SCÈNE I. §
AGLANTE
7150 Pleurer, mais que sert-il
De pleurer un malheur
Qui n’a point de remède,
Et dont la guérison
En la mort est remise ?
7155 Car telle est la grandeur
Du mal qui me travaille,
Que quand tout l’océan
Se changerait en larmes,
Et que j’aurais au front
7160 Autant d’yeux, que le ciel
A de feux qui l’éclairent,
Mes larmes ne sauraient
Égaler ma douleur,
Ni ma douleur encore
7165 Égaler mon malheur.
On dit que la nature
Produit de certains fruits,
Dont qui goûte une fois
Ne voit jamais tarir
7170 La source de ses pleurs :
Hélas ! Puisque le ciel
Et mon cruel destin
L’ordonnent de la sorte,
Et qu’il faut que je pleure
7175 Jusques dans le cercueil
La perte que j’ai faite :
Plut-il au ciel, plut-il à mon destin,
Que j’eusse de ces fruits,
Pour ne manquer non plus
7180 De larmes et de pleurs
Tout le temps de ma vie,
Que tant que je vivrai
Jamais ne manquera
Le sujet misérable,
7185 Que mes yeux ont de sans cesse pleurer.
L’impitoyable Parque
A donc fermé tes yeux,
Et tes beautés n’ont peu
Empêcher le destin
7190 De finir ta journée
Dès son plus beau matin ?
Est-il donc, bien vrai,
Que celle qui donnait
À mille coeurs la vie
7195 Soit morte, ou pour le moins
Ne vive plus, si ce n’est en mon coeur ?
Je ne l’eusse pas cru ;
La raison au contraire
Hélas ! M’eût fait jurer,
7200 Que toi vivant en moi,
Et moi vivant en toi,
Pour te faire mourir
Il me fallait tuer,
Et te ravir la vie
7205 Pour me donner la mort.
Mais hélas ! Je vois bien
Que seulement les forces de l’amour
J’allais considérant,
Non celles de la mort,
7210 De la mort qui toujours
À désunir les choses plus unies
Se plaît et s’étudie.
Mais fatale Atropos,
37
Puisque tu desseignais
7215 La mort de Sylvanire,
D’où vient, hélas ! Que seulement son corps
Soit mis dans le tombeau,
Et qu’en mon coeur vive encore son âme ?
Hélas ! pourquoi dans un même cercueil
7220 N’enfermes-tu le corps
D’Aglante qui t’en prie,
Puisqu’elle vit en lui,
Pour en avoir une victoire entière ?
Ah ! Je vois bien pourquoi tu ne le fais ;
7225 C’est, Atropos, que de m’ôter la vie
Serait, hélas ! Une oeuvre pitoyable,
Et que nulle pitié
Ne peut trouver place dedans ton âme.
Mais, fière Parque, à qui veut le trépas
7230 Il est bien malaisé
De le lui refuser,
Je ferai bien paraître
Que si les dieux sans que nous le sachions,
Nous font venir au monde,
7235 Et nous donnent la vie,
Que nous pouvons, lorsque nous le voulons,
La quitter cette vie,
Et que pour en sortir
On peut trouver toujours quelque passage,
7240 En ayant le courage.
Mais avant que mourir,
Allons voir le tombeau
Riche de nos dépouilles :
Noyons-le de nos pleurs,
7245 Afin que comme il a
Nos flammes par dedans,
Par le dehors il ait aussi nos larmes :
Larmes qu’hélas ! Mes yeux ne finiront
Qu’en finissant ma vie.
7250 Ô bienheureux tombeau !
De qui la froide pierre
Tant de flammes enserre,
Tu n’es pas le séjour
Comme les autres sont
7255 De cendres amorties,
Mais de cendres de feu,
Mais de cendres si vives,
Qu’amour encore y brûle tout d’amour.
Oui, je les sens, hélas ! Ces mêmes flammes,
7260 Dont autrefois mon coeur voulait brûler ;
Moins douces, il est vrai,
Mais non pas moins ardentes ;
Beaucoup moins supportables,
Mais non pas moins aimables.
7265 Rends-moi, tombeau, si ma pitié te touche,
Ce que tu me retiens,
Ou si tu ne le veux,
Au moins prends nous tous deux,
Et renferme mon corps
7270 Où tu retiens mon coeur,
Et qu’ainsi je sois mis
Dessous la même pierre,
Imitant le lierre
À son ormeau serré,
7275 Qui par la mort de l’arbre
N’en est point séparé.
Et cependant reçois,
Pierre sainte et sacrée,
Mes soupirs et mes larmes,
7280 Et reçois les baisers
Qu’ensemble je te donne :
Donne les ces baisers
À ces cendres d’amour
Qui reposent en toi,
7285 Présente les ces larmes
À celle que jamais
Mon coeur ne cessera
D’aimer et d’adorer,
Ni mes yeux de pleurer :
7290 Mais à qui mes discours,
Ô dieu ! Vais-je adressant ?
À l’insensible pierre,
À l’insensible mort,
Au destin insensible,
7295 Qui n’écoutent jamais
Nos cris, ni nos regrets ?
Mais si Pygmalion
Obtint jadis qu’un marbre
Reçut le sentiment,
7300 Aglante aimes-tu moins
Que ce Pygmalion,
Pour animer encor ce monument ?
Et si jadis Orphée
Pût de la mort retirer Eurydice
7305 Par son chant pitoyable,
Ton malheur déplorable,
Ô malheureux Aglante !
Te fournira-t-il moins
De soupirs et de larmes,
7310 De regrets et de plaintes,
Pour retirer aussi
De la mort à la vie
Celle qu’on t’a ravie ?
Hélas ! Ce sont discours,
7315 Ce sont des vaines fables
Tout ce qu’on va disant,
Et de Pygmalion,
Et du congé qu’Orfée
Eut de revoir encor sa bien aimée :
7320 Jamais, jamais, deux fois,
Pour passer l’Acheron,
L’on ne paye à Charon.
Que la descente aux enfers est aisée,
Mais rappeler ses pas
7325 Et remonter en haut,
C’est là l’oeuvre et la peine.
Et quand tous les humains
Cent et cent fois encore
Pourraient bien revenir
7330 Et reprendre leur corps,
Le malheur est si grand
Qui te poursuit, Aglante,
Qu’il ne faut espérer
Qu’il soit permis pour ton contentement
7335 À celle que tu plains,
Et contente toi d’être
Phoenix en ton malheur
Ainsi qu’en ton amour.
Donc puisqu’il est ainsi,
7340 Dieux ! Qu’il ne l’est que trop,
Qu’est-ce que tu veux faire
De conserver plus longtemps cette vie,
Qui ne te reste plus
Sinon pour prolonger,
7345 Sans aucune allégeance,
La douleur qui t’offense.
Ah ! Meurs, ah ! Meurs, Aglante,
Sylvanire t’appelle,
Ne veux-tu pas la suivre,
7350 Et cesser de languir
Cessant aussi de vivre ?
