LE RETOUR IMPRÉVU
COMÉDIE EN UN ACTE

M. DCC. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Jean-François Regnard

AVERTISSEMENT SUR LE RETOUR IMPRÉVU. §

Cette comédie a été représentée pour la première fois le jeudi 11 février 1700. Le sujet en est tiré du Mostellaria de Plaute, et il faut que l’idée en ait paru plaisante et théâtrale, car plusieurs de nos poètes l’ont mise sur la scène avant et depuis Regnard.

Nous n’entreprendrons pas de donner un extrait de cette pièce ; nous nous contenterons de citer les scènes dont Regnard a cherché à tirer parti.

Le premier acte du Mostellaria présente une esquisse des débauches de Philolachès pendant l’absence de son père. Regnard se propose le même objet dans ses huit premières scènes. Le personnage du Marquis est imité de celui de Callidamatès (scène IV du premier acte), qui vient ivre, accompagné de sa belle, faire la débauche chez Philolachès. Ces deux personnages sont épisodiques dans l’une et dans l’autre pièce. Le rôle du Marquis nous semble cependant plus agréable que celui de Callidamatès, qui est un débauché crapuleux, déjà pris de vin lorsqu’il arrive chez son ami, et qui, après avoir fait quelques caresses à sa maîtresse, se laisse tomber sur un lit et s’endort.

Tranion, valet de Philolachès, ouvre le second acte, et annonce le retour inattendu de Theuropidès, père de ce jeune débauché. Embarras de Philolachès ; extravagances de Callidamatès, que l’on s’efforce de réveiller, mais que son extrême ivresse empêche de connaître le danger où se trouvent ses amis. Cependant Tranion reprend courage, il imagine un moyen d’éloigner Theuropidès ; il recommande à Philolachès et à ses convives de se renfermer dans la maison, et se résout à aborder seul le vieillard.

Dans Regnard, Merlin, qui remplace Tranion, est instruit seul de l’arrivée du père de son maître, et se trouve serré de si près, qu’il ne peut en informer Clitandre. Celui-ci ignore, et le malheur qui le menace, et la ruse que son valet emploie pour le parer ; de sorte que sa joie n’en est pas troublée, non plus que celle de ses convives.

Les scènes suivantes sont imitées avec plus d’exactitude : l’embarras de Merlin à la vue du vieillard, ses à parte, sont absolument semblables dans les deux pièces. Dans Plaute, la fourberie de Tranion est traversée par l’arrivée d’un usurier qui demande son payement ; il est d’abord déconcerté, et il tâche d’imposer silence au créancier importun. Ne pouvant y parvenir, il confesse au vieillard que son fils a emprunté quarante mines, mais il ajoute qu’il a employé cet argent à acheter une maison. Le père approuve l’emprunt, et congédie l’usurier en promettant de le satisfaire.

Les nouvelles fourberies de Tranion, loin de le tirer d’affaire, ne font qu’augmenter son embarras. Theuropidès, content de la nouvelle acquisition de son fils, désire aller la visiter, et exige qu’on la lui indique sur-le-champ, pour aller la voir ; le valet, ne sachant que dire ni que faire, nomme au hasard Simon, voisin de Theuropidès, comme vendeur de cette maison.

Sur ces entrefaites Simon arrive (ce rôle ressemble à celui de madame Bertrand) : Tranion le prévient que son maître veut faire de nouvelles constructions dans sa maison, et qu’il désire prendre la sienne pour modèle. Simon consent de la laisser voir, et Tranion abouche les deux vieillards. Il avait prévenu son maître que Simon était fâché d’avoir vendu sa maison, et l’avait engagé à ne point lui rappeler un souvenir qui augmentait son chagrin. Cette scène est très comique. Theuropidès visite la maison à son aise ; il paraît enchanté de ce qu’il voit, et est très content du marché de son fils. On reconnaît dans cette scène la dix-huitième de la pièce de Regnard ; cependant elle ne se termine pas de même : il n’y a point d’explications entre les deux vieillards, comme entre Géronte et madame Bertrand, et la fourberie de Tranion a un succès complet.

À l’ouverture du quatrième acte, toutes les fourberies commencent à se découvrir, mais moins plaisamment et avec plus de lenteur que dans Regnard. Le valet de Callidamatès va chercher son maître, suivant les ordres qu’il en avait reçus ; il est rencontré par Theuropidès dans l’instant qu’il se dispose à frapper à la porte de Philolachès, et, sans connaître ce vieillard, il lui apprend la mauvaise conduite de son fils, et lui découvre les fourberies de Tranion. Molière a pu faire usage de cette scène dans la scène II du second acte de George Dandin. Simon survient, qui achève de dévoiler tout à Theuropidès, en s’expliquant avec lui au sujet de la maison.

Au cinquième acte, Theuropidès, furieux, veut faire punir Tranion. Callidamatès survient ; il est ivre ; cependant il entreprend de réconcilier le fils avec le père ; et, ce qui étonne un peu, il y parvient sans beaucoup de peine : il obtient même la grâce de Tranion, sur laquelle le vieillard se montrait d’abord inflexible.

Ce dénouement nous paraît moins heureux que celui de Regnard. La facilité de Theuropidès est peu vraisemblable, et la présence d’un débauché pris de vin, et accompagné de courtisanes, nous semblait devoir plutôt exciter la colère du vieillard, que propre à ménager une réconciliation. La présence et les discours du Marquis ne produisent pas, à beaucoup près, le même effet dans la pièce de Regnard. L’incident du sac de vingt mille francs prépare le dénouement d’une manière plus adroite et plus naturelle : le caractère du vieillard y est mieux soutenu ; et il est plus vraisemblable qu’il pardonne à son fils, dans l’espoir de recouvrer son argent, qu’il ne l’est qu’il se rende aux persuasions d’un de ses compagnons de débauche.

En 1578, Pierre La Rivey, poète champenois, a mis sur la scène le sujet du Mostellaria. Sa comédie est intitulée, les Esprits. Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur cette pièce, qui nous paraît une mauvaise imitation des Adelphes et du Mostellaria, et qui ne nous semble pas mériter les éloges que lui donnent les auteurs de l’Histoire du Théâtre français. Les mœurs y sont outragées avec une indécence que la licence du temps ne peut excuser. L’espèce de ruse employée par les valets demande de la part des vieillards beaucoup de crédulité : aussi dans Plaute et dans Regnard sont-ils très crédules ; mais dans La Rivey, cette crédulité est poussée à l’extrême, et au-delà des bornes de la vraisemblance. Rien n’égale l’imbécillité de Séverin. Quoiqu’il se méfie de Frontin, et qu’il l’accuse d’avoir débauché son fils, il croit néanmoins, sur la parole de ce valet, que sa maison est pleine de diables. Il fait venir un sorcier pour les conjurer ; Frontin contrefait le diable, et répond pour lui. Cette scène extravagante aboutit à escroquer au vieil avare un diamant, sans que l’on sache, ni si le sorcier a expulsé les diables, ni si Séverin peut rentrer dans sa maison.

Le dénouement a cependant quelque ressemblance avec celui de Regnard ; mais si notre poète a tiré parti de l’idée de La Rivey, il faut convenir qu’il l’a embellie. Dans les deux pièces, les avares ne pardonnent à leurs fils que dans la vue de recouvrer une bourse qui leur a été volée ; niais les circonstances sont différentes. Dans La Rivey, Séverin porte sur soi une bourse de deux mille écus, que son caractère soupçonneux ne lui permet pas de perdre de vue un seul instant. Cependant, par une inconséquence inexplicable, il se détermine à la cacher sous une pierre, près le seuil de la porte de sa maison de ville. C’est cette bourse qui lui est enlevée, et dont la restitution est le prix de la réconciliation générale. Le Géronte de Regnard est aussi avare, niais plus prudent ; il a vingt mille francs en or qu’il cache dans l’intérieur de sa maison : personne ne sait son secret ; il ne le découvre que par nécessité, et par une suite très comique du stratagème de Merlin, qui lui même ne s’attendait pas à la découverte.

