chez HENRY LOYSON, au Palais, dans la Salle
Royale à l’entrée, en montant par le grand
Escalier qui regarde la Place Dauphine,
vis-à-vis les Armes d’Angleterre.
M. DC. LXXIV.
AVEC PRIVILEGE DU ROI.
Édition critique établie par Sophie Jochum dans le cadre d'un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier (2001-2002).
Introduction §
[…] Je me souviens qu’un jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les jours de beaux esprits à l’heure du dîner, et dans laquelle, sans vanité, je ne passais pas pour un Pradon.1
Pradon est poursuivi par une réputation de mauvais dramaturge ; et aujourd’hui encore les histoires littéraires le dédaignent et ne reconnaissent guère d’intérêt à son œuvre, se contentant le plus souvent de relever la platitude de son style. Toutefois l’allusion de Lesage à Pradon montre que le nom de ce dernier n’avait pas encore sombré dans l’oubli. De fait l’une de ses tragédies Regulus a joui d’un succès durable au XVIIIe siècle au grand dépit de Voltaire qui voyait ses propres productions concurrencées.
La première tragédie de Pradon, Pirame et Thisbé, créée en 1673 sur la scène du prestigieux Hôtel de Bourgogne, alors qu’il n’était qu’un auteur débutant, va à l’encontre de cette mauvaise réputation. En effet Pradon y fait preuve d’un véritable talent pour nouer une intrigue et maintenir l’intérêt du spectateur. Il s’agit de l’histoire touchante de Pirame et Thisbé dont l’amour se trouve constamment confronté à de nouveaux obstacles, d’abord la contrainte d’un père hostile puis l’amour injuste d’une reine, Amestris, et de son fils. Ecrasés par le poids de la fatalité qui s’obstine à les séparer, ils se suicident en raison d’une méprise tragique lors de leur fuite. Pradon lie le mythe originel avec l’histoire d’Amestris qui a écarté du trône Belus et dont la lutte entre le sentiment de sa gloire et son amour revêt des accents cornéliens. Même si Pradon y intègre plusieurs personnages aux intérêts radicalement différents, sa pièce suit les règles de la tragédie classique, ainsi que peut l’illustrer l’infléchissement qu’il donne au traitement du mythe de Pirame et Thisbé. Toutefois le respect de l’unité d’action n’apparaît pas immédiatement.
Oublié par la postérité, si ce n’est sous les traits peu flatteurs du rival malheureux de Racine, Pradon offre pourtant avec la tragédie de Pirame et Thisbé une œuvre agréable, non dénuée de qualités, qui sut gagner les faveurs du public.
Quand on excelle dans son art, et qu’on lui donne toute la perfection dont il est capable, l’on en sort en quelque manière, et l’on s’égale à ce qu’il y a de plus noble et de plus relevé. V** est un peintre, C** un musicien, & l’auteur du Pyrame est un poète ; mais Mignard est Mignard, Lulli est Lulli, et Corneille est Corneille.2
Si Pradon n’atteint pas au génie de son modèle Corneille, il n’est pourtant pas dépourvu totalement de tout talent poétique, notamment lorsqu’il s’agit d’exprimer l’amour de la gloire.
Pradon, un auteur mal aimé §
Pradon reste un inconnu, dont le nom nous est surtout connu à travers la fameuse querelle des deux Hippolytes qui l’a vu défier Racine sans grand bénéfice pour sa carrière.
Les éléments biographiques dont nous disposons sont de médiocre intérêt et même souvent erronés ; il a fallu attendre la publication par Charles de Beaurepaire dans sa Notice sur le poète Pradon3de son acte de baptême pour que soit rectifiée l’erreur sur sa date de naissance. Jacques Pradon naît en 1644 à Rouen dans le milieu de la bourgeoisie de robe. Il est nommé avocat ad honores ; de fait on ne trouve aucune trace de plaidoirie à Rouen. En dépit de l’incertitude qui pèse sur la date de son installation à Paris, il est peu probable, contrairement à ce qu’ont avancé certains commentateurs, dont Niceron4, que Pradon s’y soit installé de façon précoce. On peut supposer qu’il est arrivé à Paris dans les années qui ont suivi la nomination du duc de Montausier auprès du Dauphin. Il meurt à Paris en 1698 d’une attaque d’apoplexie.
Son origine normande va profondément influer sur sa vie et modeler de façon durable son goût, en le plaçant pour ainsi dire d’emblée dans la lignée de Corneille. Pradon témoignera une admiration constante pour l’œuvre du grand Corneille et lui rendra à plusieurs reprises hommage, notamment dans l’Epître à Regulus :
Esprit du grand Corneille anime nostre veine,Toy, qui toujours seul le maistre de la Scène,Dont le sçavoir profond et les nobles écritsTouchent les cœurs, enlevant les esprits,Tous ses traits immortels en te faisant revivre,Nous inspirent l’envie et l’ardeur de te suivre.La mort impitoyable éteignant son flambeauTient Melpomène en pleurs au pied de son tombeau.
Son goût pour la poésie naît sans doute de l’influence de son grand-père maternel Charles de Lastre qui a reçu à plusieurs reprises le premier prix pour le Chant Royal. Pradon est lui-même couronné aux Palinods de Rouen en 1664 pour des vers sur le Péché originel5. Ses débuts sont donc modestes, mais ne prêtent nullement à rougir. C’est sans doute grâce à ces premiers travaux que Pradon est distingué par le duc de Montausier6 alors gouverneur de la province et qui sera plus tard le dédicataire de sa première tragédie Pirame et Thisbé.
Sa première tragédie Pirame et Thisbé est représentée en 1673 sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne avec un vif succès dont témoignent même les frères Parfaict dans leur Histoire du Théâtre Français. Pradon inaugure ainsi une carrière relativement longue, et de 1674 à 1695 il ne donnera pas moins de dix tragédies7 dont les plus illustres sont sans conteste Regulus qui obtient un succès durable jusqu’au XVIIIe siècle et Phèdre et Hippolyte. Toutefois sa carrière théâtrale connaît une interruption de six ans de 1682 à 1688 durant laquelle il s’essaie à la satire avec Le Triomphe de Pradon puis les Nouvelles remarques sur tous les ouvrages du sieur D***.8 Dans ces ouvrages Pradon s’efforce de répondre aux sarcasmes et aux attaques continuelles de Boileau contre son œuvre, mais aussi de se poser en défenseur des Modernes. En effet Pradon voit en Boileau le chantre du goût antique et prend la défense de ses contemporains attaqués par celui-ci, notamment Quinault et Desmarets. Mais il manque d’aisance dans le genre de la satire, et, souvent trop appliquées, ses œuvres polémiques ont peu d’écho.
Tout au long de sa carrière il est en butte à l’hostilité déclarée de certains critiques au premier rang desquels se trouve justement Boileau. En effet ce dernier, à partir de la querelle des Hippolytes en 1677, n’hésite pas à présenter Pradon comme l’archétype du mauvais poète fat et ignorant :
Traiter tout noble mot de termes hasardeux,Et dans vos discours, comme monstres hideux,Huer la métaphore et la métonymie(Grands mots que Pradon croit des termes de chimie).9
Cette querelle a assombri la carrière de Pradon au point d’occulter les réussites de Pirame et Thisbé et de Regulus qui ont été pourtant de réels succès. Pradon n’est plus guère connu que par le rôle ridicule qu’on lui a fait jouer à cette occasion ; il faut d’ailleurs noter qu’il a été peu soutenu par son parti qui tenait son esprit en piètre estime. Ce dédain s’est longtemps perpétué parmi les critiques, le XVIIIe siècle marquant toutefois un infléchissement, même si l’opinion de Boileau prédomine encore et si l’attaque la plus virulente date de 1711 avec la Pradonnade de mademoiselle de La Roche-Guillem.
La versification de Pradon a suscité nombre de sarcasmes ; mais en réalité elle présente un réel intérêt et Pradon n’est pas aussi dénué de talent poétique que l’ont affirmé certains critiques (cf. Style, p. 41). Ses tragédies ont su retenir l’attention du public ; de fait son théâtre est réédité régulièrement jusqu’en 1744 et Pirame et Thisbé ainsi que Tamerlan feront l’objet de traductions italiennes au XVIIIe siècle. Pradon nous offre donc une œuvre attachante aux réminiscences cornéliennes.
Circonstances de représentation §
Création et réception §
La première représentation de Pirame et Thisbé est généralement située en janvier 1674 ; or le privilège du roi est obtenu en février 1674. Il nous semble donc légitime de suivre l’hypothèse de H. C. Lancaster selon laquelle la pièce a été représentée dès décembre 1673 suite à l’échec de Démarate de Boyer10. Pradon évoque dans sa préface le bon accueil fait par le public à sa première pièce : « Apres que le Public est venu en foule à cette Piece, & l’a honnorée assez long-temps de son assiduité… ». La première tragédie de Pradon rencontra lors de sa création auquel l’association du thème de l’amour malheureux tel qu’on le trouve chez Théophile de Viau et celui du conflit entre le devoir et l’amour emprunté à Corneille a sans doute largement contribué.
Scénographie §
Le titre de la pièce apparaît dans le Mémoire de Mahelot11 ; mais les informations sur la scénographie sont très minces : « Theatre est un palais. Il faut deux billets ». En effet la pièce appartient à la seconde moitié du siècle où se sont imposés les décors de type « palais à volonté », c’est-à-dire figurant un lieu unique de palais, le plus souvent une antichambre. Par ailleurs le relevé des accessoires nécessaires est erroné, puisque le décorateur de l’Hôtel de Bourgogne mentionne deux billets alors qu’un seul billet est utilisé au cours de l’intrigue. Le texte lui-même ne comporte que quelques rares didascalies indiquant les sorties des personnages ou leurs gestes (« Elle prend & lit le billet », III, 6). Par contre on ne trouve aucune indication sur la façon dont les personnages doivent s’exprimer : ainsi à la scène 4 de l’acte II Thisbé semble prononcer quelques mots en aparté (« Craindre Belus, Ingrat », v. 583), mais rien ne le souligne.
Postérité §
La tragédie de Pirame et Thisbé semble avoir fait une carrière plus qu’honorable et obtenu un réel succès populaire. En effet elle a été par la suite reprise par la troupe rivale du théâtre Guénégaud puis a figuré au répertoire de la Comédie Française. Le Registre de La Grange indique qu’elle fut régulièrement jouée jusqu’en 1685. H.C. Lancaster précise qu’elle aurait été représentée quarante-neuf fois par la Comédie Française entre 1680 et 1711. Les frères Parfaict eux-mêmes signalent que Pirame et Thisbé aurait occupé la scène pendant quarante ans12, ce qui en fait le plus grand succès de Pradon avec Regulus, son chef-d’œuvre qui a joui d’un succès durable jusqu’au XVIIIe siècle.
Toutefois la polémique n’a pas manqué à propos du succès de cette pièce, tout comme pour l’ensemble du théâtre de Pradon. Ce dernier, ainsi que nous l’avons vu, parle de la réception favorable du public. Les frères Parfaict, sans nier le succès de cette pièce, écrivent cependant :
Ce grand succès n’est dû qu’à certaines circonstances. L'indulgence ordinaire qu’on a pour les nouveaux Auteurs, & la brigue des ennemis13 de M. Racine, qui ne cherchoient qu’à lui trouver un Antagoniste, firent la fortune de Pradon.14
Pourtant cette tragédie jouit d’un intérêt persistant de la part du public tant sur la scène qu’à l’édition. En effet Pirame et Thisbé est régulièrement rééditée jusqu’en 1744 soit isolée soit dans des recueils ; au XVIIIe siècle elle bénéficie même d’une traduction italienne.
Sources §
Les Métamorphoses d’Ovide fourmillent d’histoires d’amour impossibles parmi lesquelles le mythe de Pyrame et Thisbé occupe une place à part15. En effet aucun dieu n’intervient dans l’histoire des deux amants, ce qui est pourtant la règle dans les mythes. Mais la particularité essentielle de ce récit réside dans le fait que la métamorphose n’atteint pas les amants eux-même, mais un élément du décor, le murier. Enfin ce récit n’est pas directement le fait du narrateur ; les amours malheureuses des deux amants sont contées par l’une des filles de Minyas qui, dédaignant le culte de Bacchus, continuent à travailler la laine durant l’une des fêtes du dieu en se racontant des histoires.
Pyrame et Thisbé sont deux jeunes gens de Babylone que tout rapproche et dont l’amour grandit avec le temps. Mais leurs pères les empêchent de s’unir et même de se rencontrer. Leur passion exacerbée par l’interdiction de se voir les guide et leur permet de découvrir la fente du mur commun à leurs demeures. Cette fente sert de passage à leurs plaintes et à leurs engagements mutuels. Après quelques temps ils décident de fuir la contrainte de leurs parents. Ils se donnent rendez-vous à la nuit tombée hors de la ville près du tombeau de Ninus ombragé par un mûrier. Thisbé arrive la première au lieu du rendez-vous ; mais elle se fait surprendre par une lionne qui vient boire à la fontaine voisine après avoir égorgé des bœufs. Effrayée, Thisbé cherche un abri et dans sa fuite perd son voile. Peu de temps après Pyrame arrive enfin et découvre le voile de Thisbé déchiré et taché de sang. Il croit alors que Thisbé est morte et, désespéré, se suicide en se poignardant. A son retour Thisbé découvre le corps de son amant sans vie qu’elle décide de rejoindre dans la mort en se suicidant à son tour avec son épée. Mais auparavant elle implore les dieux de garder le souvenir de leur tragique destinée en faisant en sorte que le mûrier porte désormais des fruits noirs en signe de deuil.
