ARMIDE
TRAGÉDIE
Représentée par l’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE ÉTABLIE À LYON.
Et jouée ci-devant en présence de sa majesté.
M. DC. XCVIII. Avec Privilège de Sa Majesté.

À LYON, THOMAS AMAULRY, au Mercure Galant.

ACTEURS DU PROLOGUE §

  • LA GLOIRE.
  • TROUPE de HEROS, qui suivent le Gloire.
  • LA SAGESSE
  • TROUPE de NYMPHES, qui fuient la Sagesse.

ACTEURS DE LA TRAGÉDIE §

  • ARMIDE, Magicienne, nièce d’Hidraot.
  • PHÉNICE, confidente d’Armide.
  • SIDONIE, autre confidente d’Armide.
  • HIDRAOT, Magicien , Roi de Damas.
  • TROUPE de PEUPLES du Royaume de Damas.
  • ARONTE, Conducteur des Chevaliers qu’Armide a fait mettre aux fers.
  • RENAUD, le plus renommé des Chevaliers du Camp de Godefroy.
  • ARTEMIDORE, un des chevaliers captifs d’Armide et que Renaud a délivré.
  • UN DÉMON, transformé en Naïade.
  • TROUPE de DÉMONS, transformés en Nymphes, en Bergers et en Bergères.
  • TROUPE de DÉMONS volants, et transformés en Zéphirs.
  • LA HAINE.
  • SUITE DE LA HAINE.
  • LES FURIES.
  • LA CRUAUTÉ.
  • LA VENGEANCE.
  • LA RAGE.
  • UBALDE, Chevalier qui va chercher Renaud.
  • LE CHEVALIER DANOIS, qui va avec Ubalde chercher Renaud.
  • UN DÉMON, sous la figure de Lucinde, fille Danoise, aimée du Chevalier Danois.
  • TROUPE DE DÉMONS, transformés en habitants champêtres de l’île où Armide retient Renaud enchanté.
  • UN DÉMON, SOUS LA FIGURE DE MÉLISSE, fille Italienne, aimée d’Ubalde.
  • LES PLAISIRS.
  • TROUPE de DÉMONS qui paraissent sous la figure d’amants fortunés et d’amantes heureuses qui accompagnent Renaud dans le palais enchanté.
  • TROUPE de DÉMONS volants, qui détruisent le Palais enchanté.

PROLOGUE §

Le théâtre réprésente un palais.

LA GLOIRE, LA SAGESSE, Suite de La Gloire et de la Sagesse. §

LA GLOIRE.

Tout doit céder dans l’Univers
À l’Auguste Héros que j’aime,
L’effort des ennemis, les glaces des hivers,
Les Rochers, les Fleuves, les Mers ,
5 Rien n’arrête l’ardeur de sa valeur extrême.

LA SAGESSE.

Tout doit céder dans l’Univers
À l’Auguste Héros que j’aime,
Il sait l’art de tenir tous les monstres aux fers,
Il est Maître absolu de cent peuples divers,
10 Et plus Maître encor de lui-même.

LA GLOIRE et LA SAGESSE.

Tout doit céder dans l’Univers
À l’Auguste Héros que j’aime.

LA SAGESSE et sa suite.

Chantons la douceur de ses lois.

LA GLOIRE et sa suite.

Chantons ses glorieux exploits.

LA GLOIRE et LA SAGESSE ensemble.

15 D’une égale tendresse,
Nous aimons le même Vainqueur.

LA SAGESSE.

Fière Gloire, c’est vous...

LA GLOIRE.

C’est vous, douce Sagesse...

LA GLOIRE et LA SAGESSE.

C’est vous, qui partagez avec moi son grand coeur.

LA GLOIRE.

Je l’emportais sur vous tant qu’a duré la Guerre,
20 Mais dans la paix vous l’emportez sur moi.
Vous réglez en secret avec ce sage Roi.
Le destin de toute la Terre.

LA SAGESSE.

la Victoire a suivi ce Héros en tous lieux;
Mais pour montrer son amour pour la Gloire,
25 Il se sert encore mieux
De la Paix que de la Victoire.
Au milieu du repos qu’il assure aux Humains,
Il fait tomber sous ses puissantes mains
Un Monstre qu’on a cru si longtemps invincible,
30 On voit dans ses travaux combien il est sensible :
Pour votre immortelle Beauté ;
Il prévient vos désirs, il passe votre attente,
L’ardeur dont il vous aime incessamment s’augmente,
Et n’a jamais tant éclaté.
35 Qu’un vain désir de préférence
N’altère point l’intelligence
Que ce Héros contre nous veut former :
Disputons seulement à qui sait mieux l’aimer.
La Gloire répète ce dernier vers avec la Sagesse.

LA GLOIRE et LA SAGESSE, ensemble.

Dés qu’on le voit paraître,
40 De quel coeur n’est-il point le maître ?
Qu’il est doux de suivre ses pas !
Peut-on le connaître
Et ne l’aimer pas ?
Les Choeurs répètent ces cinq derniers vers. Et la Suite de la gloire et celle de la Sagesse témoignent par des Danses la joie qu’elles ont de voir ces deux divinités, dans une intelligence parfaite.

LA SAGESSE.

Aimons notre Héros, que rien ne nous sépare :
45 Il nous invite aux Jeux qu’on nous prépare :
Nous y verrons Penaud, malgré la Volupté,
Suivre un Conseil fidèle et sage ;
Nous le verrons sortir du Palais enchanté,
Où par l’Amour d’Armide il était arrêté,
50 Et voler où la gloire appelle son courage,
Le grand Roi qui partage entre nous ses désirs,
Aime à nous voir même dans ses plaisirs.

LA GLOIRE.

Que l’éclat de son nom s’étende au bout du Monde.
Réunissons nos voix ;
55 Que chacun nous réponde.

LA GLOIRE, LA SAGESSE et les Choeurs.

Chantons la douceur de ses lois,
Chantons ses glorieux exploits.
La suite de la Gloire et celle de la Sagesse continuent leur réjouissance.

LES CHOEURS.

Que dans le Temple de Mémoire
Son Nom soit pour jamais gravé,
60 C’est à lui qu’il est réservé ,
D’unir la Sagesse et la Gloire.

ACTE I §

Le théâtre représente une grande place ornée d’un Arc de Triomphe.

SCÈNE I. Armide, Péhnice, Sidonie. §

ARMIDE.

Dans un jour de Triomphe au milieu des plaisirs,
Qui peut vous inspirer une sombre tristesse ?
La Gloire, la Grandeur, la beauté, la Jeunesse,
65 Tous les biens comblent vos désirs.

