ARLEQUIN
BELLEROPHON
PARODIE.

Par Messieurs Dominique &
Romagnesi, Comédiens italiens
ordinaires du Roi.

Représentée pour la première fois par les
Comédiens italiens ordinaires du Roi

le 7 May 1728.

Introduction §

Repris en 1728, Bellérophon rencontre encore auprès du public du XVIIIe siècle un succès remarquable comme en témoigne la parodie qu’en font à cette époque les infatigables Dominique et Romagnesi, comédiens italiens ordinaires de Louis XV. « Infatigables » en effet, parce qu’il nous est parvenu quatre volumes de ces Parodies du nouveau Théâtre Italien dans lesquelles les deux compères passent en revue sans aucune pitié toutes les grandes tragédies lyriques de Lully et Rameau. Loin d’être le signe de la médiocrité d’une œuvre, la parodie est au contraire la preuve évidente de son succès et de sa popularité, elle est même « emblématique de l’extraordinaire engouement du siècle des Lumières pour le théâtre »1 : comme Euripide avec La Paix d’Aristophane, Thomas Corneille eut donc l’honneur de voir sa pièce parodiée. Il s’agit d’une succession de dix-sept scènes qui suit scrupuleusement le modèle cornélien tant dans l’évolution de l’intrigue que dans le contenu des dialogues : entrecoupée de chansons à la mode dont les paroles s’adaptent à merveille à la situation, l’œuvre se déroule avec une frénésie et une vitalité qui témoignent de la qualité du travail des deux parodistes.

Sans être toujours très subtile, la pièce de Dominique et Romagnesi sait néanmoins exploiter au maximum le potentiel de comique que renferme l’œuvre de Corneille – comme tout livret de tragédie lyrique d’ailleurs. C. Guyon-Lecoq souligne parfaitement combien sont ambivalents les exploits représentés sur la scène du Palais-Royal : héroïques dans l’optique du drame, ceux-ci peuvent vite devenir extrêmement comiques et ridicules au niveau de la représentation si une machinerie ou une volerie se révèle défectueuse. Ainsi le combat avec la Chimère se transforme-t-il bientôt en une sorte de jeu de cirque dont l’intérêt principal est la chute hypothétique du héros : « Tombera ? Tombera pas ? »2, telle est en fait la question principale que se pose le public et qui provoque son émerveillement lorsque le combat est glorieusement mené à son terme. C’est d’ailleurs le même public qui allait applaudir les tragédies lyriques et rire à leur parodie : loin d’être un paradoxe, il s’agissait là d’une nécessité puisque seul un spectateur connaissant parfaitement l’ouvrage original était apte à savourer les nombreuses allusions et références. Il se créé ainsi un rapport de « dépendance » entre les deux œuvres, puisqu’il faut que la parodie soit produite avant « que l’original ne soit retiré de l’affiche pour que le public puisse assister alternativement aux deux spectacles »3 – comparaison qui profite à terme tant à la tragédie qu’à sa parodie…

Il est assez difficile pour nous d’imaginer à quoi pouvait ressembler ce genre d’ouvrage et sa représentation ; mais pour peu que l’on se tourne vers le cinéma, on constate rapidement que de nombreux films proposent des exemples similaires, ou du moins comparables, en usant des mêmes effets et des mêmes techniques. Arlequin Bellerophon est ainsi au Bellerophon de Thomas Corneille ce que le Sacré Graal des Monty Python est à la légende arthurienne : un jeu de références et de déviations loufoques et inattendues de l’œuvre originale qui suppose à la fois une bonne connaissance de l’œuvre et un certain recul critique vis-à-vis de celle-ci. Mais la parodie proprement dite s’enrichie dans la pièce de Dominique et Romagnesi de chansons populaires à l’époque qui ponctuent l’action et en soulignent les grandes étapes, à l’image par exemple de On connaît la chanson d’Alain Resnais qui utilise également les chansons françaises des années quatre-vingts comme un agrément mais aussi pour le décalage qu’elles créent dans le déroulement de l’intrigue… On peut enfin se faire une idée de l’ambiance dans laquelle était représentée ce genre de spectacle grâce à un épisode de l’Amadeus de Milos Forman où Mozart assiste lui-même à une parodie de son Don Giovanni donné par Emanuel Schikaneder, le futur librettiste de La Flûte enchantée, au Théâtre Populaire de Vienne. Loin de la rigueur des représentations théâtrales actuelles, le spectacle joue en grande partie sur le rapport qu’il entretient avec la salle. Entre rire et émerveillement, ce genre de représentations marque la quintessence du théâtre en tant que spectacle : tout en se moquant délibérément des invraisemblances des intrigues romanesques, la parodie y a recours pour la dimension spectaculaire qu’elles confèrent à l’action.