La simplicité de cette histoire lui permet d’atteindre le sommet de l’émotion élégiaque. Et l’évolution de l’élan de vie des deux amants en élan de mort trouvera un écho durable dans la littérature européenne.
Inscription du mythe de Pyrame et Thisbé dans la littérature européenne §
Dès le Moyen Âge le mythe d’Ovide est largement repris : ainsi au XIIe siècle on trouve un conte Pyramus et Tysbé16 resté anonyme et sans doute rédigé entre 1155 et 1160. Ce texte est repris dans l’Ovide moralisé17. La Renaissance perpétue cette tradition, notamment à travers les œuvres de Baïf (Le Murier) et de Marino.
La première adaptation théâtrale du mythe en France date de 1535 avec la Moralité nouvelle de Pyramus et Tisbee18. On trouve également trace d’une Histoire de Pyramus et Thisbee représentée à Lille en 1598. Il importe aussi de signaler l’utilisation du mythe par Shakespeare sur un mode parodique dans Le Songe d’une nuit d’été (1598) où il fait interpréter une tragédie inspirée de l’histoire de Pyrame et Thisbé par une troupe de paysans. Shakespeare s’inspirera du mythe pour rédiger Roméo et Juliette ; d’ailleurs ce couple finira par symboliser l’amour impossible et supplantera progressivement Pyrame et Thisbé. Le XVIIe siècle donne la version la plus connue, et sans doute la plus touchante du mythe avec Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau (1621)19 dont Puget de la Serre s’inspirera de très près pour son Pyrame (1633)20.
Au XVIIIe siècle le mythe jouit encore d’une grande popularité et est adapté en livret d’opéra, principalement en Italie. Mais au XIXe siècle le sujet paraît démodé et est délaissé, même si l’on trouve des allusions au mythe : ainsi dans La Fortune des Rougon Zola reprend l’idée de la fente dans le mur pour permettre à Miette et Silvère de communiquer.
Ces quelques exemples permettent de saisir l’importance du mythe dans la littérature européenne et sa valeur de référent culturel. Il nous a semblé nécessaire d’offrir un panorama le plus large possible avant d’étudier de façon plus détaillée les sources de Pradon.
L’héritage d’Ovide et de Théophile de Viau §
Pradon n’a certainement eu connaissance que des œuvres d’Ovide, de Théophile de Viau et de Puget de la Serre parmi tous ces avatars du mythe de Pirame et Thisbé. Mais seuls les deux premiers semblent avoir eu une réelle influence sur la pièce de Pradon. Il faut d’ailleurs remarquer que pour l’essentiel Puget de la Serre s’est contenté de suivre Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé.
Dans sa préface Pradon se justifie de reprendre un sujet déjà traité par Théophile de Viau :
Je ne me repens donc point d’avoir traité un Sujet où Théophile avoit réüssy ; On voit bien que je ne luy ay rien emprunté, que les Noms de Pirame et Thisbé, que le Galant Ovide nous a donnez à tous deux.
Il minimise l’importance de ses emprunts en les limitant aux noms des deux héros : Pyrame et Thisbé. Mais H.C. Lancaster souligne la proximité qui existe entre Barsine et Bersiane et entre Licas et Lidias. Pradon reprend également le nom de Narbal qu’il attribue au père de Thisbé. Il ne s’agit pourtant pas d’un plagiat éhonté en dépit des accusations qui ont pu être portées contre Pradon :
On l’accuse aussi d’avoir trop imité Théophile et de s’être servi de quelques-uns de ses vers, qu’il n’a fait pour ainsi dire que copier.21
En choisissant le sujet de Pirame et Thisbé, Pradon entend surtout moderniser la pièce de Théophile de Viau à qui il emprunte l’idée essentielle du personnage de roi amoureux de Thisbé. Il n’a recours à Ovide que par le biais des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé. Ce choix est intéressant à double titre : il témoigne du succès persistant de la pièce de Théophile de Viau, mais aussi d’une certaine originalité de Pradon, dans la mesure où ce sujet a connu relativement peu d’adaptations théâtrales au XVIIe siècle. Ce désintérêt des dramaturges tient sans doute au caractère extrêmement ténu du sujet.
Des Métamorphoses… §
Pradon reprend les mêmes éléments du mythe antique que Théophile de Viau et souvent leur confère la même valeur. On retrouve l’hostilité des familles de Pirame et Thisbé ; mais, alors que les pères s’opposent seulement au mariage dans l’original, Pradon amplifie l’antagonisme jusqu’à en faire une lutte à mort dont Narbal, le père de Thisbé, a été la victime. Le conflit d’ailleurs semble être plus politique et antérieur à l’amour des jeunes gens. Arsace hait Thisbé avant tout parce qu’elle est la fille de Narbal (I, 1, v. 29-31) :
Bien qu’il soit mort, Licas, ma haine est immortelle ;Thisbé revient enfin, & Narbal vit en elle.
Par ailleurs la présence parentale est remarquable par rapport au texte des Métamorphoses et aux Amours tragiques de Pyrame et Thisbé ; en effet Ovide évoque à peine les pères et chez Théophile de Viau le père de Pyrame et la mère de Thisbé n’apparaissent chacun que dans une scène (respectivement I, 2 et IV, 2). Au contraire chez Pradon le personnage d’Arsace intervient dans huit scènes et il joue à chaque fois un rôle actif. Il développe donc le thème d’une querelle familiale, ce qui contribue à accentuer le sentiment d’inéluctabilité : de toute part se dressent des obstacles pour les malheureux amants.
… aux Amours tragiques de Pyrame et Thisbé §
Très souvent Pradon adopte à son tour les inventions de son prédécesseur à tel point qu’on lui a reproché de n’avoir fait que du plagiat et non pas une œuvre poétique. D’ailleurs les relevés visant à mettre en évidence les similitudes de formulation abondent, notamment chez les frères Parfaict et chez T.W. Bussom. Nous proposons ici le relevé des frères Parfaict repris par H.C. Lancaster qui nous semble l’un des plus pertinents22 :
Détestable j’arrive aux traces de Thisbé,Ces traces que je vois son pied les a formées,Et celle du lion pêle-mêle imprimées…En toi lion, mon âme a fait ses funérailles,Qui digerez déjà mon cœur dans tes entrailles…reviens me dévorer.Sanglant et déchiré tu m’es encore aimable.(Théophile de Viau, V, 1)Et rencontre à ses pieds son voile tout sanglant ;Nous voyons de Thisbé quelques traces formées,Et celles du lion sur ces pas imprimées,L’herbe teinte de sang, ce voile déchiré…Viens cruel (disoit-il) pour m’ouvrir tes entrailles,De Thisbé donne-moy les mesme funérailles,…reviens me dévorer. (Pradon, V, 5)
On relève effectivement des convergences dans l’orientation qui est donnée au mythe d’Ovide. Pradon emprunte à Théophile de Viau le thème de l’interférence de la royauté dans les amours des jeunes gens. Dans Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé c’est le roi qui est amoureux de Thisbé et qui, dévoré de jalousie, décide de faire assassiner Pyrame, contraignant les amants à fuir après une première tentative d’assassinat. Dans Pirame et Thisbé nous avons un personnage de reine, Amestris, qui s’est éprise de Pirame et qui, voyant son amour dédaigné, entreprend de se venger des deux amants. Pradon procède à un travail de réécriture, dans la mesure où il inverse le motif.
Un autre élément essentiel est repris : les amants communiquent par une fente qui s’est faite dans la paroi qui sépare leurs deux demeures. Sur ce point encore Pradon suit le modèle de Théophile de Viau en suggérant que le mur s’est fendu par pitié pour les amants, alors que chez Ovide cette fente est présentée comme étant très ancienne :
Voyez comme ce marbre est fendu de pitié,Et qu’à notre douleur le sein de ces muraillesPour receler nos feux s’entrouvrent les entrailles. (Théophile de Viau, II, 1, v. 376-378)Nos Palais se touchant (il t’en souvient Ismene)Un Cabinet secret, pour flater nostre peine,Malgré la resistance & l’épaisseur du mur,Sembla se fendre exprés en un endroit obscur.(Pradon, II, 1, v. 397-400)
Pradon reprend ici l’une des principales innovations poétiques de Théophile de Viau.
Cependant Pradon n’a pas tort d’expliquer dans sa préface que ses emprunts à Théophile de Viau sont limités :
On voit bien que je ne luy ay rien emprunté, que les Noms de Pirame & Thisbé, que le Galant Ovide nous a donnez à tous deux.
En effet l’interférence de la royauté dans les amours des deux jeunes gens est le seul élément qu’il doit directement à son prédécesseur. Il se démarque ainsi de Puget de la Serre qui reprenait très exactement la structure de la pièce de Théophile de Viau et qui conservait l’épisode du songe de la mère de Thisbé. Par ailleurs le mythe originel est totalement modifié par l’intrigue politico-amoureuse qui semble reléguer le couple de Pirame et Thisbé au second plan. En bouleversant l’histoire et en multipliant les intérêts, Pradon a quasiment effacé la dimension élégiaque de l’histoire d’Ovide et de la pièce de Théophile de Viau23.
Les innovations de Pradon §
Pradon a infléchi le traitement du mythe et y a apporté des éléments qu’on ne trouve pas chez ses prédécesseurs. Ainsi il développe l’arrière-plan de la tragédie ; en effet chez Ovide et chez Théophile de Viau le lieu de l’action est à peine précisé, alors que dans Pirame et Thisbé on trouve l’évocation de lieux emblématiques de Babylone tels les fameux jardins de Sémiramis (I, 4, v.151-154).
L’innovation essentielle réside dans l’utilisation de l’historien Hérodote24 et du compilateur Diodore de Sicile25 pour construire l’histoire d’Amestris et de Belus. Ces auteurs étaient très connus au XVIIe siècle par les traductions qui en avaient été faites au siècle précédent, notamment par Amyot. Pradon semble surtout s’être servi de Diodore pour son intrigue politique. En effet s’il nomme sa reine Amestris, celle-ci ne fait pas preuve de la même cruauté que celle d’Hérodote (IX, 109-112), sa cruauté résultant davantage d’un égarement momentané que d’une tendance profonde à faire le mal. Amestris s’inscrit davantage dans la lignée de Sémiramis, dont l’ombre hante la tragédie. Pradon emprunte à Diodore le talent politique d’Amestris, ses grands travaux pour embellir Babylone et son usurpation du pouvoir au dépens de son fils.
Il est également possible de rapprocher la structure de Pirame et Thisbé de pièces contemporaines telles que Bajazet. De fait ces deux pièces reproduisent le même type de situation : un ministre ambitieux soutient l’amour de sa souveraine dans l’espoir d’en tirer des avantages pour lui-même et de satisfaire son ambition. Le reste du personnel n’est pas non plus sans similitude26. Soucieux de moderniser la vieille pièce de Théophile de Viau et surtout de l’adapter au goût du public, Pradon se serait trouvé dans la nécessité de rechercher des éléments pour compliquer l’intrigue extrêmement épurée de Théophile de Viau :
What seems to have happened is that Pradon, whose conservative provincial culture made him familiar with Théophile’s old play, set out to modernize it. The Babylonian theme led him to turn to an ancient historian for the story of Semiramis and for certain proper names, but he did not find there enough material to fill out Théophile’s simple plot. Hence he turned to Bajazet, a recent and successful play in which Babylon is mentioned, and developed his plot accordingly.27
Une réécriture classique §
Au XVIIe siècle il est admis que le sujet d’une tragédie doit être un sujet connu soit historique soit mythologique. Cependant la fidélité aux sources peut se trouver en contradiction avec les grands principes classiques qui sont la vraisemblance et les bienséances. Ce problème est central dans l’histoire de Pirame et Thisbé qui dans sa version originale met en scène une métamorphose et deux morts violentes. Le travail de réécriture est donc appelé à porter également sur ces aspects qui rejoignent la question de l’évolution de l’esthétique et de la dramaturgie entre le début et la fin du siècle. De fait, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes pour Théophile de Viau et pour Pradon.
Théophile de Viau avait conservé le thème de la métamorphose du mûrier qui est un signe de la compassion de la nature face au drame des deux jeunes gens :
L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs,Et cet arbre, touché d’un désespoir visible,A bien trouvé du sang dans son tronc insensible,Son fruit en a changé, la lune en a blêmi,Et la terre a sué du sang qu’il a vomi.Bel arbre, puisqu’au monde après moi tu demeures,Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meuresFais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux,Mais que me sert ton deuil ? rameaux, prés verdissants,Qu’à soulager mon mal vous êtes impuissants ! (V, 2, v. 1186-1198)
De son côté Pradon supprime l’épisode de la métamorphose du mûrier en signe de deuil des amants. Le personnage de Thisbé exprime encore le souhait que la postérité garde le souvenir de leur amour, mais ce souvenir n’est pas appelé à avoir une traduction matérielle (IV, 3, v. 1255-1257) :
Du plus parfait amour je seray le modelle,Et nous serons peut-estre un exemple fameuxDes plus tendres Amans & des plus malheureux […]
Ce thème jouait déjà un rôle secondaire dans le texte d’Ovide, dans la mesure où la métamorphose ne concerne pas l’un des protagonistes de l’histoire. La métamorphose du mûrier apparaît donc quelque peu formelle et n’obéit pas à une nécessité interne de l’histoire. La suppression de ce thème est aussi à rapprocher de l’évolution de la place du merveilleux dans le théâtre de la fin du siècle. En effet les règles de vraisemblance deviennent de plus en plus contraignantes et le merveilleux n’est plus guère accepté ailleurs que dans les pièces à machines telles que La Toison d’Or de Corneille ou les opéras de Quinault et Lully. Toutefois le plaisir que prend le public au merveilleux païen conduit à un compromis : on y joint une explication rationnelle. En supprimant la métamorphose du mûrier Pradon donne une réécriture classique du mythe influencée par la lutte des théoriciens contre les invraisemblances.