SIDONIE.

Vous allumer une fatale flamme
Que vous ne ressentez jamais ;
L’amour n’ose troubler la paix
Qui règne dans votre âme.

PHÉNICE et SIDONIE, ensemble.

70 Quel sort a plus d’appas ?
Et qui peut être heureux si vous ne l’êtes pas ?

PHÉNICE.

Si la guerre aujourd’hui fait craindre ses ravages,
C’est aux bords du Jourdain qu’ils doivent s’arrêter,
Nos tranquilles rivages
75 N’ont rien à redouter.

SIDONIE.

Les Enfers, s’il le faut, prendront pour nous les armes !
Et vous savez leur imposer la loi.

PHÉNICE.

Vos yeux n’ont eu besoin que de leurs propres charmes,
Pour affaiblir le Camp de Godefroy.

SIDONIE.

80 Ses plus vaillants guerriers contre vous sans défense
Sont tombés en vôtre puissance.

ARMIDE.

Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous.
Renaud, pour qui ma haine a tant de violence,
L’indomptable Renaud échappe à mon courroux.
85 Tout le camp ennemi pour moi devient sensible.
Et lui seul, toujours invincible,
Fit gloire de me voir d’un oeil indifférent,
Il est dans l’âge aimable où sans effort on aime...
Non je ne puis manquer sans un effort extrême,
90 La conquête d’un coeur si superbe et si grand.

SIDONIE.

Qu’importe qu’un captif manque à votre vie noire,
On n’en voit dans vos fers assez d’autres témoins ;
Et pour un esclave de moins
Un Triomphe si beau perdra peu de sa gloire.

PHÉNICE.

95 Pourquoi voulez-vous songer
À ce qui peut vous déplaire
Il est plus sûr de se venger
Par l’oubli que par la colère.

ARMIDE.

Les enfers ont prédit cent fois,
100 Que contre ce guerrier nos armes seraient vaines,
Et qu’il vaincra nos plus grands Rois :
Ah ! Qu’il me serait doux de l’accabler de chaînes,
Et d’arrêter le cours de ses exploits !
Que je hais ! Que son mépris m’outrage :
105 Qu’il fera fier d’éviter l’esclavage
Où je tiens tant d’autres héros !
Incessamment son importune image
Malgré moi trouble mon repos.
Un songe affreux m’inspire une fureur nouvelle,
110 Contre ce funeste ennemi,
J’ai cru le voir, j’en ai frémi,
J’ai cru qui me frappait d’une atteinte mortelle.
Je suis tombée aux pieds de ce cruel Vainqueur:
Rien ne fléchissait sa rigueur ;
115 Et par un charme inconcevable,
Je me sentais contrainte à le trouver aimable
Dans le fatal moment qu’il me perçait le coeur ;
Vous troublez-vous d’une image légère
Que le sommeil produit ?
120 Le beau jour qui vous luit.
Doit dissiper cette vaine chimère.
Ainsi qu’il a détruit
Les ombres de la nuit.

SCÈNE II. Hidraot, Suite d’Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie. §

HIDRAOT.

Armide, que le sang qui m’unit avec vous
125 Me rend sensible aux soins que l’on prend pour vous plaire 1
Que votre triomphe m’est doux !
Que j’aime à voir briller le beau jour qui l’éclaire !
Je n’aurais plus de voeux à faire.
Si vous choisissiez un époux.
130 Je vois de près la mort qui me menace
Et bientôt l’âge qui me glace
Va m’accabler sous son pesant fardeau :
C’est le dernier bien ou j’aspire,
Que de voir votre hymen promettre à cet Empire,
135 Des Rois formé d’un sang si beau ;
Sans me plaindre du sort, je cesserai de vivre.
Si ce doux espoir peut me suivre
Dans l’affreuse nuit du tombeau.

ARMIDE.

La haine de l’Hymen m’étonne,
140 Je crains les plus aimables noeuds.
Ah qu’un coeur devient malheureux
Quand la liberté l’abandonne !

HIDRAOT.

Pour vous, quand il vous plaît, tout l’Enfer est armé !
Vous êtes plus savante en mon art que moi-même :

Diadème : c’était autrefois un bandeau royal tissu de fil, de laine, ou de soie, qui était la marque de la royauté. [F]

145 Des grands Rois à vos pieds mettent leur diadème ;
Qu’il vous voit un moment, est pour jamais charmé.
Pouvez-vous mieux goûter votre plaisir extrême
Qu’avec un époux qui vous aime,
Et qui soit digne d’être aimé.

ARMIDE.

150 Contre mes ennemis à mon gré je déchaîne
Le noir Empire des enfers ;
L’Amour met des Rois dans mes fers,
Je fuis de mille amants maîtresse souveraine :
Mais je fais mon plus grand bonheur
155 D’être maîtresse de mon coeur.

HIDRAOT.

Bornez-vous vos désirs à la gloire cruelle
Des maux que fait votre beauté ;
Ne ferez-vous jamais votre félicité ?
Du bonheur d’un amant fidèle.

ARMIDE.

160 Si je dois m’engager un jour,
Au moins devez vous croire
Qu’il faudra que ce soit la Gloire
Qui livre mon coeur à l’Amour.
Pour devenir mon maître
165 Ce n’est point assez d’être Roi.
Ce sera la Valeur qui me fera connaître
Celui qui mérite ma foi.
Le Vainqueur de Renaud, si quelqu’un le peut-être.
Sera digne de moi.

SCÈNE III. Troupe de Peuples du Royaume de Damas. Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie. §

Les peuples du Royaume de Damas témoignent par des danses et par des chants la joie qu’ils ont de l’avantage que la beauté de cette princesse a remporté sur les Chevaliers du Camp de Godefroy.

HIDRAOT.

170 Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.
Que son Triomphe est glorieux
Ses charmes les plus forts sont ceux de ses beaux yeux,
Elle n’a besoin d’emprunter l’Art terrible
175 Qui sait quand il lui plaît faire armer les Enfers,
Sa beauté trouve tout possible.
Nos plus fiers Ennemis gémissent dans ses fers.

HIDRAOT et le Choeur.

Armide est encor plus aimable
Qu’elle n’est redoutable.
180 Que son Triomphe est glorieux !
Ses charmes les plus forts sont ceux de ses beaux yeux.

PHÉNICE et le CHOEUR.

Suivons Armide, et chantons sa victoire,
Tout l’Univers retentit de sa gloire.

PHÉNICE.