Nous n’avons donc pas pu résister au plaisir de reproduire l’intégralité de cet Arlequin Bellérophon : loin d’être inutile ou rébarbative, sa lecture nous semble au contraire précieuse puisqu’elle révèle, par ses excès mêmes, les défauts et les faiblesses de l’œuvre originale. Le lecteur pourra en outre relever et se délecter à loisir des nombreuses références qui sont parsemées tout au long du texte. Il s’agit donc d’éclairer de façon originale la perception que le public pouvait avoir de Bellérophon, loin des comptes-rendus savants des chroniqueurs de l’époque, plus préoccupés des enjeux esthétiques et politiques que de la réelle valeur de l’œuvre…

Les Parodies du nouveau Théâtre Italien, t. IV, 1738

ARLEQUIN
BELLEROPHON
PARODIE. §

[ACTEURS] §

  • STENOBÉE
  • PHILONOÉ
  • LE ROI
  • BELLEROPHON
  • AMISODAR
  • LE SACRIFICATEUR
  • DES MINISTRES
  • LA PYTHIE
  • APOLLON
  • UN POETE
  • SORCIERS
  • CHŒUR de Peuple
  • DEUX AMAZONES

ARLEQUIN
BELLEROPHON §

SCENE PREMIERE §

Le Théâtre représente un Jardin
PHILONOÉ, Deux AMAZONES

Philonoé

Air 85. Le plaisir passe la peine.

Amour, lorsque sous ton Empire,
Sans esperance un cœur soupire,
La peine passe le plaisir ;
Mais malgré le poids de ta chaîne
5 Lorsque l’Hymen peut adoucir,
Le plaisir passe la peine.

II. Amazone

Palsanbleu ! la Princesse a raison, elle parle en connoisseuse.

Premiere Amazone.

Air 86. Digue, diguedon.

Un heureux penchant vous entraîne ;
Bellérophon est tout charmant.

Philonoé

Il dit qu’il aime tendrement.

Premiere Amazone

10 Parbleu ! vous valez bien la peine,
Diguedi guedon, diguedon dondaine,
Que l’on vous le dise souvent.

Philonoé

Nous avons été bien traversés ; mais grace au Ciel, nous touchons au moment d’être heureux.

Première Amazone

Air 77. Quand je tiens de ce jus d’octobre.

Il faut que d’amoureuses chaînes
Coûrent toujours quelques soupirs ;
15 Quand les Amans n’ont point de peine,
Ils n’ont jamais de vrais plaisirs.

Philonoé

L’aimable petit homme que Bellérophon ! N’ai-je pas raison, Mesdames les Amazones ? Il est si brave.

Premiere Amazone

Têtebleu ! c’est un grivois des plus déterminés : quel abbateur de quilles !

II. Amazone

J’ai bien vû des hommes de ma vie, mais jamais un comme lui.

Premiere Amazone

Il faut assurément qu’il ait une rude force, puisqu’il nous a vaincuës ; jugez ce que doit être une femme armée de-pied-en-cap, lorsqu’elle est si redoutable en pete-en-l’air.

Philonoé

Je crois, Mesdames, qu’il seroit à propos que vous chantassiez sa gloire.

Premiere Amazone

Cela seroit nouveau, des captifs chanter la gloire de leur vainqueur.

II. Amazone

Fi donc, cela ne feroit pas à sa place.

Philonoé

Pardonnez-moi, il faut bien que des femmes s’amusent.

Premiere Amazone

Allons donc, chantons ses exploits pour la rareté du fait.

Air 87. Menuet du Grandval.

Sa brûlante ardeur pour la gloire
En lui ne peut se moderer.

II. Amazone

Avec ce gaillard la victoire
20 N’a pas le tems de respirer.