Cette réécriture classique se retrouve dans le traitement de la mort des amants qui n’est pas représentée sur scène contrairement aux Amours tragiques de Pyrame et Thisbé où le cinquième acte lui est consacré en totalité. En effet les bienséances classiques réprouvent la représentation de morts violentes sur la scène, c’est pourquoi la tentative de suicide d’Amestris a lieu en coulisse juste avant la dernière scène. Sont écartés aussi les scènes de combats qui chez Pradon ont lieu pendant l’entracte entre le troisième et le quatrième actes. Cependant la mort des amants est un élément incontournable du mythe à la différence de la métamorphose du mûrier. Il s’agit donc pour le dramaturge de trouver un moyen pour la faire connaître au public sans la représenter sur scène. Pradon a recours à un procédé relativement traditionnel : il charge un personnage de faire le récit de la mort des personnages. L’originalité tient surtout au choix d’Arsace pour ce rôle. De fait, deux objections peuvent être faites à ce choix ; Arsace a poursuivi les amants tout au long de la pièce : son revirement semble donc quelque peu artificiel et le spectateur s’attendrait davantage à entendre ce récit d’un personnage en « sympathie » avec Pirame et Thisbé qui puisse transmettre au public sa compassion pour le couple. Enfin Arsace est le père de Pirame et il n’est guère concevable qu’un père qui vient d’assister à la mort de son fils puisse en faire un récit aussi circonstancié sans être submergé par l’émotion. Dans sa Préface Pradon reconnaît qu’on lui a opposé cette objection :
On a encore trouvé à redire qu’Arsace fit le recit luy-mesme de la mort de son Fils, & de celle de Thisbé ; Quelques-uns ont dit que ce recit estoit trop pathetique dans la bouche d’un Pere, & que les grandes douleurs estoient muettes.
L’unification de l’intrigue §
La tragédie de Pirame et Thisbé obéit aux règles classiques d’unité de lieu et de temps ; mais le respect de l’unité d’action est moins évident. En liant le mythe de Pyrame et Thisbé et l’histoire d’Amestris et de Belus inspirée par Diodore, Pradon n’a-t-il pas été amené à commettre une faute dramaturgique grave, la duplicité d’action ? En effet le statut de l’histoire d’Amestris s’avère délicat à établir : s’agit-il d’un épisode ou d’une intrigue à part entière ? Dans sa Préface Pradon se défend d’avoir superposé de manière artificielle deux intrigues :
Quelques-uns ont voulu dire que cet Episode l’emportoit sur le Sujet principal ; mais si l’on veut prendre la peine d’examiner leurs intérests, on verre qu’ils sont si bien meslez avec ceux de Pirame & Thisbé, que toutes les démarches de ces trois Personnes28 ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amans, pour l’intérest particulier de leur amour, & qu’enfin Pirame & Thisbé sont le terme & le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Piece, comme à leur centre.
Essai de définition de l’unité d’action et de la duplicité d’action §
Pour comprendre ce que met en jeu ce reproche, il faut définir précisément ces notions. Corneille rend compte de la difficulté à définir l’unité d’action, alors qu’il s’agit sans doute de la plus essentielle des trois unités :
Il faut observer l’unité d’action […], personne n’en doute ; mais ce n’est pas une petite difficulté de savoir ce que c’est que cette unité d’action […].29
À l’époque où Pradon écrit, c’est-à-dire à la fin du siècle, la confusion entre l’unité d’action et la simplicité est fréquente 30; mais il n’y a pas forcément de rapport de nécessité entre l’unité d’action et la simplicité. D'ailleurs les auteurs antiques opéraient déjà une distinction entre ces deux aspects. En effet Aristote estime qu’une action simple et une action complexe peuvent avoir chacune leur unité et que « la tragédie est l’imitation d’une action complète et entière, ayant une certaine étendue »31. Le choix d’une action complexe n’impliquant pas une rupture de l’unité d’action, il convient alors de s’interroger sur les facteurs de duplicité d’action, afin de déterminer les fondements de l’unité d’action.
Corneille a abordé la question de la duplicité d’action dans l’Examen d’Horace en 1660 :
Le premier [défaut] est, que cette action qui devient la principale de la Pièce, est momentanée, et n’a point cette juste grandeur que lui demande Aristote, et qui consiste en un commencement, un milieu, et une fin. Elle surprend tout d’un coup ; et toute la préparation que j’y ai donnée par la peinture farouche d’Horace, et par la défense qu’il fait à sa sœur de regretter qui que ce soit, de lui, ou de son Amant, qui meure au combat, n’est point suffisante pour faire attendre un emportement si extraordinaire, et servir de commencement à cette action.
Le second défaut est, que cette mort fait une action double par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier. L'unité de péril d’un Héros dans la Tragédie fait l’unité d’action ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce n’est que la sortie même de ce péril l’engage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des deux n’en fassent qu’une action ; ce qui n’arrive point ici, où Horace revient triomphant sans aucun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle, et l’action serait suffisamment terminée à sa victoire32.
Corneille blâme ici surtout la juxtaposition de deux actions qui paraissent successivement aux yeux des spectateurs sans lien de nécessité. Toutefois cela ne signifie pas que la tragédie ne doit comporter qu’un seul péril :
Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans [la tragédie], […], pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre ; […]33
En mettant l’accent sur la nécessité d’un lien logique entre les périls, Corneille s’inscrit dans la lignée d’Aristote :
Celles-ci doivent naître de la constitution même de la fable de façon à découler des faits antérieurs, par voie de nécessité ou suivant la vraisemblance ; car cela fait une grande différence que tels événements arrivent à cause de tels autres ou bien après tels autres.34
Jacques Scherer met en évidence trois facteurs d’unité d’action : l’inamovibilité, la continuité, le rapport de nécessité des actions ; et les intrigues secondaires doivent avoir une influence sur l’intrigue principale. En ce sens, il est plus légitime de parler d’action unifiée que d’action une, puisqu’une intrigue théâtrale comporte forcément des éléments divers qu’il est nécessaire d’organiser et de hiérarchiser.
L'unification de l’action dans Pirame et Thisbé §
Dans Pirame et Thisbé quels sont les éléments qui contribuent à l’unification de l’intrigue malgré la contamination de deux sujets totalement étrangers l’un à l’autre ?
L'intrigue politique peut sembler l’emporter sur le sujet principal ; ses protagonistes se montrent en effet beaucoup plus actifs que les deux amants qui subissent leur destin sans prendre de réelles initiatives. Toutefois il est frappant de constater que Pirame et Thisbé sont la pierre de touche des entreprises d’Arsace, de Belus et d’Amestris, ainsi que le souligne Pradon dans sa Préface :
[…] toutes les démarches de ces trois Personnes ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amans, pour l’interest de leur amour, & qu’enfin Pirame et Thisbé sont le terme & le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Piece, comme à leur centre.
Les deux actions sont étroitement liées ; de fait, le conflit d’Amestris et de Belus n’éclate ouvertement que parce qu’Amestris a décidé de satisfaire son amour et de faire Pirame roi (III, 4, v. 925-929). La fausse trahison de Pirame est appelée à jouer un rôle déterminant dans ce conflit, puisque c’est lorsqu’il croit Thisbé abandonnée que Belus brave ouvertement sa mère en faisant arrêter Pirame par Hircus. Il apparaît bien que le développement de l’histoire d’Amestris n’est possible que par rapport à l’intrigue sentimentale préexistante, dans la mesure où les actions des personnages sont guidées par l’amour. Cet aspect est également valable pour le personnage d’Arsace qui évolue pourtant hors de la sphère amoureuse. En effet Arsace est lui-même soumis à l’amour, puisqu’il ne peut entreprendre sa politique ambitieuse qu’à partir du moment où Amestris laisse libre cours à sa passion.
Inversement il existe un même rapport de nécessité entre l’intrigue secondaire et l’intrigue principale. En effet l’évolution de la situation politique n’est pas sans influer sur la situation des amants. Les amants fuient parce qu’ils craignent l’amour de Belus qui, désormais roi, est à même de se venger de Pirame, son rival en amour et en politique, ainsi qu’il le croit en raison de la feinte du billet35. La crainte d’Amestris et d’un possible retournement de situation en sa faveur retient Thisbé de révéler à Belus la feinte du billet, ce qui causera d’ailleurs la perte des amants bien plus que l’amour de Belus.
Pradon ne se contente donc pas de juxtaposer deux intrigues pour compenser la minceur du sujet de Pirame et Thisbé ; mais il unifie vraiment les événements en rassemblant tous les événements autour du couple de Pirame et Thisbé qui se trouve au premier plan dès le début. En effet dans la scène 1 de l’acte I Arsace s’interroge sur sa position qui apparaît compromise si la reine apporte effectivement son soutien au couple. En dépit de la multiplicité des intérêts mis en présence, la tragédie Pirame et Thisbé offre une unité d’action non en tant qu’action unique mais en tant unification d’actions distinctes.
Thèmes §
Une tragédie de l’amour impossible §
Le mythe de Pyrame et Thisbé est synonyme dans l’imaginaire collectif d’amour impossible : les amants ne parviennent à se rejoindre que dans la mort. D’emblée le spectateur sait qu’il assistera à une tragédie de l’amour malheureux ; toutefois la réécriture des sources opérée par Pradon complique ce schéma et conduit à une lecture très pessimiste.
Des désirs contradictoires §
Après un exil de deux ans Thisbé est enfin de retour à la cour et tout semble promettre aux amants un dénouement heureux pour leur amour : ils ont le soutien de Belus et la reine elle-même consentirait à leur mariage (I, 1, v. 5-6), le seul obstacle qui demeure est la haine persistante d’Arsace pour la famille de Thisbé (I, 1, v. 9-10) :
Quoy, Licas, malgré moy pouray-je voir la FilleD’un Ennemi mortel entrer dans ma Famille ?
Mais très vite cette contrainte familiale est relayée par de nouveaux obstacles. En effet le spectateur découvre dès la première scène de l’acte I l’amour d’Amestris pour Pirame (v. 35-40) ; sur ce point Pradon s’inspire de Théophile de Viau qui prête à son personnage de roi une passion injuste pour Thisbé. À cet amour pour le moins importun s’ajoute l’amour qu’éprouve Belus pour Thisbé et qui est révélé à la scène 2 de l’acte II (v. 491-493) :
[…] mais j’éprouve à mon tourQu’un grand cœur est sensible aux charmes de l’Amour.Pourquoy vos yeux, Madame, ont-ils tant de puissance ?
Ces désirs apparaissent comme autant de nouveaux obstacles pour les deux amants et d’autant plus redoutables qu’Amestris et Belus, dans une moindre mesure, possèdent le pouvoir politique et donc une capacité oppressive. D’ailleurs c’est en s’alliant à la puissance d’Amestris que la contrainte familiale d’Arsace peut se révéler vraiment efficace. Toutefois il importe de noter que tous ces désirs contradictoires sont régis par un système de contraintes, même si celui-ci est différent selon la qualité des personnages. En effet Amestris est liée par l’Etat et sa gloire, tandis que Belus est lié par sa générosité. Ces deux personnages vont pourtant tenter de s’affranchir de ces contraintes et de laisser libre cours à leur passion. Ainsi lors de son monologue de la scène 3 de l’acte III Amestris renonce à sa gloire pour satisfaire son désir et proclame même sa résolution de ne plus écouter la voix de la vertu (v. 825-828) :
Mes soûpirs ! Dieux ! faut-il qu’un si grand cœur soûpire ?Faut-il que tant d’orgueil…Helas ! que vais-je dire ?En vain vous me parlez, je ne vous entens plus,Gloire, vertu, grandeur […]
De son côté Belus cède pour un temps à la tentation d’un absolutisme sentimental à l’égard de Thisbé (IV, 2, v. 1245-1246).
Le poids de la fatalité §
Cependant malgré leurs tentatives ces personnages ne parviennent pas plus que les deux héros à faire triompher leur amour. Ce constat de l’inutilité du pouvoir oppressif suggère que, bien plus que les intrigues d’Arsace, d’Amestris et de Belus, c’est une forme de fatalité qui est la cause de la perte de Pirame et Thisbé. En cela Pradon rejoint le mythe originel. De fait le thème du destin occupe une place prépondérante dans l’économie de la pièce à travers une récurrence tout à fait exceptionnelle des termes « destin » et « destinée ». Les amants ont eux-même une sorte de pressentiment de leur malheur ; ainsi à la scène 1 de l’acte II Thisbé exprime une inquiétude apparemment infondée puisque tout lui sourit depuis son retour à la cour ainsi que le lui rappelle Ismene (v. 369-370) :
Mais, Ismene, d’où vient que de mortelles craintesMe donnent tous les jours de secretes atteintes ?
Par ailleurs ils évoquent avec insistance l’idée de leur mort, comme s’ils savaient par avance qu’il s’agit pour eux du seul moyen de se réunir. Le petit nombre de leurs rencontres au cours de la pièce est particulièrement frappant : ils ne parviennent en effet à s’entretenir qu’au cours de deux scènes (II, 4 et IV, 4). De plus ils ne se trouvent à aucun moment véritablement en accord ; la défiance et l’incompréhension jouent dans chacune de ces deux scènes un rôle très important.
