SCÈNE I. Olimbre, Ursace, Olicharsis. §
OLIMBRE.
Enfin vous le voyez ce palais glorieux,
Où l’on retient l’objet qui plaît tant à vos yeux :
Mais gardez de savoir par votre expérience,
Qu’on perd un grand dessein par trop d’impatience :
5 Ursace en m’attendant suspendez vos douleurs ;
Faites qu’Olicharsis apprenne vos malheurs ;
Qu’il en sache le cours, qu’il en sache les causes ;
Et j’irai cependant savoir l’état des choses :
Nous voici dans Carthage, où tendaient vos désirs ;
10 Nous voici dans Carthage, où sont tous mes plaisirs ;
Et bientôt nous verrons avec un peu d’adresse,
La belle impératrice, et ma belle maîtresse.
Demeurez inconnu, puisqu’il vous est aisé,
Si vous n’usez point mal d’un habit déguisé ;
15 Ne précipitons rien, modérez votre envie,
Et pour l’amour d’Eudoxe, allongez votre vie :
Sauvez-vous pour sauver cet astre des beautés,
Et conquêtez un bien que vous seul méritez :
Si grande est sa vertu, la vôtre n’est pas moindre :
20 Rendez-vous sur le port, où j’irai vous rejoindre.
Vous, ne découvrez pas que nous soyons venus
Pour agir d’autant mieux, n’étant point reconnus :
Mais éloignez vos pas, ainsi que vos tristesses,
De cet appartement, où sont les trois princesses :
25 Enfin votre désir a satisfait vos yeux.
URSACE.
Laissez-moi dans ce lieu que je préfère aux cieux :
Allez, mon cher Olimbre, où l’amour vous appelle,
Soyez autant heureux, que vous êtes fidèle,
Et si le sort détruit mon dessein hasardeux,
30 Souffrez enfin ma mort, et vivez pour nous deux.
OLICHARSIS.
J’aborde comme vous aux rives africaines,
Quinze ans m’ont retenu dans des terres lointaines,
Où le désir d’apprendre avait porté mes pas,
Et je plains vos malheurs, mais je ne les sais pas.
35 Puisque par mon bonheur, ma foi vous est connue,
De grâce, montrez-moi votre âme toute nue ;
Que je sache vos maux, pour vous en soulager ;
Je voudrais vous servir, veuillez donc m’obliger ;
Un bienheureux destin a fait notre rencontre ;
40 Je vous montre mon cour, que le vôtre se montre ;
Au point où vos vertus ont su me le ravir,
J’affronterais l’Afrique, afin de vous servir ;
Et dans les grands périls, rencontrant des amorces,
Je perdrais Genseric au milieu de ses forces.
URSACE.
45 Cher et fidèle ami, je n’ai pas le pouvoir
De cacher à vos yeux l’objet qu’ils veulent voir :
Je découvre un secret d’une importance extrême,
Mais en vous le disant, c’est le dire à moi-même :
Et ce serait pêcher, voyant votre pitié,
50 Contre le jugement, et contre l’amitié,
Si je ne vous contais la suite d’une histoire,
Difficile à souffrir, et difficile à croire :
Écoutez donc enfin les effets différents
De l’amour et du sort, deux superbes tyrans.
55 Rome a vu ma naissance, et par mes destinées,
Constantinople a vu mes premières années,
Là je suivis mon maître, étant enfant d’honneur,
Dirai-je pour ma perte, ou bien pour mon bonheur ?
Olimbre aux mêmes lieux suivit le même maître ;
60 Le ciel nous fit aimer en nous faisant connaître ;
Notre sainte amitié commença lors un cours,
Qui ne saurait finir qu’en la fin de nos jours ;
Et dans les mêmes lieux, la suprême puissance,
(Ô courtois africain) fit notre connaissance :
65 L’empereur Théodose, accablé de langueur,
Et poussé d’un désir qu’il cachait en son cour,
Obtient d’Honorius, dans le mal qui le presse,
Que Valentinian fasse un voyage en Grèce :
L’empereur d’occident, afin de l’obliger,
70 Consent à ce départ, consent à s’affliger ;
Et dans le port d’Ostie, avec beaucoup de peine,
Il quitte son neveu sur la mer incertaine,
Où le vent favorable, et qui le fut toujours,
Nous mit dans le Bosphore en moins de quinze jours.