Montfleury a mis aussi sur la scène le sujet du Mostellaria, dans le premier acte d’une pièce intitulée, le Comédien poète, représentée sur le théâtre de la rue Guénégaud, en 1673. Ce premier acte a été imprimé séparément sous le titre du Garçon sans conduite, et forme une petite comédie très inférieure à celle de Regnard, mais supérieure à celle de La Rivey. Montfleury n’a imité que l’incident de la supercherie de Tranion ; il y a seulement introduit un personnage de son invention, qu’il nomme Dargentbref, que l’on s’attend à trouver plaisant, et qui n’est qu’ennuyeux, et dans la bouche duquel il met une morale d’autant plus déplacée, que ce Dargentbref est un joueur et un escroc, qui profite lui-même des travers qu’il fronde.

La principale scène entre Damon père et Crispin est imitée et presque traduite de Plaute jusqu’à l’endroit où Tranion fait l’histoire de l’hôte assassiné. Montfleury a changé cet endroit, à l’imitation de La Rivey, et au lieu de l’ombre d’un mort, il fait habiter la maison par des diables.

DAMON père.

Je veux heurter.

CRISPIN.

Monsieur, n’approchez pas, vous dis-je.

DAMON père.

Mais pourquoi m’empêcher d’approcher mon logis ?

CRISPIN.

Depuis près de six mois il revient des esprits.

DAMON père.

Maraud !

CRISPIN.

Sur votre bail le diable a mis enchère,

Monsieur, et fait chez vous son sabbat ordinaire.

Nous observons ici que Montfleury est celui qui a mis le plus de vraisemblance dans sa pièce. Damon n’est nullement disposé à croire le récit du valet ; il s’obstine à vouloir entrer chez lui, et ce n’est que lorsqu’il est convaincu par le témoignage de ses propres yeux, qu’il commence à s’effrayer.

Le dénouement de la pièce de Montfleury est le plus vicieux de tous, ou pour mieux dire, il n’y a point de dénouement dans cette pièce. La manie de Damon fils était de faire construire des décorations et des machines de théâtre : c’est à cet usage qu’il employait les grands biens dont son père lui avait confié le dépôt pendant son absence. Les amis du jeune homme profitent de l’occasion pour appuyer le récit de Crispin : ils se déguisent en diables, et à l’aide d’une machine ils enlèvent le vieillard. C’est par ce burlesque coup de théâtre que la pièce se termine.

Enfin Destouches a cherché aussi à mettre sur notre scène le Mostellaria. Sa comédie du Trésor caché, imprimée dans ses Oeuvres posthumes, est une imitation de la comédie de Plaute ; mais on n’y reconnaît point l’auteur du Glorieux et du Philosophe marié. Ce sujet si plaisant, et qui fournissait tant de situations comiques, est rendu d’une manière froide et languissante : cette pièce est l’une des plus mauvaises de ce poète qui, d’ailleurs, tient un rang distingué sur la scène française.

Telles sont les principales pièces imitées du Mostellaria ; et ce que nous avons dit suffit pour faire juger de la supériorité de celle de Regnard. L’idée, comme l’observent les auteurs de l’Histoire du Théâtre français, est extrêmement bouffonne, et même un peu ridicule ; mais il n’est pas juste de dire que Regnard ait enchéri sur ce ridicule, ni que ses personnages soient trop chargés et plus vicieux que ceux qui, dans Plaute, lui ont servi de modèles. Merlin est plus gai que Tranion ; Géronte est plus comique que Theuropidès ; c’est un vieil avare justement puni : Theuropidès, au contraire, est un père sage, en faveur de qui on s’intéresse, ce qui rend moins plaisants les stratagèmes dont il est la dupe. Le personnage du Marquis, quoiqu’il semble remplacer celui de Callidamatès, nous paraît si supérieur à son modèle, qu’on peut le regarder comme appartenant à Regnard. Madame Bertrand remplace Simon ; et M, André, l’usurier. Aucun des personnages de cette agréable comédie ne nous paraît vicieux ni inutile. La critique des auteurs de l’Histoire du Théâtre français nous semble donc injuste, et une suite des préventions que nous leur avons déjà reprochées contre notre poète.

PERSONNAGES §

  • GÉRONTE, père de Clitandre.
  • CLITANDRE, amant de Lucile.
  • MADAME BERTRAND, tante de Lucile.
  • LUCILE.
  • CIDALISE.
  • LE MARQUIS.
  • LISETTE.
  • MONSIEUR ANDRÉ, usurier.
  • MERLIN, valet de Clitandre.
  • JAQUINET, valet de Géronte.
La scène est à Paris.

SCÈNE I. Madame Bertrand, Lisette. §

MADAME BERTRAND.

Ah ! Vous voilà ! Je suis fort aise de vous rencontrer. Parlons ensemble un peu sérieusement, je vous prie, mademoiselle Lisette.

LISETTE.

Aussi sérieusement qu’il vous plaira, Madame Bertrand.

MADAME BERTRAND.

Savez-vous bien que je suis fort mécontente de la conduite et des manières de ma nièce ?

LISETTE.

Comment donc, madame ! Que fait-elle de mal, s’il vous plaît ?

MADAME BERTRAND.

Elle ne fait rien que de mal ; et le pis que j’y trouve, c’est qu’elle garde auprès d’elle une coquine comme vous, qui ne lui donnez que de mauvais conseils, et qui la poussez dans un précipice où son penchant ne l’entraîne déjà que trop.

LISETTE.

Voilà un discours très sérieux au moins, madame ; et si je répondais aussi sérieusement, la fin de la conversation pourrait bien faire rire ; mais le respect que j’ai pour votre âge, et pour la tante de ma maîtresse, m’empêchera de vous répondre avec aigreur.

MADAME BERTRAND.

Vous avez bien de la modération !

LISETTE.

Il serait à souhaiter, madame, que vous en eussiez autant : vous ne seriez pas la première à scandaliser votre nièce, et à la décrier, comme vous faites, dans le monde, par des discours qui n’ont point d’autre fondement que le dérèglement de votre imagination.

MADAME BERTRAND.

Comment, impudente ! Le dérèglement de mon imagination ! C’est le dérèglement de vos actions qui me fait parler ; et il n’y a rien de plus horrible que la vie que vous faites.

LISETTE.

Comment donc, madame ! Quelle vie faisons-nous, s’il vous plaît ?

MADAME BERTRAND.

Quelle ? Y a-t-il rien de plus scandaleux que la dépense que Lucile fait tous les jours ? Une fille qui n’a pas un sou de revenu !

LISETTE.

Nous avons du crédit, madame.

MADAME BERTRAND.

C’est bien à elle d’avoir seule une grosse maison, des habits magnifiques !

LISETTE.

Est-il défendu de faire fortune ?

MADAME BERTRAND.

Et comment la fait-elle, cette fortune ?

LISETTE.

Fort innocemment : elle boit, mange, chante, rit, joue, se promène ; les biens nous viennent en dormant, je vous assure.

MADAME BERTRAND.

Et la réputation se perd de même. Elle verra ce qui lui arrivera ; elle n’aura pas un sou de mon bien. Premièrement, ma fille unique ne veut plus être religieuse ; je m’en vais la marier : mon frère le chanoine, qui lui en veut depuis longtemps, la déshéritera ; car il est vindicatif. Patience, patience ; elle ne sera pas toujours jeune.

LISETTE.

Hé ! Vraiment, c’est pour cela que nous songeons à profiter de la belle saison.

MADAME BERTRAND.

Oui ! Fort bien ! Et tout le profit qui vous en demeurera, c’est que vous mourrez toutes deux à l’hôpital, et déshonorées encore,

LISETTE.

Oh ! Pour cela, non, madame ; un bon mariage va nous mettre à couvert de la prédiction.

MADAME BERTRAND.

Un bon mariage ! Elle va se marier ?

LISETTE.

Oui, madame.

MADAME BERTRAND.

À la bonne heure, je ne m’en mêle point ; je la renonce pour ma nièce, et je ne prétends pas aider tromper personne. Adieu.

LISETTE.

Nous ferons bien nos affaires sans vous ; ne vous mettez pas en peine.

