Par Mr PRADON.
Chez JEAN RIBOU, au Palais, dans
la Salle Royale, à l’Image S. Loüis.
M. DC. LXXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Édition critique établie par Marine Souchier dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2007-2008)
Introduction §
Il n’est pas, je crois, d’écrivain qui ait eu plus à se plaindre de Boileau que le poète Pradon. On a appelé de quelques-uns des sévères jugements du célèbre satirique : la mémoire de Pradon n’a guère trouvé de défenseurs, et son nom ne rappelle, en général, que l’idée de la médiocrité prétentieuse. Non seulement on ne reconnaît aucun mérite à ses tragédies ; mais son ignorance est devenue légendaire.
C’est sur ces mots que Charles de Beaurepaire ouvre sa Notice sur le Poète Pradon1. Cet auteur si souvent décrié, si fortement méprisé, aujourd’hui oublié, connut pourtant des succès non négligeables. Il y a lieu de s’interroger sur les raisons de cette mauvaise réputation qui continue à le suivre.
Jacques Pradon, sa vie et son œuvre §
Ses débuts : de sa naissance à sa première pièce §
Pradon naquit à Rouen le 21 janvier 1644. Il fut baptisé Jacques ; la postérité le nomma cependant Nicolas. Il ne s’agissait pas d’un pseudonyme choisi durant sa carrière. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Bussom2 attribue l’emploi de ce prénom à une erreur de Michault, l’éditeur des Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres de Niceron. Ne connaissant pas le prénom de Pradon, qui n’avait été mentionné par aucun de ses contemporains, Niceron se serait contenté de le nommer « M. Pradon ». Le M. fut pris pour un N. et transformé en Nicolas. À la suite de la publication de ces Mémoires, en 1747, tous les critiques et historiens qui évoquèrent Pradon reprirent ce prénom. Lancaster3 souligne que les origines du jeune homme étaient proches de celles de Corneille, son illustre aîné. Son père, Jacques Pradon, avocat, était le fils de Jean Pradon, huissier aux Requêtes du Palais, et de Marie de Blosseville. Son mariage avec une aristocrate indique que la famille Pradon devait appartenir à la bonne bourgeoisie rouennaise, en lien avec la petite noblesse. Sa mère, Marguerite Delastre, était fille d’avocat. Elle apporta à son époux une dot de 5 000 livres, susceptible d’élever leurs enfants dans une relative aisance. Le couple donna naissance à un premier fils, Claude, qui mourut en 1639. Jacques était leur deuxième enfant. Ses parents lui donnèrent trois sœurs, Marguerite, Françoise et Thérèse, et un frère, Joseph. Comme son père et son grand-père maternel, le jeune Jacques suivit des études de droit. Il manifesta très tôt un talent pour les lettres. En 1664, il obtint un prix aux Palinods de Rouen, concours poétique dans lequel chaque participant devait célébrer l’immaculée conception. Ces concours, établis dans la région dès le XIIe siècle, avaient commencé à tomber en désuétude dès le XVIe. Néanmoins, au siècle suivant, il restait naturel pour tout rouennais pieux s’adonnant aux lettres d’y participer. Corneille lui-même concourut en 1633.
Le goût des lettres fut peut-être transmis à Pradon par ses parents. Son grand-père maternel, Charles Delastre, était connu des Rouennais en tant que poète : il avait été couronné aux Palinods à plusieurs reprises, dans les années 1610 et 1620. Le frère de Jacques y participa également, et y reçut plusieurs prix dans les années 1670. Bussom précise que Joseph, qui s’était lancé dans une carrière ecclésiastique, obtint en 1689 l’une des meilleures cures de la région, grâce à l’aide de l’un des aristocrates les plus puissants de l’époque, Henri-Jules de Bourbon, fils du Grand Condé. Ce parcours permet selon lui de supposer que la famille Pradon était cultivée et avait enseigné à ses fils un raffinement de manières susceptible de leur donner une entrée dans monde. Le registre de la congrégation de la Sainte Vierge de Rouen du 24 janvier 1665 au 17 juin 1667 mentionne une aumône de 3 livres faite par Jacques et son père, en même temps que d’autres aumônes faites par d’autres avocats. Ce détail laisse à penser que Jacques, âgé de 21 à 23 ans, avait alors rejoint la profession de son père. Aucun document n’atteste cependant qu’il ait plaidé à Rouen. Le jeune homme ne semblait pas vouloir faire carrière au barreau, mais dans la poésie.
Selon Amélie Bosquet, qui rédige en mai 1847 un article intitulé Une victime de Boileau, paru dans la Revue de Rouen, et selon Charles de Beaurepaire4, Pradon serait venu à Paris très jeune : entre 20 et 25 ans environ. Nous pencherions davantage pour l’hypothèse de Bussom, qui s’appuie sur la dédicace de Pirame et Thisbé, la première pièce de Pradon. Elle est adressée au duc de Montausier, Gouverneur de Normandie de 1663 à 1668, et s’ouvre sur ces mots :
Plus d’une raison indispensable m’oblige à vous dédier cet Ouvrage. Il est né dans une Province où les Muses font gloire d’estre de votre Gouvernement, aussi bien que ses Peuples ; et d’ailleurs, Monseigneur, vous l’avez trop honoré de vostre protection à la Cour, pour paraître sous un autre nom que le votre.
La pièce fut donc écrite alors que Pradon vivait encore à Rouen. Ce passage laisse à penser que Montausier aurait soutenu sa création à Paris. Pradon cite plus loin des vers qu’il dit avoir eu « l’honneur de [lui] présenter il y a quelques années ». « Vous les receutes si favorablement, ajoute-t-il, que j’espère un pareil traitement pour Pirame et Thisbé. » Les deux hommes auraient donc déjà été en relation à Rouen. Rien d’étonnant, dans la mesure où Montausier était présent à toutes les réunions de l’Académie des Palinods. Le nom de Pradon y était connu, et il était probablement associé au renom de son grand-père. Il est possible que ces vers5 aient été composés en 1668 ou l’année suivante, à Rouen, après le départ de Montausier, afin de le féliciter de sa nomination en tant que gouverneur du Dauphin. Son éloge permettait à Pradon de s’attirer sa faveur, dans la perspective d’un départ pour Paris, et la protection de Pirame, sans doute alors déjà composée. Son départ à Paris serait donc à situer entre 1668, date à laquelle Montausier quitta Rouen pour s’occuper du dauphin, et 1673, l’année qui précèda la création de Pirame et Thisbé. Quoi qu’il en soit, nous ne possédons aucune information sur les activités de Pradon entre le prix qu’il obtint à 20 ans et la création de sa première tragédie, dix ans plus tard. Qu’il ait passé ces dix années à Rouen ou à Paris, sa carrière ne débuta qu’avec cette création, en janvier 1674. Pradon qualifia la pièce de « coup d’essay pour le Théâtre » ; Bussom en déduit que Pirame était la première pièce qu’il eût composée. Le poète avait alors 30 ans et n’avait jamais rien publié. Il s’agissait donc d’un « vieux débutant », pour reprendre l’expression employée par Georges Forestier dans sa biographie de Racine6. Une pièce de théâtre était au XVIIe siècle le moyen le plus rapide de se faire un nom, à condition qu’elle eût du succès. Corneille, appelé de son vivant « le Grand Corneille », était l’image de la gloire que pouvait apporter le théâtre. Mais pour atteindre ce succès, il fallait bénéficier d’un appui dans les salons. C’était à condition de passer pour un bel esprit et un bon faiseur de vers auprès des dames des ruelles que l’on pouvait espérer être considéré comme un futur vrai poète. Ce soutien, Pradon l’obtint grâce à la fréquentation du salon de M. et Mme de Montausier. Le duc, personnage important à la cour, était un ancien habitué de l’Hôtel de Rambouillet ; son jugement littéraire était très apprécié. Le talent de Pradon sembla confirmé par le succès de Pirame et Thisbé, créé à l’Hôtel de Bourgogne, dont la troupe était la plus réputée pour le genre tragique et où Racine donnait également ses pièces. L’auteur souligna ce succès dans la Préface de sa deuxième pièce, Tamerlan ou la Mort de Bajazet : « Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan […] ». Un succès qui dura, puisque la pièce entra au répertoire de la troupe du Théâtre Guénégaud, qui la joua quatre fois, après que la Champmeslé l’eut rejointe, en 1679 et 1680, avant d’être reprise 49 fois à la Comédie-Française entre 1680 et 17117. À part Regulus, il semblerait que ce soit la pièce de Pradon qui ait connu le plus grand succès. Un succès cependant relatif : Georges Forestier explique en effet que cette pièce ne réussit pas à faire réellement remonter les recettes de l’Hôtel de Bourgogne pour la saison 1673-1674, qui était « particulièrement médiocre8 ». La modestie des termes employés par l’auteur dans la préface de la pièce9 semble le confirmer. Il ne s’agit donc pas d’un triomphe, mais d’un succès modeste, fort encourageant pour une première pièce. Si l’on en croit l’Épître à la Dauphine qui précède Regulus, Louis XIV en personne aurait assisté à l’une des représentations. Il semble en outre que Corneille lui-même ait encouragé les débuts de Pradon. Ce dut néanmoins être un encouragement discret, donné à titre personnel, et non pas un soutien publiquement affirmé, sans quoi Pradon s’en serait certainement vanté. Il en aurait fait un argument, plus tard, dans sa lutte contre Racine. À notre connaissance, il n’en fit rien.
Le sujet de sa première tragédie est tiré d’une légende traitée par Ovide dans ses Métamorphoses10, reprise notamment en 1625 par Théophile de Viau, dans Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, tragédie élégiaque qui connut un grand retentissement. Dans sa préface, Pradon affirma n’avoir rien emprunté aux personnages de Théophile, à part les noms des deux héros. Mais Lancaster11 souligne des similitudes entre les deux pièces, dans certains éléments de l’intrigue comme dans certains vers. Pradon aurait, selon lui, entrepris de moderniser la pièce de Théophile, en s’aidant du Bajazet de Racine, une pièce récente qui avait connu un grand succès. Lancaster souligne en effet qu’Arsace, homme politique ambitieux, qui a aidé la reine à obtenir le trône et voudrait la marier au héros, Pirame, rappelle le personnage d’Acomat qui, chez Racine, veut marier Bajazet à Roxane et lui donner ainsi le pouvoir sur la Turquie. Pirame, qui feint d’aimer la reine Amestris afin de sauver Thisbé, ressemble quant à lui à Bajazet, qui feint d’aimer Roxane afin de sauver Atalide. Hircus est l’équivalent d’Orcan : la reine le croit son allié, mais il travaille contre elle. Enfin, le roi Bélus trouve son double dans le Sultan Amurat. Pradon donnait à l’amour une place prépondérante, ce qui ravit un public amateur de théâtre galant. S’il s’inspira de Racine, Pradon n’en était pas moins influencé par Corneille en ce qui concerne les personnages d’Amestris, la reine jalouse, avide de pouvoir, balayant tout obstacle pour parvenir à ses fins, et de Bélus, entravé dans sa lutte pour le pouvoir par une passion qui menace de le détruire. Le combat entre l’amour et l’honneur, l’amour et le devoir rappelle tout autant cette influence. Encouragé par ce premier succès, Pradon annonça dans sa préface le projet d’une seconde pièce.
De Tamerlan à Scipion, une carrière marquée par la rivalité avec Racine §
Tamerlan ou le début d’une rivalité §
Cependant, dès la création de Tamerlan ou la Mort de Bajazet, en 1675, également à l’Hôtel de Bourgogne, des voix s’élevèrent dans les salons pour critiquer le jeune auteur. Dans son texte liminaire Au Lecteur, Pradon se dit victime d’une « Cabale », qu’il attribuait à la jalousie suscitée par le succès de Pirame et Thisbé : « l’envie m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez. C’est le jugement que tous les Gens des-interessez, et qui n’agissent point par les ressorts de la Cabale, ont fait de cette injustice, qui m’a esté plus glorieuse dans le monde, qu’un plus ample succez. » Les détracteurs de Pradon semblent, d’après lui, avoir fait preuve d’un véritable acharnement : « [quelques Particuliers] ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes, pour la décrier et pour la perdre. » La formule bien vague des « quelques Particuliers » visait très certainement Racine et Boileau.
Depuis plusieurs années en effet, les gazetiers Donneau de Visé et Robinet avaient fait à Racine la réputation de ne pas supporter que d’autres pièces que les siennes eussent du succès et s’attirassent des éloges. À partir de 1675, apparut l’expression « cabale sublime » pour désigner Racine et Boileau. L’emploi du terme « cabale » était désormais une désignation explicite des deux auteurs. C’est dans ce sens que Pradon, comme Boyer, Perrault et bien d’autres l’employèrent12. Dans cette même préface, l’expression « nos Maîtres du Théâtre » confirme l’allusion à Racine : lui seul était susceptible d’être désigné par ce titre, puisque Corneille, l’autre « Maître du Théâtre », soutint apparemment le jeune Rouennais.
Outre la cabale organisée par Racine et Boileau pour faire tomber sa pièce, l’auteur se dit victime d’une accusation de plagiat : il reprocha à « ces Messieurs » de s’abaisser à « crier quand on leur imit[ait] une syllabe sur des choses qui n[‘étaie]nt point de beauté, qui n’[avaie]nt aucun brillant particulier, et dont tout le monde [eû]t esté contraint de se servir necessairement, dans des Incidens tirez des entrailles d’un Sujet, comme des 24. Lettres de l’Alphabet, qui doivent estre communes à tous ceux qui se meslent d’écrire. » On ignore si Racine se plaignit effectivement d’emprunts, s’il attaqua directement Pradon, ou s’il se contenta d’un jugement condescendant sur la pièce. Le sujet de Tamerlan est en partie inspiré par celui de Bajazet et il existe d’importantes similitudes entre les deux pièces ; nous y reviendrons. Racine pouvait en outre avoir remarqué les ressemblances entre sa tragédie turque et Pirame. Mais l’attitude de Pradon tendait sans doute moins à répondre à des critiques avérées qu’à se construire une image. En se posant en victime de Racine et Boileau, il se définissait comme l’adversaire de deux hommes illustres, ce qui pouvait être une stratégie visant à attirer sur lui l’attention du milieu littéraire et mondain. Pradon avait beau se dire satisfait que sa pièce « ait eu l’honneur de plaire au plus Grand Roy du Monde, et à la plus galante et la plus spirituelle Cour de l’Europe », le succès de Tamerlan semble avoir été limité. La dénonciation d’une « Cabale » lui permettait donc d’attribuer la chute de sa tragédie à une intervention hostile, sans remettre en cause l’œuvre elle-même. Pradon commença donc sa carrière en s’inspirant des œuvres de Racine et en s’opposant à lui.
La pièce était dédiée à Des Marets, neveu de Colbert, alors récemment nommé Maître des Requêtes. Cette dédicace témoigne de l’effort du poète pour obtenir une aide financière, et probablement pour se rapprocher de la protection de Colbert, et de la source des gratifications royales. Ni la faveur de Montausier ni les maigres recettes de ses deux premières pièces ne pouvaient suffire à subvenir à ses besoins. Nous ignorons s’il obtint l’aide et le soutien recherchés. De manière générale, nous n’avons presque aucun détail sur sa vie privée et sur la manière dont il subsista tout au long de sa vie. Les protecteurs que nous pouvons lui attribuer d’après les épîtres dédicatoires de ses œuvres ne pouvaient lui apporter de quoi vivre. Il ne pouvait pas davantage compter sur sa famille. La mère de Pradon avait apporté une fortune non négligeable à son époux, mais il l’avait vraisemblablement mal administrée, puisqu’elle demanda et obtint sa séparation de biens en avril 1674. Les restes de cette fortune servaient à entretenir les sœurs de Pradon, qui n’étaient pas mariées. Peut-être Jacques tenta-t-il d’acheter des charges afin de se constituer des rentes, comme le faisaient la plupart des auteurs. Peut-être exerça-t-il périodiquement sa fonction d’avocat. Nous n’avons aucune trace de ses activités en dehors de la vie littéraire. Bussom émet l’hypothèse que l’expression « le malheureux Pradon », citée par les frères Parfaict dans le Dictionnaire des théâtres de Paris13, ait renvoyé, outre à sa malchance poétique, à des difficultés matérielles.
Phèdre et Hippolyte : une rivalité affirmée §
Sa troisième tragédie marqua un tournant dans sa carrière. Son opposition à Racine devint bientôt désir de concurrencer le « Maître » du théâtre. Le sujet de la nouvelle tragédie à laquelle travaillait Racine, Phèdre et Hippolyte, resta inconnu jusqu’à la fin de l’été 1676. Lorsque l’auteur finit par le dévoiler, Pradon se lança dans l’écriture d’une pièce traitant le même sujet, afin de lui faire ouvertement concurrence. Il ne disposait que de trois mois pour l’écrire, alors que Racine travaillait sur sa propre œuvre depuis près de deux ans. Il s’agissait là d’une véritable gageure, qui suscita l’admiration de certains, l’indignation des autres. La Phèdre de Racine fut créée à l’Hôtel de Bourgogne le 1er janvier 1677, celle de Pradon le 3, au Théâtre Guénégaud. La concurrence était affichée et assumée. Pradon déclara fièrement dans la Préface de la pièce : « j’avoue franchement, que ce n’a point été un effet du hasard qui m’a fait rencontrer avec M. Racine, mais un pur effet de mon choix ». L’auteur anonyme de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, publiée le 10 mars 1677, soit quelques jours avant la publication des deux pièces, parla d’une « guerre des lettres » et du « fracas que f[aisaient] depuis peu de temps à Paris les brigues de deux Auteurs ennemis. » La représentation concomitante de deux pièces traitant le même sujet était fréquente depuis l’installation des deux troupes concurrentes en 1629 ; cela s’était produit par exemple avec les deux Bérénice de Racine et Corneille. Les deux Phèdre et Hippolyte n’en agitèrent effectivement pas moins la République des Lettres. Même s’il y avait dans les propos de l’auteur de la Dissertation certaine exagération, et même si la postérité confèrerait à cette querelle une importance excessive, la représentation des deux pièces concurrentes semble avoir attiré toute l’attention du milieu littéraire et mondain. Deux partis se formèrent autour de l’un et l’autre des auteurs. Mme Des Houlières, dont le talent poétique était reconnu, probablement rencontrée au salon de Montausier, témoigna publiquement son soutien à Pradon. Ce soutien était sans doute antérieur à 1677. En effet, nous savons que c’est Mme Des Houlières qui introduisit Pradon à l’Hôtel de Nevers. Ce salon, le plus prestigieux de Paris depuis la disparition de celui de la marquise de Rambouillet, tenu par la duchesse du Plessis Guénégaud, était fréquenté par Racine et Boileau. Pradon n’y enta donc probablement pas au moment de la querelle. Il y fut vraisemblablement présenté avant 1677, ce qui implique que sa rencontre avec sa protectrice ait été antérieure à Phèdre. Le salon auquel Mme Des Houlières l’introduisit en 1677 était celui de l’Hôtel de Bouillon, tenu par une femme puissante, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin et duchesse de Bouillon. Le salon était hostile à Colbert et aux écrivains qu’il protégeait – en particulier Racine et Boileau. Avec son frère, le duc Philippe de Nevers, la duchesse prit le parti du jeune auteur. Dans un fauteuil doré, sonnet qui ridiculisait la Phèdre de Racine, attribué à Mme Des Houlières, démarra une « guerre des sonnets » extrêmement violente entre les deux partis.
On ne peut pour autant parler d’une véritable « cabale », comme le dirait peu après Boileau dans une Épître dédiée à Racine. Il y eut certes un climat d’hostilité envers Racine. Il est probable, comme l’avance Georges Forestier14, que ses partisans aient employé ce terme afin de faire passer Racine pour une victime. Cette tactique leur permettait d’occulter les vraisemblables tentatives de Racine pour retarder la création de la pièce rivale, afin qu’elle ne fût pas représentée en même temps que la sienne. Pradon dénonça ces manœuvres dans sa Préface, ajoutant que Racine avait tout fait pour que les meilleures actrices du Théâtre Guénégaud, Mlles Molière et De Brie, ne jouassent pas dans la pièce, et enfin pour empêcher sa publication. Il rappella cette injustice dans ses Nouvelles remarques sur toutes les œuvres du sieur D.*** :
Ces Messieurs [Racine et Boileau], voyant qu’ils ne pouvaient plus apporter d’obstacles à ma Phèdre du côté de la Cour, par des bassesses honteuses, indignes du caractère qu’ils doivent avoir, empêchèrent les deux meilleurs actrices d’y jouer15.
Il revint à la charge en 1686 dans la dédicace à la Dauphine de son Regulus : « Phèdre qu’on étouffait même avant que de naître / Par l’ordre de Louis sut se faire connaître. » Aucune preuve n’atteste néanmoins ce rôle de Racine, et Tallemant des Réaux, qui les confirma dans le Manuscrit 67316, se contenta de rapporter des rumeurs. Georges Forestier conclut que
ce qui demeure certain, c’est que Racine est effectivement intervenu en haut lieu pour s’éviter la concurrence directe d’un auteur qui trois ans plus tôt avait commencé sa carrière par un succès honorable et avait ainsi prouvé qu’il connaissait bien les recettes de la tragédie galante17.
Le terme de « cabale » était également utilisé, par les contemporains comme par les observateurs postérieurs, dans la mesure où Mme de Bouillon – à qui Pradon dédia sa pièce – et Mme Des Houlières ont été souvent considérées comme les instigatrices de cette querelle. Elles auraient poussé Pradon à composer une Phèdre, faisant du jeune auteur une arme dans leur lutte contre Racine. La pièce de Pradon serait alors l’œuvre d’un véritable complot anti-Racine. Selon Lancaster, ce sont plus généralement les ennemis de Racine et la troupe du Théâtre Guénégaud qui auraient eu cette initiative. Mais si la troupe Guénégaud avait commandé cette pièce dans le but de faire concurrence à l’Hôtel de Bourgogne, on voit mal pourquoi les deux meilleures actrices auraient refusé de jouer. Pradon attribua ce refus à l’action malveillante de Racine. Mais il est peu probable qu’il ait eu un quelconque moyen de pression sur les membres d’une troupe avec qui il était brouillé depuis qu’il leur avait retiré l’une de ses pièces pour la donner à l’Hôtel de Bourgogne. Quant à la duchesse de Bouillon, Pradon n’eut apparemment pas de liens avec elle avant la « guerre des sonnets ». Le succès modeste de Pirame et l’échec relatif de Tamerlan ne lui avaient pas encore apporté une notoriété lui permettant d’entrer dans un salon si important. Hostile à Racine, ce salon prit tout naturellement le parti de Pradon dès qu’il se présenta ouvertement comme son rival. Comme Mme Des Houlières, la duchesse de Bouillon encouragea probablement l’entreprise de Pradon et loua sans doute sa pièce avec excès. Selon Bussom, le passage de la modestie de ton employée dans la préface de ses premières pièces à l’effronterie, à l’« égotisme » que l’on trouve dans la préface de Phèdre serait un signe indiquant qu’il fut conseillé d’entamer cette compétition par ses puissants protecteurs. Le critique ajoute qu’
aucun jeune auteur ayant à son crédit un succès aussi limité n’aurait volontairement choisi un sujet dont il savait qu’il était traité par le dramaturge le plus favorisé du moment, qui avait déjà six tragédies importantes à son crédit, à moins d’être poussé à le faire par d’autres motivations que l’orgueil. Il aurait su que dans toute compétition de ce genre, la fortune favoriserait le poète le plus ancien.18.
Mais aucun témoignage tangible ne permet d’affirmer que les adversaires de Racine le manipulèrent. Il est possible qu’il ait eu lui-même l’initiative de cette concurrence, désirant sans doute une revanche après les critiques formulées contre Tamerlan par les partisans de Racine – et peut-être par Racine lui-même. L’auteur de la Dissertation évoqua en effet la possibilité qu’il eût agi « par ressentiment légitime » après l’échec relatif de sa deuxième pièce. En outre, cette volonté de se comparer à Racine apparaissait dès Tamerlan. La pièce s’inscrivait dans la continuité de Bajazet et Pradon avait montré dans sa préface sa capacité à se poser en victime de Racine, construisant ainsi lui-même une relation de rivalité. On peut donc voir dans la composition de Phèdre et Hippolyte une stratégie entreprise par Pradon pour se donner une considérable publicité. Sans compter que l’ambition personnelle et le désir de se mesurer au « grand auteur » contribuèrent probablement à cette décision. Le soutien des opposants de Racine n’aurait alors fait que l’encourager dans son projet et lui donner une assurance justifiant le ton arrogant de sa préface.
Quoi qu’il en soit, cette stratégie fut, dans un premier temps, couronnée d’un certain succès. Lancaster souligne que la première représentation rapporta 1375 francs, « la plus grosse somme obtenue en une seule représentation d’une pièce sans machines depuis les premiers jours du Malade imaginaire en 1673. » Il ajoute que Monsieur et Madame, le frère du roi et son épouse, assistèrent à la dixième représentation. En outre, « il y eut seize représentations consécutives du 3 janvier au 9 février, trois dans la suite du mois de février, et six en mai. »19 Or, à l’époque, une pièce était considérée comme une réussite lorsqu’elle dépassait une quinzaine de représentations consécutives. Pradon réussit à attirer le public en suscitant l’intérêt. La notoriété de son adversaire et la célébrité du mythe qu’ils reprenaient piquaient la curiosité.
Mais paradoxalement, la comparaison avec Racine, qui valut à Pradon ce succès, causa également l’oubli de sa pièce. Ce succès était relatif : le plus souvent, et dès la deuxième représentation, la salle était aux deux tiers vide. Il fut surtout éphémère : une fois les deux pièces publiées, en mars 1677, les salons qui soutenaient encore la supériorité de celle de Pradon y renoncèrent rapidement. La comparaison attentive des deux textes montrait trop évidemment les faiblesses de celui de Pradon. Sans doute par manque de temps, peut-être dans le but de resserrer encore davantage la concurrence, Pradon était allé jusqu’à plagier la pièce de Racine, dont il avait dû entendre des lectures. Il s’inspira également de l’Hippolyte de Gabriel Gilbert et de Bajazet. Comme il l’avait fait pour Tamerlan, il adapta prudemment le sujet aux mœurs françaises de l’époque, afin de ne pas choquer son public.20 Cette deuxième Phèdre n’était qu’un assemblage malheureux de plusieurs pièces, à l’écriture souvent maladroite. Au mois de mai, les recettes s’effondrèrent. La pièce ne fut pas reprise au XVIIe siècle. Il s’agissait donc d’un succès artificiel, dû uniquement à la concurrence avec Racine. En outre, Pradon ne réussit pas à faire paraître sur le Théâtre Guénégaud la « critique en vers sur la Phèdre de Monsieur R*** », intitulée Le Jugement d’Apollon sur la Phèdre des Anciens, pièce en vers en un acte dont il avait annoncé la publication dans ses Nouvelles remarques. Cette publication n’eut jamais lieu, et la pièce est aujourd’hui perdue.
Pradon se posa à nouveau en victime en déclarant : « par politique on la supprima21 ». Les partisans de Racine tentèrent sans doute d’éviter la diffusion de ces critiques. Mais il est probable qu’une fois le succès de la Phèdre de Pradon retombé, cette nouvelle pièce n’ait intéressé ni la troupe Guénégaud, ni les libraires. Ce succès temporaire ne tarda pas à se retourner contre Pradon. Les partisans de Racine, qui lui étaient probablement déjà hostiles à cause de ses premières pièces, trouvaient une occasion idéale pour l’attaquer. Les défauts d’un texte composé dans la précipitation servirent à le tourner en ridicule, de son vivant et plus encore dans la postérité.
Nombre d’observateurs contemporains et postérieurs lui attribuèrent – à tort – le départ de Racine de la vie littéraire. Charles de Beaurepaire souligne ainsi que « le succès que Pradon obtint dans cette circonstance fut précisément ce qui devait nuire le plus à sa mémoire22. » Le succès immérité de Pradon, contrebalançant le sien, aurait écœuré Racine au point de le faire renoncer au théâtre pendant douze ans. Ce furent en réalité la nécessité de se consacrer à sa tâche d’historiographe du roi, ainsi que l’incompatibilité entre ce « glorieux emploi » et le « métier » de poète, qui le firent délaisser les scènes parisiennes. Pradon n’en fit pas moins l’objet d’une « réprobation23 » tenace.
Des succès inégaux §
L’année de la querelle, Pradon composa Électre, créée le 17 décembre 1677 par la troupe Guénégaud. Mais, loin de renouer avec les débuts de Phèdre, la pièce ne rencontra pas suffisamment de succès pour justifier une publication : elle ne fut jouée que huit fois, avec des recettes modestes. Le texte est aujourd’hui perdu. Il s’agissait apparemment d’une adaptation de l’Electre d’Euripide. Selon Lancaster, Pradon aurait choisi ce sujet afin de remplacer Racine, qui s’était particulièrement illustré dans le traitement de sujets grecs, puisque son rival avait cessé d’écrire pour la scène. Qu’il ait voulu lui faire concurrence dans ce domaine n’est pas impossible, d’autant que cette pièce faisait suite à une autre pièce à sujet grec. Mais en 1677, personne ne pouvait prévoir le silence définitif de Racine. Il est probable que Pradon ait estimé, à partir des années 1680, qu’il prenait sa place. Sa volonté de se concentrer sur le genre théâtral et de composer uniquement des tragédies, à une époque où seuls les auteurs unanimement reconnus se permettaient de ne pas donner dans la plus grande variété, pourrait en témoigner. Il est cependant impossible qu’il ait envisagé de le remplacer dès 1677.
Environ treize mois après Électre, il composa La Troade, jouée à l’Hôtel de Bourgogne à partir de janvier 1679. Une fois encore, Racine semble l’avoir influencé. Son Andromaque, publiée en 1667, pouvait avoir inspiré le choix du sujet. Selon l’analyse de Lancaster, le suicide de Polyxène peut y rappeler la mort d’Eriphile dans Iphigénie. Il s’appuya sur Sénèque et Euripide, mais y ajouta de nombreux éléments, les principaux étant le double amour d’Ulysse et d’Achille pour Polyxène et l’intrigue créée par ces relations. Peut-être peut-on voir dans ces modifications des sources antiques le travail d’un Moderne soucieux d’adapter les anciens au goût du public mondain. L’une des représentations eut lieu à Versailles, en présence de la cour et de « leurs Altesses Royales », Monsieur et Madame, qui avaient déjà soutenu sa Phèdre. « C’est un avantage que s’attirent ordinairement les pièces qui font du bruit », précisa le Mercure galant. Malgré cet honneur et la protection du duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre du roi, à qui la pièce fut dédiée, le succès fut moyen. La pièce ne fut reprise ni au théâtre Guénégaud, ni à la Comédie-Française.
Statira, également créée à l’Hôtel de Bourgogne en décembre de la même année, reprit un sujet qui avait été traité différemment par Magnon en 1648, dans Le Mariage d’Oroondate et de Statira, ou la conclusion de Cassandre, tragi-comédie inspirée du premier roman de La Calprenède, Cassandre. On ne sait pas grand-chose sur sa réception, mais elle n’eut sans doute pas un très grand succès, puisqu’elle ne fut jamais jouée à la Comédie-Française, créée huit mois plus tard. Elle ne dut pas être jouée très longtemps, car la maladie d’un acteur, expliqua Pradon dans sa préface – sans doute La Torillière, qui mourut en juillet – interrompit les représentations. Bien que Pradon la démentît, l’influence du roman de La Calprenède était si forte que Lancaster lui attribue ce succès médiocre :
les amateurs d’histoire durent être fâchés de voir une tragédie basée sur un roman connu, tandis que ceux qui appréciaient La Calprenède durent être déçus par la fin malheureuse24.
Il est possible que Racine l’ait une fois de plus inspiré : on trouve dans cette pièce des similitudes avec Andromaque et Britannicus.
Après un silence de deux ans, Tarquin fut créé le 9 janvier 1682. La première représentation rapporta des recettes non négligeables – 1230 francs –, mais les revenus s’effondrèrent très rapidement et la pièce fut retirée au bout de la quatrième représentation, le 15 janvier. Comme Electre, Tarquin ne fut jamais publié et le texte est aujourd’hui perdu. Le titre, avance Lancaster, suggère que Pradon avait dramatisé l’histoire de Lucrèce, mais ce n’est pas certain.
Après ce nouvel échec, Pradon resta absent de la scène pendant six ans, période durant laquelle il écrivit deux essais critiques contre les satires de Boileau. Son retour au théâtre fut couronné d’un succès éclatant, le plus grand de sa carrière. Il s’agit de Regulus, créé le 4 janvier 1688, peut-être composé dès 1685. La pièce fut donnée 37 fois en 1688, avec un succès constant. Les circonstances politiques expliquent en partie ce triomphe : la pièce parut l’année du début de la guerre de la ligue d’Augsbourg. Le patriotisme mis en scène dans ce célèbre épisode de l’histoire romaine suscita alors l’enthousiasme du public. Ce fut surtout son habile adaptation du style cornélien qui conféra à la pièce un tel succès. Bien qu’il ne l’avouât pas, Pradon s’inspira largement de ce que Lancaster nomme « l’héroïsme patriotique25 » des personnages principaux d’Horace. Regulus et Metellus, comme Horace et son père, placent en effet le patriotisme au-dessus de leur vie et de leur amour. Le schéma de l’intrigue et plusieurs vers rappellent fortement la pièce de Corneille. Regulus est néanmoins plus humain et magnanime qu’Horace : on ne le voit pas sacrifier ses proches à la patrie et il pardonne au traître Mannius. Pradon introduisit un élément de pathos en mettant sur scène le fils de Regulus, un enfant de dix ans. C’était une innovation courageuse, à laquelle on n’avait pas recouru depuis des années et que peu d’auteurs osèrent reprendre par la suite. La préface développa une conception de la tragédie que n’aurait pas reniée le vieux Maître du théâtre :
J’avoue qu’il y a peu d’amour ; mais je n’y en pouvois mettre davantage avec bienséance : et j’ai fait cette réflexion dans les représentations de Regulus, que la grandeur d’ame frappe plus que la tendresse, et que le Spectateur est touché plus vivement par une grande action qui l’enleve, que par une fade amour qui languit, et qui fatigue et l’Auditeur et l’Acteur26.
Regulus fut joué trois, quatre ou cinq fois par an entre 1689 et 1697, jusqu’à la déclaration de paix. Il disparut momentanément de la scène après la fin de la guerre, mais resta au répertoire de la Comédie-Française au XVIIIe siècle. En tout, il y fut joué 101 fois. Il semblerait, d’après Lancaster, que mise à part l’Alcibiade de Quinault, ce soit la tragédie du XVIIe siècle qui ait rapporté le plus d’argent à son auteur.