Si fais, tu le veux bien,
Aussi l’amour avec le courage
T’oblige à ce voyage.
7355 Allons donc, ô mon coeur,
Non point avec transport,
Mais résolus de rencontrer la mort,
Elle nous sera douce,
Puisque déjà Sylvanire la belle
7360 Mourant l’a faite telle.
Et vous, ô chères cendres,
Qui dedans ce cercueil
Maintenant reposés,
Et vous qui m’écoutez
7365 Du plus profond des cieux,
Ô de ma Sylvanire
Âme sainte et sacrée
Recevez de mes larmes,
Et de mon sang le dernier sacrifice :
7370 Jamais larmes ni sang,
Et des yeux et du coeur
D’un plus fidèle amant.
Amour ne tirera,
Que les pleurs et le sang
7375 Que maintenant le mien vous offrira.
SCÈNE III. Tirinte, Alciron. §
TIRINTE
Peut-être de mes mains
Tu penses d’échapper
7415 Par ces belles promesses,
Berger tu te déçois,
Tu n’éviteras pas
La justice du ciel,
Ni celle qu’en la terre
7420 Les hommes en feront.
ALCIRON
Comme le ciel tourne quand il lui plaît
Nos desseins à rebours,
Pour te complaire et te rendre une preuve
De mon affection,
7425 Je t’ai donné, Tirinte,
Un trésor que j’avais ;
Mais un trésor si grand et précieux
Que peut-être la terre
N’en a point un plus grand :
7430 Et je vois au contraire
Qu’au lieu de t’obliger
À me vouloir du bien,
Ce don est cause, ô dieu qui le croira !
Que le plus grand ami
7435 Que j’avais en ce monde
Se soit rendu mon plus grand ennemi.
TIRINTE
Mais comment peut-il être
Que ce miroir soit tel que tu le dis ?
Que s’il est vrai qu’il ait cette puissance,
7440 Pourquoi, berger, quand tu me l’as donné
Me l’aurais-tu cachée ?
Non pour certain ce ne sont que paroles,
Dont tu penses encore
Ma créance abuser.
ALCIRON
38
7445 Je ne suis point abuseur ni trompeur,
L’effet bientôt te le fera connaître ;
Car celle que tu pleures
N’est pas, berger, morte comme tu crois,
Ce miroir précieux
7450 D’une vertu secrète
L’a de sorte assoupie,
Que chacun la croit morte.
TIRINTE
Mais est-il bien possible ?
ALCIRON
Écoutes-en, berger,
7455 L’histoire véritable.
J’eus ce miroir de l’homme le plus fin
Qui fut dessus la terre,
Il se nommait Climanthe,
Grand artisan d’erreur et de mensonge :
7460 Ce berger amoureux
D’une jeune bergère,
Mais qui ne l’aimait guère,
Me donna ce miroir,
De peur que je ne dise
7465 À chacun sa malice :
Après que j’eus reconnu par l’effet
Quelle était sa vertu :
Car cette jeune fille,
Et je dis vrai, Tirinte,
7470 Quoi qu’il semble incroyable :
Cette fille, te dis-je,
N’eut pas plutôt cette glace aperçue,
Qu’un poison aussitôt
Occupant son cerveau
7475 Je la vis assoupir
D’un si profond sommeil,
Que quant à moi je la crus être morte :
Mais lui qui se moqua
De mon étonnement,
7480 Soudain qu’il le voulut,
Soudain elle revint,
Et puis soudain encore
Le lui faisant revoir
Elle se rendormit.
TIRINTE
7485 Étrange effet que celui que tu dis !
ALCIRON
Et tant de fois il la fit éveiller,
Puis rendormir, puis réveiller encore,
Qu’à la fin elle crut,
Ne sachant l’artifice,
7490 Que le vouloir des dieux
Étoit qu’elle l’aimât,
Ou qu’il fallait mourir,
Et cette opinion
La contraignit, quoi qu’elle y resistat,
7495 De se donner à lui,
Tant le désir de vivre
Est puissant dessus tous.
Admirant la vertu
De ce divin miroir
7500 Je le voulus avoir,
Et je l’eus à la fin.
Mais bien à contre-coeur
De qui me le donnait,
Et n’eut été la crainte de la perdre,
7505 Cette jeune bergère
Qu’il avait abusée,
Et d’être encor puni
D’une telle malice,
Si les sages druides
7510 En eussent eu la plainte,
Il est certain, je ne l’eusse pas eu.
Mais s’y voyant contraint :
Or écoute, Alciron,
Ce présent, me dit-il,
7515 Est peut-être plus grand
Que tu ne penses pas :
Tiens-le bien cher, et crois qu’en l’univers
On ne saurait en trouver un semblable.
La glace du miroir
7520 Est faite d’une pierre
39
Qu’on nomme memphitique,
Elle assoupit les sens
Aussitôt qu’on la touche,
40
Et du poisson, que torpille on appelle,
7525 La quintessence extraite par le feu
Mêlée à cette pierre,
A tellement la glace empoisonnée,
Qu’aussitôt qu’on la voit
On perd le sentiment
7530 Tout ainsi qu’au trépas.
Car la torpille est de telle nature,
Que qui la touche avec une baguette,
Voire avec l’hameçon,
Ressent soudain un assoupissement
7535 Par tout le bras, et puis du bras au corps,
Va serpentant d’une veine en une autre
Le poison endormi.
Mais lorsqu’on veut on rappelle les sens
Par cette eau composée,
7540 Dit-il me la donnant,
De celle du citron,
Et de simples divers,
Dont par expérience
La vertu j’ai connue.
7545 Or maintenant, Tirinte, réponds-moi,
Si je t’ai fait présent
De ce miroir si rare,
As-tu raison de me traiter ainsi ;
Puisque l’amour que vraiment je te porte
7550 M’a dépouillé de ce riche trésor ?
Ô des ingratitudes
La mère ingratitude !
TIRINTE
S’il est ainsi, n’as-tu pas tort, Berger,
De ne me l’avoir dit ?
ALCIRON
7555 En ceci même encor mon amitié
Se voit plus clairement :
Je ne te l’ai pas dit,
Parce que je craignais
Qu’il te manquât la résolution
7560 De l’oser entreprendre.
Penses-tu bien, Tirinte,
Que je ne sache pas
Jusques où vont les forces
D’une puissante amour ?
7565 Que si je t’eusse dit,
Soudain que Sylvanire
Aura vu ce miroir,
Avec mille douleurs
Elle tombera morte,
7570 Ou pour le moins elle semblera telle,
On la mettra dans le fond d’un cercueil,
Sonde bien ton courage,
Et puis me dis, Tirinte,
Si ton affection
7575 Eut permis à ton coeur
De l’oser entreprendre,
Et cela n’étant pas
Dis-moi, dis-moi, Tirinte,
Par quel moyen eusses-tu pu l’avoir,
7580 Ta chère Sylvanire ?
Car de son gré tu n’y dois point prétendre,
Tu ne le sais que trop,
Et toutefois tu ne voulais plus vivre
Si tu ne l’obtenais.