Nos Ennemis affaiblis et troublés
185 N’étendront plus le progrès de leurs armes !
Ah ! Quel bonheur ! Nos désirs sont comblés.
Sans nous coûter ni de sang ni de larmes.

LE CHOEUR.

Suivons Armide, et chantons sa victoire,
Tout l’Univers retentit de sa gloire.

PHÉNICE.

190 L’ardent Amour qui la fuit en tous lieux
S’attache aux coeurs qu’elle veut qu’il enflamme.
Il est content de régner dans ses yeux,
Et n’ose encor passer jusqu’à son âme.

LE CHOEUR.

Suivons Armide, et chantons sa Victoire,
195 Tout L’Univers retentit de sa gloire.

SIDONIE et le Choeur.

Que la douceur d’un triomphe est extrême,
Quand on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même.

SIDONIE.

Nous n’avons point fait armer nos soldats,
Sans leur secours Armide est triomphante ;
200 Tout son pouvoir est dans ses doux appas,
Rien n’est si beau, que sa beauté charmante.

LE CHOEUR.

Que la douceur d’un triomphe est extrême,
Quand, on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même !

SIDONIE.

La belle Armide a su vaincre aisément
205 De fiers Guerriers plus craints que le tonnerre,
Et ses regards ont en moins d’un moment
Donné des lois aux Vainqueurs de la terre.

LE CHOEUR.

Que la douceur d’un Triomphe est extrême,
Quand on n’en doit tout l’honneur qu’à soi-même !
Le triomphe d’Armide est interrompu par l’arrivée d’Aronte, qui avait été chargé de la conduite des Chevaliers Captifs, et qui revient blessé, et tenant à la main un tronçon d’épée.

SCÈNE IV. Aronte, Hidraot, Armide, Phénice, Sidonie, Troupe de peuples de Damas. §

ARONTE.

210 Ô Ciel ! Ô disgrâce cruelle !
Je conduisais vos Captifs avec soin ;
J’ai tout tenté pour vous marquer mon zèle,
Mon sang qui coule en est témoin.

ARMIDE.

Mais où sont mes captifs ?

ARONTE.

215 Un Guerrier indomptable
Les a délivrés tous.

ARMIDE et HIDRAOT.

Un seul Guerrier ! Que dites-vous !
Ciel !

ARONTE.

De nos ennemis c’est le plus redoutable.
Nos plus vaillants soldats sont tombés sous ses coups :
220 Rien ne peut résister à sa valeur extrême...

ARMIDE.

Ô Ciel ! C’est Renaud.

ARONTE.

C’est lui-même.

ARMIDE et HIDRAOT.

Poursuivons jusqu’aux trépas
L’ennemi qni nous offense.
225 Qu’il n’échappe pas
À notre vengeance.

LE CHOEUR.

Poursuivons jusqu’aux trépas
L’ennemi qui nous offense.
Qu’il n’échappe pas
230 À notre vengeance.

ACTE II §

Le théâtre change, et représente une campagne, où une rivière forme une île agréable.

SCÈNE I. Artemidore, Renaud. §

ARTEMIDORE.

Invincible Héros, c’est par votre courage
Que j’échappe aux rigueurs d’un funeste esclavage ?
Après ce généreux recours,
Puis-je me dispenser de vous suivre toujours ?

RENAUD.

235 Allez, allez remplir ma place.
Aux lieux d’où mon malheur me chasse,
Le fier Renaud m’a contraint à punir,
Sa téméraire audace :
D’une indigne prison Godefroy me menace
240 Et de son Camp m’oblige à me bannir,
Je m’en éloigne avec contrainte,
Heureux ! Si j’avais pu consacrer mes exploits
À délivrer la Cité sainte
Qui gémit sous des dures lois,
245 Suivez les guerriers qu’un beau zèle
Presse de signaler leur valeur et leur foi :
Cherchez une gloire immortelle,
Je veux dans mon exil n’envelopper que moi.

ARTEMIDORE.

Sans vous que peut-on entreprendre ;
250 Celui qui vous bannit ne pourra s’en défendre
De souhaiter votre retour.
S’il faut que je vous quitte ; au moins ne puis-je apprendre
En quels lieux vous allez choisir votre séjour.

RENAUD.

Le repos me fait violence,
255 La feule Gloire a pour moi des appas :
Je prétend adresser mes pas
Où la Justice et l’innocence
Auront besoin du secours de mes bras.

ARTEMIDORE.

Fuyez les lieux où règne Armide,
260 Si vous cherchez à vivre heureux ;
Pour le Coeur le plus intrépide
Elle a des charmes dangereux,
C’est une ennemie implacable,
Évitez ses ressentiments ;
265 Puisse le Ciel à mes voeux favorable
Vous garantit de ses enchantements.
Pat une heureuse indifférence
Mon coeur s’est dérobé fans peine à sa puissance,
Je la vis seulement d’un regard curieux.
270 Est-il plus mal aisé d’éviter sa vengeance.
Que d’échapper au pouvoir de ses yeux ?
J’aime la liberté, rien ne m’a pu contraindre
À m’engager jusqu’à ce jour.
Quand on peut mépriser le charme de l’Amour.
275 Quels enchantements peut-on craindre ?

SCÈNE II. Hidraot, Armide. §

HIDRAOT.

Arrêtons-nous ici, c’est dans ce lieu fatal
Que la fureur qui nous anime
Ordonne à l’Empire infernal
De conduire notre victime.

ARMIDE.

280 Que l’Enfer aujourd’hui tarde à suivre nos lois !

HIDRAOT.

Pour achever le charme il faut unit nos voix.

HIDRAOT et ARMIDE.

Esprit de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous.
Livrez à notre courroux
285 L’Ennemi qui nous outrage.
Esprit de haine et de rage,
Démons obéissez-nous.

ARMIDE.

Démons affreux, cachez-vous
Sous une agréable image ,
290 Enchantez ce fier courage
Par les charmes les plus doux. ,

HIDRAOT et ARMIDE.

Esprit de haine et de rage,
Démons, obéissez-nous.
Armide aperçoit Renaud qui s’approche des bords de la rivière.

ARMIDE.

Dans le piège fatal notre ennemi s’engage.

HIDRAOT.

295 Nos Soldats font cachés dans le prochain bocage,
Il faut que sur Renaud ils viennent fondre tous.

ARMIDE.

Cette victime est mon partage ;
Laissez-moi l’immoler, laissez-moi l’avantage
De voir ce coeur superbe expirer de mes coups.-
Hidraot et Armide se retirent.
Renaud, s’arrête pour considérer les bords du fleuve, et quitte une de ses armes pour prendre le frais.