La pièce fut dédiée à Madame la Dauphine, Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, qui avait épousé le Dauphin Louis en mars 1680. Jusque là, Pradon n’avait jamais directement recherché la faveur de la famille royale. Ce furent peut-être ses liens avec Montausier qui lui permirent de requérir une telle protection : le duc avait continué à exercer une influence sur le dauphin après son mariage, et ses protégés étaient susceptibles d’attirer l’attention du couple royal. Ou peut-être fut-ce par l’intermédiaire de Des Marets, qui s’était attiré la bienveillance de la Dauphine à la fin de sa vie, que Pradon obtint cet honneur. Une troisième personne pourrait lui avoir offert ce soutien : une certaine Mme Pradon, rapporte Bussom, est citée dans le Journal de Dangeau, à la date du mercredi 16 août 1684. Elle y est mentionnée en tant que femme attachée à la maison de la Dauphine :
on commença à voir Madame la Dauphine qui gardait encore le lit. Madame Pradon, sous-gouvernante des filles, eut permission de se retirer. Le roi ne voulut pas qu’elle vendit sa charge, mais il lui fit donner 8000 francs : on devoit mettre en sa place deux sous-gouvernantes qui ne sont pas encore nommées27.
On ne sait rien de plus sur cette femme. Peut-être était-ce l’épouse de Pradon. Dans ce cas, il serait naturel qu’il dédiât sa pièce à la maîtresse de sa femme, s’attirant à coup sûr la protection de la Dauphine, et peut-être la faveur du roi, qui, comme le montre la citation, avait été satisfait, quatre ans plus tôt, du travail de Mme Pradon. Cette épouse hypothétique est l’un des rares éléments pouvant renvoyer à la vie privée de l’auteur, sur laquelle nous n’avons presque aucune information. Dans ses épîtres en prose et en vers à la Dauphine, Pradon fit d’elle une muse du théâtre, célébra son fils, en profitant pour louer le roi. Il dit « travailler […] pour [les] plaisirs » du roi et de sa famille et invoqua l’« Esprit du Grand Corneille », mort en 1684, « qui fu[t] toujours seul le maître de la Scene28 ». Ce vers éclipsait Racine, que Pradon cherchait implicitement à remplacer, en se mettant au service de la famille royale comme un poète de cour, et en se voulant l’héritier de Corneille.
Le triomphe de Regulus ne fut cependant pas confirmé par ses deux dernières tragédies. Germanicus, créé le 24 décembre 1694, ne rencontra guère de succès et ne fut représenté que six fois, jusqu’au 5 janvier 1695. C’est la troisième des pièces de Pradon qui ne fut jamais publiée et dont le texte est perdu29. La seule information que nous ayons à son sujet est une épigramme souvent attribuée à Racine :
Que je plains le destin du grand Germanicus !Quel fut le prix de ses rares vertus ?Persécuté par le cruel Tibère,Empoisonné par le traître Pison ;Il ne lui restait plus pour dernière misère,Que d’être chanté par Pradon30.
Pour Scipion l’Africain, créé le 22 février 1697, Pradon tenta de renouer avec le succès de Regulus en dramatisant la suite : la victoire des Romains devant les Carthaginois. Rapportée par Plutarque et Tite-Live, cette histoire avait été traitée par Desmarets dans sa tragi-comédie Scipion, qui inspira sans doute Pradon. Mais l’amour dépassait largement les enjeux politiques et on lui reprocha d’avoir trop transformé les personnages. On y trouve des emprunts aux Bérénice de Racine et Corneille. Lancaster le qualifie de « pièce absurde31 », reprenant la critique de Bussom : « même Phèdre et Hippolyte n’est pas une tragédie aussi médiocre que cette stupide tragi-comédie, dont la versification est la pire de toute les pièces de Pradon, montrant la preuve d’une composition hâtive. » Il attribue ces défauts à l’âge, qui « réduisait probablement le peu de talent qu’il possédait » en tant que poète32. Cette pièce avait pourtant subi des corrections, à la demande des acteurs de la Comédie-Française, à qui Pradon avait présenté deux mois plus tôt une première version, qu’ils avaient unanimement rejetée. Scipion fut cependant assez bien accueilli, puisqu’il fut représenté seize fois. Ce ne fut qu’après 1697 qu’on cessa de le jouer. Pradon mourut victime d’une attaque d’apoplexie, à Paris, le 14 janvier 1698, à l’âge de 66 ans. Le Mercure galant, en annonçant sa mort, se contenta du commentaire suivant : « Il estoit de Rouen, et nous a donné plusieurs pièces de théâtre, et entre autres Pyrame et Thisbé et Regulus, qui ont paru avec beaucoup de succès. »
Les succès de Pradon furent très irréguliers. Certaines de ses pièces furent rapidement oubliées par le public contemporain, tandis que deux d’entre elles, Pirame et Thisbé et Regulus, passèrent à la postérité – du moins provisoirement. Les recettes furent extrêmement contrastées d’une pièce à l’autre : l’auteur toucha 2 696 francs pour Regulus, 321 francs pour Tarquin. Il fut vite connu du public parisien mais ne parvint pas à s’imposer durablement et solidement dans le théâtre. Pradon arriva à Paris à une époque de changement : il fut pris entre le style de Corneille et celui de Racine. Il était à l’aise dans le premier, mais le public commençait à s’en lasser : l’intérêt pour la politique et pour le combat entre devoir et amour diminuait. Les combats intérieurs au sein d’un même personnage remplaçaient l’opposition entre deux volontés, deux personnages. Pour plaire, Pradon tenta d’adapter les deux, en mêlant situation politique complexe et effusion amoureuse. Mais il était fréquent que l’une de ces deux dimensions nuisît à l’autre. Ainsi, dans Statira, la complexité des retournements de situation successifs empêchait la compréhension de l’intrigue amoureuse principale. Dans Scipion, l’expression de l’amour, qui tombait dans un sentimentalisme fade, détruisait la grandeur de la dimension politique de la pièce. De manière générale, la versification était médiocre. Ses pièces n’eurent réellement de succès que lorsqu’il était parvenu à associer des personnages dans la lignée de Corneille et une expression galante du sentiment, plaisant ainsi au plus grand nombre.
On ne peut donc voir en lui, comme le firent ses admirateurs, un auteur susceptible d’éclipser Racine. Les deux hommes étaient de la même génération et eurent une durée de vie presque égale : Pradon avait 5 ans de moins que son rival et mourut un an avant lui. Mais lorsque Pradon débuta, la carrière de Racine était lancée depuis longtemps et son succès déjà incontesté. Il avait créé et publié sa première pièce, La Thébaïde, à 25 ans ; on était alors en 1664, soit dix ans avant Pirame et Thisbé. Au moment de la création de cette dernière, Racine en était déjà à sa neuvième pièce, Iphigénie. Il avait obtenu la gloire en 1667, dès sa troisième tragédie, Andromaque, représentée une trentaine de fois consécutives ; depuis cette pièce, on commençait à voir en lui un égal possible du « Grand Corneille ». Il faisait partie des bénéficiaires du système des gratifications royales, mis en place par Colbert et Chapelain, depuis l’âge de 24 ans. En 1672, il était entré à l’Académie Française, à seulement 33 ans. Après Suréna, créée en novembre ou décembre 1674, Corneille cessa d’écrire, ce qui renforça la suprématie de Racine. Le succès de Pirame ne remit nullement en cause cette suprématie : Iphigénie triompha lors de sa création à Versailles en août 1674. Sa gloire était d’autant plus grande que, parallèlement, paraissait le premier volume de ses Œuvres. Outre son talent de dramaturge, Racine s’était révélé excellent polémiste dès sa jeunesse. Il répliquait aux censeurs de ses pièces sous la forme de l’épigramme, et dans les textes liminaires de ses œuvres. Il bénéficiait de la faveur du roi, de la protection de sa maîtresse, Mme de Montespan, de la sœur de cette dernière, Mme de Thianges, et de celle de Colbert. Même si, pendant les douze années qui constituèrent la partie la plus importante de la carrière de Pradon, Racine avait quitté le monde du théâtre, il était toujours considéré comme l’un des plus grands auteurs de son temps, à égalité avec Corneille. L’auteur de la Dissertation souligna la témérité de Pradon « d’attaquer cet illustre génie, favorisé des Puissances, admiré du Peuple et approuvé des Savants ». Pradon ne faisait pas le poids.
Ses dix33 tragédies firent cependant de Pradon le dramaturge tragique le plus prolifique de la période 1673-1680 ; son rythme était alors d’une pièce par an. D’après Lancaster, plusieurs pièces passèrent apparemment dans le répertoire général de certaines troupes de province, notamment celle de Monseigneur le Prince. Si son talent n’égalait pas celui de Racine, au moins faisait-il preuve d’habileté : avec sa Phèdre et Hippolyte, il évita de choquer le public et satisfit son goût pour la galanterie, en centrant son intrigue sur le thème de la jalousie. S’il n’était pas de taille à éclipser Racine, Pradon était donc susceptible de contrebalancer temporairement le succès de sa pièce. Doit-on alors voir Pradon comme une victime ? Oui, dans la mesure où il souffrit des manœuvres d’un auteur qui refusait de voir sa suprématie littéraire remise en cause. Oui encore, dans la mesure où ce fut peut-être principalement la comparaison avec Racine qui limita le succès de ses pièces. À l’époque, nombre d’auteurs mineurs remportaient auprès du public des succès honorables. Mais ce n’était pas une victime, dans la mesure où il fut en grande partie responsable de ses difficultés : ce fut volontairement qu’il se posa en rival de Racine, suscitant une comparaison qui, si elle lui donna de la publicité et un succès temporaire, ne tourna finalement pas à son avantage.
Roman et poésie lyrique §
S’il consacra l’essentiel de sa carrière à la poésie dramatique, Pradon s’adonna occasionnellement à d’autres genres. Quelques vers lui ont été attribués, recueillis par Gustave van Roosbroeck dans ses Notes on Pradon, parues dans Modern Language Notes34. Ses biographes citent régulièrement un quatrain que Quitard a jugé digne d’être inclus dans son Anthologie de l’Amour extraite des poetes français depuis le XVe jusqu’au XIXe, parue en 1878 :
Vous n’écrivez que pour écrire,C’est pour vous un amusement.Moi, qui vous aime tendrement,Je n’écris que pour vous le dire.
Les critiques lui attribuent parfois Le Commerce galant, ou lettres tendres et galantes, de la jeune Iris, et de Timandre, roman épistolaire paru chez Jean Ribou en 1682, sans nom d’auteur. Dans son édition du texte parue chez Schena-Nizet en 1996, Franco Piva explique que, si le nom de l’auteur n’apparaît pas dans l’extrait du privilège à la fin du deuxième tome, le troisième Registre des Privilèges accordés aux Auteurs et Libraires (1673-1684) indique que le privilège de cette œuvre fut accordé le 24 juillet 1683 au « Sr de Pradon ». Le même registre indique qu’en 1680, il obtint un privilège pour Frédéric de Sicile. Cet autre roman lui a également été attribué, pour cette raison. Franco Piva souligne cependant que l’« Avis au Lecteur » le définit comme « le coup d’essai d’une personne de dix-sept ans », que la critique moderne tend de plus en plus à associer au nom de Catherine Bernard, auteur rouennaise. En 1683, le Mercure galant attribuait à cette même jeune femme les lettres d’Iris recueillie dans l’autre roman. Il est vraisemblable que Pradon ait fréquenté les salons et les milieux littéraires rouennais, très actifs et y ait rencontré la jeune femme. Probablement afin de l’aider à lancer sa carrière, il obtint pour elle un privilège pour Frédéric de Sicile, puis pour le Commerce Galant, et les céda tous deux à Jean Ribou, qui était son libraire depuis 1676. Or, l’une des Anecdotes dramatiques de Joseph de La Porte lui prête une relation avec une jeune fille qui a été identifiée comme étant Catherine Bernard. Franco Piva en déduit que Pradon pourrait se cacher derrière Timandre, l’autre auteur du Commerce galant. Il s’agirait alors d’une véritable correspondance entre les deux auteurs ; le succès obtenu par les lettres d’Iris dans les salons où Pradon les aurait lues lui aurait donné l’idée de les publier, après avoir apporté au texte de petites retouches, afin de voiler leur identité. Le but aurait sans doute été de lancer Mlle Bernard, de la faire connaître.
Les lettres racontent la relation qui s’est établie, d’abord par un simple jeu mondain, ensuite de façon de plus en plus engageante, surtout pour le jeune homme, entre Timandre, et la « jeune Iris » qui résiste jusqu’au bout à cet amour. Les épistoliers se livrent à un jeu mondain, d’amour et d’esprit, répandu dans les salons de province comme à Paris. La dédicataire du roman serait sans doute, selon Franco Piva, la duchesse de Montausier ou la duchesse de Bouillon. Si ses hypothèses sont exactes, et si les dires de Timandre renvoient à la vie de Pradon sans être déformés par la fiction, on peut en tirer quelques informations sur l’auteur. Si son affirmation est véridique lorsqu’il dit qu’« il y a plus de huit ans que le mois d’octobre ne l’a point vu » dans la ville où réside Iris, et s’il s’agit bien de Rouen, alors Pradon aurait quitté Rouen vers 1670. Timandre semble avoir ses entrées à la Cour : « J’arrive de Versailles où j’ai été trois jours », raconte-t-il à la fin de la première partie du roman. « Il faut que je parte dans une heure pour Saint-Germain, mais je n’y tarderai qu’un jour », dit-il encore dans la quinzième lettre de la deuxième partie. Il est alors envisageable que Pradon ait lui-même eu cet honneur.
Une lutte acharnée contre Boileau : Pradon essayiste et satiriste §
Pradon se livra enfin au genre de l’essai critique, frôlant souvent la satire, dans un seul but : se défendre contre les attaques de Boileau. Après 1677, Pradon n’était plus en concurrence directe avec Racine, dans la mesure où celui-ci s’était retiré du théâtre. Le public continuait néanmoins à le considérer comme son adversaire. Il entretint cette image, mais Racine n’intervenait presque plus dans les querelles littéraires. Il se contenta d’envelopper son rival dans le même ridicule que Fontenelle et Boyer, dans son épigramme Sur l’Aspar du sieur de Fontenelle, en 1691 :
Boyer apprit au public à bâiller.Quant à Pradon, si j’ai bonne mémoire,Pommes sur lui volèrent largement,Or quand sifflets prirent commencement,C’est, j’y jouais, j’en suis témoin fidèle,C’est à l’Aspar du Sieur de Fontenelle35.
Deux épigrammes lui sont également attribuées, sans preuves absolues : l’une contre La Troade, en 1679, et l’autre, déjà citée, contre Germanicus, en 1694. Ces quelques piques mises à part, Racine ne prit guère la peine de s’exprimer au sujet de Pradon. Devant ce silence, Pradon s’attaqua au partisan et ami fidèle de Racine : Boileau. Né en 1636 et mort en 1711, Nicolas Boileau-Despréaux était, comme Racine, l’exact contemporain de Pradon. Il s’était rapproché du grand auteur à partir de 1673-1674. Les deux hommes partageaient la même conception du sublime, la même admiration des Anciens, et avaient les mêmes adversaires. Boileau se donnait pour l’héritier d’Horace : après ses Satires il composa des Épîtres, puis un Art poétique, reprenant ainsi le rôle de Chapelain dans l’établissement des règles poétiques. Après la mort de son frère Gilles Boileau en 1669, il poursuivit sa traduction du Traité du Sublime attribué à Longin, et la publia en 1674 à la suite de son Art poétique, dans lequel il ne célébrait que trois hommes : Molière, Corneille et Racine. Boileau ne cessait de s’en prendre aux auteurs qu’il jugeait mineurs et qui ne respectaient pas les règles poétiques qu’il énonçait, comme Quinault. Pradon faisait à ses yeux partie de cette catégorie ; son traitement du sujet de Phèdre et Hippolyte l’avait placé à la fois dans le camp des ennemis de Racine et dans celui des Modernes. Autant de raisons qui en firent bientôt la cible du satiriste. Dans son Épître VII À M. Racine écrite en février 1677, peu après la création des deux Phèdre et Hippolyte, il défendit Racine et critiqua violemment Pradon et ses admirateurs, comme en témoignent les derniers vers :
Mais pour un tas grossier de frivoles Esprits,Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,Que non loin de la place où Brioché préside,Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,Il s’en aille admirer le savoir de Pradon36.
Le poète est associé à Brioché, montreur de marionnettes qui travaillait tout près du Théâtre Guénégaud. Pradon publia en 1684 à Lyon Le Triomphe de Pradon sur les satires du sieur D.***. Une autre édition parut à Lyon et à La Haye en 1686, témoignant d’un relatif succès de l’ouvrage. Il fut dédié au duc de Nevers, désigné par le pseudonyme « Alcandre ». Les premiers vers de la dédicace faisaient allusion à la querelle de Phèdre et au sonnet contre la duchesse de Mancini, sa sœur, qui avait été attribué à Racine et Boileau. Pradon y désignait ce dernier en des termes particulièrement méprisants :
Il est temps de montrer d’un Rimeur insolent
Le merite imposteur et le petit talent.
Ce Chantre sans vigueur, sans art et sans genie,
Qui des accords qu’il note, ignore l’harmonie,
N’est qu’un melancholique, un farouche hibou,
Qui pour voir la lumiere, osa quitter son trou.37
Il reproduisit le texte du Discours au Roy et des Satires I, II, III de Boileau, les faisant suivre chaque fois d’un examen, où l’ironie était mordante. Il y reprit Boileau presque vers par vers et mot par mot. Par exemple, au début de l’Examen du Discours au Roy, à propos des vers
Grand Roi, si jusqu’ici par un trait de Prudence,J’ay demeuré pour toy dans un humble silence,Ce n’est pas que mon Cœur,Vainement suspendu,
il écrivit :
Par un trait de Prudence ; au lieu de dire par respect n’est point bien ; comme l’a déjà remarqué des Marets. Vainement suspendu, vainement est un de ces adverbes moulés sur le magnifiquement et le superbement du Sonnet de Trissotin, qui ne servent qu’à gonfler le Vers38.
Il entamait un véritable travail de correction contre celui qui se voulait le correcteur de la poésie française. Il reprenait tout, d’un point de vue esthétique, sémantique, grammatical, logique, et même moral. Comme l’ensemble des Modernes, il se plaignait du manque d’appréciation de la grandeur du règne de Louis XIV : il critiquait sa manière de s’adresser au roi. Comme eux, il condamnait le Lutrin d’irréligiosité.
Les Nouvelles remarques sur tous les ouvrages du sieur D*** parurent clandestinement à Paris en 1685, avec un faux nom de libraire, Jean Strik, et un faux lieu d’impression, La Haye. Pradon y reformula les corrections exposées dans Le Triomphe de Pradon et poursuivit le même travail sur d’autres textes de Boileau. Il s’attacha surtout à lui rendre chacune des attaques qu’il lui avait fait subir. Boileau le faisait passer pour un ignorant ; Pradon l’accusa d’avoir mal traduit Longin et Horace, fustigeant son ignorance. Il se défendit contre l’Épitre VII, rappelant le succès de sa Phèdre :
Ces Messieurs me permettront, en passant, de leur dire que ces vers sans cadence ny son eurent pendant trois mois assés bon nombre d’auditeurs qui venoient sottement admirer le sçavoir de P.*** aussi Monsieur D.*** les traite fort mal39.
Il en profita pour rabaisser Racine, en reprenant l’un des vers de cette Épître VII, « Toi donc qui, t’élevant sur la scène tragique, […] / De Corneille vieilli sais consoler Paris » :
Il n’y a que la Muse du grand Corneille, qui, au jugement de tout le monde, porte et conserve par tout ses ornemens solides, et n’en déplaise à Monsieur D.*** il n’y a que l’impression des œuvres de ce grand Homme qui De Corneille vieilli, sçait consoler Paris40.
Pradon avait beau répéter qu’il n’attaquait que le poète, et non pas la personne, il ridiculisa Boileau en racontant dans le style burlesque le comportement de ses ennemis au siège de Gand, où, au printemps 1678, pendant la guerre de Hollande, les deux poètes avaient suivi Louis XIV en tant qu’historiographes. Boileau apparaît comme un personnage de comédie, qui tombe de cheval, s’informe auprès des soldats de termes militaires qu’il ne connaît pas, avant de les noter précautionneusement, en homme de lettres qui n’a pas sa place à la guerre :
Et pour voir sans danger les perils, les alarmes,Ils avoient apporté des Lunettes pour armes,Dont ces deux Champions se servant au besoinN’approchoient l’ennemy que pour le voir de loin41.
Boileau n’apporta aucune réponse aux corrections de Pradon, affectant probablement de les juger sans valeur. Il se contenta de répliquer en 1686 dans une méprisante épigramme À Messieurs Pradon et Bonnecorse qui firent en même temps paraître contre moi chacun un volume d’injures. Mais leur querelle était loin d’être terminée. Boileau continua donc à le poursuivre, dans des épigrammes, dans la réédition d’anciennes satires, où il substitua son nom à celui de Boursault, à partir de 1694 et surtout, la même année, dans sa Satire X. Elle s’inscrivait dans la querelle des Anciens et des Modernes et s’en prenait tout particulièrement aux femmes, qui soutenaient massivement les Modernes. Ce fut à propos de la « précieuse », qui représentait implicitement Mme Des Houlières, qu’il adressa une nouvelle pique à Pradon :
C’est chez elle toûjours que les fades AuteursS’en vont se consoler du mépris des Lecteurs. […]Au mauvais goust public la Belle y fait la guerre :Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre42.
En août 1694 – il avait publié sa Satire X durant les premiers mois de l’année –, Boileau profita de l’occasion de sa réconciliation avec Perrault, qu’il célébrait dans une épigramme, pour lancer une autre attaque :
Mon embarras est commentOn pourra finir la guerreDe Pradon et du Parterre43.
Pradon répliqua presque aussitôt, avec un troisième ouvrage contre Boileau, la Réponse à la satire X, publiée à Paris, chez R.-J.-B. de La Caille. Il répondit à l’attaque personnelle sur le mode de la prétérition, en rappelant que trois de ses pièces avaient connu un succès honorable :
Je ne répons point icy à ce beau Vers qui dit, Plaint Pradon opprimé du Parterre. C’est à ce même Parterre à y répondre pour moy, et je croy que si le Sieur Despreaux vouloit se mêler de venir siffler Thisbé, Tamerlan ou Regulus, qu’il y seroit rudement sifflé luy-méme44.
Bussom qualifie le reste du texte de « pamphlet ». Pradon y prend la défense de celles qui le protègent, se lançant dans un éloge des femmes. Sa réponse à cette satire s’inscrivait dans une série de ripostes choquées d’une partie du public mondain et particulièrement des Modernes.
Un quatrième ouvrage contre Boileau est parfois attribué à Pradon : Le satyrique françois expirant, ou les fautes du satyrique françois, publié à Cologne, chez P. Marteau, en 1689. Comme Pradon, l’auteur souligne dans la préface qu’il ne s’attaque pas à la personne de l’auteur ; il s’agit de corrections de langue et de poésie concernant la Satire III, du même type que celles du Triomphe de Pradon et des Nouvelles Remarques. Ces similitudes ne suffisent cependant pas à affirmer qu’il fut bel et bien écrit par Pradon.
Bussom résume l’entreprise critique et satirique de Pradon de la manière suivante : son hostilité envers Racine et Boileau le rangeait du côté des auteurs qui « virent en Boileau le fier dictateur du goût littéraire, le champion de la civilisation des Anciens aux dépens de la grandeur de sa propre époque45. » Son travail minutieux de correction cherchait à invalider l’autorité de Boileau, la valeur des règles qu’il tentait d’imposer et celle des critiques qu’il lui adressait. Si certaines de ses remarques étaient justes, elles n’étaient cependant pas en mesure de porter atteinte à l’aura du satiriste. Pradon fut en outre peu soutenu par ses partisans dans ses réponses à Boileau. Les auteurs qui partageaient ses idées littéraires étaient trop occupés à se défendre eux-mêmes contre lui et les partisans des Anciens et ne voulaient pas prendre le risque d’être davantage raillés en prenant le parti de Pradon. Nul ne voulait s’attirer les attaques de Boileau ni le mécontentement du roi. Bussom souligne que la satire n’était pas un genre dans lequel Pradon excellait ; le meilleur moyen de faire taire les critiques aurait été de s’imposer sur la scène.
La postérité de Pradon §
Parce que Pradon, de son vivant, avait été seul à se défendre contre les attaques de Boileau, parce que l’autorité du satiriste n’avait pas été remise en cause par un autre que lui, son jugement sur le dramaturge fut repris par la postérité. Et comme ce que l’on nomma le « classicisme » devint la règle idéale à partir de laquelle étaient jugées toutes les œuvres du XVIIe siècle, les avis de Boileau, l’un des principaux chantres de cette esthétique, sur ses contemporains furent considérés comme indiscutables. Au XVIIIe siècle, les historiens de la littérature et les critiques ajoutèrent anecdotes et épigrammes à ces jugements. La diatribe la plus violente à son encontre fut sans doute La Pradonnade ou la Guerre des Sonnets, d’Anne de La Roche-Guilhem, publiée en 1711, un an après sa mort. La romancière, contemporaine de Pradon – elle aussi naquit en 1644, qui plus est à Rouen – y reprit les accusations de Boileau, mais alla plus loin dans le ton. Virulente, elle traita le dramaturge d’ignorant orgueilleux, qui avait été la risée de ses contemporains. Selon elle, les vers de ses pièces auraient été écrits par ses amis et il n’aurait cessé de piller les bons auteurs. Les premiers vers sont révélateurs de cette violence :
Pradon dont l’ignorance a fatigué la terre !Ton galimathias, tes bouts rimez déçusOnt aujourd’hui le sort qu’eut autrefois Crassus.Tu prétendois sans doute une illustre victoireMais la foible lumière est mal propre à la gloire.Elle cède aux assauts de nos Rimeurs guerriers,Et les chardons piquants sont tes plus doux lauriers46.
Jean-Baptiste Rousseau et Brossette, amis de Boileau, livrèrent également au XVIIIe siècle l’image d’un Pradon ignorant. Le second rapporta une anecdote selon laquelle, en sortant de la représentation de l’une des tragédies de Pradon – peut-être Tamerlan –, le Prince de Conti lui aurait dit qu’il avait transporté en Europe une ville d’Asie. « Je prie Votre Altesse de m’excuser, aurait répondu Pradon, car je ne sais pas la chronologie47. » La vérité de cette anecdote est douteuse : Brossette l’utilisa pour justifier les vers de l’Épître X attaquant Pradon. Elle n’en fut pas moins reprise par Antoine de Léris, dans son Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres48, puis par La Porte et Champfort dans leurs Anecdotes dramatiques, en 1775. Une anecdote tout aussi invraisemblable, dont la source n’était pas donnée, et qui n’était pas apparue chez les contemporains de Pradon, fut racontée par Vigneul-Marville dans ses Mélanges d’histoire et de littérature, puis reprise par Mouhy49 en 1752, et par Léris. Voici le récit qu’en fit ce dernier :
Un jour qu’on jouoit pour la premiere fois une de ses pieces, il alla au Parterre enveloppé dans son manteau, pour en voir le succès sans être connu. A peine achevoit-on le premier acte que les sifflets retentirent de toutes parts ; au désespoir d’entendre ce bruit désagréable, il fut conseillé par un ami qui l’avoit accompagné, de garder l’anonyme, et de faire comme les autres, de peur qu’on ne le soupçonnât d’être l’Auteur de la piece. Pradon le crut, et de rage se mit à siffler très-fort et sans relâche. Un Mousquetaire qui s’en impatienta, se retourna de son coté, prit le parti de l’ouvrage, et dit qu’il falloit l’écouter jusqu’au bout. Pradon voulant profiter de cette circonstance, et croyant se cacher encore mieux, continua à siffler plus fort encore. Le Mousquetaire piqué, arracha son chapeau et sa perruque, et fit voler le tout à l’autre bout du Parterre : Pradon trop sensible à cet affront, osa donner un soufflet à son adversaire ; vingt coups de plat d’épée l’en punirent sur le champ, et il fut même obligé de s’enfuir de peur de pis.
Nombre d’historiens, puisant leurs sources chez Boileau et ses amis Anne de La Roche-Guilhem, Brossette et Jean-Baptiste Rousseau, semblent n’avoir retenu de Pradon que la médiocrité de son œuvre, sa rivalité avec Racine et la dimension ridicule du personnage. Son nom devint synonyme de mauvais goût, de vanité, d’arrogance, d’ignorance et d’incapacité littéraire. Les frères Parfaict, dans leur Dictionnaire des Théâtres, achevèrent de ridiculiser Pradon en dressant de lui un portrait physique bien peu flatteur, qui fut repris par Léris : taille moyenne, visage commun, apparence négligée. Plusieurs auteurs admirent cependant que trois de ses œuvres, Pirame et Thisbé, Tamerlan et Regulus, n’étaient pas dépourvues d’attraits. Certains, tout en continuant à prendre en compte les critiques de Boileau, adoucirent son jugement. Michault, dans les Mémoires de Niceron, et à sa suite les frères Parfaict et l’abbé de La Porte, dans son Observateur littéraire publié en 1760, rendirent Boileau responsable de la mauvaise réputation de Pradon. Ils considéraient que le satiriste avait outré ses critiques, afin de défendre Racine, et que Pradon n’aurait pas eu une si mauvaise réputation s’il avait su, faisant preuve de modestie, rester à sa place de poète médiocre, sans chercher à concurrencer le grand auteur. Le XVIIIe siècle lui trouva néanmoins plus de détracteurs que de défenseurs.
Le début du XIXe siècle resta fortement tributaire de ce jugement négatif, comme en témoigne l’article intitulé « Phèdre de Pradon » paru dans le Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, de Jean-François de La Harpe50. L’auteur ridiculise Pradon, déclarant que « [ses] vers […] sont aussi célèbres par leur ridicule que ceux de Racine par leur beauté. » Néanmoins, au cours du siècle, on commença à remettre sérieusement en cause les critiques de Boileau. Amélie Bosquet51, tentant de réhabiliter Pradon, tomba dans l’excès inverse. Il aurait, selon elle, connu plus de succès que d’échecs :
sans doute il eut aussi ses mauvais jours, et surtout vers la fin de sa carrière : témoin l’éphémère apparition de Germanicus, d’Électre et de Tarquin ; mais ces accidents néfastes étaient rares, tandis que les triomphes étaient successifs et assez éclatants pour que le poète osât maintes fois les citer en témoignage entre ses détracteurs et lui.
Son jugement était celui d’une Normande soucieuse de glorifier le talent de son compatriote dans une revue locale. Solleyne52, quelques années auparavant, avait tenté de rétablir un équilibre :
certes, les tragédies de Pradon ne méritaient ni l’admiration outrée de l’hôtel de Rambouillet ni l’injuste mépris des partisans de Racine. […] Il est impossible aujourd’hui de réhabiliter ce pauvre Pradon ; mais à juger sa cause avec impartialité, on est forcé de reconnaître qu’il a été aux prises avec une cabale cruelle, et qu’il avait assez de talent pour n’être pas tué par le ridicule. Bien au contraire, des esprits distingués et même délicats se déclarèrent pour lui, et il put balancer le succès de son rival. […] En lisant ces tragédies, qui n’ont pas de plus grand défaut que d’être communes, on comprend qu’elleS devaient plaire à la foule et l’on ne s’étonne pas qu’elles aient été représentées en province jusqu’à la Révolution.
Auguste Jal souligna quant à lui les contradictions entre le portrait traditionnel de Pradon et les informations dont il disposait sur sa vie.
On nous le présente comme un homme gonflé de vanité, expliqua-t-il, et ce vaniteux n’a pas fait graver son portrait ; puis, lorsqu’en 1696 tout le monde courut chez les commissaires délégués par le Roi pour la révision de la noblesse et la délivrance d’armes aux vilains qui voulaient bien les payer 20 l[ivres]., il s’abstint53.
À la fin du siècle, Charles de Beaurepaire54 continua ce travail de réhabilitation en apportant des connaissances sur l’auteur : il révéla son véritable prénom et sa véritable date de naissance – avant ses travaux, les historiens le faisaient naître en 1632.
Au début du XXe siècle, Bussom55 et à sa suite Lancaster56, dans la continuité de Solleyne et de Beaurepaire, optèrent pour un point de vue équilibré. Ainsi Lancaster déclara-t-il : « Pradon n’était pas un très grand écrivain, mais il ne mérite guère le ressentiment et la raillerie dont on l’a accablé depuis que Racine et Boileau ont lancé la mode57. » Il imputa sa mauvaise réputation à la composition hâtive de sa troisième pièce.
Tamerlan ou la Mort de Bajazet : représentation et réception de la pièce, de 1675 à nos jours §
Le contexte de la création de la pièce §
Parce qu’elle a été créée à l’Hôtel de Bourgogne, théâtre pour lequel nous ne possédons pas de registre équivalent à celui de La Grange, et parce que le Mercure galant n’y fait pas allusion, nous ne connaissons pas le mois de la création de Tamerlan. On peut néanmoins formuler l’hypothèse selon laquelle la pièce a été représentée à partir de la fin de l’année 1675. Elle a en effet été publiée début 1676 : l’achevé d’imprimer date du 30 janvier. Or, mis à part Pirame, dont nous ignorons également le mois de création, Pradon a toujours fait publier ses pièces deux ou trois mois après leur première représentation. On peut donc supposer que Tamerlan a été créé en novembre ou en décembre. Dans sa biographie de Racine, Georges Forestier en situe la création au début de janvier 167658. Dans Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne59, Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer situe cette création au début de l’année 1675 ; mais elle ne justifie pas cette affirmation. Nous considérons notre hypothèse comme la plus vraisemblable, bien qu’elle ne soit pas prouvée. Après le triomphe de l’Iphigénie de Racine, durant l’année 1675, l’Hôtel de Bourgogne se contente de reprises. L’absence de nouveautés crée un contexte favorable à la création d’une nouvelle tragédie. Tamerlan devait être doublement attendu, en raison du succès de Pirame et Thisbé d’une part, de cette absence de nouvelle création d’autre part. Le public connaît déjà le nom de Pradon et l’associe à un certain succès. En outre, le sujet même de la pièce, en pleine vogue de la Turquie, et moins de quatre ans après le succès du Bajazet de Racine, est susceptible d’attirer le public
Il ne semble pas y avoir de raison particulière au choix de l’Hôtel de Bourgogne ; Pradon a probablement donné sa pièce à celle des deux troupes qui lui offrait la meilleure rétribution. C’est en tous cas celle où le jeu tragique des acteurs est le plus réputé. L’Hôtel de Bourgogne compte alors vraisemblablement quatorze comédiens60, dont les Champmeslé, les Beauval, Baron, Hauteroche, La Thorillière, Belleroche et sa femme, Victoire Guérin, la Dennebault et Estiennette Desurlis, la femme de Brécourt. La Beauchasteau, qui prendra sa retraite en 1676 après plus de quarante ans passés dans la troupe, et Marguerite Baloré, la femme de Floridor, mort en 1670, étaient sans doute trop âgées pour jouer l’un des rôles féminins de Tamerlan. Il est probable que le rôle d’Astérie a été créé par la Champmeslé, la meilleure actrice de la troupe, qui interprétait alors la plupart des rôles féminins principaux. Restent donc pour interpréter Zaïde Mlles Dennebault, Beauval, Guérin et Desurlis – à moins que cette dernière n’ait suivi son mari, qui avait quitté Paris début 1674. Les rôles de Tamerlan et Bajazet ont dû être confiés à deux des meilleurs acteurs ; sans doute Champmeslé et Baron. Hauteroche et La Thorillière seraient alors susceptibles d’avoir créé Andronic. Les rôles de Tamur et de Léon reviendraient soit à l’un des deux, soit à Beauval ou à Belleroche.