75 Je ne vous dirai point avec quelle allégresse
Ce prince fut reçu des peuples de la Grèce,
Ni comme l’empereur qui s’en allait finir,
À notre heureux abord, sembla se rajeunir ;
Vous ne l’ignorez pas ; et ma seule infortune,
80 Dont le triste récit n’a rien qui n’importune,
Ne me fournit que trop, et de quoi discourir,
Et de quoi n’être plus, si je pouvais mourir :
Mais je crois que le sort dans ma peine éternelle
Me fit naître immortel, afin qu’elle fut telle ;
85 Car mon âme autrement aurait rompu ses fers,
Pour s’exempter plutôt des maux qu’elle a souffert,
URSACE.
Poursuivez. C’est ici qu’il faut que je retrace
Dedans mon souvenir, mon heure et ma disgrâce,
Et que par un mélange, et de bien et de mal,
90 Je montre les effets de mon astre inégal :
Il m’éleva trop haut, pour n’avoir rien à craindre ;
Il m’a trop abaissé, pour souffrir sans me plaindre ;
Il me fit plus heureux que les rois ne le sont,
Et me fait plus souffrir que les damnés ne font :
95 Enfin je vis Eudoxe, et contre l’apparence,
Quoi qu’un sceptre entre nous mit de la différence,
Que son rang, et le mien, n’eussent aucun rapport,
Il fallut obéir aux volontés du sort.
J’opposai la raison à sa force infinie ;
100 Je tâcherai d’empêcher sa fière tyrannie ;
Je combattis longtemps ce superbe vainqueur ;
Mais il se fallut rendre, et perdre enfin son cour.
OLICHARSIS.
Quoi, vous aimâtes donc Eudoxe ?
URSACE.
Quoi, vous aimâtes donc Eudoxe ? Je l’avoue,
Et soit que votre esprit, ou me blâme, ou me loue ;
105 Qu’il approuve ou condamne un étrange discours ;
Je l’aimais, je l’adore, et le ferai toujours.
Mais de quelques ardeurs que j’eusse l’âme atteinte,
Le respect imposa le silence à ma plainte ;
Je brûlais sans parler, dans mes feux innocents ;
110 Et je perdis mon cour, mais non pas le bon sens.
OLICHARSIS.
Qui lui découvrit donc votre secrète flamme ?
URSACE.
Ha ! Ce furent mes yeux qui trahirent mon âme :
Les sentiments du cour s’y peignirent trop bien ;
La princesse les vit, et je n’en savais rien.
115 Ô le divin objet qui s’offre à ma mémoire !
Ce téméraire cour se vit comblé de gloire ;
Il découvrit les pleurs dont j’avais l’oil noyé ;
Mais quoi, cet Ixion ne fut pas foudroyé :
Car plus heureux que sage, en sa haute aventure,
120 Cet objet adoré de toute la nature,
Cette princesse illustre en ses rares vertus,
Fit voir quelque pitié des coups qu’il avait eus,
Et par certains regards obligeants, mais modestes,
J’appris qu’elle souffrait ses flammes manifestes,
125 Et que ce téméraire, en sa présomption
Ne serait point puni par son aversion.
OLICHARSIS.
Enfin elle aima donc ?
URSACE.
Enfin elle aima donc ? Pour mon âme enflammée,
Elle fit bien assez, en souffrant d’être aimée ;
Elle fit bien assez, quand il me fut permis
130 De parler de l’état où ses yeux m’avaient mis ;
Et de lui faire voir, sans mériter sa haine,
Mon amour, mes respects, mes devoirs, et ma peine.
Mais admirés ici les caprices du sort !
Cette princesse aimable, et que j’aimais si fort,
135 Ne fit aucun progrès dans l’esprit de mon maître,
Une autre passion en son cour se vit naître ;
J’aimai trop hautement, et son cour ravalé,
D’un feu moins éclatant voulut être brûlé :
Car enfin, il estime, il chérit, il adore
140 Une fille au palais, qui s’appelle Isidore ;
Qui servait la princesse, et qui pour la beauté
Ne lui cédait pas moins que pour la qualité.