Une tragédie de la stérilité §
Cet acharnement de la fatalité contre Pirame et Thisbé contribue à faire de la pièce une tragédie de la stérilité en empêchant toute manifestation de vie. Les personnages semblent marcher avec résignation vers leur destin. La passion amoureuse se caractérise surtout par sa puissance mortifère ; Pirame et Thisbé se suicident à cause de la méprise du lion et Amestris tente de se suicider devant leurs cadavres. Seul Belus est épargné parce qu’il est déjà plus roi qu’amoureux, ainsi qu’en témoigne son attitude au dénouement. Il se détache déjà de ses sentiments propres qui s’effacent derrière sa fonction royale ; son affliction est bien moindre que celle d’Amestris. Néanmoins le triomphe de Belus est incomplet puisqu’il est frustré de l’objet de son désir. L’élan vital ne se résout qu’en un élan vers la mort. Le spectateur assiste donc à l’échec des personnages en tant que sujets désirants.
La jalousie féminine : la cause nécessaire de la tragédie §
En dépit des emprunts à l’histoire de Sémiramis, il y a un relatif effacement de la dimension politique au profit du thème-clé de la jalousie amoureuse. Thisbé offre le spectacle d’une scène de jalousie sur un mode mineur qui ne déparerait pas dans une comédie (II, 4). Elle manie d’ailleurs fort habilement l’ironie, surtout dans la seconde partie de la scène. Mais ce trait de caractère est principalement le fait du personnage d’Amestris qui incarne la fureur passionnelle dans la pièce. L’amour-haine qu’Amestris éprouve pour Pirame devient en effet le principe de toutes ses actions.
Le premier acte met en place une préparation minutieuse du motif de la jalousie. Les références à la jalousie déjà installée chez Amestris sont relativement nombreuses, notamment dans le discours d’Arsace (I, 1, v. 40). Amestris elle-même aborde ce sujet, mais elle opère un transfert significatif, dans la mesure où elle ne reconnaît ce sentiment que dans la sphère politique (I, 4, v. 125) : « Je suis jalouse, Arsace, & jalouse du Trône […] ».
Si l’on ne peut douter de son désir de conserver le trône, on peut toutefois s’interroger sur la hiérarchie réelle de ses désirs. En effet dès la scène suivante Amestris reconnaît sa jalousie amoureuse, cet aveu se trouvant facilité par l’absence d’autres témoins que sa confidente Barsine. La jalousie d’Amestris existe préalablement au début de l’action, mais elle est maîtrisée en partie par le biais d’une sublimation du pouvoir.
La jalousie n’est pas seulement une donnée psychologique dans la pièce mais constitue au contraire un pivot dramaturgique de premier plan. L’action ne peut s’engager que parce qu’Amestris laisse libre-cours à sa fureur. Plus que l’hostilité d’Arsace c’est la frustration du désir d’Amestris qui va provoquer la perte des amants. De fait au début de la pièce règne l’incertitude, les premières paroles d’Arsace suggérant son isolement (I, 1, v. 5-8) :
Il semble que Belus a parlé pour Pirame,Que la Reine elle-mesme autorise leur flâme :Je ne sçay plus qu’en croire, & je vais succomberSous ce funeste coup qui s’appreste à tomber.
Il s’agit de savoir si la reine suivra Arsace ou si elle parviendra à maîtriser sa jalousie. Mais l’entretien de la reine et de Pirame marque un tournant capital dans l’esprit de la reine (I, 6). Le spectacle de Pirame chantant avec exaltation sa flamme pour Thisbé et lui reprochant son insensibilité à l’amour triomphe de la volonté d’Amestris. Cette dernière s’abandonne à sa fureur et résout de perdre les amants (v. 351-355) :
Que je vais leur causer de mortels déplaisirs,Et qu’il en va coûter à Thisbé de soûpirs !Pour luy que de transports ! pour elle que de larmes !Peut-estre que ses yeux en perdront quelques charmes.Que j’auray de plaisir à les voir malheureux !
C’est seulement à partir de ce moment que l’alliance se conclut entre Arsace et Amestris ; jusqu’alors on pouvait avoir le sentiment qu’ils évaluaient leurs forces respectives.
Le couple mère et fils §
Le conflit familial connaît un succès remarquable dans le théâtre du XVIIe siècle, notamment lorsqu’il met en prise une mère et son fils. Les réussites de Rodogune et de Britannicus n’ont pas peu fait pour son prestige. Si la situation de Pirame et Thisbé n’est pas sans évoquer celle de Rodogune par certains aspects, Pradon réussit toutefois à se démarquer du modèle cornélien et à traiter ce thème clé avec une certaine originalité.
À la mort du roi, la reine Amestris s’est emparé du pouvoir et règne depuis sur Babylone en lieu et place de son fils Belus qu’elle a fait élever dans l’oisiveté, espérant ainsi détruire en lui toute ambition politique (I, 4, v. 166-172) 36:
Mais enfin nous voyons le genéreux BelusS'écarter du chemin du trop foible Ninus :Comme luy nous l’avions noury dans la molesse,Sans qu’il en ait jamais contracté la foiblesse ;Il trompe nostre attente, il est ambitieux,Et déjà sur ses droits il ouvre trop les yeux.
Or la découverte des exploits de sa famille a réveillé l’ambition de Belus (III, 4, v. 867-868) :
Et tirant de l’oubly les faits de mes Ayeux,Faire parler de moy, pour faire parler d’eux.
L’affrontement paraît inévitable entre la reine et son fils ; d’ailleurs il ne s’agit pas seulement pour Belus de satisfaire son ambition personnelle mais bien d’aller contre une situation contre nature si l’on se réfère à la conception de la royauté exprimée dans la pièce.
S’il est fait allusion à la conspiration de Belus dès la scène 1 de l’acte I (v.55) et plus longuement à la scène 4 (v. 155-158) où Amestris redoute que Babylone soutienne son fils, l’affrontement reste larvé jusqu’à la première rencontre des personnages qui se lancent certes un défi ; mais ce n’est pas encore à ce moment que le conflit éclatera ouvertement.
Le couple mère-fils s’incarne d’abord à travers ce conflit politique qui éclate véritablement entre les actes III et IV, provoquant une guerre civile dont le spectateur n’a que des échos à travers le récit d’Ismene (IV, 1, v. 1087-1089) :
La valeur de Belus à la Reine funeste,Par ses efforts, Madame, a bientôt enfoncéLe gros de ses Soldats que son bras a percé […]
T. W. Bussom et H.C Lancaster voient dans ce conflit politique l’intérêt principal de la tragédie :
The poet tried to combine a struggle for political power with a sentimental love episode in the manner of the new school in order to obtain a balance pleasing to the public taste. Better instructed in these political roles than in the amourous ones, his best efforts went into the former, while the episode of the lovers fell into second place37.
Toutefois sans nier l’importance de ce conflit dans l’économie de la pièce, les choses apparaissent plus complexes. C’est au moment où la situation sentimentale de la mère et du fils atteint un degré de tension maximale que le conflit éclate. En effet Belus prend les armes lorsque la fausse trahison de Pirame lui fait envisager une issue heureuse pour son amour ; de la même façon Amestris tente son coup de force après l’arrestation de Pirame. Leurs actions respectives sont guidées par leur amour ; d’ailleurs quand la nouvelle de la fuite des amants leur fait apercevoir que leur amour est trahi, Amestris surmonte l’antagonisme politique pour inciter Belus à venger leurs espérances déçues (V, 4, v. 1520-1525) :
Mais du moins, pour le prix du Trône que je perds,Fay poursuivre Pirame au bout de l’Univers ;Dans ma juste douleur, que ma fureur éclate ;Vange-moy d’un Ingrat, vange-toy d’une Ingrate ;Que leurs coeurs arrachez, pour estre réünis,Vangent par tout leur sang tous nos soûpirs trahis.
La lutte pour le pouvoir traduit aussi le désir d’émancipation de Belus vis-à-vis de sa mère qui s’efforce de le maintenir dans une sorte de minorité en le contraignant à rester dans son ombre (III, 4, v. 879-882) :
Oüy, Madame, je voyQue je suis en effet le fantôme d’un Roy,Que je traîne une vie & languissante & sombre,Et vous estes le corps dont je ne suis que l’ombre […]
Amestris incarne donc non seulement la figure de la femme éprise de pouvoir, mais surtout celle de la mère abusive ; sur ce point elle ne déparerait pas aux côtés d’Agrippine dans Britannicus38. En éloignant Belus de l’exercice des armes (II, 2, v. 462) et en prenant systématiquement la tête des armées pour les guerres de conquête (III, 4, v. 875-876), elle opère une sorte de renversement qui lui permet de revendiquer l’« ame d’un Héros » au détriment de Belus qui est rejeté du côté de la faiblesse féminine.
Le dénouement nous montre Amestris hantée par un fantasme du matricide (V, 2, v. 1436-1437 et v. 1448-1449) :
Acheve, Fils ingrat, & devenant mon Roy,Viens me ravir le jour que tu reçeus de moy. […]Viens, de tes propres mains, viens m’y précipiter,Et couvert de mon sang, hastes-toy d’y monter.
Mais il ne s’agit que d’une fulgurance ; en effet Belus se défend tout aussitôt d’avoir de tels desseins (V, 2, v. 1450-1451) :
Madame, loin d’avoir cette funeste envie,Je respecte ce sang qui m’a donné la vie […]
Son attitude à l’égard d’Amestris est remarquable : à aucun moment il ne cesse de lui témoigner du respect malgré son injustice et sur ce point il se rapproche également de personnages cornéliens, Antiochus et Seleucus dans Rodogune. En dépit de son antagonisme politique, le couple formé par Amestris et Belus ne sombre jamais dans la folie meurtrière39.
Pouvoirs et devoirs de la royauté §
Les considérations sur le métier de roi appartiennent aux lieux communs de la tragédie. Ce thème introduit grâce à l’histoire d’Amestris et de Belus se trouve déjà chez Théophile de Viau (I, 3), mais joue ici un rôle structurant et détermine l’évolution des personnages.
Deux conceptions de la royauté §
Pirame et Thisbé met en présence deux conceptions contradictoires de l’exercice du pouvoir. La première est incarnée par Arsace, le ministre ambitieux de la reine, qui revendique une vision machiavélique du pouvoir. Il l’envisage comme un moyen et ne craint pas d’aller contre l’ordre naturel des choses, pourvu que son ambition soit satisfaite (II, 5, v. 665-666) :
Le crime est beau, qui met en nos mains le Tonnerre,Et qui range à nos pieds le reste de la terre.
Il représente le type même du politicien et du mauvais conseiller pour qui la vertu n’a aucune part à la politique ; la dissimulation est de fait son seul principe et la seule constante de son action (II, 2, v. 786-789) :
Je vais secretement rejoindre nostre Armée,Disposer nos Soldats, & dés qu’il fera nuit,Faire couler icy quelques Troupes sans bruit :Alors à la faveur de l’ombre & du silence […]
D’ailleurs il aura une part déterminante dans l’évolution tyrannique d’Amestris dont, en parfait héritier de la tradition des mauvais conseillers, il flatte la passion coupable pour s’assurer le pouvoir.
Les autres personnages s’accordent au contraire en faveur d’une conception sublime du pouvoir qui est alors envisagé comme une forme d’ascèse. Celui qui le détient se doit de renoncer à son humanité et à ses sentiments pour ne s’incarner qu’à travers sa fonction. Pour être roi, il faut cesser d’être un homme. Cet idéal exige du souverain une forme de vertu surhumaine à laquelle il y est difficile de se plier mais aussi de renoncer, ainsi qu’en témoigne le déchirement d’Amestris (III, 3, v. 825-828) :
Mes soûpirs ! Dieux ! faut-il qu’un si grand cœur soûpire ?Faut-il que tant d’orgueil…Helas ! que vais-je dire ?En vain vous me parlez, je ne vous entens plus,Gloire, vertu, grandeur…[…].
Sous cet éclairage, il est possible de lire à un double niveau les paroles qu’elle adresse à Belus lors de leur joute (III, 4). Elles peuvent être interprétées comme une simple adresse oratoire destinée à rabaisser la valeur du bien convoité par son adversaire, ou bien elles constituent une sorte d’avertissement sur la réalité de l’exercice du pouvoir. En effet Amestris revient avec insistance sur le nécessaire asservissement du roi à sa fonction (III, 4, v. 889-898) :
Quand vous serez rongé des chagrins politiques,Qu’il faudra pour le bien des affaires publiquesVous immoler vous-mesme, & ne rien épargner, […]Pour estre à tout le monde, on n’est plus à soy-mesme ;
Le douloureux débat d’Amestris au cours de la scène précédente interdit de ne voir en ces vers qu’une feinte hypocrite. La royauté place effectivement hors de la sphère ordinaire de l’humanité et condamne d’une certaine façon à la solitude. Cette spécificité est rarement comprise par l’entourage du roi. Ainsi Barsine dit à sa maîtresse que l’amour qu’elle éprouve pour Pirame est une passion légitime ; or, en raison de son statut, Amestris doit renoncer à ses sentiments humains.
Cette idée d’un caractère surhumain et quasi divin de la royauté lui confère une dignité remarquable contre laquelle il est criminel d’attenter. La réaction horrifiée de Pirame, lorsqu’Arsace lui fait part de ses ambitions politiques, n’est pas à imputer seulement à la crainte de voir ses amours menacées, mais surtout à la crainte d’un acte contre nature (II, 5, v. 658-664) :
Un Trône est odieux, acheté par un crime ;Et l’on ne doit jamais monter à ce haut rang,Que par l’ordre des Loix, ou les degrez du sang. […]La chûte en est à craindre à qui veut y monter,Et c’est un crime enfin de l’oser attenter.