Voilà ce qui s’appelle une gasconade Lyrique.

SCENE II §

BELLEROPHON, PHILONOÉ

Bellerophon

Ah vous voilà, Princesse ? que je suis content !

Air I. Zon, zon.

Au gré de mon désir
On couronne ma flame,
Sentez-vous le plaisir,
Qui chatouille mon ame ?
25 Et zon, zon, zon
Le sentez-vous, Madame ?
Et zon, zon, zon,

Philonoé

Oh ! je vous en réponds.

Air 88. Pour la Baronne.

Comme vos peines
Causoient autrefois mes soupirs,
30 Liés tous deux des mêmes chaînes,
Je dois partager vos plaisirs
Comme vos peines.

Bellérophon

Air 42. Tu croyois en aimant Colette.

Ah ! qu’un si doux aveu me touche !
Qu’il rend mon destin glorieux !

Philonoé

35 S’il ne me sortoit de la bouche,
Il m’échaperoit par les yeux.

Tous deux

Air 66. Il faut que je file, file.

Qu’ici notre amour extrême
Chante comme à l’Opera,
Nous pouvons agir de même
40 Qu’on agit en ce lieu-là.
Et nous dire sans emblême
Je vous aime, & cætera.
Je vous aime, je vous aime.
Le beau duô que voilà !

Philonoé

Adieu mon petit bonhomme, aimez-moi toujours, & vous ne vous en repentirez pas.

Bellérophon

Où allez-vous donc, ma poulette ? quoi vous m’abandonnez dans le moment le plus tendre ? cela n’est pas bien, vous trichez.

Philonoé

Mon devoir m’appelle auprès de mon pere ; voici la Reine qui vient, je vous laisse avec elle.

Bellérophon

Que diable vient-elle faire ici ? je m’en vais lui dire que je n’y suis pas.

SCENE III §

STENOBEÉ, BELLEROPHON

Stenobée

Air 35. Le fameux Diogenes.

45 Quand cessera ta haine ?
Ma présence te gêne,
Et je m’en apperçoi.

Bellérophon

Quel aspect effroyable !
Oui, je crois voir le Diable
50 Lorsque je vous revoi.

Je suis sincère, comme vous voyez. Que me demandez-vous ? vous m’avez fait bannir d’Argos, & vous venez me relancer jusqu’en ce lieu : de grace, laissez-moi en repos.

Stenobée

Air 89. La ceinture.

Je sçai les maux que je t’ai faits,
Mais malgré ma rigueur extrême,
Ne me dis plus que je te hais,
Ou reproche-moi que je t’aime.

Bellérophon

Que veut dire ce jeu de mots-là ? le Diable m’emporte si j’y entends rien.

Air 23. Laire la, laire lanlaire.

55 Par la rage, & par les fureurs
L’Amour prouve-t’il ses ardeurs ?
Est-ce ainsi que l’on doit faire ?
Laire la, laire lanlaire,
Laire la,
60 Laire lanla.

Stenobée

Je t’avouërai, mon cher Bellérophon, qu’une extrême pudeur m’empêcha d’écouter ma tendresse.

Bellérophon

Têtebleu, le tems vous a bien aguerrie ! vous avez secoué le joug des préjugés, à ce que je vois ? allons, allons, songez qu’il ne convient pas à une Dame de faire les avances, adieu.

Stenobée

Quoi, tu me quittes !

Bellérophon

Oh ! si vous ne me laissez, j’appellerai du monde à mon secours.

Stenobée

Arrête, cruel.

Bellérophon en s’en allant.

Air 269.

Vous y perdez vos pas, Nicolas.

SCENE IV §

Stenobée seule

Air 29. Je ne suis né ni Roi ni Reine.

Tu me quittes, barbare ? arrête !
Mais par ma foi je suis bien bête
D’aimer un traître qui me fuit :
Telle est notre ardeur imprudente,
65 L’amour trop heureux s’affoiblit,
Et l’amour malheureux s’augmente.

Mais voici Amisodar qui vient fort à propos.

SCENE V §

AMISODAR, STENOBÉE

Stenobée

Air 310. Janeton m’aimez-vous ?

Amisodar, m’aimez-vous ?

