SCÈNE I. Philonoe, Proetus, Ladice, Licas. §
PHILONOE.
Si vous cherchez ma sœur, nous la pouvons attendre,
Elle est avec mon père.
PROETUS.
Elle est avec mon père. On vient de me l’apprendre.
Et si j’ose en juger sur ce que je lui dois
910 C’est pour Béllérophon qu’elle entretient le roi.
Mais après ses bontés, je devrai tout aux vôtres.
PHILONOE.
Ne pouvant rien pour moi, que ne pourrais-je pour d’autres ?
Vous savez mon devoir , et que jusqu’à mon cœur
Tout dépend de mon père, ou plutôt de ma sœur.
PROETUS.
915 Votre sœur favorable, enfin, à ma prière
À mon heureux mai rend son estime entière.
Et si dans sa colère elle même aujourd’hui
A bien pu proposer votre hymen avec lui,
Après avoir forcé sa colère à s’éteindre,
920 S’il ne craint rien de vous, il n’ plus rien à craindre.
PHILONOE.
Je ne puis qu’obéir, mais s’il le faut, Seigneur,
Au moins, j’obéirai sans peine en sa faveur.
PROETUS.
Et c’est maintenant qu’il m’est permis de dire
Qu’il ne manque plus rien à ce que je désire.
925 Et qu’enfin s’il peut être un bonheur achevé,
C’est moi qu’aujourd’hui les Dieux l’ont réservé.
Je sens dans tous mes vœux mon âme satisfaite ;
Mais puisque c’est par vous que ma joie est parfaite,
J’aurai soin du bonheur de qui me rend heureux
930 Et qu’il ne manque rien au comble de vos vœux.
En faveur d’un ami je veux que tout conspire,
Il n’a qu’un seul défaut, c’est qu’il est sans empire.
PHILONOE.
Je vrai bonheur n’est pas dans le rang le plus haut,
Et tout ce qui sait plaire est toujours sans défaut.
PROETUS.
935 Un si parfait ami m’est plus cher que moi-même,
C’est être heureux deux fois que l’être en ce qu’on aime,
Et j’espère obliger votre charmante sœur
À souffrir que je cède un trône en sa faveur.
Je prétends couronner une flamme si belle...
940 Mais j’aperçois la reine , allons au devant d’elle.
SCÈNE II. Sténobée, Proetus, Philonoe, Mégare, Ladice, Licas. §
PROETUS.
Enfin vous avez vu Béllérophon.
STÉNOBÉE.
Enfin vous avez vu Béllérophon. Ô Dieux !
PROETUS.
Madame, quel chagrin se montre dans vos yeux ?
Mon amour ne peut-il être encore sans alarmes !
Vous fuyez mes regards, vous me cachez vos larmes !
945 Peut-on savoir d’où naît le trouble où je vous vois ?
STÉNOBÉE.
Non, Seigneur, ce n’est rien, Mégare, soutiens-moi.
PHILONOE.
On doit appréhender un mal que l’on néglige,
Et si c’est...
STÉNOBÉE.
Et si c’est... Non, ma sœur, non, ce n’est rien vous dis-je.
PROETUS.
Quel déplaisir secret peut donc tant vous saisir ?
STÉNOBÉE.
950 Ah ! Que ne suis-je morte avec ce déplaisir !
PHILONOE.
Ne pouvons-nous, Madame, espérer de l’apprendre ?
PROETUS.
Vous savez l’intérêt que nous y devons prendre ?
STÉNOBÉE.
Vous avez trop de part, tous deux, dans mes ennuis.
Ah ma sœur ! Ah Seigneur !
PROETUS.
Ah ma sœur ! Ah Seigneur ! Achevez !
STÉNOBÉE.
Ah ma sœur ! Ah Seigneur ! Achevez ! Je ne puis.
PHILONOE.
955 Mégare, peut savoir d’où ce chagrin peut naître ?
MÉGARE.
J’ai peine, ainsi que vous, Madame, à le connaître.
Mais si j’osais, Seigneur, former quelque soupçon,
Il ne pourrait tomber que sur Béllérophon.
