L’action continue dans le salon des prisonniers du Temple.
La numérotation des scènes de l’acte IV est corrigée et rendue cohérente.
SCÈNE I. Le comité de Salut public assemblé. §
LE PRÉSIDENT.
Le salut des Français repose sur nos têtes.
C’est à nous, citoyens, à borner les conquêtes.
570 D’un esclave insolent, qui, devant nos remparts,
En bravant nos soldats, plante ses étendards.
Valenciennes réclame une assistance,
Et Custine n’oppose aucune résistance.
Partout la république éprouve des revers :
575 Le peuple sourdement redemande ses fers :
Dans ses représentants il aperçoit des traîtres,
Et rougira bientôt d’obéir à ses maîtres...
Antoinette languit : mais ne succombe pas :
Son malheur attendrit : les séduisants appas,
580 Qui brillaient autrefois dans toute sa personne,
Reparaîtraient encor auprès d’une couronne :
Jamais, jusqu’à ce jour, d’objets plus importants
N’ont été présentés à vos nobles talents.
Délibérez.
BARRÈRE.
Délibérez. Fuyons un travail inutile.
585 Nous savons qu’aux Français une crainte servile
Commande avec empire : augmentons ses terreurs :
Qu’il se jette en nos bras, par l’excès des malheurs.
Ce peuple tend la main au tyran qui l’opprime,
Et rejette bientôt le maître qui l’estime.
590 Regardons comme suspect au salut de l’État,
Prêtre, noble, marchand, financier, magistrat.
La fille de Thérèse, au sein de l’infortune,
Sans faiblesse, sans plainte, accepte le malheur,
Et conserve toujours la noblesse en son coeur.
LE MAIRE.
595 Tu rampes sous mes pieds... le peuple vous demande...
Son voeu dicte la loi... le peuple vous commande.
À un de ses gardes qui sort pour aller chercher le roi.
Et vous, de mes devoirs exécuteur discret,
Ayez soin d’accomplir cet important décret.
LA REINE.
Ordonne-t-il ma mort ? Dois-je aller au supplice ?
LE MAIRE.
600 Le peuple bienfaisant commande la justice...
Le comité, chargé du salut de l’État,
A fait, sur votre fils, son rapport au Sénat.
LA REINE.
Mon fils ?... Mon fils ?... Ô ciel ? Ma soeur ? Quel coup funeste ?
Mon fils, tu vas mourir ?... Ô jour que je déteste ?...
605 Jour horrible pour moi ?... Pour la France ?... Ah, Seigneur ?...
D’un enfant opprimé devient le protecteur.
LE MAIRE.
N’implorez point un dieu qui n’a pas d’existence :
Du peuple tout-puissant méritez l’indulgence.
LA REINE.
Mon fils ?... je veux le voir, le serrer dans mes bras ?...
610 Et goûter avant lui les douceurs du trépas.
Allons, Élisabeth, ma douleur est trop vive.
LE MAIRE.
Citoyenne, attendez : en ces lieux il arrive.
Réformez sur son sort vos injustes soupçons.
Le Sénat a proscrit la race des Bourbons :
615 Mais contre les bourreaux voulez-vous le défendre ?
À son éloignement vous devez condescendre.
LA REINE.
Je dois perdre mon fis, ou prononcer sa mort ?...
Quel abîme de maux ?... Quel effroyable sort ?...
Quel droit peut étouffer la voix de la nature ?
620 Au fond du coeur, déjà j’éprouve son murmure :
Ses cris se font entendre : il est de mon époux
Le fils, le successeur... Ah ? Mon soin le plus doux,
Consacré tous les jours à former son enfance,
D’un honnête homme en lui me donnait l’espérance.
625 Non... Je n’approuve pas votre horrible dessein...
Qu’on me laisse mon fils, ou qu’on perce mon sein.
LE MAIRE.
Étouffez des soupirs qu’engendre la faiblesse :
Les coeurs efféminés ont suivi la noblesse...
Plus d’amour maternel : nous vivons sans parents,
630 La femme est sans époux, la mère sans enfants :
C’est de la liberté l’important avantage :
Ce droit n’existait pas pendant notre esclavage.