Amisodar

Voyez quel conte,

Stenobée

Servirez-vous mon courroux ?

Amisodar

70 Ma main est prompte.

Stenobée

Je puis donc compter sur vous ?

Amisodar

Quel chien de conte.

Air 306. Vous avez en moi ce qui s’appelle.

Ah ! du moins, ne doutez pas, cruelle
De mes feux, & de votre pouvoir,
75 Vous avez en moi ce qui s’appelle
Un Amant qui vous aime, il faut voir.

Stenobée

Air 11. Robin Turelure.

L’insolent Bellérophon,
M’a fait une horrible injure,
Loin de m’en faire raison
80 Turelure,
Le Roi la sçai & l’endure,
Robin turelure.

Air 90. Réjouissez-vous, bons François.

Lui-même au lieu de le punir,
Avec sa fille il va l’unir :
85 Troublons l’Hymen qui se prépare
Par une vengeance barbare.

Amisodar

J’y consens.

Air 5. Les Trembleurs.

Mon pouvoir que rien n’égale
Peut de la nuit infernale
90 Evoquer la mort fatale,
Et la répandre en ces lieux :
Je puis, armé du Tonnerre
Aux mortels livrer la guerre,
Et désoler cette terre
95 Par un monstre furieux.

Stenobée

Non, non, point de Tonnerre, le Monstre me divertira davantage.

Amisodar

Que dites-vous, Madame ?

Air 91. C’est le bout du bras.

Pour vous ce spectacle est effrayant.

Stenobée

N’importe, n’importe.
Que de la terre à l’instant
Le monstre sorte, le monstre sorte.

Amisodar

100 Madame, éloignez-vous
Je vais servir votre courroux.

SCENE VI §

Amisodar

Que ce Jardin se change en un Sabat affreux.

Le Jardin disparoît, & l’on voit en sa place une Caverne affreuse & un gros Chat au milieu du Théâtre.

Amisodar

Air 92. Quel plaisir d’aimer sans contrainte.

Accourez Sorciers, & sorcieres,
Joignez à mon Art vos noirs misteres,
Et surtout mettez de la partie
105 Les Diables de basse Normandie.

SCENE VII §

AMISODAR, LES SORCIERS ET LES SORCIERES paroissent au son de la Symphonie.

Sorciers, & Sorcieres

Parle, nous voilà prêts, tout nous sera possible.

Amisodar

Allons mes enfans, il s’agit d’un coup de maître : il faut faire sortir des enfers un monstre qui fasse ici le Diable à quatre.

Les Sorciers se jettent par terre pour l’évocation.

Chœur de Sorciers

Air 93. Ramplan.

Par le commandement,
Que le Tenare s’ouvre,
Ramplan, pataplan,
Ramplan, promptement,
110 Que l’enfer se découvre
Dans ce même moment,
Ramplan.

Amisodar

Poursuivez mes amis, cela va à merveilles. Il faut avoüer que voilà un beau spectacle !

Air 28. Je reviendrai demain au soir.

Faites sentir votre pouvoir
Au ténébreux manoir, bis.
115 Pressez, appellez à grand bruit,
Et la mort, & la nuit. bis.
Les Sorciers se rejettent encore contre terre.

Amisodar

Que les peuples de cette contrée éprouvent nos fureurs, quoiqu’ils ne nous ayent rien fait.

Chœurs de Sorciers

Air 94. Passant sur le Pont-Neuf.

Noires filles du Styx, Hecate, Erebe, Averne,
Nuit, Mort, Chiens des enfers que la fureur gouverne,
Que l’on travaille
120 A désoler cette Canaille,
Entendez nos clameurs, c’est pour vous que l’on braille.

Amisodar

Air 38. Nanon dormoit.

Les charme est fait, remercions Hecate.
Ah ! les voilà.
Il sort des enfers un Procureur, un Medecin, & un Maltotier.
Qui sont ces monstres-là ? …
125 Un Procureur, un suivant d’Hipocrate,
Avec un Maltotier.
Messiers, vous sçavez bien votre métier.

Voilà ce qui s’appelle trois monstres bien complets : quel ravage cela va faire ! Messieurs, si vous dansiez pour vous rejoüir d’avoir fait une si belle besogne… Mais non, il me vient une meilleure pensée ; attendez.

