu’aux grandes fresques (le grand motet, la tragédie lyrique) où le discours avait besoin d’être plus cursif et direct ; mais, lorsque le besoin s’en faisait sentir, ce n’était pas un procédé rare dans l’opéra, même à l’extrême fin du siècle, que de faire chanter ce type de pièce à l’un des héros du drame.154
En 1636, Mersenne publie dans son traité l’Harmonie universelle des exemples étonnants de ces doubles ornementés. La pratique de doubler un air à la reprise avec un surcroît d’ornements (équivalent, quoique suivant une logique et un but bien différent, de la forme da capo) se développa considérablement sous Louis XIV grâce à la demande des chanteurs et des instrumentistes : ainsi, les tables des livres de clavecin à l’usage des apprenants s’efforçaient de codifier les ornements aussi précisément que possible, ce qui est une source inestimable pour nous. Chaque ornement correspondait à une expression particulière : par exemple les « coulés » (passage d’une note à l’autre par une autre note intermédiaire) servent bien les soupirs ou les larmes ; les « martellements » ou « port de voix jetés » l’animation ou l’exaltation. Leur précision les rendait difficiles à noter, et rendaient de fait la musique française immédiatement reconnaissable, mais aussi bien difficile à interpréter à l’étranger.155
Cette volonté de rendre intelligible le mouvement passionnel, dans la perspective aussi d’une certaine « douceur » de la langue, représenta certainement un appauvrissement, par rapport au large éventail de passion dont pouvaient disposer les Italiens. En effet, Perrin notamment fait explicitement le choix de certaines passions qu’il juge plus propres à la musique :
Sur ce pied j’ay taché de fer mon discours de musique beau, propre au chant et pathetique : et dans cette veüe j’en ay toujours choisy la matiere dans les passions tendres, qui touchent le cœur par sympathie d’une passion pareille, d’amour ou de hayne, de crainte ou de desir, de colere, de pitié, de merveille,etc. et j’en ay banny tous les raisonnements serieux et quy se font dans la froideur, et mesme les passions graves, causées par les sujets serieux, qui touchent le cœur sans l’attendrir. Ma raison est que toutes ces sortes de discours, qui partent d’un cœur froid et reposé, se doyvent prononcer dans la bienseance d’une voix assortie, c’est-à-dire egale et moderée, qui ne se haste, ny ne se rallentit, ne s’eleve ny ne s’abaisse que modérément et par des intervalles et des mouvements peu notables : ce qui ne peut s’accorder avec le chant, lequel flechit et change incessament la voix en des tons fort eloignez et des mouvements fort divers, au lieu que les impulsions et les emotions du cœur tendres et enjouées s’expriment agreablement et naturellement par des voix emportées et inegales. Ainsy, pour les matieres Lyriques, je me suis borné au merveilleux, à l’amoureux et à l’enjoüé.156
Ce n’était pas l’avis de Mersenne, dans la première moitié du siècle :
[Les Italiens] observent plusieurs choses dans leurs recits, dont les nostres sont privez, parce qu’ils representent tant qu’ils peuvent les passions et les affections de l’ame et de l’esprit ; par exemple, la cholere, la fureur, le depit, la rage, les defaillances de cœur, et plusieurs autres passions, avec une violence si estrange, que l’on jugeroit quasi qu’ils sont touchez des mesmes affections qu’ils representent en chantant.157
Le pathétique en musique, ou le nécessaire appauvrissement du langage §
Faire parler les passions en musique supposait aussi d’appauvrir, volontairement, le langage lui-même, comme l’explique C. Kintzler :
L’exigence de pathétisation se traduit poétiquement par une forme de restriction et de négativité : c’est en effet en renonçant à un certain nombre d’ambitions poétiques que le texte écrit par le poète peut passer de l’ordre du théâtre dramatique à celui du théâtre lyrique.158
Perrin ne s’en cache pas, un Poète Lyrique ne peut utiliser un langage aussi dense que celui de Corneille :
Premièrement pour ne pas trouver des Poëtes Musiciens qui entendissent les vers et les compositions Lyriques ou propres au chant, les compositeurs de vos Comedies [italiennes] se sont servy des Poëtes ordinaires des pieces de Theatre, faites simplement pour la recitation et les ont mises en Musique de bout en bout, comme qui voudroit parmy nous mettre en Musique le Cinna ou les Horaces de Monsieur Corneille ; et parce qu’ils n’ont pas trouvé leur conte [sic] dans l’expression des intrigues, des raisonnemens et des commandemens graves, n’y l’art de faire chanter agréablement à Auguste
Prens un siège Cinna, prens et qu’il te souvienneDe tenir ta parole, et je tiendray la mienne.Ils ont inventé pour exprimer ces choses des styles de Musique moitié chantans, moitié récitans, qu’ils ont appellez representatifs, racontatifs, recitatifs, lesquels outre qu’ils expriment mal par le fléchissement de la voix quoy que rare et pratiqué seulement dans les finales des choses qui veulent estre dites gravement et simplement à l’unisson. Ce sont comme des pleins-chants [sic] et des Airs de cloistre, que vous appelons des chansons de vielleur ou du ricochet, si ridicules et si ennuyeux qu’ils se sont attirez justement la malédiction dont ils ont esté chargez. Pour éviter ce deffaut, j’ay composé ma Pastorale toute de Pathetique et d’expressions d’amour, de joye, de tristesse, de jalousie, de désespoir ; et j’en ay banny tous les raisonnemens graves et mesme toute l’intrigue ; ce qui fait que toutes les scenes sont si propres à chanter, qu’il n’en est point dont on ne puisse faire une Chanson ou un Dialogue…159
Les mots doivent se mettre à la portée d’une autre expression, l’expression musicale. Sans penser toutefois que l’expression musicale dépasse l’expression verbale : ni Perrin, ni ses contemporains ne pensent ou ne formulent que la musique est capable d’exprimer quelque chose à elle seule : le support textuel, effectif ou virtuel, lui est absolument essentiel.
Perrin procède donc par élimination : élimination des raisonnements, délibérations, maximes (ou alors maximes amoureuses), narrations. L’effet recherché est une sympathie d’ordre physique, et une certaine douceur qui permette la fluidité de l’expression. Les passions « graves » sont pensées comme ayant un effet plus moral que physique : aussi l’opéra doit-il les éviter. Les passions « tendres » (non pas au sens de « mièvre », la colère, par exemple, peut en faire partie) au contraire, sont susceptibles d’une transmission immédiate et conviennent à une rhétorique musicale. Il s’agit de forger un langage souple, raffiné, miroir de la culture galante. Ce « raffinement » qui se voulait à l’opposé de l’impudeur italienne, n’est pourtant pas perçu par tous comme une subtilité ; Saint-Evremond affirme que Cambert n’a pas réussi à rendre en musique ce « tendre » que désirait si fort Perrin, et on peut y voir un décalage entre la volonté des deux hommes :
S’il falloit tomber dans les passions, il en vouloit [Cambert] de ces violentes, qui se font sentir à tout le monde. À moins que la passion ne fût extrême il ne s’en apercevoit pas. Les sentiments tendres et délicats lui échappoient. L’ennui, la tristesse, la langueur, avoient quelque chose de trop secret et de trop délicat pour lui. Il ne connoissoit la douleur que par les cris, l’affliction que par les larmes. Ce qu’il y a de douloureux et de plaintif de lui étoit pas connu.160
Le pathétique est exprimé par un texte explicite, descriptif, déployant les effets de la passion choisie. La simplicité d’une syntaxe linéraire est voulue pour obtenir une expression lisse et un enchaînement harmonieux des répliques.
Le procédé forme peu à peu un répertoire de formules stéréotypées, liées à telle ou telle expression particulière. On peut s’amuser à en relever quelques-unes dans notre pièce, qui sont restées typiques jusqu’à Rameau.
Tournures syntaxiques :
– Pour exprimer la résolution : il faut+ infinitif :
Il faut l’épouvanter et luy donner la fuite? 161Il faut nous transformer, et sous d’autres figures,Tacher de vaincre ses rigueurs.162
« C’est trop » (avec substantif ou infinitif) suivi souvent d’une série d’impératifs à la première personne du pluriel :
C’est trop d’affronts soufferts,Rompons, brisons nos fers,Vengeons nous de qui nous méprise ;Et renversons du moins toute son entreprise,163Hé bien garde ta pauvreté,Adieu, c’est trop aimer une ingrate beauté.164
– L’étonnement, ou toute passion « violente » s’exprime par l’adjectif exclamatif, qui souligne l’émotion en train d’advenir, tout comme l’événement qui la provoque :
Mais quel éclair ? quel horrible tonnerre ?Quel tremblement de terre ?Quels Fantômes affreux et quelles visions ?Que de monstres armez de feu, de fer, de foudre,Pour me reduire en poudre*? 165O Dieux ! quelle chaleur m’enflame !Je suis dans un double brasier,La soif altere mon gosier,Et l’amour échauffe mon ame.166
Lexique typique :
– Amour traduit par un substantif au pluriel : langueurs, ardeurs, soins… :
Ah ! puis que vainement je dirois mes langueurs,167Pour charmer les ennuisDont elle est travaillée,168J’ayme une insensible Maistresse,Une ingrate et fiere Déesse,Qui se rit du tourment,Et des soins d’un Amant:169
– Les peines sont : « dures » (v.157) ; « mortelles »
– L’excès d’émotion se traduit par l’adjectif « extreme »
Le respect m’a contraint de cacher mon amour :Mais enfin emporté par son ardeur extreme,Je viens à tes genoux te dire que je t’aime,170
Dans cette logique d’explicitation du mouvement passionnel, en aucun cas intériorisé – le sens de « passion » n’a absolument pas le sens fort qu’on peut lui donner aujourd’hui, mais plutôt celui d’affect, ou d’humeur* – mais exposé de manière rhétorique de manière à être communiqué au spectateur, les mots eux-mêmes doivent figurer, par leur son, l’idée qu’ils portent. Pour ne donner qu’un exemple, le mot « doux », est particulièrement approprié à l’expression d’une passion tendre, car il imite l’idée même qu’il exprime, et est prolongeable à volonté sur la durée vocalique. Perrin ne manque pas d’en jouer dans Pomone, ici avec un jeu sur la dentale (« discret et doux ») et sur la reprise, avec une expression différente, de la syllabe dans le mot « douleurs » :
Vertumne.O Doux Zephir vous enflammez la terre par vos soûpirs,Et de vos pleurs,On voit dans ce parterre naistre des fleurs?Helas! Ainsi que vous je suis tendre et fidelle, discret et doux,et mes douleurs ne touchent point la bellePour qui je meurs171
À. défaut d’un lexique expressif, car fortement stéréotypé, l’expression se reporte sur la sonorité des syllabes et les jeux de répétition, qui autorisent des rappels sonores que ne tolérait pas forcément l’alexandrin classique, notamment avec l’usage du vers léonin prôné par Perrin, vers dont la rime se retrouve à l’hémistiche (Cantica pro capella regis, voir annexe).
La manière lyrique démultiplie le pouvoir de la rime, essaimée dans l’ensemble du vers, ces répétitions de mots et de sons qui jouent sur la mémoire définissant la texture sonore des paroles de musique.172
La beauté particulière de la langue française dans son jeu avec la contrainte et les clichés se retrouve à plus forte raison dans le langage lyrique. Ici, toute variation de vocabulaire est d’autant plus sensible que le fonds lexical est limité : une expression proverbiale mais colorée telle que « Versez, versez à rouge bord’173 » est suffisamment rare pour être remarquée.
Le fait est que, en pensant à lier musique et texte selon ces critères, le langage des livrets d’opéra allait laisser ipso facto la musique exprimer à l’oreille du spectateur tout ce que les pauvretés du texte ne pouvaient dire. On peut peut-être, de Perrin à Rameau voir une progression dans l’établissement de la musique – de l’harmonie – comme élément constitutif et indépendant d’un théâtre qui lui soit exclusivement consacré. Mais les querelles entre lullystes et ramistes sont une autre histoire… En mettant en débat le pouvoir esthétique de la musique, sa capacité à exprimer directement le sentiment sans l’intermédiaire d’un langage, ils ont ouvert la voie aux théories artistiques de l’âge du romantisme.
Pour une vision dramaturgique et musicale de l’œuvre §
Éditer un opéra : problèmes §
On le voit, l’établissement d’un livret d’opéra est donc un compromis entre des sources nécessairement imparfaites dont aucune ne peut se prévaloir incontestablement du titre de « version de référence », de « version des représentations d’origine », à moins que la partition qui a servi de manière attestée aux représentations ne nous soit parvenue ; ce qui ne simplifie généralement pas la tâche. On ne doit pas oublier que la fabrication de la partition imprimée, très lourde, était initiée très en amont des représentations et même des répétitions ; toutes les modifications intervenues durant les préparatifs du spectacle ne pouvaient donc être prises en compte. De même pour le livret qui, imprimé avant la première et destiné à être vendue aux spectateurs, tenait davantage compte des principaux changements, sans pouvoir toutefois donner un état absolument fiable d’un spectacle qui pouvait évoluer en cours de saison. Quant à elles, les copies manuscrites, parfois nombreuses (…) donnent autant d’« instantanés », de versions possibles tant sur le plan historique que musical, mais souvent imprécises et parfois lacunaires sur le plan de sa mise en forme.174
Le problème est particulièrement épineux pour notre pièce. Perrin, on l’a vu amplement, a manifesté tout au long de sa carrière un vif attachement à ses œuvres, et le souci de les faire publier, connaître, jouer. Sa pratique des avant-propos, systématique pour chaque édition, laisse croire qu’il y a eu son mot à dire, et que les livrets édités par Ballard ont été sinon revus du moins lus par lui. Cependant, ses textes sont tributaires, comme tous les textes support de musique à l’époque, d’un statut ambivalent ; participant certes à une œuvre à part entière, elles ne sont pas considérées de la même manière qu’une pièce composée. Ainsi, les paroles que Molière lui-même probablement a écrites pour le divertissement de Georges Dandin ne sont pas toutes reportées dans la narration qui en fut faite, et ne sont présentes que sur la partition. Dans les formes mêlées en effet, les paroles sous la musique n’étaient pas considérées comme faisant partie intégrante de l’action dramatique.
C’est ce à quoi Perrin s’efforce. Je ne peux à ce jour et à ce stade de ma recherche éclaircir toutes les zones d’ombres de l’édition de Pomone. Une chose est sûre : Perrin a publié, avant la version du livret que nous possédons, ce qui semble un livret ou un Argument de sa pièce, qui reste introuvable, mais précédé d’un Avant-propos qui, détaché, se trouve dans un recueil factice de la Bibliothèque nationale, que Nuitter et Thoinan signalent dans leur ouvrage175 et que nous reproduisons dans cette édition en tête de notre « document dramaturgique » (p. 166).
Ensuite, l’édition du livret Ballard de 1671 que nous avons reproduites ici ne possède pas d’« achevé d’imprimer » qui nous indiquerait sa date précise ; en effet, le privilège qui y est contenu est celui de l’Académie, accordé en 1669, et non un privilège d’édition spécifique pour notre pièce :
Extrait du Privilege du Roy.
Par Grace et Privilege du Roy, donné à Paris le 12. Novembre 1669. Signé LA GUILLAUMIE, et scellé du grand Sceau de cire jaune, il est permis à M. Perrin de faire imprimer l’OPERA, ou Representation en Musique, qu’il a composée, intitulée POMONE, par tel Imprimeur ou Libraire, et en telle forme et manière qu’il desirera, et deffenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires et autres, d’imprimer ou faire imprimer ledit OPERA, sans l’exprez consentement dudit Sieur Perrin, sur les peines portées audit Privilège.
Quant au « mystère » de la partition, nous ne pouvons pour l’instant l’expliquer : pourquoi une entreprise si coûteuse et si longue, déjà bien entamée, et pour une pièce qui a eu un réel triomphe pour les normes de l’époque, a-t-elle été laissée inachevée ? Sans doute l’aliénation du privilège de l’Académie et tout l’imbroglio administratif qui s’ensuivit fournit-elle une grande partie de la réponse ; d’autant que les conditions de l’impression musicale à l’époque étaient loin d’être toujours cohérentes. Après tout, il faut se souvenir que la musique des opéras de Lully lui-même n’a pas été imprimée ni gravée jusqu’à Bellérophon (1679), et ne nous est venue que par du matériel d’orchestre !
Cependant, le fait est que nous ne possédons que deux sources incomplètes. Si nous revenons sur ces questions ici, c’est pour entrer dans une démarche personnelle et interprétative. Pomone est avant tout une pièce qui fut écrite pour être jouée. Cette apparente tautologie n’en est pas une : nous pouvons essayer de donner à cette pièce une forme d’existence en essayant de se donner une idée de ce qu’en a été le spectacle, pour quoi elle était faite, l’interprétation de cette musique par les chanteurs, les possibilités et les ressources qu’offrent le texte pour une dramaturgie.
Objectifs et méthodes de travail §
L’objectif est vaste, et le temps et les moyens manquent ; la perspective les choses ont été abordées mérite donc d’être explicitée.
Pour être entièrement menée à bien, l’entreprise nécessitait des compétences que nous n’avons pas. Il faudrait être à la fois un spécialiste du théâtre de cette époque et un musicologue accompli pour réaliser, en particulier, une analyse musicale de cette partition (chose assez délicate, étant donnée l’ambiguïté de l’écriture musicale, qui ne se plie pas entièrement aux critères de l’analyse tonale). Par ailleurs, pour la question de la réalisation musicale, sans orchestre en résidence, ni chœurs, ni solistes masculins, il était évidemment impossible de prétendre donner une vision complète de ce que pouvait être l’interprétation de cette œuvre.
C’est grâce à l’aide d’un certain nombre de personnes que la démarche s’est éclairée et enrichie, et je tiens à les remercier à nouveau ici :
– Jean Duron, musicologue au CMBV, qui a initié et encouragé cette démarche, et qui m’a donné les références nécessaires pour m’aider à lui donner une forme personnelle.
– Raphaëlle Legrand, dont le cours de Licence 3 « Études des sources baroques » m’a fourni de nombreuses informations sur l’édition musicale, et dont l’aide et les conseils ont été fructueux.
– Caroline Dangin-Bardot, artiste lyrique et professeur de chant baroque au Conservatoire de Levallois, avec qui ont été menées les séances d’exploration vocale de la partition et qui a livré ses observations interprétatives sur la musique.
– Benjamin-Joseph Steens, claveciniste, professeur au Conservatoire de Levallois, dont l’aide et les conseils ont été fructueux.
– Sébastien Daucé, claveciniste et chef de l’Ensemble Correspondances, spécialiste de la musique française du XVIIe siècle, pour son aide et ses conseils.
– Camille Rondeau-Saint-Jean, étudiante de Licence en musicologie à Paris-IV Sorbonne, qui en copiant la partition à la main y a fait d’intéressantes découvertes, et a généré et participé à une séance de rêverie esthétique sur les costumes (voir « Ris et Rêveries »).
La fécondité de ce dialogue entre plusieurs sphères de la recherche autour de cette musique a été pour moi inestimable.
Je dois une bonne partie des inspirations de ce travail aux travaux d’Eugène Green et de Benjamin Lazar et Jean-Denis Monory, ses successeurs. En effet, quand il s’agit d’imaginer ce que rendait le spectacle selon les critères de l’époque, les mises en scènes de ces artistes sont les plus innovantes et les plus complètes accessibles aujourd’hui. Sans prétendre donc à la compétence d’un metteur en scène, les expériences pratiques de ces explorateurs m’ont donné quelques éléments pour imaginer un rendu scénique de certains passages.
Enfin, les travaux d’Eugène Green m’ont permis de choisir dans l’interprétation la prononciation restituée du texte : consonnes finales, voyelles, diphtongues, « r », roulés principalement.
Les séances de travail vocal ont été la base de la réflexion. Pour des raisons de temps, nous avons choisi quelques pièces contrastées et représentatives que j’ai distingué sous le titre « Arrêt musical » :
– le Prologue, pour l’aspect politique que prend cette création de l’opéra français et l’importance de ce prologue chanté en forme de louange.
– « Passons nos jours » : le premier air de Pomone.
– « O doux Zéphyrs… » : un air de Vertumne, d’une part pour caractériser le personnage principal, et d’autre part pour voir sur pièce l’élaboration de l’air à la française, à la frontière du récitatif, et qui ne veut pas constituer une pause complète sur le plan dramaturgique
– « Que voyez-vous mes yeux ? » un air de Béroé pour l’aspect comique et bouffon de la pastorale, et la caractérisation de langage et de voix qu’elle implique.
Au cours de ces séances, une méthode de travail s’est dessinée :
– D’abord un travail rythmique et solfégique, afin de maîtriser ce qui est écrit.
– Ensuite un travail par la déclamation du texte (en rythme) pour sentir le mouvement rythmique, les affects développés, les accents toniques. Plusieurs étapes : déclamation nue, déclamation en rythme, déclamation en rythme avec la basse.
– Un travail par section du texte et de la musique : travail sur les consonnes, la mise en bouche, le rendu des accents, les ornements, etc. Observation des particularités qui peuvent aider (mouvement de la basse, effets d’échos au sein de l’air, indications éventuelles de tempo ; surprises harmoniques, etc.)
– Enfin une reprise de l’air entier pour former un tout et regrouper tous les différents contrastes sous un même affect général.
N’étant pas une interprète professionnelle je n’ai pas par conséquent toute la souplesse technique nécessaire pour saisir forcément toute la richesse du travail. Aussi, pour avoir un point de comparaison, l’enregistrement de concert d’Hugo Reyne a été précieux.
Document proposé §
Nous proposons donc un document composé :
– Du texte sous la partition, mis en forme selon les critères suivants :
––Respect de la ponctuation, même surprenante, avec le postulat qu’elle a soit une fonction expressive, soit une fonction pneumatique.
–– Choix de faire commencer les vers aux majuscules, qui correspondent dans la plupart des cas aux vers du livret, mais pas toujours; certains vers par conséquent sont distribués d’une autre manière que dans le livret Ballard.
–– Choix de préciser les répétitions de mots quand elles permettent un étirement du vers, une répartition de paroles, et toute dynamique propre à produire un effet dramatique (auquel cas cela sera précisé en note ou dans le commentaire). Quand la répétition n’a pas cette fonction, on précise simplement bis à la fin des vers concernés.
–– Indications des tempi précisés sur la partition, et de toute indication de caractère au-dessus de la portée.
–– Pour plus de clarté, ajout des indications des actes, scènes, entrées précisées dans le livret, entre crochets pour montrer qu’ils n’appartiennent pas à cette source ; de indication systématique du nom des personnages avant les répliques, ce dont la partition fait l’économie en leur dédiant une ligne de portée.
–– Divertissements indiqués dans des encadrés grisés, pour indiquer leur statut de moment particulier dans la dramaturgie.
– D’un commentaire linéaire au fil du texte, scène par scène, s’attachant à montrer la construction dramatique de la pièce et comment celle-ci est supportée ou amenée par la musique. Des extraits de la partition reproduits à partir du microfilm de la Bibliothèque nationale Richelieu conservée en deux exemplaires à la Bibliothèque nationale, site Richelieu, sous la cote RES-VM2-1, illustrent certaines remarques. Ce commentaire est ponctué d’« arrêts musicaux » sur les airs que nous avons pu travailler, avec une analyse personnelle de ce qui fait leur particularité, et de la façon dont ses particularités se sont détachées au fil du travail. Nous reproduisons alors l’intégralité de la musique concernée pour une meilleure lecture.
Nous espérons, à travers ces multiples facettes d’un work in progress, montrer toute la satisfaction que peut apporter un tel travail.
Premier opera
Pomone. §
[PERSONNAGES.] §
- [VERTUMNE]
- [LA NYMPHE DE LA SEINE]
- [POMONE]
- [VENILIE]
- [FLORE]
- [BEROE]
- [FAUNE]
- [JUTURNE]
- [LE DIEU DES JARDINS]
- [TROIS JARDINIERS]
Premiere ouverture. §
Prologue
a la louange du roy. §
La Nymphe de la Seine.