En fait, c’est une véritable leçon de politique que donne Pirame à Arsace ; mais ce dernier la rejettera puisqu’il ne reconnaît aucune valeur politique à la vertu. C’est sa négation de l’inviolabilité de la fonction royale qui causera la perte d’Arsace.
Une révolte légitime §
Belus fomente une révolte contre sa mère ; cependant il ne s’agit pas d’une révolte anarchique contrairement à ce qu’affirme à plusieurs reprises Amestris (V, 2, v. 1434-1437) :
Tu triomphes, Belus, & les Dieux m’ont trahie,Tu m’arraches le Sceptre, & me laisse la vie ;Acheve, Fils ingrat, & devenant mon Roy,Viens me ravir le jour que tu reçeus de moy.
En effet Belus ne se dépare jamais de son respect pour sa mère (V, 2, v. 1450-1451) :
Madame, loin d’avoir cette funeste envie,Je respecte ce sang qui m’a donné la vie ;
Il s’agit pour Belus de passer à l’âge adulte après avoir vécu écrasé par sa mère. En ce sens, la transgression qu’il opère ne va pas à l’encontre de la conception sublime de la royauté, puisque son objet est de rétablir l’ordre naturel : Belus est le bénéficiaire légitime du trône. Le dénouement le voit triompher doublement sur un plan politique et sur un plan existentiel.
Une pièce initiatique §
Le passage à l’âge adulte représente pour Belus le véritable enjeu ; il s’agit en effet d’acquérir une position définie et indépendante hors de la tutelle de sa mère, afin de témoigner de sa capacité à être un bon roi. Sa générosité, si souvent mise en avant par les autres personnages, va donc être mise à l’épreuve et un temps s’incline devant la tentation de l’absolutisme, surtout dans le domaine amoureux (IV, 2). Toutefois Belus acquiert la nécessaire maîtrise de soi et de ses passions pour l’exercice du pouvoir. Son attitude au dénouement en est l’exemple le plus frappant : il se hausse à la hauteur d’Auguste dans Cinna et choisit la clémence à l’égard de ses adversaires qui ont voulu provoquer sa chute. Il renonce à sa haine personnelle contre Arsace qui a causé la perte de la femme qu’il aimait pour adopter des sentiments royaux.
Le mauvais conseiller §
Présent pendant neuf scènes, Arsace apparaît essentiellement en tant que ministre de la reine Amestris. Cette forte inscription dans l’économie de la pièce prend sens par rapport à la réflexion sur l’exercice du pouvoir qui est esquissée.
Pradon décline avec le personnage d’Arsace un archétype du théâtre classique : le mauvais conseiller qui flatte les mauvais penchants du roi ou de la reine. Arsace ne procède pas différemment quand il peint la passion d’Amestris comme légitime (I, 4, v. 181-184) :
Vous le pouvez, Madame, & tout vous y convie ;Par là vous confondrez l’insolence et l’envie ;Et sans tant balancer, choisissez un EpouxQui vous preste son nom, & tienne tout de vous.
Il partage un certain nombre de traits avec le personnage d’Acomat dans Bajazet qui pour H.C. Lancaster a servi de modèle à Pradon :
Neither Diodorus Siculus nor Théophile supplied Pradon with the ambitious politician who has helped the queen to the throne and would marry her to the hero ; […] Here, […] can be seen the influence of Pradon’s subsequent rival, Racine, for in Bajazet Acomat plans to marry the young prince to Roxane and thus give him rule over Turkey, just as Arsace plans to marry Pirame to the queen, whom he has already helped seize government […]40.
Toutefois, si ces deux personnages encouragent l’amour de leurs souveraines pour le héros, il existe entre eux une différence essentielle : Acomat est entièrement dévoué à Bajazet, s’il souhaite épouser Atalide, c’est pour se garantir en cas de retournement de faveur (I, 2, v. 177-200). Arsace au contraire exploite la crise traversée par Amestris, afin de l’entraîner dans une dérive tyrannique qui lui permettrait d’accroître son pouvoir effectif en écartant définitivement Belus, voire en supplantant ultérieurement Amestris elle-même. Ainsi ce n’est pas tant le désir de complaire à sa souveraine qui anime Arsace que son ambition personnelle. En livrant son fils à la reine, il aspire en fait à s’emparer du pouvoir par personne interposée (III, 1, v. 730-734) :
Achever d’entraîner la Reine avecque adresse,Et pour cette nuit mesme accomplir mes desseins.Je sçauray la presser de nous donner les mains,Qu’elle parle ? Je suis Maître de Babylone ;Encore un mot, Licas, & mon Fils est au Trône […]
Sous les apparences de la soumission et du respect, Arsace dissimule en réalité un manque total de loyauté envers sa souveraine qu’il égare sciemment. Arsace apparaît bien comme l’incarnation du mauvais conseiller cruel et ambitieux. Il est dépourvu de toutes les qualités du bon ministre ; le sens de l’État et du dévouement lui manque cruellement. Le dénouement apportera un démenti brutal à sa conviction d’être un habile politicien (III, 2, v. 748), puisqu’il sera le premier responsable du désastre final.
Il existe une certaine ambiguïté dans les relations entre la reine et son ministre, comme s’il y avait une défiance réciproque. En effet dans la scène 3 de l’acte I chacun s’efforce de découvrir ce que son interlocuteur sait de ses motivations, de ses aspirations. Arsace évoque l’éventualité d’une union entre Pirame et Thisbé pour amener la reine à se dévoiler, ainsi qu’il l’avait annoncé à Licas dans la scène 1 de l’acte I (v. 60-65). Amestris a conscience de s’être laissée dominer par Arsace au cours de cet entretien (v. 357). Les personnages se livrent donc à une évaluation de leurs forces respectives. La démarche d’Arsace dans cette scène, tromper pour connaître la vérité, résume toute sa politique qui s’articule essentiellement autour de la dissimulation, même auprès de la reine (II, 2, v. 786-789). Mais curieusement il se laisse lui-même tromper par Hircus qui, feignant d’être un partisan de la cabale de la reine, joue en réalité un double jeu au profit de Belus.
L’utilisation du thème du mauvais conseiller permet d’exprimer de façon plus dramatique les enjeux de l’exercice du pouvoir. De fait la réflexion sur la royauté se joue essentiellement à travers l’opposition d’une conception sublime du pouvoir et d’une conception machiavélique incarnée par Arsace qui a une vision avant tout pragmatique du pouvoir et le considère surtout comme un moyen (II, 6, v. 665-666). Mais cette vision machiavélique de la royauté aboutit à un échec pour Arsace.
Arsace s’impose véritablement comme un double maléfique d’Amestris. Tout d’abord il la corrompt en lui imposant sa conception du pouvoir ; et par là-même il l’asservit au trône, alors qu’il prétendait la libérer des contraintes du trône. En effet Amestris trahit alors sa gloire :
[…] la passion de la grandeur se mue en servitude sitôt que la considération de l’objet convoité, si prestigieux soit-il par lui-même, prime le mouvement de l’ambition, sitôt que le moi se fixe à une proie au lieu de demeurer fidèle à lui-même, et de chercher, dans le dépassement de toute convoitise, le secret de la vrai grandeur.41
De plus le personnage d’Arsace contribue à redoubler l’usurpation dont Belus a été victime. En effet celui-ci est non seulement dépouillé du trône de son père, mais il est aussi supplanté à la tête des armées de sa mère par Arsace (III, 4, v. 833-834) :
Je vois avec chagrin l’autorité d’Arsace ;En commandant l’Armée, il occupe ma place […]
Si l’on se réfère à l’étymologie du terme, le ministre se doit d’être au service de l’État. Or Arsace se présente bien davantage comme un facteur de désordre. Plus que la reine, c’est bien Arsace qui incarne la menace politique et l’oppression. Ce personnage est d’autant plus inquiétant qu’il est dénué de toute valeur ; seule lui importe la satisfaction de son ambition.
Les personnages §
Amestris : une nouvelle Sémiramis §
La critique s’accorde sur le fait que c’est sans doute le personnage le mieux dessiné de la pièce et le plus cornélien. En dépit de sa nature épisodique, le personnage d’Amestris représente en effet l’un des pôles dominants de la pièce, puisque sa haine sera la cause essentielle de la perte des héros.
Amestris a usurpé le pouvoir à la mort du roi Belus aux dépens de son fils qu’elle a maintenu éloigné des sphères du pouvoir. Pendant son règne elle a multiplié les conquêtes et a embelli Babylone, s’affirmant ainsi comme étant l’héritière de Sémiramis. Elle est souvent comparée au personnage de Cléopatre dans Rodogune en raison de son conflit avec son fils. Mais il existe une différence essentielle entre ces deux personnages ; si Amestris partage la passion du pouvoir de Cléopâtre, elle ne partage pas le mépris de cette dernière pour les notions du bien et du mal et a conscience de l’injustice qu’elle commet à l’égard de Belus (III, 3, v. 809-812)42 :
Je vois avec regret toute mon injustice,Et je suis en aveugle un aveugle caprice.Infortuné Belus, ne te plains point de moy,La Nature & la gloire ont combatu pour toy […]
En ce sens Amestris apparaît en proie à un égarement momentané plus qu’à une cruauté ou à une perversité naturelle. Il ne s’agit pas d’une mère dénaturée, même si elle a spolié Belus de son trône. Il convient plutôt de s’interroger sur l’influence d’Arsace qui, guidé par son ambition personnelle, a flatté les mauvais penchants de la reine.
C’est une reine ambitieuse et volontaire animée par le souci de sa gloire, ainsi qu’en témoigne son attitude lorsqu’elle s’aperçoit que le pouvoir lui échappe définitivement (V, 2, v. 1441-1443) :
Mais n’attens point de moy d’indigne abaissement.Pour reparer ma honte, & pour finir ma peine,Je veux mourir, Belus, & veux mourir en Reine ;
Cette préoccupation de sa gloire apparaît de façon récurrente dans la pièce, et cela dès la première scène où Arsace parle à Licas de la reine en ces termes (v. 37-38) :
Oüy, son superbe cœur entraisné vers Pirame,D’un reste de fierté combat encor sa flâme :
Et Thisbé refuse dans un premier temps de croire les révélations de Belus, parce que cela lui semble aller trop à l’encontre de la gloire d’Amestris (II, 2, v. 445-448) :
La Reine aimer Pirame ! Ah je ne le puis croire ;Pour vous ravir son Trône, elle aime trop sa gloire ;Et le devoir du sang exige qu’AmestrisNe le donne jamais à d’autres qu’à son Fils.
Amestris elle-même s’étend complaisamment sur sa gloire et sur ses mérites notamment lors de son premier entretien avec Arsace (I, 4) et reprend avec insistance l’expression « l’ame d’un Héros » qui a pour fonction de souligner son courage qui transcende le fait qu’elle soit une femme. Il y a dans ce personnage une volonté manifeste d’oublier et surtout de faire oublier qu’elle est une femme, comme s’il s’agissait pour elle de prouver à tous sa capacité à régner. Toutefois, malgré le prestige de ses conquêtes qui l’ont vue affronter certains des plus grands rois (I, 4, v. 138-140) et cette certitude d’échapper à la faiblesse de son sexe, elle écoute Arsace qui lui conseille de prendre un époux pour se garantir des intrigues de Belus (I, 4, v. 183-189).
L’accent est toujours mis sur les motivations politiques de l’action d’Amestris qui agit en reine jusqu’au bout. Dès le début, son désir d’épouser Pirame est présenté autant comme le fruit d’un calcul politique pour contrebalancer l’influence croissante de Belus que celui d’une passion amoureuse. Ainsi il est frappant de voir que lorsqu’Arsace lui suggère de prendre un époux, il a recours à un argument d’ordre politique, alors même qu’il connaît l’amour d’Amestris pour Pirame (I, 4, v. 183-189). De la même façon Amestris justifiera ses actes par son désir de se préserver de Belus (V, 4, v. 1506-1513) :
Ne croy pas cependant, qu’une servile flâmeSeule par son ardeur eût embrasé mon ame,J’avois ma politique & j’aimois cet Ingrat,Pour me rendre avec luy Maitresse de l’Etat ;Je craignois ta fierté, ta faveur, tes intrigues,Un Epoux m’aurait mise à couvert de tes brigues ;J’en aurois fait ton Maître, & cette passionNe servoit que d’esclave à mon ambition ;
Cependant cette ambition et cet amour du pouvoir exacerbés que revendique Amestris cachent mal la réalité de sa passion. En mettant constamment en avant ces motifs, la reine cherche encore à occulter sa féminité et sa sensibilité qu’elle ressent comme des faiblesses incompatibles avec la fonction royale ; Pirame lui reproche d’ailleurs d’être « inexorable » à l’amour (I, 6, v. 330). Pourtant Amestris éprouve un amour réel pour Pirame et est torturée par sa jalousie qui s’exprime pleinement dans son monologue de la scène 7 de l’acte I, juste après l’entretien décisif avec Pirame.
Plus qu’à une passion injuste Amestris est en proie à un véritable déchirement. Elle a conscience de manquer à sa gloire et à son devoir en cédant à sa passion ; et a d’ailleurs lutté longuement, n’hésitant pas à rappeler Thisbé à la cour pour l’unir à Pirame (I, 5, v. 258). Pour satisfaire sa passion, elle est contrainte de remettre en cause son système de valeurs et de renoncer à sa conception idéale de la fonction royale. Il ne lui est désormais plus possible de s’incarner uniquement dans sa fonction en méprisant son humanité. En ce sens son attitude au dénouement est exemplaire, puisqu’elle dépasse alors la contradiction entre son amour et son devoir et retrouve le souci de sa gloire. Elle affronte l’échec en reine et préfère mourir qu’être un simple sujet (V, 2, v. 1440-1442). Sa défaite lui permet paradoxalement de triompher de son égarement et d’atteindre l’héroïsme qui représente la plus haute valeur à ses yeux. Sa tentative de suicide est loin d’être le constat d’un échec mais bien l’affirmation ultime de sa générosité et son humanité, puisqu’elle se montre sensible au malheur des amants après les avoir poursuivis de sa haine.