OLICHARSIS.
Sans doute cet amour ne nuisit pas au vôtre.
URSACE.
Je tirai du profit de la faute d’un autre :
145 La princesse parut sensible au dernier point ;
Comme il ne l’aimait pas, elle ne l’aima point :
Et comme je l’aimais par un bonheur insigne,
Elle eut un peu d’amour pour un objet indigne.
Ô moments glorieux, entretiens ravissants,
150 Secrets témoins d’amour, qui charmiez tous mes sens !
Ô douceurs jusqu’alors aux mortels inconnues,
Hélas ! Répondez-moi, qu’êtes-vous devenues ?
Voici le point fatal qui causa ma fureur :
Le prince étant neveu de ce grand empereur,
155 Il lui promet sa fille, afin qu’en un seul homme,
Et l’empire de Grèce, et l’empire de Rome,
Puissent n’avoir enfin qu’un maître quelque jour :
Ici l’ambition l’emporte sur l’amour ;
L’un méprise Isidore, et l’autre m’abandonne ;
160 Tous deux rompent leurs fers, pour prendre une couronne ;
Et sans avoir d’amour que pour la vanité,
Du fait du bonheur je suis précipité.
OLICHARSIS.
Mais que lui dites-vous en cette conjoncture ?
URSACE.
Après avoir souffert en secret la torture,
165 Après que le respect, le dépit, la douleur,
Le souvenir du bien, et l’objet du malheur,
Eurent bien combattu dans mon âme offensée,
Enfin le désespoir exprima ma pensée.
Quoi (lui dis-je) madame, ainsi vous me quittez,
170 Et vous m’allez punir de mes témérités ?
Mais bien que je reçoive une sensible injure,
Non, non, ne craignez pas le titre de parjure ;
Je lis dedans vos yeux la peur que vous avez,
Je n’en parlerai point, puisque vous le savez,
175 Et dans quelque douleur que mon âme s’abîme,
Je dirai qu’elle est juste, en punissant mon crime ;
Que ma présomption mérite un châtiment ;
Elle fut infinie, et tel est mon tourment :
Je souffre des douleurs que je ne saurais dire ;
180 Mille bourreaux secrets commencent mon martyre ;
Mon cour est déchiré ; la tristesse et l’horreur,
Le désespoir, la mort, la rage, et la fureur,
Tout cela m’environne, et tout cela s’approche ;
Mais je les recevrai sans vous faire un reproche ;
185 Toujours, toujours l’amour gardera son pouvoir,
Et me tiendra toujours aux termes du devoir.
Je ne vous dirai point, qu’en brûlant de ses flammes,
L’amour malgré le sort peut égaler les âmes ;
Et que s’il agit bien sur deux esprits troublés,
190 Le sceptre et la houlette en seront assemblés.
Je ne vous dirai point, que suivant la nature,
Ceux qui veulent aimer la vertu toute pure,
Ne considèrent pas, après ce rare objet,
Si celui qui la montre, est monarque, ou sujet.
195 Je ne vous dirai point que votre âme royale
N’a jamais condamné ma flamme sans égale,
Quelle approuva mes feux, mes fers et mes liens ;
Et qu’en les approuvant, elle montra les siens.
Je ne vous dirai point, ô gloire des princesses,
200 Que par mille serments, et par mille promesses,
cette bouche adorable a souvent protesté
d’égaler sa constance à ma fidélité.
Non, je n’en dirai rien ; et je ne parle encore,
Que pour jurer encor à celle que j’adore,
205 Que malgré son mépris, et son prompt changement ;
Que malgré ma colère, et mon ressentiment ;
Je regarde venir ce fatal hyménée,
Je regarde venir ma dernière journée,
Sans perdre le respect que je dois à son rang,
210 Et que je vais signer ce discours de mon sang.
OLICHARSIS.
Et que répondit-elle à ces mots pleins de charmes ?
URSACE.
son bel oil le premier répondit par des larmes :
Mille profonds soupirs, qui sortaient à la fois,
Empêchèrent longtemps l’usage de sa voix ;
215 Mais enfin, s’efforçant contre la violence
Des sanglots redoublés qui causaient son silence,
Elle me protesta, que ses feux innocents
N’avaient jamais été plus vifs, ni plus puissants,
Et que sa flamme aussi n’étant point criminelle,
220 Elle me promettait de la rendre éternelle ;
Et que sans offenser l’honneur de son époux,
L’amour et la vertu régneraient entre nous.