Les réactions contemporaines §
Malgré les conditions favorables, Georges Forestier remarque que la pièce n’a pas dû permettre de relever les recettes de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, pour qui la saison 1675-1676 fut très médiocre. Dans sa préface, Pradon donne l’impression que les critiques des partisans de Racine ont été nombreuses. Il ne parle pas des réactions du public, ce qu’il avait fait dans la préface de Thisbé et ce qu’il fera dans celle de Regulus, évoquant notamment les larmes des spectateurs. Ce silence peut laisser à penser que le public n’a pas été particulièrement touché par les représentations. Un an et demi après la création de Bajazet, la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte61, à propos de Tamerlan, parle de « nauffrage ». Le succès de la pièce serait alors bien inférieur à ce que la préface, malgré toute sa modestie, laisse entendre. L’auteur de la Dissertation désigne Pradon comme un « nouvel Auteur étranger à la Cour, appuyé de fort peu d’amis ». Il est vrai qu’au moment de la création de sa deuxième pièce, le dramaturge n’a guère que le soutien de Montausier, et éventuellement celui de Mme Deshoulières et de Corneille, si tant est qu’il ait déjà rencontré la première et que le second lui ait manifesté ses encouragements dès Pirame. Ce manque de protecteurs, lié à une renommée encore faible, ne devait pas jouer en faveur de la pièce.
Il est cependant difficile d’établir avec certitude la manière dont Tamerlan a été reçu. Les témoignages sont souvent contradictoires. L’auteur de la Dissertation parle d’une chute, mais Bussom souligne qu’en prévision de la création de la troisième pièce de Pradon, Électre, la troupe Guénégaud, afin de créer un effet d’appel, joue Tamerlan à quatre reprises, dans les deux mois qui précèdent la représentation de la nouvelle tragédie. Cette stratégie suppose que Tamerlan avait malgré tout rencontré un certain succès et était susceptible d’attirer le public à une nouvelle pièce de Pradon. Nous ignorons combien de temps la pièce fut jouée. Il est possible qu’elle ait attiré un public important lors des toutes premières représentations, mais que les recettes se soient effondrées rapidement. Le succès croissant de Coriolan, de l’abbé Gaspard Abeille, créé à Guénégaud le 24 janvier, y a peut-être contribué. Cela expliquerait que certains témoins parlent d’échec, alors que plusieurs signes plaident en faveur d’une réussite. Quelques représentations honorablement applaudies, sans doute moins de quinze, suivies d’une chute rapide : c’est probablement là le parcours mitigé de Tamerlan l’année de sa création. Dans sa Réponse à la Satire X, l’auteur déclare :
Je ne répons point icy à ce beau Vers qui dit, Plaint Pradon opprimé du Parterre. C’est à ce même Parterre à y répondre pour moy, et je croy que si le Sieur Despreaux vouloit se mêler de venir siffler Thisbé, Tamerlan ou Regulus, qu’il y seroit rudement sifflé luy-méme.
Il place donc Tamerlan aux côtés de ses deux pièces qui ont connu le plus de succès. Dans l’Épître à la Dauphine qui précède Regulus, il rappelle que le roi a assisté à l’une des représentations, ce qui n’arrivait que pour une pièce qui rencontrait du succès. Avant les représentations de novembre et décembre 1679, destinées à préparer l’arrivée de Statira, la troupe Guénégaud avait déjà fait entrer la pièce à son répertoire et l’avait jouée quatre fois en 1677 puis deux fois en mars 1679. Après sa publication chez Jean Ribou, elle est rééditée à Lyon en 1676, puis dans une édition pirate hollandaise, probablement chez Soleinne, en 1679. Dans sa biographie de Racine, Georges Forestier rappelle, à propos de La Thébaïde, que « c’était un usage de contrefaire tout ce qui se vendait chez les libraires parisiens, et [que] ce n’est pas significatif62 ». Ce n’est donc pas l’indice d’un triomphe, mais cela signifie néanmoins que la pièce a eu un succès assez grand pour qu’un libraire hollandais cherche à l’exploiter. Plusieurs rééditions paraissent ensuite, chez Thomas Guillain en 1688 puis 1697 et dans des recueils collectifs en 1695, 1700, 1732 et 1744. Tamerlan a donc plu suffisamment et suffisamment longtemps pour que les libraires estiment qu’il était rentable de le rééditer.
Tamerlan au XVIIIe siècle §
Tamerlan continue à avoir du succès au XVIIIe siècle, et pas uniquement à travers ces rééditions. Les critiques le placent régulièrement aux côtés de Pirame et de Regulus, faisant de ce trio les seules pièces de Pradon qui présentent un véritable intérêt et qui soient toujours représentées pendant la première moitié du siècle. Certains réduisent néanmoins ce nombre, ne conservant que Regulus et éventuellement Pirame. Ainsi, Titon du Tillet, dans Le Parnasse français, déclare : « il ne se passe guère d’années qu’on ne donne sur notre théâtre sa tragédie de Regulus ; on y voit aussi représenter quelquefois sa tragédie de Tamerlan avec quelque succès63. » Il ajoute : « la Tragédie de Tamerlan eut de grands applaudissements dans le temps qu’elle parut pour la première fois et on disoit l’heureux Tamerlan du malheureux Pradon ». Léris64 rapporte quant à lui : « des Auteurs contemporains nous apprennent qu’elle tomba promptement, tant à cause de ses propres défauts, que par le mérite de la Tragédie de Bajazet de Racine ». Ces deux citations confirment notre hypothèse d’un succès non négligeable précédant l’effondrement de la fréquentation du public. Il n’y a guère qu’Amélie Bosquet65 pour affirmer, dans son entreprise de réhabilitation excessive du poète, que « la tragédie de Tamerlan est supérieure à son aînée » et pour parler à son sujet de « triomphe ».
Preuve d’un impact néanmoins honorable sur le public contemporain et postérieur à Pradon, plusieurs œuvres s’inspirent de Tamerlan. Une adaptation espagnole de la pièce paraît en 1769 à Barcelone sous le titre El Bayaceto. L’auteur, Ramon de la Cruz y Olmedilla, en fait une traduction libre, en trois actes. En France, deux tragédies reprennent le sujet de la pièce. Bajazet premier, du Chevalier de Pacarony, est créé à la Comédie-Française le 16 août 1739, mais la pièce est retirée par l’auteur après la cinquième représentation. Le Comte de Sommerive compose quant à lui un Bajazet Ier, cinquième empereur des Turcs, publié en 1741. Les deux pièces n’ont guère d’écho. Le sujet de Pradon connaît davantage de succès dans la tragédie lyrique : trois opéras en sont tirés. Le premier est le Tamerlano d’Agostino Piovene, mis en musique par Francesco Gasparini et créé à Venise en 1711. Vient ensuite le Tamerlano de Georg Friedrich Haendel, plus connu, créé au King’s Theatre de Londres en 1724. Il est considéré comme l’un de ses chefs d’œuvres. Il reprend le livret d’Agostino Piovene, adapté par Nicolas Haym. Antonio Vivaldi reprend à son tour le livret de Piovene pour composer son Bajazet – également appelé Tamerlano. Il est représenté pour la première fois au Teatro Filarmonico de Vérone, durant le carnaval de 1735. Selon ce livret, les personnages sont les mêmes que chez Pradon, à quelques exceptions prêt : Tamerlano, Bajazet, Asteria, Andronico sont l’exacte transposition des héros de Tamerlan. Irene, princesse de Trébizonde, promise à Tamerlano, est l’équivalent d’Araxide, et Idapse, confident d’Andronico, celui de Léon. L’opéra commence dans le palais de Bursa – Pruze – où Bajazet est retenu prisonnier. L’intrigue, bien que condensée en trois actes et adaptée au genre de la tragédie lyrique, est reprise presque à l’identique. Parmi les variantes les plus notables, on peut évoquer le personnage d’Irene, qui, contrairement à Araxide, apparaît sur scène, dès le premier acte. Elle est furieuse d’être donnée à Andronico alors qu’elle venait épouser Tamerlano. Andronico l’apaise, la convainquant de cacher son identité afin de pouvoir influer sur les événements. Elle se fait donc passer, à l’acte II, pour sa propre envoyée. Au même acte, Asteria feint d’accepter le mariage avec Tamerlano, dans le but de l’assassiner le soir des noces avec un poignard caché dans ses vêtements. Cet épisode est inspiré d’une réplique d’Astérie à Andronic, à la scène 2 de l’acte IV :
En vain Tamerlan croit aujourd’huy m’épouser ;D’abord, j’avois voulu, pour vanger ma disgrace,Fille de Bajazet, en soûtenir l’audace,Et cachant un poignard, pour vanger mon malheur,Luy donner une main qui luy perçât le cœur.
Ce projet découvert, Asteria et Bajazet sont jetés en prison. L’acte III s’éloigne davantage du fil de l’intrigue de Pradon, mais en garde les principaux éléments. Bajazet et Asteria veulent se suicider avec le poison conservé par le sultan. Andronico avoue à Tamerlano qu’il aime Asteria. Humilié, ce dernier veut tuer Bajazet et réduire sa fille en esclavage. La jeune fille tente de l’empoisonner, mais Irene la dénonce, révélant sa véritable identité. Tamerlano décide alors d’épouser Irene et de livrer Asteria aux esclaves du sérail. Ce désir est inspiré d’une réplique de Tamerlan, à la scène 3 de l’acte III : « Hé quoy ? ne puis-je pas quand son orgueil me brave, / Faire épouser sa Fille à mon dernier Esclave ? » Bajazet se suicide, mais hors de la scène : sa mort est rapportée par Idaspe. Asteria supplie alors Tamerlano de la tuer à son tour. Comme le personnage de Pradon, bouleversé, il s’avoue vaincu et accorde son pardon aux amants.
Un sujet turc §
L’Orient et la Turquie dans la littérature française au XVIIe siècle §
Pour sa deuxième pièce, Pradon choisit un sujet turc : l’affrontement entre Tamerlan, empereur turco-mongol, et Bajazet, empereur ottoman déchu, deux personnages illustres de l’Orient médiéval. Ce choix s’inscrit dans un contexte historique et culturel qui marque un intérêt croissant pour l’Orient, comme l’a montré Pierre Martino dans L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle66.
Le goût pour l’Orient, disparu après les Croisades, réapparut au XVIIe siècle avant de s’épanouir au siècle suivant. Des années 1620 à la fin des années 1650, les romans et les pièces de théâtre à sujet oriental se multiplièrent. Du Verdier ouvrit la voie dans le domaine romanesque avec Les Esclaves ou l’histoire de Perse, en 1628. Du côté de la tragédie et de la tragi-comédie, la production fut beaucoup plus importante. Cette tradition apparut en même temps que la tragédie française : La Soltane de Bounin fut publiée dès 1561. Elle fut continuée après le retour de la tragédie, durant le deuxième tiers du XVIIe siècle, avec Mairet, qui, en 1637, reprit le sujet traité par Bounin dans Le Grand et dernier Soliman ou la Mort de Mustapha, tragédie en concurrence avec une tragi-comédie de Dalibray, Soliman. Entre autres pièces, vinrent ensuite Ibrahim ou l’illustre bassa de Scudéry (1642), Perside ou la suite d’Ibrahim bassa, de Desfontaines (1644), ou encore Le Grand Tamerlan et Bajazet de Magnon, (1647).
Cet intérêt prit des proportions considérables durant les quarante dernières années du siècle. Les voyages en Orient furent de plus en plus nombreux, notamment grâce à l’aide de l’État : Colbert encourageait les voyageurs, s’intéressait à leurs récits, leur faisait passer des subsides. Le ministre de Louis XIV s’appliqua également à réorganiser les tentatives de colonisation en Orient, jusqu’alors peu fructueuses. Ses efforts aboutirent à la fondation de la Compagnie de la Chine en 1660, à la création de la Compagnie des Indes Orientales en 1665 et de la Compagnie du Levant en 1670. Entamées dès la fin du XVIe siècle, les missions religieuses, qui tentaient de christianiser l’Asie, se poursuivirent. Elles donnèrent naissance à la Société des Missions étrangères vers 1660. Conséquence immédiate de ces entreprises, la publication des relations de voyage se multiplia. Thévenot fit paraître en 1665 son Récit d’un voyage fait au Levant ; les Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes de Tavernier parurent en 1676. Ces voyageurs avaient une autorité que n’avaient pas leurs prédécesseurs au début du siècle : ce n’étaient pas de simples aventuriers ; leur éducation et leur position sociale leur permettaient d’être reçus dans les salons. La connaissance de l’Orient commença à se former, grâce à leurs observations et aux études historiques et géographiques qui étaient peu à peu élaborées. La lecture de ces ouvrages forma progressivement un Orient factice dans l’esprit des Français. Les voyageurs avaient rapporté très peu d’informations sur les paysages mais beaucoup sur les hommes. L’Oriental était selon eux un bel homme, intelligent, vaniteux, qui aimait la gloire, « galant, gentil, poli, bien élevé67 ». On le disait également paresseux, fourbe, querelleur, menteur, flatteur, mais cette vision négative n’était pas la plus répandue. Selon Chardin et Tavernier, les rois étaient despotiques, cruels, violents et injustes. Leurs sujets les vénéraient comme des dieux. Ils abusaient de leur pouvoir et sacrifiaient tout à leurs passions. La polygamie, les concubines, les lois particulières du sérail donnaient l’idée d’un Orient voluptueux, où l’amour était lié à l’intrigue, à la violence et à la mort. Cet univers, grandi et simplifié par la distance et la difficulté de se renseigner exactement, était idéal pour la littérature. Les drames qui éclataient dans le sérail étaient dignes de la tragédie : passionnés, violents, ils se déroulaient en un temps et un lieu resserrés. Aux guerres, aux conquêtes étaient associés les massacres de peuples ou de familles royales entières, les vengeances sauvages, la puissance des armées de mercenaires. L’instabilité politique et l’arbitraire despotique donnaient l’idée que l’existence humaine avait là-bas peu de prix, que la vie était intense et les passions sauvages et destructrices. Cette image suscitait la curiosité du public, chez qui se développait un goût pour l’Orient. L’exotisme qui serait recherché au XVIIIe siècle n’était cependant pas encore à l’ordre du jour. Dans les romans comme au théâtre, seuls les noms des personnages et les lieux de l’action étaient orientaux. Si la violence de l’Orient fascinait, elle était fortement atténuée lorsqu’on la transposait en poésie et sur scène. Au théâtre, les acteurs étaient des Français cachés sous un costume barbare : « ils aim[ai]ent, combatt[ai]ent et convers[ai]ent, comme on le fai[sai]t à la cour et à l’armée68. » Les singularités de ce costume permettaient d’attirer l’attention du lecteur et du spectateur, par rapport aux héros grecs et romains qu’ils avaient trop vus.
En Orient, les Français portaient un intérêt tout particulier à la Turquie. Dès le début du siècle, des vulgarisateurs tentèrent de faire connaître cette région. Jacques Esprinchard rédigea une Histoire des Ottomans, publiée en 1609 ; Blaise de Vigenère fit publier en 1577 une traduction de l’Histoire de la décadence de l’empire grec et de l’établissement de celui des Turcs de Laonicus Chalcondyle, historien grec du XVe siècle. L’ouvrage fut réimprimé en 1620 avec des continuations de Thomas Arthus et de François-Eudes de Mézeray. Certains ouvrages, très lus, furent régulièrement réédités : ce fut le cas de l’Histoire des Turcs de Mézerai, dont la première édition date de 1650, de l’Abrégé de l’histoire des Turcs de Gilbert Saulnier Du Verdier, publiée en 1665, ou encore de L’Othoman ou abrégé des vies des empereurs de Vincent De Stochove. L’histoire y était traitée de manière claire et simplifiée. André Du Ryer s’attacha même à exposer les principes de la langue turque dans ses Rudimeta grammatices linguæ turcicæ, publiés en 1630.
Cet intérêt pour la Turquie s’explique en partie par ses liens étroits avec la vie politique, militaire et diplomatique de l’Europe du XVIIe siècle. Les Turcs cherchaient à étendre leur puissance et à défendre l’intégrité menacée de leur pays. De 1648 à 1669, le siège de Candie, en Crète, opposa les Ottomans, qui s’étendaient dans la mer Égée, aux Vénitiens. La guerre avec l’Autriche était sans cesse renouvelée. La France intervint aux côtés du Saint-Empire romain germanique à la bataille de Saint-Gothard, en Hongrie, le 1er août 1664, pour repousser l’avancée de l’armée ottomane. La résistance de la Porte face aux forces européennes suscitait effroi et admiration. Le Mercure de France, mais aussi les gazettes de Robinet et de Mayolas, relataient régulièrement les événements qui agitaient la Turquie et l’action des ambassadeurs français. Les ambassades venues d’Orient dans le cadre de la nouvelle politique d’alliance de Louis XIV augmentèrent la fascination des Français pour cet ennemi à la fois si lointain et dangereusement proche. Le contact – superficiel mais réel – avec cet Orient fantasmé suscita de brusques engouements du public.
En 1669, Soliman Muta Ferraca, ambassadeur de Turquie, se rendit à la cour de France. Cet événement inspira à Molière la cérémonie turque du Bourgeois Gentilhomme en 1670. Il reçut l’aide de M. d’Arvieux, ancien ambassadeur français en Turquie, pour la mise en scène et les costumes. Quant à Racine, il tira son Bajazet d’une nouvelle de Segrais, Floridon ou l’amour imprudent, inspirée d’une tragique histoire d’amour dont le Comte de Cézy, ambassadeur dans les années 1650, aurait été le témoin. Dans la deuxième préface de sa pièce, Racine dit avoir reçu des conseils de M. de La Haye, autre ambassadeur revenu de Constantinople au moment où il rédigeait sa tragédie.
De manière générale, le dernier tiers du XVIIe siècle s’intéressait donc avant tout à la Turquie. L’homme oriental était assimilé à l’homme turc et la production littéraire confondait sujet oriental et sujet turc, se concentrant surtout autour de Constantinople. Les années 1670-1685 furent particulièrement marquées par cet engouement : on recense à cette époque la publication d’environ vingt histoires de Turquie, dix romans, et cinq pièces de théâtre à sujet turc. Cette mode diminua à la fin du siècle, quand l’admiration effrayée pour la Porte s’atténua.
Tamerlan et Bajazet, des personnages qui fascinent l’Europe depuis la Renaissance §
Les faits historiques §
Parmi la matière des événements de l’histoire turque, Pradon choisit deux personnages particulièrement connus. « Tamerlan » est la forme francisée de Timour-Lang. Son prénom, Timour, signifie « l’homme de fer ». Ce chef de clan turco-mongol naquit près de Samarcande, en Ouzbékistan, en 1336. Son père, Taragay, était à la tête des tribus mongoles Barlas, lointainement apparentées à Gengis Khan, le premier empereur mongol. En 1363, il abattit la puissance mongole. Il perdit dans la bataille l’usage de l’une de ses jambes, ce qui lui valut le surnom de « Timur le Boiteux », qui lui resta. En 1370, il se proclama roi de Transoxiane et dicta ses volontés à la Perse. En 1388, il se fit acclamer sultan musulman puis commença la conquête de l’Asie centrale, de l’Iran, de la Syrie, de la Turquie d’Europe. Alors qu’il envahissait l’Anatolie, il se heurta à Bajazet Ier, sultan ottoman qui enchaînait les conquêtes dans la région. Il essaya de rendre leur indépendance aux émirats annexés par les Ottomans et d’en faire ses alliés. Il finit par battre Bajazet à la bataille d’Ankara, en 1402. Il marcha ensuite vers l’Inde – il avait déjà pris et pillé Delhi en 1398 –, puis se disposa à attaquer la Chine. Mais malade de la peste, il mourut en 1405, avant d’avoir pu mettre son projet à exécution. Redoutable chef de guerre, célèbre pour ses destructions et ses massacres, Tamerlan parvint à construire un empire immense, reposant sur la force militaire et la terreur. Il fut considéré comme le plus grand conquérant de son temps. Le nombre de ses victimes a été chiffré en dizaines sinon en centaines de milliers69. Le Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri, dont la première édition date de 1674, et qui donne un bon aperçu de l’état des connaissances et des croyances de l’époque, confirme le caractère exceptionnel du personnage. L’article qu’il lui consacre commence en ces termes : « Tamerlan, […] empereur des Tartares, se rendit formidable sur la fin du XIVe siécle70. »
Bajazet Ier fut un personnage tout aussi exceptionnel. Son nom est la transcription française de « Bayazid ». Né vers 1354, il fut proclamé sultan sur le champ de bataille, en 1389, lorsque son père, Murat Ier, fut tué. Ce fut le quatrième sultan ottoman de Turquie. Il hérita donc d’une dynastie et d’un empire fondés au début du XIVe siècle par Osman Ier. La principale mission des Ottomans était la conquête militaire. Ils s’étendirent en Anatolie et annexèrent progressivement les émirats turcs qui s’y trouvaient. L’Empire s’étendit et prit pied en Europe à partir de 1353, avec la prise de Gallipoli, dans le Détroit des Dardanelles. En 1376, Murat Ier établit le corps des Janissaires, infanterie d’élite chargée de protéger le sultan. Comme Tamerlan, Bajazet se fit rapidement connaître pour ses talents de chef de guerre et la puissance de ses armées. Il finit la conquête de la Bulgarie et de la Serbie, s’empara de la Thessalie et entreprit le premier siège de Constantinople, capitale de l’Empire byzantin. Il défit les Croisés envoyés par le roi de Hongrie Sigismond de Luxembourg au secours des Byzantins, en 1396 à la bataille de Nicopolis. Sa victoire eut un profond retentissement en Europe et donna naissance à la réputation de force, voire d’invincibilité des Turcs. Le Dictionnaire de Moréri se fit l’écho de cet impact en s’attardant longuement sur le rôle des Français dans cette bataille :
La France lui [Sigismond] accorda un secours considérable, qui fut conduit par Jean comte de Nevers, fils du duc de Bourgogne, avec deux mille gentilshommes. Ils firent au commencement des actions d’une valeur incroyable ; mais leur présomption les ayant engagés au siége de Nicopolis en Bulgarie, et leur ayant fait hasarder une bataille dans laquelle ils furent abandonnés des Hongrois, ils furent tous tués ou faits prisonniers le 28 de septembre 1395. Bajazet en fit massacrer plus de six cens en présence du comte de Nevers, et le délivra ensuite avec quinze autres, pour lesquels ce comte s’obligea de payer cens mille ducats de rançon71.
Ces précisions indiquent le poids qu’avait gardé dans les mémoires des Français un événement vieux de deux siècles seulement. Bajazet conquit ensuite Athènes, en 1397, puis le Péloponnèse et, en Asie Mineure, les dernières possessions de l’Empire byzantin. Fort de ses succès, Bajazet fut surnommé Yildirim, « La Foudre », « afin d’exprimer la rapidité de ses conquêtes », précisa Moréri72. Mais en 1400, alors qu’il était sur le point de prendre Constantinople, l’arrivée de Tamerlan sur l’Anatolie le contraignit à lever le siège. Défait deux ans plus tard, Bajazet fut capturé avec sa femme et ses filles, que Tamerlan aurait transférées dans son propre harem, et l’un de ses fils. Forcé de suivre son vainqueur durant ses campagnes, enfermé dans une cage de fer selon certaines sources, Bajazet mourut en captivité à Aksehir, peut-être par suicide. Mais le dictionnaire de Moréri précise que Petis de la Croix, « professeur en langue arabe au collége royal, secrétaire interprête du roi pour les langues orientales, qui a donné au public en 1722 la traduction de l’histoire de Tamerlan, écrite en persan par un auteur contemporain, rapporte que Bajazet mourut le 23 mars 1413 d’une attaque d’apoplexie, dans le camp de l’armée de Tamerlan ».
La victoire de Tamerlan sur Bajazet eut un retentissement considérable. La défaite de l’Ottoman, jusqu’alors invaincu, semblait impossible. « De toutes les victoires de Tamerlan, affirme Moréri, celle qu’il remporta sur le sultan Bajazet est la plus considérable73. » La bataille d’Ankara était indirectement liée aux intérêts européens : en abattant les forces turques qui projetaient la prise de Constantinople, elle retarda d’une cinquantaine d’années la chute de l’Empire byzantin, qui tomba le 29 mai 1453, lorsque Mehmet II conquit Constantinople pour en faire la capitale de l’Empire ottoman. Cet événement historique relativement important fut le cadre du face à face entre deux conquérants exceptionnels, ayant acquis dès leur vivant une dimension légendaire.
L’intérêt des historiens pour cet épisode et ces personnages §
Il n’y a donc rien d’étonnant dans la fascination qu’exercèrent ces personnages en Europe. Les historiens s’intéressèrent tout particulièrement à Tamerlan : mort invaincu, son aura était beaucoup plus grande que celle du sultan déchu. La Renaissance fut fascinée par sa férocité et par le faste oriental dont il s’était entouré. En 1582, à Séville, Argote de Molina publia l’Histoire du Grand Tamerlan (Historia del Gran Tamorlan e itinerario y enarracion del viage, y relacion de la embaxada) de Ruy Gonzalez de Clavijo. L’auteur, mort en 1412, était un contemporain de Tamerlan. Il fit le récit d’une ambassade du roi Henri III de Castille à Samarcande, la capitale de Tamerlan, dont il avait fait partie en 1403. Il y raconta les réjouissances et les festins de la cour mongole, propres à susciter la curiosité des Européens. Un Espagnol de la première moitié du XVIe siècle, Pero Mexia, en tira une Vida del gran Tamorlan, recueillie dans sa Silva de varia leccion. Tamerlan fut le héros de l’un des Eloges de Paolo Giovo, et son histoire fut également rapportée dans la Magni Tamerlani Scytharum Imperatoris Vita de l’Italien Pietro Perondino (1553) ainsi que dans le Theatrum Orbis terrarum de son compatriote Abramo Ortalio (1564). Jacques Golius, orientaliste hollandais, rédigea Ahmedis arabsiadæ vitæ et rerum gestarum Timuri historia, traduction du récit de la vie de Tamerlan par l’Arabe Ahmet, fils d’Abrasia, publiée à Leyde en 1636. Les historiens français ne furent pas en reste. Outre la traduction de l’ouvrage de Chalcondyle par Blaise de Vigenère, on peut citer l’Histoire du Grand Tamerlanes, tirée des monuments antiques des Arabes de Jean Du Bec, publiée pour la première fois en 1595, les Annalium ecclesiasticorum d’Henri de Sponde, rédigées au début des années 1640, et l’Histoire du Grand Tamerlan, publiée en 1658, que Pierre Vattier dit avoir traduite de l’arabe. Dès le début de son ouvrage, il compare Tamerlan à un autre conquérant légendaire, Alexandre le Grand, affirmant que sa vie « est plus merveilleuse que celle d’Alexandre ». Vattier, comme Du Bec, consacra une part importante de son œuvre à l’affrontement entre Tamerlan et Bajazet, s’attardant longuement sur la vie et la personnalité du sultan ottoman.
De la Renaissance au XVIIe siècle, Bajazet inspira des réflexions sur la condition des Grands et les revers de la fortune. Il occupa toujours une place non négligeable dans les ouvrages historiques consacrés à l’empire ottoman, comme celui de Chalcondyle. Ce dernier consacra en outre un chapitre à Tamerlan, dans la partie traitant des empereurs ottomans. Il justifia ce choix par le caractère indissociable de l’histoire de Bajazet d’avec celle de Tamerlan.
L’inspiration qu’y puise la littérature §
Les poètes ne manquèrent pas de voir dans l’affrontement de ces guerriers orientaux une excellente source d’inspiration. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, l’Anglais Christopher Marlowe, s’inspirant de Mexia et de Perondino, composa en vers libres Tamburlaine the Great. La pièce relate l’ascension de Tamerlan, simple berger scythe devenu chef d’un clan de petits voleurs puis conquérant mongol sanguinaire, Tamerlan y fait tirer son carrosse par quatre rois déchus et fait mourir Bajazet et sa femme dans une cage. Le succès de la pièce poussa le directeur du théâtre où elle avait été créée à commander une suite. Marlowe y raconta les combats de Tamerlan contre l’occident. Les deux pièces furent représentées en 1587 et publiées ensemble en 1590. L’Espagnol Velez de Guevara, (1579-1644), publia plus tard Le Grand Tamerlan de Perse (El Gran Tamorlan de Persia), drame à grand spectacle.
Il est très peu probable que Magnon, Chappuzeau puis Pradon, qui, plus tard, traitèrent tous le même sujet, aient eu connaissance de ces pièces, et en particulier de celle de Marlowe, faute de rapports littéraires entre la Grande-Bretagne et la France. Mais leur existence prouve que ce sujet avait circulé à travers l’Europe avant d’inspirer les auteurs français. Durant tout le XVIIe siècle, Tamerlan fut très en faveur dans le public français : le Père Catrou, dans son Histoire générale du grand Mogol, écrivit en 1705 qu’il était « presque aussi connu en France que nos héros d’Europe74 ».
Sources et influences de la pièce de Pradon §
Sources historiques §
Dans la préface de Tamerlan, Pradon cite deux sources. La première est Chalcondyle ; il s’agit de L’Histoire de la décadence de l’empire grec, et establissement de celuy des Turcs, que nous avons déjà citée. La seconde est « une Traduction d’un Auteur Arabe, où la Vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long ». Bussom recense les trois principaux historiens ayant rédigé l’histoire de Tamerlan avant 1675. Outre Chalcondyle, il cite Ahmed ibn Arabschah, auteur du XVe siècle traduit en 1658 par Vattier, et Jean Du Bec, qui retranscrit l’histoire que lui a racontée l’Arabe Alhacen. Ce dernier est selon lui la source évoquée par Pradon. En effet, le Tamerlan de Vattier ne correspond pas au personnage de Pradon. L’auteur reconnaît la valeur du Tartare mais le considère comme un monstre de cruauté. Au premier livre, il le désigne de la manière suivante :
Timur Capitaine des impies, le boiteux, le trompeur, qui a persécuté l’Orient et l’Occident de telle sorte, que les plus proches parents s’étant rencontrés l’un l’autre devant luy, se sont entre-abandonnés.
Il est « ambitieux […], se montrant en tout et par tout d’un naturel violent et impetueux, semblable à un foudre ou tourbillon de vents, dont aussi il port[e] le nom ». Il peut être sans pitié et massacrer des populations entières sans distinction de rang, de sexe ni d’âge. Il est fourbe, arrogant, démesurément orgueilleux et sujet à de grandes colères. Au contraire, dans l’Histoire du Grand Tamerlanes de Du Bec, Tamerlan est beaucoup plus humain. Dès son Épître au Lecteur, Du Bec évoque sa « tollerance », sa « clemence et humanité ». Il n’entreprend la guerre que pour la gloire de sa nation ; modeste dans la victoire, il traite ses prisonniers avec douceur. Il est « serviteur de la raison, et non d’autre passion ». Du Bec évoque sa libéralité ; Pradon affirme dans sa préface que le « caractere de grandeur et de genérosité » de son personnage « est fondé dans l’Histoire, puis qu’il refusa l’Empire des Grecs ». Du Bec rapporte en effet que Tamerlan, après avoir libéré Constantinople des assauts des Ottomans, refuse le pouvoir que veulent lui remettre les ambassadeurs grecs. Il leur explique qu’il n’est pas venu jusque là pour conquérir des terres, et que, pour grandir sa gloire, il veut remettre la cité entre les mains des Grecs. Chalcondyle rapporte la même anecdote. Pradon souligne cette vertu de Tamerlan dans la bouche d’Andronic, à la première scène :
Sa libéralité répond à son grand cœur,D’une main il attaque et prend une Couronne,Et de l’autre souvent il la rend, ou la donne.
La scène 4 de l’acte I suit cet épisode : Tamerlan rend Byzance – ou Constantinople – au représentant légitime des Grecs, Andronic, au nom de sa propre « gloire ». C’est également sa « gloire » qu’il invoque dans la dernière scène de la pièce pour justifier sa magnanimité envers Andronic et Astérie. Ses paroles sont alors proches des propos que Du Bec lui fait tenir : « Il faut que l’Univers connoisse Tamerlan. […] / Araxide et ma gloire exigent cet effort », écrit Pradon. Du Bec raconte quant à lui :
[il dit qu’il n’était pas venu pour conquérir des terres] mais bien pour acquerir gloire et honneur, et par ainsi rendre son nom celebre, et glorieux au monde, […] qu’aujourd’huy pour s’acquerir une gloire immortelle, et un nom eternel, qu’il vouloit rendre une telle et si florissante cité.
Néanmoins, le Tamerlan de Pradon s’avère aussi cruel, sujet à de violents accès de colère et emporté par ses passions. Cette dimension laisse à penser que Chalcondyle, et peut-être même Vattier ont influencé le dramaturge pour la construction de son héros.
En ce qui concerne le personnage de Bajazet, Pradon a suivi Chalcondyle : fier et emporté, il ne suit que ce qu’il a décidé. Chalcondyle ne le décrit pas autrement :
il estoit d’un si fier, et outrecuidé naturel, et si presomptueux de sa suffisance, qu’il ne se falloit pas advancer de luy donner conseil, car aussi bien ne l’eust-il point receu ; ne s’arrestant jamais qu’à sa seule opinion et fantasie, et principalement quand il estoit question de prendre les armes.
L’historien grec insiste cependant sur la cruauté de Bajazet, absente chez Pradon. Mais pas autant que Du Bec, qui en fait un homme « barbare », qui se livre à la guerre à « toutes les cruautez possibles ». Le personnage est donc plus proche de la description de Chalcondyle.
Plusieurs épisodes liés à Bajazet et rapportés par les historiens sont repris par Pradon. Dans la scène d’exposition, Léon évoque « la prise de Sebaste » et Andronic « le Champ de Pruze ». Ces deux batailles sont effectivement citées par Chalcondyle. Sebaste est la première cité qu’attaque Tamerlan, raconte-t-il, car c’est l’ancienne demeure des empereurs turcs et la principale place forte de Bajazet. Ce dernier, ajoute-t-il, avait laissé à Sebaste son fils « Orthobules ». On retrouve cet Orthobule chez Pradon, aux vers 145 et 501 : il a été fait prisonnier puis mis à mort par Tamerlan. Chalcondyle décrit la prise de la ville comme un véritable carnage :
Là en premier lieu furent taillez en pieces tous les hommes, suivant ce qu’il [Tamerlan] avoit ordonné, et puis apres ayant faict assembler les femmes et enfans en une grand’ place, il lascha sa cavallerie apres, qui en firent un carnage pitoyable à eux-mesmes, car ils les massacrerent tous jusques au dernier. Voylà la fin de cette pauvre malheureuse cité de Sebaste, dont une seule ame vivante n’eschappa à la fureur du glaive […] Orthobules mesme le fils de Pajazet75, estant venu vif és mains de Temir76, apres que par quelques jours il l’eut promené çà et là à sa suite, il commanda à la fin de le mettre à mort.