TIRINTE
7585 Mais comment prétends-tu,
Quand tout ce que tu dis
Serait bien véritable,
Qu’elle peut être mienne ?
ALCIRON
Qu’elle peut être tienne,
7590 Qui te la peut ôter ?
Chacun ne croit-il pas
Que Sylvanire est morte ?
Qui saura qu’elle soit
Maintenant en tes mains ?
7595 Vois-tu, Tirinte, il n’en faut point douter,
Sylvanire est à toi,
Alciron te la donne,
Sache-toi bien servir
Du présent qu’il te fait.
TIRINTE
7600 Il est donc bien vrai
Que morte elle n’est pas ?
ALCIRON
Tu ne crois pas encore
Ce que dit ton ami ?
Quelle incrédulité !
TIRINTE
7605 S’il est ainsi, que retardons nous plus ?
Allons, ô cher ami,
Allons d’entre les morts
Retirer promptement
Celle dont la beauté
7610 Ne doit jamais mourir.
ALCIRON
Nous n’irons pas fort loin,
Car c’est ici le lieu
Où l’on l’a mise.
TIRINTE
Et comment le sais-tu ?
ALCIRON
7615 Eh ! Je le sais, parce que je l’ai vue ;
Et lorsqu’on l’y mettait
J’y voulus assister,
Pour voir si de fortune
On ne lui faisait point
7620 Du mal en l’enterrant,
Car je l’eusse empêché :
J’ai plus de soin de ton contentement
Que tu ne penses pas.
TIRINTE
En quel état est elle ?
ALCIRON
7625 Tu la verras bientôt :
Mais sache cependant
Que Ménandre et Lerice
L’aiment de telle sorte,
Qu’ils ne purent souffrir
7630 Que l’on la dépouillât :
Mais toute ainsi vêtue
Qu’elle s’était trouvée,
Toute telle ils voulurent
Qu’on la mit au cercueil,
7635 Un linge seulement
Lui couvre le visage,
Et ce fut moi qui lui fis cet office,
De peur que la poussière
Ne lui fit quelque mal.
TIRINTE
7640 Quelle obligation
En tout ceci, berger, ne t’ai-je point ?
ALCIRON
Quand tu verras la belle Sylvanire
Être du tout à toi,
Tu pourras dire alors
7645 Que tu m’es obligé :
Mais maintenant allons, Tirinte, allons,
Ne perdons plus de temps,
Le temps en tout affaire
Doit être cher, mais plus en celui-ci
7650 Que peut-être en tout autre :
Mais approche, voici
L’endroit où l’on l’a mise.
TIRINTE
Heureux tombeau ! Mais non,
Plutôt heureux séjour
7655 Où l’amour a remis
Tout ce qu’il eut de beau,
Où ses trésors pour plaisir il enserre,
Où mille coeurs ensemble renfermés,
Et bref où tout mon bien
7660 Ou tout mon mal demeure.
41
Gardien glorieux
De tout ce que la terre
A de plus précieux,
Rends-le moi ce trésor,
7665 Sans qui je ne puis vivre,
Et montre toi fidèle à me le rendre,
Comme tu fus heureux
Lorsqu’on te le fit prendre.
ALCIRON
Tirinte ces discours
7670 Sont hors de temps, à loisir tu pourras
Les raconter quand l’oeuvre sera faite :
Si quelqu’un survenait,
Encore que ce fut
Le moindre des bergers,
7675 Il rendrait notre peine
Toute inutile et vaine.
TIRINTE
Que veux-tu que je fasse ?
ALCIRON
Ôtons d’ici la pierre.
TIRINTE
Ô dieux qu’elle est pesante !
7680 J’ai grand peur, Alciron,
Que cette pesanteur
Ne l’ait bien offensée.
ALCIRON
L’amour craint tout, car il est un enfant :
Ne vois-tu que la pierre
7685 Repose sur les quatre
Qui lui sont au dessous ?
Or sus relevons-la,
La morte-vive, et moquons nous de ceux
Dont les ruisseaux de pleurs
7690 Cette pierre ont noyée.
Mais aide-moi, Tirinte,
Qu’est-ce que tu fais là
Planté dessus tes pieds
Comme un terme insensible ?
7695 Aide-moi si tu veux.
TIRINTE
Ah ! Trompeur elle est morte.
ALCIRON
Je te dis qu’elle dort.
TIRINTE
Oui d’un sommeil de mort.
ALCIRON
Si morte tu la crois,
7700 Tu diras que bientôt
Elle est la morte-vive :
Mais ne perds point le temps,
Approche je te prie,
Car je ne puis la soutenir ensemble
7705 Et l’arroser, comme il faut que je fasse.
TIRINTE
Ô dieux qu’elle est bien morte !
ALCIRON
Soutiens-la seulement,
Et tu verras bientôt,
Qu’ainsi que je t’ai dit,
7710 Elle est la morte-vive.
TIRINTE
La morte-vive hélas ! Fut Sylvanire,
Et que Tirinte en sa place fut mort.
ALCIRON
Tirinte et Sylvanire
Vivront, si bon leur semble,
7715 Bientôt tous deux ensemble.
TIRINTE
Ah garde que cette eau
Ne gâte son beau teint.
ALCIRON
Tu crois qu’elle soit morte,
Et tu crains toutefois
7720 Qu’on lui gâte le teint :
Ô de l’amour enfant
Crainte et peur enfantine !
Laisse-la peur, Tirinte,
Tu l’auras toute belle,
7725 J’aimerais mieux la mort,
Qu’à sa beauté faire le moindre tort.
TIRINTE
Ô dieux ! Elle revient.
ALCIRON
Ne te l’ai-je pas dit ?
Une autre fois, peut-être,
7730 Tu croiras Alciron.
TIRINTE
Ô dieux ! Elle respire.
ALCIRON
Diras-tu pas aussi bien comme moi,
Qu’elle est la morte-vive ?
TIRINTE
La morte-vive est-elle,
7735 Et des heureux bergers
Le berger plus heureux,
Par ton moyen, se peut dire Tirinte.
Elle entr’ouvre les yeux.
ALCIRON
J’ai satisfait à ce que j’ai promis,
7740 Voilà ta Sylvanire,
Voilà la morte-vive
Qu’en tes mains je remets :
Saches-toi prévaloir
D’une telle fortune :
7745 Que si tu ne le fais
Ne te plains jamais plus
D’autre que de Tirinte.
Souviens-toi de trois choses,
Ne perds le temps, ne crois à ses paroles,
7750 Ni moins de la fléchir :
Car si tu ne me crois,
Tu diras avec moi,
Ta faute regrettant,
L’occasion est chauve,
7755 Et des belles bergères
Les douces flatteries
Sont toutes mensongères :
Et pour conclusion
Te voyant rejeté,
7760 Et quelqu’autre obtenir
Avec moins de mérite
Le bien que tu désires,
Tu diras, mais trop tard,
La femme la mieux faite
7765 A le soleil aux yeux
Et la lune en la tête.