MADAME BERTRAND.

Je crois que ce sera quelque belle alliance !

LISETTE.

Ce sera un mariage dans toutes les formes ; et quand il sera fait, vous serez trop heureuse de nous faire la cour, et d’être la tante de votre nièce.

SCÈNE II. Merlin, Lisette. §

MERLIN.

Bonjour, ma chère enfant. Qui est cette vieille madame avec qui tu étais en conversation ?

LISETTE.

Quoi ! Tu ne connais pas madame Bertrand, la tante de ma maîtresse ?

MERLIN.

Si fait vraiment, je ne connais autre ; je ne l’avais pas bien envisagée.

LISETTE.

C’est une femme fort à son aise, qui a de bonnes rentes sur la Ville, des maisons à Paris. Lucile est fort bien apparentée, au moins.

MERLIN.

Oui, mais elle n’en est pas plus riche.

LISETTE.

Il ne faut désespérer de rien ; cela peut venir. S’il lui mourait trois oncles, deux tantes, trois couples de cousins germains, deux paires de neveux et autant de nièces, elle se trouverait une fort grosse héritière.

MERLIN.

Comment diable ! Mais sais-tu bien qu’en temps de peste, cette fille-là pourrait devenir un très gros parti ?

LISETTE.

Le parti n’est pas mauvais dès à présent ; et la beauté...

MERLIN.

Tu as raison, sa beauté lui tient lieu de tout, et mon maître est absolument déterminé à l’épouser.

LISETTE.

Et elle, absolument déterminée à épouser ton maître.

MERLIN.

Il y aura peut-être quelque tribulation à essuyer au retour de notre bon homme de père : mais il ne reviendra pas si tôt ; nous aurons le temps de nous préparer ; et mon maître ne sera pas malheureux, s’il n’a que ce chagrin-là de son mariage.

LISETTE.

Comment donc ? Que veux-tu dire ?

MERLIN.

Le mariage est sujet à de grandes révolutions.

LISETTE.

Ah, ah ! Tu es encore un plaisant visage, de croire que Clitandre puisse jamais se repentir d’avoir épousé Lucile, une fille que j’ai élevée !

MERLIN.

Tant pis.

LISETTE.

Une fille belle, jeune, et bien faite !

MERLIN.

Il n’y a pas là de quoi se rassurer.

LISETTE.

Une fille aisée à vivre !

MERLIN.

La plupart des filles ne le sont que trop.

LISETTE.

Une fille sage et vertueuse !

MERLIN.

Et c’est toi qui l’as élevée ?

LISETTE.

Parle donc, maraud ; que veux-tu dire ?

MERLIN.

Tiens, veux-tu que je te parle franchement ? Cette alliance ne me plaît point du tout ; et je ne prévois pas que nous y trouvions notre compte ni I’un ni l’autre. Clitandre fait de la dépense, parce qu’il est amoureux : l’amour rend libéral ; le mariage corrige l’amour. Si mon maître devenait avare, où en serions nous ?

LISETTE.

Il est d’un naturel trop prodigue pour devenir jamais trop économe. A-t-il donné de bons ordres pour le régal d’aujourd’hui ?

MERLIN.

Je t’en réponds. Trois garçons de la Guerbois viennent d’arriver avec tout leur attirail de cuisine ; Camel, le fameux Camel, marchait à leur tête. L’illustre Forel a envoyé six douzaines de bouteilles de vin de Champagne comme il n’y en a point : il l’a fait lui-même.

LISETTE.

Tant mieux ; j’aime la bonne chère.

SCÈNE III. Clitandre, Merlin, Lisette. §

LISETTE, à Merlin.

Mais voici ton maître.

CLITANDRE.

Hé ! Bonjour, ma chère Lisette. Comment te portes-tu, mon enfant ? Que fait ta belle maîtresse ?

LISETTE.

Elle est chez elle avec Cidalise.

CLITANDRE.

Va, cours, ma chère Lisette, la prier de se rendre au plus tôt ici ; je n’ai d’heureux moments que ceux que je passe avec elle.

LISETTE.

Que vous êtes bien faits l’un pour l’autre ! Elle s’ennuie à la mort quand elle ne vous voit point : elle ne tardera pas, je vous en réponds.

SCÈNE IV. Clitandre, Merlin. §

MERLIN.

Hé bien, monsieur, vous allez donc épouser ? Vous voici, grâce au ciel, bientôt à la conclusion de votre amour, et à la fin de votre argent. C’est vraiment bien fait, de terminer ainsi toutes ses affaires. Mais, s’il vous plaît, qu’allons-nous faire en attendant le retour de monsieur votre père, qui est en Espagne depuis un an pour les affaires de son commerce ? Et que ferons-nous quand il sera revenu ?

CLITANDRE.

Que tu es impertinent avec tes réflexions ! Hé ! Mon ami, jouissons du présent ; n’ayons point de regret au passé, et ne lisons point des choses fâcheuses dans l’avenir. N’as-tu pas reçu de l’argent pour moi ces jours passés ?

MERLIN.

Il n’y a que trois semaines que j’ai touché une demi-année d’avance de ce fermier à qui vous avez donné quittance de l’année entière.

CLITANDRE.

Bon.

MERLIN.

1

J’ai reçu, l’autre semaine, dix-huit cents livres de ce curieux, pour ces deux grands tableaux dont votre père avait refusé deux mille écus quelque temps avant que de partir.

CLITANDRE.

Bon.

MERLIN.

Bon ? J’ai encore eu deux cents louis d’or de ce fripier, pour cette tapisserie que monsieur votre père avait achetée, il y a deux ans, cinq mille francs, à un inventaire.

CLITANDRE.

Bon.

MERLIN.

Oui, oui, nous avons fait de bons marchés pendant son absence, n’est-ce pas ?

CLITANDRE.

Voilà un petit rafraîchissement qui nous mènera quelque temps, et nous travaillerons ensuite sur nouveaux frais.

MERLIN.

Travaillez-y donc vous-même ; car pour moi je fais conscience d’être l’instrument et la cheville ouvrière de votre ruine ; c’est par mes soins que vous avez trouvé le moyen de dissiper plus de dix mille écus, sans compter douze ou quinze mille francs que vous devez encore à plusieurs quidams, usuriers ou notaires (c’est presque la même chose), qui nous vont tomber sur le corps au premier jour.

CLITANDRE.

Celui qui m’embarrasse le plus, c’est ce persécutant monsieur André ; et si, je ne lui dois que trois mille cinq cents livres.

MERLIN.

2

Il ne vous a prêté que cela ; mais vous avez fait le billet de deux mille écus. Il a, depuis quatre jours, obtenu contre vous une sentence des consuls ; et il ne serait pas plaisant que, le jour de la noce, il vous coucher au Châtelet.

CLITANDRE.

Nous trouverons des expédients pour nous parer de cet inconvénient.

MERLIN.

Hé ! Quel expédient trouver ? Nous avons fait argent de tout : les revenus sont touchés d’avance ; la maison de la ville est démeublée à faire pitié ; nous avons abattu les bois de la maison de campagne, sous prétexte d’avoir de la vue. Pour moi, je vous avoue que je suis à bout.

CLITANDRE.

Si mon père peut être encore cinq ou six mois sans revenir, j’aurai tout le temps de réparer, par mon économie, les premiers désordres de ma jeunesse.

MERLIN.

Assurément. Et monsieur votre père, de son côté, ne travaille-t-il pas à reboucher tous ces trous-là ?

CLITANDRE.

Sans doute.

MERLIN.

Il vaut mieux que vous fassiez toutes ces sottises-là de son vivant qu’après sa mort ; il ne serait plus en état d’y remédier.

CLITANDRE.

Tu as raison, Merlin.

MERLIN.

Allez, monsieur, vous n’avez pas tant de tort qu’on dirait bien. Monsieur votre père fera un gros profit pendant son voyage ; vous aurez fait une grosse dépense pendant son absence : quand il reviendra, de quoi aura-t-il à se plaindre ? Ce sera comme s’il n’avait bougé de chez lui ; et, au pis aller, ce sera lui qui aura eu tort de voyager.