Chalcondyle évoque ensuite la prise de Pruze, visée à son tour en tant que « capitale de tout l’Empire de Pajazet, et où il tenoit ordinairement sa cour ». Les deux armées s’y rejoignent pour livrer bataille. « La plus chere de toutes [les] femmes » de Bajazet, Eleazar, fille du Prince des Bulgares, est prise dans Pruze, tout comme leurs fils Mechmet, Musulman, et Josué. Bajazet et son fils Moyse sont faits prisonniers par la suite, alors qu’ils étaient en fuite. Moyse, lui, contrairement à Orthobule, est gardé en vie.
Il semble néanmoins y avoir une confusion entre la bataille de Pruze et celle d’Ankara, ou Ancyre, que Chalcondyle avait évoquée auparavant. C’est à la suite de cette bataille que Bajazet, dont les armées sont défaites, est fait prisonnier. Chalcondyle ajoute qu’un autre fils de Bajazet, Mustapha, y est tué. Du Bec est moins précis au sujet de Sebaste. Il rapporte qu’à une bataille, « nostre Prince eust soin de faire saisir les anfans de Bajazet », sans que l’on sache avec certitude de quels enfants il s’agit ni s’il parle de Sebaste. En revanche, il situe la bataille de Pruze, qu’il nomme « Bursie », après la défaite de l’armée de Bajazet à Ankara et après que le sultan a été fait prisonnier. Selon lui, Tamerlan marche sur Pruze car les restes de l’armée de Bajazet s’y sont repliés et que deux jeunes fils de Bajazet s’y trouvent. Il n’a cependant pas besoin de livrer bataille, car la population a chassé elle-même les membres de l’armée ottomane. Les deux fils de Bajazet sont quant à eux confiés à l’Empereur Grec, allié de Tamerlan.
Peut-être victime des contradictions entre les deux auteurs et de leurs confusions, et sans doute soucieux de simplifier cette matière, Pradon réduit à deux le nombre des enfants de Bajazet et fond les trois batailles – Sebaste, Ankara, Pruze – en une seule. Sebaste n’est évoquée que très rapidement. C’est à Pruze que Pradon concentre la défaite du sultan et la capture de sa famille – sa femme, un enfant gardé en vie, qui devient une fille, Astérie, et un fils mis à mort, Orthobule.
Chalcondyle rapporte la réaction de Bajazet à la nouvelle de la prise de Sebaste et de la mort d’Orthobule : il insiste sur son affliction. Du Bec évoque son désespoir après avoir été fait prisonnier : « il fut trois jours (ce dit-on), sans se pouvoir resoudre comme desesperé, recherchant la mort et l’appellant ». Pradon s’en inspire pour donner à son personnage sa tristesse et son dégoût de la vie. « Ainsi je ne veux plus d’une vie importune, / Triste et funeste objet des coups de la Fortune », déclare-t-il à la scène 2 de l’acte I. Sa fierté inexorable et son désir de mort le poussent à braver sans cesse son vainqueur. Andronic le raconte à la scène 1 de l’acte I, aux vers 87 à 92. Ce comportement est rapporté par Du Bec : « il fit commander que Bajazet fut pensé, et puis amené devant luy, lequel lors qu’il y fut, jamais ne fit signe d’humilité, et l’Empereur luy disant qu’il estoit en luy, luy faire perdre la vie, il luy respondit, fais-le, ce sera mon heur que ceste perte là ».
Le Bajazet de Pradon méprise un ennemi dont la naissance est basse, comme l’indiquent les vers 789 à 796, à la scène 2 de l’acte III. Pradon emprunte le nom de « Thémir » à Chalcondyle. Les deux historiens évoquent ses origines modestes, Du Bec pour les réfuter, Chalcondyle pour les confirmer. Le premier attribue cette croyance à une méconnaissance des mœurs des Tartares :
Il fut du sang des Empereurs Tartares, et avoit eu en son partage de son pere Og le pays de Sachetay en Tartarie, duquel il estoit Seigneur. […] Aucuns de nos Historiens ont voulu, qu’il fut filz de pasteur, mais cela ont ilz dit, ne sçachant point les coutumes de ces pays, où le principal revenu des Roy et des grands est en bestiaux, mesprisant l’or et l’argent, mais tenant grand compte de telles richesses, dont ilz abondent en toutes façons, c’est pourquoy l’on les appelle Bergers, et dit-on que ce Prince estoit sorti de pasteurs.
Pradon suit la version de Chalcondyle : « ce Themir icy fut fils d’un nommé Sangal, homme de basse condition : et tout aussi tost qu’il eut atteinct l’aage de porter le travail, les Habitans du lieu où il faisoit sa résidence, d’un commun accord le choisirent pour garder aux champs leurs haraz ». C’est également de Chalcondyle que Pradon s’inspire lorsque Bajazet, à la scène 2 de l’acte III, traite Tamerlan de « vil Chef de Brigans » : l’historien rapporte qu’il a commencé son ascension vers le pouvoir par de petits brigandages avec une bande qu’il commandait. À la scène 4 de l’acte IV, Tamerlan déclare, à propos d’Andronic : « je suis pour luy Barbare, Scyte » ; Andronic, Astérie et Bajazet le nomment souvent « le Tartare ». Ce sont là encore des éléments tirés des deux historiens. Selon Chalcondyle, le père de Tamerlan est « Empereur des Tartares » ; selon Du Bec, il est le neveu et l’époux de la fille du grand Cham de Tartarie. Toujours selon Du Bec, il est Scythe. Il s’agit d’après Chalcondyle d’un peuple de Tartares nomades, qui vivent dans des chariots, se nourrissent de chair de cheval et de lait de jument, ignorant l’agriculture, qui portent des vêtements grossiers et utilisent des armes archaïques. Cette description justifie le terme de « barbare » associé à la nationalité de Tamerlan dans la pièce.
Un dernier épisode lié au personnage de Bajazet est tiré de Chalcondyle : la tentative d’évasion par un souterrain. Chalcondyle la rapporte en ces termes :
quelques Capitaines de Pajazet s’estans accointez des mineurs de Temir, trouverent moyen de les gaigner soubs promesse d’une grosse somme de deniers, qu’ils leurs devoient donner pour creuser une cave qui s’allast rendre en cest endroit où leur maistre estoit gardé, et l’enlever secrettement. Mais comme ils eussent commencé ceste besongne, la conduisant droit au Pavillon de Pajazet, et finalement fussent venus à faire jour, ils furent apperceuz et saisis. […] Parquoy ayans esté surpris, ils furent tout sur le champ taillez en pieces par le commandement de Temir.
Ce récit est repris par Léon à la scène 5 de l’acte II, aux vers 648 à 653.
Le personnage d’Andronic apparaît chez Du Bec comme chez Chalcondyle. Le premier en fait l’un des généraux de Tamerlan. Pour le second, Andronic IV Paléologue a tenté deux fois de détrôner son père Jean V et y a perdu un œil. Pradon suit Chalcondyle en faisant d’Andronic un membre de la famille impériale grecque. Il le suit également en évoquant une rivalité de pouvoir entre Andronic et son frère. Mais chez Chalcondyle, les Grecs sont alliés à Bajazet et c’est lui qu’Andronic appelle à l’aide pour récupérer son pouvoir sur Byzance. Sur ce point, Pradon suit donc Du Bec, qui fait des Grecs les alliés de Tamerlan. Il utilise en outre Axalla, le premier général de Tamerlan, dont la vertu, le courage et le sens de l’honneur sont longuement décrits par Du Bec, comme modèle de son personnage.
Le personnage fictif d’Araxide est probablement tiré du passage de Tamerlan par Trébizonde, cité tenue par les Grecs, raconté chez Du Bec. Chalcondyle évoque en outre la fille de l’empereur de Trébizonde, veuve de Zetin, seigneur turc, « belle dame entre les belles, et de meilleure grace encore », promise à Emmanuel, le frère d’Andronic, et que leur père, charmé par sa beauté, décide d’épouser lui-même.
Sources littéraires §
Si Pradon a utilisé des ouvrages historiques pour construire le sujet de sa pièce, il a également eu recours à plusieurs sources littéraires. La première est probablement romanesque : une « nouvelle77 » d’Anne de La Roche-Guilhem, intitulée Astérie, ou Tamerlam est publiée chez Barbin en 1675. L’achevé d’imprimer date du 7 mai 1675. Si la pièce de Pradon a été représentée à la fin de l’année 1675, il est probable qu’il ait eu connaissance de l’ouvrage et que ce dernier ait influencé son travail. Mais si Tamerlan a été créé début 1675, c’est Anne de La Roche-Guilhem qui s’est inspirée de Pradon. Il nous semble cependant plus vraisemblable que la pièce ait été créée à la fin de l’année. Nous justifierons cette hypothèse plus loin. Rappelons en outre que Melle de La Roche-Guilhem écrivit une violente diatribe contre Pradon, La Pradonnade. Se serait-elle inspirée si fortement d’un auteur qu’elle méprisait ? Quoi qu’il en soit, les similitudes entre les deux œuvres sont frappantes. Dans l’une comme dans l’autre, Bajazet est fait prisonnier avec sa fille et sa femme, qui meurt peu de temps après, tout comme Ortobule, le frère d’Astérie. Le choix de ce prénom, qui, à notre connaissance, n’apparaît dans aucune œuvre antérieure sur Bajazet, est le signe indubitable d’une influence entre les deux textes.
L’épisode amoureux de Tamerlan n’apparaît pas dans les sources historiques ; il est probable que Pradon l’ait tiré de la nouvelle. Chez La Roche-Guilhem, c’est Thémir, le fils de Tamerlan, qui s’éprend d’Astérie sans en être aimé en retour. C’est donc l’équivalent de l’amour de Tamerlan pour Astérie chez Pradon. La jeune fille rejette cet amour avec une « fierté dédaigneuse » qui rappelle celle du Bajazet de Pradon. Elle est prisonnière du même dilemme : Tamerlan menace de faire mourir Bajazet si elle n’arrive pas à le convaincre d’accepter le mariage avec Thémir. Bajazet refuse, par respect pour sa « gloire » et par mépris de la vie. Il exhorte sa fille, qui ne peut se résoudre à le voir mourir, à soutenir la fierté de leur sang. Astérie se confie à une suivante, Xaïre, dont le nom rappelle évidemment celui de Zaïde. Le personnage d’Adanaxe, frère de Thémir, qui aime et est aimé d’Astérie, est l’équivalent d’Andronic. Il va demander la grâce de Bajazet à son père, attestant que le faire mourir « feroit tort à [sa] réputation », que « de toutes les vertus des Roys, la clemence est la plus loüable ». Tamerlan s’incline, mais à condition qu’Adanaxe persuade Bajazet et Astérie de consentir au mariage avec Themir. La même amitié unit le Bajazet de La Roche-Guilhem avec Adanaxe et celui de Pradon avec Andronic. Alors qu’il est malade et qu’il se meurt, le personnage de la nouvelle lui recommande sa fille. Celui de la tragédie en fait autant à la scène 2 de l’acte I, lorsqu’il s’apprête à risquer sa vie dans une tentative d’évasion. Le personnage d’Andronic, enfin, apparaît chez La Roche-Guilhem. Sa situation est plus proche de la réalité historique : fils de l’empereur Paleologue et frère d’Emmanuel, il tente de renverser son père à deux reprises. Il fait appel à Tamerlan pour combattre Bajazet. Mais c’est son amour – non partagé – pour Astérie qui motive toutes ses actions. La nouvelle se termine, après la mort de Thémir, qui résout tous les problèmes, par le repentir de Tamerlan, qui autorise le mariage d’Astérie et Adanaxe. Pradon semble donc avoir largement suivi cette nouvelle dans le domaine de l’inventio, c’est-à-dire du choix du sujet.
L’intrigue amoureuse et les relations entre les personnages peuvent également avoir été inspirées par deux pièces traitant un sujet voisin, Le Grand Tamerlan et Bajazet, tragédie de Magnon, publiée en 1648, et Armetzar ou les amis ennemis, tragi-comédie de Samuel Chappuzeau, publiée en 1658. Chez Magnon, Tamerlan aime la femme de Bajazet, Orcazie, et Thémir, le fils de Tamerlan, aime et est aimé de Roxalie, la fille de Bajazet. Pradon élimine ce double amour en fondant les personnages de Tamerlan et de Thémir et ceux d’Orcazie et Roxalie. Chez Chappuzeau, Armetzar, fils de Tamerlan, aime Ladice, fille de Zinton, roi de la Chine et ennemi de Tamerlan. Vanlie, fils de Zinton, aime quant à lui Hermasie, la sœur d’Armetzar. Chacun aime donc la fille de l’ennemi de son père. Cette situation entraîne des combats entre devoir filial et passion amoureuse, comme dans Tamerlan.
Bien que Lancaster l’estime fort réduite, il nous semble que l’influence de Magnon n’est pas négligeable. Elle est en tout cas plus forte que celle de Chappuzeau. De nombreux éléments rapprochent la pièce de Magnon et celle de Pradon. L’action s’y déroule dans le camp de Tamerlan. Quelques passages sont très proches. Dans la première scène, le récit de la première rencontre entre Roxalie et Thémir ne peut que rappeler celui de la première rencontre entre Astérie et Andronic, à l’acte II :
Tu sçais que Tamerlan nous assiegea dans Pruze,Et que l’ayant conquise, et par force et par ruse,Le sort nous reduisit au pouvoir d’un vainqueur ;Ce fut là que Thémir s’assujettit mon cœur ;Qu’il treuva dans mes yeux quelques mal-heureux charmes,Que d’une main tremblante il essuya mes larmes,Et qu’il me protesta qu’il sentoit mes douleurs :[…] Je regarday long-temps le Prince à mes genoux78 (Magnon)Te faut-il rappeller […]Cette afreuse Bataille où le fier TamerlanDonna le coup mortel à l’Empire Ottoman ? […]Avec toy j’estois seule, et tombé dans tes bras,Tremblante, desolée, au comble des miseres,Lors qu’Andronic défit nos braves Janissaires,Perça jusqu’à ma Tente, et l’Epée à la main,S’avança, m’aperçeût, et s’arresta soudain ; […](Peut-estre ma douleur eût pour luy quelques charmes)Je crûs voir ses yeux prests à répandre des larmes ;Il m’aborda d’un air et d’un pas chancelant,Et ne me rassura luy-mesme qu’en tremblant. […]il tomboit à mes pieds (Pradon)
On trouve la même similitude dans l’entrevue entre Bajazet et Tamerlan, à l’acte IV, scène 8 chez Magnon, à l’acte III, scène 2 chez Pradon. Bajazet, réclamant la mort, brave son vainqueur en lui rappelant son humble naissance :
Cruel, dénaturé, monstre, opprobe des Rois,Homme que la Fortune éleva dans les bois79 ! (Magnon)Et le Fils de Sangal, vil Pastre qu’autrefoisLe Destin par caprice arracha de ses Bois (Pradon)
Les relations entre les deux souverains sont semblables chez Chappuzeau. L’attitude de Tamerlan, vainqueur, face à Zinton, à la scène 5 de l’acte V, est très proche de celle du Tamerlan de Pradon face à Bajazet : il estime qu’il n’aura totalement triomphé de son ennemi qu’en le voyant humilié devant lui. Ce désir de triompher de la fierté de son ennemi anime le Tamerlan de Pradon tout au long de la pièce. Bravé par Zinton à la scène 6 de l’acte V, le personnage de Chappuzeau s’emporte et menace de le mettre à mort ; Pradon suit exactement la même évolution dans sa confrontation entre Tamerlan et Bajazet.
Certains sentiments exprimés chez Magnon peuvent avoir influencé Pradon : la jalousie de Bajazet, qui craint que sa femme ne s’éprenne de son ravisseur, à la scène 5 de l’acte 2, rappelle celle d’Andronic, à la scène 1 de l’acte IV, qui craint qu’Astérie ne s’éprenne de Tamerlan en voyant sa grandeur, et celle d’Astérie, qui redoute qu’Andronic ne se laisse séduire par Araxide. Le Bajazet de Magnon déclare à l’acte II, scène 5 : « Tamerlan a des yeux, et ma femme a des charmes », tandis qu’Astérie, à l’acte IV, scène 3, assure à Tamerlan : « Andronic a des yeux, Araxide est charmante ». Le dilemme causé par l’affrontement entre la nature, c’est-à-dire le devoir filial, et l’amour trouve sa résolution dans la mort : cette idée est exprimée par Roxalie à la première scène, chez Magnon, et par Astérie à partir de la scène 4 de l’acte II. Le Tamerlan de Magnon doit choisir entre son fils et sa maîtresse, tout comme Astérie doit choisir entre son père et son amant. D’autres détails encore suggèrent l’influence de Magnon, comme le choix d’Orthobule : c’est le seul des nombreux fils de Bajazet cités par les historiens que Magnon retienne. Pradon, réduisant également le nombre des fils du sultan, choisit le même nom.
Une troisième pièce a sujet oriental a influencé Pradon dans le domaine de l’inventio : le titre même de sa tragédie ne peut que rappeler le Bajazet de Racine, paru en 1672. Racine y met en scène Bajazet II, le descendant de celui de Pradon, mais il fait allusion à ce premier Bajazet, à la première scène de l’acte II :
Oui, je sais que depuis qu’un de vos Empereurs,Bajazet d’un Barbare éprouvant les fureurs,Vit au Char du Vainqueur son Épouse enchaînée,Et par toute l’Asie à sa suite traînée […]80
Il est probable que le succès de la pièce de Racine ait contribué à faire choisir ce sujet à Pradon. Il s’était déjà fortement inspiré des relations entre les personnages de Bajazet pour construire l’intrigue de Pirame et Thisbé. Pour Tamerlan, il utilise à nouveau les rapports qui unissent les personnages de Racine et la situation dans laquelle ils se trouvent les uns par rapport aux autres. Ainsi, Roxane se confie à Atalide et la charge de persuader Bajazet de son amour pour lui, sans savoir qu’elle est sa rivale. De même, Tamerlan fait d’Andronic son confident et le charge de convaincre Astérie de l’épouser, sans savoir qu’il est son rival. Atalide s’applique donc à cacher à Roxane l’amour qui la lie à Bajazet et Andronic ne révèle pas à Tamerlan qu’il aime Astérie. Roxane et Tamerlan avouent leur amour mais sont froidement reçue pour la première, repoussé pour le second. Chez Pradon, Astérie doit à plusieurs reprises apaiser la colère de Tamerlan pour contrebalancer la franchise de son père et éviter sa perte. De même, chez Racine, Atalide doit apaiser les soupçons de Roxane chaque fois qu’elle s’est entretenue avec Bajazet et qu’il n’a pas feint de l’aimer comme il l’aurait dû. Astérie et Atalide sont toutes deux tentées de voir leur amant mourir plutôt qu’appartenir à leur rivale. Toutes deux craignent une rivale qui apporte un état ou un empire à leur amant, tandis qu’elles n’ont que leur beauté à offrir.
Il n’est pas impossible que Pradon se soit également inspiré d’autres pièces de Racine. Dans Andromaque, par exemple, Pyrrhus promet d’épargner le fils de l’héroïne, si elle accepte de l’épouser, tout comme Tamerlan promet d’épargner le père d’Astérie si elle l’épouse. Andromaque, comme Astérie, projette d’accepter le mariage puis de se suicider.
Corneille est une autre source, peut-être plus probable que la dernière. Dans Suréna, publié en 1674, Eurydice est jalouse d’une rivale absente, Mandane, qui doit épouser son amant, Suréna, comme Astérie est jalouse d’Araxide. L’arrivée imminente de Mandane pèse sur les amants comme celle d’Araxide. Eurydice déclare ainsi, à la première scène : « La princesse est mandée, elle vient, elle est belle81. »
Pradon ne s’est pas inspiré d’autres pièces uniquement pour établir l’intrigue amoureuse et les relations entre les personnages : le dénouement porte également la trace de plusieurs influences. À la dernière scène d’Armetzar, Zinton et Tamerlan apprennent que leurs fils aiment chacun la fille de leur ennemi et qu’ils ont combattu contre leur propre camp pour gagner la faveur de leurs maîtresses. Les deux rois laissent éclater leur colère et Tamerlan décide de mettre à mort son fils. Mais les discours des deux fils, Armetzar et Vanlie, défendant leur amour et justifiant leurs actes, émeuvent Tamerlan au point de le faire renoncer à sa vengeance. Il choisit la clémence envers son fils et son ennemi, dont il veut devenir l’ami. Les mariages souhaités par les deux jeunes gens sont donc permis. Comme chez Pradon, Tamerlan associe sa magnanimité à sa renommée et à sa gloire :
Et je veux aujourd’huy pour comble de ma gloire,Que ma clemence eclate autant que ma victoire.82
La surprise d’Armetzar devant cette clémence est semblable à celle d’Andronic. Armetzar s’exclame :
Quel bonheur imprevu ! Dieux, que viens-je d’entendre ?Ha mon pere ! ha grand Roy ! que pourray-je vous rendre !83
Tandis qu’Andronic balbutie :
Quelle reconnoissance,Seigneur, pour des bontez qui passent l’espérance...
Ce dénouement rappelle plus encore celui de Cinna, publié en 1643, qui avait peut-être influencé Chappuzeau : un souverain tout puissant, que tout, jusqu’à la dernière scène, pousse à se venger, y renonce brusquement et opte pour la clémence. Le ton autoritaire de Tamerlan dans sa dernière réplique à Andronic, « Demeurez, c’est à moy d’y pourvoir », n’est plus celui d’un tyran qui veut que tout plie sous sa volonté, mais celui d’un souverain conscient de son devoir et maître de soi. Cette maîtrise rappelle celle d’Auguste, à la scène 3 de l’acte V : « Je suis maître de moi comme de l’Univers. / Je le suis, je veux l’être84. » Tamerlan fait de cet acte de clémence le garant de sa gloire et de sa renommée : « Il faut que l’Univers connoisse Tamerlan. » De même, Auguste prend la postérité à témoin : « Ô Siècles, ô Mémoire, / Conservez à jamais ma dernière victoire85. » Cette victoire est une victoire sur soi-même. Tamerlan déclare : « Il triomphe du Sort, et je veux aujourd’huy, / En triomphant de moy, faire encor plus que luy. » Auguste avant lui disait : « Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux / De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous86. » La magnanimité passe par l’oubli des affronts reçus. Tamerlan dit à Andronic : « Ainsi, Prince, je veux oublier vos caprices, / Et ne me souvenir que de tous vos services », faisant écho aux derniers vers de Cinna : « Et que vos conjurés entendent publier / Qu’Auguste a tout appris, et veut tout oublier87. » Dans les deux cas, la question de la légitimité du pouvoir est en jeu : « C’en est fait, on verra si je suis un Tyran », déclare Tamerlan, suggérant que, comme Auguste, il est devenu un souverain légitime. Enfin, la confusion d’Andronic devant la bonté de Tamerlan ne rappelle pas seulement celle d’Armetzar, mais aussi celle de Cinna :
Seigneur, que vous dirai-je après que nos offensesAu lieu de châtiments trouvent des récompenses ?88
Corneille, comme Chappuzeau, peut avoir inspiré à Pradon l’annonce du mariage qui remplace la condamnation à mort attendue89.
De manière générale, Lancaster90 estime que les personnages de Tamerlan sont plus cornéliens que raciniens : Bajazet n’est pas gouverné par l’amour, mais par la fierté, l’orgueil, et par sa haine pour son ennemi, Astérie et Andronic tentent de le sauver aux dépens de leur amour mutuel, Tamerlan surmonte son amour pour Astérie. Selon lui, la contagion de grandeur d’âme finale – qui pousse Tamerlan à rivaliser de gloire avec Bajazet –, n’apparaît pas seulement dans Cinna mais aussi dans Polyeucte et Nicomède.
Outre les œuvres des deux plus grands auteurs du temps, Corneille et Racine, et celles d’auteurs ayant traité des sujets proches du sien – La Roche-Guilhem, Magnon et Chappuzeau –, Pradon s’est inspiré de sa première pièce, Pirame et Thisbé. Les deux pièces reposent sur le combat entre l’amour d’un couple parfait et la passion d’un ou plusieurs personnages aidés par leur pouvoir et leur ambition – la passion amoureuse d’Amestris pour Pirame et celle de Bélus pour Thisbé dans la première pièce, celle de Tamerlan pour Astérie dans la seconde. Dans Pirame, la mort des amants émeut les personnages les plus impitoyables, la reine Amestris et Arsace, le père de Pirame, au point de leur faire éprouver de la pitié et de l’horreur pour leurs actions. Cette conversion tardive a lieu dans Tamerlan : le conquérant, touché par la mort de Bajazet, change de sentiments à l’égard du couple d’amants, mais cette fois à temps pour changer leur destin. En outre, Pradon semble avoir repris plusieurs passages de Pirame pour les adapter à Tamerlan. La modestie de Thisbé, surprise d’avoir touché le cœur de Bélus, rappelle celle d’Astérie, lorsqu’elle tente de convaincre Tamerlan qu’Andronic ne peut l’aimer.
Thisbé, II, 2 :
Seigneur, auroient-ils [mes yeux] quelques charmes ?Leur feu (s’ils en avoient) s’est éteint dans mes larmes ; […]Une Princesse hélas ! toûjours infortunée,Aux plus mortels chagrins sans cesse abandonnée, […]Sans apuy, sans secours, seule avec mes douleurs,Seigneur, qu’aurois-je fait que pleurer mes malheurs91 ?
Astérie, IV, 3 :
Auriez vous un Rival pour une infortunée,Languissante, captive, aux pleurs abandonnée, […]Ah ! Seigneur, qui voudroit dans ma fortune afreuseProdiguer des soûpirs pour une malheureuse,Qui gémira toûjours des maux qu’elle a soufers,Et qui n’a pour tous biens que des pleurs et des fers ?
La jalousie des différents personnages est exprimée en termes très proches :
Pirame et Thisbé, II, 4 :
Mais un Prince accomply peut faire une Infidelle.Une Reine, Seigneur, peut faire un Infidele.
Tamerlan, II, 3 :
est-elle jeune, belle ?Enfin, est-elle propre à faire un Infidelle ?
D’autres vers sont repris presque à l’identique, comme nous le verrons dans notre annotation des vers 911 et 1508.
En ce qui concerne la dispositio, c’est-à-dire « la mise en forme du sujet en une action92 », l’acte III de Bajazet a servi de modèle à Pradon pour composer l’enchaînement de l’intrigue dans l’acte IV. Au début de l’acte III de Bajazet, on apprend que le héros est retourné voir Roxane, qui voulait le condamner à mort, et qu’il a obtenu sa grâce. Au début de l’acte IV de Tamerlan, Léon apprend à Andronic qu’Astérie est retournée demander la grâce de son père à Tamerlan, qui l’avait condamné à mort, et l’a obtenue. Cette nouvelle est suivie de la consternation d’Atalide, comme de celle d’Andronic, et de leur jalousie. Lorsque Acomat a confirmé cette réconciliation, à la scène 3, Atalide, croyant que Bajazet a promis le mariage à Roxane, témoigne de l’amertume envers son amant :
Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi,Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi, […]Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ? […]Peut-être en la voyant, plus sensible pour elleIl a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,Elle l’aime, un Empire autorise ses pleurs93.
Andronic, à la scène 1, exprime la même amertume :
Croiras-tu ce retour l’ouvrage d’un moment,Léon ? peux-tu penser qu’aimé de ma Princesse,Elle ait si-tost trahy ma flame et sa tendresse ? […]Tantost mesme, à mes yeux elle a veu TamerlanD’un œil plus engageant qu’on ne voit son Tyran ;Devant luy sa tristesse a paru trop touchante ;Sa douleur n’a jamais esté plus éloquente ; […]Mais voyant l’Empereur, que ne dois-je point croire ?Que sçay-je ? si ses yeux ébloüis de sa gloire,Charmez de sa fortune, et pleins de sa grandeur,N’ont point esté gagnez pour séduire son cœur ?
Dans ces passages extrêmement proches, tous deux avouent pour la première fois la peur que l’être aimé ait été séduit par leur rival(e), par ses charmes et son pouvoir. Après ce moment d’amertume, l’être aimé entre en scène en déclarant qu’il a fait son devoir :
Bajazet, III, 4 :
C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.94
Astérie, IV, 2 :
J’ay parlé pour mon Pere, et servy la Nature,J’ay fait ce que j’ay dû.
Atalide et Andronic répondent en annonçant qu’ils vont mourir, chacun reprochant à l’autre son manque d’amour. Bajazet et Astérie montrent alors leur indignation :
Bajazet :
Cependant quand je viens après de tels effortsChercher quelque secours contre tous mes remords,Vous-même contre moi je vous vois irritéeReprocher votre mort à mon âme agitée95.
Astérie :
Quand à vos yeux mon feu ne peut plus se contraindre,Quand je viens devant vous soûpirer et me plaindre,Que mon cœur vous fait voir ses vœux desesperez,C’est vous, cruel, c’est vous qui me le déchirez.
À la scène suivante – III, 5 et 6 chez Racine, IV, 3 chez Pradon –, lorsque le personnage de tyran arrive, plein d’espoir à l’idée du mariage à venir, les amants, encore agités par leurs passions, laissent entendre qu’ils ne souhaitent pas cette union. Le tyran découvre alors l’amour qui les unit. Roxane et Tamerlan expriment leurs soupçons de manière presque identique :
Roxane :
Madame, c’est assez.Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez96.
Tamerlan :
C’est assez,Je lis dans vostre cœur mieux que vous ne pensez. […]Prince, je vous entens : Vous, Madame, je voyQue vous les entendez ces raisons mieux que moy,Tamerlan à son tour commence à les connoître.
Enfin, comme pour le choix du sujet, Pradon s’est inspiré de sa propre pièce, Pirame et Thisbé, sans doute dans l’espoir d’obtenir le même succès en reprenant les mêmes ingrédients. Bussom, dans le troisième chapitre de son ouvrage consacré à Pradon, observe que presque toutes ses pièces suivent le schéma de Pirame. C’est le cas de Tamerlan. Comme dans Pirame, la première scène expose l’intrigue politique, c’est-à-dire l’affrontement entre Tamerlan et Bajazet, dans un dialogue entre un personnage secondaire, Andronic, et son confident. Vers la fin de la scène, apparaît l’intrigue amoureuse, qui, par la suite, s’unira à l’intrigue politique et la dominera. Le deuxième acte s’ouvre sur l’évocation des sentiments amoureux d’un personnage qui n’était pas encore apparu : Astérie. Ce personnage exprime bientôt ses inquiétudes – la peur de voir Andronic la quitter pour Araxide, à la scène 3. Ses interrogations sont interrompues par l’arrivée de l’être aimé, préoccupé par un dilemme – causé par l’amour de Tamerlan pour Astérie, dans le cas d’Andronic. Les deux amants débattent avant de parvenir à un accord – rester fidèles l’un à l’autre dans Pirame, observer leur devoir dans Tamerlan. L’acte III voit évoluer l’intrigue politique, qui restait jusque là en retrait : les forces opposées s’affrontent. C’est le face à face entre Tamerlan et Bajazet à la scène 2. Les amants sont confrontés de manière de plus en plus pressante aux exigences du personnage politique – le désir amoureux de Tamerlan. À l’acte IV, ils prévoient ce qu’il adviendra d’eux si ces exigences sont satisfaites : Tamerlan et Astérie refusent de vivre s’ils sont séparés.
Pradon s’inspire ainsi de nombreuses œuvres, que ce soit dans le choix du sujet, dans l’élaboration des caractères ou dans la composition de l’intrigue. Mais les influences les plus marquées sont celles d’Astérie et Tamerlan et de Cinna pour l’inventio et celle de Bajazet pour la dispositio.
La pièce : analyse §
Une pièce composée dans les règles, susceptible de susciter l’intérêt du public §
Malgré le succès honorable qu’il a continué à avoir au XVIIIe siècle, Tamerlan est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ainsi que les autres tragédies de Pradon et que leur auteur, disparu de l’horizon littéraire et théâtral. Nous tenterons néanmoins de mettre en valeur les qualités qui justifient l’attention que cette pièce a suscitée chez le public et qui méritent encore que l’on s’y intéresse tant soit peu.
Structure interne de la pièce §
Georges Forestier explique dans son Introduction à l’analyse des textes classiques que la structure interne d’une pièce, c’est-à-dire les rapports entre ses différentes parties, se divise en rapports structurels et en rapports macrostructurels97. Ces derniers peuvent être définis de la manière suivante : chaque pièce doit former un tout, c’est-à-dire avoir « un commencement, un milieu et une fin98 ». En termes dramaturgiques, elle doit comporter une exposition, un nœud et un dénouement. L’exposition doit mettre à plat les causes du conflit à venir. La première scène s’ouvre in medias res et de manière tout à fait canonique, par un dialogue entre l’un des personnages principaux, Andronic, et son confident, Léon. On y apprend l’existence, le rang et la situation politique de chacun des personnages qui apparaîtront dans la pièce. On y apprend qu’Araxide doit venir épouser Tamerlan. Andronic avoue à Léon son amour pour Astérie et l’espoir qu’ils ont de réconcilier Bajazet et Tamerlan, afin de permettre leur mariage. Les scènes 2 et 4 achèvent l’exposition en révélant l’opposition de Bajazet à toute réconciliation avec son ennemi et l’amour de Tamerlan pour Astérie. L’exposition obéit donc à toutes les règles : concentrée dans le premier acte, elle évoque le passé, informe le spectateur de l’état de la situation et comprend toutes les prémices du nœud et du dénouement.