SCÈNE IV. Sylvanire, Tirinte. §
SYLVANIRE
D’où viens-je, ô dieux ! Et de quelle lumière
Vois-je encor la clarté,
Qui me rappelle au monde
7770 Une seconde fois
Outre mon espérance ?
Ou bien dans le cercueil
Voit-on un autre jour,
Voit-on un autre ciel,
7775 D’autres ruisseaux, d’autres prés, d’autres arbres,
D’autres bergers, et bref un autre monde ?
Où suis-je, ô dieux ! Que suis-je, vive ou morte ?
Vive, non, je mourus,
Et l’on ne revit plus :
7780 Morte, non, car je vois,
Et je parle, et je marche :
Dieux ! Qu’est-ce que ceci ?
Serait-ce point peut-être
Cette seconde vie
7785 Dont parlent nos druides ?
Ah ! Non, ce ne l’est pas,
Car nous laissons le corps
Avec le trépas
Dedans la sépulture :
7790 Et voici bien le corps
Que je voulais avoir,
Voici mes mains, voici mes pieds encore,
Voici mon même habit,
Et bref me voici toute
7795 Comme je coulais être
Avant que je mourusse.
Qu’est-ce donc que de moi ?
Quel air, quel ciel, quel monde,
Quelle terre, et quels lieux
7800 Sont ceux où je me trouve ?
Mais quel est ce berger ?
Je vois bien là Tirinte.
TIRINTE
Tirinte, tu te trompes.
SYLVANIRE
Et qu’es-tu donc pasteur ?
TIRINTE
7805 Je suis ton serviteur.
SYLVANIRE
Ainsi disait Aglante
Lorsque j’étais au monde.
TIRINTE
Ô dieux ! Encore Aglante
Est parmi ses pensées.
SYLVANIRE
7810 Mais dis-moi, je te prie,
En quel lieu maintenant
Se trouve Sylvanire ?
TIRINTE
Dans le coeur de Tirinte.
SYLVANIRE
Tirinte le berger,
7815 Qui vivait en forêts
Lorsqu’aussi j’y vivais ?
TIRINTE
C’est celui que tu vois.
SYLVANIRE
Est-il mort comme moi ?
TIRINTE
Il mourut en ta mort,
7820 Et revit avec toi.
SYLVANIRE
Revivre avec moi,
Et ne suis-je pas morte ?
TIRINTE
La mort fléchit à mon amour trop forte.
SYLVANIRE
Explique-moi ce que tu dis, berger,
7825 Car je ne t’entends pas.
TIRINTE
À ce coup mon amour
A vaincu le trépas ;
Et vois-tu, Sylvanire,
Combien elle surpasse
7830 Toute autre affection ;
Lorsque la mort pensa t’avoir acquise,
Et qu’au cercueil elle crut t’avoir mise,
Je fis changer cette mort en sommeil,
Et ton trépas en gracieux réveil,
7835 De sorte Sylvanire
Que chacun te peut dire
La morte-vive, étant plus que certain
Que tu mourus, sans toutefois mourir,
Et qu’on me peut nommer
7840 Au contraire de toi
Le vivant mort. Ô miracle d’amour !
Car vivant je mourus
D’un trop extrême deuil,
Dès que je sus qu’on te mit au cercueil.
SYLVANIRE
7845 Ô dieux ! Berger avec tes paroles
Tu m’embrouilles l’esprit
Plus qu’il n’était encore :
Comment ton amitié
A-t-elle pu cette mort surmonter,
7850 Qui remporte sur tous
L’infaillible victoire ?
Et comment as-tu pu
Faire changer cette mort en sommeil ?
Pour moi je te confesse
7855 Que je ne l’entends pas,
Si tu ne me le dis
Avec d’autres paroles.
TIRINTE
Écoute donc, bergère trop aimable,
Et trop aimée aussi ;
7860 Écoute, et tu sauras
Jusqu’où peut arriver
L’amitié de Tirinte.
Après avoir diverses fois tenté
Tous les moyens, qu’une amour trop extrême
7865 Peut faire retrouver
Au coeur qui sait aimer,
Pour vaincre ton courage :
Et les ayant trouvés
Inutiles et vains,
7870 Enfin je recourus,
Pardonne, Sylvanire,
À la ruse et malice
D’un plaisant artifice :
Te souviens-tu, bergère, du miroir
7875 Que je te présentai ?
SYLVANIRE
Oui, je m’en ressouviens.
TIRINTE
Tel était ce miroir,
Que ceux qui s’y voyaient
De telle léthargie
7880 Ils étaient assoupis,
Que chacun eut pensé,
Les voyant en ce point,
Qu’ils eussent été morts,
Telle tu fus jugée,
7885 Et pour telle remise
Dans ce tombeau voisin.
SYLVANIRE
Et quel fut ton dessein ?
TIRINTE
Mon dessein, Sylvanire,
Je ne te le puis dire.
SYLVANIRE
7890 Mais je le veux savoir.
TIRINTE
Amour bientôt te le fera bien voir.
SYLVANIRE
De toi, berger, je désire l’entendre,
Et non pas de l’amour.
TIRINTE
Si l’amour te le dit,
7895 C’est Tirinte toujours :
Et si je te le dis,
Aussi bien est ce amour.
Sache donc, bergère,
Que j’eus dessein de faire croire à tous,
7900 Que vraiment Sylvanire fut morte.
SYLVANIRE
Et quel profit de cette tromperie ?
TIRINTE
Tu veux enfin, tu veux que je la dise.
SYLVANIRE
Dis-la moi hardiment.
TIRINTE
Hardiment, non, mais plutôt en amant.
7905 Je pensai, Sylvanire,
Qu’étant mise au tombeau,
Et faisant croire à tous
Qu’ayant laissé la vie
Tu n’étais plus que cendre,
7910 Comme j’ai fait, je te pourrais reprendre.
TIRINTE
Et puis. Et puis en tel lieu te conduire
Où pussent vivre ensemble
Tirinte et Sylvanire
Sans être reconnus.
SYLVANIRE
7915 Et de ma volonté
Tu n’en faisais nul compte ?
TIRINTE
Un long service enfin
Toute chose surmonte.
SYLVANIRE
C’est donc toi, berger,
7920 Dont l’extrême malice
M’a mise entre les morts ?
TIRINTE
Amour l’a fait, à lui soit tout le tort :
Tirinte seulement
T’a fait sortir hors de ce monument.
SYLVANIRE
7925 Amour jamais ne commit trahison,
Et pour te faire voir
Que l’amour en ceci
Ne prétend point de part,
Au lieu de me gagner
7930 Avec cette malice,
Tu m’as, berger, au contraire perdue,
Et perdue à jamais.
Très juste amour, certes l’on te peut dire,
Le traître punissant
7935 Avec tant de raison,
Et par sa trahison.