SCÈNE III. §

RENAUD, seul.

300 Plus j’observe ces lieux, et plus je les admire,
Ce Pleuve coule lentement
Et s’éloigne à regret d’un séjour si charmant.
Les plus aimables fleurs, et le plus doux zéphyr
Parfument l’air qu’on y respire.
305 Non, je ne puis quitter des rivages si beaux,
Un son harmonieux se mêle au bruit des eaux ;
Les Oiseaux enchantés se taisent pour l’entendre.
Des charmes du sommeil j’ai peine à me défendre.
Ce gazon, cet ombrage frais,
310 Tout m’invite au repos sous ce feuillage épais.
Renaud s’endort sur un gazon, au bord de la rivière.

SCÈNE IV. Renaud endormi, une naïade qui sort du fleuve, torupe de nymphes, troupe de bergers, troupe de bergères. §

UNE NAÏADE.

Au temps heureux où l’on sait plaire
Qu’il est doux d’aimer tendrement,
Pourquoi dans les périls avec empressement
Chercher d’un vain honneur l’éclat imaginaire ?
315 Pour une trompeuse chimère
Faut-il quitter un bien charmant ?
Au temps heureux où l’on sait plaire
Qu’il est doux d’aimer tendrement !

LE CHOEUR.

Dans l"dition originale, "Quelle" est écrit "Qu’elle".

Ha ! Quelle erreur ! Quelle folie !
320 De ne pas jouir de la vie !
C’est aux Jeux, c’est aux Amours,
Qu’il faut donner les beaux jours.
Les Démons sous la figure des nymphes, des bergers et des bergères, enchantent Renaud, en l’enchaînant durant son sommeil avec des guirlandes de fleurs.

UNE BERGÈRE.

On s’étonnerait moins que la saison nouvelle
Revint sans amener les fleurs et les zéphyrs,
325 Que de voir de nos ans la saison la plus belle
Sans l’Amour et sans les plaisirs.
Laissons au tendre amour la jeunesse en partage ;
La Sagesse a son temps, il ne vint que trop tôt :
Ce n’est pas être sage,
330 D’être plus sage qu’il ne faut.

LES CHOEURS.

Ah ! Quelle erreur ! Quelle folie !
De ne pas jouir de la vie !
C’est aux jeux, c’est aux amours
Qu’il faut donner les beaux jours.

SCÈNE V. Armide, Renaud endormi. §

ARMIDE, tenant un dard à la main.

335 Enfin, il est en ma puissance,
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur,
Le charme du sommeil le livre à ma vengeance.
Je vais percer son invincible coeur.
Par lui, tous mes captifs sont sortis d’esclavage,
340 Qu’il éprouve toute ma rage...
Armide va pour frapper Renaud. Il ne peut exécuter le dessein qu’elle a de lui offre la vie.
Quel trouble me saisit ? Qui me fait hésiter ?
Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire ?
Frappons... Ciel ! Qui peut m’arrêter ;
Achevons... je frémis ! Vengeons-nous... je soupire ;
345 Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui ?
Ma colère s’éteint quand j’approche de lui.
Plus je le vois plus ma colère est vaine,
Mon bras tremblant se refuse à ma haine,
Ah ! Quelle cruauté de lui ravir le jour !
350 À ce jeune Héros tout cède sur la Terre.
Qui croirait qu’il fut né seulement pour la guerre ?
Il semble être fait pour l’Amour.
Ne puis-je me venger à moins qu’il ne périsse ;
Hé ne suffit-il pas que l’Amour le punisse !
355 Puisqu’il n’a pu trouver mes yeux assez charmants,
Qu’il m’aime au moins par mes enchantements,
Que s’il se peut, je le haïsse.
Venez, secondez mes désirs,
Démons, transformez-vous en d’aimables zéphyrs.
360 Je cède à ce vainqueur, la pitié me surmonte ;
Cachez ma faiblesse et ma honte
Dans les plus reculés déserts.
Volez, conduisez-nous au bout de l’Univers/
Les Démons transformés, en zéphyrs, enlèvent Renaud et Armide.

ACTE III §

Le théâtre change et représente un désert.

SCÈNE I. §

ARMIDE, seule.

Ah ! Si la liberté me doit être ravie
365 Est-ce à toi d’être mon vainqueur !
Trop funeste ennemi du bonheur de ma vie,
Faut-il que malgré moi tu règnes dans mon coeur ?
Le désir de ta mort fut ma plus chère envie ,
Comment as-tu changé ma colère en langueur ?
370 En vain, de mille amants je me voyais suivie,
Aucun n’a fléchi ma rigueur,
Se peut-il que Renaud tienne Armide asservie ?
Ah ! Si la liberté me doit être ravie,
Est-ce à toi d’être mon vainqueur ?
375 Trop funeste ennemi du bonheur de ma vie
Faut-il que malgré moi tu règnes dans mon coeur ?

SCÈNE II. Armide, Phénice et Sidonie. §

PHÉNICE.

Que ne peut point votre art ? La force en est extrême.
Quel prodige ! Quel changement !
Renaud qui fut si fier, vous aime ;
380 On n’a jamais aimé si tendrement.

SIDONIE.

Montrez vous à ses yeux, soyez témoin vous-même.
Du merveilleux effet de votre enchantement.

ARMIDE.

L’Enfer n’a pas encore rempli mon espérance.
Il faut qu’un nouveau charme assure ma vengeance.

SIDONIE.

385 Sur des bords séparez du séjour des humains,
Qui peut arracher de vos mains
Un ennemi qui vous adore ?
Vous enchantez Renaud, que craignez vous encore ?

ARMIDE.

Hélas ! C’est mon coeur que je crains
390 Votre amitié dans mon sort s’intéresse :
Je vous ai fait conduire avec moi dans ces lieux.
Au reste des Mortels je cache ma faiblesse,
Je n’en veux rougir qu’à vos yeux.
De mes plus doux regards Renaud sut se défendre,
395 Je ne pus engager ce coeur fier à se rendre,
Il m’échappa malgré mes soins.
Sous le nom du Dépit l’Amour vint me surprendre
Lorsque je m’en gardais le moins :
Plus Renaud m’aimera, moins je serai tranquille ;
400 J’ai résolu de le haïr :
Je n’ai tenté jamais rien de si difficile :
Je crains que pour forcer son coeur à m’obéir.
Tout mon art ne soit inutile.

PHÉNICE.