Vertumne.
La Nymphe.
Vertumne.
Ensemble.
Vertumne
La Nymphe
Ensemble
La Nymphe.
Vertumne.
La Nymphe
Vertumne
Ensemble
Vertumne.
La Nymphe
Ensemble
Seconde ouverture
Gayement. [ Doux sur la dernière partie] §
[Acte I .] §
[Scene première] §
Pomone.
Pomone, Venilie, Juturne (à 3)177
Pomone.
Venilie.
Juturne.
Venilie
Juturne
Ensemble
Venilie.
Venilie, Juturne.
Pomone.
[Scene deuxièsme] §
Flore.
Pomone.
Flore.
Beroé.
Flore.
Beroé.
Flore.
Beroé
Flore
Béroé
Flore
Béroé
Ensemble
[Scene troisiesme] §
Dieu des jardins.
[Scene quatriesme] §
Faune.
Dieu des Jardins.
Faune.
Dieu des jardins
Faune.
Dieu des jardins
Ensemble
Dieu des jardins
Faune
Dieu des jardins
Faune
Ensemble.
Flore.
Second Jardinier182.
(à 3)
Second Jardinier
(à 3)
Premier Jardinier
(à 3)
Premier Jardinier.
(à 3)
Dieu des jardiniers.
FAUNE.
Dieu des Jardiniers
Dieu des Jardiniers
Faune.
Dieu des jardins
Faune
Dieu des jardins
Ensemble
Pomone.
[Scene cinquiesme] §
Dieu des jardins.
Faune.
Dieu des jardins
Faune
Dieu des jardins
Ensemble
Flore
Flore, Venilie184
Flore, Venilie, Juturne
[Scene sixiesme] §
Faune.
SECONDE ENTRÉE DES BOUVIERS.
Dieu des Jardins.
Trois Jardiniers:
[Scene septiesme] §
Vertumne.
Fin du premier Acte.
Entr’acte. [INTERMEDE I. Symphonie.]
Acte second. §
[Scene première] §
Beroé.
[Scene deuxiesme] §
Vertumne.
[Scene troisiesme] §
Beroé.
Vertumne.
Beroé.
Vertumne
Beroé.
Vertumne.
[Scene quatriesme] §
Beroé.
[Scene cinquiesme] §
Commentaire dramaturgique §
Ouverture §
La particularité de notre ouverture est d’être double, avec un premier mouvement bref et aisé à mémoriser. C’est probablement un héritage du ballet de cour, comme l’explique La Laurencie :
Le ballet de cour, à l’origine, se précédait d’un mouvement grave et pompeux : vers 1640, un mouvement plus vif vint se joindre au premier192 .
La fonction d’une ouverture est d’attirer l’attention du public, tout en commençant de le plonger dans une atmosphère qui n’est pas celle de l’œuvre à suivre, mais qui y prépare. C’est, comme le dit joliment Philippe Beaussant,
ce moment musical particulier auquel quatre siècles d’opéra nous ont accoutumés, durant lequel, dans notre fauteuil, cessant de parler à notre voisine, alors que le rideau n’est pas encore levé, dans une attente un peu fébrile et pourtant déjà détachée de ce qui était une minute auparavant notre vie et notre pensée, nous commençons à nous préparer à ce qu’ont élaboré ensemble un compositeur, des chanteurs, des musiciens et notre monde imaginaire.193
La partition publiée par Ballard est déjà très « moderne » : en effet, elle comporte de nombreuses indications de tempi et d’instrumentation : dans cette ouverture, on trouve « Tres-viste », puis « Gayement » pour la reprise ; mais aussi l’indication d’une partie « à 3 », avec « Premier dessus », « Second dessus » et « Basse » (probablement une Basse de violon, un instrument de la famille des violons, plus grave et plus puissant que la viole ou le violoncelle, et fréquemment employé pour le continuo). Sont précisées indications de jeu, qui font ressortir le caractère imitatif de cette musique française, et sa volonté de produire des « effets » : ainsi, lorsque des sections musicales identiques sont reprises en écho.
Prologue §
On a pu voir que Perrin, pour ce Prologue, a hérité de toute une tradition de poésie lyrique encomiastique (voir plus haut, la présentation du personnage de la Nymphe de la Seine). Il en réutilise par conséquent des éléments parmi les plus anciens.
D’abord, des symboles. Nous sommes à « Paris, à l’endroit du Louvre », mais nul doute que le décor évoque d’une manière ou d’une autre la Seine. Cette image du fleuve, rendue classique depuis la Pléïade et héritée de l’Antiquité, évoque le flumen poeticum, la source symbolique de toute poésie dans la tradition antique étant les fontaines jaillies sous le sabot de Pégase sur le mont Parnasse. De la Pléïade, on retrouve aussi l’idée de translatio studiorum, si fortement chantée par Du Bellay :
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeuxQue des palais Romains le front audacieux,Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine ;Plus mon Loire Gaulois, que le Tibre LatinPlus mon petit Liré, que le mont PalatinEt plus que l’air marin la douceur Angevine194.
Pour Du Bellay, il s’agissait de faire de la France l’héritière de Rome et la capitale des Lettres ; ici l’idée est évoquée que la France prend le relais de l’Italie dans le domaine de la musique :
Dans l’Auguste LOUIS, je trouve un nouveau Mars,Dans sa Ville superbe une nouvelle Rome ?
Autant que sa fonction guerrière, est exalté le caractère galant de Louis XIV, qui préside aux festivités :
Il est l’Amour
On trouve dans ce Prologue les héritages des subtilités de l’air de cour. Cambert en garde l’ornementation complexe et très raffinée, dont on trouvait des exemples chez Mersenne, Lambert, Bacilly, et jusqu’à la manière de disposer les parties chantées (voir Acte I scène 1) ; Perrin est imprégné de la manière d’en écrire les paroles et la prosodie. On ne cesse de rencontrer des mots mineurs accentués (par leur durée musicale), des syllabes placées en anticipation sur le temps, pour renforcer l’accentuation de ce qui suit. On trouve les deux procédés ici, avec le prolongement de « des » qui arrive avant le temps (avec un ornement attendu) et qui fait attendre et ressortir « Romains », mot vigoureux mimétique de son idée, avec attaque sur un « r » roulé et avec un ornement attendu sur la syllabe « mains » qui prépare le « Triompher » qui suit, sur une montée expressive :
U --/U -- /U--
Le Fleuve des Romains195
Sur le plan dramatique, ce Prologue qui ouvre notre pièce est un éloge statique. Deux personnages se présentent au spectateur devant le Louvre pour louer l’état présent de la France, sans qu’aucune relation ne soit justifiée entre eux. Cependant, ils entrent bien dans un dialogue, comme le montre l’apostrophe dynamique de la Nymphe au Dieu, « Toy…Vertumne, » qui encadre sa première réplique et permet de délivrer un certain nombre d’informations dans une certaine tension dramatique.
Cambert a vraisemblablement voulu donner à la scène tout le caractère « pompeux » et magnifique correspondant au projet annoncé : faire l’éloge du Roi. Mais l’art du Prologue est un art délicat. Il correspond dans l’imaginaire dramatique du temps à la première entrée du chœur tragique grec sur le théâtre, qui introduisait le sujet, tout en lui donnant une portée plus générale. Au XVIIe siècle, pour toutes sortes de raison, le chœur tel que le pensait les grecs a disparu, mais il n’en s’agit pas moins d’en égaler la valeur dans des prologues à la fois symboliques et dramatisés. Dans le domaine musical, les prologues des comédies-ballets de Molière et de Lully ont pu fournir un modèle à Perrin et Cambert. Le Prologue de l’Amour Médecin est un modèle du genre : tout en gardant une dimension allégorique (Musique, Comédie et Poésie y dialoguent), ces pièces ont déjà un caractère dramatique qui assure la continuité avec ce qui va suivre (c’est un dialogue, et qui met déjà en relief ce qui va principalement être développé, le « plaisir »).
Ici, c’est la structure en dialogue qui donne le caractère dramatique, plus que la situation elle-même. Ainsi, la composition strophique du premier échange :
LA NYMPHE DE LA SEINE.Toy qui vis autrefois le Fleuve des RomainsTriompher des humains,Et porter le Sceptre du monde ?Vertumne, que dis-tu, de ma rive feconde.VERTUMNE.J’admire, j’admire tes grandeurs, et la felicitéDe ta belle Cité ;Mais ta merveille la plus grande,C’est la pompeuse MajestéDu Roy qui la commande,
La Nymphe : 12/6/8/12 et Vertumne : 12/6/8/8/6. Après une reprise de la structure de la réplique de la Nymphe de la Seine, Vertumne va dans une autre direction ; il préfère à la rive féconde la « Majesté du Roy », qui s’exprime par un autre caractère et dans deux vers plus brefs. Le soupir après « Mais » est un exemple de ponctuation musicale qui n’est pas marquée dans le livret, mais a pour effet, selon notre choix de départ, de faire prononcer une consonne finale : la légère suspension ainsi créée accentue le changement de direction de la pensée. On peut dire qu’ici l’échange est matérialisé par une forme de dynamique du vers donnée par la variété du mètre, qui permet la variation de l’expression musicale.
Mais ce n’est qu’à la fin du Prologue, avec une question de la Nymphe, que la possibilité d’une action est évoquée :
Mais quel dessein t’amene,Sur le bord de la Seine.
Ainsi, si l’on résume grossièrement la trame de ce Prologue, on a ce canevas :
Toi qui connait la beauté antique, ne trouves-tu pas que c’est beau ici ?
Oui, c’est beau ! Mais je préfère encore le Roi.
Ah oui, le Roi. Il est si amoureux !
Et si terrible !
Eh oui, amoureux et terrible ! – mais, j’y pense, que viens-tu faire ici ?
Faire une belle pièce pour divertir le Roi !
Bonne idée, allons-y !
Ce qui importe avant tout est l’éloge, qui doit justifier en lui-même une entrée dynamique dans la pièce – il s’agit de distraire ce Roi galant et parfait. Les mots importants sont « Commençons » et « Sus donc ». Dans une logique de Prologue, qui est de jouer une action tout en annonçant qu’une action va être jouée, la présence de Vertumne, un des personnages de l’action qui va suivre, met tout ce qui est dit en perspective : il est le dieu de l’illusion et de la merveille, et par conséquent le porte-parole de la nouvelle forme théâtrale présentée au public.
Arrêt musical : « TOy qui vis… » §
Voir PDF.
Ouverture et Prologue sont liés sur le plan musical dans ce nouvel opéra, ce qui restera établi par la suite. Ici, les premières mesures de la Nymphe de la Seine reprennent comme en écho les premières mesures de la première ouverture.
Dans le concept d’« architecture musicale » qui s’élabore progressivement dans cette nouvelle musique, il s’agit d’introduire l’auditeur dans un univers, où les éléments musicaux se développent au sein de sa memoria, partie constitutive de l’ars rhetorica, celle qui assigne au discours sa direction et sa consistance dans le temps. La tonalité de Ré mineur, tonalité, selon Charpentier, « dévote » – recueillie – calme, grande et agréable, dans la vie commune, exprimant la tranquilité de l’âme, est révélatrice de l’expression voulue.196
Lorsqu’il s’agit de chanter ce passage, des défauts en ressortent, attachés à la prosodie. La musique semble moins guidée par le texte que juxtaposée à lui : des accents forts tombent trop souvent sur des mots peu importants ; la ligne rythmique et mélodique est difficile à concilier, pour l’interprète, avec les expressions voulues par le texte : par exemple, sur « Au Thrône des Césars » la ligne mélodique descendante, juste après une section de texte plutôt dynamique (« Jamais, jamais » ; l’intensif « si grand homme » accentué, et qui pousse à ouvrir la voix) , suivie d’une ligne ascendante qui culmine sur la préposition « au », ainsi que le rythme en double croches liées deux à deux, qui fragmente les syllabes, paraîssent contredire l’idée exprimée, à moins que Cambert ait voulu imiter l’ assise de ce trône, mais cela semble assez maladroit.
Sur le mot « grandeur » indiqué sur deux noires consécutives, il est fort probable même que ce soit une erreur de partition, à moins de placer deux accents forts de la phrase côte à côte, ce qui est contraire à toutes les règles.
Par ailleurs, sur cette section, c’est la montée sur la quarte (mi-si) qui assure l’intention expressive, et n’a pas besoin de cette lourdeur. Il faut donc rectifier de façon à ce que « grandeurs » soit placé sur la montée de quarte, et non sur les deux si consécutifs.
De même, la prosodie de « C’est la pompeuse majesté du Roy »; le « C’est » est enchaîné sur une croche directement à la croche précédente et anticipe le temps, ce qui correspond sans doute à une volonté de créer une surprise, mais en réalité presse l’expression et produit un effet étrange. Le mouvement de doubles croches qui suit, selon ce qui est écrit, est un rythme très égal et régulier ; cependant l’effacement du continuo en-dessous indique que l’interprète peut adopter une mesure assez libre, ce qui permet une articulation des mots plus expressive et libre sur une légère inégalité de valeur. La carrure de la musique française, et particulièrement de l’air de cour, est un rubato écrit : on ne doit pas entendre un rendu « rythmique » : tout doit se dérouler avec le maximum de souplesse possible. Il faut qu’accentuation et prosodie gouvernent l’élan rythmique.
Par ailleurs, dans la théorie de l’expression des passions à la française, on a vu que chaque mot devait porter son idée. On en a des exemples ici :
– La « félicité », où l’entrée dans le mot avec une consonne accentuée (« fffélicité ») permet de donner un élan expressif
– « J’admire », répété deux fois : ce mot doit faire entendre l’admiration, avec l’aide aussi de l’expression du visage.
– Les superlatifs et les intensifs accentués : « ta merveille la plus grande », un « si grand homme »
– « Roy » : avec la prononciation restituée, on entend « Rrrrrouai » : enfin, on en parle ! Cela se fait sentir.
– « Du doux bruit, du doux bruit » : la suavité de la ligne mélodique renforce l’expression donnée par ce mot en soi imitatif de son idée.
Dans toute cette musique, il y a un jeu entre l’expression d’un affect d’ensemble (ici, la Majesté) et la multiplicité de petites expressions ponctuelles sur les mots, traduites par la musique, le rythme, les ornements. Rappelons ici l’éclairant propos de Jean Duron :
La « passion » générale qu’évoquait tel ou tel mouvement musical se trouvait ainsi à chaque instant colorée ou simplement teintée de ces ornements qui venaient embellir, préciser, mettre en lumière chaque mot. Ce souci du détail, de la justesse de la peinture, de son éclairage, de son expression, se situe dans la grande lignée maniériste du XVIIe siècle. Une ornementation raffine et continue, comme l’on trouve dans les « doubles » évoqués plus haut, contenait souvent mieux aux petites formes intimistes (l’air, le petit motet, le mouvement de danse) qu’aux grandes fresques (le grand motet, la tragédie lyrique) où le discours avait besoin d’être plus cursif et direct ; mais, lorsque le besoin s’en faisait sentir, ce n’était pas un procédé rare dans l’opéra, même à l’extrême fin du siècle, que de faire chanter ce type de pièce à l’un des héros du drame.197
Acte I §
Scène première §
Pomone apparaît dès la première scène et est le premier personnage à chanter dans l’action principale. Elle établit la situation en indiquant le lieu (« Vergers de Pomone ») dans sa réplique même :
Passons nos jours
Dans ces vergers,
Loin des amours
Et des Bergers ?
Arrêt musical : « passons nos jours » §
Voir PDF.
Le chant est en Do Majeur, tonalité de l’allégresse franche selon Charpentier comme Rameau, qui se prête à l’atmosphère gaie, insouciante de pastorale qui s’installe. La structure de l’air est symétrique et produit une forme close sur elle-même, qui correspondrait assez bien à la définition que Perrin donne de l’« air » dans le Recueil des paroles de musique (annexe 3) :
L’Air […] n’excede pas la valeur de six grand vers, ny ne se borne pas aussy à moins du grand Distique ; les meilleurs à mon avis sont les quatrains, cinquains, ou sixains de vers irréguliers. Il peut estre composé de trois parties, mais il reussit mieux à deux, qui quadrent à deux reprises de chant. Il peut estre meslé de Rondeaux, au commencement, au milieu milieu, à la fin, ou en quelque endroit que ce soit, et ces jeux mesmes ont beaucoup de grace dans la musique, parce qu’ils donnent lieu aux reprises et aux repetitions, imitations et relations de chant, sur lesquelles roule toute a beauté. Or de ces Rondeaux et de ces reprises les cheutes et les liaisons doyvent estre fines et bien tournées et les significations le plus que l’on peu equivoques et differentes. L’Air aussy doit avoir comme eux generalement une Cheute ingenieuse, et doit estre proprement un Madrigal de musique ; toutefois il suffit bien souvent du beau tour et de l’expression pathetique, mais quand l’un et l’autre s’y rencontrent, l’ouvrage est de tout point achevé.
On a en effet un retournement symétrique de la structure :
Loin des AmoursEt des Bergers ?Loin des BergersEt des Amours.
Ce retournement est renforcé dans son caractère de « chute » par le retard causé par la répétition de « passons nos jours » répartie qui plus est entre deux personnages.
Le traitement en mélisme sur « Loin des Bergers et des Amours », donne à la ligne mélodique une suavité qui souligne le caractère pastoral exprimé par ses deux mots clés.
L’impératif à la première personne du pluriel donne un élan dynamique qui invite les autres personnages à répondre aux sentiments de Pomone. Aussi, « Qui voudra s’engage sous les lois d’amours » et « Le doux plaisir d’amourette » sont comme deux couplets terminés chacun par une « chute » répétée et par une ritournelle, après quoi « Passons nos jours » revient en refrain clore la scène. La variété des combinaisons vocales dans les couplets assure le plaisir de la variété.
« Qui voudra s’engage » a suscité l’admiration, mais pas les vers de Perrin :
d’une très jolie couleur, d’un dessein mélodique élégant, d’un caractère mélancolique et tendre ; c’est une cantilène pleine de grâce, d’un rythme caressant et flatteur, et dont malgré ses deux siècle d’existence, la fraîcheur ne me semble guère avoir été atteinte. On peut regretter que la prosodie en soit fausse et si maladroite198.
Dans la retranscription qu’en a faite Weckerlin dans Les Chefs d’œuvre de la musique française, il aplanit le rythme de façon à ce que les syllabes accentuées tombent sur le temps. Selon Auld, les anticipations créent au contraire une tension agréable entre le vers et la mélodie, tension qui veut apporter une subtilité qu’a perdue la musique avec la perte de la polyphonie raffinée.
On y trouve deux comparaisons classiques de l’amour à la mer – « le flot de la mer est moins infidèle » – et à une fleur, avec le fruit en développement du comparant. Ces comparaisons sont sous forme de maximes, reprises en écho par Venilie et Juturne. Il semble qu’on puisse voir un lien entre la maxime et la structure voix seule/reprise à plusieurs, le plus souvent d’un groupe de deux vers. Cette technique appuie le discours.
Dans les temps suspendus des airs polyphoniques, il n’est guère vraisemblable d’entendre autre chose que des sentences199
Et dans Pomone, les sentences sont amoureuses. Les oppositions sont exprimées dans de fortes structures binaires : fleur/fruit, et, accentuée par la rime : adore/abhorre. Cette dernière opposition est bien rendue dans l’enregistrement, avec un enrichissement du continuo de clavecin sur « abhorre » qui soutient l’expression du chanteur sur le rythme pointé plus saccadé.
Enfin, dans « Le doux plaisir d’amourette », Juturne développe la comparaison de l’amour à une fleur, en reprenant le thème du tempus fugit.
Le caractère imitatif de la musique se trouve illustré à plusieurs reprises dans la scène. Ainsi :
Qui croit ce Cajolleur,N’a que peine et douleur.
Dans cette scène où le lexique est lisse et convenu, le mot « Cajolleur » invite à une expression vocale particulière, qui peut être donnée par par un port de voix, imitatif de la caresse, tandis que le registre de langue du mot, qui contraste avec le reste, en assure le caractère moqueur.
Toutes les possibilités de faire ressortir l’enjouement et la moquerie ne sont pas exploitées à mon sens dans l’enregistrement d’Hugo Reyne ; ainsi, lorsque Béroé intervient à la fin de la scène dans la partie « à 4 », alors qu’elle était jusque-là un témoin muet ; or, la vieille nourrice est très certainement un homme travesti chantant en fausset. Ne peut-on imaginer un mouvement comique dans son élan à se joindre au chœur, vite réprimé et effacé par la ritournelle ?
Voici donc une scène d’exposition, qui sert à poser l’ethos du personnage, dans une sorte d’éternité produite par les maximes et les métaphores abstraites et convenues de la pastorale. Il n’y a pas à proprement parler de situation – où seraient développées les potentialités d’une action – mais la présentation d’un état permanent, d’un tableau de la vie pastorale. Le discours de Pomone elle-même le souligne à l’Acte IV :
à Flore.
He’ bien ! que dis-tu ma sœurDe nostre charmante vie ?200
Ainsi le genre de la pastorale lyrique affirme son caractère de peinture, plus que d’action. Perrin a choisi un genre considéré comme dramatique dans la première partie du siècle, mais qui ne correspond plus au dramatique proprement dit selon les nouveaux canons des années 1660, et devient le terrain propre de l’opéra.
Scène deuxième §
L’arrivée de Flore constitue la première péripétie de l’intrigue. On peut remarquer que Perrin suit une convention théâtrale établie au cours du siècle, qui veut quel l’entrée ou la sortie d’un personnage constitue un changement de scène. Cependant, elle ne provoque pas à proprement parler un changement de situation. En effet, son entrée est préparée par deux mesures de continuo et une modulation en Ré mineur, la même tonalité que le Prologue, mais ici on peut plutôt suivre les indications de Rameau, qui en fait une tonalité propre à la tendresse201, ce qui donne une douceur plaintive à son « Ah ! », soupir amoureux et non cri de protestation, sur un tempo lent (« Lentement ») d’autant que la mesure passe à 4/4 sur cette mesure avant de revenir à 3/2. Hugo Reyne lui, choisit de rester à 2/2, ce qui ne produit pas complètement cet effet.
Toujours est-il que la nymphe ne fait que poursuivre un débat qui n’est pas provoqué par la situation, mais est le débat éternel entre partisans de l’amour et détracteurs, débat abondamment exploité dans tout le domaine lyrique pendant tout le XVIIe siècle, avant et au-delà. Elle est la première à apporter une vision positive de l’Amour, qui était jusque là déniée.
L’intérêt dramatique de la scène se concentre dans la dispute entre Flore et Béroé, qui exploite un tour qu’on pourrait appeler un « stylème » de Perrin, celui de faire se répondre les personnages en stychomythie, puis de diviser le vers en petites mesures alternées entre les personnages s’opposant deux à deux, tout en suivant chacune leur propre logique202 :
FLORE.
Ah ! si tu connoissois comme moy ses delices ?BEROE.
Ah ! si tu connoissois comme moy ses malices.FLORE.
De combien de douceurs il flate nos desirs.BEROE.
Combien il cause de soûpirs,FLORE.
Que ses fersBEROE
Que ses loixFLORE
sont doux ,BEROE
sont inhumaines,FLORE
Qu’il est beauBEROE
Qu’il est durENSEMBLE
de vivre dans ses chaisnes.
Ce jeu est rendu d’autant plus sensible que les vocalités des deux femmes sont opposées : l’une est tendre et fluide, l’autre est travestie et comique. Elles prononcent les mêmes mots, mais avec une expression toute différente, tendre pour l’une, intentionnellement plaintive et burlesque pour l’autre.
On pouvait voir déjà ce trait dans la Pastorale d’Issy. Perrin y fourbit ses armes, il le développera ensuite davantage dans Pomone. Un exemple (Pastorale, Acte II scène 4) :
SYLVIE.
Diane ton destin est bien contraire au mien,Pour moy j’ayme en tous lieux :DIANE.
Et moy je n’ayme rien.Tant que l’Astre du jour brillera dans le monde,SYLVIE.