Air 95. Les Feüillantines.

Pour mettre Prince, & Bourgeois
Aux abois,
130 N’en formons qu’un de ces tris :
Aux enfers faisons le pacte,
Cela vient à propos pour finir l’Acte.

Air 34. Mon Pere je viens devant vous.

Allons ne perdons point de tems,
Aux enfers descendons ensemble,
135 Il faut des charmes plus puissants
Pour faire qu’un corps les rassemble.

Un Sorcier

Pour assoûvir votre fureur,
C’étoit assez du Procureur.

Amisodar

Ah ! vous faites tort au mérite des ces Messieurs, chacun vaut son prix ; mais ce sera bien autre chose quand ils seront réünis : virtus unita fortior.

Air 29. Je ne suis né ni Roi ni Prince.

Par ce redoutable assemblage
140 Je puis mieux signaler ma rage ;
On voudra l’éviter e vain.
Si de leur essence subtile,
Je puis ne faire qu’un venin,
Tout antidote est inutile.
Ils abîment ; le Monstre aussi-tôt sort des enfers & traverse le Théâtre au son de la Symphonie.

SCENE VIII §

LE ROY, STENOBÉE

Le Roy

Air 96. Trois voleurs insolens.

145 Un Monstre bien méchant
S’en va tout dévorant
Dans les champs, dans la ville,
Et quoique je sois Roi,
Je crains aussi pour moi
150 Sa fureur incivile.

Stenobée

Voilà ce que c’est que de donner asyle à des coupables, ils nous attirent toûjours quelque malheur; mais après tout, Seigneur, vous devez vous rassurer.

Le Roy

Comment me rassurer lorsque cet animal furieux fait ici tant de ravages ?

Stenobée

Air 61. Lanturlu.

De ce Monstre horrible
Que craignez-vous donc ?
Rien n’est impossible
A Bellerophon;
155 Son bras invincible
L’aura bien-tôt abbatu,
Lanturlu lanturlu lanturlu.
Elle sort

SCENE IX §

BELLEROPHON, LE ROY

Bellérophon

Ah ! Ah ! Vous voilà beau-père, vous allez apparemment consulter l’Oracle d’Apollon.

Le Roy

Air 26. Joconde.

Vous sçavez que de mes états
C’est le Dieu Tutelaire
160 Et lui seul dans cet embarras
Peut me tirer d’affaire.

Bellérophon

Et que peut sa protection ?
Insensé que vous êtes,
Ne sçavez-vous pas qu’Apollon
165 Est le Dieu des Poëtes ?

Ma foi il ne peut pas vous rendre de grands services; mais laissez-moi faire, je vais combattre le Monstre, moi.

Le Roy

Que dites-vous là ? vous n’y pensez pas.

Bellérophon

Pardonnez-moi.

Air 10. La serrure.

Lorsqu’à sa fureur meurtriere
Tous vos sujets sont exposés,
A mon avis, mon cher beau-pere,
Resterai-je les bras croisés ?

Le Roy

Sçavez-vous bien, Seigneur Bellerophon, que ce Monstre-là en vaut trois pour le moins ?

Bellérophon

Malepeste ! trois contre un, la partie n’est point égale; de quoi s’avise cet animal d’être triple ? mais n’importe, je veux en essayer.

Air 90. Réjoüissez-vous bons François.

170 Ma foi ce seroit un beau coup,
Si j’en pouvois venir à bout,
On écriroit mon avanture
Dans la Gazette & le Mercure

SCENE X §

PHILONOÉ, les USDITS

Philonoé

Air 14. Or écoutez petits & grands.

Je viens partager vos douleurs,
175 A vos larmes joindre mes pleurs,

Le Roy

Contre le Monstre qui les cause,
Bellérophon court, & s’expose,
Y consens-tu ma fille ?

Philonoé

Hélas ! Vous-même n’y consentez pas.

Air 47. Ma raison s’en va bon train.

180 Tout prêt d’être mon Epoux,
Quoi vous exposeriez-vous ?
Non, demeurez-là,

Bellérophon

Il succombera,
Vous verrez sa défaite.
185 Ah ! Sans ce chien de monstre-là,
L’affaire seroit faite.