Elle me conjura de prendre connaissance
De ce qu’elle devait à sa haute naissance ;
225 Et de considérer que les filles des rois
Ne pouvaient conserver la liberté du choix.
Que la raison d’état qui croit tout légitime,
Fait souvent d’une reine une pauvre victime,
Et conduit au supplice un esprit amoureux,
230 Que le trône éclatant ne saurait rendre heureux,
Mais qu’il faut obéir à cette loi fatale :
Qu’au reste, son amour qui n’eut jamais d’égale,
Aurait la même force, et la même douceur,
changeant le nom d’amante au chaste nom de soeur :
235 Que j’étais assuré, qu’une flamme infidèle,
En cette occasion, ne disposait point d’elle ;
Que le devoir tout seul me la venait ravir ;
Et qu’enfin je vécusse afin de la servir.
OLICHARSIS.
Quels furent vos pensées, alors pour la princesse ?
URSACE.
240 Malgré ma passion, je connus sa sagesse ;
Et lors que la raison eut assez combattu,
Je me jette à ses pieds, adorant sa vertu :
Doux et puissant esprit (lui dis-je avec des larmes)
Puisque vous le voulez, mon amour rend les armes ;
245 Mais si vous conservez pour moi quelque pitié,
Joignez en ma faveur, l’amour, et l’amitié ;
Je ne demande point de plus parfaite joie,
Si vous pouvez souffrir, que j’aime, et que je voie.
L’un et l’autre (dit-elle) est juste en vos malheurs,
250 Lors elle me quitta, voulant cacher ses pleurs.
OLICHARSIS.
Ô merveilleux amour ! Ô vertus adorables !
Amants, que la sagesse a fait incomparables !
URSACE.
Ainsi ce grand hymen s’achève en peu de jours :
Mais pour n’allonger pas un si triste discours,
255 Vous savez, cher ami, sans que je vous le die,
Qu’ils eurent en neuf ans, Eudoxe et Placidie ;
Et qu’Olimbre amoureux de ce soleil naissant,
Fit naître en son berceau, son amour innocent,
Je dis pour Placidie, et son âme enflammée
260 L’aima dès sa naissance, et l’a toujours aimée ;
Et par un sort égal à sa fidélité,
Il engagea si bien cette jeune beauté,
Que la suite des ans en augmentant son âge,
N’a fait que l’obliger à l’aimer davantage.
265 Mais en ce même temps, un funeste accident
Ravit Honorius, empereur d’occident :
Mon maître prend la route où son désir aspire,
Afin d’aller à Rome établir son empire :
Là sa femme le suit, et nous le suivons tous :
270 Et le vent favorable, et la mer sans courroux
Nous met au bord du Tibre, où le plus grand des princes
Reçoit les compliments de toutes ses provinces,
Et va revoir après le sceptre dans la main,
La maîtresse du monde et du peuple romain.
275 Lors Valentinian s’engage dans un crime ;
Car il donne Isidore au sénateur Maxime,
Et se laissant conduire au conseil des valets,
Il trompe cette dame, et la force au palais.
Elle dans la douleur, dont son âme est atteinte,
280 Le dit à son époux, et meurt après sa plainte.
Lui, conserve en son cour, aussi triste que fin,
Un désir de vengeance, et l’exécute enfin.
Il corrompt par présents les gardes de son maître,
Le fait assassiner, et ce barbare traître
285 S’empare de l’empire, et son voeu s’accomplit,
Il prend de l’empereur, et le trône, et le lit ;
Et l’amour qui se mêle à sa rage obstinée,
Force l’Impératrice à ce triste hyménée.
Hélas ! J’étais absent en ce jour plein d’effroi ;
290 Notre fidèle Olimbre était avec moi ;
L’impératrice en vain nous appelle à son aide ;
Nous arrivons trop tard, la chose est sans remède ;
Mais ce mari brutal, ce lâche usurpateur ;
Lui parlant d’une mort dont il était l’auteur,
295 Dans la stupidité qui règne en sa pensée,
Découvre ce secret à sa femme offensée.