Belus : un héros généreux §
Élevé en reclus à l’écart du pouvoir, Belus sent naître son ambition en entendant parler des hauts faits de sa famille (II, 2, v. 463-464). Il cherche à obtenir justice de sa mère qui l’a privé du trône de son père. Il incarne le héros généreux dans la pièce ; tous les personnages s’accordent d’ailleurs pour lui reconnaître cette qualité essentielle. Arsace lui-même déplore qu’il n’ait pas la faiblesse de Ninus (I, 4, v. 167-170) :
Mais enfin nous voyons le genéreux BelusS’écarter du chemin du trop foible Ninus :Comme luy nous l’avions noury dans la molesse,Sans qu’il en ait jamais contracté la foiblesse […]
Cependant cette générosité sera mise à l’épreuve et s’inclinera un temps devant sa passion pour Thisbé. En effet il apparaît d’abord comme un allié reconnu des amants et affirme lui-même son engagement en leur faveur (II, 2, v. 490-491) :
A Pirame pour vous ma parole est donnée ;Je luy promettois tout […]
Mais il prend rapidement place parmi leurs ennemis en raison de son amour pour Thisbé qu’il avoue à la scène 2 de l’acte II (v. 491-493). Dans un premier temps il reste fidèle à sa foi et renonce à la femme aimée ; en ce sens on peut parler à son sujet de personnage cornélien. Mais la découverte du faux billet de Pirame le pousse à une forme d’absolutisme sentimental, il renonce alors à son idéal de générosité et cherche par tous les moyens à imposer sa passion à Thisbé, notamment en la mettant face à un ultimatum impossible : accepter de l’épouser ou voir périr son amant (IV, 2, v. 1245-1247) :
Pour sa teste il me faut promettre vostre main.A cet unique prix je fais grace à Pirame,Je vous donne ce jour pour y penser. […]
Toutefois cette violence ne lui est pas naturelle et il n’est pas insensible aux doutes formulés par Thisbé quant à la culpabilité de Pirame (v. 1167-1168). La question de la culpabilité de Pirame ne cessera pas de le tourmenter, il craint d’avoir commis une injustice en trahissant la parole donnée, ce qui l’empêche de se réjouir de sa victoire sur Amestris (V, 1, v. 1381-1382) :
Ma gloire est satisfaite, & mon cœur ne l’est pas.Je sens je ne sçay quoy dans l’ame qui me gesne,
Belus ne fait pas ici allusion à l’indifférence de Thisbé, mais bien au doute qui le ronge : a-t-il vraiment agi selon les règles de la générosité ou s’est-il laissé conduire par son désir ? Une victoire entachée par une injustice ne saurait être une véritable victoire. Belus fait preuve ainsi de sa grandeur puisqu’il est suggéré qu’il serait prêt à revenir sur son jugement si la trahison de Pirame n’était pas avérée (V, 1). Malheureusement cette évolution arrive trop tard pour les amants qui sont déjà perdus.
En fait le spectateur assiste au parcours initiatique de Belus qui apprend la véritable générosité et par là-même à être un bon roi. En effet sa mise à l’épreuve se joue sur le plan amoureux et sur le plan politique. Pour régner, il faut savoir pardonner, en ce sens Belus s’inscrit dans la lignée d’Auguste dans Cinna. La clémence triomphe donc et l’accession de Belus au trône apparaît comme une garantie d’équilibre. De façon assez curieuse, plus que l’amour de Thisbé ou le trône de son père, l’enjeu réel pour ce personnage semble avoir été l’apprentissage de la justice43.
Pirame et Thisbé : deux victimes §
Le traitement de ces personnages peut apparaître bien décevant au regard de celui d’Amestris et de Belus ; Pradon semble gêné dans la peinture de l’amour. Mais « […] le héros ou l’héroïne, […] bien souvent souffrent le plus et font le moins44; […] ». En effet, s’ils sont bien la pierre de touche des manœuvres des autres personnages, eux-mêmes se montrent particulièrement passifs et comme résignés d’avance à leur perte. Ils existent davantage comme objets du désir d’autrui que comme sujets désirants. Ce couple apparaît bien terne quand on le compare aux personnages de Théophile de Viau qui incarnent la passion amoureuse dans toute son intensité. L'élan amoureux est absent de ce couple étrangement désincarné. En effet leur première rencontre (II, 2) est dépourvue de toute chaleur, le spectateur n’assiste qu’à un échange de griefs, alors qu’il s’attendrait à un duo élégiaque plus conforme à cette histoire d’un amour impossible.
Pirame est le fils d’Arsace, le ministre de la reine, qui s’oppose à son union avec Thisbé, parce que cette dernière est la fille de son ennemi dont il a causé la perte autrefois. L'attitude de Pirame à l’égard de son père est ambiguë, il n’ose à aucun moment se révolter ouvertement contre son injustice et joue un double jeu à partir de la feinte du billet. L'attrait exercé par Pirame est pour le moins surprenant si l’on considère son indécision, son manque de volonté. Il possède certes le charme de la jeunesse, mais il est dénué de la qualité essentielle du héros : la générosité. Son manque de confiance en Thisbé et sa promptitude à la soupçonner d’infidélité sont offensants et l’empêchent de prétendre à la qualité de parfait amant. Le personnage de Thisbé qui a le rôle le plus long de la pièce est plus actif, mais n’échappe pourtant pas à une certaine froideur. Ainsi ses protestations et le souci de sa gloire de la scène 4 de l’acte IV s’apparentent plus à un lieu commun qu’à l’expression d’une exigence intérieure. Il en va de même lorsqu’elle déplore la ruine de son père.
La seule réelle initiative des amants est leur fuite qui intervient à la fin de l’acte IV. Mais il est déjà trop tard, comme si les héros étaient condamnés à l’immobilité, à la dépendance. En ce sens il est révélateur que leur action soit systématiquement déterminée par l’action des autres personnages. Pirame et Thisbé sont donc dès le début du côté de l’échec et de la mort.
Arsace : le ministre ambitieux §
La pièce comprend deux figures parentales, Amestris et Arsace. Ces personnages dans la dramaturgie classique sont surtout conçus comme des obstacles. Arsace s’inscrit parfaitement dans cette conception ; en effet il s’oppose à l’amour de Thisbé et Pirame en raison d’une vieille haine entre leurs deux familles. Il est beaucoup plus présent que le père de Pyrame chez Théophile qui dédouble cependant la figure parentale avec la mère de Thisbé. Mais ce motif familial est relayé par son ambition politique ; ayant découvert l’amour d’Amestris pour Pirame, il utilise son fils pour accroître encore son influence sur la reine et acquérir plus de pouvoir. Bien plus qu’Amestris il est un parent dénaturé.
Son soutien à Amestris lorsque celle-ci a usurpé le pouvoir lui a assuré la fonction de ministre et de conseiller. Mais il est intéressé et manque de loyauté envers sa souveraine ; en effet son but est de lier Amestris en lui faisant épouser Pirame, afin de pouvoir gouverner (III, 1, v. 729-733) :
Je vais exagerer sa flâme & sa tendresse,Achever d’entraîner la Reine avecque adresse,Et pour cette nuit mesme accomplir mes desseins.Je sçauray la presser de nous donner les mains,Qu'elle parle ? Je suis maître de Babylone ;
Plus que de défendre la position d’Amestris face à Belus, l’enjeu pour lui est d’éliminer un rival dangereux. Il ne sert que ses propres intérêts sous couvert d’un dévouement sans faille à Amestris. Il tient donc bien son rang parmi la galerie des mauvais conseillers mis en scène par le théâtre du XVIIe siècle. En flattant la passion d’Amestris, il parvient à lui imposer sa conception machiavélique de la fonction royale. À ses yeux, celui qui exerce le pouvoir n’est nullement tenu à l’équité.
Centré sur lui-même, Arsace a une haute opinion de ses talents politiques (III, 1, v. 748) : « Un Homme comme moy, Licas, peut tout oser ; » et va jusqu’à donner une leçon de politique à la reine (III, 2, v. 797-798) :
[…] ; prenons garde, Madame,De laisser échapper ce secret de notre ame.
Toutefois ce politicien machiavélique qui prétend diriger le coup de force destiné à éliminer de façon définitive Belus fait preuve d’une surprenante naïveté. En effet il n’envisage à aucun moment qu’Hircus45 puisse jouer un double jeu, comme si nul ne pouvait résister à son «génie ». C'est pourtant cette excessive confiance en soi qui va causer sa perte.
Le choix d’Arsace pour faire le récit de la mort des amants (V, 5, v. 1535-1572) apparaît surprenant à deux points de vue : il s’est montré leur adversaire le plus acharné et enfin il est le père de Pirame, or leurs liens familiaux devraient le discréditer pour ce récit. Toutefois son relatif détachement à l’égard de son fils qu’il considère essentiellement comme un instrument dans sa lutte pour le pouvoir peut justifier ce choix.
D'autre part il ne partage pas l’idéal de gloire d’Amestris et de Belus, ce qui incite à accueillir avec quelques réserves son repentir final et à s’interroger sur sa sincérité. Ne s’agit-il pas d’une ultime manœuvre pour se gagner les faveurs de Belus ?
Les confidents §
Le confident est une figure obligée de la tragédie et il est particulièrement bien représenté dans Pirame et Thisbé, puisque chacun des héros est accompagné d’un confident. Cependant les personnages de Barsine, Ismene, Licas et Hircus ne sont pas traités de façon équivalente.
Barsine et Ismene sont des incarnations assez traditionnelles de ce type ; en effet leur rôle consiste principalement à écouter les données nécessaires à la compréhension de l’intrigue qui leur sont communiquées par Amestris et Thisbé. Barsine ne prononce que quatre vers alors qu’elle est présente pendant neuf scènes ; son existence se justifie par des questions de bienséance : Amestris en raison de sa qualité royale doit bénéficier d’une certaine pompe et ne peut paraître sans une suite. Ismene est déjà un personnage moins conventionnel, dans la mesure où elle n’hésite pas à orienter la conduite de Thisbé notamment à la scène 8 de l’acte III.
Le traitement des personnages de Licas et d’Hircus est déjà plus original. En effet Licas est lié à la fois à Arsace et à Pirame dont il a été le gouverneur. Il ne choisit pas vraiment entre le père et le fils : il est fidèle avant tout à la famille. Toutefois il prend l’initiative de prévenir Pirame des dangers qui le menacent (II, 6) puis d’organiser sa fuite (IV, 4, v. 1276-1277). La situation d’Hircus est encore plus complexe : confident de Belus, il s’efforce de gagner la confiance d’Arsace dont il devient le confident afin de jouer le rôle d’agent de renseignement auprès de Belus ; ainsi il parvient à se procurer le billet de Pirame à son père. C'est la seule figure de confident de la pièce qui parvienne à acquérir un statut de personnage et non plus de simple utilité dramaturgique.
Style §
Une écriture classique §
L’écriture de Pradon est plus codifiée, mais par là-même perd la fraîcheur de son modèle. En effet la pièce de Théophile de Viau est un véritable hymne à l’élan vital de la jeunesse qui s’oppose à la contrainte que cherchent à lui imposer ses aînés :
Ces vieillards dont l’esprit et le corps abattuErigent l’impuissance en titre de vertu,Eux-mêmes qui le cours de la nature suivent,Qui selon l’appétit de leur vieillesse vivent,Prétendent contre nous forcer l’ordre du temps,Et que nous soyons vieux en l’âge de vingt ans,
Cette liberté de ton n’existe pas chez Pradon qui supprime tous les éléments trop concrets ou trop triviaux pour plaire aux spectateurs de la fin du siècle. Le résultat est une poésie beaucoup moins visuelle et moins expressive ; ainsi on ne trouve pas l’écho dans la pièce des fameux vers
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maîtreS’est souillé lâchement ; il en rougit le traître !
Pradon renonce à la personnification du poignard et reste relativement allusif :
Thisbé voit le fer teint du sang de son Amant,Soudain elle s’en perce, & prenant la parole ;
Il apparaît particulièrement soucieux d’adoucir certains aspects de la pièce de Théophile de Viau ; en effet, s’il prête à Amestris la même jalousie qu’au roi de Théophile de Viau, les termes pour exprimer sa haine et son désir de vengeance contre Thisbé restent modérés :
Mais c’est contre Thisbé que doit tourner ma rage,Pirame est innocent, c’est Thisbé qui m’outrage.Que je vais leur causer de mortels déplaisirs,Et qu’il en va coûter à Thisbé de soûpirs !Pour luy que de transports ! pour elle que de larmes !Peut-estre que ses yeux en perdront quelques charmes.
Théophile de Viau était beaucoup plus explicite dans ses descriptions :
Lorsqu’elle le verra sanglant sur la poussière,Que les yeux en mourant, les regards à l’envers,Hideux, sans mouvement, demeureront ouverts,
Pradon adopte un style moins ostentatoire, moins flamboyant que celui de son prédécesseur guidé en cela par les impératifs de la règle des bienséances qui réprouvent l’emploi de termes trop explicites.