PROETUS.
Qu’a-t-il pu dire enfin ? Vous pouvez nous l’apprendre ?
MÉGARE.
960 Il avait trop de peur que l’on ne peut entendre :
Il m’a fait retirer avant qu’il ai rien dit :
Je l’ai vu seulement sortir tout interdit.
MÉGARE.
Et la reine... Avec soin elle a voulu se taire.
Elle s’est fait un effort pour cacher sa colère ;
965 Mais un écrit fatal qu’on lui vient d’apporter
A su contraindre enfin son courroux d’éclater.
C’est d’où naît la douleur qui de son cœur s’empare...
STÉNOBÉE.
Ne sauriez-vous taire indiscrète Mégare ?
PROETUS.
Quoi ! Ni le nom de sœur, ni le titre d’époux,
970 N’obtiendront rien...
STÉNOBÉE.
N’obtiendront rien... Hélas ! Que me demandez-vous ?
Je vous chéris tous deux avec trop de tendresse,
Ne me pressez point tant et craignez ma faiblesse.
De mon cœur contre vous je ne réponds pas bien,
De peur d’obtenir trop, ne me demandez rien.
PROETUS.
975 Il m’importe, il est doux avec ce que l’on aime,
De pouvoir partager jusqu’à la douleur même.
STÉNOBÉE.
Encore un coup, craignez vous deux d’en savoir plus ;
Les malheurs ne sont rien quand ils sont inconnus.
Préférez à l’horreur d’une clarté fâcheuse
980 La douce obscurité d’une ignorance heureuse.
PROETUS.
Non Madame, avec vous il nous plaît de souffrir.
PHILONOE.
C’est adoucir ses maux que de les découvrir.
PROETUS.
Au nom du feu sacré qui déjà nous assemble.
STÉNOBÉE.
Que le sang et l’amour sont puissants joints ensemble,
985 Je vous l’avais bien dit, je n’y puis résister,
Et j’ai pitié des maux qu’il vous en va coûter.
Au moins, promettez-mois quelle que soit l’offense,
Que vous me laisserez le soin de la vengeance ;
Que vos ressentiments ne pourront s’en mêler.
PROETUS.
990 Nous vous promettons tout, vous n’avez qu’à parler.
STÉNOBÉE.
Qui se serait douter de cette perfidie !
Ciel ! À qui faut-il donc désormais qu’on se fie ?
Et qui peut se garder du crime revêtu
Des trompeuses couleurs d’une fausse vertu !
995 Qu’un ingrat ! Au mépris d’une amitié si rare
Qu’elle aurait pu gagner le cœur le plus barbare,
Au mépris de ma sœur avec tous ses appas,
Même avec des bontés qu’il ne méritait pas ;
Insensible aux honneurs qu’on s’empresse à lui faire,
1000 Sans respect d’un hymen dont la loi m’est si chère,
Par un lâche attentat digne d’étonnement...
Ah, Seigneur, je frémis d’y penser seulement,
Le crime a tant d’horreur que je tremble à le dire.
Mais pour vous l’expliquer ce témoin peut suffire.
1005 Il vient de votre ami.
Elle donne à Proetus les tablettes de Béllérophon.
PROETUS.
Il vient de votre ami. Dieux ! Rien n’est plus certain,
Je reconnais ce chiffre, et ces mots de sa main.
(Il lit)
Je sais qu’en ma faveur rien ne vous sollicite,
Que pour vous mériter il faut être un grand roi ;
Mais si l’excès d’amour tenait lieu de mérite,
1010 Vous ne seriez jamais qu’à moi.
STÉNOBÉE.
Je l’avais bien prévu, cet amour si coupable
Vous trouble, vous confond, vous frappe et vous accable.
C’est un mal qu’à regret je vous ai découvert,
Je vous l’eusse épargné si vous l’aviez souffert ;
1015 Vous deviez sur mes vœux prendre un peu moins d’empire.
PHILONOE.
Béllérophon ainsi peut oser vous écrire ?
STÉNOBÉE.