Tant que la Lune au Ciel fera sa course ronde,DIANE.
Je seray sans amour,SYLVIE.
Mon amour changera.
La conclusion de Pomone reprend les deux branches de l’alternative, et termine par un mot fondateur de son ethos : les « plaisirs ».
Scène troisième §
L’irruption du Dieu des Jardins est, pour ce coup, impromptue. Elle provoque un changement de situation, tout en introduisant une nouvelle variation sur le sujet amoureux. En effet, c’est la première voix d’homme – et qui plus est, en tessiture de baryton – qui intervient sur le théâtre depuis le Prologue, ce qui provoque l’effet de surprise.
Ce qui fait le lien avec ce qui précède est le « donc » : indication précieuse, qui semble bien suggérer que le Dieu des Jardins entre en scène pendant le discours de Pomone, ce qui rend la situation, abrupte pour un lecteur, lisible à un spectateur. Ayons à l’esprit Molière :
On sait bien que les Comedies sont faites pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre : Ce que je vous dirai, c’est qu’il serait à souhaiter que ces sortes d’ouvrages pussent toujours se montrer à vous avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi.203
On peut donc imaginer qu’il a le temps d’arriver à l’avant-scène, et qu’il réagit de façon lisible au discours de Pomone afin de préparer le discours qui va suivre. On doit déjà comprendre qu’il est amoureux et qu’il a une idée. Un autre élément confirme cette hypothèse d’enchaînement : la reprise par le Dieu du terme même de Pomone, « plaisirs » par lesquelles elles venaient de conclure le discours précédent.
On voit l’argumentation du personnage : l’amour qui cause peine et plaisir est amour d’inconstant ; le véritable amant fidèle « sait » ne causer que des plaisirs éternels. On peut comprendre alors son « renonce pour jamais » non pas comme une injonction, ce qui serait redondant (Pomone vient d’annoncer qu’elle ne voulait pas de l’amour sous quelque forme que ce soit) mais comme une concession : « Soit, tu peux renoncer... ». Il y a alors une « absence de liaison » avec l’impératif suivant qui équivaut à un adversatif : « mais en revanche, unissons nos cœurs et nos empires ». C’est l’autre branche de l’alternative qui se dessine dans cette casuistique amoureuse.
Du fait du personnage, la scène est particulièrement riche en mots colorés, accumulés dans une seule réplique : « Blondins », « Melons », « Poncires »204, « truffes » et « champignons », qui devraient faire sourire, et, à mon avis, ne ressortent pas suffisamment dans l’enregistrement de la Symphonie du Marais.
Scène quatrième §
Cette fois encore, l’entrée d’un nouveau personnage introduit des données nouvelles dans l’action. Faune interrompt le discours du Dieu : il empêche toute réaction de Pomone à ce qui vient d’être dit, ce qui a pour effet de « mettre en réserve » une situation attendue par le spectateur et qui ne s’est pas produite. Ce procédé donne une sorte d’épaisseur temporelle à l’action de la pièce, ce qui confirme son statut d’action en musique – qui se déroule dans le temps. Son intervention prend un ton particulièrement grave : le texte « C’est bien à toi dieu misérable » est soutenu sur une même note (sol) et une descente sur une quarte (sol-ré), puis de même à l’octave sur « de prétendre à tes maux » avec une quarte ascendante cette fois (si-fa), puis retour à l’octave avec la même répétition de note obstinée pour revenir sur la quarte sol-ré. Le Dieu des Jardin reprend la même répétition sur une ligne de ré, avant de poursuivre sur un mouvement différent. Je ne peux l’affirmer catégoriquement, mais j’ai bien l’impression qu’ici nous avons une parodie du style « récité-chanté » des Italiens dans un registre pseudo-tragique, avec une insistance sur le registre grave de la voix de Faune. Perrin disait que les passions graves égalisaient trop le chant : ici, Cambert a poussé au maximum l’égalité répétitive pour en faire un effet comique.
Le personnage introduit est celui du rival, et permet de poursuivre la déclinaison des situations amoureuses. En effet si on se résume, on a eu jusqu’ici :
– De l’encomiastique. Duo homme/femme
– Du galant. Airs et Dialogues à plusieurs voix de femmes.
– De la casuistique amoureuse entre femmes ; occasion pour un éloge de l’amour par Flore.
– Une déclaration d’amour, air pour homme en voix seule.
– Et maintenant une scène de rivalité, qui va permettre d’introduire du bouffon pour la première fois dans une lutte entre deux rivaux ridicules.
Tout se passe comme si Perrin avait organisé son affaire de manière à ce que s’enchaînent des situations attendues par le spectateur, les « scènes à faire » et qui illustrent différents états de l’amour, tout en permettant à Cambert de jouer de ses ressources musicales de la façon la plus variée possible. De plus, il a tâché de donner à cet enchaînement un tour naturel, grâce aux effets de surprise dans les directions que prend l’action, par le jeu des interruptions. L’ajout successif de personnages crée une sorte de superposition qui apporte à la couleur de l’affect général à chaque foiq une nuance nouvelle. La présence de Pomone tout au long qui forme une espèce de centre autour duquel s’organise tous ces éléments épars. Elle est le personnage principal, dans la mesure où toutes les situations s’organisent autour d’elle.
Sur la scène, on peut imaginer ici aussi un « tuilage » des entrées, avec un Faune entrant à la fin de l’intervention du Dieu des Jardins et commençant déjà à se moquer de lui, soulignant par exemple chaque mot incongru qui sort de sa bouche… Mis face à face, les deux rivaux se jettent à la tête leur propre ridicule, dans une vive caractérisation par l’insulte. La réponse en stichomythie accentue leur confrontation.
Cette scène peut être un très bon exemple de la collaboration entre librettiste et musicien. Le texte en lui-même contient déjà des possibilités dramatiques : nous retrouvons la structure déjà discernée précédemment :
FAUNE.
Elle a beau resister et faire la mutine ?C’est à moy,DIEU DES JARDINS
C’est à moy,FAUNE.
C’est à moy,DIEU DES JARDINS
C’est à moy,ENSEMBLE
C’est à moy, C’est à moy que le Ciel la destine :
Sur un tempo rapide (« Viste »), la dispute connaît un échauffement progressif, une montée en tension verbale mais qui peut aussi se traduire par le geste – chacun pouvant se désigner tour à tour et varier le caractère du mot « moy ». Ces répétitions de mots dans le texte sous la musique accroissent le dynamisme du discours par rapport au texte tout uni du livret :
FAUNE.Elle a beau resister et faire la mutine*,C’est à moy,FAUNE, LE DIEU DES JARDINS, à 2.C’est à moy que le Ciel la destine.
Quand un texte poétique destiné à la musique est chanté effectivement, il est modifié, selon le génie du musicien. Cambert essaye, d’en tirer le maximum d’effets pour l’expression de l’affect. On peut simplement voir au passage que le procédé est d’une toute autre ampleur lorsqu’on s’appelle Monteverdi, et que l’on a un livret de Striggio.
Dans l’Orfeo, après l’annonce à Orphée de la mort d’Eurydice, voici le texte du livret :
Tu se’ morta, mia vita,Ed io respiro ?Tu se’ da mi partitaPer mai più non tornare, ed io rimango ?
Et voilà le texte porté par le chant :
Tu se’ morta-se’ morta, mia vita-ed io respiro ?Tu se’ da mi partita- se’ da mi partita per mai più, mai più non tornare ed io rimango ? No ! no !205
Dans le texte chanté, les impulsions du sentiment l’emportent sur celles du texte poétique et lui donnent une forme différente, créant une véritable poésie musicale. Le personnage déroule devant le spectateur ce qui se passe à l’intérieur, de façon théâtralisée, et donc plus soulignée, d’où les répétitions.
Pour le « Tout cede, tout se rend », chacun des personnages dit son texte dans une intention propre. On peut imaginer plusieurs choses : par exemple, que chacun des personnages prenne à partie leur « public », c’est-à-dire les personnages sur scène, de part et d’autre de Pomone, ou leur propre troupe de serviteurs. Ou encore qu’ils s’affrontent, en posant un fort accent sur « mon », avec un geste de désignation. L’échange dynamique de petits groupes de 3 syllabes ajoute du dynamisme par rapport au livret qui présente l’alexandrin uni : « Tout cede tout se rend à mon pouvoir divin ».
La réplique de Flore, « On vous connoit tous deux …» donne plusieurs informations :
– Elle signifie que ce n’est pas la première fois que ces personnages viennent les voir, ce qui minimise a posteriori la brutalité de leur intervention
– Elle met en perspective rétroactivement tous les dialogues sur l’amour que les nymphes ont tenu auparavant ; les deux soupirants burlesques ont du se montrer courtisans intarissables, et le dégoût de Pomone pour l’Amour s’en trouve peut- être mieux justifié.
– On peut imaginer plusieurs intentions expressives pour Flore : la lassitude (Encore vous), ou bien la complicité – on peut imaginer un clin d’œil aux autres nymphes présentes qui seraient comprises dans le « on ».
« Mais éprouvons les vôtres » : la véritable nouveauté introduite dans la scène dans le divertissement chanté et dansé que les troupes des deux soupirants vont donner à Pomone, divertissement qui tient lieu du traditionnel concours de poésie entre bergers en chants amébées. Cette ressource du spectacle et particulièrement de la pastorale, permet une mise en scène de la musique par elle-même et de son union à la poésie. Monteverdi l’avait utilisée dans un tout autre contexte, et avec une toute autre ampleur, pour son Orfeo, le premier grand opéra italien, en faisant rivaliser de joie Orphée et ses compagnons pendant ses noces, alors même qu’Eurydice, sortie de scène, est, comme le sait le spectateur, déjà à l’agonie.
Scène cinquième §
Cette scène très courte n’apparaît que comme une transition, permettant d’isoler la parodie de couronnement. Avec la scène suivante, elle est comme un épisode résultant de ce qui précède, et amène ce fameux refus que l’on attendait depuis la déclaration du Dieu des Jardiniers, qui arrive sous forme de surprise. Pomone en effet éconduit ses deux amants en même temps, mais pas directement : elle le fait par la malice et le rire, et avec la complicité d’auxiliaires, dans une cérémonie parodique, qui trouvera un écho dans la cérémonie bachique de l’Acte III. L’attente et la résolution d’attente du spectateur donne à la pièce une épaisseur dramatique que n’aurait pas un simple enchaînement de tableaux. Ces deux scènes de conclusion ont également pour fonction de relâcher l’attention, de détendre l’esprit et de préparer un changement d’atmosphère, qui sera l’arrivée de Vertumne, à la dernière scène de l’Acte.
Scène sixième §
Cette scène illustre le dépit des deux rivaux éconduits, qui se « font la nique » : prétexte à un nouvel affrontement des deux groupes avec chœurs et danses. Le caractère lui-même de la danse est marqué dans une didascalie du livret : « les bouviers dansent en se moquant »
Elle est aussi très importante sur le plan musical. En fait, elle est celle que je préfère, de toute la musique qui nous est restée, avec l’ouverture. Elle déploie en effet une orchestration très originale, et inédite jusque-là, qui semble bien avoir été de l’invention de Cambert206. En effet, dès le début de l’air de Faune : « Voila le prix de vos Musiques… », la voix est accompagnée, en plus du continuo, par deux dessus de violons, placés au-dessus dans la partition, et qui sont les véritables « solistes » du moment, auxquelles ils donnent sa carrure de danse. La tonalité de Sol mineur est ainsi expliquée, selon Johann Mattheson :
C’est presque le plus beau de tous les tons : il mêle au sérieux du précédent une tendresse alerte mais procure aussi grâce et charme. Choses tendres ou ravigorantes ; plaintes modérées ou joie tempérée. Sol mineur est extrêmement flexible.207
Une certaine énergie de ce ton serait donc exploitée dans cette scène.
Quant à son relatif, Sib Majeur, il est selon Charpentier joyeux et magnifique.
La structure musicale de la scène correspondrait bien à une « chansonnette », selon la définition de Perrin, quelque chose de jouable peut être en dehors de la pièce, en tout cas, qui reste en mémoire :
La Chanson differe de l’air, en ce que l’Air suit comme nous avons dit une mesure libre, et la chanson un mouvement reglé, ou de danse ou autre ; et cela ou en son tout ou en quelques-unes de ses parties. Les plus communes se font pour des chants ou sur des chants de danses, graves ou legeres. Les graves sont les Sarabandes, les Gavottes graves, et les Courantes, et demandent des paroles tendres et serieuses, pareilles à celles des Airs ; et des Chansonnettes de danses legeres, comme Gavottes legeres, Menuets, Gygues, Passepieds, Bourrées, Canaris, Gaillardes, airs legers de ballets, etc. quadrent mieux à des paroles enjoüées ou champestres.208
Pour la première section de ce que nous appellerons donc une « chansonnette », Hugo Reyne choisit de remplacer les deux dessus de violon par des hautbois, ce qui est assez heureux à mon sens au vu du caractère narquois de la scène, et sert assez bien la déconfiture comique des deux rivaux éconduits. Enfin, il reprend deux fois la musique de l’entrée des Bouviers à la fin de la scène, ce qui n’est pas indiqué sur la partition, mais ne choque pas non plus, car cela constitue une réplique des danseurs aux chanteurs – et sans doute avait-il des informations sur le nombre de reprises dans les entrées de Ballets.
Scène septième §
Une ritournelle prépare l’atmosphère suivante et l’entrée du plaintif amoureux Vertumne.
Pourquoi introduire ce dernier personnage à la toute fin de l’acte ? On peut l’expliquer par plusieurs raisons :
– Une volonté de Perrin de suivre la règle, à savoir d’introduire tous les personnages – y compris les Follets, que Vertumne appelle à sa suite – dès le premier acte, d’autant plus que l’on a déjà vu Vertumne au Prologue et que son apparition est donc fortement attendue. A partir de là, seules les métamorphoses introduiront de nouveaux personnages.
– Une volonté de préparer la transition entre les actes en annonçant la tonalité principale du prochain : l’inquiétude et la poursuite amoureuse.
– Un désir de donner la « touche finale » à ce tableau des états amoureux par une plainte d’amour galante, première lamentation de l’opéra -la lamentation étant une autre « scène à faire » de la pastorale.
– Volonté d’équilibrer la structure dramatique ; si Vertumne n’était arrivé qu’au second acte, ce dernier aurait été le «tableau Vertumne », sans lien avec le reste. C’est comme si Vertumne avait assisté, ou du moins connaissait tout ce qui s’est passé auparavant.
Arrivant après la dispersion des autres personnages, et le premier à avoir droit à un monologue, la position première de Vertumne dans la pièce est confirmée. C’est le premier amant qui aime sans l’avoir encore dit. Son monologue est un monologue délibératif : « Que ferons-nous ? ». Il a des vertus informatives : Vertumne s’y annonce comme le troisième amoureux, et potentiellement victorieux. Une nouvelle attente est créée : comment va-t-il s’y prendre, lui qui se présente comme le personnage de la métamorphose – qui peut « changer tous les jours de forme et de figure » ? Mais le monologue a aussi une valeur rhétorique, qui le rapproche d’une tirade théâtrale, dans sa structure :
– Exorde et présentation de l’ethos du personnage. Je suis le dieu de la métamorphose mais je ne peux changer le cœur de celle que j’aime
– Narration : « J’aime…amant »
– Proposition : Que ferons-nous ?
– Résolution et péroraison : puisqu’une déclaration n’aurait pas d’effet auprès de Pomone, il faut tenter un stratagème. Appel à des personnages annexes ; le retour dans l’action correspond à un retour au style du récit.
La modulation accompagne les changements de caractère et d’affects de l’air. La méditation de Vertumne, principalement en La mineur (tendre et plaintif selon Charpentier), commence par une descente plaintive sur une quarte (mi-si). Ce passage lent et de mesure libre semble inviter l’interprète à une riche ornementation. Sur « Que ferons-nous mon cœur », on glisse en Ré mineur (ton de la gravité et de la dévotion) ; le cri, « Ah » est suivi d’un descente douloureuse sur un intervalle de triton (fa-si bécarre), longtemps interdit et fortement connoté ; puis, quand le Dieu prend sa résolution, on glisse vers Ré Majeur, ton joyeux et guerrier dans le système de Charpentier.
Conclusion pour le premier acte §
Ce premier Acte aurait pu être un « Prologue » dans le sens où il sert essentiellement à la présentation de la situation et des personnages. À chaque personnage est dédié un tableau et une atmosphère qui lui est propre : la nouveauté est le lien créé entre ces tableaux par un jeu d’attente créées chez le spectateur, et des procédés dynamiques produisant une tension dramatique, d’échos et de répons qui forme un tout à peu près cohérent. Perrin se réapproprie des codes théâtraux issus de tous les genres : la délibération tragique comme les affrontements comique, et utilise les effets d’enchaînement.
Acte II §
Acte étrange, d’où Pomone est complètement absente, si ce n’est dans le discours des autres personnages et au premier chef de Vertumne, qui apparaît décidément comme le véritable personnage principal – ou du moins agissant – de la pièce ; mais c’est aussi le cas dans des pièces considérées comme des modèles : si l’on déterminait le caractère principal d’un personnage à l’aune de la fréquence de sa présence sur scène ou de son intervention, Racine aurait du intituler Phèdre et Hippolyte simplement Hippolyte.
Scène premiere §
Cette scène prend sa place dans l’architecture générale de la pièce, en répondant miroir burlesque à la dernière scène de l’Acte I ; elle assure ainsi la transition entre les deux actes. Pour sa plainte amoureuse –nouvelle facette du thème amoureux – la nourrice ridicule Béroé se voit dotée d’un des plus longs passages uniformément en alexandrins de la pièce : sur 10 vers prononcés, 8 alexandrins. De plus, Perrin y utilise un vocabulaire de tragédie. Un exemple qui pourrait tout à fait faire illusion, n’était la trivialité de la métaphore des « cendres » rapportée à une ancêtre au bord du tombeau :
Je sens vivre tes feux dans mes cendres éteintes
Mais la poursuite du jeu des antithèses évoque sans doute possible à l’oreille d’autres antithèses célèbres, d’autant plus comique que leur accumulation installe une certaine confusion:
Je sens vivre tes feux dans mes cendres éteintes,D’une cruelle ardeur je me voy, je me voy consumer,Que la glace des ans ne fait que r’allumer:
Cet autre vers ne résonne-t-il pas alors dans la mémoire :
Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?209
Enfin, autre lien avec le théâtre récité, le discours amoureux est évidemment interrompu par l’entrée de l’objet aimé, ce qui crée une nouvelle situation ; le personnage n’a ainsi pas besoin de nommer ce qu’il aime, et la révélation en est plus dynamique. « Un Dieu » se révèle être Vertumne, et la surprise de Béroé est partagée par le spectateur.
Scène deuxieme §
Une tension dramatique est donnée à l’ensemble de la scène par la présence de Béroé « cachée », c’est-à-dire visible des spectateurs et invisible aux autres personnages. Dans cette position de témoin, elle réagit potentiellement à tout ce qui se dit. On peut imaginer qu’au discours de Vertumne, elle répond en mimiques comme s’il était pour elle ; sur le « Et mes douleurs ne touchent point la belle », elle pourrait faire un geste, une mimique qui exprime une sorte de « mais si mais si ! » muet. Cependant elle est bien consciente à la fin que ce n’est pas d’elle qu’il est amoureux, même s’il n’a pas nommé Pomone.
Au contraire de la scène précédente, la tirade est composée majoritairement de vers courts – les plus propres à la douceur et à la galanterie, selon notre auteur – sous une forme d’air, au contraire du récit qui semble être fait volontiers de vers plus longs.
Arrêt musical : « O doux zephirs… » §
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On peut diviser le texte en deux parties, qui correspondent à deux mouvements musicaux (voir PDF) :
– Partie A : jusqu’à « Pour qui je meurs »
– Partie B « Mais pourquoy tant gemir » jusqu’à la fin.
Partie A §
Dans cette partie, de petites sections rythmiques égales de quatre syllabes se répondent et structurent l’air : « Par vos soupirs » et « Naître des fleurs » qui sont sur la même descente de tierce (fa-mi-ré), « discret et doux » (fa-mi), et « pour qui je meurs. » Un mouvement symétrique est sensible : « vous enflammez la terre » (montée) / »par vos soupirs » (descente)/et de vos pleurs (descente) / « naître des fleurs » (montée) avec effet de surprise grâce à une syncope. Le tout doit garder une ligne très fluide et gracieuse, pour aboutir sur la labiale de « fleurs ». Dans le couple « tendre et fidèle »/ « discret et doux », on peut opposer deux affects différents, en jouant sur la montée avec une bonne ouverture vocale, ce qui permet par contraste d’atténuer la nuance sur « discret et doux » pour en imiter l’idée.
Le travail vocal sur cet air a fait une grande place aux questions d’articulation. La voix étant totalement subordonnée au texte dans ce genre de musique, la prononciation des consonnes est essentielle, et il y a de nombreuses consonnes expressives dans cet air.
Ce fut l’occasion de confirmer que l’affect à exprimer ne provient pas du ressenti de l’interprète, mais de la manière mécanique dont il articule et goûte les consonnes (par exemple sur les mots « soupir » ; « doux », mots sur la levée des mesures, ce qui leur donne un élan dynamique). Il s’agit de penser avec intensité au mot : l’idée de fidélité est exprimée si l’on appuie sur le « f », comme s’il s’agissait d’une promesse. À trop vouloir « jouer » ce texte, on crée des mouvements perturbateurs qui finissent par parasiter la musique. Au contraire, dans ses humbles pérégrinations techniques, l’interprète est bien obligé de se rendre compte qu’il a à faire de la rhétorique et non pas du pathos, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il peut se placer dans la situation de l’orateur cherchant à faire une bonne actio, avec l’aide de la memoria qui permet d’avoir une vision d’ensemble du mouvement : un retour dans la pensée du temps qui peut être absolument passionnant et fécond !
L’articulation rhétorique du texte touche également à la disposition des accents. Une même période comporte plusieurs accents qu’il faut savoir hiérarchiser pour garder la fluidité de la ligne déclamatoire : ainsi, sur « O doux Zéphir », on peut faire un petit accent sur doux, un plus important sur Zephir. Plus l’accent principal est repoussé, plus il permet de garder une tension dynamique sur la ligne qui précède.
Dans Pomone, les personnages sont fortement caractérisés par leur vocalité. On pourrait adopter une vocalité similaire pour les personnages « nobles », Vertumne et Pomone, et trouver autre chose pour le personnage burlesque de la nourrice. Ce sont des univers clairement délimités, chacun avec leur répertoire d’effets qui ne doivent pas se contaminer.
La question des élans à donner est également fondamentale. Ils sont tous écrits, mais il faut les trouver et les souligner. Ainsi, la disposition du « Hélas » sur une syncope, avec une durée longue sur la première syllabe, invite à ne pas tout donner dès le départ, mais à ouvrir progressivement la voix pour emmener le mouvement musical vers quelque chose. De même, « Ne touchent point la belle » est placée sur une montée qui est le climax de l’air, la note la plus aigüe atteinte jusque-là dans une ouverture franche. Il faut donc y donner un élan particulier, pour faire sentir que quelque chose se « casse » ensuite, et aboutit sur une cadence expressive sur le mot « meurs ».
Enfin, après ce travail minutieux sur un air, il faut cependant tout rassembler sous un affect général : ici tout doit être goûteux, charmant, le spectateur doit avoir envie de se pâmer ! Le naturel doit primer sur le « sérieux ».
Partie B §
La deuxième partie est un récit, non mesuré : l’écriture de la basse n’est plus en correspondance verticale avec le chant, comme elle l’est dans un air. Le rythme en est délicat : son débit précipité rend parfois inintelligible le texte, et il faut en ce cas le transformer (« Use de ton pouvoir divin » particulièrement) comme il est licite d’ailleurs dans un récit où le rubato est permis par la liberté de la basse. La prosodie étrange, en particulier l’apostrophe « Lasche » sur une descente de quinte (mi-la) et un rythme pointé très rapidement enchaîné, ce qui donne vraiment l’impression qu’il tombe « à plat ». Lorsque le débit est néanmoins trop rapide et « avale » un mot expressif, par exemple « gémir », pour pallier ce manque, on peut faire un ornement sur le mot précédent, l’intensif « tant ». Cela ralentit un peu le débit, et fait entendre le gémissement avant que le mot arrive. On crée ainsi en quelque sorte un « espace expressif » autour du mot grâce à l’ornement.