Le Roy

Le Temple s’ouvre, entrons.

SCENE XI §

Le Théâtre représente le Temple d’Apollon
LE SACRIFICATEUR, LES MINISTRES dansans,
DEUX PRETRESSES, LE ROY, les susdits.

Chœur de Peuple

Air 97. Ah ! Madame Anroux.

Ah ! Grand Apollon
Délivre-nous donc
D’une affreuse bête,
190 Par ton divin nom,
De plus par la tête
Du serpent Python.

Le Sacrificateur devant un petit Autel où l’on allume le Feu Sacré.

Air 19. Quand on a prononcé ce malheureux oüi.

Reçois, grand Apollon, reçois ce Sacrifice,
Fais qu’à nos justes vœux le destin soit propice.

Où est l’animal ?

Bellérophon

Le voilà.

On amene un Bœuf ; le Sacrificateur verse du vin sur sa tête.

Bellérophon

Comment donc, c’est du Bourgogne ! Monsieur le Sacrificateur, ne versez pas tout s’il vous plaît, gardez-en pour moi.

Le Sacrificateur

Air 98. Au son de cet instrument.

195 Puisse ce vin répandu
Faire cesser notre tristesse.

Bellérophon à part

Hélas si nous l’avions bû
Nous serions tous dans l’allegresse !

Le Sacrificateur

Mes enfans, allons,
200 Courons volons
Vite immolons
Le Bœuf,

Bellérophon

Puis nous le mangerons.
Un Ministre apporte le cœur.

Le Sacrificateur

Cela va bien, mes enfans, ah ! le beau cœur.

Bellérophon

Il sera bien meilleur sur le gril.

Le Sacrificateur

Peuples, réjoüissez-vous, & dansez autour du feu.

Bellérophon

Oui, oui, c’est bien dit, je vais mener le branle.

Il chante & danse en rond.

Air 99. Et lon lan la ma tourelourirete.

Le Servante de chez nous
205 A fait faire une jaquette,
Et lon lan la ma tourelourirette
Trop courte par les genoux
Et lon lan la ma tourelouriroux.

Le Sacrificateur

Grand Apollon nous n’attendons plus que votre réponse.

La Pythie paroit

Air 15. Pierre Bagnolet.

Je n’étois pas fort nécessaire
210 Pour vous annoncer Apollon,
Mais dans une importante affaire
Il faut toûjours du carillon,
Du carillon, bis.
Eh bien ! on va vous stisfaire,
215 Et tonner sur un joli ton.

Phœbus va parler, que le Théatre s’obscurcisse, & représente la nuit.

Le Tonnerre gronde, le Théatre s’obscurcit.

Bellérophon

Air 100. Quand la Bergere vient des Champs.

Quoi nous faire voir dans un four
Le Dieu du jour !
Ah le beau tour !
Nous ne souffrirons point cela,
220 Cette sottise,
N’étoit permise
Qu’a l’Opera.
(Le Théatre en cet endroit s’obscurcit à l’Opera, & le couplet de Bellerophon en est la critique)

Apollon

Air 33. Flon, flon.

Un des fils de Neptune
Appaisera, dit-on,
225 La Celeste rancune ;
Mais il lui faut Fanchon ;
Flon, flon, &c.

Le Roy

Air 1. Zon, zon, zon.

Je suis tout confondu…
Comme vous j’en soupire,
230 Vous l’avez entendu…
Je ne lui fais pas dire.
Il s’en va.

Bellérophon

Et bon, bon, bon,
Moi je n’en fait que rire,
Et bon, bon, bon,
235 Quelle est cette Fanchon ?

Philonoé

Hélas ! c’est moi : c’est le nom que je portois étant petite fille.

Bellérophon

C’est bien le Diable ! morbleu voilà un Oracle qui me chifonne malheur.

Air 101. Rossignolet du vert boccage.

Quoi ! je vous perds ma Fanchonnette !
Fatal revers !

Philonoé

Bellerophon, je le répete,
Quoi je vous perds !

Bellérophon

Voilà, je vous l’avouë, un fort vilain contretems ; nous étions justement formés l’un pour l’autre, & nous aurions fait le plus joli couple du monde. Mais ma mignonne, croyez-moi, malgré tout cela…

Philonoé

Non, mon fils, n’y pensons plus.