TIRINTE
Que je t’ai, ô bergère,
Comme tu dis perdue,
Je ne vois pas comme cela soit vrai :
7940 Car n’es-tu pas au pouvoir de Tirinte ?
Tirinte qui tout seul
Sait qu’entre les vivants
Est encor Sylvanire ?
Non, non, tu te déçois
7945 De t’aller figurant
Que je ne sache en cette occasion
42
Me prévaloir de l’heur qui m’est offert.
SYLVANIRE
Toi-même tu te trompes,
Ô perfide berger,
7950 Et de ton propre fer
Tu t’es fait cette plaie.
TIRINTE
S’il est vrai sois certaine,
Que qui fit la blessure
En fera bien la cure.
SYLVANIRE
7955 Il ne peut être, encor que Sylvanire,
Ce qui ne sera pas,
Y voulut consentir ;
Car elle n’est plus sienne.
TIRINTE
Sienne n’est plus la belle Sylvanire
7960 Et de qui peut-elle être ?
SYLVANIRE
Autrefois, il est vrai,
Et Ménandre et Lerice,
Et peut-être elle encore
Y pouvaient avoir part :
7965 Mais maintenant Ménandre ni Lerice
Ni même Sylvanire,
N’y peuvent rien prétendre.
Tirinte l’a donnée.
TIRINTE
Tirinte l’a donnée ?
SYLVANIRE
7970 Tirinte l’a donnée,
Et par sa trahison
En a fait possesseur
Aglante le berger.
TIRINTE
Aglante possesseur
7975 De celle que j’adore ?
SYLVANIRE
Aglante possesseur
De celle que je dis ;
Ne t’en tourmente plus,
La pierre en est jetée.
TIRINTE
7980 Il ne sera pas vrai.
SYLVANIRE
N’en accuse que toi,
Et m’écoute, berger,
Ménandre ni Lerice
Ne voulaient consentir
7985 Que j’épousasse Aglante,
Ayant dessein de me loger ailleurs :
Et quant à moi la mort m’eust été douce
Plutôt que d’épouser
Autre qu’Aglante, et toutefois je jure
7990 Que mille morts plutôt j’eusse endurées
Que d’épouser Aglante
Contre leur volonté.
Or vois-tu bien comme ton artifice
A fait ce que sans lui
7995 Nous ne pouvions pas faire.
Quand le poison de ton heureux miroir,
Car heureux je l’appelle,
M’eust réduite à tel point,
Que mon père et ma mère
8000 Crurent que j’étais morte,
Ce qu’en vivant je n’avais osé faire,
Amour me conseilla
De le faire en mourant :
Je priai donc ma mère,
8005 Je suppliai mon père,
Qu’avant que de mourir,
Pour satisfaction
Des services d’Aglante,
Par leur consentement
8010 Je le pusse épouser.
Eux qui me crurent morte,
Quoi que d’autres desseins
Ils eussent bien dans l’âme,
Voulurent pitoyables
8015 À mon trépas ce plaisir me donner.
Lors vers Aglante à peine me tournant
Je lui tendis la main,
Pour un gage fidèle
Que lui donnait mon âme
8020 Que je mourais sa femme.
Il me reçut pour telle,
Pour telle il me pleura,
Et pour telle il m’aura :
N’y penses plus Tirinte.
TIRINTE
8025 N’y penses plus toi-même.
Aglante te croit morte,
Et ton père et ta mère
Pour morte t’ont pleurée,
Et t’ont enclose ici
8030 Pour eux tu l’es aussi.
Tu ne vis plus, bergère,
Pour personne du monde,
Si ce n’est pour Tirinte :
La mort qui résout tout,
8035 La mort te désoblige
De ces vaines promesses
Que tu peux avoir faites.
Mais quoi que le trépas
Ne le fit pas, amour, amour l’ordonne,
8040 Amour qui Sylvanire
À son Tirinte donne,
Maintenant leur commande,
De vivre ensemble, et de mourir ensemble.
Allons donc, ô bergère,
8045 Allons et résous toi
De vivre toute à moi,
Et je vivrai de même
À toi seule que j’aime.
SYLVANIRE
Ne me touche, Tirinte,
8050 Aglante seul est né pour Sylvanire,
Et Sylvanire est seule pour Aglante,
Et perds en toute attente.
TIRINTE
Mais perds toi-même,
Et perde Aglante aussi,
8055 Toi l’espoir de l’avoir,
Lui l’espoir de te voir.
Allons ; car je le veux,
L’amour te le commande,
Et mon affection
8060 T’oblige à le vouloir :
Que si tu ne le veux
Saches que résister
Aussi bien tu ne peux.
Il ne faut point maintenant des paroles :
8065 Allons, allons.
SYLVANIRE
Allons, allons. Tirinte laisse-moi.
SYLVANIRE
Allons, allons. Fais-moi mourir plutôt.
TIRINTE
Allons, allons, je te veux toute en vie.
SYLVANIRE
Non je mourrai plutôt,
Berger tu te déçois.
TIRINTE
8070 Tu te déçois toi-même.
SYLVANIRE
Au secours, ô bergers,
Ô dieux ! Secourez-moi.
SCÈNE VII. Lerice, Ménandre, Fossinde, Aglante, Tirinte, Hylas, Sylvanire, Le choeur des bergers. §
LERICE
8150 Allons, voyons que c’est.
MÉNANDRE
Quel bruit ? Quelles clameurs ?
Voilà pas Sylvanire ?
LERICE
Eh ! Qu’est-ce que je vois ?
SYLVANIRE
C’est Sylvanire.
MÉNANDRE
C’est Sylvanire. Ô dieux !
LERICE
8155 Ô dieux ! Ô dieux !
SYLVANIRE
Ô dieux ! Ô dieux ! Me craignez-vous ma mère ?
Avez-vous peur mon père ?
Me connaissez-vous pas ?
LERICE
Va-t-en, va-t-en fantôme.
AGLANTE
N’ayez peur, et croyez
8160 Que c’est vraiment la belle Sylvanire.
MÉNANDRE
Sylvanire ma fille ?
LERICE
Ma fille Sylvanire ?
SYLVANIRE
Je suis celle-la même.
MÉNANDRE
Et n’étais-tu pas morte ?
FOSSINDE
8165 Ô dieu ! C’est Sylvanire,
Et c’est bien elle-même
Qui retourne en ce monde.
Recule-toi fantôme,
Ne t’approche de moi,
8170 Retourne avec tes os,
Et me laisse en repos.
SYLVANIRE
Tu me fuis donc, Fossinde ?
FOSSINDE
Et qui ne s’enfuirait ?
Ô dieu comme elle parle !
HYLAS
8175 L’âme de Sylvanire
Ô dieux ! Que cherche-t-elle ?
Va-t-en, va-t-en fantôme.
SYLVANIRE
Je ne suis pas son âme seulement,
Touche, voici le corps
8180 De cette Sylvanire.
HYLAS
Dieu ! C’est bien elle : ô c’est elle sans doute :
En quel pays, hélas ! Suis-je venu
Où les morts sont en vie ?