Depuis Boileau, la critique n’a cessé d’insister sur la platitude du style de Pradon et la faiblesse de sa versification :
The poetry of the lines is almost woefully flat and uninspired. Gallant and mannered, touched by occasional conceits and « préciosité », this verse carries the thought in a monotony of usually accepted phrases, stock inversions, and habitual rhymes. At times Pradon’s muse soars on the wings of Corneille, then, exhausting its strength in its flight, falls to the ground unable to rise again. Only at rare moments are the lines sustained by any poetic beauty or vigor. He should have confined himself to prose where his delight in complex plots and secondary episodes would not have suffered the limitations of poetry46.
Cependant ce lieu commun ne rend pas justice à Pradon. En effet, s’il n’a pas les fulgurances de Théophile de Viau ou de Racine, Pradon maîtrise parfaitement la versification théâtrale. Ainsi on trouve au vers 442 un rythme ternaire, ce qui à l’époque était encore exceptionnel dans l’alexandrin. Par ailleurs Pradon joue souvent sur les différents sens possibles d’un même terme (v. 309) et sur les sens concret et abstrait d’un terme. En ce sens, il apparaît bien que sa réputation de médiocre poète est largement usurpée. De plus Pradon a parfaitement assimilé le style tragique contemporain à tel point qu’en le lisant on peut avoir le sentiment d’un savant mélange de Corneille et de Racine, ce qui a pu contribuer au succès de Pirame et Thisbé, ainsi que le souligne H. C. Lancaster47.
Un traitement original de la scène amoureuse §
Rupture de l’horizon d’attente §
La première rencontre des amants qui intervient relativement tard, à peu près au milieu du deuxième acte (II, 4), devrait porter l’émotion à son apogée ; en effet le spectateur s’attend légitimement à assister à un duo élégiaque des malheureux amants. Mais très vite une tonalité différente s’installe suite à la découverte de l’amour de Belus pour Thisbé par Pirame (v. 567-568). Nous assistons alors à une scène de reproches amoureux dont le traitement peut évoquer celui des comédies, notamment en raison de la vivacité des échanges dans la première partie de la scène (v. 564-575).
Pirame et Thisbé manifestent tous deux de la jalousie et évoquent la possibilité d’une infidélité de l’autre, attiré par l’éclat d’un personnage royal. Toutefois les deux personnages ne se situent pas sur le même plan : Pirame s’abandonne véritablement à la jalousie et n’hésite pas à formuler des soupçons humiliants à l’encontre de Thisbé (v. 578), alors que cette dernière parodie la jalousie de son amant en lui retournant ses arguments de façon à lui montrer que le péril est aussi grand de son côté (v. 591-600). Cette ironie contribue au caractère plaisant de la scène et donne un côté piquant au personnage de Thisbé qui paraît parfois assez fade.
L'ironie tragique §
Cependant les propos tenus par Thisbé par défi s’avèrent être une prophétie involontaire. De fait tout ce que suggère Thisbé finira par se réaliser : Amestris décidera de prendre Pirame pour époux et Pirame se laissera séduire par Amestris, du moins feindra d’être séduit quand il imaginera la ruse du billet mensonger. Derrière la légèreté de cette scène s’impose en fait le sentiment d’une ironie tragique. Le destin s’acharne contre les amants et la malheureuse Thisbé en devient le porte-parole.
S'il frustre le spectateur d’une grande scène élégiaque, Pradon confère ainsi un relief inattendu à la scène de rencontre des amants qui autrement risquerait d’être perçue comme une pure convention, imposée en quelque sorte par le modèle de Théophile de Viau.
Utilisation du billet §
Pradon insère un billet dans le texte de sa pièce à la scène 6 de l’acte III. Ce procédé, relativement courant, est admis dans tous les genres et permet d’introduire de la variété dans le rythme des alexandrins à rimes plates. Pradon fait preuve d’une certaine habilité dans l’utilisation du procédé. À la scène 6 de l’acte III Thisbé lit un billet de la main de Pirame où celui-ci déclare son amour pour la reine à son père. Mais au préalable Pradon a multiplié les effets d’annonce, de telle sorte que la curiosité du spectateur est éveillée, même si celui-ci connaît la véritable nature du billet (c’est une feinte destinée à tromper les fureurs d’Amestris et Arsace). En effet à la scène 6 de l’acte II Pirame annonce qu’il aura recours à un stratagème pour tromper leurs ennemis :
[…] Le Ciel en ce momentM’inspire un artifice… Ah ! malheureux Amant !
La nature de ce stratagème est explicitée dès la première scène de l’acte III à travers l’entretien d’Arsace et de Licas : « Son Billet n’est qu’un jeu, son discours qu’une adresse. » On trouve une nouvelle mention de ce billet à la scène 5 du même acte, l’apparition du billet est donc soigneusement préparée de manière à rendre le recours au procédé le plus naturel possible tout en maintenant l’intérêt du spectateur éveillé.
Le billet, comme nous l’avons déjà indiqué, introduit une rupture par rapport au mode normal du discours. Il alterne les alexandrins et les octosyllabes. Deux types d’organisation des rimes coexistent : les rimes croisées et les rimes plates. Un vers se trouve isolé, ce qui créé un déséquilibre dans le décompte des vers. Dans la scène 6 de l’acte III un vers du billet est repris (v. 972) et l’on retrouve à la rime les même termes « haine » et « reine ». Cette insistance permet de mettre l’accent sur le danger qu’Amestris représente pour les deux amants ; en ce sens il est intéressant de noter que le billet est lu par Thisbé et que c’est encore elle qui revient sur le contenu du billet. L’utilisation du billet, loin d’être artificielle, est amenée par l’intrigue et permet de rappeler encore l’ombre menaçante d’Amestris à travers un jeu subtil d’échos.
Note sur la présente édition §
La première édition de Pirame et Thisbé parut chez Henry Loyson en 1674 au format in-12 et fut reprise en 1679 pour un recueil factice des œuvres de Pradon chez Jean Ribou. Ce recueil comprend une page de garde générale, une page de garde propre à chaque pièce et reproduisant l’édition originale, et les pièces sont paginées séparément.
Il existe 2 exemplaires de l’édition de 1674, l’un conservé à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote RES YF-6664 et l’autre à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la cote RF 6703. L'exemplaire de l’Arsenal présente la particularité d’être monté en in-8.
Il existe 2 exemplaires de l’édition de 1679, l’un conservé à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote YF-3630 et l’autre à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la cote RF 6694.
Ces deux éditions reproduisent exactement le même texte, on y retrouve en effet les mêmes coquilles. La seule différence relevée se trouve à la fin de la préface, les deux exemplaires de 1674 ne présentant pas la note sur les fautes d’impression.
Éditions ultérieures §
Le texte a ensuite été réédité dans des recueils du théâtre de Pradon de son vivant : en 1688, en 1695 puis en 1697. Il faut noter que Pirame et Thisbé a fait l’objet d’une réédition séparée en 1691. Les exemplaires de l’édition de 1688 résultent de tirages différents ; en effet l’exemplaire RF 6695 de la Bibliothèque de l’Arsenal reprend le texte de l’édition de 1674, alors que les exemplaires YF 3635 et YF 3288 de la BNF présentent d’importantes variantes et sont dépourvus de pièces liminaires, et même de page de garde pour l’exemplaire YF 3288.
Les variantes portent essentiellement sur la ponctuation (60 vers sont concernés) et certains vers sont réécrits (v. 1074, 1088, 1090, 1110, 1113). Cet état du texte sera repris dans les éditions ultérieures. L’édition de 1695 semble avoir été destinée à être l’édition définitive du théâtre de Pradon.
Établissement du texte §
Pour l’établissement du texte nous avons suivi l’édition originale essentiellement d’après l’exemplaire YF-3630 de la BNF et l’exemplaire RF 6694 de la Bibliothèque de l’Arsenal. Toutefois nous avons indiqué en notes de bas de page les variantes apportées par les éditions ultérieures à partir de 1688. La date indiquée entre parenthèses renvoie à la première apparition de ces variantes qui, sauf mention contraire, se retrouvent dans les autres éditions.
Présentation de la première édition §
Pirame et Thisbé
1 vol. [XII], 71 p., [XIII], in-12.
[I] PIRAME,/ ET THISBÉ./TRAGEDIE./[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/Chez HENRY LOYSON,/au Palais, dans la Salle/Royale, à l’entrée, en montant par le grand/Escalier qui regarde la Place Dauphine,/vis-à-vis les Armes d’Angleterre./[filet]/M.DC.LXXIV./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
[II] bl.
[III-VII] [fleuron]/A MONSEIGNEUR…(épître)
[VIII-XI] préface, note sur les fautes d’impression.
[XII] ACTEURS
p. 1-p. 74 : le texte de la pièce.
[XIII] Extrait du Privilège du Roy .
Principes d’édition §
L’orthographe d’origine a été conservée, à la réserve des cas flagrants de coquilles. Les corrections apportées en cas de coquilles ou d’autres erreurs sont signalées dans une rubrique spécifique. L’emploi des majuscules est conforme au texte d’origine. Nous avons choisi d’établir la distinction entre [i] et [j] et entre [u] et [v] qui n’existait pas au XVIIe siècle, afin de faciliter la lecture. Nous avons aussi remplacé les voyelles nasales [ã] et [õ] par les voyelles et consonnes correspondantes [an] et [on].
Nous avons également conservé la double orthographe du mot « état » selon son sens : lorsqu’il s’agit de l’état au sens politique on trouve la forme « estat » et autrement la forme « état ». La seule exception à cette règle se trouve au vers 1508, ce qui nous incite à la considérer comme une coquille.
La ponctuation de l’édition originale a été scrupuleusement respectée. Ce principe d’édition obéit à la volonté de respecter la fonction attribuée à la ponctuation au XVIIe siècle. En effet la ponctuation n’est pas alors utilisée comme un marqueur syntaxique ; mais elle joue un rôle de marqueur prosodique en indiquant des pauses plus ou moins longues (virgule, point virgule, point) et en exprimant des degrés d’affectivité (point d’exclamation, point d’interrogation).
Fautes d’impression corrigées §
L’auteur fournit à la fin de la préface une note sur les erreurs d’impression, dans laquelle il indique quatre fautes dans le texte dont l’une est déjà corrigée :
– « dans les allarmes » pour « loin des allarmes » (v. 461).
– « sembla le fendre » pour « sembla se fendre » (v. 400).
– « perplexitez » pour « extremitez » (v. 1143)(faute déjà corigée).
– « ennuy » pour « envie » (v. 1614).
reyne / reine (v. 6)
malheuteux / malheureux (v.92)
flame / flâme (v. 302, 318, 333, 729, 1385)
soupirs / soûpirs (v. 348)
deplaintes / de plaintes (v. 413)
ttone / trône (v. 451)
vosyeux / vos yeux (v. 493)
avo ir / avoir (v. 516)
apas / appas (v. 591)
tousdeux / tous deux (v. 608)
ctime / crime (v. 617)
tc / te (v. 647)
merend / me rend (v. 700)
rendoit / tendoit (v. 772)
lesgrands / les grands (v. 861)
méme / mesme (v. 886, 1230, 1466)
pourvous / pour vous (v. 939)
leurperte / leur perte (v. 1173)
dontla / dont la (v. 1174)
prolonget / prolonger (v. 1202)
va / ma (v. 1233)
e / de (v. 1262)
momen / moment (v. 1361)
rec / récit (v. 1407)
estoïs / estois (v. 1416)
jevoy / je voy (v. 1422)
état / estat (v. 1508)
maitre / maître (v. 1511)
rejalit / rejailit (v. 1598)
nous, / nous (v. 1623)
Autres corrections §
Nous avons supprimé une didascalie erronée dans la liste des personnages de la scène I, 6 : [PIRAME].
Nous avons corrigé une didascalie erronée après le v. 561 à la scène II, 4 : [BELUS] pour [PIRAME].
Nous avons rétabli des didascalies manquantes appelées par le texte :
– [BARSINE] dans la liste des personnages de la scène I, 4.
– [ISMENE] dans la liste des personnages de la scène II, 5.
– [GARDE] dans la liste des personnages de la scène V, 1.
PIRAME ET THISBÉ
TRAGÉDIE §
A MONSEIGNEUR
LE DUC
DE MONTAUSIER,48
PAIR DE FRANCE, &c.
Gouverneur de Monseigneur
LE DAUPHIN. §
MONSEIGNEUR,
Plus d’une raison indispensable m’oblige à vous dédier cet Ouvrage : il est né dans une Province où les Muses font gloire d’être de votre Gouvernement, aussi bien que ses Peuples ; & d’ailleurs, MONSEIGNEUR, vous l’avez trop honoré de votre protection à la Cour, pour paroître sous un autre Nom que le vôtre. Je ne prétens point icy faire votre Eloge ; le plus Grand Monarque du Monde l’a fait luy-mesme, en vous confiant la conduite d’un jeune Prince, qui est déja l’admiration de toute l’Europe ; & il justifie assez par les augustes qualitez qui brillent en sa Personne, le choix que sa Majesté a fait de la vostre pour les cultiver. En effet, MONSEIGNEUR, quelle gloire pour vous de partager avec un si grand Monarque, le soin de l’éducation de ce jeune Heros ? Cette sagesse, cette valeur, & cette prudence consommée qui ont paru dans toutes vos Actions à la gloire de la France, lui servent de regles pour sa conduite, lors que les Actions héroïques de l’Invincible LOUIS lui servent d’exemples pour l’animer. Enfin, MONSEIGNEUR, il apprend de Vous dans le Cabinet à gouverner les Peuples, lors qu’il apprend encore de son Auguste Pere, l’art de les vaincre & de se rendre, comme luy, par son propre merite, autant au-dessus des autres Roys, qu’il est par sa naissance au dessus du reste des Hommes. C’est le seul & le plus parfait modelle que vous luy proposez, MONSEIGNEUR ; & sans luy mettre devant les yeux les Alexandres, ny les Cesars,
Pour effacer un jour tous leurs faits inoüis ;Qu’il suivi seulement les traces de LOUIS ;L’Antiquité n’a point de si parfait Modelle,Ta gloire est de l’en rendre une image fidelle ;Un exemple si grand suffit à l’exciter,Et pour les passer tous, il n’a qu’à l’imiter.