Que votre art serait beau ! Qu’il serait admiré !
405 S’il savait garantir des troubles de la vie !
De disposer de son coeur à son gré !
C’est un secret digne d’envie,
Mais de tous les secrets c’est les plus ignoré.

SIDONIE.

La haine est affreuse et barbare ;
410 L’Amour contraint les coeurs dont il s’empare
À souffrir des maux rigoureux :
Si votre sort est en votre puissance,
Faites choix de l’indifférence,
Elle assure un repos heureux.

ARMIDE.

415 Non, non, il ne m’est pas possible
De passer de mon trouble en un état paisible,
Mon coeur ne se peut plus calmer
Renaud m’offense trop, il n’est que trop aimable.

MELISSE.

C’est pour moi désormais un choix indispensable.
420 De le haïr ou de l’aimer.

PHÉNICE.

Vous n’avez pu haïr ce héros invincible !
Lorsqu’il était le plus terrible
De tous vos ennemis.
Il vous aime, l’Amour l’enchaîne
425 Garderiez-vous mieux votre haine
Contre un amant si tendre et si soumis ?

ARMIDE.

Il m’aime, quel amour ! Ma honte s’en augmente,
Dois-je être aimée ainsi ? Puis-je en être contente ?
C’est un vain triomphe, un faux bien.
430 Hélas ! Que son amour est différent du mien !
J’ai recours aux Enfers pour allumer sa flamme
C’est l’effort de mon art qui peut tout sur son âme,
Ma faible beauté n’y peut rien.
Par son propre mérite il suspend ma vengeance,
435 Sans secours, sans effort, même sans qu’il y pense,
Il enchaîne mon coeur d’un trop charmant lien.
Hélas ! Que mon amour est différent du sien ;
Qu’elle vengeance ai-je à prétendre
Si je le veux aimer toujours ?
440 Quoi, céder sans rien entreprendre ?
Non, il faut appeler la Haine à mon secours.
L’horreur de ces lieux solitaires
Par mon art va se redoubler.
Détournez vos regards de mes affreux mystères.
445 Et surtout empêchez Renaud de me troubler.

SCÈNE III. §

ARMIDE, seule.

Venez, venez, Haine implacable,
Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner une éternelle horreur.
Sauvez-moi de l’Amour, rien n’est si redoutable,
450 Contre un ennemi trop aimable :
Rendez-moi mon courroux, rallumez ma fureur.
Venez, venez, Haine implacable,
Sortez du gouffre épouvantable
Où vous faites régner une éternelle horreur.
La Haine sort des Enfers, accompagnée des Furies, de la Cruauté, de la Vengeance, de la Rage, et des Passions qui dépendent de la Haine.

SCÈNE IV. Armide, Le Haine, Suite de la Haine. §

LA HAINE.

455 Je réponds à tes voeux, ta voix s’est fait entendre
Jusques dans le fond des Enfers.
Pour toi, contre l’Amour, je vais tout entreprendre,
Et quand on veut bien s’en défendre
On peut se garantir de ses indignes fers.

LA HAINE et sa Suite.

460 Plus on connaît l’Amour, et plus on le déteste ;
Détruisons son pouvoir funeste,

L’amour est souvent représenté avec un bandeau sur les yeux, car l’amour rend aveugle.

Rompons ses noeuds, déchirons son bandeau ,
Brûlons ses traits, éteignons son flambeau.

LE CHOEUR, répète ces quatre derniers vers.

Plus on connaît l’Amour, et plus on le déteste,
465 Détruisons son pouvoir funeste ,
Rompons ses noeuds, déchirons son bandeau,
Brûlons ses traits, éteignons son Flambeau.
La Suite de la Haine s’empresse à briser et à brûler les armes dont l’amour se sert.

LA HAINE et sa Suite.

Dans l’dition originale, Amour est transcrit au pluriel dans ce vers.

Amour, sort pour jamais, sort d’un coeur qui te chasse,
Que la Haine règne en ta place,
470 Tu fais trop souffrir sous ta loi ;
Non, tout l’Enfer n’a rien de si cruel que toi.
La Suite de la Haine témoigne qu’elle se prépare avec plaisir à triompher de l’Amour.

LA HAINE, approchant d’Armide.

Sors, sors du sein d’Armide, Amour brise ta chaîne.

ARMIDE.

Arrête, arrête, affreuse Haine,
Laisse-moi sous les lois d’un si charmant vainqueur.
475 Laisse-moi, je renonce à ton secours horrible,
Non, non, n’achève pas ; non il n’est pas possible
De m’ôter mon amour sans m’arracher le coeur.

LA HAINE.

N’implores-tu mon assistance
Que pour mépriser ma puissance ?
480 Suis l’amour, puisque tu le veux,
Infortunée Armide,
Suis l’Amour qui te guide
Dans un abîme affreux.
Sur ces bords écartés c’est en vain que tu caches
485 Le Héros dont ton coeur s’est trop laissé toucher
La Gloire à qui tu l’arraches,
Doit bientôt te l’arracher,
Malgré tes soins, au mépris de tes larmes
Tu le verras échapper à tes charmes.
490 Tu me rappelleras, peut-être , dés ce jour :
Et ton attente sera vaine :
Je vais te quitter sans retour,
Je ne puis te punir d’une plus rude peine,
Que de t’abandonner pour jamais à l’Amour.
La Haine et sa Suite s’abîme.

ACTE IV §

SCÈNE I. §

Ubalde porte un bouclier de diamants, et tien un sceptre d’or, qui lui ont été donné par un magicien, pour dissiper les enchantements d’Armide, et pour délivrer Renaud. Le chevalier Danois porte une épée qu’il doit présenter à Renaud. Une vapeur s’élève et se répand dans le désert qui a paru au troisième acte. Des antres et des abîmes s’ouvrent, et il en sort des bêtes farouches et des Monstres épouvantables.

UBALDE, et le Chevalier DANOIS, ensemble.

495 Nous ne trouvons partout que des gouffres ouverts ;
Armide a dans ces lieux transportées les Enfers.
Ah ! Que d’objets horribles !
Que de Monstres terribles !
Le Chevalier Danois attaque les Monstres, Ubalde le retient, et lui montre le sceptre d’or qu’il porte, et qui leur a été donné pour dissiper les Enchantements.

UBALDE.

Celui qui nous envoie a prévu ce danger.
500 Et nous a montré l’art de nous en dégager.
Ne craignons point Armide ni ses charmes
Par ce secours plus puissant que nos armes
Nous en serons aisément garantis.
Laissez-nous un libre passage,
505 Monstres, allez cacher votre inutile rage
Dans l’abîme profond d’où vous êtes sortis.
Les Monstres s’abîment, la vapeur se dissipe, le désert disparaît, et se change en une Campagne agréable, bordée d’arbres chargés, de fruits et arrosée de ruisseaux.