Un désir de vengeance alors la posséda ;
De venir en Afrique elle me commanda,
J’oblige Genseric par l’objet de ses larmes,
300 De voir notre Italie, et d’y porter ses armes.
Il s’embarque, il arrive, il prend Rome à l’instant ;
Maxime lui résiste, et meurt en combattant ;
Et ce prince Vandale, enfin par sa puissance,
Voit la reine du monde en son obéissance.
305 Olimbre fut aimé de ce puissant vainqueur ;
Et Thrasimond son fils abandonna son cour
À la princesse Eudoxe ; ô souvenance amère !
Genseric fut touché des charmes de la mère ;
Au point où j’espérais être le plus heureux,
310 Ce prince pour me perdre en devint amoureux.
Il soupire, on le fuit, mais enfin il s’explique :
Et reprenant dans peu la route de l’Afrique,
Force l’impératrice (insensible qu’il est)
À suivre toute en pleurs le chemin qui lui plaît.
315 Moi qui me vois ravir la seule chose aimée,
J’assemble mes amis, j’attaque son armée ;
Mais le nombre plus fort accable la vertu,
Et tout percé de coups, je me vois abattu.
Ce vandale passe outre, orgueilleux de sa proie,
320 Et fait voile aussitôt avec toute ma joie.
Lors dans un désespoir qui n’a point de pareil,
Je veux mourir, Olimbre oppose son conseil,
Qui me force de vivre au milieu de mes peines ;
Nous suivons Genseric aux rives africaines,
325 Et dessous cet habit qui me rend inconnu,
Pour vaincre ou pour mourir je suis ici venu,
Résolu de sauver ces trois grandes princesses,
Ou de voir en ma fin celle de mes tristesses.
Et pour être à Carthage un peu plus sûrement,
330 Un des miens en ces lieux a fait adroitement,
Que le bruit de ma mort passe pour véritable,
Et que chacun ici la croit indubitable.
L’impératrice même a l’esprit abusé
Du bruit faux et trompeur d’un trépas supposé ;
335 J’ai par ce même bruit sa constance éprouvée,
Et personne que vous ne sait mon arrivée :
Voila, mon cher ami, la gloire et le tourment
Du plus infortuné qui fut jamais amant ;
Mais je retourne au port :
OLICHARSIS.
Mais je retourne au port : Moi, si la longue absence
340 Auprès de Genseric n’a détruit ma puissance,
J’adoucirai peut-être un si cuisant souci.
J’entends venir quelqu’un, éloignons-nous d’ici.
SCÈNE IV. Genséric, Aspar, Olicharsis. §
GENSERIC.
Enfin, Olicharsis, ce discours m’importune :
440 Il choque mon amour, et ma bonne fortune ;
Il détruit mes plaisirs, non, je n’en ferai rien.
ASPAR.
Ainsi doivent agir les grands rois, pour leur bien.
OLICHARSIS.
Ha ! Seigneur rappelez dedans votre mémoire,
Ce qu’on doit à l’honneur, ce qu’on doit à la gloire :
445 Le nom de Genseric a volé jusqu’aux cieux,
Ne veuillez point détruire un bruit si précieux ;
Et par une action digne d’être blâmée,
Imprimer une tâche à votre renommée :
Fuyez, fuyez l’amour, qui veut vous suborner,
450 Et le mauvais conseil qu’on tâche à vous donner.
GENSERIC.
Cruel Olicharsis, que veux-tu que je fasse ?
Un puissant ennemi me suit de place en place ;
Qui force les mortels à recevoir ses lois ;
Qui commande partout, qui règne sur les rois ;
455 Qui tout impérieux, se soumet les plus braves ;
Qui n’a point de sujets, qui n’a que des esclaves ;
Et qui change pour moi, par mille maux soufferts,
Ma couronne en son joug, et mon sceptre en ses fers.
Rien pour ce fier tyran ne se trouve impossible :
460 Un trône est élevé, mais non inaccessible ;
Il y blesse un monarque au milieu de sa cour ;
Et comme moi, tout cède au pouvoir de l’amour.