Bellérophon

Comment n’y pensons plus ? cela vous est bien aisé à dire.

Philonoé

Il le faut bien, puisque l’Oracle s’oppose à notre hymen.

Bellérophon

Qu’est-ce que cela fait ? c’est peut-être un bien pour nous que de ne nous pas marier, nous nous en aimerons plus lomgtems.

Air 102. Car mon cœur n’est point partagé.

240 Apollon a beau parler
Contre nos ardeurs mutuelles ;
De quoi va-t’il se mêler
De séparer deux cœurs fidéles ?

Tous deux

Ma foi malgré le destin
245 Nous irons toûjours notre train. bis.

SCENE XII §

Les voix crient derriere le Théatre

Garre le Monstre, fuyons, fuyons.

Une Petite Fille

Air 4. Voici les Dragons.

Qu le Monstre est en colère !
Vîte sauvons-nous ;
Il a mangé ma grand-Mere,
Il vous mangera, ma Mere,
250 Et moi itou,
Et moi itou.
Le Théatre change & représente une Campagne avec des Rochers.

SCENE XIII §

Bellérophon en fuyant

Ah ! nous sommes perdus ! le Monstre s’avance, quelle fumée, s’il me rencontre je suis gobé… mais cependant laisserai-je périr la Princesse ? cela ne seroit pas honnête… Allons Bellerophon animo, courage… courage ? c’est bien dit, mais tout franc, je n’en ai guere… il faut pourtant faire comme si j’en avois, car c’est ici le plus interessant de la piece : après tout, sans ma petite Fanchon que m’importe de vivre ?

Air 15. Pierre Bagnolet.

O mort, dans mon malheur extrême
Tu vas bientôt me secourir,
Mais je m’en fais un bien suprême;
255 A ce monstre je vais m’offrir,
Sûr de perir, bis.
Quand on a perdu ce qu’on aime,
Il ne reste plus qu’à mourir.

SCENE XIV §

UN POETE, BELLEROPHON

Le poete

Qu’est-ce, Seigneur Bellerophon, vous me paroissez bien embarassé ? vous attendez sans doute Pallas pour vous tirer d’affaire ? car il faut toûjours que le merveilleux s’en mêle point du tout, c’est moi qui vais faire ce miracle-là.

Bellérophon

Air 103. Margot sur la brune.

Sçachons qui vous êtes.

Le Poete

260 Le plus grand des Poëtes.
Les Muses sont prêtes
A mon moindre signal :
Les Tragédies,
Les Comédies,
265 Les Parodies,
Tout m’est égal.

Bellérophon

C’est-à-dire qu’il fait tout mal.

Quoi ! c’est avec les Tragédies que vous prétendez tuer la Chimere ? il est vrai qu’Attalie lui a donné une terrible entorce.

Le Poete

Air 104. Tiquetaque & lon lan la.

Pour le vaincre, il faut, mon cher,
Combattre le Monstre en l’air :
270 Sur Pegaze en assurance,
Tiquetique taque & lon lan la,
Vous aurez heureuse chance.

Bellérophon

Mauvais moyen que cela.

Et s’il trébuche, où en serai-je ? car on lui a diablement gâté la bouche… mais a propos de Pegaze, est-ce que vous en pouvez disposer ?

Le Poete

Air 89. La Ceinture.

De moi seul il reçoit la Loi,
275 Je le tiens dans mon Ecurie.

Bellérophon

La pauvre bête par ma foi,
Y doit être bien mal nourrie.

Le Poete

Venez-vous, dis-je, suivez-moi, & ne craignez rien ; montez hardiment ce superbe Cheval.

Bellérophon

Oüi : mais je n’ai point de bottes, prétez-moi donc des guétres… en conscience puis-je me fier à vous ?

Le Poete

Belle demande ! montez sur le Pegaze & soyez sûr de la victoire.

Bellérophon

Air 33. Flon flon

Hélas ! mon cher Poëte,
Quand je l’aurai monté
280 Je crains qu’il ne me traite
Comme ilvous a traité,
Et flon flon
La rira dondaine
Guay guay
285 La rira dondé.
Ils s’en vont.

Chœur du Peuple.