Ici aussi, la question des élans est primordiale. L’exercice de la déclamation permet de percevoir les intentions de la phrase entière et pas seulement de ses sections. Par exemple sur « Mais pourquoi tant gémir…. », l’intention va jusqu’à l’exclamation « Lasche ! », et il faut faire sentir cette dynamique, qui correspond à la tension générée par le rejet dans le texte poétique.
Après les reproches qu’il s’adresse, Vertumne reprend ses esprits sur « Use de ton pouvoir divin », avec une grande énergie dans cette phrase, qui équivaut à un « tilt ». Les idées lui viennent alors en foule, ce qui se traduit par le fractionnement et la précipitation du rythme, et la rime interne de « Joins » avec « divin ». Ce passage est particulièrement bien écrit, car il rejoint ce que serait une déclamation « naturelle » de théâtre. L’idée de « ruse » et de « surprise » est traduite par une montée de voix et un ornement.
Scène troisième §
Cette scène est la véritable « scène d’action » de notre opéra. Dans un temps très court, une situation engendre un nœud dramatique qui met aux prises Vertumne et Béroé. Cette dernière commence par couper la parole au Dieu : sur la dernière mesure de Vertumne, la basse est absente et reprend directement sur le « Quoy » de Béroé ; c’est effectivement ce que réalise Hugo Reyne. Ce tour permet à la nourrice de montrer qu’elle étouffe de sentiments contenus depuis tout le temps où elle est restée cachée à l’écouter, ce qui confirme sa présence scénique aux yeux du spectateur jusque-là.
Leur querelle doit être dénouée, et ce sera par un artifice spectaculaire, comme il convient à une forme théâtrale qui doit reprendre ce qui a fait le succès de l’opéra italien comme de la tragédie de machines. C’était sans doute un des moments très attendus de l’opéra, annoncé dès le début du livret avec la mention de la métamorphose de Vertumne en dragon. Le problème de mise en scène qui se pose ici est la brièveté du temps laissé pour la métamorphose en dragon : une demi- mesure de basse. Il semble bien pourtant qu’on ait affaire à une vraie machine, car la didascalie précise que l’animal se meut avec une certaine expressivité :
Vertune se transforme en Dragon, et court à elle comme pour la dévorer.
On a vu dans la présentation de ce personnage la définition de « dragon » dans le dictionnaire de Furetière, et on peut résumer ici les différents aspects qu’a pu prendre la « machine » :
– Une sorte de serpent
– Un dragon cracheur de feu, comme nous nous le représentons le plus souvent
– Une sorte de varan
Dans le dvd de Cadmus et Hermione mis en scène par Benjamin Lazar, les machines revêtent délibérément un caractère fantaisiste : le dragon affronté par Cadmus, en un temps là aussi très bref, est une structure creuse à tête et au cou mobile, fourrée d’un foulard rouge figurant ses entrailles. On peut imaginer ici que la métamorphose dure encore le temps que Béroé dise : « Que voyez-vous mes yeux ? », quand elle ne distingue pas encore bien ce qui se passe. Elle confirme au spectateur que c’est bien un « dragon furieux » et un « monstre difforme ». Vertumne est peut être enlevé dans une trappe, ou disparaît dans le fond du théâtre, moins éclairé, avec peut-être quelques explosions fumigènes, tandis qu’une machine prend sa place. On aurait pu aussi penser qu’un décor tomberait devant lui, comme le paon de la version du Poème Harmonique de Cadmus et Hermione qui vient masquer Hermione pour indiquer que Junon l’enlève aux cieux, si le dragon n’était pas supposé s’élancer vers Béroé ; mais peut être une gueule mobile s’ouvrant et se fermant, ou un décor bougeant d’avant en arrière suffiraient-ils... L’opéra reprendra ces scènes spectaculaires de métamorphose par la suite, comme dans Cadmus et Hermione, où les dents de dragon semées par le héros se transforment en guerriers ; dans la mise en scène de Benjamin Lazar, leurs costumes aux couleurs métalliques et miroitantes marquent leur origine magique et serpentine.
Scène quatrième §
Cette scène a une double importance : d’abord, c’est la scène où nous perdons la musique. Ensuite, elle comporte l’air qui a fait connaître Pomone au grand public, quoique fort inconsciemment. En effet, l’air de Béroé, « Que voyez-vous mes yeux ? », a été choisi pour illustrer la création de l’opéra français dans le film de Gérard Corbiau Le Roi Danse, mais... dans un complet contresens ! En effet, l’air est interprété par une jeune et jolie femme, seule sur la scène et sans dragon aucun, s’attardant complaisamment sur les ornements pour laisser venir les applaudissements d’un parterre populaire en délire. Et pourtant, assez curieusement, cette scène est avec les danses, une des meilleures du film. Elle a au moins le mérite de souligner que cet air est un des plus intéressants de la pièce sur le plan du caractère, et que cet acte II est vraiment fait pour donner à l’auditeur son compte d’airs ponctués de métamorphoses et d’entrées de ballet.
À la fin de la scène, Béroé est emportée et disparaît pendant près d’un acte et demi. Le spectateur attend donc de voir ce qu’elle devient, et sa réapparition à la scène 3 de l’Acte IV enclenchera la résolution finale de la pièce.
Arrêt sur air : « Que voyez-vous mes yeux ? » §
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Le texte de l’air est divisible en plusieurs sections :
Que voyez-vous mes yeux,Quel Dragon furieux ;Mais non r’assurons-nous, c’est luy qui se transformeEn ce Monstre difforme ?[Elle affronte le Dragon.]
Hé bien ? Hé bien, cruel saoule toy de mon sang,Contente ton envie,Dechire-moy le flanc,Arrache-moy la vie,Je beniray mon sort,Et je ne puis mourir,Et je ne puis mourir d’une plus douce mort ?Mais quel éclair, quel horrible tonnerre,Quel tremblement de terre ?Quels fantosmes affreux et quelles visions ?Que de Monstres armez, de feu, de fer, de foudre,Pour me reduire en poudre ?Je vous connois folets et vos illusions ;Vous croyez m’étonner par ces alarmes feintes,Et me joüer à vostre tour :Mais l’on ne peut for-210
Béroé commence par avoir une vraie frousse, et on peut le traduire simplement en prononçant « mes yeux ! » qui fait venir l’expression correspondante. Elle se rassure sur une souple transition de la mesure à 3 temps, très expressive, et devient rusée. On peut même la faire se moquer de Vertumne en faisant un ornement en mélisme sur «transforme », qui rime de façon comique avec « difforme », mot qu’on a aussi bien en bouche.
Le défi du personnage de Béroé pour l’interprète est de trouver une vocalité de personnage ridicule, sans aller trop loin et nuire au timbre. Dans le CD, le chanteur joue par exemple à s’atterder sur les voyelles « oi », exagérés en « ouaaaa », ce qui est encore plus comique lorsqu’on choisit la prononciation restituée (ouééé, ou ouuuuaiii).
À partir de « Eh bien, eh bien cruel » : elle s’adresse à partir de à directement à lui, l’apostrophe : il faut le faire sentir.
Sur « Je béniray mon sort » on passe à un autre caractère. Le tempo doit devenir plus lent ; dans le CD, le changement d’instrumentation du continuo en théorbe et basse de violon, sans clavecin, traduit bien la nouvelle atmosphère. L’allusion et la parodie de la tragédie est particulièrement sensible ici aussi bien dans la versification que dans la musique. Le « Et » est considérablement allongé par un ornement écrit, ce qui évoque le traditionnel « Hélas » ; la musique joue sur les codes de l’air de cour, codes que tous les spectateurs avaient en tête. Quant au « et je ne puis mourir », il ne déparerait pas dans une tragédie lyrique de Lully, s’il n’était chanté par la nourrice. C’est vraiment, dans la pièce, le personnage dévoué à l’expression à contretemps. Ce jeu d’allusions n’est pas évident à rendre vocalement : il faut à la fois trouver une vocalité très suave, qui rende sensible la référence, avec un legato digne d’un air de cour, tout en restant la nourrice, et donc ridicule.
La basse se met à couvrir la voix de la nourrice sur « mort » – retour du clavecin dans le CD – et c’est le moment d’introduire des bruits évoquant le tonnerre. « Mais quel éclair ? » est le début d’une nouvelle scène dans le livret. Ce passage doit aller très vite : la basse très statique permet l’inégalité du rythme et le calque du chant sur ce que serait une déclamation, dans ce mouvement qui s’emballe. Chaque soupir est une manière de relancer l’expression de la panique. On peut éventuellement aboutir à une voix parlée, avec un cri sur « en poudre ». Le clavecin mime l’agitation des éléments par des accords très fournis et plaqués. Sur les mots « feu, fer, foudre », le caractère imitatif prend un tour comique, avec, l’allitération et l’égalité de ces trois monosyllabes.
« Je vous connais Follets… » : Après cette nouvelle terreur, la nourrice reprend ses esprits, et se met à narguer ses agresseurs de façon très comique sur un rythme pointé qui fait penser à une chanson enfantine (on pourrait presque marquer comme affect à exprimer : « même pas peur ! »). La nourrice peut reprendre ses ornements moqueurs sur « feintes » et « jouer » (l’interprète du CD ne le fait pas), avec à chaque fois une grande tonicité de la consonne. Dans le disque, le parti est délibérément pris de surpointer toute cette dernière section, on peut aussi choisir de lier davantage les parties en croches et de pointer seulement ce qui est indiqué. Cette alternance peut donner élan et variété, sans trop hacher le débit.
Pour conclure, on peut dire que le comique musical est loin d’être une facilité, en particulier pour l’interprète, et est d’une grande exigence vocale. Il s’agit d’obtenir de grands effets d’articulation des consonnes, tout en gardant un timbre riche et la souplesse du legato.
Annexe 1: Premier avant-propos à Pomone §
Les Italiens appellent OPERA par excellence tous les grands ouvrages ; c’est pourquoy lors qu’ils eurent inventé il y a environ cinquante ans les representations en Musique, ils les nommerent de ce nom là ; tant à cause du grand travail de leurs compositions, que pour les distinguer des autres pieces de theâtre. Ils les appellent aussi, DRAMA MUSICALE ou PER MUSICA ; c’est-à-dire representations en musique, et les accompagnent de tous les ornements qui peuvent embellir un spectacle, decorations, changements de theatre, habits magnifiques, machines et ballets.
Ceux qui n’ont jamais veu de pareilles pieces sont peu persuadez qu’elles puissent reüssir, ils en jugent comme a fait toute l’Antiquité Greque et Latine, ou plûtost comme l’on a fait jusqu’à ce qu’elles ayent paru sur les theatres d’Italie ; ils ne peuvent concevoir que les passions et les mouvements de l’ame puissent estre traittez aussi naturellement et poussez aussi fortement par la parole chantée, que par la recitée, et quand on le pourroit, ils ne sçauroient imaginer comment une piece de theatre peut estre belle sans intrigues, ou comment les intrigues, qui consistent en raisonnements graves et qui se prononcent naturellement à l’unison de la voix, peuvent estre agreablement exprimés par le chant, qui semble n’avoir pour son partage que les emportements de l’ame et les expressions pathetiques. Ceux mesme qui ont veu les Opera d’Italie languir, ennuyer et deplaire sur nostre Theâtre sont de pareil sentiment, et croyent aisement que ces sortes de representations n’auroient pas un meilleur succez en nostre langue : mais ceux qui les ont veuës à Venise, à Rome, à Vienne et dans les principales Villes et cours d’Italie et d’Allemagne y reussir avec une approbation generale, et former les plus agreables divertissements de ces Nations là ; sont convaincus de leur succez : ils doutent seulement de deux choses ; l’i,e que nous puissions faire nos Opera si belles ; l’autre qu’avec ces mesmes beautez elles puissent estre au goust de notre Nation. Pour éclaircir les uns et les autres, je suis bien content d’examiner avec eux toutes leurs raisons, et d’y répondre de point en point.
Pour commencer par les premiers qui n’ont jamais veu de ces sortes de spectacles, et satisfaire par raison ceux que l’experience n’a pas convaincus. Je demeure d’accord qu’il est extremement difficile de conduire une pareille piece avec toutes ses intrigues sur des Phrases et sur des paroles propres au chant, et qu’il faut dans le compositeur un merveilleux genie, une parfaite connaissance de la langue, de la Poësie et de la Musique Françoise, et une adresse non commune pour cacher presque toute l’intrigue et tout le raisonnement grave dans la representation ; particulierement dans un espace si court qu’est celui de nos spectacles François. La chose est difficile, mais enfin j’ose dire qu’elle est possible, puisque vous la verrez pratiquée dans cette piece, qui comprend et conduit autant d’intrigues en cinq cents petits vers que la plus longue piece recitée en sçauroit contenir en deux mille, dans laquelle pourtant je m’asseure que les plus Critiques auroient peine à trouver aucun deffaut contre le vers de Musique ou la bonne composition Lyrique.
Je confesse encor que la briéveté à laquelle on est obligé pour plaire au goust de la Nation fait que l’on ne peut pas pousser les mouvemens si loin que dans la Comedie recitée, ny mesme que le peuvent faire les Italiens dans la longueur de six ou sept heures de spectacle : mais aussi faut-il avoüer que les expressions de musique ont toute une autre force que celle des pieces recitées, que bien souvent elles touchent plus puissamment le cœur en deux vers que ne font les autres en cinquante, et que la parole chantée, avec les changements de ton, les inflexions, les appuis, les emportements, les adoucissements et les roulements de la voix, exprime plus vivement, plus agreablement et avec plus de variété les emportemens de l’ame que ne fait l’unison de la parole recitée.
Que si l’on ajoûte à cette beauté celle de l’Harmonie des accords, qui attendrit le cœur et le prepare aux impressions qu’on veut luy donner, l’avantage de faire dire agreablement à diverses personnes ensemble les mesmes sentiments, quelquesfois de leur faire dire les mesmes paroles ensemble en sens contraire, les Rondeaux, les Reprises, les repetitions de paroles, les conversions de Phrase et mille autre jeux particuliers aux paroles de Musique, il ne sera pas malaisé de leur donner la preference en toutes choses, et de faire confesser aux plus obstinez que ces sortes de Spectacles unissent tous les grands et honnestes plaisirs, qu’ils enlevent l’homme tout entier, qu’ils charment les yeux par la veuë des habits magnifiques, des superbes decorations, des machines admirables et des agreables ballets ; l’oreille par l’excellence des chants, des Musiques et des Symphonies ; l’esprit par de beaux desseins, de beaux vers et une piece de Theâtre ingenieuse et bien conduite : et le cœur par la peinture des passions la plus vive et la plus touchante de toutes, qui l’enleve et le transporte.
Mais comment accorder ces choses à l’experience contraire, diront les seconds Critiques, et si ces pieces sont si charmantes, pourquoy ont-elle [sic] si fort déplû lors qu’elles ont esté portées sur nostre Theatre en Langue Italienne ? A cela je réponds en trois mots. Elles ont esté trop longues, elles ont esté pleines de deffauts, et de ces deux choses nous pouvons nous corriger ; mais la troisiéme qui ne souffre point de réplique, elles estoient dans une Langue étrangere, et ainsi elles ont pû toucher les yeux et les oreilles par la beauté du Spectacle et du chant, mais nullement par la belle representation l’esprit ny le cœur, qui sont les deux parties de l’Homme les plus nobles les plus sensibles et qui le lassent le moins facilement.
Répondons aux troisiémes qui sont les plus dangereux et les plus raisonnables. Ils doutent avec quelque apparence de raison que nostre Langue puisse quadrer et s’accomoder au chant aussi bien que sont les Langues Greque, Latine et Italienne. Quand elle auroit les mémes ou de plus grands avantages, et quand nous égalerions ou surpasserions les Italiens dans la composition des paroles, ils sont persuadés que nous leur cederions en celle de la Musique, et que nous n’avons pas des compositeurs aussi habiles qu’eux, tant pour l’invention des chants des accords et des entreprises de Musique, que pour l’expression de la parole, à laquelle ils ne voyent pas que nous ayons une si grande appliquation ny a leur jugement une pareille reussite. Ils ont peine à croire que nous ayons des Machinistes aussi habiles que ceux de Venise et des autres lieux d’Italie, et en tout cas qu’on puisse produire tout à coup parmy nous des chefs d’œuvre de l’Art aussi parfaits que le peuvent estre ceux d’Italie apres quarante ou cin quante ans d’exercice et de travail. Voilà pour la composition, et pour l’execution, comme nous n’avons pas un si grand nombre de bons musiciens qu’ils n’ont en Italie, ou sans doute la Musique est plus estimée et plus en credit, et que la nation la plus vive et plus emportée semble plus propre au Theatre que la nôtre, ils n’osent penser que nous puissions trouver ni mesme former des acteurs de Musique de l’un ny de l’autre sexe aussy parfaits comme sont ceux d’Italie. Ils passent plus avant, quand nous aurions des compositeurs de desseins, de paroles et de Musique aussi habiles, et des Machinistes et des acteurs pareils ou meilleurs, et quand nous conduirions les Opera en Langue Françoise au point d’une pareille ou plus grande perfection, ils croient que nostre nation n’a ny la patience necessaire pour un Spectacle de cette longueur, ny la connoissance et l’amour pour la Musique qu’ont les Italiens et les Allemands pour y prendre un pareil plaisir, et ce qui les confirme dans ce sentiment, c’est qu’ils voyent que la plus belle Musique et la plus variée de Chambre et d’Eglise nous paroist ennuyeuse, quand elle passe une heure de longueur.
Toutes ces difficultez ont rebuté jusqu’icy nos Poëtes et nos Musiciens et les ont empéché de hazarder de pareilles representations en Langue Françoise, bien que l’entreprise leur ayt parû comme à nous belle et grande dans son succés, avantageuse au public et tres glorieuse pour la nation. Je me suis trouvé plus hardy, et apres avoir examiné toutes ces choses curieusement, après mesme plusieurs experiences contraires, j’ay esté entierement persuadé que non seulement nous pouvons égaler et surpasser les Italiens en toutes choses, c’est-à-dire en composition de paroles, de Musiques et de Symphonies, en decoration ; mais que nous pouvons accomoder ces pieces de Theatre au goust François et les porter infiniment au-delà des pieces recitées. Pour ne point parestre temeraire dans nos propositions, examinons les toutes en particulier.
Quant aux danses, soit qu’on les regarde par elles mesme en leur qualité et en leur variété, soit qu’on considere les danseurs, toutes les nations demeurent d’accord qu’aucune n’égale la Françoise. En effet dans les danses non seulement elle imite l’Espagnol dans la Sarabande grave, le Basque dans le Branle, l’Anglois dans la Gygue, et toutes les autres dans l’air de Ballet, mais elle en a quantité de particulieres comme les Branles à mener, les Courantes, les Gavottes, les Bohemiennes ou Sarabandes legeres, les Sarabandes Françoises qui tiennent le milieu entre l’Espagnole et la Bohemienne, les Branles de Normandie ou Gavottes legeres, les Menuëts de Poitou, les Bourrées d’Auvergne, les Passepieds de Bretagne, les Canaries, les Gaillardes et mille danses meslées de celles-cy, qui semblent avoir épuisé tout l’Art de la danse. Quant aux danseurs, la grace naturelle aux François et particuliere à la natuin qui ne les abandonne jamais les accompagne encor dans la danse ; et si quelques nations plus meridionales et plus adultes nous le disputent pour la legereté aucune ne nous le conteste pour l’air et pour la bonne grace : ce qui est si vray et si reconnu que Paris est a present l’école de danse de toutes les nations, qui y envoient de tous costés, la jeunesse à apprendre leurs exercices et particulierement celuy de la danse.
Pour la galanterie des habits, je seray encor moins embarassé à persuader que nous y excellons par-dessus toutes les autres nations, puisque Paris en fournit le modele non seulement à tout le Nord, Flandre, Angleterre, Allemagne, Dannemarc et Suëde, mais mesme à la meilleure partie de l’Italie, ou ce qu’il y a de galand de l’un et de l’autre sexe s’habille pour la pluspart à la Françoise. Et quant aux étoffes de Lin, Chanvre, Laine, Soye, Or et Argent, les Manufactures en sont poussées en France à un tel point de perfection qu’elles surpassent à présent toutes celles de l’Europe, à la reserve de quelques unes que les soins du Roy et du Ministre conduiront bien-tost à une pareille excellence. Ceux qui ont veu les Mascarades, Carousels, Bals et Ballets de France ne disputeront point cette verité.
Ces deux points restent donc sans contestation, que nous avons dequoy surpasser dans les Opera Françoises celles d’Italie en la beauté des danses et en la propreté et magnificence des habits, le reste semble plus difficile à prouver que nouis puissions le faire ans la composition, tant en celle des paroles qu’en celle de la Musique vocale et instrumentale ; et dans l’execution, tant en acteurs de Musique qu’en Symphonistes et en Machinistes.
Pour commencer par la composition des paroles, nous n’avons qu’à prouver une proposition qui pour estre nouvelle et surprenante n’en est pas moins veritable, que nostre Langue Françoise à tout prendre est plus propre à la Musique que ne sont les Langues les plus riches et les plus douces, Greque, Latine et Italienne.
Il est vray qu’elle semble ceder à la Greque et à la Latine, en ce que les syllabes en sont plus mal marquées pour la quantité, et presque toutes douteuses ; au lieu que les longues de la Greque et de la Latine, sont plus longues, et les brieves plus brieves, et qu’il y en a tres peu de douteuses : ainsi ces dernieres quadrent mieux aux brieves et aux longues du chant. L’Italienne semble avoir aussi cét avantage sur la Françoise, que ses terminaisons sont plus douces et tombent presque toutes sur des voyelles molles et feminines, au lieu que nos terminaisons, qui tirent un peu sur l’Allemand, dont la nation et la Langue se sont meslées parmy la nostre, ont beaucoup plus de rudesse. Mais de ces deffauts nous en tirons deux avantages ; l’un que cette dureté sert à la diversité des vers et des rimes masculines et feminines et par conséquent des appuis, cadences ou cheutes de voix, qui se font sur icelles, lesquelles forment une agreable varieté dans le chant ; au lieu que dans la Langue Italienne, toutes les terminaisons estans composées de syllabes molles, ils ne peuvent trouver cette varieté de mots masculins et feminins qu’en alterant et en couppant les syllabes finales, et en formant des mots qu’ils appellent MOZZI ou couppez, qui repondent à nos mots Masculins, lesquels sont forcez et hors d’usage. Et quant à ce que nos syllabes sont plus mal marquées pour la quantité, nous en tirons pareillement cet avantage qu’elles quadrent plus aysement aux chants donnez, et qu’ainsi il est plus aysé de composer des paroles en nostre Langue sur la note et sur les chants qu’il n’est sur les Langues Grecque et Latine et mesme sur l’Italienne, ce qu’un long usage m’a confirmé.
J’ajoute à cela que nostre Langue et notre Poesie sont portées à un point de pureté, tant pour l’invention de la phrase que pour la bonne construction, qui l’emporte asseurement sur ces trois premieres Langues : ce qui me seroit aisé pareillement de prouver si cette matiere n’estoit trop vaste, pour estre renfermée dans un avant propos.
Quoy qu’il en soit il faut avoüer que nostre Langue est tres-propre pour la Musique puisque je puis deffier en mon particulier que l’on me donne non seulement aucun air ou chanson en ces trois Langues, mais aucun Chant de quelque nature, legereté et mouvement qu’il soit, sur lequel je n’applique des vers françois qui quadreront tres-justement et l’exprimeront tres-agreablement.