CLITANDRE.

Que tu parles aujourd’hui de bon sens, mon pauvre Merlin !

MERLIN.

Entre nous, ce n’est pas un grand génie que monsieur votre père ; je l’ai mené autrefois par le nez, comme vous savez ; je lui fais accroire ce que je veux : et quand il reviendrait présentement, je me sens encore assez de vigueur pour vous tirer des affaires les plus épineuses. Allons, monsieur, grande chère et bon feu ; le courage me revient. Combien serez-vous à table aujourd’hui ?

CLITANDRE.

Cinq ou six.

MERLIN.

Et votre bon ami le Marquis, soi-disant tel, qui vous aide à manger si généreusement votre bien, et qui n’est qu’un fat au bout du compte, y sera-t-il ?

CLITANDRE.

Il me l’a promis.

SCÈNE V. Lucile, Cidalise, Clitandre, Merlin, Lisette. §

CLITANDRE, à Merlin.

Mais voici la charmante Lucile et sa cousine.

LUCILE.

Les démarches que vous me faites faire, Clitandre, ne peuvent être justifiées que par le succès qu’elles vont avoir ; et je serais entièrement perdue dans le monde, si le mariage ne mettait fin à toutes les parties de plaisir où je me laisse engager tous les jours.

CLITANDRE.

Je n’ai jamais eu d’autres sentiments, belle Lucile ; et voilà votre amie qui peut vous en rendre témoignage.

CIDALISE, à Clitandre.

Je suis caution de la bonté de votre coeur, et vous touchez au moment de la justifier par vous-même. Mais moi qui n’entre pour rien dans l’aventure, et qui n’ai point en vue de conclusion, quel personnage est-ce que je fais dans tout ceci ? Et que dira-t-on, je vous prie ?

MERLIN, à Cidalise.

On dira qu’on se fait pendre par compagnie ; et par compagnie, il ne tiendra qu’à vous de vous faire épouser : mon maître a tant d’amis ! Vous n’avez qu’à dire.

LISETTE, à Cidalise.

Prenez-en quelqu’un, madame : plus on est de fous, plus on rit. Allons, déterminez-vous.

MERLIN.

Je me donne au diable, pendant que nous sommes en train, il me prend envie d’épouser Lisette aussi par compagnie, moi ; c’est une chose bien contagieuse que l’exemple.

CLITANDRE, à Cidalise.

Je voudrais que le nôtre la pût engager à nous imiter ; et j’ai un jeune homme de mes amis qui s’est brouillé depuis quelques jours avec sa famille.

MERLIN, à Cidalise.

Voilà le vrai moyen de le raccommoder. Le coeœur vous en dit-il ?

CIDALISE.

Non ; ces sortes d’alliances-là ne me plaisent point. Je ne dépends de personne ; je veux prendre un mari aussi indépendant que moi.

MERLIN.

C’est bien fait ; il n’est rien tel que d’avoir tous deux la bride sur le cou. Mais voici votre Marquis qui vient au rendez-vous. Je vais voir si tout se prépare pour votre souper.

SCÈNE VI. Le Marquis, Clitandre, Lucile, Cidalise, Lisette. §

LE MARQUIS.

Serviteur, mon ami. Ah, mesdames ! Je suis ravi de vous voir. Vous m’attendez, c’est bien fait : je suis l’âme de vos parties, j’en conviens ; le premier mobile de vos plaisirs, je le sais. Où en sommes-nous ? Le souper est-il prêt ? Épouserons-nous ? Aurons- nous du vin abondamment ? Allons, de la gaîté ; je ne me suis jamais senti de si belle humeur ; et je vous défie de m’ennuyer.

CIDALISE.

En vérité, monsieur le Marquis, vous vous êtes bien fait attendre.

LISETTE.

Cela serait beau, qu’un Marquis fût le premier au rendez-vous ! On croirait qu’il n’aurait rien à faire.

LE MARQUIS.

Je vous assure, mesdames, qu’à moins de voler, on ne peut pas faire plus de diligence : il n’y a pas, en vérité, trois quarts d’heure que je suis parti de Versailles. Vous connaissez ce cheval barbe et cette jument arabe que je mets ordinairement à ma chaise ; il n’y a pas deux meilleurs animaux pour un rendez-vous de vitesse.

CLITANDRE, au Marquis.

Quelle affaire si pressée ?...

LE MARQUIS.

Et un postillon... Un postillon, qui n’est pas plus gros que le poing, et qui va comme le vent. Si nous n’avions pas, nous autres, de ces voitures volantes-là, nous manquerions ln moitié de nos occasions.

LUCILE.

Et depuis quand, monsieur le Marquis, vous mêlez- vous d’aller à Versailles ? Il me semble que vous faites ordinairement votre cour à Paris.

LE MARQUIS, à Clitandre.

Hé bien, qu’est-ce, mon cher ? Te voilà au comble des plaisirs ; tu vas nager dans les délices : tu sais l’intérêt que je prends à tout ce qui te touche. Quelle félicité, lorsque deux cœurs bien épris approchent du moment attendu... là, qu’on se voit à la queue du roman.

Il chante.

Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous.

CLITANDRE.

Je ressens mon bonheur dans toute son étendue. Mais, dis-moi, je te prie, as-tu passé, comme tu m’avais promis, chez ce joaillier, pour ces diamants ?

LE MARQUIS, à Cidalise.

Et vous, la belle cousine, qu’est-ce ? Le cœur ne vous en dit-il point ? Il faut que l’exemple vous encourage. Ne voulez-vous point, en vous mariant, payer vos dettes à l’amour et à la nature ? Fi ! Que cela est vilain d’être une grande inutile dans le monde !

CIDALISE.

L’état de fille ne m’a point encore ennuyée.

LE MARQUIS.

Ce sera quand il vous plaira, au moins, que nous ferons quelque marché de cœur ensemble : je suis fait pour les dames ; et les dames, sans vanité, sont aussi faites pour moi. Je veux être déshonoré, si je ne vous trouve fort à mon g é : je me sens même de la disposition à vous aimer un jour à l’adoration, à la fureur ; mais point de mariage au moins, point de mariage ; j’aime les amours sans conséquence : vous m’entendez bien ?

LISETTE.

Vraiment, ce discours-là est assez clair ; il n’a pas besoin de commentaire. Quoi ! Monsieur le Marquis...

LE MARQUIS, à Clitandre.

3

Il n’est pas connaissable depuis qu’il me hante, ce petit homme. Il est vrai que je n’ai pas mon pareil pour débourgeoiser un enfant de famille, le mettre dans le monde, le pousser dans le jeu, lui donner le bon goût pour les habits, les meubles, les équipages. Je le mène un peu raide ; mais ces petits messieurs-là ne sont-ils pas trop heureux qu’on leur inspire les manières de cour, et qu’on leur apprenne à se ruiner en deux ou trois ans ?

LUCILE, au Marquis.

Avez-vous bien des écoliers ?

LE MARQUIS.

4

À propos, où est Merlin ? Je ne le vois point ici : c’est un joli garçon ; je l’aime ; je le trouve admirable pour faire une ressource, pour écarter les créanciers, amadouer des usuriers, persuader des marchands, démeubler une maison en un tour de main.

À Clitandre.

Que ton père a eu de prévoyance, d’esprit, de jugement, de te laisser un gouverneur aussi sage, un économe aussi entendu ! Ce coquin-là vaut vingt mille livres de rente, comme un sou, à un enfant de famille.

SCÈNE VII. Merlin, Lucile, Cidalise, Le Marquis, Clitandre, Lisette. §

MERLIN.

Messieurs et mesdames, quand vous voudrez entrer, le souper est tout prêt.

LE MARQUIS.

Oui, c’est bien dit ; ne perdons point de temps. Je vous disais bien que Merlin était un joli garçon. Je me sens en disposition louable de bien boire du vin ; vous allez voir si j’en tiens raisonnablement. Allons, mesdames, qui m’aime me suive.

CLITANDRE.

Les moments sont trop chers aux amants ; n’en perdons aucun.