Mon âme, Olicharsis, s’est assez défendue ;
Elle n’en pouvait plus, quand elle s’est rendue ;
465 J’ai fait armes de tout en cette extrémité,
Pour sauver mon repos avec ma liberté :
Mais inutilement, contre sa tyrannie :
J’opposais ma raison, ce tyran l’a bannie ;
J’opposais mon devoir, il ne m’écoutait pas ;
470 J’opposais mon honneur, il m’offrait des appas ;
Et par mille beautés ayant séduit mon âme,
Malgré ma résistance, il y porta la flamme ;
Je pris Rome, il me prit, et possédant mon cour,
Il me fit voir captif, lorsque j’étais vainqueur.
475 Ne m’accuse donc plus, mais apprends à te taire :
Si je fais une erreur, est-elle volontaire ?
C’est moi qui me dois plaindre, aimant une beauté,
Qui n’a pour mon amour, que de la cruauté,
Du mépris, de l’orgueil, et de qui l’âme altière,
480 Ne considère point qu’elle est ma prisonnière,
Et qu’un cour qui peut tout, et qu’un cour irrité,
Peut enfin se porter à toute extrémité.
ASPAR.
Vous avez bien connu par votre expérience,
Que son orgueil provient de votre patience :
485 Vous avez trop souffert, son mépris insolent ;
Et le feu de l’amour n’a paru que trop lent :
Qu’un sujet amoureux, souffre cette contrainte ;
Qu’il adore en tremblant, qu’il n’agisse qu’en crainte ;
Mais il faut qu’un monarque en recevant la loi
490 D’un oil impérieux, face l’amour en roi.
OLICHARSIS.
Mais il faut qu’un monarque, en l’état où nous sommes,
Soit plus sage en effet que le commun des hommes ;
Qu’il règne sur soi-même, en régnant sur autrui ;
Et qu’il prenne la loi, qu’on doit prendre de lui.
GENSERIC.
495 Mais il faut donc qu’un roi se résolue à sa perte.
Mais il faut donc tenir ma sépulture ouverte ;
Mais il faut donc mourir, car enfin mon trépas
Dépend d’aimer encor, et ne posséder pas.
ASPAR.
Et qui peut s’opposer à cette jouissance ?
OLICHARSIS.
500 Et son aversion, et sa haute naissance :
Car enfin tout esprit est né libre, est né franc,
Et l’on ne force point les femmes de son rang.
GENSERIC.
Mais doit-on mépriser le vainqueur d’un empire ?
Mais doit-on mépriser un amant qui soupire ?
ASPAR.
505 Oui seigneur on le doit, quand sa facilité,
Souffre qu’on le méprise, avec impunité :
Celui ne connaît pas les droits d’une couronne,
Qui n’use absolument du pouvoir qu’elle donne.
OLICHARSIS.
Ô le mauvais conseil !
ASPAR.
Ô le mauvais conseil ! Utile,
OLICHARSIS.
Ô le mauvais conseil ! Utile, Vicieux,
OLICHARSIS.
Plaisant. Mais deshonnête, et déplaisant aux dieux :
Ha ! Seigneur, évitez cet affreux précipice :
ASPAR.
À qui peut tout oser toute chose est propice.
OLICHARSIS.
Il vous perd.
ASPAR.
Il vous perd. Je vous sauve.
OLICHARSIS.
Il vous perd. Je vous sauve. Il vous nuit.
ASPAR.
Il vous perd. Je vous sauve. Il vous nuit. Je vous sers.
GENSERIC.
Que doit faire un esclave accablé de ses fers ?
515 À quoi se doit résoudre une âme infortunée ?
Mais qui tient en ses mains sa bonne destinée.
Qui peut faire son sort, heureux, ou malheureux :
Ha ! Qui peut consulter n’est pas bien amoureux !
Courons, courons au bien que l’amour nous présente ;
520 Si la chose n’est juste, au moins elle est plaisante ;
Nous avons trop langui, nous avons trop souffert,
Le respect nous détruit, la constance nous perd :
Il faut, il faut oser, il faut tout entreprendre,
Et forcer l’ennemi qui ne se veut pas rendre :
525 Allons donc le sommer pour la dernière fois ;
Et lui faire éprouver ce que peuvent les rois.