LA REINE.
Ah ? Quelle horreur ?
LE MAIRE.
Ah ? Quelle horreur ? Hé bien ? Conservez cet amour :
Qui doit exterminer vos amis dans un jour.
635 Le refus par le peuple est mis au rang des crimes,
Qui lui donnent le droit d’égorger des victimes.
Il attend le signal... et vous avez appris,
Que répandre le sang, c’est amuser Paris.
LA REINE.
Que ferai-je ? Ô ma soeur ? Quelle menace atroce ?
640 Le peuple est entraîné par un Sénat féroce ?
MADAME ÉLISABETH.
Ma soeur, entre deux maux votre coeur doit choisir :
Conserver votre fils est un juste désir :
Ce tendre sentiment la nature l’inspire :
Mais le Français aveugle en son affreux délire,
645 Par des assassinats punira votre amour :
Et peut de ses forfaits vous accuser un jour...
Votre époux, à Varenne évitant l’esclavage,
Pour conserver un homme arrêta son voyage,
Rappelez-vous comment, dans cette extrémité :
650 Il soumit sa vengeance à son humanité :
« Je puis périr, dit-il, sans me rendre coupable :
Aux yeux de l’éternel je serais condamnable,
Si, voulant adoucir les horreurs de mon sort,
D’un seul de mes sujets je commandais la mort...»
655 Il ne balança pas à reprendre des chaînes,
Qui devaient préserver des victimes humaines.
Dans cet affreux moment, vous pensiez comme lui.
Ce qui fut juste alors, l’est encore aujourd’hui.
LA REINE.
Je consens... ô mon dieu ?... ce cruel sacrifice,
660 Que la nature abhorre, se doit à la justice.
Des hommes malheureux que je dois protéger ?
Quoi, pour sauver mon fils, je ferais égorger,
Non, non. Je le remets à cette providence,
Qui saura des méchants déjouer la prudence...
665 Ses innocentes mains, en essuyant mes pleurs,
Par des soins caressants soulageaient mes douleurs...
Je ne dois plus le voir ?...
SCÈNE II. Le Roi, La Reine, Madame Royale, Le Maire. §
Le roi est amené par des sans-culottes armés.
LA REINE.
Je ne dois plus le voir ?... Ah ? Mon fils... Je frisonne...
Aujourd’hui... Pour toujours... Ta mère t’abandonne...
D’infâmes assassins t’arrachent à mon coeur :
670 Et ne consultent pas ton âge et ma douleur ?
MADAME ÉLISABETH.
Calmez-vous.
LE ROI.
Calmez-vous. Si je dois, maman, comme mon père,
Mourir dans les tourments, ou périr de misère,
Je veux, en bon chrétien, expirer comme lui.
Ne tremblez point pour moi : le ciel est mon appui.
LA REINE.
675 Ah ? Sans doute, pour toi la mort est moins affreuse,
Tu dois plus redouter la marche insidieuse
De ces hommes méchants, qui t’éloignent de moi
Pour corrompre ton coeur, et corrompre ta foi.
LE ROI.
Je porte dans mon coeur les avis de mon père,
680 Et je suis enrichi des vertus de ma mère.
Il se jette dans ses bras, et la Reine l’embrasse.
LA REINE.
Mon fils ? Je puis encor te serrer dans mes bras ?...
Ces monstres t’instruiront : ne les écoute pas.
UN GARDE DU MAIRE.
Souffrirez-vous, longtemps, cette horrible mégère
Distiller le venin que son coeur lui suggère ?
SCÈNE III. Les mêmes, Robespierre. §
ROBESPIERRE.
685 Le peuple veut du sang. Le vertueux Sénat
Des projets d’Antoinette attend le résultat.
Garde-t-elle Capet ?
LA REINE.
Garde-t-elle Capet ? À l’instant... Tout-à-l’heure...
Qu’on l’emmène : et pour moi que personne ne meure.
Je tremble...
À Madame Élisabeth.