LE CHEVALIER DANOIS.

Allons chercher Renaud ; le ciel nous favorise
Dans notre pénible entreprise.
Ce qui peut flatter nos désirs,
510 Doit à son tour tenter de nous surprendre :
C’est désormais du charme des plaisirs
Que nous aurons à nous défendre,

UBALDE, et le Chevalier DANOIS, ensemble.

Redoublons nos soins, gardons-nous
Des périls agréables,
515 Les enchantements les plus doux
Sont les plus redoutables.

UBALDE.

On voit d’ici le séjour enchanté
D’Armide, et du Héros qu’elle aime.
Dans ce Palais Renaud est arrêté
520 Par un charme fatal dont la force est extrême
C’est là, que ce vainqueur si fier, si redouté.
Oubliant tout jusqu’à lui-même,
Est réduit à languir avec indignité
Dans une molle oisiveté.

LE CHEVALIER DANOIS.

525 En vain, tout l’Enfer s’intéresse
Dans l’Amour qui séduit un coeur si Glorieux
Si sur ce bouclier Renaud tourne les yeux,
Il rougira de sa faiblesse,
Et nous l’engagerons à partir de ces lieux.

SCÈNE II. Ubalde, Le chevalier Danois, Lucinde. §

Un Démon sous la figure de Lucinde, fille Danoise, aimée du Chevalier Danois. Troupe de Démons transformés en habitants champêtres de l’île qu’Armide a choisie pour y retenir Renaud enchanté.

LUCINDE.

530 Voici la charmante Retraite
De la félicité parfaite ;
Voici l’heureux séjour
Des jeux et de l’amour.

LE CHOEUR.

Voici la charmante Retraite
535 De la félicité parfaite ;
Voici l’heureux séjour
Des Jeux et de l’Amour.
Les habitants champêtres dansent.

UBALDE, parlant au Chevalier Danois.

Allons, qui vous retient encore ?
Allons, c’est trop nous arrêter.

LE CHEVALIER DANOIS.

540 Je vois la Beauté que j’adore,
C’est elle, je n’en puis douter.

LUCINDE et le Choeur.

Jamais dans ses beaux lieux notre attente n’est vaine ,
Le bien que nous cherchons se vient offrir à nous,
Et pour l’avoir trouvé fans peine,
545 Nous ne l’en trouvons pas moins doux.

LE CHOEUR.

Voici la charmante retraite
De la félicité parfaite ,
Voici l’heureux séjour
Des Jeux et de l’Amour.

LUCINDE, parlant au chevalier Danois.

550 Enfin, je vois l’amant pour qui mon coeur soupire :
Je retrouve le bien que j’ai tant souhaité.

LE CHEVALIER DANOIS.

Puis-je voir ici la Beauté
Qui m’a soumis à son empire.

UBALDE.

Non, ce n’est qu’un charme trompeur
555 Dont il faut garder votre coeur.

LE CHEVALIER DANOIS.

Si loin des bords glacés, où vous prîtes naissance,
Qui peut vous offrir à mes yeux !

LUCINDE.

Par une magique puissance,
Armide m’a conduite en ces aimables lieux ;
560 Et je vivais dans la douce espérance
D’y voir bientôt ce que j’aime le mieux.
Goûtons-les doux plaisirs que pour nos coeurs fidèles
Dans cet heureux séjour l’Amour a préparé.
Le devoir par des lois cruelles
565 Ne nous a que trop séparés.

UBALDE.

Fuyez, faites-vous violence.

LE CHEVALIER DANOIS.

L’Amour ne me le permet pas,
Contre de si charmants appas
Mon coeur est sans défense.

UBALDE.

570 Est-ce là cette fermeté
Dont vous êtes tant vanté ?

LE CHEVALIER DANOIS et LUNCINDE, ensemble.

Jouissons d’un bonheur extrême.
Hé quel autre bien peut valoir
Le plaisir de voir ce qu’on aime ;
575 Hé ! Quel autre bien peut valoir
Le plaisir de vous voir.

UBALDE.

Malgré la puissance infernale,
Malgré vous-même, il faut vous détromper
Ce sceptre d’or peut dissiper
580 Une erreur si fatale.
Ubalde touche Lucinde avec le Sceptre d’or qu’il tient, et Lucinde disparaît aussitôt.

SCÈNE III. Le Chevalier Danois, Ubalde. §

LE CHEVALIER DANOIS.

Je tourne en vain mes yeux de toutes parts.
Je ne vois plus cette beauté si chère :
Elle échappe à mes regards
Comme une vapeur légère.

UBALDE.

585 Ce que l’Amour a de charmant,
N’est qu’une illusion qui ne laisse après elle
Qu’une honte éternelle.
Ce que l’Amour a de charmant,
N’est qu’un funeste enchantement.

LE CHEVALIER DANOIS.

590 Je vois le danger où s’expose
Un coeur qui se fuit dans un charme si puissant
Que vous êtes heureux si vous êtes exempt
Des faiblesses que l’Amour cause.

UBALDE.

Non, je n’ai point gardé mon coeur jusqu’à ce jour
595 Près de l’objet que j’aime il m’était doux de vivre ;
Mais quand la Gloire ordonne de la suivre
Il faut laisser gémir l’Amour.
Des charmes les plus forts la raison me dégage,
Rien ne nous doit ici retenir davantage ;
600 Profitons des conseils, que l’on nous a donnés.

SCÈNE IV. Un démon sous la figure de Mélisse, fille Italienne aimée d’Ubalde, le Chevalier Danois, Ubalde. §

MELISSE.

D’où vient que vous vous détournez
De ces eaux et de cet ombrage ?
Goûtez un doux repos, étrangers fortunés ;
Délassez-vous ici d’un pénible voyage,
605 Un favorable sort vous appelle au partage
Des biens qui nous sont destinés.

UBALDE.

Est-ce vous, charmante Mélisse ?

MELISSE.

Est-ce vous, cher Amant ! Est-ce vous que je vois ?

UBALDE et MELISSE ensemble.

Au rapport de mes sens je n’ose ajouter foi.
610 Se peut-il qu’en ces lieux l’Amour nous réunisse.

MELISSE.

Est-ce vous, cher amant ; est-ce vous que je vois ?

UBALDE.

Est-ce vous, charmante Mélisse ?

LE CHEVALIER DANOIS.