SYLVANIRE
N’en doutez point, je suis bien Sylvanire.
HYLAS
8185 J’avais bien ouï dire
Que les femmes avaient
L’âme au corps de travers,
Et qu’avec grande peine
Elle en pouvait sortir :
8190 Mais c’est bien plus ceci,
Puisqu’ayant vu de mes yeux Sylvanire
Morte dans le tombeau,
Je la revois en vie,
Car c’est elle en effet.
MÉNANDRE
8195 Mais es-tu bien ma fille ?
SYLVANIRE
Je la suis, ô Ménandre.
LERICE
Sylvanire ma fille ?
SYLVANIRE
Oui je suis Sylvanire,
Que ce traître berger
8200 Que Tirinte on appelle
Avait mise au tombeau,
Et que le ciel plus juste,
À sa confusion,
A fait sortir ainsi que vous voyez.
MÉNANDRE
8205 Que je t’embrasse, ô mon enfant aimé !
LERICE
Que je te baise, ô soutien de ma vie !
MÉNANDRE
Eh ! Soient les dieux loués
De la grâce qu’ils font
À mes vieilles années,
8210 De te voir, mon enfant,
Encor un coup avant que de mourir.
FOSSINDE
Eh ! Ma chère compagne,
N’aurai-je pas quelque part à la joie,
Puisque notre amitié
8215 M’a fait si bien ta perte ressentir,
Que je ne sais comment
Dans le cercueil je ne t’ai point suivie.
LE CHOEUR
Et nous aussi, puisque tous nous avons
À ton départ pleuré
8220 Devons-nous pas nous réjouir aussi
À ton heureux retour ?
SYLVANIRE
Aglante, et toi pourquoi comme les autres
Ne te réjouis-tu
Que je sois retournée ?
AGLANTE
8225 À ton départ je reçus tant d’ennuis,
À ton retour tant de contentement,
Que n’étant mort, ni pour l’un ni pour l’autre,
Il ne faut plus penser
Que l’on puisse mourir
8230 D’ennui ni de plaisir.
MÉNANDRE
Mais, ma fille, comment
Les dieux t’ont-ils permis
De nous revoir encore ?
SYLVANIRE
Ce perfide berger
8235 Que vous voyez si loin de tous les autres
Vous le pourra mieux dire.
TIRINTE
Oui je le pourrai dire,
Des ingrates bergères
La plus ingrate et plus méconnaissante :
8240 Oui-dà je le dirai,
Je ne veux pas cacher
Jusqu’où l’affection
Que pour toi j’ai conçue
M’a transporté ; car aussi bien sois sûre,
8245 Puisque mon entreprise
A trompé mon espoir,
Qu’à vivre davantage
Je n’ai plus le courage.
Sachez donc, ô bergers,
8250 Qu’esprits de la beauté
De cette belle, et trop ingrate fille,
Après avoir trouvé
Toute chose inutile
À mon contentement,
8255 Peines et soins, affections extrêmes,
Services et prières ;
Enfin j’ai recouru,
Ne sachant plus que faire,
À la ruse et finesse.
8260 Donc avec artifice
Je la fis endormir,
Mais d’une telle sorte
Que chacun la crut morte.
MÉNANDRE
Ô quelle trahison !
8265 Et quel fut ton dessein ?
TIRINTE
Mon dessein, ô Ménandre,
Fut de la retirer,
Comme j’ai fait, du creux de ce tombeau,
Sans que nul s’en prît garde,
8270 Et la mener dans quelque antre sauvage
Y passer avec elle
Le reste de mon âge,
Sans souci des parents,
Sans souci des amis,
8275 Sans souci des troupeaux
Que je laissais ici :
Car la perte de tous,
Voire encore de ma vie,
M’est agréable et douce,
8280 Pour obtenir ce que j’estimais tant.
LE CHOEUR
Mais à quelle rumeur
Sommes-nous accourus ?
Appelles-tu, Tirinte,
Services et prières,
8285 Affections et soins,
La force et violence
Dont tu voulais user,
Quand nous sommes venus ?
MÉNANDRE
De la force à ma fille ?
TIRINTE
8290 De la force, il est vrai,
Berger, je ne le nie,
J’étais désespéré.
LERICE
De la force, ô pasteurs,
J’en demande justice.
FOSSINDE
8295 Comment, pasteurs, pourriez-vous bien souffrir
Que cet audacieux,
Sans ressentir la peine
D’une telle insolence,
Sortit d’entre vos mains ?
8300 Avoir, traître et perfide,
Enclose en un tombeau
Cette belle bergère ;
Avoir mis en danger,
Et Ménandre et Lerice
8305 De mourir de douleur,
Perdant leur chère fille,
Même en l’âge où ils sont ?
Et puis outre cela
User encor de force,
8310 Et contre son désir
La vouloir emmener ?
Quelle sûreté pouvons-nous plus avoir
Avec les bergers,
Si telles trahisons,
8315 Et si tels attentats,
Ne sont punis ainsi qu’ils le méritent ?
Ô vous pasteurs, qui savez de nos lois
L’ordonnance sacrée,
Faites que nos druides,
8320 Par votre bouche même,
Soient informés, et nous fassent justice.
MÉNANDRE
Je la demande, ô pasteurs, à vous tous.
LERICE
Comment user de force ?
LE CHOEUR
Assure-toi, Ménandre,
8325 Que tu l’auras bientôt,
Le cas mérite un supplice exemplaire.
FOSSINDE
Attachez-le, bergers,
De peur qu’il ne s’échappe.
TIRINTE
Non, ne m’attachez point,
8330 Je suivrai librement
Où vous voudrez aller :
En un lieu seulement
Je ne vous suivrai pas,
C’est par où l’on s’éloigne
8335 Du chemin du trépas.
HYLAS
Je veux le suivre, et voir quel jugement
Donneront les druides.
FOSSINDE
Enfin il est tombé
Dedans son propre piège,
8340 Je le tiens à ce coup,
Il ne peut m’échapper,
Le ciel en soit loué :
Mais je m’en vais le suivre,
Pour être à temps lorsqu’il sera jugé.
SCÈNE IX. Ménandre, Lerice, Sylvanire. §
MÉNANDRE
8435 Je l’ai bien ouï dire,
Mais je n’y fus jamais ;
La petite affétée,
Elle n’y fut jamais :
Or je t’assure, et m’en crois, Sylvanire,
8440 Qu’une autrefois, si je ne suis d2çu,
Tu ne le diras plus :
Car en propre personne
Je t’y ferai bien être.
Je l’ai bien ouï dire,
8445 Mais je n’y fus jamais :
Quoi ? Tu voudrais plutôt
Celui-ci que Théante ;
Il est plus à ton goût :
Ô je t’en ferai faire
8450 Des maris à ton gré,
Laisse m’en le souci.