Je tremble... Soutiens-moi... permettez qu’en ces lieux,
690 À mon fils, sans témoins, je fasse mes adieux.
ROBESPIERRE.
Nous sommes trop instruits de ces ruses perfides,
Pour ne pas prévenir vos plans liberticides.
Conservant votre orgueil sous le poids de vos fers,
Vous prétendez encor gouverner l’Univers :
695 Et croyant que Capet deviendra roi de France,
Vous voulez contre nous prémunir son enfance :
Qui cherche le secret, cherche la trahison.
Nous saurons préserver cet enfant du poison
Qu’en secret, dans son coeur, votre fureur distille :
700 Et le rendre à nos lois, plus constamment docile...
Il faut de son esprit bannir cette fierté,
Qui ne compatit pas avec la liberté :
Remplacer promptement par des vertus civiques,
D’un culte mensonger les vertus chimériques :
705 Lui démontrer enfin qu’il n’est que notre égal :
Et le faire rougir d’être d’un sang royal.
LA REINE.
Quelle éducation pour le chef d’un royaume ?
Ah ? Mon fils ?... il est vrai la gloire est un fantôme,
Qui s’échappe au moment où l’on croit le saisir.
710 Que celle du Très-haut devienne ton désir...
Mais, placé sur le bord d’un affreux précipice,
Ah ? Préserve ton coeur de la fange du vice...
Préfère à la grandeur ton salut éternel...
Ton âme est à ton Dieu... mon amour maternel,
715 Par des tyrans cruels, est réduit au silence...
Je ne puis exprimer...
ROBESPIERRE.
Je ne puis exprimer... Jusqu’où votre insolence
Veut-elle, devant nous, étendre ses écarts ?
Vos maîtres, d’Antoinette exigent des égards.
LA REINE.
Mes maîtres ?... Mes bourreaux ?...
MADAME ÉLISABETH.
Mes maîtres ?... Mes bourreaux ?... Ils en ont la puissance :
720 Soyez forte, ma soeur : mais par votre innocence :
Les hommes, contre nous aiguisant leurs fureurs,
Ne peuvent pas atteindre aux vertus de nos coeurs...
Dans d’immenses cachots entassons les victimes :
Et pour les immoler supposons-leur des crimes :
725 Ou plutôt paraissant vouloir les ménager,
De faim dans les prisons laissons-les expirer.
UN AUTRE MEMBRE.
J’accepte. J’applaudis à ce projet honnête.
DANTON.
Il est trop doux. Le sang...
LE PRÉSIDENT.
Il est trop doux. Le sang... Décrété.
BARRÈRE.
La conquête De Valenciennes vent un exemple frappant.
730 La mort d’un général.
UN MEMBRE.
La mort d’un général. Mais s’il est innocent ?
BARRÈRE.
Tout homme est criminel : il suffit qu’on l’accuse :
Le peuple malheureux exige qu’ou l’amuse :
Custine doit périr.
UN MEMBRE.
Custine doit périr. J’approuve votre choix.
UN AUTRE MEMBRE.
Il est noble : peut-être il regrette les rois.
BARRÈRE.
735 Ah ? Non, il demandait, au moment de sa gloire,
La tête du tyran pour prix de sa victoire :
Mais c’est offrir au peuple un séduisant appas,
Qui, remplissant son coeur, cache notre embarras.
LE PRÉSIDENT.
Prononcez-vous sa mort ?
DANTON.
Prononcez-vous sa mort ? Oui. Sans être coupable,
740 Notre intérêt commun le trouve condamnable.
Il faut avec Custine exterminer Houchard.
BARRÈRE.
Il n’est pas oublié : son rang viendra plus tard...
Pour fixer de l’État la prompte délivrance,
Nous pouvons requérir tous les hommes de France,
UN MEMBRE.
745 Mais la terre a besoin de ses cultivateurs ?
BARRÈRE.
Nous prendrons la récolte avec les laboureurs...
Profiter du présent est la maxime du sage.
UN MEMBRE.
Vous changez en héros des hommes sans courage.
BARRÈRE.