Georges Forestier définit le nœud comme « la relation qui s’établit entre la volonté, le désir, d’un ou de plusieurs personnages, et les obstacles (comprenant dilemmes et quiproquos) qui s’opposent à leur réalisation ; autrement dit, une situation de blocage qui provoque la crise99. » Tamerlan commence avec la perspective de deux mariages : celui de Tamerlan avec Araxide et celui d’Astérie avec Andronic. Le nœud commence à se former dès la deuxième scène. La volonté de Bajazet, qui refuse toute alliance avec Tamerlan, s’oppose au projet de mariage d’Andronic et Astérie, qui n’est possible qu’avec la bénédiction de Tamerlan, puisqu’il a tout pouvoir sur Astérie, sa captive. Un deuxième obstacle complique et renforce le nœud à la scène 4 : c’est l’amour de Tamerlan pour Astérie. Se produit donc un blocage qui provoque la crise sur laquelle la pièce est centrée : le heurt entre le désir amoureux d’Astérie et Andronic, celui de Tamerlan et la haine entre Tamerlan et Bajazet. Après avoir avoué son amour à Andronic, Tamerlan le déclare à Astérie, à la scène 2 de l’acte II. Astérie le repousse ; Tamerlan exprime alors pour la première fois le dilemme dont les amants seront prisonniers : il doivent accepter ce mariage ou voir mourir Bajazet. À la scène 5, en apprenant l’échec de la tentative d’évasion de Bajazet, ils résolvent ce dilemme en choisissant de suivre leur devoir et de sacrifier leur amour. Mais à l’acte III, la volonté de vengeance de Bajazet s’oppose à la volonté de sacrifice des amants. Andronic lui ayant appris l’amour de Tamerlan pour sa fille, l’Ottoman se réjouit de pouvoir la lui refuser et le provoque, à la scène 2, jusqu’à ce qu’il décide de le condamner à mort. Il ruine ainsi les efforts d’Astérie et Andronic pour le sauver. Astérie implore la grâce de son père à la scène 4. Tamerlan cède, mais toujours en posant sa condition : le mariage doit être accepté, mais c’est Bajazet et non plus Astérie qu’il faut convaincre. Les enjeux d’amour et de pouvoir sont intimement liés : Tamerlan, en imposant ce chantage à Astérie, veut à la fois satisfaire son désir amoureux et son désir de domination sur son ennemi. À la scène 6, Bajazet refuse encore de céder. L’acte se ferme donc sur une impasse. Au début de l’acte IV, l’obstacle au mariage de Tamerlan avec Astérie semble levé : Astérie est retournée demander la grâce de son père, et Tamerlan va peut-être l’épouser malgré le refus de Bajazet. Le sacrifice des amants semble alors porter ses fruits et conduire à un dénouement. Mais à la scène 2, un nouvel obstacle apparaît : Andronic et Astérie, jusqu’alors unis dans leur désir de sacrifice malgré leur souffrance, se livrent à un déchaînement passionnel. Ils se reprochent mutuellement leur manque d’amour, chacun veut mourir et supplie l’autre de rester en vie. Ce déchaînement de l’amour et de la jalousie leur fait oublier leur devoir lorsque, à la scène suivante, ils se trouvent face à Tamerlan. Astérie refuse de l’épouser, Andronic refuse de se marier à Araxide, chacun prétextant de fausses excuses. Le tyran a alors la révélation de leur amour. Furieux, il veut faire mourir non seulement Bajazet, mais aussi son rival. D’un point de vue dramaturgique, ce débordement passionnel est l’obstacle nécessaire pour relancer l’intrigue : la situation, qui semblait s’être débloquée, se renoue.
Le début de synopsis que nous venons de donner met en valeur le respect des rapports structurels, que Georges Forestier définit comme les
relations de nécessité (bienséance) ou de vraisemblance entre les différentes actions accomplies par les personnages, entre celles-ci et les événements qui surviennent, entre ceux-ci et le caractère des personnages100.
Nous traiterons de ce dernier aspect ultérieurement. Pour ce qui est de l’enchaînement vraisemblable et nécessaire des actions des personnages, ce début d’acte IV est un parfait exemple. Certes, le comportement des amants passe brusquement du renoncement à la passion au refus de perdre l’être aimé. Mais ce débordement s’explique par la passion amoureuse des deux jeunes gens, qui prend temporairement le pas sur leur ethos et les conduit à oublier leur devoir, ruinant eux-même leurs efforts de sacrifice. Leur réaction face à Tamerlan est le résultat de l’action du tyran, qui a décidé d’épouser Astérie sans l’accord de Bajazet. Elle découle en outre de manière logique et vraisemblable de leurs hésitations de l’acte II : à la scène 4, ils s’accusent déjà mutuellement de causer la mort de l’autre et sont déchirés entre la passion et le devoir avant de choisir le sacrifice à la scène 5, pressés par l’annonce de la « disgrace » de Bajazet. La haine d’Astérie pour Tamerlan et la jalousie d’Andronic vis à vis de son rival sont deux sentiments présents dès le premier et le deuxième actes, qui rendent cette scène de l’acte IV vraisemblable. Après cet emportement passionnel, à la scène 4 de l’acte IV, l’alternative que Tamerlan impose à Astérie change : elle doit désormais convaincre Andronic d’épouser Araxide, si elle ne veut pas voir mourir son père et son amant. Au début de l’acte V, l’événement annoncé depuis la première scène de la pièce s’est enfin produit : Araxide est arrivée au camp de Tamerlan. Le malheur des amants semble alors confirmé, puisque la princesse est destinée à épouser Andronic. Un autre événement, à la scène 2, semble condamner définitivement l’union des amants : Tamerlan croit, d’après ce que lui a rapporté son confident, que Bajazet accepte de lui donner sa fille. Ce quiproquo entraîne le désespoir et confirme l’abandon à la passion d’Andronic et Astérie, aux scènes 3 et 4. Bajazet lève le quiproquo en révélant son empoisonnement, à la scène 5. Cette révélation et sa mort constituent une péripétie, ou coup de théâtre, qui entraîne le dénouement.
Aristote nomme dénouement « ce qui va du commencement du renversement [du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur] jusqu’à la fin101 ». Georges Forestier précise qu’il s’agit de « la résolution des obstacles qui constituaient le nœud » d’une part, de « l’effacement des conséquences immédiates de la péripétie » d’autre part. Le dénouement de la pièce de Pradon, c’est la conversion de Tamerlan. Dans l’Avis Au Lecteur, Pradon déclare : « J’ay intitulé la Piece, Tamerlan, ou la Mort de Bajazet, puis que c’est la mort de Bajazet qui en fait la catastrophe ». « Catastrophe » signifie ici « dénouement ». Cette phrase peut être interprétée de deux manières. Si le verbe « faire » signifie « constitue », ce serait la mort de Bajazet qui serait le dénouement de la pièce, aux yeux de l’auteur. Mais Georges Forestier rappelle dans son Introduction à l’étude des textes classiques102 qu’Aristote, dans La Poétique, fait se confondre péripétie et dénouement. Peut-être Pradon, s’appuyant sur Aristote, en fait-il autant. Il est également possible que le verbe faire signifie « cause ». Dans ce cas, Pradon considèrerait, comme nous le faisons, que la mort de Bajazet est la péripétie qui cause le dénouement. Dans ce dénouement, les obstacles à l’union des amants disparaissent effectivement, puisque Tamerlan décide de renoncer à sa vengeance et à son amour pour Astérie, d’épouser Araxide et de permettre le mariage d’Astérie et Andronic. Les « conséquences immédiates de la péripétie » sont bel et bien « effac[ées] » : l’échec et la catastrophe que représente la mort de Bajazet pour les amants devient la source de leur bonheur. Il y a en effet passage du malheur pour Astérie et Andronic – l’impossibilité de leur union – au bonheur, ou plus exactement à une perspective de bonheur : il ne s’agit pas d’un bonheur complet, à cause de la mort de Bajazet. Nous étudierons plus loin la vraisemblance de ce dénouement et son articulation avec le nœud.
Le dénouement est complet : rien n’est laissé dans l’ombre. La mort de Bajazet met fin à son affrontement avec Tamerlan. L’intrigue politique est donc terminée, ce qui entraîne la résolution de l’intrigue amoureuse. On peut d’ailleurs noter que Tamerlan renonce à sa passion parce qu’il veut remporter sur Bajazet une victoire plus grande encore que celle qu’il vient de remporter sur lui. C’est donc dans le prolongement de leur rivalité qu’il accomplit le geste déterminant le sort des amants ; intrigue amoureuse et intrigue politique sont liées jusqu’à la fin. Le renversement du malheur au bonheur découle d’une péripétie ; il s’agit donc de ce qu’Aristote nomme une action complexe103. Du point de vue des rapports structurels de la pièce, la dispositio obéit aux règles de la vraisemblance et de la nécessité.
Du point de vue de l’inventio, Pradon suit le précepte exposé par Corneille dans son Discours du poème dramatique, selon lequel l’action principale ne peut être uniquement composée d’un enjeu amoureux : elle doit « être toujours fondée sur un péril (de vie ou de perte d’État) ou sur des passions comme l’ambition et la vengeance104 ». Andronic et Bajazet sont tous deux menacés de mort par Tamerlan et tous deux, comme Astérie, sont tentés par le suicide. L’ambition et la vengeance animent constamment Tamerlan et Bajazet, ainsi qu’Andronic, à un moindre degré, surtout à partir de l’acte IV. L’enjeu amoureux est un « épisode, étroitement entremêlé à l’action principale ; si étroitement entremêlé que l’un et l’autre ne fassent qu’une intrigue », ajoute Georges Forestier105. Nous avons vu que les conflits politique et amoureux étaient effectivement entremêlés. L’épisode, c’est-à-dire ce que le poète ajoute à l’action, lui est donc correctement intégré. Comme le préconise Corneille, il est fondé dans le premier acte et sert à quelque chose dans l’action principale. L’enjeu amoureux est ici la cause directe du péril de vie. C’est ce que Georges Forestier appelle une « approche “galante” » de la tragédie106.
Un dénouement heureux n’est pas contraire aux règles de la tragédie. Racine, dans la célèbre préface de Bérénice, déclare en 1671 :
ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie107.
Il s’appuie sur la définition donnée par l’abbé d’Aubignac en 1657, dans La Pratique du théâtre : une tragédie est
une chose magnifique, sérieuse, grave et convenable aux agitations et aux grands revers de la fortune des Princes ; et […] une Pièce de Théâtre porte ce nom de Tragédie seulement en considération des Incidents et des personnages dont elle représente la vie, et non pas à raison de la Catastrophe108.
Dans Tamerlan, il y a effectivement des personnages nobles, héroïques, un dérèglement de l’ordre du monde qui leur donne l’impression d’être victimes d’un sort injuste, un dérèglement des passions qui conduit les hommes à se détruire ou à détruire les autres.
Les personnages et les liens qui les unissent §
Nous l’avons vu, les rapports structurels d’une pièce ne prennent pas seulement en compte l’articulation vraisemblable et nécessaire des actions entre elles et avec les événements. Les caractères des personnages doivent également s’articuler de manière vraisemblable et nécessaire avec ces événements et ces actions.
Les caractères §
Les caractères sont ce que les Grecs nomment ethos et les Français du XVIIe siècle « mœurs ». Dans La Poétique, Aristote donne trois règles auxquelles doivent obéir les caractères des personnages de tragédie : la ressemblance, la convenance et la constance109. La ressemblance, c’est le rapport avec l’image que la tradition a donné d’un personnage. La convenance, ou bienséance, est, comme l’explique Chapelain dans La Poésie représentative, discours prononcé devant les académiciens en 1635, « ce qui convient aux personnes, soit bonnes, soit mauvaises, et telles qu’on les introduit dans la pièce110 ». Il s’agit donc de « faire parler chacun selon sa condition, son âge, son sexe111 », et même selon sa nationalité, d’après La Mesnardière112. Pour que le spectateur soit pris le plus possible par la mimesis, rien ne doit s’écarter de ses opinions et de ses croyances. Cette bienséance est héritée du code des caractères de l’Antiquité. La constance, c’est la cohérence du caractère tout au long de la pièce. La troisième règle interdit l’ethos d’un personnage d’évoluer au cours de la pièce. Sa conduite doit être constante, sans quoi la vraisemblance est rompue. Les paroles et les comportements des personnages, qui font leur caractère, doivent en un mot être vraisemblables ; cela relève de l’inventio. En outre, comme l’explique Georges Forestier en s’appuyant sur La Rhétorique d’Aristote,
le caractère d’un homme est constitué par des traits fixes qui relèvent de son sexe, de sa condition sociale, de son âge, et même de son habitus, c’est-à-dire de sa pente naturelle vers le bien ou le mal ; mais il est aussi constitué par ce qui relève du pathos, c’est-à-dire par ces mouvements temporaires que sont les passions, certaines passions étant plus propres à l’homme qu’à la femme, au jeune homme qu’au vieillard, au roi qu’à l’esclave, au bon qu’au méchant, etc.113.
Or la plupart des personnages de Tamerlan obéissent à toutes ces règles.
Dans son Discours du poème dramatique, Corneille distingue deux types de personnages : les personnages principaux et les personnages épisodiques. Les personnages principaux de Tamerlan ou La Mort de Bajazet sont, comme le titre l’indique, Tamerlan et Bajazet. Ce dernier a les caractéristiques d’un personnage de souverain légitime. Il est vertueux, courageux, il ne craint que la honte de l’asservissement et son honneur passe avant sa vie. Aussi déclare-t-il à Andronic à la première scène de l’acte III :
Et lors que je ne puis vivre que peu de jours,Que je sens mes malheurs en abreger le cours,Ma vertu va me faire un sort digne d’envie,Je fais trop peu de cas de ce reste de vie,Et je veux l’immoler pour avoir le plaisirDe braver Tamerlan jusqu’au dernier soûpir.
Captif, il se comporte toujours en roi superbe et fier : « Pour estre son Captif, suis-je moins Bajazet ? », demande-t-il à l’acte I. Sa fierté apparaît particulièrement à la scène 2 de l’acte III, où il brave Tamerlan. À part un accès de désespoir au début de la première scène de l’acte III, il se montre toujours très ferme, résolu, presque serein tant est forte sa volonté de braver Tamerlan et le destin jusqu’à la mort. En effet, à chacune de ses apparitions, il affirme sa volonté de vengeance et de mort. À la scène 2 de l’acte I, il rappelle à Andronic que la clémence de Tamerlan ne pourra jamais faire plier son orgueil ni lui faire abandonner son désir de vengeance : « Croit-il par le retour d’une feinte clémence, / Que j’oublie un moment ma haine et ma vangeance ? » Puis il lui apprend sa volonté de recouvrer son honneur dans la mort :
Mais, le Ciel fist cette ame et trop grande et trop fiere,Pour soufrir plus longtemps les injures du Sort ;Je veux sortir des fers, ou courir à la mort.
À la scène 6 de l’acte III, c’est à Astérie qu’il annonce sa mort, une mort qui lui procure de la « joye ». À la scène 5 de l’acte V, c’est encore avec joie et sérénité qu’il apprend aux autres personnages qu’il est sur le point de mourir :
Ma Fille, il faut que je t’embrasse,La fureur du Destin aujourd’huy me fait grace,Vien partager ma joye, essuye enfin tes pleurs,Bajazet a vaincu son sort et ses malheurs. […]Je quite avec plaisir le fardeau de la vie.
Bajazet est autoritaire, à la fois en tant que roi et en tant que père, vis-à-vis d’Astérie et Andronic. Les nombreux impératifs qu’il emploie en s’adressant à eux en témoignent. Ainsi dit-il à Andronic, acte III, scène 1 : « reprenez de l’espoir, / C’est le moindre Rival que vous puissiez avoir », puis à Astérie, scène 6 :
Ma Fille, soûtiens mieux la fierté de ton Pere,Entens la triste voix d’Ortobule ton Frere, […]Regarde, imite, suy ta Mere la Sultane.
Il est l’image du roi guerrier, au courage indomptable. Sa valeur de combattant apparaît dans le récit épique de sa tentative de libération, tenu par Léon à la scène 5 de l’acte II :
D’un des siens renversez il prend le Cimeterre,Et son bras de Mourans couvre bientôt la terre ;Il frape, il perce, tuë, et son cœur furieuxCherche en vain une mort qu’il portoit en tous lieux.
Il est également noble par son attitude envers Andronic, qui est de même rang que lui et qui est son ami. Il respecte son amitié pour Tamerlan : « Je sçay que Tamerlan vous chérit, vous apuye, / Je respecte en vous deux l’amitié qui vous lie » (I, 2). Il s’offusque lorsque sa fille lui apprend, à la scène 6 de l’acte III, qu’elle accepte d’épouser Tamerlan, lui reprochant d’« Immoler Andronic, [de] rendre heureux un Barbare ». Dans cette même scène, il montre sa clairvoyance au sujet des sentiments de sa fille, ce qui est une marque de sagesse :
Mais l’innocente flameD’un Prince… Croyez-moy, ma Fille, et m’entendez,Vous craignez d’obtenir ce que vous demandez.
Toujours dans cette scène, il associe son honneur à celui de sa famille :
Le sang de Bajazet doit-il jamais trembler ? […]Ma Fille, soûtiens mieux la fierté de ton Pere,Entens la triste voix d’Ortobule ton Frere, […]Regarde, imite, suy ta Mere la Sultane,Qui soûtint jusqu’au bout la grandeur Otomane.
Mais s’il rappelle à sa fille l’exemple des siens, c’est moins en tant que père qu’en tant que roi : soutenir l’honneur de son rang, c’est soutenir celui de son sang. Bajazet a toutes les caractéristiques de ce que Christian Delmas nomme le modèle héroïque : la maîtrise de soi en acte, une constance stoïcienne revisitée par le christianisme, un consentement au destin, bien qu’il soit vaincu, sans adhérer trop sereinement au sort, ce qui reviendrait à refuser de se compromettre dans l’action114. C’est un personnage inflexible, qui ne doute jamais. Son attitude est constante du début à la fin de la pièce : à l’acte I, il veut retrouver la liberté ou mourir. Il garde la même détermination et parvient à se donner la mort au dernier acte. Son sort d’empereur déchu, réduit à une condition humiliante et contraint de se donner la mort pour sauver son honneur, suscite la crainte et la pitié. C’est donc bien un héros tragique. Il correspond en outre à la définition qu’en donne Aristote dans La Poétique, c’est-à-dire à un personnage vertueux qui tombe dans le malheur à cause d’une faute, si l’on considère que sa faute est son excès d’orgueil. Mais il n’y a pas de conflit en lui, que ce soit entre ses passions ou entre son ethos et sa passion. Son amour pour sa fille n’est pas un obstacle à son devoir. À l’acte I, scène 2, il dit à Andronic qui lui rappelle qu’il risque de causer le malheur d’Astérie :
Vous sçavez ma foiblesse,Ne la réveillez point dans mon cœur abatu,Pour corrompre mon ame, et tenter ma vertu.
Il lui recommande ensuite de prendre « soin de [la] vie » de sa fille. Mais par la suite, il dit clairement à Astérie qu’il préfère la voir mourir plutôt que perdre son honneur : « Epouser Tamerlan ! fais un plus noble éfort, / Oüy, perdons-nous plutost, et courons à la mort » (III, 6). Il n’est donc pas le siège d’un conflit intérieur : c’est sa volonté qui affronte celle de Tamerlan, ce qui rappelle les personnages de Corneille. Comme eux, Bajazet est un héros monolithique et entièrement tourné vers la perfection.
Nous étudierons plus loin le personnage de Tamerlan. Notons juste qu’il est présent dans douze des vingt-sept scènes de la pièce. Il apparaît à tous les actes, mais sa présence est surtout concentrée dans les actes III à V. Si l’on ne tient pas compte des confidents, Bajazet est quant à lui le personnage qui apparaît le moins : on ne le voit que dans quatre scènes. En termes d’occupation de la scène, les personnages épisodiques, Andronic et Astérie, sont donc au premier plan115. Lancaster les décrit comme « de jeunes amants conventionnels, séparés par la guerre et unis par l’amour, comme Pirame et Thisbé l’ont été avant eux116 ». C’est un couple d’amants parfaits : leur amour est réciproque et légitime, puisqu’il a reçu l’accord du père d’Astérie. Bajazet la confie à Andronic à la scène 2 de l’acte I :
Il me reste Astérie,Je vous la recommande, ayez soin de sa vie, […]Je me suis aperçeu qu’elle vous estoit chere ;Que l’amour soit le sçeau du secret de son Pere.
Peut-être sa mère leur a-t-elle également donné sa bénédiction, car cet amour a grandi en sa présence : « souvent, pour me voir, il venoit chez ma Mere », raconte Astérie (II, 1). En outre, l’amitié qui unit Andronic et Bajazet fait que ce dernier le considère comme son fils : « Je vous ay toûjours veu pour moy le cœur d’un Fils, / Seigneur, et j’eus pour vous depuis l’ame d’un Pere » (I, 2) L’innocence de ce couple de victimes fait ressortir la noirceur de Tamerlan et l’inflexibilité de Bajazet. Ils ajoutent à la pièce une dimension élégiaque qui contrebalance la dimension politique et fournissent un prétexte passionnel au déclenchement de l’action.
Pradon tire Andronic de sources historiques, mais en les adaptant. Né en 1348, il meurt en 1385, à l’âge de 37 ans, soit 18 ans avant la mort de Bajazet, qui constitue le dénouement de la pièce. Pradon le fait donc survivre plus longtemps que ne le dit l’histoire, afin de l’intégrer à sa pièce. Racine en a fait de même dans Mithridate – il a fait vivre Xipharès et Monime jusqu’à la mort de Mithridate, alors qu’ils étaient morts depuis longtemps à cette époque, afin d’intégrer un épisode amoureux à sa pièce – et dans Britannicus : il a fait vivre Narcisse aux côtés de Britannicus alors qu’il était mort depuis l’avènement de Néron. Usurpateur d’après les historiens, il devient chez Pradon l’héritier légitime du trône de Byzance. Il a la pureté d’un jeune homme et il obéit à son devoir de fils pour Bajazet, qu’il considère comme un père. Mais son ethos est plus celui d’un prince que celui d’un jeune homme. Il n’a pas les traits que La Mesnardière attribue au caractère de jeune homme : il n’est pas « fougueux, plein d’audace et de vanité, insensible aux bons conseils117 ». En revanche, en tant que prince, il fait passer son honneur et son devoir avant sa passion, jusqu’à l’acte IV, où, en tant qu’amant, il oublie son devoir devant sa passion. Dans les trois premiers actes, son amour généreux s’oppose à l’égoïsme du tyran. Il est animé d’une volonté de sacrifice. À la scène 4 de l’acte II, lorsque, pour la première fois, il avoue à Astérie que son mariage avec Tamerlan causera sa mort, il ne le fait pas, nous semble-t-il, dans une logique de chantage amoureux. Il interrompt tout d’abord sa plainte amoureuse pour apprendre à la princesse le danger que court son père :
Vous allez prononcer l’Arrest de mon trépas,Peut-estre ma vertu n’en murmurera pas ;Mais enfin, il vous faut découvrir ce mystere,Quand je tremble pour moy, je crains pour vostre Pere.
Le parallélisme de ce dernier vers fait s’effacer la première personne derrière la deuxième et la troisième, condensées dans l’expression « vostre Pere ». Un peu plus loin, il énonce plus clairement sa volonté de mourir : « Hé bien, Madame, hé bien, c’est l’Arrest de ma mort, / Je l’avois pressenty, mais elle est légitime ». Astérie se méprend alors sur ses intentions : elle croit qu’il évoque cette mort prochaine afin de la faire changer d’avis et de la pousser à perdre son père pour son amant. Il la détrompe en réaffirmant son désir de sacrifice : « Non, Madame, / Je sçay vostre devoir, connoissez mieux mon ame ». Il ne s’agit pas encore, nous semble-t-il, d’une menace motivée par la jalousie, mais bien d’une affirmation du devoir, aussi bien celui d’Astérie que le sien :
C’est moy qui dois périr et pour vous et pour luy,Loin de vous détourner de cette juste envie,C’est moy qui vous y porte aux despens de ma vie.
C’est toujours ce même désir de sacrifier son amour à son devoir qu’exprime Andronic dans la première scène de l’acte trois, lorsqu’il raconte à Bajazet le combat livré à sa passion en apprenant l’amour de Tamerlan pour Astérie :
Malgré mes feux, Seigneur, j’ay contraint mon courage,Enfermant dans mon cœur une inutile rage ;L’image d’Astérie, un reste de vertu,Vostre intérest, le sien, ont pour luy [Tamerlan] combatu,La gloire, le devoir, et la reconnoissance,Ont malgré mon amour enchaîné ma vangeance.
Le quatrième et le cinquième vers de cette citation montrent que le sens du devoir appartient à son ethos de prince. Ce devoir lui intime de faire passer l’« intérest » de sa maîtresse et de son père avant le sien – c’est une forme de la générosité du héros –, de se soucier de sa « gloire », c’est-à-dire de son honneur, avant sa passion, de respecter les liens de « reconnoissance » qui l’attachent à Tamerlan, envers qui il est redevable. Le respect de sa dette envers l’allié qui s’apprête à le remettre sur le trône est également une question d’honneur. La deuxième et la troisième personnes passent encore avant la première : « vostre intérest, le sien », « la gloire, le devoir, et la reconnoissance » combattent « mon amour », « ma vengeance ». La générosité d’Andronic ne peut en aucun cas être prise pour un manque de courage le poussant à s’incliner devant le terrible Tamerlan. Il souligne en effet dans la même scène que seul le devoir de sacrifice l’empêche de venger son honneur d’amant à qui l’on ravit sa maîtresse :
Mais si je n’avois craint, Seigneur, que pour ma vie,Si je n’avois tremblé pour vous, pour Astérie,J’aurois en me vangeant sçeu forcer l’avenirA garder de mon Nom l’eternel souvenir.
C’est le devoir envers autrui qui empêche sa fierté de s’épanouir. Cet orgueil de prince éclate à la scène 3 de l’acte IV, lorsqu’il rappelle à Tamerlan que son rang, son titre de prince grec ne lui permettent pas de s’adresser à lui en maître :
Seigneur, vous pouvez faire obeïr vos Sujets,Je suis indépendant, et ne connois personneQui puisse me parler par je veux, ou j’ordonne ;Je m’expose sans-doute aux plus cruels Destins,Mais je n’en suis pas moins du sang des Constantins,Et tous ceux que le Ciel dans mon rang a fait naîtreN’obeïssent jamais quand on leur parle en Maître.
Andronic est le personnage principal de la pièce, en termes d’occupation de la scène. En effet, il apparaît dans dix-sept scènes – dont trois où il ne parle pas et une où il ne prononce qu’une réplique. Il est présent dans toutes les scènes de l’acte I et à tous les actes. Il ouvre la pièce, l’acte III et l’acte IV, il est présent dans les trois dernières scènes et prononce les derniers vers. Il a en outre deux monologues, à l’acte I, ce qui n’est le cas d’aucun autre personnage. Il est présent non seulement dans des scènes élégiaques, seul, avec Astérie ou avec son confident, mais aussi dans la plupart des scènes centrées sur l’enjeu politique, car il sert d’intermédiaire entre Tamerlan et Bajazet. En tant que jeune amant, il représente néanmoins l’intrigue amoureuse, quelle que soit la scène dans laquelle il apparaît. Si l’enjeu politique est fondamental dans la pièce, c’est donc l’enjeu amoureux – contrairement aux indications de Corneille – qui est au premier plan.
Le second personnage épisodique, Astérie, est une jeune princesse. En tant que jeune fille, elle est pure et modeste : elle s’étonne que ses « foibles charmes » aient pu plaire à Andronic, puis à Tamerlan. En tant que princesse, elle soutient la fierté de son sang, du rang qu’elle doit tenir. C’est avec dignité qu’elle demande la grâce de son père à la scène 4 de l’acte III. Elle est respectueuse à l’égard de son ennemi, le flatte en lui montrant qu’elle s’abaisse devant lui et lui rappelle qu’elle le fait en princesse (vers 878 à 882).
À l’acte III, scène 6, elle et Bajazet rivalisent de générosité, Astérie voulant sauver la vie de son père au détriment de la sienne, lui voulant sauver leur honneur à tous deux aux dépens de ses jours. Il reconnaît qu’ils ont la même grandeur d’âme : « Je vois avec plaisir la grandeur de ton ame, / Elle est digne de moy. » La deuxième scène de l’acte IV confirme, aux vers 1095 à 1101, qu’Astérie a la générosité et la fierté de son père et qu’en tant que fille d’empereur, elle montre du courage devant la mort :
Il n’est plus temps, Seigneur, de vous rien déguiser,En vain Tamerlan croit aujourd’huy m’épouser ;D’abord, j’avois voulu, pour vanger ma disgrace,Fille de Bajazet, en soûtenir l’audace,Et cachant un poignard, pour vanger mon malheur,Luy donner une main qui luy perçât le cœur.J’ay conçeu sans trembler ce dessein teméraire.
Elle soutient l’honneur des Ottomans en refusant de s’unir à un tyran ennemi de son peuple, et qui plus est de basse naissance. Mais c’est surtout son ethos de fille qui est mis en valeur dans toute la pièce : elle est totalement dévouée à son père et veut empêcher sa passion de prendre le pas sur son devoir, qui la pousse à le sauver quoi qu’il lui en coûte. Lorsque Andronic, à la scène 4 de l’acte II, lui apprend le projet d’évasion de Bajazet, et qu’elle voit directement le danger qui menace sa vie, elle se résout immédiatement au sacrifice. Dans la deuxième scène de l’acte IV, l’élan de générosité intrépide que nous avons cité est arrêté par son devoir de fille :
J’ay conçeu sans trembler ce dessein teméraire,Mais quoy ? du mesme coup j’aurois perdu mon Pere,Et ce triste penser m’a donné de l’éfroy.
Bussom118 compare Astérie à Thisbé, l’héroïne de la première pièce de Pradon : si Thisbé était fade et effacée, Astérie est un personnage qui a selon lui suffisamment de consistance et de force pour attirer la sympathie du public. La scène 2 de l’acte IV, aux vers 1095 à 1106, révèle en effet la complexité des choix qui s’offrent à la princesse et la grandeur d’âme avec laquelle elle tente de résoudre le dilemme dont elle est prisonnière. Le passage que nous venons de citer, qui s’adresse à Andronic, continue de la sorte :
J’ay conçeu sans trembler ce dessein teméraire,Mais quoy ? du mesme coup j’aurois perdu mon Pere,Et ce triste penser m’a donné de l’éfroy ;Mais il faut le sauver, et ne perdre que moy,Engager Tamerlan d’une foy mutuelle,Mourir, et vous prouver que je vous suis fidelle.
En tant que princesse du sang ottoman, Astérie refuse de perdre son honneur en épousant Tamerlan, un tyran et un barbare. En tant que maîtresse d’Andronic, elle refuse de le trahir par ce mariage. Mais en tant que fille, elle refuse de laisser son père perdre la vie. Par sa mort, elle sauverait son honneur et celui de son père, en n’alliant pas le sang ottoman à celui de Tamerlan. Elle garderait intacte la foi engagée avec Andronic et leur prouverait à tous qu’elle est la digne fille de Bajazet par son courage devant la mort. C’est donc la seule manière, pour elle, de remplir son devoir de fille, de maîtresse et de princesse ottomane. En outre, ce passage montre la capacité d’Astérie à raisonner, même dans une situation susceptible de déchaîner les passions – amour, peur, haine. Dans un exorde, aux vers 1095 et 1096, elle attire la bienveillance de son destinataire, Andronic, en soulignant qu’elle lui fait un aveu : « Il n’est plus temps, Seigneur, de vous rien déguiser ». Puis elle indique le sujet de son discours : « En vain Tamerlan croit aujourd’hui m’épouser ». Suit la narration, aux vers 1098 à 1101, du premier projet qu’elle a formé : « D’abord, j’avois voulu… ». Puis vient la réfutation qui invalide ce projet : « Mais quoy ? du mesme coup j’aurois perdu mon Pere » et révèle un second projet : « Mais il faut le sauver, et ne perdre que moy ». Le dernier vers – « Mourir, et vous prouver que je vous suis fidelle » –, en évoquant sa mort et sa fidélité pour Andronic, vise à l’émouvoir et rend inutile toute péroraison. Certes, au XVIIe siècle, cette organisation rhétorique du discours est omniprésente, même lorsqu’on a affaire à un personnage vaincu par le désordre de la passion. Cette réplique d’Astérie témoigne néanmoins d’une maîtrise de soi, d’une capacité à regarder calmement sa propre destinée, à faire taire ses passions pour accomplir son devoir. Le tour impersonnel « il faut » et l’accumulation d’infinitifs marquent la fermeté de son ton. Mais en tant que maîtresse, Astérie est victime de son pathos qui lui fait oublier son devoir à partir de ce même acte IV.
Astérie et Andronic sont donc vertueux mais capables de faiblesse, c’est-à-dire d’une subversion momentanée de l’ethos par le pathos. Ils sont ainsi susceptibles de commettre une faute, qui, en les faisant tomber dans le malheur, suscite la crainte et la pitié. C’est ainsi qu’Aristote définit le héros tragique : c’est un homme qui, « sans être un parangon de vertu et de justice, tombe dans le malheur non pas à cause de ses vices ou de sa méchanceté mais à cause de quelque erreur119 ».
Il nous reste une dernière catégorie de personnages à étudier : les confidents. Pradon leur accorde un rôle tout à fait traditionnel. Léon, le confident d’Andronic, n’apparaît qu’à trois reprises. Il a un rôle d’informateur : à la première scène, où il est l’interlocuteur qui permet un dialogue d’exposition, il informe Andronic sur les derniers événements concernant Byzance. À la scène 5 de l’acte II, il vient sur scène pour faire le récit de la tentative d’évasion manquée de Bajazet. À la première scène de l’acte IV, il informe Andronic de la grâce que Tamerlan vient à nouveau d’accorder à Bajazet et de sa décision d’épouser Astérie malgré lui. Léon rassure et conseille Andronic, mais ce rôle-ci est limité à quelques vers, lors de sa première apparition : « Seigneur, pour Bajazet vous n’avez rien à craindre » ; « Seigneur, à l’Empereur demandez la Princesse ; […] / Faites que cet hymen de vostre sort décide ». Il quitte son maître à la scène 2 de l’acte IV, sans doute pour respecter l’intimité de son entretien avec Astérie et ne reparaît plus. Cette absence est explicable par la condition d’Andronic à partir de la fin de la scène 3 de l’acte IV : Tamerlan le fait arrêter. Privé de sa liberté, il est logique qu’il soit également privé de la présence de son confident.
Zaïde, dont le nom rappelle ceux de Zaïre et Zatime, les esclaves confidentes d’Atalide et Roxane dans Bajazet, est la confidente d’Astérie. Elle apparaît dans treize scènes mais ne parle que dans quatre d’entre elles. Elle suit sa maîtresse dans chacun de ses déplacements ; Astérie n’apparaît sans elle que dans trois scènes de l’acte III. Zaïde ne prend la parole que lorsqu’elle se trouve seule avec elle. À la première scène de l’acte II, elle a, comme Léon, un rôle d’informatrice : elle apprend à Astérie qu’Andronic veut s’entretenir avec elle et avec Bajazet. Elle est l’interlocutrice qui permet l’aveu de son amour. Elle lui donne un rapide conseil à la fin de la scène : « Tamerlan vient icy, songez à vous, Madame, / Et cachez le desordre où se trouve vostre ame. » À la scène 3 du même acte, sa présence permet l’expression du désespoir d’Astérie, après l’aveu amoureux de Tamerlan et sa décision de marier Andronic à Araxide. Elle se contente de la rassurer rapidement après sa tirade. À la scène 2 de l’acte IV, elle ne sert qu’à prévenir Andronic et Astérie de l’arrivée de Tamerlan.
Tamur, enfin, le capitaine des gardes de Tamerlan, est son confident. Il apparaît dans cinq scènes mais ne prend la parole que dans une seule. Sa présence est justifiée par celle des gardes, qu’il dirige, à la scène 4 de l’acte I, à la scène 3 de l’acte IV, à la scène 5 de l’acte V. À la scène 2 de l’acte III, il est présent en même temps que la suite de Tamerlan. Comme cette suite, qui n’apparaît que dans cette scène, et comme les gardes, que l’on voit dans six scènes, il symbolise la puissance de Tamerlan. Il ne joue un rôle de confident qu’à la scène 2 de l’acte V. Il informe Tamerlan des paroles que vient de lui adresser Bajazet. Il est l’interlocuteur qui permet au tyran d’exprimer ses doutes et ses scrupules. Il le rassure et le conseille : « Mais, Seigneur, Andronic épousant Araxide, / Vous n’auriez plus le nom d’ingrat et de perfide » ; « N’en doutez point, Seigneur, Bajazet étonné / Se lasse de se voir captif, infortuné ».