Je pourrois avancer une verité plus hardie, et faire voir que ce qui nous est resté des compositions Lyriques des anciens Grecs et Latins est tout plein de deffauts contre les regles du vers de Musique, et que dans leurs meilleures Odes les matieres en sont mal choisies et peu propres au chant. Qu’ils ont manqué dans les pieces Dramatiques au choix des personnages de Musique, en la varieté des styles, en l’invention des Phrases ou des expressions, le plus souvent vitieuses en longueur, en trop d’ingeniosité, en elisions, en transpositions, en hyperboles et metaphores eloignées, en frequentes allusions a des fables peu connuës. Que leurs mots sont bien souvent et vitieux par leur longueur et par leur rudesse : Que leurs vers n’estans point rimez sont privez d’une des plus grandes beautez du vers de Musique. Qu’estants faits sur un mesme modele de longues et de brieves, ils embarassent inutilement la composition de paroles et empéchent méme la variété des chants. Qu’ils ont ignoré l’art de nos Rondeaux, repetitions de paroles, comme aussi celuy des Dialogues et des pieces de concert, et mille choses que nous pratiquons heureusement dans nos compositions Lyriques.
Mais oserois-je bien trouver encor des taches au Soleil et soûtenir que les Italiens ont des deffauts tres notables dans la meilleure partie des desseins modernes et des paroles de leurs Opera ? Et ne seray-je point accusé de blasphemer contre mes Guides et mes Maistres quand je diray qu’ils s’égarent bien souvent dans le choix des sujets et des personnages, pour la pluspart Historiques et peu propres au chant ? ce qui les force à mesler dans leurs pieces de longues intrigues et des raisonnements froids et graves, comme ils feroient dans une piece recitée, ou qui fait plûtost que leurs Opera ne sont que des Comedies recitées, exprimées par des recitatifs non mesurez : ausquels ils ajoûtent et lient par cy et par là quelques Ariettes ou Chansonnettes mesurées : sans considerer que de tels recitatifs sont contre les regles du chant regulier et bien varié, et que cela les oblige à faire des pieces ennuyeuses et insuportables par leur longueur et par leur peu de varieté. Et quant aux Phrases du vers de Musique Italien, il me seroit aisé d’y faire voir une partie des deffauts que nous avons remarquez dans celles des vers Grecs et Latins : mais brisons là-dessus et tachons de les critiquer en les evitant, et en donnant un modele d’une Poësie de musique plus reguliere et plus juste.
Quant aux compositions de Musique, je ne veux rien dérober à la gloire de leurs illustres Autheurs : au contraire je veux bien avoüer une verité dont l’on ne peut pas disconvenir, qu’ils ont de tres habiles gens en cet Art et mesme en si grand nombre qu’ils en fournissent à toute l’Europe : je confesse aussi qu’ils ont trouvé de tres belles choses et que non seulement nous leur devons l’invention des Opera en Musique, mais méme qu’ils nous ont fourny les idées des belles expressions de paroles et des belles entreprises de Musique ; mais ils m’avoueront à leur tour que toute la capacité des Sciences et des Arts n’est pas renfermée dans une nation non plus que dans une teste, et ils me permettront bien d’avancer ce que j’ay connû par une experience de vint années, pendant lesquelles j’ay fait travailler sur mes paroles presque tous les plus grands compositeurs ; et mettre en Musique plus de six mille vers Lyriques de toute nature, tant pour la Chambre que pour la Chappelle, que nous avons des compositeurs qui peuvent le disputer aux plus excellents du Siecle, ce qu’il nous sera plus glorieux de justifier par nos Opera que par nôtre Avant-propos. Au moins en ce qui regarde la composition de la Musique instrumentale et des Symphonies, il ne sera pas malaisé de prouver que nous les surpassons de bien loin, s’il demeure constant que nous avons avancé et prouvé cy-dessus que nous les surpassons en la beauté et en la varieté des airs de danse, car comme ils comprennent tous les mouvements mesurez et reglez, qui sont les plus reguliers et les plus difficiles, il est aisé de conclure que nous l’emportons aussi dans les autres Symphonies, qui ne sont que des pieces à phantaisie, lesquelles n’observent ny le nombre des mesures, ny les battements egaux et mesurez qui reglent les pas de la danse ; l’invention des chants et des accords dependant au reste du genie du compositeur, qui peut se rencontrer aussi avantageux dans un François que dans un Etranger.
Pour les Acteurs de musique, ou l’on les regarde comme Acteurs ou comme Musiciens ; si l’on les considere comme Acteurs, il est vray que j’ay trouvé quelques-uns de nos plus habiles dans cette erreur, que les Italiens estoient plus propres au theatre que les François : mais le bon sens et mesme l’experience nous font voir le contraire, le bon sens, en ce que les Nations voisines qui naissent dans un climat plus chaud ou plus froid que la France située au milieu de la Zone temperée, ont par consequent un sang et un temperamment ou plus bilieux, et plus emporté ou plus froid et plus phlegmatique ; et comme nous exprimons ordinairement les passions telles que nous les ressentons en nous mesmes ou que nous les voyons en autruy, ceux-cy les expriment souvent froidement et de mauvaise grace, et ceux-là impetueusement et jusqu’à l’extravagance. Ce que l’experience nous confirme, puisque les Italiens, les Espagnols et les Anglois, qui sont les Nations qui reussissent le mieux au theatre, le cedent sans contestation pour l’air et pour la grace aux Comediens François, particulierement dans la Comedie grave et dans l’expression des sentiments et des passions d’honneste et de galand homme.
Que si l’on regarde nos Acteurs en Musique comme Musiciens, où l’on les considere pour la science de musique, ou pour la maniere de chanter. Quant à la science de musique ou à la facilité de chanter sa partie, je suis d’accord et je confesse de bonne foy que nous n’ avons pas en France un si grand nombre d’excellents Chantres de l’un ny de l’autre sexe et particulierement de celuy des Femmes, comme l’on a dans l’Italie, où la Musique est plus estimée, et plus recompensée ; Mais il n’est pas inconvenient que dans un Royaume aussi grand et aussi peuplé que la France, avec une recherche et une depense pareille à celle que nous avons faite pour cét establissement, il ne s’en puisse trouver une douzaine de tres excellents, et tres propres au Theatre, ce qui nous suffit pour commencer et pour introduire en France une si belle et si curieuse nouveauté, et dans la suite rien n’empesche qu’il ne s’en forme dans nos Academies un grand nombre de tres habiles ; particulierement si cet establissement a un succez pareil à celuy des Opera d’Italie, et s’il donne comme il fait en ce pays-là quelque veüe de profit et d’honneur aux peres et aux meres qui feront instruire leurs enfants dans un Art qui leur a paru jusqu’icy ingrat et negligé.
Quant à la maniere de chanter, je veux bien demeurer d’accord qu’il ne faut non plus luy prescrire de loy comme l’on fait au goust, et que le plaisir qu’on y prend depend en partie du temperamment et de l’inclination de celuy qui ecoute, en partie de l’habitude de son oreille. Le tendre se plaist à entendre la maniere tendre et plaintive, l’emporté la maniere brusque, l’enjoûé la legere et l’enjoüée, l’un veut entendre rire en chantant, l’autre pleurer et l’autre crier, mais encor faut-il demeurer d’accord, que comme il y a parmy tous les hommes une raison et un sens commun qui nous guident pour les raisonnements, aussi y a-t-il un goust et un sens commun pour les Arts, sur lequel on doit principalement se regler, qui est celuy de l’homme parfait et bien temperé, lequel tient toujours le milieu entre les extremes, et lequel je pense que nous suivons aussi bien dans notre maniere de chanter que dans l’expression de nos passions ; ce qui a donné lieu au proverbe qui dit, que l’Espagnol rit en chantant, que l’Italien gemit, que l’Allemand hurle et que le Français chante. Que si nous examinons la manière de chanter pour les regles du beau chant, nous trouverons que nos passages211 François ont infiniment plus d’Art dans l’invention que les Italiens. Et quant aux executeurs, on n’a qu’à entendre les chantres Italiens et les François particulierement ceux du costé du Languedoc212 et de Guyenne, pour connoistre que ces derniers ont beaucoup plus de disposition et de legereté de gorge que ceux d’Italie, ou de cinquante musiciens il n’y en a pas un qui passe proprement la cadence.
Quant aux Simphonistes, les amateurs de la Simphonie qui connoissent Paris et la pays de Musique n’auront pas peine à croire une proposition que j’avance avec beaucoup de hardiesse mais avec beaucoup de verité, qu’il y a plus d’excellents Symphonistes dans Paris qu’il ny en a dans toute l’Italie, particulierement pour l’orgue et pour le Violon. De ma connoissance j’en pourrois nommer une vintaine qui touchent les Basses continuës les plus figurées sur l’orgue et sur le clavecin tres-sçavamment et tres poliment, autant sur le teorbe, et autant sur la basse de viole213. Et quant aux joüeurs de violon on en pourroit trouver plus de deux cens qui joüent trespoliment à livre ouvert sur la partie, sans conter les joüeurs de hautbois et de flute, dont nous avons deux ou trois sçavantes troupes, car pour la harpe et l’Archiluth, auxquels les Italiens nous surpassent, ce ne sont point des meubles d’Opera ou de musique de theatre, ny pour le grand ny pour le petit chœur.
Pour les Machinistes, je confesse qu’il y en a peu en France, et que Mr de Sourdeac seul pouvoit en ce chef là soutenir l’entreprise : mais ce Seigneur a eu assez de bonté pour le faire et pour nous y assister de ses conseils. Chacun connoîst la grandeur de sa maison, qui est celle des Ducs de Bretagne partagée dans les branches de Rohan et de Rieux, de la derniere desquelles il est issu : mais sa capacité dans les Mechaniques, dont il a toujours fait une grande partie de ses plaisirs, et particulierement dans l’invention et dans la conduitte des machines de theatre, est assez connuë par celle de la Toyson dor qu’il donna au public pour celebrer le mariage du Roy, lesquelles ont surpassé en beauté et en justesse toutes celles qui ont paru en France. Vous n’en devez pas moins attendre de celles-cy, pour lesquelles il s’est donné un soin encore plus particulier214, dans la veuë de plaire à S.M. et d epasser sa vie dans les honnestes plaisirs ; ce qui acheve de rendre cette entreprise entierment semblable à celles des Opera d’Italie, où l’usage est qu’un des plus grands Seigneurs du pays en entreprend la conduite et la protection, comme les Grimani à Venise, les Cardinaux à Rome, les Bentivoglio à Ferrare, etc.
J’ay donc satisfait à tous nos incredules et monstré que non seulement ces pieces de theatre peuvent estre autant et plus belles que les pieces recitées, mais mesme que nous pouvons dans nos Opera egaler et surpasser les Italiens en toutes choses. Il reste à satisfaire au doute dont la pluspart des esprits sont prevenus, qu’avec toutes ces beautez elles puissent estre au goust de notre Nation impatiente et peu adonnée, disent-ils, à la musique.
Quant à la patience, on ne peut concevoir que nostre Nation soit capable de souffrir un spectacle de cinq ou six heures de longueur comme sont les Opera d’Italie, pour beau et pour varié qu’il puisse estre. A cela je reponds deux choses, que beaucoup de nos jeunes Seigneurs François qui les ont veuës en Italie, quoy que jeunes, François et Seigneurs, et en ces trois qualitez tres impatients, m’ont souvent témoigné qu’ils ne se sont point ennuyez dans ces representations, bien qu’ils ayent veu la mesme plusieurs fois. L’autre qui n’a point de réplique, c’est que nous avons reduit nos Opera Françoises à deux heures et demie ou trois petites heures de longueur, qui est celle des spectacles ordinaires215. J’ajoute qu’on ne doit pas juger de la musique de Theâtre comme de la Musique ordinaire, tant à cause de la varieté des spectacles et des ballets qui y sont meslez, que parce que c’est une musique vivante et animée par l’action, par la representation et par la bonne prononciation, qui la rendent infiniment plus variée, plus belle et plus divertissante que n’est la musique morte de chambre et d’Eglise que nous avons entenduë jusqu’icy.
Quant à ce que l’on m’oppose que nostre Nation n’a pas le goust ny la connoissance de la musique, je reponds au premier que je m’etonne que ceux qui voyent tous les jours les belles compagnies puissent estre dans ce sentiment, puisque la meilleure partie de l’entretien des ruelles n’est que le madrigal de musique, l’air et la chansonnette nouvelle, dont la pluspart de nos Galands et de nos Dames se regalent tous les jours avec un empressement inconcevable, et de celles-cy nos Opera pourront fournir une cinquantaine tous les ans, sans y comprendre autant d’airs de danse, dont les Entractes les Ballets et les Ritorneles seront remplies216. Et pour la connoissance profonde de cet Art, dont nous manquons en France, on ne doit faire aucun doute que ces representations en musique ne le mettent en credit, et n’inspirent dans les cœurs un amour pour la musique et un desir de se perfectionner dans un art si charmant pareil à celuy des peuples d’Italie, particulierement pendant le cours de la longue et florissante paix dont nostre Monarque nous fait joüir.
Voilà les raisons qui m’ont guidé dans cette entreprise et qui m’ont fait obstiner à la pousser à bout malgré tous les caquets de l’ignorante Critique et toutes les traverses des envieux, qui ont esté infinies depuis pres de deux ans que j’ay travaillé à ce grand ouvrage, trop grand veritablement et trop au dessus des forces d’un particulier, si le Roy n’avait eu la bonté de m’appuyer de son authorité, Monseigneur Colbert de sa protection et Monsieur de Sourdeac de ses soins et de ses conseils.
Annexe 2 : Lettre à Monseigneur Della Rovere, Archevêque de Turin.217 §
LETTRE
ECRITE A
MONSEIGNEUR
L’ARCHEVESQUE
DE TURIN.
APRES LA REPRESENTATION
De la Comedie suivante.
De Paris ce 30. Avril 1659
MONSEIGNEUR,
Nous avons fait representer il y a quelques jours nostre petite Pastorale en Musique. Je vous envoye cy inclus un exemplaire des Vers imprimez ; lequel je vous supplie tres-humblement d’accepter , il ne vous fera rien voir de nouveau, puisque vous aviez eu la patience de voir et d’examiner avec moy l’Original, il y a quelques mois, pendant votre ambassade en France : Il vous estoit mesme resté une curiosité, à laquelle je m’estois engagé de satisfaire apres sa representation, de sçavoir le succés d’une entreprise si nouvelle et au jugement des plus sensez si perilleuse : c’est pourquoy je m’asseure que vous l’apprendrez avec plaisir.
Vous sçaurez donc, MONSEIGNEUR, qu’elle a esté representée huit ou dix fois à la Campagne au village d’Issy, dans la belle maison de Monsieur de la Haye : Ce que nous avons fait pour éviter la foule du peuple qui nous eut accablez infailliblement, si nous eussions donné ce divertissement au milieu de Paris. Tout nous favorisoit, la saison du Printemps, et de la naissante verdure, et les beaux jours qu’il fit pendant tout ce temps-là, qui invitoient les personnes de qualité au promenoir de la plaine ; la belle Maison et le beau Jardin, la Salle tout à fait commode pour la representation et d’une juste grandeur ; la décoration rustique du Theatre orné de deux cabinets de verdure et fort éclairé, la parure, la bonne mine et la jeunesse de nos Acteurs et de nos Actrices, dont celles-cy estoient de l’âge depuis quinze jusqu’à vint et deux ans, et les Acteurs depuis vint jusqu’à trente, tous bien instruits et déterminez comme des Comediens de profession. Vous en connoissez les principaux, les deux illustres sœurs et les deux illustres freres, que l’on peut conter entre les plus belles voix et les plus sçavantes de l’Europe, le reste ne les démentoit point. Pour la Musique, vous en connoissez aussy l’Autheur, et les Concerts qu’il vous a fait entendre chez Monsieur l’abbé Charles, nostre amy, ne vous permettent pas de douter de sa capacité. Tout cela joint aux charmes de la nouveauté, à la curiosité d’apprendre le succez d’une entreprise jugée impossible, et trouvée ridicule aux pieces Italiennes de cette nature représentées sur nostre Theatre ; en d’aucuns la passion de voir triompher nostre langue, nostre Poësie et nostre Musique d’une langue, d’une poësie et d’une Musique Estrangere ; en d’autres l’esprit de critique et de censure*, et dans la meilleure partie le plaisir singulier et nouveau de voir que quelques particuliers par un pur esprit de divertissement et de galanterie donnoient au public à leurs dépens et executoient eux-mesmes la première Comedie Françoise en Musique representée en France. Toutes ces choses attirerent à sa representation une telle foule de personnes de premiere qualité, Princes, Ducs et Pairs, Mareschaux de France, Officiers de Cours Souveraines ; que tout le chemin de Paris à Issy estoit couvert de leurs carrosses. Vous jugez bien, MONSEIGNEUR, que tout ce monde n’entroit pas dans la Sale : mais nous recevions les plus diligents, sur des billets qu’ils prenoient de nous, que nous donnions liberalement à nos amis, et aux personnes de condition qui nous en demandoient, le reste prenoit patience, et se promenant à pied dans le jardin, ou faisant dans la Plaine un espèce de Cours se donnoit au moins le passe-temps du promenoir et des beaux jours. Il me sied mal, MONSEIGNEUR, de vous dire à la loüange de la Piece, mais il faut pourtant vous le dire, puisque je me suis engagé de vous en apprendre le succez, que tout le monde en sortoit surpris et ravy de merveille et de plaisir, et que tant de testes différentes de capacité, d’humeur et d’interests, pas un seul n’eut la force de l’improuver et de s’empescher de la loüer en toutes ses parties, l’invention, les Vers, la Representation, la Musique vocale, et les Symphonies. Cette reputation donna la curiosité à leurs Majestez de l’entendre : en effect sur leur demande, elle fut representée pour la derniere fois à Vincennes, où elles estoient alors, en leur présence, en celle de son Eminence et de toute la Cour, où elle eut une approbation pareille et inesperée, particulierement de son Eminence, qui se confessa surprise de son succez, et témoigna à Monsieur Cambert estre dans le dessein d’entreprendre avec lui de pareilles pieces. Ce qui m’a invité d’en faire une seconde pour luy donner, en cas que cette pensée luy dure, son sujet est le mariage de Bacchus avec Ariane, et la piece s’appelle de leur nom Ariane ou le Mariage de Bacchus, ajustée à la paix que nous esperons. La fable vous la sçavez, la maniere de la traitter est de mon invention, et peut estre assez curieuse, aussy bien que celle de cette Pastorale, dont vous agréerez que je vous dise la conduite aprés vous en avoir raconté le succez.
Aprés avoir veu plusieurs fois tant en France qu’en Italie la representation des Comedies en Musique Italiennes, lesquelles il a plu aux compositeurs, et aux executeurs de désigner du nom d’Opre, pour ne pas, à ce qu’on m’a dit, passer pour Comediens, aprés avoir examiné curieusement les raisons, pour lesquelles elles déplaisoient à notre nation. Je n’ay pas desesperé comme les autres, qu’on n’en pût faire de tres-galantes en nostre langue ; et de fort bien receües en évitant les deffauts des Italiennes, et y ajoûtant toutes les beautez, dont est capable cette espèce de representation, laquelle avec tous les avantages de la Comedie recitée, a sur elle celuy d’exprimer les passions d’une maniere plus touchante, par les fléchissements, les élevations, et les cheutes de la voix. Celuy de faire redire agreablement les mesmes choses, et les imprimer plus vivement dans l’imagination et dans la mémoire ; celuy de faire dire à plusieurs personnes les mesmes choses et exprimer les mesmes sentimens en mesme temps ; et representer par des concerts de voix, des concerts d’esprits, de passions, et de pensées, quelquefois mesme en disant les mesmes choses en différents accents, exprimer en mesme temps des sentimens divers et d’autres beautez jusqu’icy peu connuës, mais excellentes, et d’un succez admirable. Et vrayment, MONSEIGNEUR, il n’est pas malaysé de concevoir les raisons pour lesquelles ces pieces n’ont pas esté portées chez vous, et moins sur nostre theatre dans le point d’excellence dont elles sont capables ; si l’on remarque que cette maniere de representation en Italie mesme est toute nouvelle, et inventée par quelques musiciens modernes depuis vint ou trente ans, contre le sentiment des anciens Grecs, les Peres de la Poésie et de la Musique, et des Latins leurs imitateurs, qui ne croyaient pas que la Comedie toute en Musique pût reüssir, et qui n’admettoient dans le Dramatique le vers Lyrique et la Musique que dans les Entr’actes ou dans les Entrescenes pour la variation. En effet, à dire vray, ce ne fut qu’un caprice de Musiciens habiles hommes en leur art, mais tout à fait ignorans en la Poësie, assez mal conceu et mal exécuté premierement à Venise, puis à Rome, à Florence et ailleurs : et toutefois la nouveauté de l’entreprise, et la passion extraordinaire et bien souvent aveugle de vostre nation en général pour la Musique, en un païs dont vous sçavez que l’on dit que Ogn’un tiene delle quatro. M. Del musico del Medico, etc. luy donnerent parmy vous un succès si favorable et une reputation si grande que ces messieurs creurent qu’ils pourroient porter leurs Opre avec la mesme approbation sur les Theatres étrangers Français et Allemans, et en tirer de grands fruits de gain et de loüanges. La faveur des Ministres qui gouvernoient dans l’un et dans l’autre Estat flatta leurs sentimens et seconda leurs desseins. L’on m’a mesme dit que Messieurs les Allemands qui n’ont pas l’estomac si délicat ny la langue si friande, en avoient fait des rosties, et avoient crié Vivat et Bibat à la dernière qui fut représentée en la solemnité du couronnement de l’Empereur. Mais il faut n’estre pas du monde pour ne pas sçavoir que nous leur avons crié Au Renard, et que la protection souveraine à peine les a pu garantir dans ce païs libertin218 delle fischiate e delle merangole219.Les raisons à mon avis en sont toutes manifestes.
Premièrement pour ne pas trouver des Poëtes Musiciens qui entendissent les vers et les compositions Lyriques ou propres au chant, les compositeurs de vos Comedies se sont servy des Poëtes ordinaires des pieces de Theatre, faites simplement pour la recitation et les ont mises en Musique de bout en bout, comme qui voudroit parmy nous mettre en Musique le Cinna ou les Horaces de Monsieur Corneille ; et parce qu’ils n’ont pas trouvé leur conte [sic] dans l’expression des intrigues, des raisonnemens et des commandemens graves, n’y l’art de faire chanter agréablement à Auguste
Ils ont inventé pour exprimer ces choses des styles de Musique moitié chantans, moitié récitans, qu’ils ont appellez representatifs, racontatifs, recitatifs, lesquels outre qu’ils expriment mal par le fléchissement de la voix quoy que rare et pratiqué seulement dans les finales des choses qui veulent estre dites gravement et simplement à l’unisson. Ce sont comme des pleins-chants [sic] et des Airs de cloistre, que vous appelons des chansons de vielleur ou du ricochet, si ridicules et si ennuyeux qu’ils se sont attirez justement la malédiction dont ils ont esté chargez. Pour éviter ce deffaut, j’ay composé ma Pastorale toute de Pathetique et d’expressions d’amour, de joye, de tristesse, de jalousie, de désespoir ; et j’en ay banny tous les raisonnemens graves et mesme toute l’intrigue ; ce qui fait que toutes les scenes sont si propres à chanter, qu’il n’en est point dont on ne puisse faire une Chanson ou un Dialogue bien qu’il soit de la prudence du Musicien de ne leur pas donner entièrement l’air de Chanson, et de les accomoder au style du Theatre et de la representation ; invention nouvelle et véritablement difficile et réservée aux favoris des Muses galantes.