L’homme est lâche aujourd’hui, se croyant immortel :
750 Mais transformons la mort en sommeil éternel :
À l’audace bientôt cédera sa faiblesse.
Au reste, citoyen, votre délicatesse
Est un sanglant outrage à notre comité,
Qui doit se préserver de toute humanité...
755 Le Sénat endormi reconnaît notre empire :
Il accepte nos lois : et j’ose vous prédire,
Que bientôt à nous seuls remettant le pouvoir,
De s’entre-massacrer, il fera son devoir.
En Souverains déjà nous poursuivons la guerre :
760 Et sans prendre conseil nous lançons le tonnerre.
Le départ imprévu de féroces agents
A porté la terreur dans les départements.
Tout obéit : au sang nous avons joints les flammes.
Cependant au Sénat j’aperçois des infâmes :
765 Ils gênent mes projets : ces hommes clairvoyants,
Qui s’opposent à nous, seraient-ils innocents ?
UN MEMBRE.
Non, non. Que dans les fers ces scélérats gémissent.
UN AUTRE MEMBRE.
Qu’ils meurent...Hé ? Pourquoi voulez-vous qu’ils languissent ?
De notre humanité n’est-ce pas la loi sainte
770 De punir le coupable et d’étouffer sa plainte ?
BARRÈRE.
Enfin nous poursuivons la veuve de Capet.
ROBESPIERRE.
Ô monstre abominable ? Elle traite en sujet
Un homme comme moi ?...dans sa démarche altière,
Je voyais une Reine ?... et je suis Robespierre ?...
775 Citoyens, aujourd’hui faisons un grand effort :
Pour ces nombreux forfaits c’est trop peu de la mort...
Son innocence fuit devant nos impostures...
Contre elle imaginons de nouvelles tortures.
Le plus grand des tourments pour un honnête coeur,
780 Doit flétrir Antoinette... et c’est le déshonneur...
Devant les citoyens qui demandent sa vie,
Qu’elle soit en ce jour couverte d’infamie.
SCÈNE VII. Les mêmes, Simon. §
SIMON.
Chargé par le Sénat d’un enfant indocile
Qu’instruisit une mère à feindre trop habile,
Je ne puis, citoyens, qu’avec précaution
Et lentement, changer son éducation.
825 Il annonce pour elle une folle tendresse :
Il pousse des sanglots, il l’appelle sans cesse :
En vain par ma douceur j’ai voulu le charmer :
Mes discours enchanteurs ne peuvent le calmer...
Que dois-je faire encore ? Vos conseils salutaires,
830 Dans cet évènement, deviennent nécessaires.
BARRÈRE.
C’est un monstre hideux ? La plus grande rigueur
Réformera bientôt son intraitable humeur.
N’envisagez en lui que le plus vil esclave :
Que la mère en secret nous maudisse et nous brave...
835 Bannissez de son coeur cette religion
Que le Sénat déclare être une fiction.
Ignorant pour toujours ses vertus chimériques
Il voudra s’enrichir de nos vertus civiques.
Que sa mère à ses yeux soit un objet d’horreur :
840 Que tout autour de lui respire la terreur.
Tourmentez, agitez cet esprit né fragile :
Puisse-t-il, par vos soins, devenir imbécile ?
SIMON.
Antoinette gémit, et demande à le voir.
DANTON.
D’un perfide entretien qu’elle perde l’espoir.
845 Craignez qu’on ne dérobe à votre vigilance,
Des rendez-vous secrets.
SIMON.
Des rendez-vous secrets. Croyez à ma prudence.
Pour l’accuser déjà mon plan est préparé :
(Car je suis, comme vous, de son sang altéré.)
Disant qu’avec son fils un crime abominable
850 La rend à l’Univers à jamais exécrable :
Mon récit appuyé sur ma conviction :
Assure à mes désirs sa condamnation.
DANTON.
Un enfant de sept ans ?... Le fait n’est pas probable :
Dans votre fausseté rendez-vous plus croyable.
SIMON.