SCÈNE VIII. §

MERLIN, seul.

Voilà, Dieu merci, les affaires en bon train : nos amants sont en joie ; fasse le ciel que cela dure longtemps !

SCÈNE IX. Jaquinet, Merlin. §

MERLIN.

Mais que vois-je ? Voilà, je crois, Jaquinet, le valet de notre bon homme.

JAQUINET.

À la fin me voilà. Hé ! Bonjour, Merlin ; soyez le bien retrouvé. Comment te portes-tu ?

MERLIN, à part.

Et vous le mal revenu.

Haut.

Monsieur Jaquinet, comment t’en va ?

JAQUINET.

Tu vois, mon enfant, le mieux du inonde. À la fatigue près, nous avons fait un bon voyage.

MERLIN.

Comment, vous avez fait un bon voyage ! Tu n’es donc pas venu tout seul ?

JAQUINET.

La belle question ! Vraiment non ; je suis arrivé avec mon maître ; et pendant qu’il est allé avec le carrosse de voiture faire visiter à la douane quelques ballots de marchandises, il m’a fait prendre les devants pour venir dire à monsieur son fils qu’il est de retour en parfaite santé.

MERLIN.

Voilà une nouvelle qui le réjouira fort.

À part.

Qu’allons-nous faire ?

JAQUINET.

Qu’as-tu ? Il semble que tu ne me fais guère bonne mine ; et tu ne me parais pas trop content de notre arrivée.

MERLIN, à part.

Je ne suis pas celui qu’elle chagrinera le plus. Tout est perdu.

Haut.

Et, dis-moi, le bon homme a-t-il affaire pour longtemps à cette douane ?

JAQUINET.

Non ; il sera ici dans un moment.

MERLIN, à part.

Dans un moment ! Où me fourrerai-je ?

JAQUINET.

Mais que diable as-tu donc ? Parle.

MERLIN.

Je ne saurais.

À part.

Ah ! Le maudit vieillard ! Revenir si mal à propos, et ne pas avertir qu’il revient, encore ! Cela est bien traître !

JAQUINET.

Te voilà bien intrigué ! Ce retour imprévu ne dérangerait-il point un peu vos petites affaires ?

MERLIN.

Oh ! Non ; elles sont toutes dérangées, de par tous les diables.

JAQUINET.

Tant pis.

MERLIN.

Jaquinet, mon pauvre Jaquinet, aide-moi un peu à sortir d’intrigue, je te prie.

JAQUINET.

Moi ! Que veux-tu que je fasse ?

MERLIN.

Va te reposer ; entre au logis, tu trouveras bonne compagnie : ne t’effarouche point, on te fera boire de bon vin de Champagne.

JAQUINET.

Cela n’est pas bien difficile.

MERLIN.

Dis à mon maître que son père est de retour, mais qu’il ne s’embarrasse point : je vais l’attendre ici, et tâcher de faire en sorte que nous puissions...

À part.

Je me donne au diable, si je sais comment m’y prendre.

Haut.

Dis-lui qu’il se tienne en repos ; et toi, commence par t’enivrer, et tu t’iras coucher. Bonsoir.

JAQUINET.

J’exécuterai tes ordres à merveille, ne te mets pas en peine.

SCÈNE X. §

MERLIN, seul.

Allons, Merlin, de la vivacité, mon enfant, de la présence d’esprit, Ceci est violent : un père qui revient en impromptu d’un long voyage ; un fils dans la débauche, sa maison en désordre, pleine de cuisiniers ; les apprêts d’une noce prochaine ! Il faut se tirer d’embarras pourtant.

SCÈNE XI. Géronte, Merlin. §

MERLIN.

Ah ! Le voici. Tenons-nous un peu à l’écart, et songeons d’abord aux moyens de l’empêcher d’entrer chez lui.

GÉRONTE, à lui-même.

Enfin, après bien des travaux et des dangers, voilà, grâce au ciel, mon voyage heureusement terminé ; je retrouve ma chère maison, et je crois que mon fils sera bien sensible au plaisir de me revoir en bonne santé.

MERLIN, à part.

Nous le serions bien davantage à celui de te savoir encore bien loin d’ici.

GÉRONTE.

Les enfants ont bien de l’obligation aux pères qui se donnent tant de peine pour leur laisser du bien.

MERLIN, à part.

Oui ; mais ils n’en ont guère à ceux qui reviennent si mal à propos.

GÉRONTE.

Je ne veux pas différer davantage à rentrer chez moi, et à donner à mon fils le plaisir que lui doit causer mon retour : je crois que le pauvre garçon mourra de joie en me voyant.

MERLIN, à part.

Je le tiens déjà plus que demi-mort. Mais il faut l’aborder.

Haut.

Que vois-je ? Juste ciel ! Suis-je bien éveillé ? Est-ce un spectre ?

GÉRONTE.

Je crois, si je ne me trompe, que voilà Merlin.

MERLIN.

Mais vraiment ! C’est monsieur Géronte lui-même, ou c’est le diable sous sa figure. Sérieusement parlant, serait-ce vous, mon cher maître ?

GÉRONTE.

Oui, c’est moi, Merlin. Comment te portes-tu ?

MERLIN.

Vous voyez, monsieur, fort à votre service, comme un serviteur fidèle, gai, gaillard, et toujours prêt à vous obéir.

GÉRONTE.

Voilà qui est bien. Entrons au logis.

Il va pour entrer chez lui.

MERLIN, l’arrêtant.

Nous ne vous attendions point, je vous assure ; et vous êtes tombé des nues pour nous, en vérité.

GÉRONTE.

Non ; je suis venu par le carrosse de Bordeaux, où mon vaisseau est heureusement abordé depuis quelques jours... Mais nous serons aussi bien...

Il va pour entrer chez lui.

MERLIN, l’arrêtant.

Que vous vous portez bien ! Quel visage ! Quel embonpoint ! Il faut que l’air du pays d’où vous venez soit merveilleux pour les gens de votre âge. Vous y deviez bien demeurer, monsieur, pour votre santé,....

À part.

et pour notre repos.

GÉRONTE.

Comment se porte mon fils ? A-t-il eu grand soin de mes affaires ; et mes deniers ont-ils bien profité entre ses mains ?

MERLIN.

Oh ! Pour cela, je vous en réponds ; il s’en est servi d’une manière... Vous ne sauriez comprendre comme ce jeune homme-là aime l’argent : il a mis vos affaires dans un état... dont vous serez étonné, sur ma parole.

GÉRONTE.

Que tu me fais de plaisir, Merlin, de m’apprendre une si bonne nouvelle ! Je trouverai donc une grosse somme d’argent qu’il aura amassée ?

MERLIN.

Point du tout, monsieur.

GÉRONTE.

Comment, point du tout !

MERLIN.

Et non, vous dis-je : ce garçon-là est bien meilleur ménager que vous ne pensez ; il suit vos traces ; il fatigue son argent à outrance ; et sitôt qu’il a des pistoles, il les fait travailler jour et nuit.

GÉRONTE.

Voilà ce que c’est de donner aux enfants de bonnes leçons et de bons exemples à suivre. Je me meurs d’impatience de l’embrasser : allons, Merlin.

MERLIN.

Il n’est pas au logis, monsieur ; et si vous êtes si pressé de le voir...

SCÈNE XII. Monsieur André, Géronte, Merlin. §

MONSIEUR ANDRÉ.

Bonjour, monsieur Merlin.

MERLIN.

Votre valet, monsieur André, votre valet.

À part.

Voilà un coquin d’usurier qui prend bien son temps pour venir demander de l’argent.

MONSIEUR ANDRÉ.

Savez-vous bien, monsieur Merlin, que je suis las de venir tous les jours sans trouver votre maître, et que, s’il ne me paie aujourd’hui, je le ferai coffrer demain, afin que vous le sachiez.

MERLIN, bas.

Nous voilà gâtés.

GÉRONTE, à Merlin.

Quelle affaire avez-vous donc ?

MERLIN, bas, à Géronte.

Je vous l’expliquerai tantôt : ne vous mettez pas en peine.