Leur second deffaut est dans leur maniere de Musique, laquelle, outre qu’elle ne plaist pas à nos oreilles à raison qu’elles n’y sont pas accoustumées, leur est assurément bien souvent importune pour ses Disparates et ses prétenduës belles saillies, qui tournent facilement en extravagances, ses detonations affectées et trop souvent répétées, et les licences dont elle est chargée, qui suivant leur tempérament ardent et passionné expriment admirablement bien les passions, et selon le nostre plus froid et moins emporté font une Musique de gouttieres. En cette Pastorale, outre l’avantage que j’ay rencontré d’une maniere de chanter plus accoûtumée parmy nous, et plus approuvée, et dans le vray plus reguliere et plus recherchée. J’ay fait choix de personnes d’élite instruits [sic] de longues années par les Maistres de l’art, dont la maniere est la plus à la mode et la plus fine.
Le troisiesme deffaut est la longueur insupportable de leurs pieces de quinze cents vers et de six à sept heures de representation, le terme ordinaire de la patience Françoise dans les spectacles publics les plus beaux et les plus diversifiez estant celuy de deux heures ou environ, particulierement dans les Musiques, lesquelles, pour belles qu’elles soient apres ce temps-là étourdissent, et lassent au lieu de plaire et de divertir. Nostre Pastorale n’a duré en tout qu’une heure et demie ou cinq gros quarts d’heure, et n’a gueres plus de cent cinquante vers.
Le quatrième est la longueur de leurs recits lesquels ils font parfois de cinquante ou soixante vers, ne considerans pas que l’oreille se lasse facilement d’entendre une mesme voix, pour belle qu’elle soit, et que le plus grand secret de la Musique, c’est la varieté continuelle des voix, des consonances et des mouvemens. Or, comme vous verrez, mes récits ou mes dialogues ne passent pas dix ou douze vers, horsmis en la dernière scène, qui est de trente-deux, ce que j’ay fait exprés parce que c’est une scène de chœur, pour faire entendre et goûter l’harmonie de toutes les voix jointes ensemble.
Le cinquiesme est qu’ils220 font trop souvent chanter les mesmes voix ou seules ou les unes contre les autres : Or cette Pastorale est variée de maniere que chaque voix ne fait qu’un ou deux petits récits au plus, et ne chante qu’une fois avec la mesme partie ; et cette variation avec le mélange des Ritornelles et des Symphonies faisoit un effet si merveilleux que loin de s’ennuyer on croyoit que la piece, qui duroit une heure et demie, n’avoit duré qu’un quart d’heure ce que tous ceux qui l’ont entenduë pourront témoigner.
Le sixiesme, qui les fera toujours échouër sur nostre Theatre, est le deffaut inévitable de chanter en une langue étrangere et inconnuë à la meilleure partie des Spectateurs, qui leur ravit la plus belle partie du plaisir de la Comedie, qui est celuy de l’esprit, et qui fait à leur égard ce qui arrive à peu prés à ceux qui voyent danser sans entendre les violons : ce qui est si vray que celuy qui compose les vers de celle que S. E. fait representer m’a confessé qu’il lui avoit souvent conseillé de les faire tourner et chanter en François, à quoy elle a répondu qu’elle ne faisoit pas ces choses tant pour le public que pour le divertissement de leur Majestez et pour le sien, et qu’ils aymoient mieux les vers et la Musique Italienne, que la Françoise.
Le septiesme est la nature de votre Poësie pour l’ordinaire enveloppée et obscure pour ses transpositions dans la phrase, ses licences, ses vieux mots usitez seulement dans les vers, et ses expressions métaphoriques et forcées qui passent parmy vous pour des conceptions admirables, et parmy nous pour de purs galimathias : au lieu que nostre poësie est reduite à présent à une pureté de langage qui en bannit les anciens mots ou de peu d’usage, les transpositions, les licences et les conceptions trop éloignées ou mesme trop ingénieuses quoy qu’elle conserve les beautez de la Poësie en la mesure, en la rime, aux belles figures, en la belle et naturelle expression des passions, en la douceur et en la majesté des mots et de la phrase Poëtique, plus ou moins toutefois suivant le génie et la capacité du Poëte, et cet avantage de netteté et de douceur d’expression sert extrêmement à la Comedie en Musique, parce que les vers estans facilement entendus des personnes les moins lettrées, particulierement en des sujets vulgaires, sur une absence, sur un retour, sur une inconstance, sur une irrésolution, sur une victoire amoureuse, et l’esprit n’estant point appliqué trop fortement, on gouste plus parfaitement et sans distraction le plaisir de l’oreille.
Le huictiesme deffaut qui reüssit au mesme desavantage et fait que l’on n’entend ny les paroles ny la Musique, est qu’ils ont toûjours choisy pour leurs representations des lieux trop vastes, dans lesquels les voix les plus éclatantes ne peuvent estre entenduës qu’à demy des personnes les plus avantageusement postées, au lieu que dans nostre sale d’Issy, qui ne pouvoit contenir avec le Theatre que trois à quatre cens personnes, on ne perdoit pas une parole, et quoy que l’on distribuast à chaque reprsentation les vers imprimez pour le soulagement des spectateurs, aucun ne fut obligé de recourir à son livre, et l’on entendoit tout, aussi distinctement, comme l’on feroit dans une Comedie recitée.
Le neufiesme, c’est l’usage des chastrez, l’horreur des dames, et la risée des hommes, à qui l’on a fait representer tantost l’Amour, tantost une dame, et exprimer des passions amoureuses, ce qui choque tout à fait la vray-semblance et la bienseance et toutes les règles du Dramatique. Sur ce point je n’ay rien à vous dire, MONSEIGNEUR, puisque vous connoissez la bonne mine et la gentillesse de nos acteurs et de nos actrices qui pourroient asseurément prattiquer admirablement bien ce qu’ils representent, et changer la feinte en vérité.
Ce que j’ay ajousté du mien, est que j’ay composé la piece de vers Lyriques et non pas alexandrins, parce que les vers courts et remplis de cesures et de rimes sont plus propres au chant et plus commodes à la voix qui reprend haleine plus souvent et plus aisément. J’ajouste à cela qu’estans plus variez, ils s’accommodent mieux aux variations continuelles que demande la belle Musique, ce qui comme vous sçavez a esté observé devant moy et prattiqué par les Gecs, et par les Latins. Ce qui m’est pareillement singulier en cette Comedie, c’est une maniere particulière de traitter les paroles de Musique françoises, dans laquelle il y a des observations et des délicatesses jusqu’icy peu connuës et qui demandent un art et un génie tout particulier. Quoy qu’il en soit, j’ay l’avantage d’avoir ouvert et applany le chemin, d’avoir découvert et défriché cette terre neuve et fourny à ma nation un modele de la Comedie Françoise en Musique, premierement dans le genre pastoral, mon Ariane leur en fera voir un dans le comique et dans le tragique, la Mort d’Adonis, à la composition de laquelle je me divertis depuis quelques jours, leur fera connoistre que l’on y peut reüssir dans tous les genres du Dramatique.
Mais, MONSEIGNEUR, que direz-vous de mon effronterie d’oser vous blâmer les ouvrages de vostre Nation, et d’improuver ceux de vos grands Musiciens qui traittent notre Musique Françoise d’ignorante et de ridicule : tout autre Italien que vous en seroit scandalisé, piqué, offencé, et mettroit la main sur le poignard, et moy je sçay bien que Monseigneur l’abbé de la Rovera que je connois d’un esprit desabusé, solide, franc et cosmopolitain, ne fera qu’en rire ; bien plus je m’asseure qu’il me sçaura bon gré de cette honneste liberté dautant plus qu’il sçait bien qu’en cela je n’ay d’autre esprit que celuy d’une loüable emulation, et que d’ailleurs j’ayme d’amour la Langue, le Païs et la Nation, comme le jugeront aiément ceux qui verront à la teste de ma version de l’AEneide deux grands cardinaux italiens qui m’honorent de leur protection et de leur bien-veillance, et ceux qui sçauront l’attachement particulier que j’avois pour vous pendant les années de vostre ambassafe. Pour vous, MONSEIGNEUR, vous vous imaginerez s’il vous plaist que cette Lettre est une de ces conversations d’aprésdinées entières que nous passions si souvent teste à teste dans votre cabinet terminées par le promenoir du Cours ou de la Plaine, desquelles il m’est resté un si doux et si cher souvenir. Je vous en supplie tres-humblement, et de croire que je conserve toûjours depuis vostre retraite les mesmes sentimens pour vous d’estime, de confiance et d’amitié respectueuse, et que je suis de tout mon cœur,
MONSEIGNEUR,
Vostre très-humble et très obeïssant serviteur
[PERRIN.]221
Annexe 3 : cantica pro capella regis, latine composita et Gallicis versibus reddita, Ballard, 1665222 §
Au Roy, §
SIRE,
Ayant remarqué que Vostre Majesté, portée par l’inclination qu’elle a pour la Musique, qui est celle de toutes les ames grandes et heroïques comme la vostre, et par le desir qu’elle a de porter dans son Regne ce bel Art au poinct de son excellence, a rassemblé avec beaucoup de soin et de succez les plus belles voix de son Royaume, et les meilleures Symphonistes, pour en composer la Musique de sa Chapelle, et l’a pourvueuë en suitte d’excellens Maistres, qui la rendent asseurément digne de vous, c’est-à-dire la plus belle musique de la terre, comme vous en estes le plus grand Roy : j’ay voulu contribuer de ma part ce qui seul y sembloit manquer ; qui sont de l’or et des pierres brutes pour ces excellens Artistes, d’agreables objets pour servir de modele à ces Peintres inimitables ; enfin, de belles paroles de musique pour ces incomparables Musiciens. Le succez que je me suis proposé de mon travail, et que j’ose promettre à V.M. est que la Musique recevant par elle son dernier ornement, et charmant tout ensemble l’oreille, l’esprit et le cœur ; l’oreille par de beaux sons ; l’esprit par de belles paroles, et le cœur par l’image des passions qu’elles y representent, enlevera desormais l’homme tout entier, et justifiera ce que nous ont dit les Anciens de son pouvoir et de sa force, qui nous a paru si fabuleux et si incroyable, par le deffaut de ceux qui l’ont traittée. Nous retrouverons, SIRE, dans ce siecle héroïque la Musique charmante du siecle des Heros, qui rassembla les bestes sauvages et fit mouvoir les arbres des forests ; au son de laquelle Arion attira son Dauphin, et Amphion bastit les murailles de Thebes. Nous ramenerons dans ce siecle de conquestes la Musique du siecle d’Alexandre, qui seule triompha de ce Conquerant, et excitoit ou calmoit à son gré les passions dans son cœur. Nous rapellerons dans ce siècle de triomphe et de paix la Musique de Rome la triomphante, que ses Empereurs promenoient par tout l’Univers avec tant d’acclamations des peuples. Ou plustost dans ce siecle de Justice, de Sagesse et de Pieté, nous renouvellerons cette Musique sainte et admirable, avec laquelle le Roy Psalmiste appaisoit la fureur de Saül, et calmoit les transports de sa manie, et que Salomon faisoit si glorieusement retentir dans le Temple de Hierusalem. Enfin, SIRE, nous reverrons en la personne de V.M. un nouvel Hercule Gaulois, qui par les charmes de sa Musique, comme l’autre par ceux de son éloquence, enchaisnera de chaisnes dorées nos cœurs et nos oreilles. Ces promesses, quoy que grandes, ne sembleront pas à V.M. du tout vaines et mal fondées, s’il luy plaist de se ressouvenir du succez qu’ont eu plusieurs de ces Cantiques, lorsqu’ils ont esté chantez dans sa Chapelle ; entr’autres celuy du Martyr que luy fit entendre l Sieur Expilly, lors de sa concurrence à la Maitrise, qui ravit toute vostre Cour, et fit dire à V.M. qu’il auroit combattu avec des armes avantageuses ; et en suitte ceux dont il l’a regalée pendant son quartier, de Sainte Anne et de la Vierge Martyre ; celuy que luy fit entendre à Versailles le Sieur Lulli, qui commence, O lachrymae, et ceux qu’a mis en musique Monsieur Gobert, pour V. M. et pour Monseigneur le Dauphin. Ce qui donne lieu d’esperer pour les autres, dont quelques uns surpassent encor ces premiers en beauté et en variété d’entreprises, qu’ils ne luy donneront pas un moindre divertissement, s’il lui plaist d’en entendre par la suitte, et de les faire mettre en musique par ses Maistres. C’est le fruit que j’attends de mon ouvrage, et que V.M. soit persuadée par cét essay leger, que je veux desormais consacrer toute mon étude à l’avancement de sa gloire et de ses plaisirs, et m’appliquer uniquement à luy témoigner que je suis,
SIRE,
De V. M.
Le tres-humble, tres-obeïssant et tres-fidele sujet et serviteur,
PERRIN.
Avant-propos. §
Puisque je donne au public des pieces de Poësie d’une invention nouvelle et inconnuë aux anciens Grecs et Latins et à leurs modernes imitateurs Italiens, Espagnols et François ; il est bien juste que je m’explique à luy des raisons sur lesquelles je me suis fondé dans leur composition, et qui m’ont obligé de m’égarer des routes communes. Pour les biens concevoir il faut observer qu’il y a de deux sortes de pieces de musique, la Chanson et le Motet. La Chanson n’a qu’un mesme chant ou une mesme musique, qui se reprend sur divers couplets répondans aux premiers ; et le Motet est une piece variée de plusieurs chants ou musiques liées, mais differentes. Ainsi les Phrases ou les Stances des paroles qui leur répondent peuvent estre variées en nombre et en longueur de vers, et mesme le doivent estre à la rigueur ; car bien que sur des strophes égales on puisse faire des chants et des mouvements differens, et faire chanter differentes parties ; toutefois la varieté de la pièce sera encor plus grande et la composition plus facile pour le Musicien, quand il y aura une variété affectée dans les Stances et dans les versets, et qu’ils seront composez pour un changement continuel et des entreprises suivies et liées de chants, de parties, et de mouvemens. C’est par cette raison qu’ayant à composer des paroles de motets pour la Messe de la Chapelle du Roy, j’ai suivy cette methode, et loin d’imiter j’ay évité les traces des anciénes et modernes Odes ou Chansons Grecques et Latines.
C’est aussi par cette mesme raison de varieté, qu’au lieu de m’attacher à suivre, comme elles, dans les vers le nombre et la quantité des syllabes, qui assujettissent en quelque façon le Musicien, sinon à l’air, du moins à la mesure, et ne servent que d’embarras dans les compositions tant de Poësie que de Musique de cette nature, j’ay composé mes pieces de vers libres, non seulement pour le nombre et pour la longueur, mais mesme pour la quantité des syllabes ; me contentant d’observer dans le nombre, que les vers ne passent pas celuy de dix ou onze syllabes, et pour la quantité qu’ils soient composez d’un beau mélange de longues et de briéves à discretion . Ainsi le Musicien qui travaille dessus a plus de liberté de s’égayer dans ses chants, et trouve les desseins de son motet marquez et plus qu’ébauchez.
J’ay composé mes Cantiques de vers leonins ou rimez, dautant que j’ay observé que les rimes, qui sont vitieuses dans la prose Latine, et mesme dans les vers recitez, parce qu’elles rebattent l’oreille d’un mesme son, sont avantageuses dans les vers de musique, en ce qu’elles marquent agreablement les cadences ou les cheutes et les pauses de la voix, et les imitations et les relations de chant, qui en font toute la beauté, par les imitations de son et de terminaisons dans les paroles qui composent les rimes. C’est aussi par cette raison qu’ainsi que tous les Musiciens ont remarqué, les Poësies libres et rimées, Italiennes, Espagnoles et Françoises, sont plus propres à la Musique que les vers Latins ou Grecs, à moins qu’ils ne soient aussi rimez, comme le sont ceux-cy, et quelques unes de nos hymnes et proses de l’Eglise.
Cette maniere de composer des hymnes a esté, comme nous avons dit, ignorée par les Grecs et par les Latins, mais non pas par les Hebrieux, qui l’ont pratiquée devant nous : en sorte que les Cantiques et Pseaumes Hebrieux de David et des autres sont à peu près composez sur le pied des nostres, de proses rimées ou non rimées, distinguées par versets ou phrases inégales, et bien mélées seulement de syllabes longues et briéves. Aussi n’avons-nous pas appelé nos paroles de motets, hymnes, odes ou chansons, comme les Grecs et les Latins, mais Cantiques ou Pseaumes, comme les Hebrieux, desquels nous avons reconnu les premiers et suivy les maximes.
Mais il ne suffit pas d’observer toutes ces regles dans la composition des Cantiques, il faut que la matiere, les entreprises, les styles, les phrases, les mots et les rimes en soient lyriques et propres à la musique. La manière de les faire tels nous l’avons expliquée dans nostre art Lyrique, qui est un traité particulier, par regles et par exemples, de la façon de composer toute sorte de paroles de musique , Latines, et Françoises ; lequel le public verra quelque jour si je me détermine de le luy donner , et de reveler un art inconnu jusqu’icy, qui m’a cousté tant d’étude et d’application, duquel sont partis ces Pseaumes ret plus de cinq cent pièces de Poësie Lyrique, qui ont couru et courent tous les jours la Cour et le monde, mises en musique par tous les illustres Musiciens du Royaume.
Vous observerez que bien que parmy ces Cantiques on n’en trouve pas de composez de strophes reglées à la manière ancienne, il y en a pourtant quelques uns commencez et finis, et mesme coupez de reprises et de rondeaux ; car comme ces jeux et ces gentillesses reüssissent asseurement bien dans la Musique, je n’ay pas jugé qu’il les fallut bannir de nos motets, mais seulement en user rarement et discretement.
Pour la latinité, j’ai taché de la faire belle et bien construite, mais facile à concevoir ; et pour cet effet je l’ay composée, autant que j’ay pû, de mots et de phrases répondantes à nos mots et à nos phrases Françoises : ainsi mesme elle imite en quelque façon la simplicité du style de l’Ecriture, comme il est ordonné par l’Eglise.
J’ay mis à costé de la page la version en vers François, pour soulager ceux qui ne sçavent que peu ou point le Latin : en sorte que les personnes les moins lettrées peuvent entendre aisément nos Cantiques Latins, par la comparaison des François. Il est vray que comme ces derniers ne sont destinez que pour servir d’interpretes aux Latins, ils ne sont pas si propres à estre mis en musique, et observent moins les regles de la composition Lyrique.
C’est ce que le Lecteur observera en les lisant ; comme au contraire il fera reflexion, en lisant les Cantiques Latins, qu’ils sont composez pour le chant, et non pas pour la recitation.
Pour la nature de la version, elle est à peu près pareille à celle de nostre Eneïde, c’est-à-dire toujours phrase pour phrase, sans rien innover ; et mot pout mot, autant que le peuvent souffrir les regles de nostre langue et de nostre Poësie, sinon par les plus proches et plus beaux équivalens. Ce qui doit sembler à mon avis assez curieux et assez nouveau dans cét ouvrage, est que le mesme autheur ait exprimé en vers les mesme pensées, en deux langues diverses, si naturellement et avec tant d’art et de fidelité, qu’on ne peut qu’à peine discerner quels vers sont les originaux : bien que les plus entendus connoissent assez par la hardiesse du trait que ce sont les Latins.
Pour la longueur des Cantiques, comme ils sont composez pour la Messe du Roy, où l’on en chante d’ordinaire trois, un grand, un petit pour l’élevation et un Domine salvum fac Regem : J’ay fait les grands de telle longueur, qu’ils peuvent tenir un quart d’heure estans bien composez et sans trop de repetitions, et occuper depuis le commencement de la Messe jusqu’à l’élevation. Ceux d’élevation sont plus petits, et peuvent tenir jusqu’à la Post-communion, que commence le Domine.
Je sçay que peu de gens Sçavans entendent assez la musique pour penetrer dans mon esprit et dans mes desseins en leur composition, et que la meilleure partie des Musiciens sçavent aussi trop peu dans la langue Latine, pour les bien comprendre et les bien executer. Mais nous ne vivrons pas toujours en des siecles tenebreux, et l’inclination que nostre grand Monarque témoigne pour la Musique, nous donnera quelque jour des Amphions et des Orphées, qui feront bien encor d’autres découvertes dans ces terres inconnuës.
Il y en a pour les premieres festes de l’année et pour les Saints principaux : mais il en reste à composer, non seulement pour beaucoup de Saints, Apôtres, Martyrs, Vierges et Fondateurs d’Ordres ; mais encor des Cantiques à fantaisie, petits et grands, sur toutes sortes de sujets pieux, que je me suis proposé de faire, qui tous ensemble pourront monter à cent cinquante Pseaumes Hebrieux, lesquels expliqueront les mysteres de la loy et du culte nouveau du Christianisme, et traitteront la devotion moderne, comme ces derniers ont traité celle des Hebrieux et de l’ancien Testament, éloignée bien souvent de l’usage et des mœurs de l’Eglise.
Dés que ces Cantiques parurent à la Cour, certains Critiques s’éleverent contre, avec beaucoup de chaleur, lesquels n’en sçavoient ny la raison ny l’usage ; la raison qui veut que là où l’Eglise manque à nous donner des paroles et des hymnes pour ses solemnitez, comme nous voyons en beaucoup de festes principales de la Vierge et des Saints, nous suppléons à ce deffaut : cette bonne mere trouvant toujours fort raisonnable et conforme à la piété Chrestienne, que les loüanges de Dieu et des Saints soient chantées, principalement sur ses paroles et sur celles de l’Ecriture, mais à ce deffaut sur des paroles pieuses et par elles approuvées, lesquelles, outre l’avantage commun qu’elles auront, d’estre conformes à son esprit et à son langage et à celuy de l’Ecriture et des Peres, auront encor celuy d’estre propres et speciales pour la Musique, et composées sur les regles de l’art, sur lesquelles non seulement l’Ecriture ne fait point de reflexion, si ce n’est dans les Cantiques et les Pseaumes du vieil Testament, mais mesme que tous les Peres de l’Eglise, qui ont composé des hymnes, semblent avoir ignorées, comme il nous seroit aisé de justifier. Ce qui est si vray et si approuvé, que dans toute l’Italie, et à Rome principalement, qui est le Siege de l’Eglise, dans toute l’Espagne, et presque par toute la France, particulierement en Languedoc et en Provence, où les peuples sont plus adonnez et plus entendus à la Musique, les Eglises ne retentissent que de ces sortes de motets, sur des paroles faites et ajustées à la Musique, soit en prose soit en vers, quoy qu’imparfaites en comparaison de ces Cantiques. Il est vray que devant nous, dans ces sortes de paroles que les Musiciens ont composées, le plus souvent ils se sont tenus si rigoureusement, non seulement à celles de l’Ecriture, mais à ses phrases toutes entieres que ces pieces n’ont esté pour la pluspart que des phrases de l’Ecriture ramassées et mal cousuës ensemble, et appliquées à quelque sujet pieuc ou à quelque solemnité, lesquelles ainsi ont esté toujours obscures, forcées, mal-sonnantes à l’oreille et peu propres au chant, et ont toujours panché sur le galimatias, et ressenty la friperie. Je confesse qu’en cela j’ay esté moins scrupuleux, et que je me suis un peu éloigné de l’usage commun, mais je ne puis à mon avis estre blasmé de m’estre tiré d’une imitation de choses mauvaises, et d’ailleurs inutiles et non commandée par l’Eglise, d’avoir retranché les anciens abus, pour introduire un usage meilleur, avantageux pour la gloire des Saints et pour porter la Musique au point de son excellence. C’est le sentiment des plus sensez et celuy de Monseigneur le Cardinal Antoine, Grand Aumosnier ; de Monseigneur l’Archevesque de Paris, de Monseigneur de Perigueux, Maistre de la Chapelle, de Monseigneur l’Evesque d’Acqs, et de beaucoup de personnes illustres, de qualité, de rang et de merite, qui ont leu de bout en bout cét ouvrage, et je puis dire avec estime et plaisir. Aussi voyons-nous que les Maistres de la Chapelle ne font plus desormais de difficulté là-dessus, et qu’ils composent tous les jours sur des paroles semblables, particulierement leurs motets d’élevation.
Annexe 4: Recueil des paroles de musique, paratexte223 §
A Monseigneur Colbert §
Monseigneur.