Tu pouvais bien, Lerice, m’assurer
Que ta fille ferait
Tout ce qu’il me plairait :
8455 Oui, pourvu que je veuille
Tout ce qu’elle voudra :
Autrement sois certaine
Qu’elle te saura dire
Aussi bien comme à moi,
8460 Je l’ai bien ouï dire,
Mais je n’y fus jamais.
Tu l’as bien ouï dire,
Mais tu n’y fus jamais ;
C’est, et n’en doute point,
8465 C’est là la prophétie
Du futur mariage,
Et d’Aglante, et de toi ;
Car tu l’as ouï dire :
Mais crois moi, Sylvanire,
8470 Tu n’y seras jamais.
Mais viens ça, réponds-moi,
Que peut avoir Aglante
Que Théante n’ait pas ?
Tu ne me réponds point.
LERICE
8475 Que voulez-vous qu’elle puisse répondre
À son père en courroux ?
MÉNANDRE
Je répondrai pour elle :
Aglante a plus que lui
De jeunesse et d’erreur,
8480 Il a plus d’imprudence,
Plus d’inexpérience,
Plus de présomption,
Un peu plus de beauté,
Mais plus de pauvreté :
8485 Et faut-il pour cela
Le préférer, ainsi comme elle fait,
À ce sage Théante ?
À ce riche Théante ?
À ce noble Théante ?
8490 À ce Théante enfin
Qui n’a rien qui ne soit
Plus qu’Aglante estimable ?
Figure-toi, l’homme plus accompli
Qui soit dessus la terre,
8495 Qu’il sache bien chanter,
Qu’il sache bien danser,
Qu’il sache bien parler,
Qu’il soit la beauté même :
Que chacun à le voir
8500 Par la place s’arrête ;
S’il n’est bien riche, ô folle,
Ce n’est rien qu’une bête :
Si tu savais, ô peu prudente fille,
Si tu savais quel monstre épouvantable
8505 Est la nécessité,
Tu fremirais au nom de pauvreté :
Mais avec l’or qu’est-ce qu’on ne fait pas ?
Non seulement les hommes on surmonte,
Mais l’on fléchit les dieux,
8510 Les dieux par les présents
Nous sont rendus propices,
Et le rameau, ce dit-on, que porta
Le grand troyen, quand il vit les enfers,
Parce qu’il était d’or,
8515 Lui fit passer et repasser encor
Le fleuve de Charon.
Quelques uns vont disant,
Que le ciel, que la terre,
Que l’air, le feu, la mer,
8520 Le soleil, les étoiles,
Sont les dieux d’ici bas :
Mais je ne le crois pas.
Car les vrais dieux visibles
En la terre où nous sommes,
8525 Pour le moins pour les hommes,
Ne sont que deux ; mais sais-tu bien lesquels ?
L’or et l’argent, aies ces dieux chez toi
Et n’aies peur de rien,
Tout te sera propice,
8530 Et ce que tu voudras
Soudain tu l’obtiendras :
Mais au contraire
Avec la pauvreté
Toute chose déplaît,
8535 Les incommodités,
Les mépris, l’impuissance,
Sont accidents inséparables d’elle :
Et toutefois Aglante te plaît mieux
Que ce riche Théante :
8540 Es-tu toujours en cette même erreur ?
Quoi, tu ne parles point ?
SYLVANIRE
Pardonnez-moi, mon père,
Vous êtes en colère.
MÉNANDRE
Reviens, où t’en vas-tu ?
8545 Elle nous paye encore,
Ainsi que l’autre fois,
Par une révérence.
Ô grands dieux ! Qui peut être
Plus malheureux qu’un père,
8550 Sinon qu’un autre père
Ayant encor davantage d’enfants.
Qu’est-ce que d’en avoir
Comme j’en ai, sinon
Peine, crainte et souci,
8555 Et rien outre cela.
Et bien elle s’en va,
Qu’elle s’en ressouvienne,
Nul ne voit pour certain
La grandeur de la faute
8560 Cependant qu’il la fait ;
Mais il la voit après,
Lorsque la pénitence
Remet devant ses yeux
Un trop tard repentir :
8565 De même adviendra-t-il
À l’imprudente fille
Qui ne veut m’écouter.
Mais je vois bien qu’ils s’en iront tous deux
Vers les sages druides,
8570 Et diront leurs raisons
Sans leur parler des miennes,
Je m’en vais les trouver,
Et qu’ils s’assurent bien
Qu’ils s’en repentiront.
LERICE
8575 Encor faut-il excuser la jeunesse.
MÉNANDRE
Excuser, c’est ainsi
Que tu me l’as gâtée ;
Mais j’y mettrai bien ordre.
LERICE
Vous la voulez perdre encor une fois.
MÉNANDRE
8580 Ô fut-elle perdue
Plutôt que d’être sotte.
LERICE
Ô cruauté d’un père !
Hélas ! Ma pauvre fille.
SCÈNE XI. Sylvanire, Aglante. §
SYLVANIRE
Hélas ! Ô dieux ! Où le rencontrerai-je,
Celui que mon coeur aime
8645 Cent fois plus que soi-même ?
Mais ne le voilà pas ?
Ô l’heureuse rencontre
Pour sujet malheureux !
AGLANTE
Bienheureuse rencontre,
8650 Quoi que puisse avenir,
Sera toujours la vôtre.
SYLVANIRE
Aglante mon berger,
Écoute je te prie,
Ce que je te viens dire.
8655 J’ai trouvé les druides
Assemblés pour juger
Le malheureux Tirinte,
Et j’y suis arrivée
Qu’à peine en sortais-tu.
8660 Je leur ai fait ma plainte,
Je leur ai remontré
Que j’étais tienne, et qu’Aglante était mien ;
Qu’avec permission
Et de mon père et de ma mère aussi,
8665 En leur même présence,
J’avais reçu de toi,
Et toi de moi, le serment réciproque
D’un sacré mariage,
Qui nous liait tous deux
8670 D’indissolubles noeuds,
Non pas par des paroles
Qu’à l’avenir on dût effectuer ;
Mais que dès lors nous nous étions donnés,
Et nous étions reçus
8675 Pour femme et pour mari,
Et tels aussi nous voulions vivre ensemble.
À peine ai-je pu dire
Ces dernières paroles,
Que Ménandre est entré,
8680 Et Lerice avec lui,
Mais comment ? En colère,
Les yeux ardents, comme de nuit on voit
Un charbon allumé,
Le visage enflammé,
8685 Les jambes et les mains
Tremblantes de courroux :
À grand’peine a-t-il dit,
Recommençant cent fois
Le nom de Sylvanire,
8690 Tant il était de passion extrême
Presque hors de soi même,
Le voyant tel, et ne pouvant souffrir
Sa présence irritée
Je me suis dérobée
8695 Pour te venir chercher,
Et t’assurer, Aglante,
Que mon affection
Jamais ne changera,
Quoi qu’ordonne au contraire,
8700 Ni l’arrêt des druides,
Ni celui de mon père,
Tienne je suis, et tienne je serai
Autant que je vivrai.
AGLANTE
Ô belle Sylvanire,
8705 Que mienne, mon malheur
M’empêche d’oser dire.