MONSIEUR ANDRÉ, à Géronte.

Une affaire de deux mille écus qui me sont dûs par son maître, dont j’ai le billet, et, en vertu d’icelui, une bonne sentence par corps, que je vais faire mettre à exécution.

GÉRONTE.

Qu’est-ce que cela veut dire, Merlin ?

MERLIN.

C’est un maraud qui le ferait comme il le dit.

GÉRONTE, à Monsieur André.

Clitandre vous doit deux mille écus ?

MONSIEUR ANDRÉ, à Géronte.

Oui, justement, Clitandre, un enfant de famille, dont le père est allé je ne sais où, et qui sera bien surpris, à son retour, quand il apprendra la vie que son fils mène pendant son absence.

MERLIN, à part.

Cela va mal.

MONSIEUR ANDRÉ.

5

Autant que le fils est joueur, dépensier et prodigue, autant le père, à ce qu’on dit, est un vilain, un ladre, un fesse-mathieu.

GÉRONTE.

Que voulez-vous dire avec votre ladre et votre fesse-mathieu ?

MONSIEUR ANDRÉ.

Ce n’est pas de vous dont je veux parler ; c’est du père de Clitandre, qui est un sot, un imbécile.

GÉRONTE.

Merlin...

MERLIN, à Géronte.

Il vous dit vrai, monsieur ; Clitandre lui doit deux mille écus.

GÉRONTE.

Et tu dis qu’il a été d’une si bonne conduite !

MERLIN.

Oui, monsieur ; c’est un effet de sa bonne conduite de devoir cet argent-là.

GÉRONTE.

Comment ! Emprunter deux mille écus d’un usurier ! Car je vois bien, à la mine, que monsieur est du métier.

MONSIEUR ANDRÉ, à Géronte.

Oui, monsieur ; et je vous crois aussi de la profession.

MERLIN, à part.

Comme les honnêtes gens se connaissent !

GÉRONTE, à Merlin.

Tu appelles cela l’effet d’une bonne conduite ?

MERLIN, bas, à Géronte.

Paix, ne dites mot. Quand vous saurez le fond de cette affaire-là, vous serez charmé de monsieur votre fils ; il a acheté une maison de dix mille écus.

GÉRONTE.

Une maison de dix mille écus !

MERLIN, bas, à Géronte.

Qui en vaut plus de quinze ; et comme il n’avait que vingt-quatre mille francs d’argent comptant, pour ne pas manquer un si bon marché, il a emprunté les deux mille écus en question de l’honnête fripon que vous voyez. Vous n’êtes plus si fâché que vous étiez, je gage ?

GÉRONTE.

Au contraire, je ne me sens pas de joie.

À Monsieur André.

Oh çà, monsieur, ce Clitandre, qui vous doit de l’argent, est mon fils.

MERLIN, à Monsieur André.

Et monsieur est son père, entendez-vous ?

MONSIEUR ANDRÉ.

J’en ai bien de la joie.

GÉRONTE, à Monsieur André.

Ne vous mettez point en peine de vos deux mille écus ; j’approuve l’emploi que mon fils en a fait. Revenez demain, c’est de l’argent comptant.

MONSIEUR ANDRÉ.

Soit. Je suis votre valet.

SCÈNE X.II. Géronte, Merlin. §

GÉRONTE.

Et, dis-moi un peu, dans quel endroit de la ville mon fils a-t-il acheté cette maison ?

MERLIN.

Dans quel endroit ?

GÉRONTE.

Oui. Il y a des quartiers meilleurs les uns que les autres ; celui-ci, par exemple...

MERLIN.

Mais vraiment, c’est aussi dans celui-ci qu’il l’a achetée.

GÉRONTE.

Bon, tant mieux. Où cela ?

MERLIN.

Tenez, voyez-vous bien cette maison couverte d’ardoise, dont les fenêtres sont reblanchies depuis peu ?

GÉRONTE.

Oui. Hé bien ?

MERLIN.

Ce n’est pas celle-là ; mais un peu plus loin, à gauche, là... Cette grande porte cochère qui est vis-à-vis de cette autre qui est vis-à-vis d’elle, là.... Dans cette autre rue.

GÉRONTE.

Je ne saurais voir cela d’ici.

MERLIN.

Ce n’est pas ma faute.

GÉRONTE.

Ne serait-ce point la maison de madame Bertrand ?

MERLIN.

Justement, de madame Bertrand ; la voilà : c’est une bonne acquisition, n’est-ce pas ?

GÉRONTE.

Oui vraiment. Mais pourquoi cette femme-là vend-elle ses héritages ?

MERLIN.

On ne prévoit pas tout ce qui arrive. Il lui est survenu un grand malheur ; elle est devenue folle.

GÉRONTE.

Elle est devenue folle !

MERLIN.

Oui, monsieur. Sa famille l’a fait interdire ; et son fils, qui est un dissipateur, a donné sa maison pour moitié de ce qu’elle vaut.

À part.

Je m’embourbe ici de plus en plus.

GÉRONTE.

Mais elle n’avait point de fils quand je suis parti.

MERLIN.

Elle n’en avait point ?

GÉRONTE.

Non assurément.

MERLIN.

Il faut donc que ce soit sa fille.

GÉRONTE.

Je suis fâché de son accident. Mais je m’amuse ici trop longtemps ; fais-moi ouvrir la porte.

MERLIN, à part.

Ouf ! Nous voilà dans la crise.

GÉRONTE.

Te voilà bien consterné ! Serait-il arrivé quelque accident à mon fils ?

MERLIN.

Non, monsieur.

GÉRONTE.

M’aurait-on volé pendant mon absence ?

MERLIN.

Pas tout à fait...

À part.

Que lui dirai-je ?

GÉRONTE.

Explique-toi donc ; parle.

MERLIN.

J’ai peine à retenir mes larmes. N’entrez pas, monsieur. Votre maison, cette chère maison que vous aimez tant... depuis six mois...

GÉRONTE.

Hé bien ! Ma maison, depuis six mois...

MERLIN.

Le diable s’en est emparé, monsieur ; il nous a fallu déloger à mi-terme.

GÉRONTE.

Le diable s’est emparé de ma maison ?

MERLIN.

Oui, monsieur : il y revient des lutins si lutinants... C’est ce qui a obligé votre fils à acheter cette autre maison ; nous ne pouvions plus demeurer dans celle-là.

GÉRONTE.

Tu te moques de moi ; cela n’est pas croyable.

MERLIN.

Il n’y a sorte de niches qu’ils ne m’aient faites ; tantôt ils me chatouillaient la plante des pieds, tantôt ils me faisaient la barbe avec un fer chaud ; et, toutes les nuits régulièrement, ils me donnaient des camouflets qui puaient le soufre...

GÉRONTE.

Mais, encore une fois, je crois que tu te moques de moi.

MERLIN.

Point du tout, monsieur : qu’est-ce qu’il m’en reviendrait ? Nous avons vu là-dessus les meilleures devineresses de Paris, la Duverger même ; il n’y a pas moyen de les faire déguerpir : ce diable-là est furieusement tenace ; c’est celui qui possède ordinairement les femmes, quand elles ont le diable nu corps.

GÉRONTE.

Une frayeur soudaine commence à me saisir. Et dis-moi, je te prie, n’ont-ils point été dans ma cave ?

MERLIN.

Hélas ! Monsieur, ils ont fourragé partout.

GÉRONTE.

Ah ! Je suis perdu ; j’ai caché en terre un sac de cuir où il y n vingt mille francs.

MERLIN.

Vingt mille francs ! Quoi, monsieur ! Il y a vingt mille francs dans votre maison ?

GÉRONTE.

Tout autant, mon pauvre Merlin.

MERLIN.

Ah ! Voilà ce que c’est ; les diables cherchent les trésors, comme vous savez. Et en quel endroit ?

GÉRONTE.

Dans la cave.

MERLIN.

Dans la cave ? Justement, c’est là où ils font leur sabbat.

À part.

Ah ! Si nous l’avions su plus tôt...

Haut.

Et de quel côté, s’il vous plaît ?