Je vous presente en ce recueil un Parterre semé de toutes les fleurs du Parnasse Lyrique, depuis l’humble violette jusqu’à la Pesche savoureuse, depuis l’aigre Epine Vinette jusqu’à la figue douce : in Jardin composé de toutes les plantes, depuis le petit Hysope jusqu’au plus grand Cedre. Peut-estre que dans une si grande varieté, vous trouverez de quoy satisfaire vostre esprit, et qu’en lisant ces pieces, il s’en trouvera dans le nombre qui auront l’avantage de le divertir. Elles contenteront peut-estre aussy vos oreilles, quand il luy plairra de les entendre, et si la curiosité, Monseigneur, vous prend en les lisant de sçavoir le succès de quelq’une d’elles dans la musique, comme elles ont esté toutes mises en musique par d’excellents Maistres, à mesure que je les ay composées, je puis vous les faire entendre sur le champ et sans préparation ; mesme dans la pratique que j’ay depuis longues années de tous les gens de Musique, ou Maistres, ou Chantres, j’ose vous repondre de leur bonne execution. Dans le nombre de ces derniers il y en a beaucoup qui ont diverty S.M. et ont esté chantées devant elle par sa musique ou de Chambre ou de Chappelle. Mais il y en a aussy quantité qui ne l’ont pas esté, et n’ont point eu d’execution, et quy sont pourtant les plus belles à mon jugement et pourroient luy donner un divertissement tres nouveau et tres agreable. Entre lesquelles sont de grands Recits, des Pieces de Concert, des Mascarades et des Comedies en musique, dont la musique est toute composée et preste à executer. Comme je sçay, Monseigneur, qu’en travaillant principalement pour la gloire et pour la grandeur de nostre Monarque, vous ne negligez pas ce qui peut contribüer à ces plaisirs, j’ay creu qu’en lisant ce Recueil vous pourriez peut estre prendre le dessein de luy donner le divertissement d’entendre executer en musique quelques unes de ces nouveautez, et c’est dans cette veüe et pour vous laisser la liberté de le fer, qu’avant que de faire imprimer cet ouvrage et d’entendre les paroles publiques, je vous les presente en manuscrit. En vérité, Monseigneur, j’ose vous dire qu’il y va de la gloire du Roy et de la France de ne pas souffrir qu’une Nation, par tout ailleurs victorieuse, soit vaincüe par les etrangers en la connaissance de ces deux Beaux Arts, la Poesie et la Musique ; en laquelle il faut confesser qu’il y a quelques années que les Italiens nous surpassoient de bien loin. Pour moy, Monseigneur, je me sens touché d’une forte envie, non seulement de les imiter et de fer voir que nostre langue et nostre Poesie sont capables des mesmes beautez que la leur et qu’elles ont les mesmes avantages pour la musique ; mais de monstrer mesme à toute l’Europe que nous pouvons encherir sur leurs connoissances et sur leurs inventions. C’est avec un plaisir extreme, quoy que fondé seulement sur la gloire de la nation, et sincerement sans nul rapport à moy mesme, qu’aprez les avoir imité dans leurs grands Recits et dans leurs Pieces de concert, je voy qu’à leur tour ils m’ont imité dans mes Cantiques, et qu’ils en ont fait à Rome depuis peu sur le modele de ceux que j’ay donnez nouvellement à la Chappelle du Roy, et mesme que je puis dire que j’ay evité avec succez les deffauts de leurs Comedies en musique qui les rendoient insupportables au goust françois, et que j’ay fait entendre à la France et à S.M. des modeles plus agreables de ces sortes de compositions. Je croy Monseigneur que vous qui avez tant à cœur l’etablissement et le progres des Arts en ce Royaume, et qui y travaillez tous les jours avec tant de soins et de succes, vous n’aurez pas moins d’emulation pour l’avancement de ceux qui composent toute la joye du monde, le plus grand des plaisirs de S.M. et l’ornement de sa Cour : et j’espere que vous ne me refuserez pas la grace de m’appuyer aupres de S.M. en de si glorieuses entreprises, et l’honneur que je vous demande de vostre protection : d’autant plus que j’ay toujours eu une veneration singuliere pour vostre merite, et un desir ardent de vous la temoigner par quelque present agreable et digne de vous. Je souhaite de tout mon cœur que celuy-cy soit assez heureux pour vous plaire, et pour vous persuader avec combien de respect et de zele je suis
Monseigneur,
Vostre treshumble et tres
Obeyssant serviteur
P.Perrin
Avant-propos §
Le seul titre de ce livre et le denombrement des pièces qu’il contient convaincront facilement le Lecteur de cette verité, que de tous les recueils de Poesie Lyrique anciens et modernes, aucun n’a fait voir au public ny tant de varieté ny tant de nouveautez. Les Hébrieux n’ont pas passé le Cantique et le Pseaume, les Grecs et les Latins, l’Ode ou la Chanson, le Dialogue et quelques musiques de Comedies recitées ; Les Allemands, Flamans, Anglois, Espagnols, et François, les Airs, les Chansons, et les Dialogues ; les Italiens ont renvié sur eux les grands Recits, les Pieces de concert et les Comedies en musique : Et cet ouvrage fait voir, non seulement un meslange de toutes ces pieces et introduit en France les grands Recits à l’italienne, composez de plusieurs chants liez, les Pieces de concert, composées de musiques liées, et les Comedies en musique, mais encor de Cantiques et des chansons Latines pour l’Eglise, sur le pied des paroles françoises, en proses rimées, que j’ay nouvellement inventée. Tout s’y trouve, la musique sainte et profane, la grave et l’enjoüée, la Latine et la Françoise, celle de Chambre, celle d’Eglise, et celle de Theatre, celle de jour et celle de nuit : et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que toutes ces pieces sont eprouvées, et ont esté mises en musique, depuis huit ou dix ans que j’ai commencé à m’appliquer à ces sortes de compositions, par tous les Intendants et Maistres des Musiques Royales dont les noms sont ecrits à la marge de chaque piece, Msrs Boesset et Baptiste Lulli, Surintendant de la musique de la Chambre du Roy, MrLambert Me de la mesme musique, Sablieres, Mede la musique de Monsieur, Cambert, Mede celle de la feüe Reyne, Moulinié, Mede celle de feu Monsieur, Gobert, Robert, Dumont et Espilly, Mesde la musique de la Chapelle du Roy, et plusieurs autres illustres et excellents hommes ; et que la pluspart ont esté entendües et chantées devant la Cour par les musiques Royales qu’ils commandent ; et pour les Airs et les Chansons l est peu de gens qui ne se soient divertis à les chanter, d sorte que l’on peut dire de ces compositions, qu’elles ont epandu la musique et la joye par tout le Royaume. Il est vray que ces diverses pieces ont eu divers succez, ce que j’attribüe partie à l’inégalité de leur valeur, et à la justice que leur ont rendüe les ecoutants, partie au caprice de ceux-cy, à leurs passions, à leur diverse capacité, et à leurs interests, et enfin à la bonne ou mauvaise fortune. Pour moy, suivant ma froideur ordre, j’ay tout entendu, sans m’elever pour les loüanges, ny sans me rebuter pour les mepris ; dans la seule veüe de fer mon profit des raisons alleguées ou pour l’approbation ou pour la censure*, de me corriger de mes deffauts et d’entrer dans l’esprit et le goust du siecle. Je dy le bon goust, car si nous eussions voulu nous en tenir au sens vulgaire, nous n’aurions pas passé l’air et la chansonnette : mais comme en ces pieces j’ay bien eu la complaisance* de vouloir contenter les Dames et les Cavaliers, qui sçavent la musique Cavalierement, ils me pardonnneront si j’ay osé travailler aussy pour les sçavants et pour avancer la perfection de l’art, et introduit des pieces de musique plus grandes et plus serieuses ; il me semble que ces premiers sont assez bien partagez pour ne rien envier aux derniers ; et de ma part, je leur déclare que je leur abandonne volontiers Nanette pourveu qu’ils me laissent Adonis. Mais en vérité [ligne effacée dans le manuscrit] chanter l’un à pleine teste et fronder l’autre au petit coucher, je ne sçay ce qu’en diront ceux qui les verront maintenant au jour, et quel jugement ils feront de leur esprit et de leur Critique. Je leur demande encore en faveur de cette velle la permission d’entretenie ces derniers dans cet avant-propos le plus succintement que je pourray de quelques observations que j’ay faites sur la composition des paroles de musique et des regles sur lesquelles j’ay travaillé, lesquelles sont entierement necres à sçavoir pour l’intelligence de cet ouvrage.
Et pour Commencer par la composition des paroles en general ; j’ay creu que la fin du Poete Lyrique estoit de donner lieu à une musique parfaite et accomplie, qui pour enlever l’homme tout entier, touchast en mesme temps l’oreille, l’esprit et le cœur ; l’oreille par un beau son, resultant tant des paroles que de la musique, l’esprit par un beau discours et par une belle composition de musique bien entreprise et bien raisonnée, et le cœur en excitant en luy une emotion de tendresse.
Sur ce pied j’ay taché de fer mon discours de musique beau, propre au chant et pathetique : et dans cette veüe j’en ay toujours choisy la matiere dans les passions tendres, qui touchent le cœur par sympathie d’une passion pareille, d’amour ou de hayne, de crainte ou de desir, de colere, de pitié, de merveille,etc. et j’en ay banny tous les raisonnements serieux et quy se font dans la froideur, et mesme les passions graves, causées par les sujets serieux, qui touchent le cœur sans l’attendrir. Ma raison est que toutes ces sortes de discours, qui partent d’un cœur froid et reposé, se doyvent prononcer dans la bienseance d’une voix assortie, c’est-à-dire egale et moderée, qui ne se haste, ny ne se rallentit, ne s’eleve ny ne s’abaisse que modérément et par des intervalles et des mouvements peu notables : ce qui ne peut s’accorder avec le chant, lequel flechit et change incessament la voix en des tons fort eloignez et des mouvements fort divers, au lieu que les impulsions et les emotions du cœur tendres et enjouées s’expriment agreablement et naturellement par des voix emportées et inegales. Ainsy, pour les matieres Lyriques, je me suis borné au merveilleux, à l’amoureux et à l’enjoüé.
J’ay mesme observé que les personnages de musique que j’ay fait chanter fussent eux-mesmes admirateurs, amoureux ou enjoüez, comme sont les Poetes, les musiciens, les amants, les Bergers, les Rustres, les Yvrognes, les Femmes, les Engants, etc. et j’ay choisy dans la Fabe et dans l’Histoire ceux qu’elles nous disent avoir dansé ou chanté volontiers, Apollon, Pan, Pallas, Orphée, les Amours, les Nymphes, les Bacchantes, etc. David, Salomon, les Trois enfants dans la fournaise etc. et j’ay fuy les personnages graves, en qui les emportements du chant sont impertinents coe les vieillards, les Magistrats, etc. J’en ay banni mesme les personnages allegoriques graves, comme les Vertus, l’Europe, la France, la Justice, la Raison, etc. non pas les amoureux ou les enjoüez, comme la Poesie, la Musique, le Jeu, l’Enfance, l’Yvrognerie, l’Amour, la Folie, etc.
Pour la pensée je l’ay fait rouler sur les objects et sur les actions qui tombent naturellement et de proche en proche dans les sujets que j’ay voulu traitter. Dans les matieres qui doyvent exciter la joye ou l’admiration serieuse j’ay choisy les objects de la nature les plus beaux, les plus plaisants et les plus admirables, le Ciel, les Astres, la verdure, les fleurs, les ruisseaux, les oyseaux , les Zephirs, etc., et les actions de plaisir et de merveille, chanter, danser, dormir, faire l’amour, s’entretenir de choses agreables, combattre, voler, courir legerement, etc. Dans les matieres facetieuses j’ay employé de mesme les objects et les actions ridicules, les Pitauts, les filles de village, les vieilles, les hommes difformez, et tout ce qui porte le caractère de la nature contrefaite ; et pour les actions, joüer, tomber, rire, fouetter etc. Enfin dans les matieres qui doyvent exciter la tristesse ou la pitié, j’ay pris mon sujet sur les objects qui excitent cette nature des passions, les desert, les rochers, les cavernes, ls prisons et toutes les choses qui portent dans les cœurs des images d’horreur ou de compassion. J’ay recherché aussy de fer la pensée fine et délicate, mais j’ay evité celle qui est trop ingenieuse et trop profonde, parce qu’elle amuse trop l’esprit de l’ecoutant, et empeche l’application de l’oreille à la musique, qui doit estre la fin principale du Poete Lyrique.
Quand à l’expression comme la matiere du vers est toute pathetique, je l’ay faite aussy autant que j’ay peu toute passionnée, et toute composée des figures les plus fortes et les plus pathetiques, d’exclamations de joye, de douleur, et de merveille ridicules et serieuses, d’interrogations, de plaintes, de sentences pathetiques, d’oppositions, de repetitions de paroles, de conversions de Phrase, de prieres, d’invitations et d’invocations, d’Apostrophes aux choses insensibles, et de cheutes fines et surprenantes. J’ay tenu la phrase entierement dans sa construction naturelle, afin que l’esprit ne fut aucunement peyné à la comprendre, et pour cet effect j’ay fait repondre son ordre à l’ordre de la conception humaine et du discours ordre en sorte que les choses regissantes precedent toujours les choses regies, comme en la bonne prose vulgaire, et j’ay evité curieusement toutes les transpositions eloignées ou hors d’usage. Je l’ay rendüe autant que j’ay peu douce et biensonnante à l’oreille en evitant avec soin jusqu’aux moindres rudesses, et bien plus exacltement que les plus sensés ne font dans la poesie destinée pour la recitation. Je l’ay faite courte et couppée de sens, de cesures et de rimes, pour donner plus de repos et d’aysance à la voix, et afin de rendre la phrase capable des repetitions de paroles que demande la musique pour quadrer à ses repetitions et à ses imitations de chant. J’ay evité les frequentes elisions, partment dans les cesures, parce qu’elles derobent cette aysance et ce repos à la voix, et l’obligent à continuer le chant tout d’une haleine, et travaillent ainsy la poitrine et la voix. Je l’ay faite juste et exacte, fournie de tous les mots necreset purgée de tous les superflus. Enfin j’ay taché de la rendre elevée et poétique, mais moderement et sans hyperboles trop enflées, sans allusions aux fables peu connües, et sans metaphores trop eloignées, ou hors d’usage.
Pour les styles, comme l’ame touchée de sentiments de douleur ou de joye s’emporte, languit ou ressent une emotion moderée ; dans l’expression qu’elle en fait par les discours, j’ay fait et observé la difference de six sortes de styles ; le joyeux emporté, le joyeux languissant et le joyeux modéré ; et de mesme le douloureux emporté, le languissant et le moderé ; et agin que le musicien pût bien varier la musique, tant pour les chants que pour les modes et les mouvements, j’ay taché de bien varier aussi mes styles, particulierement dans les longues pieces, et de passer souvent de l’un à l’autre, mais non pas brusquement du languissant à l’emporté, et de l’emporté au languissant, sans mesler entre deux le style moderé. Ainsy les expresions sont plus naturlles et plus agreables, et n’obligent pas le musicien de fer dzes oppositions si brusques de chants et de mouvements lesquelles estants trop proches sont aussi vitieuses dans la musique.
Pour la quantité des syllabes. Comme on doit observer necessairement dans les vers de musique les syllabes brieves et longues, parce qu’elles repondent à des notes de mesme longues et brieves, je l’ay exactement et regulierement observée dans toute mes compositions Lyriques et vien qu’à raison des e. mols de nostre langue, cette quantité y soit peu marquée, et que les syllabes en soient presque toutes douteuses, et puissent quadrer ainsy à toutes sortes de notes ; neantmoins j’ay observé les syllabes qui sont necessairement longues ou brieves, et quand j’ay travaillé pour une mesure libre, j’ay taché de fer une belle varieté de syllabes longues et brieves, ou de syllabes douteuses ; en sorte qu’il n’y en eut pas plus de trois ou quatre longues ou brieves de suitte ; et lors que j’ay composé pour un chant donné, j’ay fait quadrer les syllabes brieves ou douteuses aux notes brieves, les syllabes longues ou douteuses aux notes longues. Or, de cette quantité l’oreille est la balance, et la connoit aysement par l’usage.
Quant aux mots Lyriques. Je les ay choisis courts, en sorte qu’ils ne passent pas quatre syllabes, et bien meslez de syllabes longues et brieves, ou composez de syllabes douteuses. J’ay observé qu’ils fussent dans l’usage du monde galant, qu’ils fussent doux et biensonnants à l’oreille, doux et legers dans l’espression des choses douces et legeres, et doux et pesants dans celle des choses pesantes et tardives : et qu’ils expriment dans leurs sons ou dans leur prononciation, quelque image des objects, des actions, des passions, ou des sons qu’ils figurent.
Pour les Rimes. J’ay toujours observé dans mes rimes feminines que la syllabe penultieme sur laquelle on fait ordmt la cadence, qui demande une tenüe de boix et une note longue, soit aussy longue ou douteuse ; mais le plus souvent longue et bien marquée : à quoy la pluspart de ceux qui composent pour la musique ne font d’ordre point de reflexion.
Pour l’etendüe du vers Lyrique. Je l’ay tenüe depuis une jusqu’à treize syllabes à l’ordre, evitant toutesfois le vers masculin de neuf ou d’onze syllabes et le feminin de dix ou de douze, et couppant en ce cas plutost le vers en deux.
Quant au meslange des vers masculins ou feminins, il est veritablement agreable pour varier les cadences en masculines et en feminines, mais non pas tout à fait necrecomme dans la Poesie recitée, parce que la variété du chant donne assez de varieté aux vers, et que les masculins dans les chansons sont plus frequents que les feminins, à cause qu’ils marquent mieux les battements de danse qui les composent. J’ay observé seulement qu’il n’y eut pas dans les compositions libres plus de trois vers de suite de mesme rime, si ce n’est dans les choses facetieuses et enjoüées où l’on affecte le ridicule et l’irregulier.
Pour les stances. Je n’ay pas passé le huitain et j’ay trouvé que les meilleurs sont les Distiques, les Quatrains, Cinquains et Sixains de petits vers, ou de vers irreguliers : parce que, comme nous avons dit, plus la phrase est courte et couppée, plus elle est propre pour la musique. Je l’ay composée de vers reguliers ou irreguliers à phantaisie, quand j’ay travaillé pour une mesure libre : ais le plus souvent d’irreguliers, parce qu’ils donnent lieu à plus de variété dans les chants.
Voyla les regles à peu pres que j’ay observées dans la composition des paroles de musique en general. Pour ce qui regarde les pieces, elles repondent aux pieces de musiques pour lesquelles elles sont composées qui sont ou des recits pour une voix seule, ou des pieces de concert pour plusieurs voix. Les Recits pour une voix seule comprennent l’Air, la Chanson et le grand Recit, et les Pieces de concert comprennent les Dialogues, Duos, Trios, Quatuor, et Pieces de chœurs, tant pour la chambre et pour la nuit, que pour l’Eglise et pour le Theatre. Or de chacune de ces pieces nous avons donné des exemples dans ce recüeil, sur lesquelles il est à propos de donner un mot d’ eclaircissement.
L’Air marche à mesure et à mouvement libres et graves, et ainsy il est plus propre pour exprimer l’amour honneste, et les emotions tendres qu’il cause dans les cœurs, de douleur ou de Joye, par les divers rencontres et evenements de presence, d’eloignement, de retour, de poursuitte, de desir, d’esperance, de crainte, de colere, de mepris, de jouyssance, etc. Il n’excede pas la valeur de six grand vers, ny ne se borne pas aussy à moins du grand Distique ; les meilleurs à mon avis sont les quatrains, cinquains, ou sixains de vers irréguliers. Il peut estre composé de trois parties, mais il reussit mieux à deux, qui quadrent à deux reprises de chant. Il peut estre meslé de Rondeaux, au commencement, au milieu milieu, à la fin, ou en quelque endroit que ce soit, et ces jeux mesmes ont beaucoup de grace dans la musique, parce qu’ils donnent lieu aux reprises et aux repetitions, imitaitons et relations de chant, sur lesquelles roule toute a beauté. Or de ces Rondeaux et de ces reprises les cheutes et les liaisonsz doyvent estre fines et bien tournées et les significations le plus que l’on peu equivoques et differentes. L’Air aussy doit avoir comme eux generalement une Cheute ingenieuse, et doit estre proprement un Madrigal de musique ; toutefois il suffit bien souvent du beau tour et de l’expression pathetique, mais quand l’un et l’autre s’y rencontrent, l’ouvrage est de tout point achevé.
A raison de la brievieté et que les matieres serieuses ennuyent aysement, on ne luy donne qu’un second couplet ou une seconde stance, dont les regles sont, qu’elle doit estre exactemt. pareille à la premiere, non seulement quant à la liaison du sens au nombre et à la longueur des vers, à la quantité des syllabes et aux cesures et pauses ou appuis de voix ; mais elle doit mesme conserver les figures principales du premier couplet, partmt quand elles sont fort marquees, comme sont celles de l’exclamation, de l’interrogation et de la plainte. Or dans ces seconds couplets on doit conserver autant qu’on peut, les reprises finales des premiers, mais on peut aussy es changer et en substituer d’autres en leur place, au cas du deffaut des rimes ; comme vous verrez en quelques uns de nos airs. Pour les Airs en Rondeaux, ils peuvent se passer de second couplet, parce que les paroles du Rondeau se retrouvants à la fin ainsy qu’au commencement du premier couplet, on en redit volontiers la suitte, et l’on repete l’air entier qui tient lieu de second couplet : toutesfois on en peut fraussy qui se lient aux paroles du Rondeau, comme vous verrez en quelques-uns des nostres : ou mesme de seconds couplets à phantaisie en conservant seulement la figure du Rondeau pour quadrer à ses reprises de chant.
La Chanson differe de l’air, en ce que l’Air suit comme nous avons dit une mesure libre, et la chanson un mouvement reglé, ou de danse ou autre ; et cela ou en son tout ou en quelques-unes de ses parties. Les plus communes se font pour des chants ou sur des chants de danses, graves ou legeres. Les graves sont les Sarabandes, les Gavottes graves, et les Courantes, et demandent des paroles tendres et serieuses, pareilles à celles des Airs ; et des Chansonnettes de danses legeres, comme Gavottes legeres, Menuets, Gygues, Passepieds, Bourrées, Canaris, Gaillardes, airs legers de ballets, etc. quadrent mieux à des paroles enjoüées ou champestres. Vous en trouverez icy de composées sur des chants ou pour des chants pareils de toute sorte, mesme d’aucunes composées pour quadrer à des mouvements de danses diverses, et quy sont moitié Gavottes, et moitié Gygues, ou moitié Gygues et moitié Bourrées etc. Or, la manière de composer des chansons pareilles qui quadrent à toutes les danses, qui est toute de mon invention et d’un succes merveilleux, je me reserve à l’enseigner au public, quand je luy donneray mon Art Lyrique, qui monstre la manière de composer des paroles de musique et celle de les bien mettre en musique et de les bien chanter, dont cet avant propos est comme un raccourcy que je luy donne par avance. Là j’expliqueray les choses plus au long et je traitteray l’Art à la manière des Arts, par regles et par exemples, et j’enseigneray plusieures choses curieuses et par moy inventées, entre autres la manière de composer des paroles sur un chant noté sur la note mesme. Il seroit à désirer que pour examiner et pour fixer les regles de cet Art si utiles pour l’avancement et pour la conciliation de la Poesie et de la Musique, sa Majesté voulût establir une Academie de Poesie et de musique, composée de Poetes et de Musiciens, ou s’il se pouvoit, de Poetes musiciens, qui s’appliquassent à ce travail, ce qui ne seroit pas d’un petit avantage au public ny peu glorieux à la nation.