855 Quand le peuple consent, nos lois en vérité,
Pour condamner à mort, changent l’absurdité :
L’auguste tribunal juge avec assurance :
Quand d’un bon citoyen il voit la conscience...
Pour être de l’État le sublime vengeur,
860 Je puis témoigner faux, et n’être pas menteur.
SCÈNE IX. Les mêmes, La Reine. §
ROBESPIERRE.
Elle n’a pas perdu les tons de la grandeur ?...
C’est une Souveraine ?... avec quelle lenteur,
865 Au bras d’Élisabeth s’attachant par mollesse,
Elle marche vers nous, et feint de la faiblesse ?
BARRÈRE.
Avançons... en ce lieu quelque nouveau projet
Vous amène. Parlez,
LA REINE.
Vous amène. Parlez, Mon fils.
BARRÈRE.
Vous amène. Parlez, Mon fils. Sur cet objet
Le peuple ne vent pas qu’on puisse vous entendre.
LA REINE.
870 Je demande mon fils.
BARRÈRE.
Je demande mon fils. Et qui peut vous le rendre ?
BARRÈRE.
Vous. Nous obéissons au peuple souverain :
Il le défend.
LA REINE.
Il le défend. Hé bien, que je meure ?
BARRÈRE.
Il le défend. Hé bien, que je meure ? Demain...
Cependant voulez-vous, par un moyen facile,
Rendre à votre désir le peuple plus docile ?
875 Vous approcher de lui ? Regagner dans un jour,
Avec la liberté, son véritable amour ?
LA REINE.
Je l’ai toujours cherché : mes peines inutiles ?
Des ennemis secrets, des imposteurs habiles,
À ses yeux ont noirci les élans de mon coeur,
880 Qui, dans tous les moments, tendaient à son bonheur...
Ah ? Sans ce jour encore, où la mort sur mes lèvres
Doit imprimer déjà ses nuances funèbres :
Où mon corps, affaissé sous le poids de mes maux,
Pour être anéanti, n’attend plus les bourreaux :...
885 Je désire... que Dieu, déployant sa puissance,
Par un retour heureux, rétablisse la France.
BARRÈRE.
Nous avons rejeté ce grand être au néant.
Dieu n’est rien, ne peut rien : le peuple est tout-puissant,
Voulez-vous le gagner ? Écrivez, citoyenne,
890 À Cobourg de quitter les murs de Valenciennes.
LA REINE.
Cobourg est un guerrier...
BARRÈRE.
Cobourg est un guerrier... Le fléau de l’État.
Qui vient, comme un torrent, égorger le Sénat.
LA REINE.
Le Français connaîtra la bonté de son âme.
BARRÈRE.
Ainsi vous désirez que lé fer et la flamme
895 Fassent de cet empire un horrible désert ?
LA REINE.
Cobourg est trop humain : et le Prince qu’il sert
Ne cherche que la paix en poursuivant la guerre.
Je puis la proposer.
BARRÈRE.
Je puis la proposer. Oui, quand toute la terre,
Tremblante devant nous, et demandant nos lois,
900 Pour avoir son pardon, massacrera les Rois.
À Robespierre et Danton.
Retirons-nous : voyez combien elle est perfide ?
Elle médite encor un plan liberticide.
Le temps presse : courons arrêter ses projets :
Qu’elle meurt : ou bientôt nous sommes ses sujets.
SCÈNE X. La Reine, Madame Élisabeth. §
LA REINE.
905 À quel prix, ô ma soeur, ils ont voulu me vendre
Le retour de mon fils ?... Ah ? L’amour le plus tendre,
À mon coeur accablé fait sentir son pouvoir :
Mais doit-il balancer l’honneur et le devoir ?
Arrêter de Cobourg la marche tutélaire,
910 Quand il porte à l’empire un secours nécessaire ?...
Au nom de mon époux, Frédéric, l’an passé,
Évita l’ennemi qu’il aurait terrassé,
Le Sénat promettait sa prompte délivrance :
On le vit au contraire armer toute la France,
915 Conduire aux Pays-Bas un essaim de brigands,
Menacer tous les Rois, persécuter les grands,
Proscrire les Français, dépouiller les églises,
Cimenter par le sang ses vastes entreprises...