Plut au Dieux que l’ingrat pour vous moins endurci,
Eut sans crime, ma sœur, pu vous écrire ainsi.
Je ne veux point vous dire avec quelle insolence
1020 Il se vante d’avoir surpris votre innocence,
Et su l’art d’éblouir et Proetus, et le roi,
Feignant des feux pour vous qu’il ne sent que pour moi.
PROETUS.
Le perfide ! L’ingrat !
STÉNOBÉE.
Le perfide ! L’ingrat ! Vous pouvez voir sans peine
Dans cet indigne amour la source de ma haine.
1025 Souvent de ces regards l’indiscrète langueur
M’avait fait soupçonné l’audace de son cœur ;
Ce fut de son exil le sujet véritable,
Et sans votre amitié toujours trop favorable,
Seigneur, sans votre soin trop aveugle, et trop doux,
1030 Il aurait emporté ses crimes loin de nous.
En vain j’ai cru qu’ailleurs j’engagerais mon âme
Pour me débarrasser des horreurs de sa flamme ;
Malgré tous mes efforts l’excès de sa fureur
Ferme toujours ses yeux aux charmes de ma sœur.
1035 Votre bonté n’a fait qu’irriter son audace,
Et que lui donner lieu d’abuser de ma grâce.
Vous avez remarqué peut-être avec quels soins
Le perfide a voulu me parler sans témoins :
Concevez, s’il se peut, toute la violence
1040 Que m’a coûté pour vous mon trop de complaisance.
Et tout ce qu’en un cœur aussi fier que le mien,
La pudeur peut souffrir d’un pareil entretien.
Mais c’eût été trop peu de ce qu’il m’a pu dire,
Son audace a passé jusqu’à oser m’écrire,
1045 Et jusqu’à se flatter du téméraire espoir
De me faire à mon tour oublier mon devoir.
De tant d’indignités, Seigneur, vous êtes cause ,
Et vous voyez pour vous où mon amour m’expose.
PROETUS.
J’en suis confus, Madame, et je cours de ce pas
1050 Vous venger par ma main du plus grand des ingrats,
A tant de droits trahis i faut que je l’immole.
STÉNOBÉE.
Ah Seigneur, est-ce ainsi que vous tenez parole,
Qu’à tout ce que je veux, je puis vous engager ?
N’ai-je pas réservé le soin de nous venger ?
PROETUS.
1055 Mais que pouvez-vous craindre ?...
STÉNOBÉE.
Mais que pouvez-vous craindre ?... Une fureur extrême,
Je crains, demandez-vous ce qu’on craint quand on aime,
Pour un objet trop cher tout m’alarme en ce jour,
Et la frayeur n’est pas une honte à l’amour.
N’exposez point des jours où les miens s’intéressent,
1060 Vous me l’avez promis, mes larmes vous en pressent.
PROETUS.
Tout mon sang ne vaut pas les pleurs que vous versez,
Commandez seulement, Madame, c’est assez,
Et pour me retenir, pour m’arracher les armes,
Il suffit d’un regard, et c’est trop de vos larmes.
STÉNOBÉE.
1065 Allez pour nous venger je sais ce que je dois ;
Je vais en prendre soin fiez-vous en à moi.
SCÈNE III. Proetus, Philonoe, Ladice, Licas. §
PROETUS.
Qu’un malheureux tiré d’exil et de misère,
Favorisé, comblé d’une amitié si chère,
Qu’un ingrat que mes soins s’empressaient de placer
1070 Sur un trône où pour lui j’aimais à renoncer,
Avec tant de fureur, avec tant d’artifice,
Pour prix de mes bontés lâchement me trahisse ?
Que m’ôtant ce qu’en lui je n’ai que trop aimé
Il veuille encore m’ôter l’objet qui m’a charmé ?
1075 Et cherche à me blesser d’une rage inflexible
Par tout ce qu’en mon cœur il sait de plus sensible.
Hélas ! Il est certain, sans ce coup rigoureux
Pour un simple mortel j’eusse été trop heureux.