Bajazet, quant à lui, n’a pas de confident attitré. Du point de vue de la vraisemblance de l’intrigue, il est compréhensible que l’ennemi juré de Tamerlan ne se voie pas accorder l’honneur de conserver une suite. Du point de vue du fonctionnement de l’action, un confident n’est pas nécessaire. Bajazet confie son désespoir et sa volonté de mourir à Andronic, à la scène 2 de l’acte I et à la première scène de l’acte III, puis à sa fille, à la scène 6 de l’acte III, mais, parce que c’est un personnage inflexible, ignorant le doute, il n’a pas besoin d’un confident à qui il puisse exprimer un conflit intérieur.
Les relations entre les personnages §
Les différentes relations entre les personnages permettent de voir les lignes d’affrontements et d’alliances qui structurent la pièce. Pradon, comme Magnon avant lui, semble faire de Tamerlan un homme de la même génération que Bajazet. Nous avons déjà évoqué la première femme de Tamerlan et ses fils, qui sont en âge de combattre. Des détails suggèrent en outre qu’Andronic est plus jeune que Tamerlan : il le considère comme un maître dont il suit le modèle, s’instruisant de son expérience. Ainsi lui dit-il à l’acte I, scène 4 : « Soufrez qu’aupres d’un Bras qui maîtrise la Terre, / Je m’instruise à loisir du grand Art de la Guerre ». Il semble avoir le même âge que ses fils : « Avec deux de ses fils j’exercé mon courage, / Nous fismes de la guerre un noble aprentissage ». Ainsi, conformément à la bienséance – la vraisemblance appliquée aux personnages –, Andronic a le même âge qu’Astérie, avec qui il est lié d’un amour réciproque. Tamerlan est certes plus âgé que celle qu’il aime : il a probablement l’âge d’être son père. Mais il convient de préciser que Pradon en fait un soldat vigoureux, un homme encore jeune, puisqu’il est en âge d’aimer. Il adapte en cela la vérité historique. En effet, en 1402, l’année de la mort de Bajazet, où est censée se dérouler la pièce, Tamerlan a 66 ans. Bajazet, quant à lui, n’a que 48 ans. Tamerlan a donc 18 ans de plus que lui. Respecter ces données aurait fait de Tamerlan un barbon de comédie, ridicule d’aimer une jeune fille. Ces rapports d’âge nous permettent de voir dans Tamerlan une figure de père – non pas, bien entendu, d’un point de vue psychanalytique, mais du point de vue des rapports d’alliance et d’affrontement. C’est un père pour Andronic, puisqu’il est, au début de la pièce, l’allié et le modèle à suivre. On retrouve alors le schéma des amants ennemis présent chez Magnon. Dans Le Grand Tamerlan et Bajazet, l’union des amants, Thémir et Roxalie, est empêchée par la haine qui oppose leurs pères, Tamerlan et Bajazet. Chez Pradon, Bajazet n’interdit pas cette union, mais son désir farouche de braver Tamerlan contribue à la rendre impossible. Le schéma des amants ennemis est également présent dans la mesure où se produit une inversion : Andronic est un ennemi qui a aidé Tamerlan à vaincre Bajazet et à emprisonner sa famille. Astérie devrait donc le haïr, mais elle l’aime, tout comme Andronic aime son ennemie. Cette inversion en entraîne une autre : au début de la pièce, dans le récit de la rencontre entre Astérie et Andronic à la bataille de Pruze, Tamerlan est l’allié et l’ami d’Andronic, tandis que Bajazet est son ennemi. L’amour qui naît entre lui et Astérie fait de Bajazet son ami, son père, et de Tamerlan son ennemi, son rival.
Il est possible que Pradon ait cherché à faire de Tamerlan un double de Bajazet. À la scène 2 de l’acte V, Tamerlan considère l’Ottoman comme son égal :
J’admirois son courage, et malgré sa fureurCe mépris de la mort qui marque un si grand cœur,Cette ame inébranlâble, et si noble et si fiere,Ont pour luy mille fois suspendu ma colere ;Nous sommes ennemis, je le hais, il me hait,Mais j’aurois jusqu’icy fait tout ce qu’il a fait.
Dans la dernière scène, Bajazet semble à son tour voir en son ennemi un égal, chérissant l’honneur et la vertu autant que lui :
Ma Fille est dans tes fers,Elle attache sur toy les yeux de l’Univers,Si la vertu t’est chere ah ! je te la confie,Et ta gloire aujourd’huy me répond d’Astérie.
L’amitié qu’Andronic éprouve pour les deux personnages est peut-être un indice de ce jeu de miroirs. Cependant, Tamerlan n’est qu’un double imparfait de Bajazet, puisqu’il est un tyran de naissance indigne, tandis que Bajazet est un souverain légitime, bien que déchu.
La rigidité de l’affrontement entre ces deux personnages vient peut-être de l’incompréhension irréductible liée à cette différence particulière entre leurs ethos, outre leur rivalité politique. Lorsque les deux hommes s’affrontent, à la scène 2 de l’acte III, Tamerlan appelle Bajazet à la modération. Selon lui, il perd la maîtrise de soi, sa fureur et ses provocations viennent « [de] sa vertu que moins [de] son desespoir ». Mais Bajazet ne peut s’adresser à Tamerlan avec calme. Peut-être d’abord parce que son ethos de roi ne lui permet pas d’être serein tant qu’il ne peut retrouver la liberté, et ainsi se débarrasser de la honte de la captivité. Sans doute également parce que ce calme est associé au respect. C’est ce respect que réclame Tamerlan à travers son appel à la modération :
Bajazet, modérez cette rage inutile,Devant moy reprenez une ame plus tranquile,Et bien qu’elle paroisse incapable d’éfroy,Du moins, souvenez-vous que vous parlez à moy.
Or, Bajazet ne peut éprouver que du mépris pour un fils de berger : « Oüy je parle à Thémir, dont l’obscure naissance / Doit mettre entre nous deux un peu de différence ». Certes, Bajazet se livre à un accès de désespoir avec Andronic, à la scène précédente, et ses provocations sont désespérées, puisqu’elles visent à obtenir sa propre mort. Mais il est bien plus maître de soi que Tamerlan, d’abord dans cette scène, où il mène l’affrontement. Tamerlan entre et parle en maître : il vient d’être une deuxième fois le vainqueur de Bajazet, puisqu’il a empêché sa tentative d’évasion et l’a laissé en vie. Il est accompagné de Tamur et de sa suite, qui représentent sa puissance, alors que Bajazet n’a à ses côtés qu’Andronic, qui ne peut prendre la parole pour le défendre. Mais Bajazet le provoque habilement : il évoque d’abord sa basse naissance, qui le rend inférieur à lui, puis son amour pour sa fille, qui le fait dépendre de sa volonté. Il parvient ainsi à le pousser à bout et à lui arracher la menace de mort qu’il attendait : « Obeïs avecque elle, ou pour punir ton crime, / A ses yeux tu seras ma premiere Victime ». Il accueille cette perte de contrôle avec satisfaction : « C’est ce que je prétens, / D’un regard assuré c’est la mort que j’atens ». Le refus réitéré de lui donner Astérie conduit enfin au résultat désiré par Bajazet, la condamnation, qu’il accueille avec triomphe : « Si je meurs, je seray plus satisfait que toy. » Dans l’ensemble de la pièce, Tamerlan passe sans cesse du calme à la colère et change régulièrement d’avis, condamnant puis graciant Bajazet à plusieurs reprises. Il s’oppose en cela à l’Ottoman, qui garde toujours la même résolution. Tamerlan voit son bonheur dépendre de la volonté de son captif et doit finalement y renoncer. Bajazet parvient quant à lui à se donner la mort comme il le désirait. Il meurt « en Empereur », en emportant une victoire sur Tamerlan, qui n’a pu l’en empêcher. Son ton apaisé, la fin de sa haine pour Tamerlan, sa réconciliation avec la Fortune prouvent qu’il quitte la condition honteuse qui faisait son malheur, qu’il échappe au pouvoir de son ennemi. C’est donc le souverain vaincu et captif qui domine l’affrontement avec son vainqueur, d’un bout à l’autre de la pièce.
Astérie, Andronic et Bajazet sont alliés : le souverain déchu est favorable à leur amour et les amants tentent de le protéger. Tamerlan est en revanche l’ennemi, le détenteur du pouvoir dont la passion opprime le couple d’amoureux parfaits, comme le sont Néron dans Britannicus ou Roxane dans Bajazet. Mais l’affrontement avec Tamerlan fait de Bajazet un autre obstacle à l’union d’Andronic et Astérie. Ils sont donc contraints à un va et vient permanent entre un personnage quasi-inflexible et un autre, totalement inflexible. À l’acte III, Astérie est dans la même attitude de supplication devant Tamerlan puis devant son père, tâchant d’émouvoir le premier en lui rappelant son amour pour elle, le second en évoquant l’amour filial qu’elle éprouve pour lui.
Ah ! Seigneur, à vos pieds je demande sa grace ; […]Vous me flatiez tantost que je vous estoit chere,Peut-on aimer la Fille, et condamner le Pere ?
demande-t-elle à Tamerlan à la scène 4, avant de dire à son père à la scène 6 :
Je demande à vos pieds par toute ma tendresse,Que pour moy vous ayez un peu plus de foiblesse.
Andronic va également de l’un à l’autre en tentant d’apaiser leur colère et de fléchir leur fierté. Deux répliques encadrent la scène d’affrontement entre les deux souverains : « Ah Seigneur ! le voicy, modérez-vous de grace », dit-il à Bajazet à la fin de la première scène de l’acte III. « Ah ! Seigneur, modérez ce couroux… » s’exclame-t-il à Tamerlan au début de la scène 3.
Les forces avec lesquelles les personnages se débattent §
Les personnages s’affrontent entre eux et se débattent avec les forces à l’œuvre dans la pièce. La passion est sans doute la plus importante d’entre elles. C’est elle qui motive l’action avant de l’entraver. Ce sont en effet la passion amoureuse et la passion du pouvoir qui causent les conflits entre les personnages, puis bloquent la situation, empêchant Tamerlan et Bajazet de trouver un compromis et enfermant les amants dans un dilemme : une force les pousse à agir, une autre interdit toute action. Astérie et Andronic sont victimes d’un conflit intérieur entre leur devoir – sauver Bajazet – et leur passion amoureuse. Ils sont contraints, en d’autres termes de respecter leur ethos en dépit de leur pathos. Le devoir consiste en effet à obéir à la « Nature », c’est-à-dire aux liens du sang qui unissent Astérie et son père, qui doivent primer sur tout lien pour des jeunes gens bien nés. Ce devoir est donc inscrit dans leur ethos. Ce conflit est exprimé à plusieurs reprises par des allégories. Andronic dit à Astérie, à la scène 4 de l’acte II : « je m’estois douté qu’avant la fin du jour / La Nature à mes yeux immoleroit l’Amour ». La princesse reprend ces allégories à la scène 5 de l’acte III : « Si l’Amour trahissoit la Nature ! » Parce que les amants sont résolus à suivre leur devoir, leur amour s’exprime d’abord dans la volonté de s’aider à y renoncer. À la scène que nous venons d’évoquer, ils s’exhortent mutuellement à ce renoncement. Ces trois répliques d’Astérie en sont la preuve : « Cachons-nous, s’il se peut, nostre amour et nos pleurs » ; « Mais sans nous acabler de soûpirs superflus, / Si vous m’aimez, partez, et ne me voyez plus. » ; « Hé du moins par pitié cachez-moi vostre flame ». Mais la passion prend peu à peu le pas sur le devoir. À la scène 6 de ce même acte III, la crainte d’Astérie se réalise : la simple évocation d’Andronic par Bajazet, qu’elle venait convaincre de la donner à Tamerlan, la trouble et la pousse à fuir, de peur que l’amour ne trahisse totalement la nature :
Je ne veux obtenir de vous que vostre vie,Ne vous informez point du trouble de mon cœur,J’en rougis, mais soufrez que je parte, Seigneur.
Andronic commence à remettre en cause la priorité du devoir sur la passion à la première scène de l’acte IV :
peux-tu penser qu’aimé de ma Princesse,Elle ait si-tost trahy ma flame et sa tendresse ?Pour un Pere, il est vray. Mais quoy ? sans l’ofenser,Ne devoit-elle pas plus longtemps balancer ?Elle devoit… helas ! elle pouvoit le faire,Un Amant peut-il pas estre aussi cher qu’un Pere ?
La scène suivante marque un tournant dans la pièce : celui de la subversion de l’ethos par le pathos. Georges Forestier, dans Jean Racine120, parle de « chantage à l’amour » à propos de Bajazet. C’est exactement ce qui se produit dans cette scène : chacun reproche à l’autre de ne pas l’aimer suffisamment et menace de se suicider. Andronic adresse une première accusation à Astérie :
Enfin vous avez dû m’envoyer à la mort,Je n’en murmure point ; Tamerlan, un Empire,Vostre devoir, un Pere, et si j’ose le dire,Vostre peu de tendresse… (C’est nous qui soulignons.)
Astérie l’accuse à son tour en termes similaires :
J’atendois d’Andronic un peu plus de foiblesse,J’atendois de son cœur un peu plus de tendresse. (C’est nous qui soulignons.)
La jeune fille traite son amant d’« ingrat » et de « cruel », lui se dit « mille fois plus foible et plus tendre qu’[elle] ». Cette scène est celle du déchaînement de la passion amoureuse, qui leur fait pour la première fois perdre leur détermination à suivre leur devoir. Hésitations, contradictions s’opposent à la ligne droite de leur détermination jusqu’alors inflexible. Cet affrontement s’oppose à leur accord dans le sacrifice. Aux scènes 3 et 4 de l’acte V, les jeunes gens confirment qu’ils ont oublié leur devoir : lorsque Tamerlan leur apprend que Bajazet se rend, ils refusent de se plier à sa volonté, au point qu’Andronic, emporté par la colère, menace de tuer le tyran. Une fois que le pathos a pris le dessus, l’amour généreux se mue en passion destructrice. À la dernière scène de l’acte IV, Astérie est tentée, un bref instant, de préférer qu’Andronic meure plutôt qu’il soit à Araxide :
S’il faut perdre ton cœur pour conserver ta vie,Cher Andronic, pardonne à la foible Astérie,Je te verrois plutôt… Zaïde, n’entens pasLes douloureux transports d’un cruel embaras,Ferme, ferme les yeux sur toute ma foiblesse,Excuse ma douleur, pardonne à ma tendresse.
La subversion de l’ethos par le pathos entraîne le passage d’un combat entre devoir et passion à un affrontement entre deux passions. À la scène 4 de l’acte IV, après que le déchaînement passionnel des scènes 2 et 3 a révélé à Tamerlan l’amour d’Astérie et Andronic, l’alternative que le tyran impose à Astérie change. Elle ne doit désormais plus convaincre Bajazet d’accepter son union avec Tamerlan, mais persuader Andronic d’épouser Araxide, sans quoi elle verra mourir son père et son amant. La nature du dilemme dont elle est prisonnière évolue. Quel que soit son choix, elle perd Andronic. Elle ne doit donc plus décider si elle préfère perdre son amant ou perdre son père, mais si elle préfère donner Andronic à sa rivale ou le voir mourir en lui restant fidèle. Le combat entre l’amour et le devoir est donc doublé d’un combat entre l’amour et la jalousie, derrière lequel il s’efface. Il y a également affrontement de deux passions dans le conflit entre Tamerlan et Bajazet, mais c’est un affrontement extérieur. La passion amoureuse du premier se heurte à l’orgueil du second.
Si les passions se combattent, le devoir peut également affronter une autre forme de devoir. Ce conflit est présent dans la pièce – dans des dimensions limitées par rapport aux autres conflits. Il s’agit tout d’abord d’un problème qui se pose à Astérie. En tant que jeune fille bien née, elle ne peut désobéir à son père. Ce serait là trahir la nature. Mais son ethos lui intime de le faire, afin de sauver sa vie. Le laisser mourir serait une trahison bien plus grande. Elle exprime ce devoir de désobéissance à la scène 6 de l’acte III. Si Bajazet lui ordonne de refuser le mariage avec Tamerlan, c’est au nom d’un autre devoir : celui du souverain et des siens à l’égard de leur rang et de leur sang. Un devoir qui s’oppose à celui de la fille pour son père. Le devoir qui guide Bajazet et qu’il veut qu’Astérie suive renvoie en partie à la nature, puisqu’il est lié au sang dont il ne faut pas trahir l’honneur. Mais il renvoie surtout à cet honneur, à ce que les personnages nomment la gloire.
Le désir de gloire est une autre force à l’œuvre dans la pièce. C’est la gloire qui motive toute les actions de Bajazet : il veut retrouver son honneur perdu par la défaite militaire et l’asservissement. C’est elle qui anime le conflit entre Tamerlan et Bajazet : chacun veut que sa gloire dépasse celle de l’autre. C’est l’ambition que Bajazet exprime dès la deuxième scène de la pièce : « Mais Tamerlan peut-estre en mon funeste sort / Envîra quelque jour la gloire de ma mort. » Tamerlan, deux scènes plus loin, en fait la raison qui l’a poussé à combattre Bajazet : « Prince, vous le sçavez, trop jaloux de sa gloire, / Des mains de Bajazet j’enlevé la victoire ». C’est ce devoir moral lié au désir de renommée qui cause la péripétie – le suicide de Bajazet – et le dénouement – la clémence de Tamerlan. À la scène 5 de l’acte V, alors qu’il se meurt, Bajazet fait appel à l’honneur de Tamerlan en une sorte de défi :
Ma Fille est dans tes fers,Elle attache sur toy les yeux de l’Univers,Si la vertu t’est chere ah ! je te la confie,Et ta gloire aujourd’huy me répond d’Astérie.
Tamerlan relève ce défi à la scène suivante. C’est pour que sa gloire surpasse celle de son ennemi qu’il choisit d’épargner Andronic et de lui donner Astérie :
Bajazet de sa Fille ose charger ma gloire,Oüy, Prince, elle en répond, et vous l’en devez croire,Il triomphe du Sort, et je veux aujourd’huy,En triomphant de moy, faire encor plus que luy. […]Araxide et ma gloire exigent cet effort. (C’est nous qui soulignons.)
C’est donc le désir de gloire qui résou l’affrontement entre le devoir et la passion et entre les passions. Il permet à Astérie et Andronic de satisfaire leur amour sans trahir la nature. C’est ce qu’Andronic exprime dans les deux derniers vers de la pièce : « Ciel ! pouvois-je espérer en ce funeste jour / Que la Gloire vangeât la Nature et l’Amour ? » Lancaster121 considère que ce rôle de l’honneur et de l’orgueil confère aux personnages une dimension cornélienne.
Il faut enfin évoquer la force implacable qui conduit, aux yeux du lecteur-spectateur, au dénouement de la pièce, et qui rappelle le destin de la tragédie antique. On peut appliquer à Tamerlan l’évolution « en spirale » que Christian Delmas analyse dans La Tragédie de l’âge classique122. Il associe en effet la structure en spirale aux héros qu’il nomme « statiques ». Ces héros sont de trois types. Il cite ceux qu’un constat d’impuissance conduit à adopter une dignité stoïque, à la déploration et à l’amplification verbale du malheur. C’est le cas de Bajazet. Il parle ensuite de ceux qui se caractérisent par leur amor fati, c’est-à-dire qu’ils sont enfermés dans une ligne de conduite définitive. Cette description correspond encore à Bajazet. Le dernier type est celui du tyran dont la démesure ostentatoire ne conduit pas à un progrès de l’action ni à ce qu’il appelle une « évolution psychologique », mais à une énergie en spirale, sur place. On peut l’associer à Tamerlan. Le statisme de ces deux personnages conduit effectivement, tout au long de la pièce, à l’exaspération des tensions, jusqu’à l’explosion qui balaie les blocages. Les périls qui se succèdent sont en fait toujours du même ordre : Tamerlan menace de faire mourir Bajazet à chaque fois que sa volonté est contrariée. Pour sauver Bajazet, qui devrait être mis à mort pour avoir bravé Tamerlan, il faut apaiser la colère du tyran. Pour cela, il n’y a qu’une seule solution : qu’Astérie et Andronic acceptent le mariage de la princesse avec Tamerlan et le fassent accepter à Bajazet. Or, Bajazet refuse. Le problème est donc insoluble. Chaque fois que les amants parviennent à apaiser Tamerlan en sacrifiant leur amour, un nouveau refus, une nouvelle bravade de Bajazet réduisent leurs efforts à néant et les font retourner à la situation initiale : Tamerlan se livre à nouveau à la colère et veut à nouveau faire mourir Bajazet. Cette menace se fait de plus en plus violente à mesure qu’elle revient et se combine à la condamnation d’Andronic à partir de l’acte IV. Bajazet se plaint régulièrement du « Sort » qui s’acharne sur lui. Mais il peut être vu lui-même comme une incarnation de la force implacable qui conduit au dénouement de manière inévitable. D’un point de vue dramaturgique, c’est effectivement ce qui se produit : toute la pièce est construite à rebours, à partir de la victoire de la volonté de Bajazet, qui permet le dénouement. Nous l’avons vu, Bajazet n’apparaît que dans quatre scènes ; il est cependant omniprésent. Il est sans cesse mentionné, il apparaît dans les récits de ce qui s’est passé hors scène ; les autres personnages se préoccupent sans cesse de lui, de son sort, de sa décision. Cette figure qui pèse sur l’action en n’apparaissant presque pas rappelle la puissance occulte qui semble conduire à la perte ou au salut des personnages. C’est encore plus vrai pour Araxide. Ce personnage qui n’apparaît jamais sur scène n’en est pas moins présent, en tant que force à l’œuvre dans la pièce. Elle aussi est souvent mentionnée. Son arrivée est d’abord vue comme un « heureux présage », qui se transforme en malheur de plus en plus imminent pour les amants, avant de devenir, dans le dénouement, favorable à leur union. On peut donc voir en elle une image de la « Fortune », à la fois imprévisible et implacable.
Respect des règles : unités et bienséances §
D’un point de vue dramaturgique, la structure externe de la pièce, c’est-à-dire la dimension de la représentation, doit être soumise à des règles fondant la vraisemblance. Vraisemblance qui permet de plonger le spectateur dans l’illusion mimétique, source du plaisir théâtral, comme l’affirme Mairet dans sa « Préface, en forme de discours poétique » de La Silvanire123. Parmi ces règles figurent celles des unités et des bienséances.
Unité de temps et de lieu §
Lancaster124 estime que le temps de la pièce excède quelque peu celui de la représentation, mais une étude attentive des indications de temps nous permet de réfuter ses allégations. La pièce s’ouvre sur ces vers : « Enfin, Léon, tu vois cette grande Journée / Qui doit de Tamerlan éclairer l’hyménée ». Ils ne permettent pas d’affirmer que la première scène se déroule à l’aube, mais ils laissent à penser que l’on est au début de la « Journée » dont Andronic, qui prononce ces paroles, envisage les événements à venir. Tout se joue durant cette journée, comme en témoignent l’expression « en ce jour », souvent répétée, et l’adverbe « aujourd’huy ». On peut citer par exemple une réplique de Bajazet à Andronic, à la scène 2 de l’acte I : « Vous essuyrez ses pleurs, si je meurs aujourd’huy », ou bien celle de Tamerlan, à la scène 4 du même acte : « C’est aujourd’huy qu’il faut nous réünir tous deux ». À la scène 3 de l’acte IV, Tamerlan dit à Andronic : « préparez vostre main / Pour l’hymen d’Araxide, elle arrive demain ». Peut-être est-ce ce passage qui a conduit Lancaster à penser que l’unité de temps n’était pas totalement respectée : cette arrivée d’Araxide, annoncée pour le lendemain, a lieu entre l’acte IV et l’acte V. Mais Astérie, à la première scène de l’acte V, après avoir appris au public qu’Araxide est dans le camp de Tamerlan, ajoute : « peut-être qu’Andronic l’épousera demain ». On est donc à la fin de la journée. Une réplique de Bajazet, rapportée par Tamur à la scène suivante, le confirme : « Je veux voir vostre Maître avant la fin du jour ». D’autres répliques achèvent d’intégrer la totalité de l’action dans cette unique journée. Ainsi celle de Bajazet, à la scène 5 de l’acte V : « La fureur du Destin aujourd’huy me fait grace » ; ainsi les dernières paroles d’Andronic, qui terminent la pièce : « pouvois-je espérer en ce funeste jour / Que la Gloire vengeât la Nature et l’Amour ? » La règle dite « des vingt-quatre heures » énoncée par Chapelain est respectée.
Suivant les conventions de l’époque, des événements ont lieu entre les actes. Le temps s’y écoule un peu plus vite : quelques minutes d’attente pour le spectateur représentent quelques heures durant lesquelles les personnages ont agi. Entre la fin de l’acte I et le début de l’acte II, Andronic a parlé à Zaïde, il lui a appris qu’il avait vu Tamerlan et qu’il voulait s’entretenir avec Astérie et Bajazet. Il a dû s’écouler un certain temps entre l’arrestation de Bajazet, qui tentait de s’évader, à la fin de l’acte II, et le moment où Andronic a pu le voir pour s’entretenir avec lui, juste avant le début de l’acte III, où ils entrent en scène en continuant leur conversation. Entre la fin de l’acte III et le début de l’acte IV, Astérie est retournée demander la grâce de son père à Tamerlan, et l’a obtenue. Le tyran semble avoir décidé de l’épouser malgré le refus de Bajazet. Entre la fin de l’acte IV et le début de l’acte V, Araxide est arrivée dans le camp de Tamerlan. C’est sans doute également pendant cet intervalle que Bajazet a pris du poison et, comme on l’apprend à la scène 2, qu’il a dit à Tamur qu’il voulait voir Tamerlan et Astérie.
L’unité de lieu est également respectée : « la Scene est dans le Camp de Tamerlan », indique la didascalie initiale. Ce lieu est évoqué dès la première scène : « Elle arrive en ce Camp ». Il est rappelé régulièrement, notamment aux premières scènes de l’acte IV – « Que dit-on dans le Camp du sort de Bajazet » – et de l’acte V – « Mais j’ay veu de trop pres cette pompe fatale, / Qui suivoit dans le Camp ma superbe Rivale ». Il est aussi fait allusion aux tentes où logent les personnages, notamment à la scène 2 de l’acte V : « Ils espéroient d’aller percer jusqu’à sa Tente ». Les personnages se rencontrent probablement dans un espace entre les tentes, comme dans l’Iphigénie de Racine, avance Lancaster125. Plusieurs vers semblent néanmoins contredire cette hypothèse. À l’acte II, scène 4, Astérie, voulant empêcher la tentative d’évasion de son père, dit à Andronic : « Sortons, pour fléchir son courage, / Courons sans balancer, proposons cet accord… » Le verbe « sortir » suppose un espace clos que l’on puisse quitter. Le même impératif est répété à la fin de l’acte II. À l’acte III, scène 5, Astérie commande à Andronic : « On vient, retirez-vous, sortez. » Puis, à la scène 6 de l’acte III, s’adressant à son père :
Ces Gardes, ces Soldats, cette funeste Escorte,Helas ! qu’attendent-ils rangez à cette Porte ?Si vous sortez, peut-estre ils fondront tous sur vous.
Mais Astérie ne peut pas vouloir dire « sortons du camp » : elle y est prisonnière. S’il est fréquent, dans les années 1670-1680, que l’action d’une pièce se déroule à l’intérieur d’une salle de palais, il n’est jamais question de l’intérieur d’une tente. Le Mémoire de Mahelot126 ne nous permet pas de déterminer quel était exactement le décor de Tamerlan : cette pièce fait partie de celles que le décorateur Michel Laurent a oublié de répertorier. Le Mémoire indique néanmoins le décor de quatre pièces censées se dérouler dans un camp militaire. « Theatre est des tante et pavillons de guerre », peut-on lire pour Scevole de Du Ryer, créée vers 1644. Il en est de même pour l’Alexandre le Grand de Racine, créé en 1665, pour Iphigénie, créée en 1674, et pour La Troade de Pradon : « Theatre est un camp des tante loptique est une ville ruinee un fleuve devant », peut-on lire pour cette dernière pièce. Le décor de Tamerlan devait probablement représenter des tentes, et donc figurer un espace extérieur, devant ces tentes. Il est possible que Pradon emploie des expressions renvoyant à un lieu clos par habitude et inattention. Il est fréquent, dans une tragédie, qu’un personnage, se précipitant hors de la scène pour empêcher un malheur, ait recours à des expressions de ce genre. Au XVIIe siècle, un dramaturge rédige un canevas en prose de sa pièce, puis le versifie. Peut-être Pradon a-t-il oublié, au moment de composer ses vers, la spécificité du lieu qu’il avait choisi. Le terme de « Porte » employé par Astérie à l’acte III rappelle bien plus le « palais à volonté » où se déroulent tant de tragédies de l’époque qu’une tente dans un camp militaire. Il semble donc qu’il y ait un manque de cohérence entre le lieu choisi et les expressions renvoyant à l’espace, ce qui n’implique pas pour autant un manquement à la règle de l’unité de lieu.
Unité d’action §
L’unité d’action est également respectée. Elle est centrée sur une rivalité politique entre Tamerlan et Bajazet. Tamerlan a vaincu Bajazet au combat et l’a fait prisonnier. Mais les deux hommes, dans le camp du vainqueur, continuent à s’affronter. Tamerlan veut obtenir de Bajazet qu’il s’humilie devant lui, reconnaisse sa grandeur et quitte la fierté qui le fait s’adresser à lui comme à un égal et même comme à un inférieur. En un mot, il veut obtenir sa soumission. Bajazet, quant à lui, veut prendre sa revanche sur Tamerlan. Il veut retrouver la liberté ou courir à la mort, l’une et l’autre lui permettant de regagner son honneur et de reprendre son destin en mains. Ce serait alors reprendre à Tamerlan le pouvoir qu’il a sur sa vie. Cet affrontement est doublé d’une rivalité amoureuse autour du trio Andronic/Astérie/Tamerlan : à l’amour réciproque entre Andronic et Astérie s’oppose la passion de Tamerlan pour Astérie. Cette rivalité amoureuse est étroitement entrelacée avec la rivalité politique, puisque la résolution de l’un des deux conflits entraîne la résolution de l’autre. En effet, l’affrontement entre les deux souverains conduit à la mort de Bajazet, ce qui provoque le changement d’avis de Tamerlan, qui renonce à sa passion, et permet le mariage des amants. Les périls dans lesquels sont pris les personnages découlent tous de deux obstacles, intimement liés. Il s’agit des obstacles à l’union des amants. Le premier est la volonté de Tamerlan, qui veut à la fois satisfaire son amour pour Astérie et obtenir la soumission de Bajazet – les deux étant inséparables, puisque pour qu’il épouse Astérie, il faut que Bajazet la lui donne, et donc qu’il accepte d’abandonner sa fierté et son désir de vengeance. Le second obstacle est la volonté de Bajazet, qui refuse obstinément de céder aux exigences de son ennemi, empêchant la paix qu’espèrent Andronic et Astérie. C’est donc de l’affrontement entre les deux hommes, combiné à la passion de Tamerlan pour Astérie, que découlent tous les périls. Ils ne se contentent pas de se suivre chronologiquement, mais s’enchaînent de manière nécessaire, comme le préconise Aristote dans La Poétique127.
Deux dangers menacent Astérie et Andronic : perdre l’être aimé et perdre Bajazet. Ils tombent dans le premier en voulant éviter le second : ils doivent sacrifier leur amour pour sauver Bajazet. Chaque obstacle opposé à la volonté de Tamerlan entraîne la condamnation à mort de Bajazet, puis celle d’Andronic. On peut voir plus en détail le caractère nécessaire de cet enchaînement des périls en prenant l’exemple de l’acte IV. À l’acte précédent, Bajazet a bravé Tamerlan, qui l’a condamné à mort. Astérie est alors allée supplier Tamerlan d’épargner son père, laissant entendre qu’en échange, elle l’épousait. Quand s’ouvre l’acte IV, son geste les a fait tomber, elle et Andronic, dans l’autre péril : se perdre l’un l’autre. Il entraîne en même temps la jalousie d’Andronic, qui témoigne son amertume à sa maîtresse à la scène 2. Ses accusations la conduisent à l’accuser à son tour de l’aimer trop peu. Cet abandon aux passions les empêche de cacher leur amour à Tamerlan, à la scène 3, ce qui pousse le tyran à menacer de mort Bajazet, une nouvelle fois, et Andronic avec lui. Astérie passe donc de la crainte de perdre son père à celle de perdre son amant puis à celle de les perdre tous deux, chaque malheur suivant nécessairement l’autre. L’action est donc construite de telle sorte que, comme le préconise Aristote, « si l’on déplace [une partie des faits] ou si on la supprime, l’ensemble diffère et soit bouleversé128 ».
Les bienséances §
Sur le plan externe de la pièce, les bienséances morales consistent, explique Georges Forestier dans son Introduction à l’analyse des textes classiques129, à « rester en harmonie avec le public dont il ne faut choquer ni le goût ni la morale ». Elles sont à distinguer de la bienséance qui concerne le plan interne de la pièce – celui de l’organisation de l’action. Sur ce plan, elle est comprise comme la cohérence dans le déroulement de l’action, dans les caractères des personnages et dans le rapport entre ces caractères et l’action. Nous traiterons de la bienséance interne plus loin. Pour ce qui est de la bienséance externe, Pradon s’est efforcé de la respecter. Il s’est tout d’abord appliqué à adapter l’Orient sur la scène française. Dans Le Grand Tamerlan et Bajazet, Magnon fait référence aux mœurs orientales, à la scène 3 de l’acte I. Le fils et l’épouse de Tamerlan s’interrogent sur le traitement que le tyran compte réserver à la femme et la fille de Bajazet :
THEMIR.
Quoy, je rencontrerois mon rival dans mon pere !Qu’auroit-il pretendu ? les veut-il epouser ?INDARTIZE.
Sans enfraindre nos lois il ne le peut oser,Je crains pour toutes deux un desastre bien pire,Que l’horreur que j’en ay m’empesche de vous dire.Son Serrail.
Pradon efface totalement cette dimension. Il n’est pas question de sérail dans sa pièce. Bajazet n’a eu qu’une seule épouse, « la Sultane ». En ce qui concerne Tamerlan, Andronic parle, dans la première scène, d’un « second hymen ». Tamerlan aurait donc déjà été marié, ce qui permet ensuite d’évoquer les enfants issus de ce premier mariage. Toujours dans la première scène, Andronic raconte : « Avec deux de ses fils j’exercé mon courage » et Léon rappelle que « ses Fils sont allez au devant d’Araxide ». Cette première épouse ne réapparaît pas dans la pièce, comme si elle était morte. La polygamie n’est pas envisagée. La vérité historique est donc gommée : Moréri rapporte que, d’après le moine de S. Denys, Tamerlan serait mort en « laissant 36 fils ou petits-fils, sans comprendre les filles ». Cette femme et ces enfants ne sont sans doute évoqués que pour suggérer la différence d’âge entre Tamerlan et Astérie. En outre, c’est au mariage que le vainqueur veut faire arriver sa captive ; il ne cherche pas à obtenir ses faveurs. L’exotisme n’est donc pas recherché, afin de ne pas choquer les spectateurs dans leurs habitudes.