GÉRONTE.

À gauche en entrant, sous une grande pierre noire qui est à côté de la porte.

MERLIN.

Sous une grande pierre noire ! Vingt mille francs ! Vous deviez bien nous en avertir ; vous nous eussiez épargné bien de l’embarras. C’est à gauche en entrant, dites-vous ?

GÉRONTE.

Oui ; l’endroit n’est pas difficile à trouver.

MERLIN, à part.

Je le trouverai bien.

Haut.

Mais savez-vous bien, monsieur, que vous jouiez là à nous faire tordre le cou ? Et toute la somme est-elle en or ?

GÉRONTE.

Toute en louis vieux.

MERLIN, à part.

Bon, elle en sera plus aisée à emporter.

Haut.

Oh çà, monsieur, puisque nous savons la cause du mal, il ne sera pas difficile d’y remédier ; je crois que nous en viendrons à bout : laissez-moi faire.

GÉRONTE.

J’ai peine à me persuader tout ce que tu me dis : cependant on fait tant de contes sur ces matières-là, que je ne sais qu’en croire. Je m’en vais au-devant de mes hardes, et je reviens sur mes pas, pour voir ce qu’il faut faire en cette occasion. Qu’il y a de traverses dans la vie ! On ne saurait avoir un peu de bien que les hommes ou le diable ne cherchent à vous l’attraper.

SCÈNE XIV. §

MERLIN, seul.

Le diable n’aura pas celui-ci.

SCÈNE XV.Lisette, Merlin. §

LISETTE.

Ah, mon pauvre Merlin ! Est-il vrai que le père de ton maître est arrivé ?

MERLIN.

Cela n’est que trop vrai : mais, pour nous en consoler, j’ai trouvé un trésor.

LISETTE.

Un trésor !

MERLIN.

Il y a dans la cave, en entrant, à gauche, sous une grande pierre noire, un sac de cuir qui contient vingt mille francs.

LISETTE.

Vingt mille francs !

MERLIN.

Oui, mon enfant ; je te dirai cela plus amplement : cours au sac, au sac ; c’est le plus pressé.

LISETTE.

Mais si...

MERLIN.

Que le diable, t’emporte avec tes si et tes mais. J’entends monsieur Géronte qui revient sur ses pas : sauve-toi au plus vite. Au sac, nu sac....

SCÈNE XVI. §

MERLIN, seul.

6

Nous voilà dans un joli petit embarras ! Et vogue la galère !

SCÈNE XVII. Merlin, Géronte. §

GÉRONTE.

Je n’ai pas tardé, comme tu vois. J’ai trouvé mes gens à deux pas d’ici, et je les ai fait demeurer, parce qu’il m’est venu en pensée de mettre mes ballots dans cette maison que mon fils a achetée.

MERLIN, à part.

Nouvel embarras !

GÉRONTE.

Je ne la remets pas bien ; viens-t’en m’y conduire toi-même.

MERLIN.

Je le veux bien, monsieur ; mais...

GÉRONTE.

Quoi ! Mais ?

MERLIN.

Le diable ne s’est pas emparé de celle-1à ; mais madame Bertrand y loge encore.

GÉRONTE.

Elle y loge encore !

MERLIN.

Oui, vraiment. On est convenu qu’elle achèverait le terme ; et comme elle a l’esprit faible, elle se met dans une fureur épouvantable quand on lui parle de la vente de cette maison ; c’est là sa plus grande folie, voyez-vous.

GÉRONTE.

Je lui en parlerai d’une manière qui ne lui fera pas de peine. Allons, viens.

MERLIN, à part.

Oh ! Pour le coup, tout est perdu.

GÉRONTE.

Tu me fais perdre patience. Je veux absolument lui parler, te dis-je.

SCÈNE XVIII. Madame Bertrand, Géronte, Merlin. §

MERLIN.

Hé bien, monsieur, parlez-lui donc ; la voilà qui vient heureusement ; mais souvenez-vous toujours qu’elle est folle.

MADAME BERTRAND.

Comment ! Voilà monsieur Géronte de retour, je pense !

MERLIN, bas, à Madame Bertrand.

Oui, madame, c’est lui-même ; mais il est revenu fou : son vaisseau a péri ; il a bu de l’eau salée un peu plus que de raison ; cela 1ui a tourné la cervelle.

MADAME BERTRAND, bas.

Quel dommage ! Le pauvre homme !

MERLIN, bas, à Madame Bertrand.

S’il s’avise de vous accoster par hasard, ne prenez pas garde à ce qu’il vous dira ; nous allons le faire enfermer.

Bas, à Géronte.

Si vous lui parlez, ayez un peu d’égard à sa faiblesse ; songez qu’elle a le timbre un peu fêlé.

GÉRONTE, bas, à Merlin.

Laisse-moi faire.

MADAME BERTRAND, à part.

Il a quelque chose d’égaré dans la vue.

GÉRONTE, à part.

Comme sa physionomie est changée ! Elle a les yeux hagards.

MADAME BERTRAND, haut.

Hé bien, qu’est-ce, monsieur Géronte ? Vous voilà donc de retour en ce pays-ci ?

GÉRONTE.

Prêt à vous rendre mes petits services.

MADAME BERTRAND.

J’ai bien du chagrin, en vérité, du malheur qui vous est arrivé.

GÉRONTE.

Il faut prendre patience. On dit qu’il revient des esprits dans ma maison ; il faudra bien qu’ils en délogent, quand ils seront las d’y demeurer.

MADAME BERTRAND, à part.

Des esprits dans sa maison ! Il ne faut pas le contredire ; cela redoublerait son mal.

GÉRONTE.

Je voudrais bien, madame Bertrand, mettre dans votre maison quelques ballots que j’ai rapportés de mon voyage.

MADAME BERTRAND, à part.

Il ne se souvient pas que son vaisseau a péri : quelle pitié !

Haut.

Je suis à votre service, et ma maison est plus à vous qu’à moi-même.

GÉRONTE.

Ah ! Madame, je ne prétends point abuser de l’état où vous êtes.

À part, à Merlin.

Mais vraiment, Merlin, cette femme-là n’est pas si folle que tu disais.

MERLIN, bas, à Géronte.

Elle a quelquefois de bons moments, mais cela ne dure pas.

GÉRONTE.

Dites-moi, madame Bertrand, êtes-vous toujours aussi sage, aussi raisonnable qu’à présent ?

MADAME BERTRAND.

Je ne pense pas, monsieur Géronte, qu’on m’ait jamais vue autrement.

GÉRONTE.

Mais si cela est, votre famille n’a point été en droit de vous faire interdire.

MADAME BERTRAND.

De me faire interdire, moi ! De me faire interdire !

GÉRONTE, à part.

Elle ne connaît pas son mal.

MADAME BERTRAND.

Mais si vous n’êtes pas ordinairement plus fou qu’à présent, je trouve qu’on a grand tort de vous faire enfermer.

GÉRONTE.

Me faire enfermer !

À part.

Voilà la machine qui se détraque. Ça, çà, changeons de propos.

Haut.

Hé bien ! Qu’est-ce, madame Bertrand ? Êtes-vous fâchée qu’on ait vendu votre maison ?

MADAME BERTRAND.

On a vendu ma maison ?

GÉRONTE.

Du moins vaut-il mieux que mon fils l’ait achetée qu’un autre, et que nous profitions du bon marché.

MADAME BERTRAND.

Mon pauvre monsieur Géronte, ma maison n’est point vendue, et elle n’est point à vendre.

GÉRONTE.

La, la, ne vous chagrinez point ; je prétends que vous y ayez toujours votre appartement comme si elle était à vous, et que vous fussiez dans votre bon sens.

MADAME BERTRAND.

7

Qu’est-ce à dire, comme si j’étais dans mon bon sens ? Allez, vous êtes un vieux fou ; un vieux fou, à qui il ne faut point d’autre habitation que les Petites-Maisons ; les Petites-Maisons, mon ami.

MERLIN, à part, à Madame Bertrand.

Êtes-vous sage, de vous emporter contre un extravagant ?

GÉRONTE.