Les émigrés livrés au fer des assassins,
920 Ces braves défenseurs des droits des Souverains,
Ces proclamations le signal du carnage,
De l’inquisition, de l’opprobre du sage,
La mort de mon époux, ces crimes, dont l’horreur
A consterné la terre, exigent un vengeur,
925 Ce couple, après avoir brisé le diadème,
S’il n’est pas arrêté, va s’égorger lui-même.
Je pardonne aux Français, et je chéris le bras
Qui vient les délivrer... tu ne m’approuves pas,
Ma soeur ?
MADAME ÉLISABETH.
Ma soeur ? Hélas ?... Mes pleurs... Ô ma chère Antoinette ?...
930 Je frémis... Oui... J’entends la fatale trompette,
Celle qui de vos bras arracha votre époux.
LA REINE.
Console-toi : pour moi ce moment est bien doux.
MADAME ÉLISABETH.
Ils entrent ?... Ô mon dieu ? Protège l’innocence.
LA REINE.
Mon courage renaît, ma soeur, en leur présence.
SCÈNE XI. La Reine, Madame Élisabeth, Le Maire de Paris, Gardes. §
LA REINE.
935 Mon supplice est-il prêt ? Quand trouverai-je un port
Contre les maux affreux qui précèdent ma mort ?
LE MAIRE.
Le peuple, en sa bonté, suspendant sa justice,
N’ordonne pas encore qu’on vous traîne au supplice :
Mais le salut public, menacé constamment,
940 L’inquiète, l’agite : il ne peut prudemment
Laisser une mégère avec une furie :
Il veut qu’on vous transporte à la conciergerie.
Préparez-vous.
LA REINE.
Préparez-vous. Pourquoi ce discours outrageant ?
L’ordre est assez cruel : on peut, en partageant
945 Les pleurs de l’infortune, adoucir sa misère.
LE MAIRE.
J’ai reçu contre vous l’ordre le plus sévère.
Il faut qu’à l’instant même, obéissant aux lois,
Vous rejetiez enfin tout souvenir des Rois.
Quittez ces ornements : cette immense toilette
950 De l’Etat languissant augmente la disette.
Remettez en mes mains votre or et votre argent.
LA REINE.
Je n’en ai pas.
LE MAIRE.
Je n’en ai pas. Les clefs de votre appartement.
LE MAIRE.
Il est ouvert. Vos doigts ne sont pas sans richesse
Rendez vos diamants : ces signes de noblesse.
LA REINE.
955 Pour ces frivolités je n’ai que du mépris :
À leur possession je n’attache aucun prix :
Les voilà.
LE MAIRE.
Les voilà. Je croyais qu’une ci-devant Reine,
À devenir modeste, aurait eu plus de peine.
Vous gardez votre anneau ?
LA REINE.
Vous gardez votre anneau ? Ah ? ne m’en privez pas :
960 Que je puisse avec moi le porter au trépas ?
LA REINE.
Pourquoi ? De mon amour il est le dernier gage
Le seul bien qu’à mon fils je laisse en héritage.
Il retrace à mon coeur d’un époux malheureux
L’affligeant souvenir
LE MAIRE.
L’affligeant souvenir S’il vous est douloureux
965 De remettre à l’État un anneau qu’il demande,
Il me faut obéir au peuple qui commande :
L’arracher avec force.
LA REINE.
L’arracher avec force. Hé quoi ? vous m’annoncez
Des actes violents ?
LE MAIRE.
Des actes violents ? Hé quoi ? vous résistez ?
LA REINE.
Non... Je ne voudrais pas, par un nouveau scandale,
970 Ajouter aux fureurs d’un Sénat cannibale
Elle baise l’anneau et le remet.
Cher époux ?... Ô mon fils ?... Tout est fini, ma soeur...
part=’i’Je n’ai plus rien an monde.
MADAME ÉLISABETH.
Il vous reste l’honneur.
LA REINE.
Ma fille ?... À quels dangers ? ... Élisabeth, j’espère
Qu’à compter de ce jour tu deviendras sa mère.