Ah ! Que j’éprouve bien que par des lois trop dures,
1080 Les humains n’ont jamais des douceur toutes pures,
Et que toujours les Dieux du vrai bonheur jaloux
Mêlent quelque amertume à nos besoins les plus doux.
PHILONOE.
L’ingrat ! Puisque son âme était préoccupée
Pourquoi dans ses forfaits m’a-t-il enveloppée ?
1085 Que ne m’épargnerait-il la honte d’un aveu
Qui me coûtait si cher, et lui servait si peu ?
À quoi bon sans besoin, par une injuste envie
Troubler l’heureuse paix d’une innocente vie ?
Pour lui les trahisons ont-elles tant d’appas
1090 Que trahis l’amour ne lui suffise pas ?
Et pour trahir l’amour, qu’était-il nécessaire
Qu’il vint surprendre un cœur qu’il n’avait que faire ?
Non, vous n’êtes, Seigneur, à plaindre qu’à demi :
Vous ne perdez pas tout en perdant un ami ;
1095 Votre tendresse à deux se trouvait partagée,
Et la mienne à l’ingrat s’était toute engagée.
Votre amitié trahie a du moins en ce jour
La douceur de se voir consoler par l’amour,
Et dans mon cœur sensible au seul bien qu’on me vole
1100 L’amour trahi perd tout, et rien ne le console.
PROETUS.
C’est de ma propre pain qu’il aurait du périr.
PHILONOE.
Il n’est que trop coupable et ne peut trop souffrir ;
Mis l’exil et l’horreur de perdre ce qu’il aime
Sont un supplice encore plus grand que la mort même.
PROETUS.
1105 Qu’il aille donc périr errant loin de nos yeux,
Et qu’un d’un nouveau monstre il délivre ces lieux ;
Qu’odieux à lui-même et sans aucun asile...
Ah d’un excès d’horreur je me sens immobile,
Troublé de voir le traître... il vient, fuyez.
PHILONOE.
Troublé de voir le traître... il vient, fuyez. Hélas !
1110 Si vous êtes troublé, puis-je ne l’être pas ?
SCÈNE V. Béllérophon, Proetus, Licas. §
BÉLLÉROPHON.
Seigneur, quel changement : et qui pouvait l’attendre ?
D’un cœur si grand, si noble, et qui semblait si tendre !
Vous êtes interdit ? Ah ? Seigneur, je le vois,
1130 Ce coup qui,me confond, vous trouble autant que moi.
Vous êtes trop touché du malheur qui me presse,
Il vous en coûte trop d’avoir tant de tendresse.
Et pour vous épargner tant de maux, tant de soins,
Je vous pardonnerais de m’aimer un peu moins.
1135 Mais savez-vous d’où vient que la princesse aigrie
D’une extrême bonté passe la barbarie ?
Que sans vouloir m’entendre elle me fuit ainsi ?...
Seigneur, sans me parler, vous me fuyez aussi ?
Que vois-je ? Ô justes dieux ! Quelle fureur soudaine
1140 Dans vos yeux menaçants m’exprime tant de haine ?
Vous à qui je dois tout, vous mon unique appui,
Vous aussi, vous voulez m’accabler aujourd’hui ?
Qu’ai-je donc fait pour perdre une amitié si chère ?
Seigneur ! Mon protecteur ! Vous seul en qui l’espère ;
1145 Si vous m’abandonnez que puis-je devenir ?
Achevez, par pitié, du moins, de ma punir ;
M’ôtant ce qui rendait mes jours dignes d’envie,
Vous seriez trop cruel de laisser la vie.
PROETUS.
Ah cherches-tu perfide encore à m’éblouir ?
1150 Et jusques à deux fois prétends-tu me trahir ?
BÉLLÉROPHON.
Après tant de bontés, pour prix de tant de gloire,
Je pourrais vous trahir ? Et le pouvez vous croire ?
Apprenez-moi mon crime ?
PROETUS.
Apprenez-moi mon crime ? Et peux-tu l’oublier ?
Va traître, tout ton sang ne saurait l’expier.
BÉLLÉROPHON.
1155 Seigneur, ne croyez pas ainsi que je vous laisse.