Je n’ay pû m’empescher, MONSEIGNEUR, de repeter icy ces Vers, que j’eus l’honneur de vous presenter il y a quelques années ; Vous les reçeûtes si favorablement, que j’espere un pareil traitement pour Pirame & Thisbé. C’est un coup d’essay pour le Theatre, que vous avez eu la bonté d’approuver ; Ne luy refusez pas la mesme protection sur le papier. C’est donc, MONSEIGNEUR, la continuation de cette mesme bonté que vous demande avec empressement celuy qui est, & qui sera toute sa vie avec son profond respect,
MONSEIGNEUR,
Vostre tres-humble & tres-
Obeïssant Serviteur,
PRADON.
PREFACE. §
Apres que le Public est venu en foule à cette Piece, & l’a honnorée assez long-temps de son assiduité, je ne devrois point répondre aux scrupules de quelques Particuliers ; c’est plutost un remerciment qu’une justification que je luy dois aujourd’huy. Cependant sans me prévaloir d’une réüssite qui a bien passé mes esperances ; je diray d’abord ingenuëment, que je ne prétens pas que ce coup d’essay pour le Theatre soit un chef-d’œuvre ; il y a sans doute bien des choses qui pourroient estre mieux tournées ; mais quoy qu’il en soit, elle a eü le bonheur de plaire, & c’est la premiere Regle du Theatre, & celle à qui l’on doit plutost s’attacher, qu’à toutes les Regles de la Poëtique d’Aristote.49 Je ne me repens donc point d’avoir traité un Sujet où Théophile avait réüssy ; On voit bien que je ne luy ay rien emprunté, que les Noms de Pirame & Thisbé, que le Galant Ovide nous a donnez à tous deux. J'y ay fait un Episode d’Amestris & de Belus, qui quoy que fondez dans l’Histoire, sont des caracteres de mon invention, aussi bien que celuy d’Arsace. Quelques-uns ont voulu dire que cet Episode l’emportoit sur le Sujet principal ; mais si l’on veut prendre la peine d’examiner leurs interests, on verra qu’ils sont si bien meslez avec ceux de Pirame & Thisbé, que toutes les démarches de ces trois Personnes ne tendent qu’à rompre l’intelligence qui est entre ces deux Amans, pour l’interest particulier de leur amour, & qu’enfin Pirame & Thisbé sont le terme & le point fondamental où aboutissent toutes les lignes de ma Pièce, comme à leur centre. Si Belus conserve ses droits contre la violence d’Amestris, & si Amestris par sa politique & par son adresse le veut détourner du Gouvernement de l’Estat, Pirame est l’objet qu’elle regarde, & Thisbé celuy de Belus, & c’est par leurs différents qu’ils causent les cruels embarras de ces Amans malheureux, qui attachent & qui intéressent toûjours le Spectateur jusqu’à la fin de la catastrophe ; la Critique mesme la plus severe y a trouvé assez de conduite pour le Theatre, & les Ames tendres y peuvent voir des sentimens de leur caractere. On a encore trouvé à redire qu’Arsace fit le recit luy-mesme de la mort de son Fils, & de celle de Thisbé ; quelques-uns50 ont dit que ce recit estoit trop pathetique dans la bouche d’un Pere, & que les grandes douleurs estoient muettes. Je pourrois répondre que j’en ay des exemples & chez les Anciens & chez les Modernes ; Mais enfin quand mesme ce seroit une faute de jugement dans mon Ouvrage, je puis dire que je l’ay faite avec jugement & reflexion, & ce recit a tiré tant de larmes & a fait un si grand effet, que s’il échape à ma Plume une seconde Piece de Theatre, je souhaite de tout mon cœur, qu’elle soit remplie de fautes de cette nature.
Fautes d’Impression.
Page 18. sembla le fendre, lisez sembla se fendre. Page 21. Ce Palais où j’estois noury dans les allarmes, lisez loin des allarmes. Page 50. perplexitez, lisez extremitez. Page 69. mes pleurs vous font assez connoistre mon ennuy, lisez enuie.
Il y a plusieurs autres fautes dans la ponctuation, où le Lecteur supléera, s’il luy plaist.
ACTEURS. §
- AMESTRIS, Reine de Babylone.
- BELUS, son Fils.
- THISBÉ.
- PIRAME.
- ARSACE, Père de Pirame.
- LICAS, Confident d’Arsace.
- HIRCUS, Capitaine des Gardes de Belus.
- ISMENE, Confidente de Thisbé.
- BARSINE, Confidente d’Amestris.
- GARDE. Suite de Gardes.
ACTE PREMIER. §
SCENE PREMIERE. §
ARSACE.
LICAS.
ARSACE.
LICAS.
ARSACE.
SCENE II. §
PIRAME.
ARSACE.
PIRAME.
ARSACE.
PIRAME.
ARSACE.
LICAS.
SCENE III. §
PIRAME.
AMESTRIS.
SCENE IV. §
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
SCENE V. §
AMESTRIS.
BARSINE.
AMESTRIS.
SCENE VI. §
PIRAME.
Ah Madame ! auriez-vousAMESTRIS.
PIRAME.
AMESTRIS.
PIRAME.
AMESTRIS.
PIRAME.
AMESTRIS.
PIRAME.
AMESTRIS.
PIRAME.
AMESTRIStout bas.
SCENE VII. §
AMESTRIS.
Ah Dieux ! quel coupFin du Premier Acte.
ACTE II. §
SCENE PREMIERE. §
THISBÉ.
ISMENE.
THISBÉ.
ISMENE.
SCENE II. §
BELUS à Hircus.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
SCENE III. §
THISBÉ.
He bien, que m’a-t-il fait entendre ?ISMENE.
SCENE IV. §
PIRAME.
THISBÉ.
[PIRAME.]
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
Ah que je suis à plaindre !THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
SCENE V. §
ARSACE.
THISBÉ.
ARSACE.
THISBÉ.
PIRAME.
ARSACE.
PIRAME.
ARSACE.
Ah mon Fils, si tu voulois me croire,PIRAME.
Qui moy ? Seigneur, je croirois que la Reine…ARSACE.
PIRAME.
ARSACE.
PIRAME.
ARSACE.
PIRAME.
SCENE VI. §
PIRAME.
LICAS.
PIRAME.
Fin du Second Acte.
ACTE III. §
SCENE PREMIERE. §
ARSACE.
LICAS.
ARSACE.
SCENE II. §
AMESTRIS.
J'ay veu le Prince vostre Fils ;ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
AMESTRIS.
SCENE III. §
AMESTRIS.
SCENE IV. §
BELUS.
AMESTRIS.
BELUS.
AMESTRIS.
BELUS.
AMESTRIS.
BELUS.
AMESTRIS.
SCENE V. §
BELUS.
SCENE VI. §
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
J'yBELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
SCENE VII. §
UN GARDE à Belus.
BELUS.
GARDE.
Que la Reine a tout mis enBELUS à Thisbé.
SCENE VIII. §
THISBÉ.
ISMENE.
THISBÉ.
Fin du Troisiéme Acte.
ACTE IV. §
SCENE PREMIERE. §
THISBÉ.
ISMENE.
THISBÉ.
ISMENE.
THISBÉ.
ISMENE.
THISBÉ.
ISMENE.
SCENE II. §
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
THISBÉ.
BELUS.
SCENE III. §
THISBÉ.
ISMENE.
SCENE IV. §
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
PIRAME.
THISBÉ.
Fin du Quatriéme Acte.
ACTE V. §
SCENE PREMIERE. §
HIRCUS.
BELUS.
Helas !HIRCUS.
BELUS.
SCENE II. §
AMESTRIS.
BELUS.
AMESTRIS.
BELUS.
SCENE III. §
GARDE.
SCENE IV. §
HIRCUS.
BELUS.
HIRCUS.
BELUS.
HIRCUS.
BELUS.
AMESTRIS.
SCENE V. §
HIRCUS.
ARSACE à Amestris.
BELUS.
ARSACE.
AMESTRIS.
ARSACE.
BELUS.
SCENE DERNIERE. §
HIRCUS.
BELUS.
ARSACE.
FIN.
Extrait du Privilege du Roy. §
Par Grace & privilege du Roy, donné à Versailles le 22. jour de Fevrier 1674. Signé, Par le Roy en son Conseil, DES VIEUX : il est permis au Sieur Pradon, de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Tragedie intitulée, PIRAME & THISBÉ, de sa composition, & ce durant le temps & espace de six années entieres, à compter du jour que la dite Tragedie sera achevée d’imprimer pour la premiere fois : Et defenses sont faites à toutes Personnes de quelque qualité & condition qu’elles soient, de l’imprimer, ou faire imprimer, vendre & debiter pendant ledit temps, sans le consentement de l’Exposant, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine aux contrevenans de trois mille livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, &de tous despens, dommages & interests, ainsi qu’il est porté plus au long par ledit Privilege.
Registré sur le Livre de la Communauté, suivant l’Arrest de la Cour de Parlement.
Signé, Thierry, Syndic.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois
le 1. Mars 1674.
Glossaire §
Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694 : (A. 94).
Dubois J., Lagane R., Lerond A., Dictionnaire du français du XVIIe siècle, nouv. éd. Larousse, 1992 : (D.).
Furetière A., Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 vol., reimpr., Genève, Slatkine reprints, 1970 : (F.).
Ménage G., Observations sur la langue française, Paris, Cl. Barbin, 1672 : (Obs.).
Richelet F., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, Genève, Widerhold, 1680, reimpr., Hildesheim-New York, Georg Olms Verlag, 1973 : (R.).
Appendice I : Le Pêché originel (1664) §
Appendice II §
Nous proposons ici un tableau comparatif du déroulement de l’action chez Pradon et Théophile de Viau accompagné des passages dont Pradon s’est particulièrement inspirés.
Théophile de Viau Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé I, 2 : opposition de Narbal, père de Pyrame aux amours de Pyrame et Thisbé : Aimer sans mon congé et s’obstiner encore D’un amour qui le perd et me déshonore ! D’un ennemi mortel la fille rechercher ! […] , je te ferai connaître Le respect que tu dois à ceux qui t’ont fait naître. (v. 119-126) I, 3 : amour du roi pour Thisbé. IV, 1 Pyrame et Thisbé décident de fuir. N’achève point, Pyrame, Un si mauvais soupçon : tu blesserais mon âme, Autre objet que le tien ? c’est me désobliger, Mon cœur, et quel plaisir prends-tu de m’affliger ? |
Pradon Pirame et Thisbé I, 1 : opposition d’Arsace à l’amour de Pirame et Thisbé : Quoy, Licas, malgré moy pouray-je voir la Fille D’un Ennemy mortel entrer dans ma famille ? Pouray-je voir mon Fils braver impunément Le respect qu’il devoit à mon ressentiment ? (v. 9-12) I, 7 : amour d’Amestris pour Pirame. IV, 4 : Pirame et Thisbé décident de fuir. Que ne m’épargnez-vous pas cet adieu si mortel ? Pour vous je tremble, helas ! que d’efroy ! que d’allarmes ! Quel plaisir prenez-vous à voir couler mes larmes ? |
Bibliographie §
Éditions du texte §
1) PIRAME,/ET THISBÉ/TRAGEDIE/[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/chez HENRY LOYSON, au Palais, dans la Salle/Royale, à l’entrée, en montant par le grand/Escalier qui regarde la Place Dauphine,/vis-à-vis les Armes d’Angleterre./[filet]/M.DC.LXXXIV./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
2) LES/ŒUVRES/DE/Mr PRADON./[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/chez JEAN RIBOU, au Palais, dans la Salle Royale, à l’Image S. Loüis./[filet]/M.DC.LXXIX./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
3) LES/ŒUVRES/DE Mr PRADON./[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/chez THOMAS GUILLAIN, sur le Quay/des Augustins, à la descente du Pont-Neuf,/à l’Image Saint Loüis./[filet]/M.DC.LXXXVIII./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
4) PIRAME,/ET THISBÉ./TRAGEDIE./[fleuron]/A PARIS,/Chez la Veuve de LOUIS GONTIER,/sur le Quay des Augustins, à la décente/du Pont Neuf, à l’Image S. Loüis./[filet/M.DC.XCI./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
5) LE/THEATRE/DE Mr./PRADON./[fleuron]/A PARIS,/Chez la Veuve Mabre Cramoisy,/[filet]/M.DC.XCV./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
6) ŒUVRES/De Mr PRADON./[fleuron]/A PARIS,/chez THOMAS GUILLAIN, proche/les Augustins, à la descente du Pont Neuf,/à l’Image S. Loüis,/[filet]/M.DC.XCXVII./AVEC PRIVILEGE DU ROI.
7) LES/ŒUVRES/DE Mr/PRADON./le prix 3 liv./[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/chez PIERRE RIBOU, proche les Augustins, à la descente du Pont Neuf,/à l’Image S. Loüis./[filet]/M.DCC./AVEC PRIVILEGE DU ROY.
8) LE/THEATRE/DE/Mr DE PRADON./[fleuron de l’éditeur]/A PARIS,/Chez la Veuve MABRE-CRAMOISY./[filet]/M.DCXXXII./AVEC PRIVILEGE DU ROY.