MADAME ÉLISABETH.
975 Ce devoir est sacré.
LE MAIRE.
Ce devoir est sacré. Ce discours langoureux
Outrage la bonté d’un peuple généreux.
Votre fille est à lui : protégeant sa jeunesse,
Il doit en disposer.
LA REINE.
Il doit en disposer. Ô dieu ?... Que la sagesse,
Ton amour, de la foi les sublimes vertus.
980 Soient le fruits des leçons qu’elle n’entendra plus...
Ils mettront sous ses yeux le spectacle du crime...
Si ces monstres voulaient qu’elle en fut la victime ?...
Ô ma fille ? aujourd’hui, tremblante sur ton sort,
Que ne puis-je avec moi te conduire à la mort ?
LE MAIRE.
985 Rendez-vous, citoyenne, en votre appartement :
Que le plus simple habit soit votre ajustement :
Le peuple vous défend toute magnificence :
Il pourrait contre vous user de violence,
Si, vous examinant, il découvrait encore
990 Qu’à ses yeux vous bravez la honte et le remord.
Un instant vous suffit.
SCÈNE XII. Madame Élisabeth, Le Maire, ses Gardes. §
MADAME ÉLISABETH.
Un instant vous suffit. Barbare !... son silence
N’est point le résultat de son indifférence.
Son âme déchirée étouffe ses sanglots...
Une mer de douleurs la roule dans ses flots...
995 Ne crois pas que la mort soit bien épouvantable
Pour une Reine ?... elle est le fléau du coupable...
Mais elle arrache enfin Antoinette à ses maux...
Qu’on l’immole avec moi ?... nos crimes sont égaux...
La fureur du Sénat sera-t-elle assouvie,
1000 Avant que ses bourreaux m’aient ôté la vie ?...
On me laisse ?... Ah ? Je vois que de faibles vertus
Ne choquent pas autant des hommes corrompus...
Je ne possède pas ce courage héroïque,
Qu’Antoinette opposait à leur zèle civique :
1005 Cette affabilité, cette aimable candeur
Qui, dans l’abaissement, relevaient sa grandeur...
Croient-ils qu’à mon Dieu me rendant infidèle,
Je pourrai devenir au Souverain rebelle ?...
Ô toi, fils de Louis, mon légitime roi ?
1010 Reçois d’Élisabeth les serments et la foi.
LE MAIRE.
Cet horrible discours mérite le supplice.
J’instruirai le Sénat : d’Antoinette complice ?
Comme elle, du Sénat vous devenez l’horreur.
MADAME ÉLISABETH.
Sa haine contre moi répare mon honneur.
1015 Que dirait l’Univers si, maîtrisant la rage
De tous ces forcenés, j’échappais au carnage ?
Si, mon frère et ma soeur condamnés au trépas,
J’avais pensé comme eux, et ne les suivais pas ?...
Rapporte à ce Sénat ce que mon coeur désire :
1020 Le culte du Très-Haut, le retour de l’empire :
Le bonheur des Français gouvernés par un Roi
Qui fasse respecter et les rangs et la loi...
Dis lui qu’Élisabeth, les appelant des traîtres,
Ne veut pas consentir à les avoir pour maîtres :
1025 Qu’elle adresse ses voeux à tous les potentats :
Qu’ils viendront à Paris venger des attentats,
Dont le nombre et l’horreur consternent la nature...
Dis lui que de forfaits il est une mesure
Qui d’un Dieu tout-puissant excite la fureur...
1030 Il l’a méconnu bon : il le verra vengeur...
Invente enfin : et dis tout ce que la colère
De ton féroce coeur contre moi te suggère.
Quelque soit le vernis de ta narration,
Il ne peindra jamais mon exécration...
1035 À toi seul, ô mon Dieu, appartient la vengeance...
Ai-je pu concevoir un désir qui t’offense ?
Je pardonne.
LE MAIRE.
Je pardonne. Cessez cet infâme discours :
Ce Dieu, qui vous conduit, ne donne aucun secours.