Mairet, dans Solyman ou la mort de Mustapha, avait montré l’extrême cruauté de Solyman, son goût pour la torture physique et morale. Il y a certes cruauté et violence chez Pradon, mais comme il pourrait y en avoir dans n’importe quelle autre tragédie. Astérie évoque avec horreur le supplice qui menace son père à la scène 4 de l’acte II : « Ah ! Seigneur, voulez-vous que tremblante, éperduë, / Mon Pere tout sanglant se présente à ma veuë ? » ; « Le verray-je égorger à mes yeux ? ». Mais il n’y a là rien qui renvoie spécifiquement à l’univers oriental, comme le fait Racine dans Bajazet. Dans cette pièce, Roxane menace Bajazet et Atalide de les faire mourir étranglés « dans les mains des muets » (V, 4), ces esclaves du sérail à qui l’on a coupé la langue. La cruauté de Tamerlan, qui n’est pas associée à des supplices particulièrement orientaux, pourrait être celle de n’importe quel tyran.
La mort de Bajazet est elle aussi adaptée aux habitudes du public. Du Bec se contente de dire qu’il meurt dans la prison de Samarcande, quelques années après sa défaite ; selon Chalcondyle, il meurt sur les routes, où il a accompagné Tamerlan, probablement des fatigues du voyage. Ni l’un ni l’autre ne parlent de suicide. La fatigue et la maladie ne conviennent guère à un dénouement de tragédie. Pradon retient donc la version du suicide, rapportée par Moréri. D’après « quelques auteurs », explique ce dernier, « ce prince infortuné, […] ennuyé de vivre dans une si grande ignominie, se donna de la tête si rudement contre les barreaux de [la] cage [dans laquelle il était enfermé], qu’il en mourut l’an 804 de l’hégire, 1402 de J.-C. après huit mois de servitude. » Cette version bien plus spectaculaire est relayée par la poésie – au sens moderne de littérature – des XVIe et XVIIe siècles. Mais Pradon ne peut insérer dans sa pièce une mort si brutale et si barbare. Susceptible de plaire au lecteur de roman, elle aurait sans doute provoqué l’horreur des spectateurs une fois portée au théâtre, nuisant aux effets théâtraux recherchés, d’après Aristote : la terreur et la pitié. Pradon choisit donc, à la suite de Magnon, une forme de suicide à laquelle le public est habitué : l’empoisonnement. Bussom130 remarque que Tamerlan est la seule de ses pièces où a lieu une mort sur scène. Mais ce n’est pas une offense aux règles, qui autorisent le suicide sur scène. Le suicide par empoisonnement, parce qu’il ne suggère pas l’effusion de sang, est, de surcroit, bien moins choquant que celui de personnages comme Atalide, l’héroïne de Bajazet, qui se poignarde.
Un orient factice pour mieux traiter de sujets politiques, moraux et mondains intéressant le public §
Cet orient adapté aux conventions morales et esthétiques est le cadre dans lequel Pradon aborde des sujets qui ont moins de rapport avec les drames orientaux qu’avec les préoccupations des Français de la deuxième moitié du XVIIe siècle. Sur le plan politique, la scène 2 de l’acte III, où Tamerlan et Bajazet s’affrontent, expose deux conceptions de la légitimité d’un monarque. Bajazet, l’empereur détrôné, représente la souveraineté héréditaire. Il brave Tamerlan en lui rappelant sa naissance et sa condition de roturier, qui, à ses yeux, ne peuvent faire de lui un souverain légitime (v. 789 à 796). On ne peut selon lui considérer sur un pied d’égalité un prince de sang et un roturier à qui le « Sort » a permis de changer de condition. Tamerlan, à l’inverse, défend un pouvoir obtenu par les armes, comme le montrent les vers 797 à 808. Il est bien question de légitimité du pouvoir, avec l’emploi du terme « droits », au vers 804. Pour Tamerlan, ce n’est pas la « naissance », mais le mérite, les qualités et surtout les hauts faits qui fondent cette légitimité. Sans doute son acte de clémence final vise-t-il à atteindre le statut de monarque légitime. Nous y reviendrons.
Georges Forestier le rappelle dans la préface de son édition de Cinna131 : savoir ce qui distingue la royauté de la tyrannie est un cas d’école pour les humanistes depuis le XVIe siècle. Si l’on considère que Bajazet, souverain de naissance, est une image de Louis XIV, la pièce peut être vue en partie comme une entreprise de glorification du roi de France. Le courage du sultan, son sens de l’honneur, sa volonté inflexible, sa valeur guerrière sont autant de vertus susceptibles de renvoyer au Roi Soleil une image flatteuse de sa personne. Peut-être le « caprice » du « Destin » et le « Sort aveugle » dont se moque Bajazet s’opposent-ils à la volonté divine qui fonde la légitimité inattaquable du monarque de droit divin. Mais Bajazet est un souverain déchu. Le double de Louis XIV est peut-être davantage à chercher dans Tamerlan, même si sa conception de la légitimité du pouvoir ne saurait être approuvée dans un pays reposant sur la monarchie de droit divin. Georges Forestier rappelle que durant toute la décennie 1660, Louis XIV, qui est à la fois le plus jeune et le plus puissant monarque d’Europe, est considéré comme « le nouvel Alexandre132 ». Cette comparaison systématique cesse à partir de 1670, où la gloire du roi est peu à peu célébrée pour elle-même, sans passer par ce symbolisme historique. L’association entre ces deux figures continue néanmoins à marquer les esprits. Or, Tamerlan a été considéré par tous les historiens comme l’égal d’Alexandre. En 1663, André Félibien publie une description d’un tableau de Lebrun, Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, qui a inspiré à Racine son Alexandre le Grand. On peut lire au début de ce texte :
le Peintre ne pouvait pas mieux exposer aux yeux du plus grand Roi du monde [Louis XIV] une action plus célèbre et plus signalée, puisque l’histoire la rapporte comme une des plus glorieuses qu’Alexandre ait jamais faites, à cause de la clémence et de la modération que ce Prince fit paraître en cette rencontre ; car en se surmontant soi-même, il surmonta non pas des peuples barbares, mais le vainqueur de toutes les nations133.
Ces mots sont proches de ceux qu’emploie Tamerlan pour justifier son revirement après la mort de Bajazet, dans la dernière scène : « Il [Bajazet] triomphe du Sort, et je veux aujourd’huy, / En triomphant de moy, faire encor plus que luy. » Pradon semble bel et bien concevoir Tamerlan comme un autre Alexandre : il achève sa pièce dans un acte de clémence qui rappelle celui d’Alexandre pour Porus à la fin de la tragédie de Racine. Le Roi Soleil pouvait donc se reconnaître en Tamerlan, roi conquérant comme lui et héritier d’Alexandre. Des personnages rappelant Louis XIV par certains de leurs traits et de leurs actions ne peuvent que plaire à la Cour et au roi lui-même. Mais si le public mondain apprécie la glorification du roi, il aime également la représentation des méfaits et les revers des Grands. En mettant en scène un tyran dominé par sa passion, la pièce reprend le thème politico-moral des dangers du pouvoir comme passion, de la libido dominandi. En montrant un monarque déchu, jadis tout puissant, désormais réduit au rang d’esclave, elle illustre parfaitement les revers de la Fortune. Bajazet se dit d’ailleurs lui-même, à la scène 2 de l’acte I : « La fable et le joüet d’un insolent destin ».
Dans le domaine de la réflexion galante, Tamerlan reprend l’une des « questions d’amour » à la mode dans les salons, à Paris comme en province : le pouvoir peut-il être sacrifié à la passion amoureuse ? Andronic considère dans la première scène que le pouvoir ne peut suffire à faire le bonheur d’un cœur amoureux :
Je laisse à Tamerlan le soin de ma grandeur,Un intérest plus cher occupe tout mon cœur,Et je sens dans le trouble où ce cœur s’abandonne,Que pour le rendre heureux c’est peu qu’une Couronne.
La même idée apparaît indirectement dans la bouche d’Astérie à l’acte V, scène 3 : « Les Couronnes n’ont rien de touchant pour mon cœur ». Elle fait croire à Tamerlan que c’est la servitude qui lui a fait perdre le goût de la grandeur, mais c’est en réalité son amour pour Andronic qui lui fait refuser la couronne qu’il lui offre. Andronic va plus loin à la scène 3 de l’acte IV, en déclarant à Tamerlan qu’il préfère perdre le pouvoir que sacrifier son amour :
Les Trônes, les grandeurs, je vous les abandonne,Laissez-moy ma Princesse, et prenez ma Couronne,J’aime mieux partager avec elle les fers,Que sans elle avec vous partager l’Univers.
Ce sacrifice est une des « preuves d’amour » recensées par Charles Jaulnay dans son recueil de Questions d’amour : « la plus grande et la plus convaincante preuve d’amour […] est d’exposer son bien, sa vie, et mesme sa gloire pour plaire à l’objet aimé134. » Parfois liés au pouvoir, l’honneur et la gloire entrent en conflit avec l’amour. À la question « si l’honneur et la gloire peuvent ou doivent estre au dessus de l’amour dans le cœur d’un Amant », Jaulnay répond : « l’honneur et la gloire ont la preference dans nos actions, jamais dans le cœur. » Astérie, Andronic et enfin Tamerlan doivent en effet dépasser leur amour, vaincre leur cœur pour se porter vers l’honneur et la gloire, comme le fait Bajazet dès le début de la pièce.
Astérie et Andronic sont des amants galants ; leur comportement rappelle les règles énoncées par Jaulnay. « L’honneur des gens qui aiment [consiste] à se tenir exactement tout ce qu’ils se promettent, et leur honnesteté à ne se rien demander qui puisse nuire à l’un des deux135 », affirme-t-il. Andronic s’interdit effectivement de demander à Astérie de lui sacrifier son père. La princesse s’efforce de ne pas trahir sa foi malgré les exigences de Tamerlan. Tous deux éprouvent de la jalousie et adressent des reproches à l’être aimé ; jalousie et « plaintes » sont inévitables en amour, explique Jaulnay. À la dernière scène de l’acte IV Astérie est tentée de préférer la mort de son amant à son infidélité. Cette alternative correspond à l’une des questions du recueil : « Lequel des deux doit choisir une honneste femme, ou la mort, ou l’infidelité de son Amant ? ».
Outre ces questions d’amour, Pradon reprend des thèmes galants fréquemment employés au théâtre, comme celui du vainqueur prisonnier de sa captive. Il apparaît notamment dans Panthée, dont paraissent six versions de 1651 à 1639136, dans La Troade de Sallebray (1640), sujet bientôt repris par Pradon, ou encore dans Andromaque et Britannicus. Le schéma du vainqueur vaincu par sa captive est ici redoublé : Andronic, qui a capturé Astérie au nom de Tamerlan, puis Tamerlan lui-même, qui la tient prisonnière, tombent amoureux d’elle. L’un comme l’autre expriment le passage de la victoire des armes à la défaite du cœur par un jeu d’antithèses et de parallélismes. Andronic raconte la défaite amoureuse qui suit sa victoire militaire dans la première scène, aux vers 71 à 82. Tamerlan en fait autant dans la scène 4 de l’acte I, aux vers 270 à 278. L’amour est donc exprimé en termes de victoire, de défaite et de vengeance, et Tamerlan le conçoit comme un combat, à la scène 2 de l’acte V (v.1421 à 1424).
Parce qu’il est question, à l’inverse, d’une captive s’éprenant de son vainqueur, on retrouve le thème de l’amour né au milieu du malheur présent dès la Sophonisbe de Mairet, en 1634, où l’héroïne déclare au premier acte :
Car enfin il arrive, ou souvent, ou toujours,Que l’aise et le repos engendrent les amours ;Mais qu’ils aient pris naissance au milieu des alarmesEt qu’ils aient allumé leurs flambeaux dans les larmes,C’est bien un accident aussi prodigieuxQue d’un sort non commun il est présagieux137.
De même, dans la première scène de l’acte II, Astérie évoque les « miseres » et les « pleurs » dans lesquels sont nés son amour pour Andronic. Enfin, comme le veut la rhétorique galante, que ce soit dans la poésie dramatique ou ailleurs, l’amour passe par la vue et le regard : les yeux de l’amant ou de la maîtresse sont captivés par les beautés de l’objet aimé et ceux de la femme aimée blessent le cœur de son amant. Ainsi, dans les passages que nous venons de citer, Andronic, déclare : « Un coup d’œil m’arresta, je me sentis charmé », et Tamerlan :
Je ne pûs soûtenir l’éclat de tant de charmes,J’aperçeus trop de feux au travers de ses larmes,Et ses yeux si charmans, armez de leur douleur,Furent conduits par vous pour m’en percer le cœur.
Dans la bouche d’Andronic comme dans celle de Tamerlan revient le thème du « charme » magique qu’exerce la beauté de la femme et particulièrement celle de ses yeux. De même, à la scène 1 de l’acte V, dans le récit-tableau de l’arrivée d’Araxide au camp, tout passe par la vue et tout signale la supériorité des appâts d’Araxide par rapport à ceux d’Astérie. La princesse craint qu’en voyant ces appâts, cette grandeur, Andronic soit charmé : « Ma Rivale est charmante, et je suis malheureuse, / Andronic est sensible, il peut manquer de foy ». Andronic lui-même craint, à la première scène de l’acte IV, que devant le spectacle de la grandeur de Tamerlan, Astérie ait fini par être séduite :
Mais voyant l’Empereur, que ne dois-je point croire ?Que sçay-je ? si ses yeux ébloüis de sa gloire,Charmez de sa fortune, et pleins de sa grandeur,N’ont point esté gagnez pour séduire son cœur ?
Enfin, à la scène 3 de l’acte IV; Astérie veut se soustraire aux yeux de Tamerlan afin de ne pas raviver son amour : « Mais il vient, ah fuyons, de crainte que ma vûë / Ne rallume en son cœur le poison qui me tuë ». Jaulnay définit en effet « l’amour d’inclination » comme « un engagement naturel de nostre ame, par lequel nos yeux sont tellement enchantez et nostre inclination preoccupée, qu’ils ne se representent à nostre cœur que les choses qui peuvent plaire de l’objet vers lequel nous avons de la pente ». Il précise plus loin que « le principal siege de l’amour [est] au cœur dont la veuë est l’organe particulier ».
Style et composition : des qualités propres à l’écriture de Pradon ? §
Bussom138 souligne le talent de Pradon dans la liaison d’une scène à l’autre. Il réussit en effet à maintenir l’intérêt du spectateur en le laissant sans cesse dans l’attente d’un événement ou d’une décision. La fin de chacun des quatre premiers actes vise à maintenir ou à relancer la tension. Ainsi, l’acte I se termine sur un monologue angoissé d’Andronic, qui vient d’apprendre l’amour de Tamerlan pour sa maîtresse. Cette scène conduit le public à s’interroger sur ce qu’Andronic va décider et le laisse dans l’inquiétude des malheurs à venir :
Mais quoy, dans cet instant, que résoudre? que faire ?Allons voir Astérie, allons trouver son Pere ;Dans le goufre et l’horreur des maux que je prévois,O Ciel ! ferme mes yeux sur tout ce que je vois.
Il en est de même à la fin de l’acte IV, où Astérie prend une décision qu’elle ne révèle pas, laissant le public dans l’expectative, et qui suscite l’inquiétude, puisqu’elle suppose la mort de l’héroïne : « Bajazet, Andronic, Pere, Amant malheureux, / Je sçauray périr seule, et vous sauver tous deux ». Bussom considère que ce talent compense la mauvaise qualité des vers, qui selon lui sont « plats » et « manquent d’inspiration ».139 Le style de Pradon est très souvent condamné, par ses contemporains et surtout à partir du XVIIIe siècle. C’est sans doute le domaine dans lequel il est le plus durement attaqué. Mais il faut garder à l’esprit que les détracteurs du XVIIe étaient pour la majorité partisans de Racine et Boileau, du nouveau style poétique qu’ils tentaient d’imposer. À partir du siècle suivant, c’est en prenant le style racinien pour modèle que les critiques condamnent celui de Pradon. Bussom s’en fait l’écho au début du XXe siècle. Il reproche à Pradon d’exprimer généralement la passion « d’une manière volubile, froidement rhétorique, et fastidieuse140 ». Il est vrai que la scène 2 de l’acte IV est très répétitive : les amants ne cessent de faire des allers et venues entre l’amour et la jalousie, ils se complaisent dans l’évocation de leur passion et de leur douleur pendant 112 vers, selon un schéma qui peut devenir lassant. Andronic reproche à Astérie, qui vient le voir, son « peu de tendresse » et lui apprend que sa décision d’épouser Tamerlan va lui coûter la vie. Astérie répond en lui reprochant sa cruauté et son ingratitude et lui apprend qu’elle aussi s’apprête à mourir, pour lui rester fidèle. Andronic la conjure alors de vivre et d’épouser Tamerlan. Il lui promet de vivre puisqu’elle refuse qu’il meure. Astérie s’offusque qu’il lui ordonne si aisément d’oublier son amour pour lui, elle y voit un signe de son manque de tendresse et déclare que puisqu’il est si insensible, elle va lui obéir sur le champ et épouser Tamerlan. Andronic l’arrête immédiatement, lui disant à nouveau qu’il va mourir et que si elle est capable d’écouter ses ordres, c’est qu’elle manque d’amour. Il la supplie encore une fois de rester en vie et la scène se termine enfin, car l’arrivée de Tamerlan interrompt les amants. La scène 4 de l’acte III de Bajazet, qui a probablement inspiré cette scène de Pradon, est beaucoup plus courte. Atalide et Bajazet ne s’y entretiennent que sur 72 vers. Le schéma du retournement, du changement de décision motivé par les reproches de l’être aimé, interminablement répété par Pradon, n’apparaît qu’une fois : Atalide reproche à Bajazet, qui vient d’apaiser la colère de Roxane, de ne pas l’aimer assez et lui apprend qu’elle va mourir. Bajazet lui reproche la cruauté et l’ingratitude de sa réaction et décide de détromper Roxane afin de lui prouver son amour, ce qui provoque l’effroi d’Atalide, mais les amants ne se livrent pas à de nouveaux épanchements, car Roxane arrive. Il est également vrai qu’Atalide reproche à son amant de causer sa mort avec plus de subtilité que ne le fait Andronic. La première dit à Bajazet :
Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoinsQue votre seul péril occupait tous mes soins,Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,C’est sans regret aussi que je la sacrifie141.
Tandis que le second déclare brutalement à Astérie : « Enfin vous avez dû m’envoyer à la mort. »
Que le style de Pradon soit inférieur à celui de Racine n’est pas à prouver. Mais cette expression volubile de la passion plaisait à une grande partie du public, amateur de galanterie, pour qui le style de Racine était nouveau. Bussom admet lui-même que « l’honnête homme » du XVIIe siècle préférait la « “fade” galanterie à la Quinault […] ou une intrigue complexe […] relevée par la distinction d’un style sentimental et amoureux, exprimé dans le flux lent de vers enflés142 ». C’est parce qu’il a été jugé rétrospectivement en prenant celui de Racine pour modèle que ce style a été dévalorisé par les critiques.
Outre cette dimension relativement personnelle, le style d’un dramaturge, ou elocutio, doit obéir aux règles omniprésentes de la rhétorique, qu’il est indispensable de maîtriser pour émouvoir les spectateurs. Il faut donc savoir employer les trois genres de discours : le discours judiciaire, qui sert à accuser ou à défendre, le discours épidictique ou démonstratif qui sert à louer, blâmer ou instruire, le discours délibératif, que l’on utilise pour persuader ou dissuader. C’est ce dernier qui domine la pièce. Il est employé à quelques reprises en fin de scène ou d’acte, lorsqu’un personnage s’interroge sur l’attitude à adopter devant les malheurs qui le frappent. C’est le cas dans le monologue d’Andronic à la dernière scène de l’acte I. Mais ce discours est surtout employé pour pousser un autre personnage à faire un choix, à prendre une décision, puisque l’intrigue est centrée sur le refus ou l’acceptation du mariage entre Astérie et Tamerlan. Le tyran tente à de nombreuses reprises de convaincre Andronic, Astérie et Bajazet de se plier à ses désirs. C’est le cas à la scène 4 de l’acte I, à la scène 2 de l’acte II, ou encore aux scènes 3 et 4 de l’acte IV. Les amants tentent de se convaincre mutuellement de la nécessité de leur sacrifice, notamment à la scène 5 de l’acte II et à la scène 5 de l’acte III, avant de s’y faire mutuellement renoncer, à la scène 2 de l’acte IV. Tous deux cherchent à faire accepter cette soumission à Bajazet, aux scènes 1 et 6 de l’acte III. À l’inverse, Bajazet tente de les convaincre tous trois de renoncer à ce mariage et de le laisser aller à la mort, notamment aux scènes 1, 2 et 6 de l’acte III. Les amants cherchent à détourner Tamerlan de ses projets, à la scène 2 de l’acte II ou encore à la scène 3 de l’acte IV. En outre, Astérie et Andronic supplient Tamerlan d’épargner Bajazet à plusieurs reprises : à la scène 4 de l’acte III, par exemple. Tous les personnages principaux ont donc recours au délibératif, et ce à chaque acte.
Le discours démonstratif est employé pour apporter une information, faire un récit ; il apparaît particulièrement au premier acte et au début des actes II et IV. L’épidictique, genre de l’éloge et du blâme, apparaît dans les scènes où un personnage se lamente sur sa condition, comme le fait Bajazet au début de la première scène de l’acte III, dans celles où un personnage adresse des reproches à un autre, comme à la scène 2 de l’acte IV, et enfin dans celles où un personnage adresse des remerciements à un autre, comme dans la réplique finale d’Andronic, à la dernière scène. Ce genre de discours est présent tout le long de la pièce et employé par tous les personnages, mais il est surtout concentré dans les deux premiers actes.
Le genre judiciaire, enfin, apparaît peu. Il est employé par Bajazet à la scène 2 de l’acte I, puis à la scène 2 de l’acte III, pour condamner Tamerlan, qui juge en retour l’attitude de son ennemi dans cette même scène. Les deux amants y ont également recours lorsqu’ils s’accusent d’un manque d’amour, à la scène 2 de l’acte IV. Il s’agit donc moins, dans cette pièce, de faire le procès d’un personnage que de vaincre la volonté des autres en la pliant à la sienne : c’est ce que cherchent à faire les amants aussi bien que les souverains.
Les raisons d’un échec §
Nous venons d’aborder les qualités qui ont permis à Tamerlan de connaître un succès relatif du vivant de son auteur, de se maintenir sur les scènes et chez les libraires du XVIIIe siècle, et qui méritent encore qu’on leur prête attention. Mais la « prompte chute143 » qui a suivi le succès des premières représentations en 1676, puis l’oubli dans lequel la pièce est tombée depuis le XIXe siècle, ne sauraient être attribués à la seule influence de Racine, Boileau et leurs admirateurs. L’échec de la pièce est donc à chercher, comme le suggérait l’auteur de la Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, dans le « défaut de sa propre conduite ».
Paradoxes de la bienséance : affadissement et rupture avec l’horizon d’attente du public. §
Fadeur d’un Orient trop factice §
Les conventions sociales et esthétiques interdisent de reproduire sur scène un Orient trop violent. Bajazet se ressent de cette violence. Son dénouement sanglant a choqué une partie des contemporains. Mais Corneille, Donneau de Visé, Mme de Sévigné ont dit – certes avec une certaine mauvaise foi – que « les mœurs des Turcs y étaient mal observées144 ». Que dire alors de la pièce de Pradon ? Il n’est pas question de représenter avec exactitude une réalité trop mal connue. Nous l’avons vu, l’Orient des poètes occidentaux est nécessairement artificiel. Mais Pierre Martino souligne que la plupart des auteurs voient la nécessité de donner à leurs personnages « les sentiments et les attitudes que l’opinion générale leur donne145 ». Certes, Martino oriente son analyse en fonction du concept de « couleur locale », cher à son époque, mais étranger au XVIIe siècle. Il n’en est pas moins vrai que nombre d’auteurs s’efforcent de représenter la mauvaise foi de la politique orientale, faite de complots et de trahisons, symbolisés par le vizir, toujours en conflit avec le sultan qui l’a choisi, l’indiscipline des troupes des janissaires, promptes à la révolte, la condition humiliante des femmes du sérail, concubines et jamais reines, symbolisées par la sultane. Tous ces éléments sont présents chez Racine. Magnon met sur scène Selim, un personnage de vizir qui trahira son maître, et fait évoquer la polygamie et le monde du sérail par la femme de Tamerlan. Chez Pradon, il n’y a pas de vizir et « Sultane » n’est que la transposition du titre de reine employé pour désigner la défunte mère d’Astérie. Il est question des janissaires à la première scène de l’acte II, mais ce n’est là encore qu’une transposition des termes « gardes » ou « soldats ». Aucune spécificité ne leur est accordée. Avec le « cimeterre » avec lequel Bajazet se bat dans le récit de sa tentative d’évasion, à la dernière scène de l’acte II, les noms des personnages, les villes citées – Byzance, Trébizonde, Pruze, Sébaste –, les allusions fréquentes au peuple « ottoman », ce sont les seuls détails qui inscrivent la pièce dans le cadre oriental. Pradon ne choisit pas le lieu le plus symbolique de l’orient, que le caractère clos et resserré rend idéal pour la tragédie : le sérail. Le camp militaire est dénué de toute spécificité orientale, il rappelle les tragédies à sujet grec ou romain, comme Iphigénie. L’attitude des personnages, des références à l’univers occidental, antique ou chrétien, comme celle de l’« autel » du mariage et du sacrifice, achèvent de rendre cet orient excessivement artificiel. Trop occidentalisé, le sujet de Pradon perd l’exotisme – relatif, mais réel – qu’il contenait en germe, décevant sans doute les attentes du public.
Tamerlan : un personnage qui ne répond pas à l’attente du public §
Les attentes du public ont sans doute été déçues sur un autre point. Soucieux de ne pas le choquer, Pradon a voulu faire de Tamerlan un « honneste Homme », comme il le dit dans sa préface. Ce texte laisse entendre que ce choix a été critiqué par « certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes ». La libéralité de Tamerlan est attestée par Chalcondyle. Mais cela entre en contradiction avec la représentation que le public s’est généralement faite du personnage de Tamerlan. Depuis le XVIe siècle, le conquérant a l’image d’un tyran sanguinaire. Dans sa Poétique, La Mesnardière, s’appuyant sur Aristote, considère que le poète, même s’il a le droit d’adapter l’histoire, ne doit pas s’écarter des principaux faits avérés : « le seul déguisement ou la seule transposition peut troubler le spectateur et offenser sa mémoire146. » C’est la question du critère de ressemblance du caractère préconisé par Aristote. Malgré la caution historique derrière laquelle Pradon s’abrite, cette version du personnage de Tamerlan, pour n’être pas la plus répandue, est propre à « troubler le spectateur », nuisant ainsi à l’illusion mimétique. En voulant respecter la bienséance – ne pas représenter un personnage trop cruel –, Pradon la viole : il va à l’encontre de l’horizon d’attente du public.
Incohérences §
Une légère incohérence §
Plus graves sont les problèmes d’incohérence. Une première, assez discrète, apparaît aux actes IV et V. À la première scène de l’acte IV, on apprend que Tamerlan va épouser Astérie sans l’accord de Bajazet. Il semble donc décidé à se passer de la légitimation paternelle qu’il exigeait durant les trois premiers actes. Cette décision est confirmée à la scène 3 : « Bajazet malgré luy verra briser sa chaîne, / La Princesse en répond, elle me l’a promis », dit-il à Andronic. Puis, à la scène 2 de l’acte V, lorsque Tamerlan croit que Bajazet accepte de lui donner sa fille, cette nouvelle semble débloquer la situation, comme si la permission du père était toujours nécessaire à la réalisation du mariage. En effet, Tamerlan réagit comme le font souvent les personnages de tragédie lorsqu’un obstacle à leurs désirs vient d’être levé : ils en découvrent ou s’en donnent d’autres. Or, si le tyran a décidé, entre la fin de l’acte III et le début de l’acte IV, de se passer de son accord, le fait de l’obtenir devrait tout au plus le réjouir, sans rien changer à sa situation vis-à-vis d’Astérie.
Le personnage de Tamerlan §
Une incohérence bien plus profonde concerne le personnage même de Tamerlan. Bajazet, dès son entrée en scène, à l’acte I, scène 2, ne le désigne que comme un « Tyran ». En tant que tel, son ethos est défini par son pathos. Il est gouverné par la passion amoureuse. À la scène 4 de l’acte III, alors qu’il avait décidé de faire exécuter Bajazet, il perd sa résolution dès qu’il se trouve face à Astérie. La rapidité avec laquelle il se rend aux supplications de la princesse montre à quel point il est l’otage de sa passion. Il affirme en effet une sentence implacable, au vers 877 : « Oüy, Madame, il est temps de punir son audace. » L’indicatif se change en irréel du présent après la réplique d’Astérie, au vers 887 : « Je devrois le punir, et son cœur furieux, / S’il vit encore, en doit rendre grace à vos yeux. » Le récit de Léon, à la première scène de l’acte IV, apprend au spectateur que le même revirement s’est à nouveau produit :
Si-tôt qu’elle a paru, son aimable présenceA banny de son cœur la haine et la vangeance […]Tout le Camp est surpris d’un si grand changement.
En tant qu’amant, Tamerlan est brutal et violent ; son amour est tyrannique et destructeur. Certes, ce sentiment le rend plus doux, plus « pitoyable ». Il fait preuve de douceur lorsqu’il dit à Andronic, à la scène 4 du premier acte :
Je veux par cet hymen finir nostre querelle,Je suis Maître, et pourois l’[Astérie]y contraindre en ce jour ;Mais, Prince, je ne veux le devoir qu’à l’Amour.
Mais il est probable qu’un amant généreux ne formulerait même pas cette possibilité de violence. Tamerlan continue donc à penser en tyran, même lorsqu’il agit en galant homme. Bien plus, dès qu’on s’oppose directement à l’assouvissement de sa passion, il perd le calme et la douceur qu’il affichait. À la scène 2 de l’acte II, sa déclaration à Astérie est suivie de menaces, dès que la princesse y oppose un premier refus. S’il n’obtient pas l’objet de son désir, il préfère le détruire en lui infligeant les pires souffrances : lui arracher son père et son amant. Il fait ainsi preuve de cruauté. À la troisième scène de l’acte IV, parce qu’il pense que plus rien ne s’oppose à son union avec Astérie, Tamerlan a retrouvé son calme et son langage est celui de la galanterie amoureuse :
Vous l’avez veu, Madame, et ce cœur orgueilleuxAprend à soûpirer, et l’aprend de vos yeux ;Ce n’est plus en vainqueur qu’il vient icy paroître,Depuis qu’il est à vous il n’agit plus en Maître…
Mais lorsqu’il commence à soupçonner qu’Andronic est son rival, pris par une autre passion, la jalousie, il retrouve son ton autoritaire : « Vous, Prince, obeissez, je dois parler en Maître, / Je le veux, je l’ordonne, et ne voyez jamais… » Andronic lui tenant tête, il passe de l’ordre à la menace :
J’en frémis, mais enfin songez à quelle ragePeut emporter l’amour contre qui nous outrage,Et puis que cet amour sçait agir en Tyran,Malheur ! à qui sera Rival de Tamerlan !
Sa galanterie semble donc n’être qu’une simple apparence ; son ethos de tyran autoritaire et brutal reprend le dessus dès qu’on lui résiste dans le domaine amoureux. Ces exemples montrent les autres passions dont Tamerlan est animé : l’hybris, la passion du pouvoir, notamment. La résistance de Bajazet, qui brave sa puissance, le met hors de lui, il veut à tout prix rabaisser sa fierté. Sa libido dominandi apparaît à la scène 3 de l’acte III : « oüy, je ne veux songer / Qu’à dompter Bajazet, sa Fille, ou m’en vanger. » Cette scène montre également un déchaînement de haine et de cruauté :
Oüy, oüy, je l’abandonne, et dés ce mesme jourJe me rends à la haine, et j’étoufe l’amour,Je répandray son sang pour calmer sa furie,Bajazet périra mesme aux yeux d’Astérie.
Tamerlan semble plus tyran qu’amoureux. Si on le compare à la Roxane de Racine, on constate que la sultane, après avoir conçu des soupçons sur la trahison de son amant, s’interroge, essaie de se convaincre qu’elle se trompe, tandis que Tamerlan ne doute pas d’avoir été trompé et laisse immédiatement éclater sa colère. S’il n’exerce pas aussitôt sa vengeance, ce n’est pas qu’il cherche à s’éclaircir sur leurs sentiments : il leur laisse une dernière fois le temps de se résoudre à obéir. Peut-être pourrait-on dire que Roxane cherche à se faire aimer tandis que Tamerlan veut avant tout être obéi. À la scène 7 de l’acte III, Roxane décide, si la trahison d’Atalide et Bajazet est avérée, de les tuer avant de se suicider. Résolu à détruire ce qu’il aime s’il ne l’obtient pas, Tamerlan n’envisage jamais sa propre mort. Quand Roxane a la confirmation de l’amour de Bajazet pour Atalide, à la scène 5 de l’acte IV, elle éprouve du chagrin. Tamerlan, pour sa part, ne semble éprouver que de la colère. Cette colère, déchaînée par un orgueil blessé, gouverne ses décisions, le rendant sourd aux exhortations à la clémence et à la gloire que lui adresse Andronic à la scène 3 de l’acte III.
Un autre trait appartient à l’ethos de Tamerlan : sa basse extraction. Bajazet l’évoque dès la deuxième scène de la pièce :
Je vois donc un Tyran me couvrir d’infamie,Que tira du Néant ma fortune ennemie,Et qui sans le secours de ses grands changemens,A peine auroit servy d’Esclave aux Otomans.
En raison de sa naissance, son comportement ne respecte pas toujours le rang des autres personnages. Parce qu’il n’est pas né prince, il est incapable, quand la passion l’emporte, de respecter les convenances. Au début de la scène 3 de l’acte III, il qualifie Astérie d’« esclave », puis évoque une menace indigne pour une princesse, et indigne de la part d’un souverain : « Hé quoy ? ne puis-je pas quand son orgueil me brave, / Faire épouser sa Fille à mon dernier Esclave ? » C’est « en Maître » qu’il s’adresse à Andronic à la scène 3 de l’acte IV. Il se met à le tutoyer de manière agressive. Cette attitude contraste avec celle d’Andronic, qui continue à le vouvoyer et lui répond en le nommant « Seigneur ». Le caractère de Tamerlan est enfin celui d’un Turco-mongol : les autres personnages le qualifient de « barbare » et de « Tartare ». Le public du XVIIe siècle associe cette nationalité à la brutalité et à la cruauté.