Air 270.

Quelle horreur ! quel ravage !
Le Monstre redouble sa rage.
La Chimere paroît au fond du Théatre ; Bellerophon monté sur un Asne ailé combat comiquement le Monstre : il paroît d’abord avec une Scie, ensuite avec une Broche ; puis la troisième fois il le tue avec un Fusil.

Deux personnes du Peuple

Air 59. M. Lapalisse est mort.

Le Monstre a fini son sort ;
Ne craignons plus sa furie.
290 Ma foi s’il ‘étoit pas mort,
Il seroit encore en vie.

SCENE XV §

LE ROY, PHILONOÉ

Le Roy

Voilà bien des nouvelles, ma fille. Cet Oracle qui t’a tant fait pleurer est enfin éclairci ; Bellerophon est ce fils de Neptune qui t’étoit destiné ; ce Dieu nous l’a dit lui-même.

Philonoé

Mais, mon Pere, en verité je n’y comprends rien, comment cela s’est-il donc fait ?

Le Roy

Je vais te l’expliquer.

Air 26. Joconde.

D’une Nymphe ce Dieu craignit
La jalouse colere,
Et quand Bellerophon nâquit,
295 Il cacha ce mistere,
La belle n’eut aucun soupçon
De cette manigance,
Et Glaucus lui prêta son nom
Comme on le fait en France.

SCENE XVI §

StENOBÉE, LES SUSDITS

Le Roy

Mais voici Stenobée : vous venez apparemment, Madame, partager la joie publique ; sçavez-vous bien que Bellerophon est fils de Neptune, & qu’il a tué le Monstre ?

Stenobée

Je ne sçais que trop.

Le Roy

Ah ! Cela vous fâche, parce que vous n’êtes pas des amis de Bellerophon.

Stenobée

Air 105. Trop d’Amour enfin.

300 Pour Bellerophon j’avois l’ame éprise
De la plus sensible ardeur,
Et toute femme que l’on méprise
Doit avoir recours à la fureur.

Air 106. Depuis que j’ai vû Nanette.

Amisodar, par ses charmes
305 Secondant mon désespoir,
A rempli ces lieux d’allarmes,
Comme vous l’avez pû voir,
Il crût se donnant au Diable,
Voir son feu récompensé,
310 Mais le pauvre misérable
N’en est pas plus avancé.

Le Roy

Ah le coquin ! Gardes qu’on le saisisse.

Air 65. Va t’en voir s’ils viennent.

Que les Archers promptement
Devant nous l’amenent.

Stenobée

Puisqu’il s’est enfui, comment
315 Veux-tu qu’ils le prennent ?
Va-t’en voir s’ils viennent, Jean, &c.

Le Roy

Hé bien scelerate tu vas payer pour lui.

Stenobée

Air 107. Charmante Gabrielle.

Je ne crains point ta haine,
J’ai par précaution
320 pour soulager ma peine
Sçû prendre du poison :
En ce moment je céde
A ses effets.
Oh ! l’excellent remede
325 Pour les forfaits.

Philonoé

Air 108. N’y a pas d’mal à ça.

Comme sa rage est forte !
Comme la voilà !
Seigneur elle est morte.

Le Roy

Que nous fait cela ?
330 N’y a pas d’mal à ça. bis.

Mais voici Bellerophon : ces Trompettes & ces Timballes nous l’annoncent.

SCENE DERNIERE §

BELLEROPHON, les susdits.

Le Roy

Ah ! Seigneur, que ne vous devons-nous pas ?

Bellerophon

Ouf ! voilà un combat qui m’a bien donné de la peine. Vous sçavez sans doute que je suis le fils de Neptune ? il est inutile que Pallas vienne vous l’apprendre.

Philonoé

Quel bonheur ! mon cher Bellerophon.

Le Roy

Air 62. Mariez, mariez, mariez-moi.

Allons donnez-vous la main,
Je couronne votre flame.

Bellérophon

Non, remettons à demain,
Car j’ai mes raisons, Madame,

Philonoé

335 Expliquez, expliquez-vous sans détour.

Bellérophon

Vaincre un Monstre, & prendre femme,
Palsambleu mon petit cœur, mon amour ;
Ce seroit trop pour un jour.

FIN