Voyez autour de vous : envisagez la garde,
1040 Voilà le Dieu puissant qui protège ou poignarde.
Elle peut en ce lieu vous déchirer le sein :
Votre hauteur l’exige : un plus vaste dessein
Retient son bras... tremblez.
MADAME ÉLISABETH.
Retient son bras... tremblez. Ordonnez qu’elle avance,
Je la vois sans frémir.
SCÈNE XIV. La Reine, Madame Élisabeth, Suivante de la Reine, Le Maire, Gardes. §
MAD. Élisabeth voyant la Reine, fait connaître sa douleur par ses gestes, sans rompre le silence.
LE MAIRE.
Vous avez bien tardé ?... cette simple parure,
Citoyenne, vous rend plus brillante à mes yeux,
Que tout le vain éclat des tyrans vos aïeux...
Cette toile légère appelle la tendresse...
1060 À votre sort déjà mon âme s’intéresse :
Dans mon coeur palpitant, je sens naître des feux...
Je pourrai vous sauver, si, sensible à mes voeux...
MADAME ÉLISABETH.
Quel outrage sanglant ?
LE MAIRE.
Quel outrage sanglant ? Tout est égal.
LA REINE.
Infâme Tout est égal ?... Oh ? Rien n’est si bas que ton âme...
1065 Reçois, Élisabeth, mes adieux pour jamais.
Puissé-je dans mon coeur conserver cette paix
Qui, me faisant, sans peine, envisager l’orage,
De ma faible raison m’apprend à faire usage.
Elle embrasse Mad. Élisabeth.
MADAME ÉLISABETH.
Ma voix est étouffée...
LA REINE, au Maire.
Ma voix est étouffée... Allons, n’excitons plus,
1070 Dans ce coeur accablé, des regrets superflus.
La Reine se retire, la suivante porte son paquet.
LE MAIRE, à cette femme.
Femme, retirez-vous : vous ne pouvez la suivre.
La honte et le remord doivent seuls la poursuivre.
LA SUIVANTE.
Je porte son paquet.
LE MAIRE.
Je porte son paquet. Est-elle plus que toi ?
Rends lui.
LA REINE.
La Reine prenant le paquet de la suivante.
Rends lui. Je reconnais ton amitié pour moi.
SCÈNE XVI. §
MADAME ÉLISABETH, seule.
Tout est perdu. Ô Dieu ? Tes décrets éternels
Doivent être adorés par les faibles mortels...
L’homme juste est frappé par la main du coupable...
1080 Pour détruire ta foi, le crime inexorable
Au fer des assassins livre tes serviteurs...
Il occupe le trône... et tes adorateurs,
Imitant de Louis la longue patience,
Souffrent en attendant le jour de ta présence...
1085 Ô France ? Je prévois un funeste avenir...
Quels fléaux produiront un tardif repentir ?...
En immolant ton Roi, tu massacras ton père :
Tu demande la mort d’Antoinette ta mère...
Quand Dieu dans sa bonté nous a donné les Rois,
1090 Il a dit aux sujets obéissez aux lois.
Dans ton Prince, de Dieu tu détruisis l’image...
Aujourd’hui tu ressens les fureurs de la rage...
Ton sang baigne la terre, et ton sol étonné
Par ses vrais habitants se voit abandonné.
1095 Des monstres affamés absorbent ta richesse,
Et punissent de mort les cris de la détresse.
Ton bien n’est plus à toi : il est à tes bourreaux :
Tes superbes palais sont changés en tombeaux.
Eux seuls, dans tes malheurs, osant lever la tête,
1100 Forts de ton esclavage, en célèbrent la fête.
Tes enfants orphelins, tes femmes sans époux,
Ressentiront du ciel le trop juste courroux...
Puissent les Souverains, ces anges tutélaires,
Apporter des secours à tes maux nécessaires ?...
1105 Puissent tous tes voisins, fidèles à leur Roi,
Conserver le bonheur que méritent leur foi ?
Puisse enfin Antoinette, expirant en victime,
Comme son saint époux, te pardonner ton crime ?...