Non, ce n’est qu’un charme trompeur
Dont il faut garder votre coeur.
615 Fuyez, faites vous violence.

MELISSE.

Pourquoi, faut-il encore marcher mon Amant ?
Faut-il ne vous voir qu’un moment
Après une si longue absence ;
Je ne puis consentir à votre éloignement ;
620 Je n’ai que trop souffert un si cruel tourment,
Et je mourrai s’il recommence.

UBALDE et MELISSE, ensemble.

Faut-il ne nous voir qu’un moment
Après une si longue absence ?

LE CHEVALIER DANOIS.

Est-ce là cette fermeté.
625 Dont vous vous êtes tant vanté ;
Sortez de votre erreur, la Raison vous appelle.
Ah ! Que la Raison est cruelle,
Si je suis abusé pourquoi m’en avertir ?
Que mon erreur ma paraît belle ?
630 Que je serais heureux de n’en jamais sortir ?

LE CHEVALIER DANOIS.

J’aurai soin, malgré vous, de vous garantir.
Le Chevalier Danois ôte le Sceptre d’or des mains d’Ubalde, il en touche Mélisse, et la fait disparaître.

UBALDE.

Que devient l’objet qui m’enflamme
Mélisse disparaît soudain.
Ciel faut-il qu’un fantôme vain.
635 Cause tant de trouble à mon âme ?

LE CHEVALIER DANOIS.

Ce que l’Amour a de charmant
N’est qu’une illusion qui ne laisse après elle
Qu’une honte éternelle.
Ce que l’Amour a de charmant
640 N’est qu’un funeste enchantement.

UBALDE, et le Chevalier DANOIS.

Ce que l’Amour a de charmant
N’est qu’un funeste enchantement.

UBALDE.

D’une nouvelle erreur, songeons à nous défendre.
Évitons des trompeurs attraits ;
645 Ne nous détournons plus du chemin qu’il faut prendre
Pour arriver à ce palais.

UBALDE, et le Chevalier DANOIS.

Fuyons les douceurs dangereuses
Des illusions amoureuses :-
On s’égare quand on les suit ;
650 Heureux qui n’en est pas séduit.

ACTE V §

Le théâtre change, et représente le Palais enchanté d’Armide.

SCÈNE I. Renaud, Armide. §

RENAUD, sans armes, et paré de guirlandes de fleurs.

Armide, vous m’allez quitter !

ARMIDE.

J’ai besoin des Enfers, je vais les consulter ;
Mon art veut de la solitude :
L’amour que j’ai pour vous cause l’inquiétude
655 Dont mon coeur se sent agité.

RENAUD.

Armide vous m’allez quitter ?

ARMIDE.

Voyez en quel lieux je vous laisse.

RENAUD.

Puis-je rien voir que vos appas !

ARMIDE.

Les plaisirs vous suivrons sans cesse,

RENAUD.

660 En est-il où vous n’êtes pas ?

ARMIDE.

Un noir pressentiment me trouble et me tourmente,
Il m’annonce un malheur que je veux prévenir ;
Et plus notre bonheur m’enchante,
Plus je crains de le voir finir.

RENAUD.

665 D’une vaine terreur pouvez-vous être atteinte,

Ténébreux séjour : les enfers.

Vous qui faites trembler le ténébreux séjour ?

ARMIDE.

Vous m’apprenez à connaître l’Amour,
L’Amour m’apprend à connaître la crainte,
Vous brûliez pour la Gloire avant que de m’aimer,
670 Vous la cherchiez partout d’une ardeur sans égale.
La Gloire est une rivale

L’original pote "Que doit toujours..."

Qui doit toujours m’alarmer.

RENAUD.

Que j’étais insensé de croire
Qu’un vain laurier donné par la Victoire :
675 De tous les biens fut le plus précieux ?
Tout l’éclat dont brille la Gloire,
Vaut-il un regard de vos yeux ?
Est-il un bien si charmant et si rare
Que celui dont l’Amour veut combler mon espoir ?

ARMIDE.

680 La sévère Raison et le devoir barbare ;
Sur les Héros n’ont que trop de pouvoir.

RENAUD.

J’en suis plus amoureux plus la raison m’éclaire.
Vous aimer, belle Armide, est mon premier devoir ;
Je fais ma gloire de vous plaire
685 Et tout mon bonheur de vous voir.

ARMIDE.

Que sous d’aimables lois mon âme est asservie !

RENAUD.

Qu’il est doux de vous voir partager ma langueur !

ARMIDE.

Qu’il m’est doux d’enchaîner un si fameux vainqueur !

RENAUD.

Que mes fers sont dignes d’envie !

RENAUD et ARMlDE ensemble.

690 Aimons-nous, tout nous y convie
Ah ! Si vous aviez la rigueur
De m’ôter votre coeur,
Vous m’ôteriez la vie.

RENAUD.

Non, je perdrai plutôt le jour.
695 Que d’éteindre ma flamme.

ARMIDE.

Non, rien ne peut changer mon âme.

RENAUD.

Non, je perdrai plutôt le jour,

RENAUD et ARMlDE chantent ensemble les derniers vers qu’ils ont chanté, séparément.

Non je perdrai plutôt le jour,
Que d’éteindre ma flamme ;
700 Non rien ne peut changer mon âme.
Non, je perdrai plutôt le jour.
Que de me dégager d’un si charmant amour.

ARMIDE.

Témoins de notre amour extrême,
Vous, qui suiviez mes lois dans ce séjour heureux
705 Jusques à mon retour par d’agréables jeux :
Occupez le Héros que j’aime.
Les plaisirs, et une Troupe d’amants fortunés, et d’amantes heureuses, viennent divertir Renaud par des Chants et par des Danses.

SCÈNE I.. Renaud, Les Plaisirs. Troupe d’Amants fortunés, et d’Amantes heureuses. §

UN AMANT fortuné et les Choeurs.

Les plaisirs ont choisi pour asile
Ce séjour agréable et tranquille :
Que ces lieux sont charmants,
710 Pour les heureux amants !
C’est l’Amour qui retient dans ses chaînes
Mille oiseaux qu’en nos bois nuit et jour, on entend.
Si l’Amour ne causait que des peines,
Les oiseaux amoureux ne chanteraient pas tant.
715 Jeunes Coeurs, tout vous est favorable,
Profitez d’un bonheur peu durable.
Dans l’hiver de nos ans, l’Amour ne règne plus :
Les beaux jours que l’on perd sont pour jamais perdu.
Les plaisirs ont choisi pour asile
720 Ce séjour agréable et tranquille.
Que ces lieux sont charmants ;
Pour les heureux amants !