Vous trouverez en suitte dans cet ouvrage un recueil de grands recits composez pour plusieurs chants liez, premierement pratiquez par les Italiens, et que j’ay aussy le premier introduit en France, le premier qui y ay testé chanté estant celuy que vous verrez icy de Polypheme jaloux, que j’ay tiré d’un recit Italien sur un pareil sujet, et mis en musique par le SrMoulinié, et le second la mort de Tysbé mis en musique par Mrde Sablieres, et tirée aussy de l’Italien. Le succes de ces recits, quoy que disent les ignorants, est merveilleux, pourveu qu’ils ne soyent pas trop longs et ne passent pas quatre au cinq petites stances, partmt les serieux, car les folastres ennuyent moins, qu’ils soient bien variez de styles dans les paroles et dans les chants, et d’ailleurs bien chantez et par d’excellentes voix ; à ces conditions il faut convenir qu’ils sont admirablement beaux et touchants.
Les pieces de concert à plusieurs voix ou parties doyvent estre composées en sorte que toutes les personnes qui les chantent les puissent chanter avec sens et ressentir la passion qu’elles expriment soit qu’ils chantent ensemble ou separement, qu’ils se divisent ou qu’ils se reunissent. En quoy les Musiciens se trompent, lors qu’ils mettent en parties les airs et les chansons, dont les paroles expriment la passion d’une personne singuliere, lesquelles ne sont propres que pour des chants de recit à une voix seule. Il y a dans ce recueil des paroles pour des Dialogues., Duos, Trios, Chœurs ou grands airs en parties, des Chansons en parties et des Pieces de concert meslées de chœurs et de recits. La regle generale que l’on doit observer dans la composition de ces pieces est de ne faire chanter les chœurs que dans les reprises, et fer que les paroles soient auparavant recitées par des voix singulieres, une, deux ou trois tout au plus, pour n’en pas confondre le pronunciation, qu’auparavant elles n’ayent esté distinctement entendües.
On voit en suitte les paroles à boire, contenants plusieurs Airs, Chansons, Recits, Dialogues et pieces de concert, composez sur le pied de ces mesmes regles, sans autre observation particuliere, sinon que la matiere en estant toute enjoüée, j’ay travaillé principalement ces paroles dans l’esprit de la chansonnette, et pour quadrer à des mouvements gays de danse ou autres.
Les Serenades suivent les paroles à boire et sont aussy des Airs, Chansons, Recits, etc. composez pour des musiques nocturnes, dont l’unique regle singuliere est qu’elles ne s’esloignent point de leur matiere, qui est le sommeil, le reveil, la nuit et les choses et les actions nocturnes, et qui accompagnent la lumière tombante, defaillie, ou naissante.
Vous avez en suitte des paroles de musique pour des Mascarades et des ballets, premierement, deux mascarades, l’une toute en musique, et l’autre composée de musiques et de danses : ensuitte un Projet de grand Ballet aussy meslé de danses et de Musiques ; et enfin des Recits, que j’ay composez pour des ballets du Roy, lesquels ont assez couru la cour et le monde.
Ce quy semblera le plus curieux sont, à mon jugement, trois Comedies en musique qui suivent, l’une sur le genre Pastoral, l’autre sur le Comique, et l’autre sur le Tragique : que j’ay composées expes pour justifier à la France, que de telles pieces peuvent reussir sur le Theatre François, dans tous les genres du dramatique, et plus avantageusement encor qu’elles ne font en Italie, où elles sont l’admiration et le passetemps le plus agreable de toutes les nations : pourveu qu’elles soyent discretement conduites et faites sur les regles de l’art lesquelles nous traitterons à fond dans nostre Art Lyrique et dont les principales snt, de ne les ferque de deux ou trois heures de representation, qui est le temps plus long de la plus excellente musique, et le terme de la patience Françoise dans les spectacles publics : et de les composer toutes d’un bout à l’autre, comme sont celles-cy, de pieces Lyriques et propres au chant, bien tissües et bien variées, Airs, chansons, recits, Dialogues et pieces de Concert.
La premiere de ces Comedies est une Pastorale legere, ou si vous voulez une Eglogue, qui fut mise en musique par MrCambert Me de la Musique de la feüe Reyne et representée huit ou dix fois au village d’Issy pres Paris en 1659, par une trouppe d’Illustres de l’un et de l’autre sexe quy s’en rejouyrent et le public : et qu’en suitte leurs Matez et feüe S.E. desirerent voir et virent à Vincennes. Je ne parle point icy de son succez, et je m’en rapporte au jugement de plus de six mille personnes de qualité quy l’ont entendüe.
La seconde Comedie est celle d’Ariance, mise en musique par le mesme MrCambert, mais non pas representée, laquelle j’avois composée lors de la Paix pour feüe S.E., et qui par sa mort est restée sans exécution.
La troisieme est la Tragedie de la mort d’Adonis, mise en musique par MrBoesset, dont S.M. a entendu quelques pieces detachées à son petit coucher, chantées par cette mesme musique avec beaucoup de témoignages de satisfaction de sa part, et dont elle a eu souvent la bonté de prendre la deffense contre toute la Cabale du petit coucher, qui tachoit de l’abismer par des motifs particuliers d’interet et de passion. Le public jugera maintenant de la composition des vers et bientost de celle de l amusique, mon dessein estant de luy donner imprimée celle qu’a composée cet Intendant sur les premiers Actes de cette piece ; pour luy faire voir ce que peut la force de la Cabale de Cour pour abismer les choses excellentes, et comme on trompe en ce pays les oreilles les plus fines aussi bien que les yeux les plus eclairez ; cette musique estant asseurément la plus sçavante, la plus variée et la plus touchante qu’on ayt entendue, je ne dy pas en Frane, mais dans toute l’Europe depuis plusieurs siecles. C’est ce que je soutiens publiquement et je veux bien que le dementy m’en demeure si l’effect ne repond à mes paroles, au jugement du public et de la posterité desinteressée.
Voyla ce qui regardela musique prophane ; vous trouverez en suitte des paroles de musique devote et sainte, tant françoises pour la chambre, que Latines pour l’Eglise : premierement des françoises, Airs, Chansons et Recits de concert, faites aussy sur le pied de nos regles : en suitte des Paroles Latines, dans lesquelles, outre ces mesmes regles j’ay observé premierement d’en faire la latinité élégante, mais claire et facile à entendre ; la composant pour cet effect de mots et de phrases francisées, si l’on peut ainsy parler, et qui ont passé en nostre langue, et fuyant les mots et les phrases particulieres à la Latine. En second lieu, je l’ay composé sur le pied du vers Lyrique françois, non pas de vers et de strophes à la manière des Grecs et des Latins (parce que j’ay trouvé que cette observation de brieves et de longues ne faisoit qu’embarrasser inutilement le Poete et le Musicien, et empeschoit mesme l’un et l’autre de varier les entreprises, en fournissant une egalité perpetuelle de paroles) : mais bien de stances à nostre manière, composées de vers irreguliers et d’une belle varieté de syllabes longues et brieves ; observant seulemt d’exprimer les choses lentes par des vers latins feminins à rime féminine et lente et par des syllabes longues, et les choses vifves et legeres par des vers masculins à rime legere et par des syllabes legeres.
Il y a dans ces paroles Latines deux sortes de pieces pour la Musique, des Cantiques ou paroles pour des motets, et des paroles pour des chansons : dont la difference est, que les stances des Cantiques sont inegales et composées de vers irreguliers, parce que les motets, à quy elles doivent quadrer, sont des pieces de musique composées de chants liez et variez ; et que les chansons sont composées de stances egales et de couplets repondants l’un à l’autre, parce qu’ils doyvent tous quadrer et se rapporter à un mesme chant. Vous trouverez de grands et de petits Cantiques depuis quatre vers jusqu’à trente, passé cette longueur, le motet seroit ennuyeux. Il y en a qui commencent et finissent par des Rondeaux, d’autres quy sont couppez de reprises, tous les jeux de musique pouvant reüssir aussy bien au Latin qu’au François, pourveu qu’ils soyent employez discretement et qu’ils ne forcent pas trop la gravité du sujet. Il y a des recits pour une voix seule, des Airs, des Chansons, et des Duos, trops et Dialogues pour plusieurs voix, sur le pied et sur le modele des pieces françoises, à la reserve des chansons sur le mouvement des danses legeres, Gygues, Bourrées, Menuets, etc., quy ne peuvent que malaysement compatir avec la gravité des matieres Saintes et devotes, lesquelles souffrent bien le tendre, mais difficilement l’enjoüé, et partent le facetieux, à quy de tels mouvements conviennent uniquement. Vous trouverez une plus grande quantité de ces pieces Latines dans le livre des Cantiques pour la Chappelle du Roy, que nous avons donné nouvellement à S.M. et au public. Ceux-cy sont composez depuis, et ont esté mis en musique pour la pluspart par MsrsExpilly et Dumont, et chantez dans la chappelle du Roy, devant S.M.
Annexe 5 : Œuvres de Poésie, paratexte §
A Monseigneur le Duc de Mazarin §
MONSEIGNEUR,
La Fortune, l’Amour, et feuë S.E. trois arbitres du destin des hommes ont esté de concert vous déméler parmy la foule des Grands du Royaume, pour vous faire d’illustres presens, et rendre par eux des hommages publics à vostre merite. La Fortune vous a donné ce qu’elle avoit de plus grand, amour ce qu’il avoit de plus beau, S.E. ce qu’elle avoit de plus cher. La Fortune vous a fait le plus grand Seigneur du Royaume, Amour le plus heureux de tous les amans, S.E. le plus glorieux de tous les hommes. Je suy, MONSEIGNEUR, l’exemple de ces grands maistres, et je vous choisy comme eux parmy le reste de la Cour pour vous offrir une couronne de fleurs. C’est dans mon peu de fortune tout ce que je puis, et dans vostre grandeur tout ce qu’on peut vous donner. Il en est de plus belles, mais on en trouvera peu de mieux variées ; tout y brille, le Saint, l’Héroïque, le Galand et l’Enjoué ; c’est dequoy contenter les plus difficiles. Mais quel que soit mon present, je peux vous asseurer, MONSEIGNEUR, que je vous le donne dans le mesme esprit et par les mesme considerations d’estime pour vostre personne, et de veneration pour vostre vertu. Je sçay qu’après le jugement du plus sage des hommes, authorisé par l’approbation du plus grand des Roys, confirmé par celle de la Cour et du monde ; c’est peu pour vostre gloire que que le suffrage d’un particulier, mais j’ose pretendre que l’hommage et le don vous seront chers, quand vous sçaurez qu’ils partent d’un serviteur zélé de feu Monseigneur vostre Oncle, et d’une main accoutumée à luy donner de semblables presents. Asseuremen, MONSEIGNEUR, genereux comme vous estes, vous contez l’affection et le cœur des siens, qu’il vous a laissez en partage, pour une des meilleures parties de sa succession, et nous croyons tous que vous n’avez pas pour eux moins que luy de reconnaissance et de bonté. En mon particulier ayant perdu presqu’en une année, en Sa personne un grand Protecteur, et en celle de feuë S.A.R. un bon Maistre, je n’ai pas crû pouvoir mieux reparer ma perte qu’en recourant à vous, et mettant sous vostre protection et sous l’aveu de vostre grand nom et ma personne et mes Ouvrages. Je me croiray desormais reconcilié avec la Fortune, si je suis bien auprés d’un de ses Favoris ; et si vous agréez que je me dise
MONSEIGNEUR,
Vostre trés-humble, et trés-obëissant serviteur,
Pierre PERRIN.
Au lecteur §
Tu trouveras dans ce premier volume un recueil de Poësies de mon invention, dans l’ordre à peu prés de leur composition. Premierement les JEUX de POESIE, ou les INSECTES qui furent mon coup d’essay à l’âge de vint ans. Mon dessein en cét ouvrage fut d’écrire en vers l’Histoire naturelle de quelques-uns de ces petits animaux que les Naturalistes appellent Insectes, asseurément plaisante et curieuse. Quand je dis en vers, j’entends dans le stile du vers et avec les ornemens et les enjouëmens que demande la Poësie, laquelle n’estant qu’un jeu de discours veut folastrer toujours et ne souffre point le dogmatique, quoy que de sa nature divertissant, s’il n’est enveloppé et comme confondu ou dans le Pathétique, ou dans le plaisant et le familier. C’est pourquoy j’ai traitté ces pieces en forme d’Eglogues, ou d’entretiens amoureux d’un Berger avec sa Bergere, et je les ay nommées JEUX de POESIE pour leur oster la rudesse du nom general qu’elles deuroient porter des animaux qu’elles décrivent, peu connu parmy les Dames et les Cavaliers, pour qui la Poësie doit à mon avis travailler principalement.
En suitte je fis la CHARTREUSE ou la description de la grande Chartreuse voisine de Grenoble ; à la priere d’un frere que j’avoir alors Religieux de cét Ordre, prieur d’une Chartreuse voisine, et pour gage de l’amitié que j’avois avec le Reverend Père Leon General de l’Ordre, alors vivant, lequel j’allay visiter deux fois dans ces montagnes. J’ay mis pourtant cette Piece la derniere en ordre, quoy que la premiere par le merite de son sujet, pour ne pas méler le saint et le profane.
Je m’appliquay en mesme temps à la version de l’AENEIDE en vers Heroïques, à laquelle j’ay travaillé pendant dix ou douze années qui sont à peu prés le temps que l’Autheur a employé à la composition de l’Original, si toutesfois on doit appeler travail un divertissement que je me suis donné dans mes heures perduës, lequel n’a fait que la moindre partie de mes occupations et mesme de mon estude.
Pendant ce temps là et dans un pareil esprit, j’ay composé le reste des Poësies contenuës dans ce premier volume.
Les SONNETS HEROIQUES sur la naissance de feu Monseigneur le Duc de Valois, que je presentay à feu mon Maistre Monseigneur le Duc d’Orleans et Madame la Duchesse ma Maistresse, le jour mesme que ce Prince naquit, furent des marques que je voulus leur donner de ma joye en ce jour de réjoüissance publique, qui pour nous et pour toute la France, dont ce bon Prince estoit alors l’amour et les delices, fut de bien courte durée.
Les ME’LANGES de POESIES DIVERSES sont composez de ce que j’ay pû ramasser de mes Pieces galantes, faites en divers temps et sur divers sujets, le reste ayant esté perdu par ma negligence.
Tu trouveras ensuite un Recueil de PAROLES de MUSIQUE ou de Vers à chanter, mis en Musique en divers temps par les plus illustres Musiciens du Royaume. Ces vers sont ceux que nous devrions proprement appeler Lyriques, c’est-à-dire propres à estre chantez sur la Lyre ou avec l’instrument, et demandent un genie et un art tout particulier, que j’ose dire peu connu et presque ignoré jusqu’icy de tous les Poëtes anciens et modernes, Grecs, Latins, Italiens, Espagnols et François : entre lesquels on ne troive que peu ou point d’Orphées, c’est-à-dire de Poëtes Musiciens ou de Musiciens Poëtes, qui ayent sceu marier les deux sœurs la Poësie et la Musique, leurs Vers lyriques et leurs chansons pretenduës n’estans rien moins que du Lyrique et des chansons, au témoignage des Musiciens les moins éclairez : mais comme cette matiere curieuse est trop vaste pour estre traitée dans un Avant-propos, je me contenteray de te donner en ces paroles de Musique des exemples de la pratique de cét art admirable, me reservant, si j’ay du loisir, à t’en donner un traitté particulier.
Pour la COMEDIE en MUSIQUE qui suit, tu t’éclairciras de son dessein, de sa conduite et de son succés, en lisant une Lettre que j’écrivis sur ce sujet après sa representation à Monseigneur l’Archevesque de Turin alors nouvellement de retour en Piedmont de son ambassade en France, laquelle j’ay mise pour cét effet en teste de l’Ouvrage.
A ce Recueil de mes Poësies j’ay ajouté une version que je fis il y a quelques mois, à la priere de Monsieur Buray mon bon amy, l’un des plus fameux et des plus sçavans Advocats du Barreau, d’une piece de Poësie Latine par luy composée sur l’entrée de la Reyne, où je n’ay pretendu que sa satisfaction et luy donner ce témoignage de mon estime et de mon amitié, bien que je pûsse raisonnablement attendre de cette copie autant de gloire que celle que j’ay faite du Prince des Poëtes Latins, si l’on mesuroit l’excellence de l’une et de l’autre par celle de leurs Originaux.
Les deux volumes suivans te donneront la seconde Edition de ma Version de l’Aeneide en vers Heroïques, corrigée particulierement aux six premiers Livres, qui estoient ceux que j’avois le plus negligez, dans l’incertitude du succés de cette entreprise, et que dans ce doute j’avois mesme donnez au public sans nom et sans aveu, reduits à present à toute la politesse des six derniers Livres.
Annexe 6 : œuvres de poesie : quelques paroles de musique224 §
Les « paroles de musique » que Perrin a réunies en recueil montrent qu’il a été capable d’une assez grande palette de style en poésie. La simplicité de ces paroles est issue d’une discipline, car elle ne se retrouve pas par exemple dans ses poèmes d’éloges pour l’entourage du duc d’Orléans.
Nous choisissons de reproduire ici quelques paroles d’airs destinés à Cambert, et notamment sur le style enjoué, qui semble avoir été une véritable spécialité de nos deux collaborateurs. On pourra voir que Perrin a mis pour ainsi dire beaucoup d’eau dans son vin dans l’écriture de Pomone, malgré les critiques de bassesse qui lui ont été faites.
Enfin dans ces airs s’élaborent des thèmes, des manières de dire et un répertoire de formules qui sont comme une espèce de laboratoire de notre pièce. Car :
C’est par les petites chansons qu’on a trouvé la fin de cette Musique d’action, et de Theatre, qu’on cherchoit depuis si longtemps avec si peu de succez, parce qu’on croyoit que le Theatre ne souffroit que des Vers Alexandrins, et des sentimens Heroïques semblables à ceux de la grande Tragedie. Il y a plusieurs Dialogues de Lambert, de Martin, de Perdigal, de Boisset, et de Cambert, qui ont servi d’ébauche et de Prélude à cette Musique que l’on cherchoit, et qu’on n’a pas d’abord trouvée. (…) Ce sont ces petites manieres de chansons que l’on a heureusement imitées en ces actions dramatiques225.
Chansonnettes §
Paroles §
Chanson à boire. §
Par le Sieur Cambert. §
Autre §
Par le Sieur Cambert §
Autre §
Par le Mesme. §
Autre §
Par le Mesme. §
Bibliographie §
Sources §
Aristote, Poétique, Paris, Les Belles Lettres, Barbara Gernez, 2001.Corneille, Trois discours sur le poème dramatique, édition de Bénédicte Louvat et Marc Escola, GF Flammarion, 1999.Molière, Œuvres complètes, édition en deux tomes, dirigée par Georges Forestier, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2010.Racine, Œuvres complètes, tome I, édition de Georges Forestier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999.Ovide, Métamorphoses, livre XIV, 623 et suiv., Chêne, fac-similé de l’édition Villenave de 1806 illustrée par Pablo Picasso.Ménestrier, Des représentations en musique anciennes et modernes, Paris, 1685.Saint-Évremond, Sur les opéra, Lettre à M. Le duc de Buckingham (1669 ? 1677 ?) dans Œuvres mêlées, Techener, Paris, 1865 (Wikisource).Bénigne de Bacilly, L’Art de bien chanter, augmenté d’un Discours qui sert de Réponse à la Critique de ce Traité, et d’une plus ample instruction pour ceux qui aspirent à la perfection de cet Art, Ouvrage très-utile, non seulement pour le Chant, mais même pour la Declamation, Paris, 1679.Pierre Perrin, Œuvres de Poësie, Paris, 1661.Pierre Perrin, Pastorale d’Issy, éditée dans les Œuvres de Poësie.Pierre Perrin, Recueil des paroles de musique, manuscrit de 1667 édité par Louis Auld, The Lyric Art of Pierre Perrin, voir infra.Pierre Perrin, Cantica pro capella regis, Paris, Ballard, 1665.
Instruments de travail §
Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, t. II, Paris, Albin Michel, Bibliothèque « L’Évolution de l’humanité », 1997 [1951 chez Domat].Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, t. III (N-Z), article « Perrin », p. 1613, Slatkine Reprints, Genève 1994 [1965].Grove’s online Dictionary of Music and Musicians.The New Grove’s online Dictionary of Opera.Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Pierre Grimal.Histoire de la France du XVIIe siècle, Hélène Duccini, Armand Colin, Campus Histoire, 2004.Dictionnaire de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, sous la direction de M. Benoit, Paris, Fayard, 1992.Richelet, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française: ses expressions propres, figurées & burlesques, la prononciation des Mots les plus difficiles, le Genre des Noms, le Régime des Verbes: avec Les Termes les plus connus des Arts & des Sciences, Le tout tiré de l’usage et des bons auteurs, Genève, Chez Jean Herman Widerhold, 1680.Furetière, Dictionnaire universel, 1690.Dictionnaire de l’Académie française, première édition, 1694.
Études §
Ouvrages généraux §
P. Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 2010.Philippe Beaussant, Vous avez dit classique ?, Paris, Actes Sud, 1991.Philippe Beaussant, Vous avez dit baroque ?, Paris, Babel, 1994.Nikolaus Harnoncourt, Le Discours musical, Paris, Gallimard, 1984.Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1953.
Sur la musique et la naissance de l’opéra au XVIIe siecle §
Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Minerve, 2006 ; 1996, Minerve, Collection « Voies de l’histoire », dirigée par Jean M. Goulemot et Daniel Oster.La Naissance du style français, collection « Regards sur la musique », textes réunis par Jean Duron, Mardaga, 2008.Regards sur la musique au temps de Louis XIV, textes réunis par Jean Duron, Mardaga, 2008.La Fabrique des paroles de musique en France à l’âge classique, textes réunis par Anne-Madeleine Goulet et Laura Naudeix (dir.), Mardaga, 2011.Cadmus et Hermione de Jean-Baptiste Lully et Philippe Quinault, Livret, études et commentaires, textes réunis par Jean Duron, Mardaga, 2008.Poésie, musique et société ; l’air de cour en France au XVIIe siècle, textes réunis par Georgie Durosoir, Mardaga, 2006.Philippe Beaussant, Le Chant d’Orphée selon Monteverdi, Paris, Fayard, 2006.
Site www.musebaroque.fr pour le tableau sur l’« énergie des modes ».
Sur Perrin et Cambert §
Arthur Pougin, Les vrais créateurs de l’opéra français, Perrin et Cambert, Paris, Charavay frëres, 1881.Charles Nuitter et Ernest Thoinan, Origines de l’opéra français, d’après les minutes des notaires, les registres de la Conciergerie et les documents originaux conservés aux Archives nationales, à la Comédie-Française et dans diverses collections publiques et particulières..., Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1886.Jean Duron, « Pierre Perrin, un Virgile françois ? », in Poésie et calligraphie imprimée à Paris au XVIIe siècle, Autour de La Chartreuse de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647, Paris-Chambéry, Bibliothèque Mazarine, Éditions Comp’act, 2004, p. 139-179.
Sur Pomone §
Livret de Pomone dans le CD collection « Lully ou le musicien du soleil », « Les Premiers Opéras français », vol. VI, Pomone et Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, Hugo Reyne et la Symphonie du Marais, Accord, Universal Classics France, 2004.Louis Auld, The Lyric Art of Pierre Perrin, founder of the French Opera, Henryville, Ottawa, Binningen Institute of Medieval Music, 1986, 3 vol.
Discographie §
Lully-Molière, les Comédies Ballets, Les Musiciens du Louvre et Marc Minkowski, Erato, 1988.Le Roi danse, Gérard Corbiau, chorégraphie de Béatrice Massin, 2000.L’Allée du Roi, téléfilm réalisé par Nina Companéez, 1995.Cadmus et Hermione, Lully, par le Poème Harmonique, Vincent Dumestre, Benjamin Lazar, Gudrun Skamletz, Alpha, 2008.« Les Premiers Opéras français », vol. VI, Pomone et Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus, Collection « Lully ou le musicien du soleil », Hugo Reyne et la Symphonie du Marais, Accord, Universal Classics France, 2004Orfeo, Monteverdi, par William Christie et les Arts florissants, filmé au Theatro Real de Madrid, 2008.