Pourtant, dès la première scène de la pièce, malgré cet ethos de tyran barbare et de basse naissance, Tamerlan est présenté par Andronic comme un personnage généreux, qui prend le pouvoir pour mieux le rendre à ceux à qui il revient. Il parle de sa « libéralité », de son « grand cœur ». Il donne de lui l’image d’un défenseur, venant au secours des monarques dépossédés de leur trône. Lorsqu’il entre en scène, à la scène 4 de l’acte I, Tamerlan se présente conformément à ce portrait :
Mais quand pour tout objet on regarde la gloire,Que l’on combat toûjours pour la seule victoire,Et qu’on est l’ennemy, la terreur des Tyrans,L’on n’abuse jamais du droit des Conquérans ;Ce titre spécieux n’a rien qui m’ébloüisse,Il faut que de ses droits chaque Prince joüisse.
Andronic, un prince de sang, éprouve de l’amitié pour lui. Soucieux de sa gloire, d’après cette réplique, Tamerlan l’est de son honneur : il répugne à trahir la parole donnée à Araxide, à la deuxième scène de l’acte V. Il admire la valeur de Bajazet, qu’il reconnaît secrètement comme son égal, à la scène 3 de l’acte III. Soucieux de légitimité, il veut son accord pour épouser Astérie, comme le ferait un gentilhomme français. Toutes ces qualités appartiennent à son ethos, puisqu’elles lui sont attribuées dès son apparition.
« J’ay tasché d’apporter un tempérament à sa ferocité naturelle, et d’y mesler un caractere de grandeur et de genérosité », explique Pradon dans sa préface. Le caractère de Tamerlan est donc double. Mais ces deux dimensions, celle du tyran dominé par ses passions et celle du généreux « ennemy des tyrans », sont contradictoires. Dans sa Poétique, La Mesnardière147 définit le tyran, tel qu’on le conçoit au XVIIe siècle, en parlant d’« âmes sanguinaires vides de toute humanité, et qui ne connurent jamais ni la douceur, ni la clémence ». Il est donc impossible que la générosité, la grandeur d’âme existent dans l’ethos d’un tyran. Les deux dimensions que Pradon a tenté d’unir sont incompatibles. Bussom148 estime qu’il voulait attirer la sympathie des spectateurs sur son personnage principal et que la seule manière d’y parvenir consistait à contrebalancer sa férocité par un caractère d’« honnête homme ». Peut-être désirait-il en faire un héros tragique. Mais il nous semble que Tamerlan ne peut être défini comme tel. Georges Forestier149 le souligne : un « méchant » ne peut pas être un héros. Un tyran peut occuper le devant de la scène, comme c’est le cas de Néron dans Britannicus, mais le héros n’en est pas moins celui qui attire la pitié du spectateur, qui est victime, même s’il est aussi parfois bourreau. Or, Tamerlan n’est pas une victime et il ne suscite pas la pitié. Son caractère ne manque pas de constance, puisqu’il a été introduit dès le début de la pièce avec cette duplicité. Il fait sans doute défaut à la convenance, ou bienséance, dans la mesure où Pradon lui donne des traits fixes qui ne correspondent pas à la définition du personnage de tyran. Il manque assurément de cohérence. Ces contradictions sont peut-être dues aux différentes images que donnent de Tamerlan les sources historiques que Pradon a tenté de concilier. Moréri souligne ce caractère contradictoire :
les historiens parlent diversement de son humeur, de ses inclinations et de ses conquêtes. Les uns vantent sa douceur, les autres estiment son esprit, et d’autres détestent sa cruauté150.
Artificialité du dénouement §
Lié aux contradictions du personnage de Tamerlan, le dénouement est à la fois partiellement justifié et artificiel. À la scène 2 de l’acte V, alors que la situation semble débloquée – Bajazet, croit-on, accepte de donner sa fille à Tamerlan –, le tyran a de brusques scrupules. Son honneur l’arrête, car il a donné sa parole à Araxide, qui vient pour l’épouser. Son amitié pour Andronic l’arrête également : il aime son rival et répugne à le faire souffrir. Il se met à réfléchir en termes moraux, alors que jusqu’à cette scène, seule sa passion le guidait. Il hésite alors qu’il n’y avait pour lui, jusqu’alors, que deux alternatives : obtenir ce qu’il désirait ou se venger de ceux qui s’opposaient à la satisfaction de son désir. Ce comportement surprend, mais il n’est pas dénué de logique : ces scrupules sont justifiés par la générosité et le sens de l’honneur qui appartiennent à son ethos, tel qu’il a été défini au début de la pièce. Cette scène entame le revirement de Tamerlan et prépare l’acte de clémence final. À la scène 4, il fait preuve de magnanimité devant les menaces de mort d’Andronic, confirmant l’orientation vers la clémence :
J’excuse d’Andronic la fureur et l’audace,Je luy pardonne mesme une telle menace,Son desepoir luy dicte un discours emportéQue pour son intérest je n’ay pas écouté.
Les frères Parfaict font remonter cet acheminement vers la clémence à l’acte III. Ils résument la pièce de la manière suivante, à partir de l’échec de la tentative d’évasion de Bajazet :
Heureusement, l’espérance de toucher le cœur d’Astérie, retient la colere de Tamerlan. Il ne fait usage que de la clémence. Bajazet en ressent les effets jusqu’au moment qu’il prend la terrible résolution de terminer par le poison une vie importune. Au reste Tamerlan est si doux, qu’après qu’il a reconnu l’intelligence d’Andronic et d’Astérie, il se laisse braver, et s’en tient à de foibles menaces ; mais comme il est en train de pardonner, il leur fait grace, et déclare à Andronic que ne prétendant plus à la main d’Astérie, il va recevoir celle de la Princesse de Trébizonde151.
Malgré cette logique, le dénouement n’est amené que de manière artificielle. Tamerlan hésite puis finalement renonce à la violence et à la vengeance. Pradon a beau inscrire cette manifestation de la raison et de l’honneur dépassant la passion dans l’ethos de son personnage, la clémence est un acte très particulier. Georges Forestier la définit ainsi, dans la préface de son édition de Cinna :
la clémence, la plus haute des vertus royales, est en elle-même une vertu transgressive : elle transgresse les lois ordinaires de la justice, elle « choque en quelque façon la Justice » comme disent les textes contemporains. C’est pourquoi la clémence est une vertu essentiellement royale.
En d’autres termes, seul un souverain légitime peut user de la clémence. Pradon a certainement voulu suivre le modèle cornélien en choisissant son dénouement. Mais il a omis cette donnée essentielle : c’est parce qu’Auguste est devenu un souverain légitime qu’il peut accomplir une action non tyrannique.
Un tyran n’aurait pas adopté une telle attitude, explique Georges Forestier. Étant sorti de l’engrenage tyrannique à l’acte II, Auguste peut surmonter la tentation de la vengeance et se révéler un héros magnanime.
En effet, à la première scène de l’acte II, Auguste est rétabli dans le pouvoir qu’il souhaitait abandonner par Cinna, ce qui instaure sa légitimité. En revanche, Tamerlan n’est pas sorti de « l’engrenage tyrannique ». Ni la manière dont il a acquis le pouvoir – par les armes et non par la naissance – ni la manière dont il l’exerce – en suivant ses passions – ne peuvent lui conférer cette légitimité. Sa générosité et son sens de l’honneur ne suffisent pas à effectuer cette transformation de statut. À la scène 2 de l’acte IV, en apprenant la conjuration visant à l’assassiner, Auguste éprouve d’abord chagrin et lassitude, avant de pencher vers la vengeance, mais en hésitant. S’il refuse d’écouter le conseil de clémence de Livie à la scène 3 de l’acte IV, c’est avec calme et dignité qu’il s’adresse à Cinna, le chef de la conjuration. Même si sa colère transparaît, il reste maître de lui-même. Son comportement n’a donc rien à voir avec la fureur de Tamerlan lorsqu’il apprend la trahison d’Astérie et Andronic, aux scènes 3 et 4 de l’acte IV. En témoigne la violence avec laquelle il évoque une vengeance aux allures de carnage : « Je répandray du sang, tout me sera permis, / Maîtresse, Pere, Amant, tous sont mes ennemis. » Certes, le tyran Auguste réapparaît dans la réplique finale de la scène 2 de l’acte V, où il annonce rageusement à Cinna et Émilie leur mort prochaine. Mais ce sursaut laisse place à la grâce à la scène suivante. Chez Auguste, le souverain magnanime est pris à plusieurs reprises par des accès de tyrannie ; chez Tamerlan, c’est le tyran qui est pris d’accès de magnanimité. À la première scène de l’acte IV, Auguste affirme : « Il n’est crime envers moi qu’un repentir n’efface152. » Il pardonne effectivement les crimes de Maxime, Cinna et Émilie dans la dernière scène. C’est l’ampleur de leurs fautes qui rend sa magnanimité exceptionnelle. Tamerlan ne pardonne que les menaces d’Andronic, motivées par sa propre cruauté : le prince a dit vouloir s’en prendre à sa vie parce que Tamerlan lui arrachait Astérie. Il n’a commis aucun crime et ne mérite pas de châtiment. La trahison d’Astérie et Andronic est d’un tout autre ordre que celle des conjurateurs de Cinna. Elle est involontaire : ils ne sont coupables que de s’aimer. Elle n’appelle pas une juste vengeance. La colère que Tamerlan parvient à dépasser n’est donc pas légitime, contrairement à celle d’Auguste. Tamerlan se rapproche bien moins d’Auguste que de l’usurpateur Néron. En un mot, ce n’est pas un souverain légitime. Il est introduit comme un tyran – certes capable de générosité, mais tyran néanmoins – et il le reste. Il n’est donc pas vraisemblable qu’il s’adonne à la clémence.
Ce dénouement provoque la surprise, et suscite une certaine admiration pour le renoncement de Tamerlan, qui vainc ses passions. Mais on n’atteint pas ici le « dénouement sublime153 » qui éblouit les spectateurs de Cinna. Corneille a recours, pour justifier ce dénouement, au concept de « l’invraisemblance vraisemblable ». Georges Forestier l’explique de la manière suivante :
le geste d’Auguste est en soi une action invraisemblable. Mais c’est une action invraisemblable qui redevient vraisemblable du fait de la nature elle-même exceptionnelle de la vertu de clémence qui la sous-tend. C’est une action invraisemblable qui reste dans le cadre du vraisemblable, et qui est donc inattaquable154.
Le spectateur est ravi par la violence de l’inattendu, mais l’étonnant doit rester vraisemblable. Le geste de Tamerlan ne l’est pas, puisque son ethos ne lui permet pas d’avoir recours à la clémence. Parce qu’il surprend sans être explicable, son revirement tend moins à la merveille qu’au monstrueux. Le dénouement de Tamerlan correspond davantage à ce qui, selon Aristote, est le type de dénouement le plus mauvais : un homme veut en tuer un autre qu’il connaît et renonce au dernier moment à le faire. C’est un retournement de l’action artificiel, fondé non pas sur un coup de théâtre, mais sur un simple changement de volonté155. Tamerlan change d’avis, sans qu’il y ait de reconnaissance ni l’intervention d’un événement supérieur qui le contraigne à ne pas tuer ou à mourir. Son geste est arbitraire et incompréhensible de la part d’un tyran sanguinaire.
Il semble que Pradon ait tenté de concilier le caractère d’un personnage historique connu en tant que tyran et le dénouement auquel il voulait arriver. Une tragédie se conçoit et se compose à partir de son dénouement. Georges Forestier le rappelle dans Passions tragiques et règles classiques156, à propos de Bérénice : ce que les auteurs nomment le « sujet » est « le dénouement lui-même envisagé paradoxalement comme le point de départ de l’action tragique : un point de départ situé à la fin, impliquant que l’action soit construite à rebours. » Le dénouement est « rabattu » et le poète doit donner l’illusion que tout vient des choix des personnages, de leurs passions, de leurs erreurs. Nous l’avons vu, deux des sources ayant probablement inspiré ce dénouement à Pradon sont les pièces de Chappuzeau et de Corneille. Or, ces deux modèles ne sont pas adaptés à sa pièce, le premier parce qu’il s’agit d’une tragi-comédie, dont les règles sont différentes de celles de la tragédie, le second parce que le cas d’Auguste n’est pas applicable à Tamerlan. Cette faute est d’autant plus grave que, comme le souligne Aristote, ce n’est pas seulement la mise en place de l’intrigue qui fait la qualité d’une pièce : « beaucoup, après avoir bien noué, dénouent mal ; or, on doit toujours avoir raison des deux difficultés à la fois157. » C’est là le défaut majeur d’une pièce qui, par ailleurs, respecte assez bien les règles et se lit avec plaisir. Un défaut qui explique sans doute en partie la chute de la pièce, et qui s’ajoute aux causes conjoncturelles : un contexte de création qui n’était, somme toute, pas si favorable. Même s’il n’est pas encore en concurrence directe avec lui, Pradon dut être inévitablement comparé à Racine et Tamerlan à Bajazet. Une comparaison qui, en raison des incohérences de l’un des personnages principaux et de l’invraisemblance du dénouement, ne pouvait être qu’en sa défaveur.
Conclusion §
Jacques Pradon est aujourd’hui un auteur méconnu. On ne joue plus ses pièces depuis la fin du XVIIIe siècle, même si, rappelle Masson-Forestier158, une reprise de sa Phèdre à l’Odéon en 1910 fut bien reçue. Il a été malmené par les historiens et les critiques, qui se sont longtemps trompés sur sa date de naissance, lui ont attribué un nom qui n’était pas le sien, et ont accordé une foi sans limites aux moqueries de Boileau, sans s’interroger sur les raisons de son succès. Un succès non négligeable, puisque la faveur du public lui permit de donner une pièce presque à chaque hiver, de 1673 à 1679 ; puisque la société de la Cour assista à ses représentations ; puisque ses pièces furent reprises. L’une d’elles, Regulus, fut maintenue au répertoire de la Comédie-Française pendant une grande partie du XVIIIe siècle. D’après les Frères Parfaict159, Pirame et Thisbé resta sur scène pendant presque 40 ans. Il eut assez de lecteurs pour que des recueils collectifs de ses œuvres continuassent à paraître près de 50 ans après sa mort. Un succès qui n’était sans doute pas usurpé, puisque des personnes d’esprit lui témoignèrent de l’estime. « Il est banal, explique Bussom, parce qu’il représente le goût populaire commun de l’époque ; pas le meilleur, le plus éclairé, ou le plus cultivé, mais le goût d’une grande part de la société, ce qu’on appelle les honnêtes gens160 », unis par un idéal commun d’esprit et de politesse. Ses préfaces montrent sa capacité à flatter les grands, à répondre avec une ironie mordante aux critiques de ses adversaires, à composer un subtil mélange entre modestie affichée et insistance sur ses succès. Bussom souligne qu’il n’était pas forcément inférieur à Desmarets de Saint-Sorlin, Donneau de Visé, Thomas Corneille, Fontenelle, Boyer, Quinault ou encore Bensérade, autant d’auteurs dont les pièces étaient appréciées, mais qui n’ont pas marqué la postérité comme Corneille et Racine. Il n’aurait probablement pas été plus déprécié qu’eux s’il n’était pas devenu le concurrent direct de Racine. C’est cette comparaison qui lui a valu certains échecs, les plus violentes critiques et la mauvaise réputation qui l’a suivi après sa mort. On ne peut pour autant voir en Pradon une malheureuse victime des circonstances et de l’acharnement de puissants auteurs. L’image d’un Pradon manipulé par une cabale hostile à Racine, dont l’ampleur le dépasse et qui finit par se retourner contre lui, est tout aussi exagérée. Certes, les éloges excessifs des ennemis de Racine durent le conduire à surestimer son propre talent. Mais c’est de son propre chef qu’il s’est présenté comme un successeur de Racine, dès Tamerlan, sans doute par orgueil et à des fins publicitaires. Comme Molière ou Racine avant lui, il déchaîne des querelles afin de se faire connaître.
Cette entreprise est certes risquée. Quatre ans après le succès de Bajazet, Tamerlan ne peut que s’attirer la malveillance des partisans de Racine et, de manière plus large, le mépris des admirateurs du grand auteur. Ce jeune poète est sans doute présomptueux et maladroit d’amener le public à voir en lui son rival. Le génie et le succès de Racine ne laissent pas de place à d’autres talents, s’ils ne sont pas de taille à rivaliser avec lui.
La deuxième tragédie de Pradon est victime d’erreurs d’appréciation. Un manquement aux règles dans la composition du caractère de Tamerlan, l’échec d’une tentative ambitieuse de dénouement sont deux faiblesses majeures qui, conjuguées à cette comparaison dévalorisante, contribuent au succès mitigé de la pièce. Succès néanmoins, et tout à fait justifié. Pradon réunit les ingrédients susceptibles de plaire à cette fameuse majorité des « honnêtes gens ». Afin de satisfaire les doctes, il tente d’observer attentivement les règles d’Aristote et s’appuie sur des sources historiques reconnues. Afin de susciter l’intérêt du public mondain, les aristocrates comme les bourgeois, les gens de la ville comme ceux de la Cour, il mêle habilement un affrontement de volontés propre à satisfaire les amateurs d’intrigues cornéliennes et une intrigue amoureuse dont les héros sont susceptibles de plaire aux amateurs de galanterie. Il se soucie des attentes du public ; il exploite la vogue turque. Il cherche les ingrédients qui peuvent assurer le succès de sa pièce. Outre la matière des auteurs ayant traité le même sujet, il s’inspire, parfois jusqu’au plagiat, des œuvres des deux plus grands dramaturges de l’époque, Corneille, qu’il admire, et Racine, qu’il tente d’imiter sans l’avouer. Cette stratégie permet à Tamerlan de se placer aux côtés des pièces de Pradon qui se sont maintenues le plus longtemps dans la faveur du public.
Note sur la présente édition §
Les différentes éditions de la pièce §
Tamerlan ou la Mort de Bajazet a été publié pour la première fois à Paris, chez Jean Ribou, au début de février 1676 : l’achevé d’imprimer date du 30 janvier. Une autre édition a été publiée la même année à Lyon. Une édition pirate hollandaise paraît en 1679. Suivent deux éditions à Paris, chez Thomas Guillain, en 1688 et en 1697. Cette dernière est en in-16, tandis que les autres étaient en in-12. La pièce paraît ensuite dans plusieurs recueils collectifs. Le premier, intitulé Le Théâtre de Mr Pradon, est publié à Paris, chez la Veuve Mabre-Cramoisy, en 1695. Une copie hollandaise de ce recueil paraît la même année à Amsterdam, chez H. Schelte, en in-8, sous le titre Les Œuvres de Mr Pradon. En 1700, à Paris, Pierre Ribou publie Les Œuvres de Mr. Pradon, puis la Veuve Mabre-Cramoisy donne une réimpression du Théâtre de Mr Pradon en 1732. La dernière édition de la pièce paraît dans le dernier recueil des œuvres de l’auteur, publié à Paris en 1744 par la Compagnie des libraires associés, sous le titre : Les Œuvres de Mr Pradon, divisées en deux tomes.
Les exemplaires consultés §
Nous avons travaillé à partir de l’exemplaire de l’édition originale conservé à la Bibliothèque nationale de France, site Tolbiac, cote YF-3631, contenu dans un recueil factice intitulé Les Œuvres de Mr Pradon publié chez Jean Ribou en 1679. Nous avons également consulté deux exemplaires contenus dans deux autres recueils factices portant le même titre. Le premier a été également publié chez Jean Ribou en 1679. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, cote 8-RF-6694. Le second a été publié chez Thomas Guillain en 1688. Il est conservé à la Bibliothèque nationale de France, site Tolbiac, cote RES-YF-3288. L’épître de cet exemplaire manque. Hormis ce détail, les trois exemplaires sont identiques.
Nous avons consulté un exemplaire de l’édition de Thomas Guillain de 1688, contenu dans un recueil factice datant de la même année, conservé à Tolbiac, cote YF-3636. Le nombre de cahiers et le nombre de pages par cahier sont les mêmes que dans l’édition originale, mais la pagination est différente.
Les exemplaires non consultés §
Nous n’avons pas pu consulter les exemplaires de l’édition originale conservés à la Bibliothèque municipale de Grenoble (cote E.29579 CGA) et à la Bibliothèque municipale d’Angers (cote Rès 2231 (4.1)). Nous n’avons pas non plus consulté l’exemplaire de l’édition parue à Lyon en 1676, conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon (cote 801953 CGA).
Description de la pièce §
Format in-12, imprimé sur six cahiers, alternativement de 16 et 8 pages. X-71 p.
[I] Titre
[II] Verso blanc
[III-VI] A MONSIEUR DESMARETZ, CONSEILLER DU ROY EN TOUS SES CONSEILS, ET MAISTRE DES REQUESTES ordinaire de son Hostel [Épître]
[VII-X] AV LECTEVR
[X] ACTEURS
1-70 : Le texte de la pièce
70 : Fautes à corriger
[71] Extrait du Privilege du Roy
Description de la page de titre §
TAMERLAN, / OU LA MORT / DE BAJAZET, / TRAGEDIE. / Par Mr PRADON. / [fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez JEAN RIBOU, au Palais, dans / la Salle Royale, à l’Image S.Loüis. / [filet] / M. DC. LXXVI. / AVEC PRIVILEGE DV ROY.
Corrections §
Modifications générales §
Nous avons dénasalisé les voyelles marquées par un tilde. Nous avons remplacé l’esperluette & par « et ». Dans l’Extrait du Privilège du Roy, nous avons remplacé le i de « Ianvier » par un j. Nous avons unifié l’orthographe de « Byzance » : cette graphie apparaît aux vers 25 et 39 et l’on trouve en outre « Byzantins » au vers 19, tandis que l’on trouve « Bysance » aux vers 237, 324, 354.
Corrections orthographiques §
v.46 : « et tartares », v.373 : « connois-toute mon ame », v.468 : « pour mieux vous réünir », v.827 : « je le refuse », corrigé par l’auteur, v.858 : « et méprise l’envie », v.873 : « à peine il m’avoit joint », v.874 : « commençoient d’allumer », corrigé par l’auteur, v.955 : « que je puisse », corrigé par l’auteur, v.1076 : « Vous avez dû enfin », corrigé par l’auteur, v.1176 : « l Empereur », v.1321 : « ne m’abandonnes point », v.1510 : « luymesme », v.1517 : « vous dévriez ». Dans l’édition de Thomas Guillain de 1688, la correction des fautes correspond à la nôtre, sauf aux vers 468, 858 et 873, où les graphies de l’édition originale sont maintenues.
Corrections de ponctuation §
v.696 : « et conduiray vos coups ? » ; v.731 : « quel contretemps ? » ; v.1495 : « Et Bajazet, et moi » (cette ponctuation est maintenue dans l’édition de Thomas Guillain ; v.1579 : « qu’on cherche su secours ? » ; v.1585 : « qu’on l’emporte, Tamur ? ».
Hormis ces quelques corrections, nous avons conservé l’orthographe et la ponctuation d’origine, si étranges qu’elle puissent nous paraître par moments. Nous avons conservé les différentes graphies des mots suivants : « attente » et « attendre » dans tout le texte, sauf au vers 1462 : « atente » et aux vers 239, 755, 820, 824, 834, 895, 910, 976, 980, 999, 1148, 1149, 1150, 1151, 1259 : « atendre » ; « connoître » dans tout le texte, sauf dans l’Épître et l’Avis Au Lecteur : « connoistre » ; « effort » dans tout le texte, sauf aux vers 611, 944, 947 : « éfort » ; « embarras » au vers 99, « embaras » au vers 1316 ; « esperer » dans tout le texte, sauf aux vers 295, 650, 1217, 1260, 1611 : « espérer » ; « estat » dans tout le texte, sauf aux vers 6, 33, 751, 1279 : etat ; « genéreux » dans tout le texte, sauf dans l’Avis Au Lecteur : « genereux » ; « illustre » dans tout le texte, sauf au vers 301 : « ilustre » ; « jetter » dans tout le texte et « rejetant » aux vers 746 et 1299 ; « prévenir » dans tout le texte, sauf au vers 1553 : « prevenu » ; « sans-doute » dans tout le texte, sauf au vers 1360 : « sans doute » ; « Otoman » aux vers 52, 107, 156, 832, 962 et « Ottoman » aux vers 113, 388, 486, 864 ; « rappelle » au vers 365 et « rappeller » au vers 385 ; « tâcher » dans tout le texte, sauf dans l’Avis Au Lecteur et au vers 773 : « tascher ».
TAMERLAN,
OU LA MORT
DE BAJAZET,
TRAGEDIE. §
A MONSIEUR DESMARETZ161,
CONSEILLER DU ROY EN TOUS SES CONSEILS*,
Et Maistre des Requestes ordinaire de son Hostel. §
MONSIEUR,
Vous m’avez trop fait connoistre* que vous estiez ennemy des loüanges, pour vous en donner ; ainsi n’ayez plus de crainte d’une Epistre Dédicatoire. Je supprime dans celle-cy (puis que vous le voulez) jusques aux moindres choses qui pourroient allarmer vostre modestie. Cependant prenez garde, que pour éviter une affaire avec elle, vous ne m’en fassiez une avec la Verité. Mais, MONSIEUR, vous en répondrez et pour elle et pour moy ; j’aime mieux la condamner au silence, que de luy servir d’un foible Interprete : D’ailleurs vous faites assez connoistre* ce que vous valez, sans avoir besoin qu’un autre que vostre mérite en parle pour vous. Tout le monde sçait avec quelle assiduité vous vous acquitez des Emplois qui vous attachent incessamment aupres de MONSEIGNEUR vostre Oncle162, et que vous donnez tout au travail et rien au plaisir, lors* que vous estes dans le plus bel âge de le prendre ; Mais, MONSIEUR, je voy que cecy pouroit encore vous déplaire, et j’aime mieux vous offrir TAMERLAN, qui vous épargnera la fatigue d’une Epistre plus longue. J’espere* que malgré le grand nombre d’Affaires qui vous environnent, vous donnerez quelques momens à la lecture de cet Ouvrage, et que vous me ferez la grace de le recevoir comme une marque du respect avec lequel je suis,
MONSIEUR,
Vostre tres-humble et tres-obeïssant Serviteur,
PRADON.
AU LECTEUR. §
Je ne feray point icy l’Apologie de cette Piece ; Il suffit pour luy servir de sauvegarde contre la Critique la plus envenimée, qu’elle ait eu l’honneur de plaire au plus Grand Roy du Monde, et à la plus galante* et la plus spirituelle Cour de l’Europe ; Apres cela, je dois estre plus que content*, et me mettre fort peu en peine163, lors* qu’elle a esté universellement approuvée de tous les honnestes* Gens, de la malice* et du chagrin* de quelques Particuliers : Ceux-cy ont fait tout leur possible, ou par eux, ou par leurs organes*, pour la décrier et pour la perdre*. A la vérité je ne croyois pas estre encor digne d’un si grand déchaînement, mais l’envie* m’a trop fait d’honneur, et m’a traité en plus grand Auteur que je ne suis164. Si Thisbé n’avoit pas esté si loin, peut-estre qu’on eut laissé un libre cours à Tamerlan, et qu’on ne l’eût pas étoufé (comme on a fait) dans le plus fort de son succez. C’est le jugement que tous les Gens des-interessez, et qui n’agissent point par les ressorts de la Cabale*, ont fait de cette injustice, qui m’a esté plus glorieuse* dans le monde165, qu’un plus ample succez. Cependant je ne doute pas qu’il n’y ait plusieurs fautes dans cet Ouvrage, je ne prétens pas estre infaillible ; et si nos Maistres du Theatre, qui y regnent avec tant d’empire* et de justice166, sont exposez eux-mesmes à des Critiques qui leur ont donné tant d’émotion167, pourquoy un jeune Auteur qui commence, et qui n’est encor qu’à sa seconde Piece, en seroit-il plus exempt qu’eux ? Il seroit seulement à souhaiter que ces Messieurs tinssent le mesme langage qu’ils font tenir à leurs Héros, qu’en faisant admirer leurs Ouvrages, ils fissent admirer en mesme temps leur procedé*, et que les sentimens de leur cœur fussent aussi genereux* et aussi grands que ceux de leur esprit : Ils ne s’abaisseroient point à crier quand on leur imite une syllabe sur des choses qui ne sont point de beauté, qui n’ont aucun brillant particulier, et dont tout le monde auroit esté contraint* de se servir necessairement, dans des Incidens* tirez des entrailles d’un Sujet, comme des 24. Lettres de l’Alphabet, qui doivent estre communes à tous ceux qui se meslent* d’écrire. D’ailleurs s’ils faisoient refléxion sur plusieurs de leurs Pieces, ils verroient,168 qu’ils sont eux-mesmes encor moins scrupuleux sur des imitations plus fortes, et on pourroit leur faire connoistre* qu’ils se souviennent aussi-bien des Modernes que des Anciens, et qu’ils possedent avec autant d’avantage les beautez de Tristan, de Mairet et de Rotrou, que celles d’Homere, de Sophocle et d’Euripide169.
Au reste, je n’entreray point dans le détail de cet Ouvrage, je l’expose au Public afin qu’il en juge luy-mesme, sans tascher de le prévenir* inutilement. J’ay fait un honneste Homme de Tamerlan, contre l’opinion de certaines Gens, qui vouloient qu’il fut tout-à-fait brutal, et qu’il fit mourir jusques aux Gardes. J’ay tasché d’apporter un tempérament* à sa ferocité naturelle, et d’y mesler un caractere de grandeur et de genérosité*, qui est fondé dans l’Histoire, puis qu’il refusa l’Empire* des Grecs, et qu’il a esté un des plus grands Hommes du Monde : Cela se peut voir dans Calchondile, et sur tout dans une Traduction d’un Auteur Arabe, où la Vie de Tamerlan et ses grandes actions sont écrites tout au long. J’ay intitulé la Piece,170Tamerlan, ou la Mort de Bajazet, puis que c’est la mort de Bajazet qui en fait la catastrophe*. Je ne diray rien de son171 caractere, l’Histoire nous marque assez que ce Prince fut intrépide, et méprisa Tamerlan et la vie, jusqu’au dernier soûpir. Voila tout ce que j’avois à dire sur cette Tragedie, peut-estre vivra-t-elle autant sur le papier;172 que certains Ouvrages qui ne tirent leur succez que de la Déclamation, dont les Auteurs sont les Maistres, et qui ne reüssit que pour eux173. Je souhaite que si celuy-cy m’a attiré leurs mauvaises intentions, je me rende encor plus digne à l’avenir de leur chagrin*.
Le lecteur me fera assez de justice, pour ne me pas imputer quelques fautes qui se sont coulées dans l’Impression, et que j’ay marquées à la fin de la Piece.
ACTEURS. §
- TAMERLAN, Empereur des Tartares.
- BAJAZET, Empereur des Turcs.
- ASTERIE, Fille de Bajazet.
- ANDRONIC, Prince Grec, refugié à la Cour de Tamerlan.
- LEON, Confident d’Andronic.
- TAMUR, Capitaine des Gardes de Tamerlan.
- ZAIDE, Confidente d’Astérie.
- SUITE DE GARDES.
ACTE I. §
SCENE PREMIERE. §
ANDRONIC.
LEON.
ANDRONIC.
LEON.
ANDRONIC.
LEON.
[p. 5]ANDRONIC.
LEON.
ANDRONIC.
SCENE II. §
BAJAZET.
ANDRONIC.
BAJAZET.
[p. 7]ANDRONIC.
BAJAZET.
ANDRONIC.
BAJAZET.
SCENE III. §
ANDRONIC.
SCENE IV. §
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
[p. 11]TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
Que pouriez-vous mieux faire ?SCENE V. §
ANDRONIC.
Fin du Premier Acte.
ACTE II. §
SCENE PREMIERE. §
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
ZAIDE.
SCENE II. §
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
TAMERLAN.
[p. 19]ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE à part.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
SCENE III §
ASTERIE.
SCENE IV. §
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
[p. 25, C]ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
SCENE V. §
LEON.
ASTERIE.
Fin du Second Acte.
ACTE III. §
SCENE PREMIERE. §
BAJAZET en entrant.
BAJAZET.
ANDRONIC.
BAJAZET.
Non, ç’en est fait, je ne veux rienANDRONIC.
BAJAZET.
ANDRONIC.
BAJAZET.
ANDRONIC.
BAJAZET.
Et j’atens sans éfroy,ANDRONIC.
SCENE II. §
BAJAZET.
Hé bien, viens-tuTAMERLAN.
BAJAZET.
[p. 33]TAMERLAN.
BAJAZET.
TAMERLAN.
BAJAZET.
C’est ce que jeTAMERLAN.
BAJAZET en sortant.
SCENE III. §
[p. 35]ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
ANDRONIC.
SCENE IV. §
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
SCENE V. §
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
[p. 39]ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
SCENE VI. §
BAJAZET.
ASTERIE.
BAJAZET.
ASTERIE.
BAJAZET.
ASTERIE.
ASTERIE.
[p. 43]BAJAZET.
ASTERIE.
BAJAZET.
Fin du Troisiéme Acte.
ACTE IV. §
SCENE PREMIERE. §
LEON.
ANDRONIC.
SCENE II. §
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
[p. 48]ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
[p. 49, E]ANDRONIC.
ASTERIE.
ANDRONIC.
ASTERIE.
SCENE III. §
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
Vous prenez trop de soin de mesANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN à Astérie.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
[p. 53]ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ANDRONIC.
TAMERLAN.
ASTERIE. à Andronic.
ANDRONIC.
SCENE IV. §
TAMERLAN.
SCENE V. §
ASTERIE.
Fin du Quatriéme Acte.
ACTE V. §
SCENE PREMIERE. §
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
ZAIDE.
ASTERIE.
SCENE II. §
TAMERLAN.
TAMUR.
TAMERLAN.
TAMUR.
TAMERLAN.
TAMUR.
TAMERLAN.
SCENE III. §
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
[p. 64]SCENE IV. §
ANDRONIC à Astérie.
TAMERLAN.
[p. 65]ANDRONIC.
ASTERIE.
SCENE V. §
BAJAZET.
ASTERIE.
BAJAZET.
Que je meTAMERLAN.
BAJAZET.
ASTERIE.
ASTERIE à Andronic.
ANDRONIC.
BAJAZET.
Vostre amitiéASTERIE.
TAMERLAN.
Quoy ? veux-tu me dérober laBAJAZET.
Il n’est plus de secours,TAMERLAN.
ASTERIE.
TAMERLAN.
ASTERIE.
SCENE DERNIERE. §
TAMERLAN.
Extrait du Privilege du Roy. §
Par Grace et Privilege du Roy, donné à Saint Germain en Laye le 16. Janvier 1676. Signé, Par le Roy en son Conseil, Desvieux : Il est permis au Sieur PRADON de faire imprimer, vendre et debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’il voudra choisir, une Piece de Theatre de sa composition, intitulée Tamerlan, ou La Mort de Bajazet, pendant le temps et espace de huit années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer pour la premiere fois ; avec defenses à toutes Personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en imprimer, ou faire imprimer, vendre et distribuer, en tous les Lieux du Royaume et Terres de l’obeïssance, d’autre Edition que de celle dudit Sieur de Pradon, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de trois mille livres d’amende, payable sans déport par chacun des contrevenans, confiscation des Exemplaires contrefaits, et autres peines plus au long contenues dans lesdites Lettres.
Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires et Imprimeurs, Signé THIERRY, Syndic.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 30. Janvier 1676.
Glossaire §
Abréviations utilisées : Acad. : Académie ; Fur. : Furetière ; Rich. : Richelet.