RENAUD.

Allez, éloignez-vous de moi,
Doux plaisirs, attendez, qu’Armide vous ramène.
725 Sans la beauté qui me tient sous sa loi,
Rien ne me plaît, tout augmente ma peine,
Allez, éloignez-vous de moi,
Doux plaisirs, attendez qu’Armide vous ramène.
Les Plaisirs, les Amants fortunés, et les Amantes heureuses se retirent.

SCÈNE III. Renaud, Ubalde, Le Chevalier Danois. §

UBALDE.

Il est seul, profitons d’un temps si précieux.
Ubalde présente le bouclier de diamant aux yeux de Renaud.

RENAUD.

730 Que vois-je ? Quel éclat me vient frapper les yeux ?

UBALDE.

Le Ciel veut vous faire connaître
L’erreur dont vos sens sont séduits.

RENAUD.

Ciel quelle honte de paraître
Dans l’indigne état ou je suis ?

UBALDE.

735 Notre général vous rappelle :
La Victoire vous garde une palme immortelle,
Tout doit presser votre retour ;
De cent divers climats chacun court à la guerre ;
Renaud seul au bout de la Terre,
740 Caché dans un charmant séjour,
Veut-il suivre un honteux amour.

RENAUD.

•Vains ornements d’un indigne mollesse,
Ne m’offrez plus vos frivoles attraits :
Restez honteux de ma faiblesse,
745 Allez quittez-moi pour jamais.
Renaud arrache les guirlandes de fleurs et les autres ornements inutiles dont il est paré, il reçoit le bouclier de diamants que lui donne Ubalde, et une épée que lui présente le Chevalier Danois.

LE CHEVALIER DANOIS.

Dérobez-vous aux pleurs d’Armide,
C’est l’unique danger dont votre âme intrépide
A besoin de se garantir.
Dans ces lieux enchantés la Volupté préside,
750 Vous n’en sauriez trop tôt sortir.

RENAUD.

Allons, hâtons-nous de partir.

SCÈNE IV. Armide, Renaud, Ubalde, le Chevalier Danois. §

ARMIDE, suivant Renaud.

Renaud ; Ciel ; ô mortelle peine ;
Vous partez ; Renaud ; vous partez ;
Démons, suivez ses pas, volez, et l’arrêtez.
755 Hélas ; tout me trahit, et ma puissance est vaine.
Renaud ! Ciel ! Ô mortelle peine!
Mes cris ne sont pas écoutés,
Vous partez : Renaud, vous partez,
Renaud s’arrête pour écouter Armide qui continue à lui parler.
Si je ne vous vois plus, croyez-vous que je vive ?
760 Ai-je pu mériter un si cruel tourment ?
Au moins comme ennemi, si ce n’est comme Amant,
Emmenez Armide captive,
J’irai dans les combats, j’irai m’offrir aux coups,
Qui seront destinés pour vous :
765 Renaud, pourvu que je vous suive
Le sort plus affreux me paraîtra trop doux.

RENAUD.

Armide, il est temps que j’évite
Le péril trop charmant que je trouve à vous voir.
La Gloire veut que je vous quitte,
770 Elle ordonne à l’Amour de céder au devoir :
Si vous souffrez, vous pouvez croire
Que je m’éloigne à regret de vos yeux ;
Vous régnerez toujours dans la mémoire,
Vous serez après la Gloire
775 Ce que j’aimerai le mieux.

ARMIDE.

Non, jamais de l’Amour tu n’as senti le charme ;
Tu te plais à causer de funestes malheurs,
Tu m’entends soupirer, tu vois couler mes pleurs,
Sans me rendre un soupir , sans verser une larme.
780 Par les noeuds les plus doux je te conjure en vain ;
Tu suis un fier devoir, tu veux qu’il nous sépare.
Non, non ; ton coeur n’a rien d’humain,
Le coeur d’un tigre est moins barbare.
Je mourrai si tu pars, tu n’en peut douter ;
785 Ingrat, sans toi je ne puis vivre :
Mais après mon trépas ne crois pas éviter
Mon ombre obstinée à te suivre ;
Tu la verras s’armer contre ton coeur sans foi :
Tu la trouvera inflexible,
790 Comme tu l’as été pour moi ;
Et sa fureur, s’il est possible,
Égalera l’amour dont j’ai brûlé pour toi...
Ah la lumière m’est ravie ;
Barbare ; es tu content ?
795 Tu jouis en parlant,
Du plaisir de m’ôter la vie.
Armide tombe et s’évanouit.

RENAUD.

Trop malheureuse Armide, hélas !
Que ton destin est déplorable.

UBALDE et le chevalier Danois.

Il faut partir, hâtez vos pas,
800 La gloire attend de vous un coeur inébranlable.

RENAUD.

Non, la Gloire n’ordonne pas
Qu’un grand coeur soit impitoyable.

UBALDE et le chevalier Danois emmènent Renaud malgré lui.

Il faut vous arracher aux dangereux appas
D’un objet trop aimable.

RENAUD.

805 Trop malheureuse Armide, hélas !
Que ton destin est déplorable !

SCÈNE DERNIÈRE. §

ARMIDE, seule.

Le perfide Renaud me fuit ?
Tout perfide qu’il est, mon lâche coeur le fuit.
Il me laisse mourante, il veut que je périsse,
810 À regret, je revois la clarté qui me luit :
L’horreur de l’éternelle nuit
Cède à l’horreur de mon supplice
Le perfide Renaud me fuit ?
Tout perfide qu’il est mon lâche coeur le suit,
815 Quand le Barbare était en ma puissance,
Que n’ai-je cru la Haine et la Vengeance ?
Que n’ai-je suivi leurs transports ?
Je m’échappe, il s’éloigne, il va quitter ces bords ;
Il brave l’Enfer et ma rage,
820 Il est déjà près du rivage,
Je fais pour m’y traîner d’inutiles efforts.•
Traître, attends... je le tiens... Je tiens son coeur perfide.
Ah ! Je l’immole à ma fureur...
Que dis-je, où suis-je : hélas ; Infortunée Armide !
825 Où t’emporte une aveugle erreur ?
L’espoir de ma vengeance est le seul qui me reste.
Fuyez, Plaisirs, fuyez, perdez tous vos attraits.
Démons, détruisez ce Palais,
Partons, et s’il se peut, que mon Amour funeste.
830 Demeure enseveli dans ces lieux pour jamais.
Les Démons détruisent, le Palais enchanté et Armide part sur un char volant.