Oh, parbleu ! Puisque vous le prenez sur ce ton-là, vous sortirez de la maison ; elle m’appartient, et j’y ferai mettre mes ballots malgré vous. Mais voyez cette vieille folle !

MERLIN, à part, à Géronte.

À quoi pensez-vous de vous mettre en colère contre une femme qui a perdu l’esprit ?

MADAME BERTRAND.

Vous n’avez qu’à y venir ; je vais vous y attendre. Hom ! L’extravagant !

À Merlin.

Hâtez-vous de le faire enfermer : il devient furieux, je vous en avertis.

SCÈNE XIX.Géronte, Merlin. §

MERLIN, à part.

Je ne sais pas comment je me tirerai de cette affaire.

SCÈNE XX. Le Marquis, ivre, Géronte, Merlin. §

LE MARQUIS.

Que veut donc dire tout ce tintamarre-là ? Vient-on, s’il vous plaît, faire tapage à la porte d’un honnête homme, et scandaliser toute une populace ?

GÉRONTE, bas, à Merlin.

Merlin, qu’est-ce que cela veut dire ?

MERLIN, bas, à Géronte.

Les diables de chez vous sont un peu ivrognes ; ils se plaisent dans la cave.

GÉRONTE, à Merlin.

Il y a ici quelque fourberie ; je ne donne point là-dedans.

LE MARQUIS, à Géronte.

Il nous est revenu que le maître de ce logis vient d’arriver d’un long voyage : serait-ce vous par aventure ?

GÉRONTE.

Oui, monsieur, c’est moi-même.

LE MARQUIS.

Je vous en félicite. C’est quelque chose de beau que les voyages, et cela façonne bien un jeune homme : il faut savoir comme monsieur votre fils s’est façonné pendant le vôtre ; les jolies manières... Ce garçon-là est bien généreux : il ne vous ressemble pas ; vous êtes un vilain, vous.

GÉRONTE.

Monsieur, monsieur !...

MERLIN, bas, à Géronte.

Ces lutins-là sont d’une insolence...

GÉRONTE.

Tu es un fripon.

LE MARQUIS.

Nous avons eu bien du chagrin, bien du souci, bien de la tribulation de votre retour ; je veux dire, de votre absence : votre fils en a pensé mourir de douleur, en vérité ; il a pris toutes les choses de la vie en dégoût ; il s’est défait de toutes les vanités qui pouvaient l’attacher à la terre ; richesses, meubles, ajustements. Ce garçon-là vous aime, cela n’est pas croyable.

MERLIN.

Il serait mort, je crois, de chagrin pendant votre absence, sans cet honnête monsieur-là.

GÉRONTE, au Marquis.

Hé ! Que venez-vous de faire chez moi, monsieur, s’il vous plaît ?

LE MARQUIS.

Ne le voyez-vous pas bien sans que je vous le dise ? J’y viens de boire du bon vin de Champagne, et en fort bonne compagnie. Votre fils est encore à table, qui se console de votre absence du mieux qu’il est possible.

GÉRONTE.

Le fripon me ruine. Il faut aller...

Il va pour rentrer chez lui.

LE MARQUIS, l’arrêtant.

Halte là, s’il vous plaît, je ne souffrirai pas que vous entriez là-dedans.

GÉRONTE.

Je n’entrerai pas dans ma maison ?

LE MARQUIS.

Non ; les lieux ne sont pas disposés pour vous recevoir.

GÉRONTE.

Qu’est-ce à dire ?

LE MARQUIS.

Il serait beau, vraiment, qu’au retour d’un voyage, après une si longue absence, un fils qui sait vivre, et que j’ai façonné, eût l’impolitesse de recevoir son très cher et honoré père dans une maison où il n’y a que les quatre murailles !

GÉRONTE.

Que les quatre murailles ! Et ma belle tapisserie, qui me coûtait près de deux mille écus, qu’est-elle devenue ?

LE MARQUIS.

Nous en avons eu dix-huit cents livres ; c’est bien vendre.

GÉRONTE.

Comment, bien vendre ! Une tenture comme celle-là !

LE MARQUIS.

Fi ! Le sujet était lugubre ; elle représentait la brûlure de Troie : il y avait là-dedans un grand vilain cheval de bois qui n’avait ni bouche ni éperons : nous en avons fait un ami.

GÉRONTE, à Merlin.

Ah, pendard !

LE MARQUIS.

N’aviez-vous pas aussi deux grands tableaux qui représentaient quelque chose ?

GÉRONTE.

Oui vraiment ; ce sont deux originaux d’un fameux maître, qui représentent l’enlèvement des Sabines.

LE MARQUIS.

Justement : nous nous en sommes aussi défaits, mais par délicatesse de conscience.

GÉRONTE.

Par délicatesse de conscience !

LE MARQUIS.

Un homme sage, vertueux, religieux comme monsieur Géronte ! Ah ! Il y avait là une immodeste Sabine, décolletée, qui... Fi ! Ces nudités-là sont scandaleuses pour la jeunesse.

SCÈNE XXI. Mme Bertrand, Le Marquis, Merlin. §

MADAME BERTRAND.

Ah ! Vraiment, je viens d’apprendre de jolies choses, monsieur Géronte ; et votre fils, à ce qu’on dit, engage ma nièce dans de belles affaires.

GÉRONTE.

Je ne sais ce que c’est que votre nièce ; mais mon fils est un coquin, madame Bertrand.

MERLIN.

Oui, un débauché, qui m’a donné de mauvais conseils, et qui est cause....

LE MARQUIS, à Merlin.

Ne nous plaignons point les uns des autres, et ne parlons point mal des absents ; il ne faut point condamner les personnes sans les entendre. Un peu d’attention, monsieur Géronte. Il est constant que si.... vous prenez les choses du bon côté... quand vous serez content, tout le monde le sera... D’ailleurs, comme dans tout ceci il n’y a pas de votre faute, vous n’avez qu’à ne point faire de bruit, on n’aura pas le mot à vous dire.

GÉRONTE.

Allez au diable, avec votre galimatias.

SCÈNE XXII. Les mêmes, Lucile, Cidalise, Lisette. §

Lisette sort de la maison de Géronte, tenant un grand sac de louis ; elle est suivie de Lucile et de Cidalise, qui traversent la scène, et se retirent.

GÉRONTE.

Mais que vois-je ? Mon sac et mes vingt mille francs qu’on emporte.

MADAME BERTRAND.

C’est cette coquine de Lisette et ma nièce.

SCÈNE XXIII. Clitandre, Géronte, Le Marquis, Merlin, Mme Bertrand. §

GÉRONTE.

Et mon fripon de fils ! Ah, misérable !

CLITANDRE.

Il ne faut pas, mon père, abuser plus longtemps de votre crédulité. Tout ceci est un effet du zèle et de l’imagination de Merlin, pour vous empêcher d’entrer chez vous, où j’étais avec Lucile dans le dessein de l’épouser. Je vous demande pardon de ma conduite passée : consentez à ce mariage, je vous prie : on vous rendra votre argent ; et je promets que vous serez content de moi dans la suite.

GÉRONTE, à Merlin.

Ah, pendard ! Tu te moquais de moi !

MERLIN.

Cela est vrai, monsieur.

MADAME BERTRAND.

Lucile est ma nièce ; et si votre fils l’épouse, je lui donnerai un mariage dont vous serez content.

GÉRONTE.

Pouvez-vous donner quelque chose, et n’êtes-vous pas interdite ?

MERLIN.

Elle ne l’est que de ma façon. ?

GÉRONTE.

Quoi ! La maison...

MERLIN, se touchant le front.

Tout cela part de là.

GÉRONTE.

Ah, malheureux ! Mais... Qu’on me rende mon argent, je me sens assez d’humeur à consentir à ce que vous voulez ; c’est le moyen de vous empêcher de faire pis.

LE MARQUIS.

C’est bien dit ; cela me plaît. Touchez là, monsieur Géronte ; vous êtes un brave homme : je veux boire avec vous : allons nous remettre à table. Cela est heureux que vous soyez venu tout à propos pour être de la noce.