SYLVANIRE
Dis-le berger en dépit du malheur,
Tienne je suis, et tienne de bon coeur.
AGLANTE
Ô belle Sylvanire,
8710 Que puisque vous voulez,
En dépit du malheur
Mienne j’oserai dire,
Quelle grâce jamais
Faut-il que je vous rende
8715 D’une faveur si grande ?
Puisque non seulement
Il vous a plu d’aimer
Un berger sans mérite,
Mais dédaigner encore
8720 Un si gentil berger
Que peut être Théante,
Mépriser ses richesses,
Et ses commodités,
Pour vivre avec Aglante ?
8725 Aglante qui n’a rien
Qui puisse être estimable,
Sinon qu’il aime bien.
Mais en cela je proteste et je jure,
Que si de tous les coeurs
8730 Qui sont en l’univers
Un coeur se pouvait faire
Pour seulement aimer
Autant comme je fais,
Tous ses efforts resteraient imparfaits.
8735 Je veux que cette amour
Par son extrémité
Supplée à toutes choses
Qui défaillent en moi :
Je veux que chacun dise,
8740 Considérant votre perfection,
Et mon affection,
L’une sans l’autre eut été sans égale.
Recevez donc la foi,
La foi que je vous jure
8745 Si parfaite et si pure,
Pour gage qu’à jamais
Aglante sera vôtre ;
Mais de telle façon,
Que le ciel peut encor
8750 Se brouiller en la terre,
Et tous les éléments
Dans la confusion
De l’antique chaos :
Mais jamais, mais jamais
8755 Aglante on ne verra,
Sans que de Sylvanire
Les beautés il n’adore,
Plus s’il se peut qu’il ne fait pas encore.
Et quoi que la rigueur
8760 D’un père impitoyable,
Ou bien l’inique arrêt
D’un juge inexorable
Me puisse retarder
L’heur que nous désirons ;
8765 Ne croyez, Sylvanire,
Que mon affection
Puisse diminuer.
Ma passion peut bien
Augmenter à l’extrême,
8770 Mais non pas m’empêcher
Qu’à jamais je vous aime.
Je ne mériterais
De respirer cet air,
Ni de voir la clarté
8775 Que le soleil nous donne,
Ni d’être entre les hommes,
Si je manquais à l’obligation
Où m’a mis Sylvanire.
SYLVANIRE
Point, point, Aglante, point d’obligation,
8780 Quoi que je puisse faire,
Ne saurait satisfaire
À celle en qui l’amour
Envers toi m’a liée,
Et tous ces témoignages
8785 De bonne volonté,
Reçois les pour tribut
De mon affection :
Je paye ainsi les devoirs qui sont deux
À l’amour réciproque,
8790 Dont amour me lia,
Alors que Sylvanire
Pour femme il te donna.
SCÈNE XII. Alciron, Sylvanire, Aglante. §
ALCIRON
Mais si veux je bien être
Le premier à leur dire
8795 Les nouvelles que j’ai :
Où les rencontrerai-je ?
SYLVANIRE
Quelles sont tes nouvelles,
Et qui vas-tu cherchant ?
AGLANTE
Berger fais-nous en part.
ALCIRON
8800 C’est vous deux que je cherche.
ALCIRON
Moi, berger ? Vous et vous.
SYLVANIRE
Et moi j’en suis aussi ?
ALCIRON
Vous en êtes tous deux.
Celui soit malheureux
8805 Qui vous séparera.
AGLANTE
Et que me veux-tu dire ?
ALCIRON
Que tienne est Sylvanire,
Et que tien est Aglante.
SYLVANIRE
Ô que Dieu te contente.
AGLANTE
8810 Mais te moques-tu point ?
ALCIRON
Comment ? Si je me moque,
Pourquoi voudrais-je, Aglante,
User de moquerie
Avec des personnes
8815 Que j’honore si fort ?
SYLVANIRE
Mais comment le sais-tu ?
ALCIRON
Je le dirai, je me suis rencontré
Lorsque Ménandre, outré de la colère
S’est présenté devant le grand druide
8820 Pour rompre cette affaire :
Quelles raisons n’a-t-il point rapportées ?
Une fille jamais,
Disait-il, ne se peut
Lier en mariage
8825 Sans le vouloir du père :
Mais (lui répond Hylas,
Parlant pour vous) Sylvanire a reçu
Aglante pour mari
Avec le congé
8830 De Lerice et de toi.
SYLVANIRE
Hylas disait bien vrai.
ALCIRON
Alors Ménandre, il est vrai, je confesse
Que pensant que ma fille
Était prête à mourir,
8835 Je lui permis tout ce qu’elle voulut :
Mais mon intention
Fut seulement de lui donner pour lors
Quelque contentement,
Étant bien résolu,
8840 Que si du mal elle pouvait guérir,
Je la redonnerais
Encore à Théante.
SYLVANIRE
Ô le trompeur qu’il est !
ALCIRON
Soudain Hylas répond :
8845 Si telle ruse était autorisée,
Adieu tout le commerce
Qu’on voit entre les hommes,
Et qui dorénavant
Se pourrait assurer
8850 De chose qu’on promette ?
Nul ne saurait entrer
Dans le secret du coeur,
L’on ne contracte pas
Avec la pensée,
8855 C’est avec la parole
Que tout homme s’oblige,
Et ta fille eut congé.
Ce congé ne vaut rien,
Reprend soudain Ménandre,
8860 Parce qu’auparavant
Nous avions Sylvanire
À Théante promise.
AGLANTE
Cette promesse est nulle,
Elle n’y consentant.
ALCIRON
8865 Hylas en dit autant.
Mais qui la rendrait nulle,
Dit Ménandre en colère,
Le père n’est-il pas seigneur de son enfant ?
N’en peut-il pas disposer comme il veut ?
8870 Tu te trompes, pasteur,
Dit froidement Hylas,
Les enfants parmi nous
Naissent enfants, et non pas des esclaves,
Ce serait autrement
8875 Honte que d’être père,
Et la terre où nous sommes
Serait bien diffamée,
Si la seule en la Gaule
Elle ne produisait
8880 Des hommes francs et libres,
Mais seulement des serfs et des esclaves.
Hylas voulait continuer encore,
Lorsque Ménandre enflammé de colère
Voulut répondre aux raisons du berger :
8885 Mais les sages druides
Leur imposant silence :
C’est assez, ont-ils dit,
Car vos raisons nous sont assez connues :
Si bien que le respect
8890 A fait taire Ménandre,
Attendant quel arrêt
Les sages donneraient :
Même qu’alors Tirinte
Conduit par devant eux
8895 Attendant la sentence
Ou de vie ou de mort,
Impatient au pied du tribunal :
Qui m’accuse, dit-il ?
Et pourquoi suis-je ici ?
SYLVANIRE
8900 Mais qu’est-ce qu’ont jugé
Les druides de nous ?
ALCIRON
Donne-moi le loisir
De te le pouvoir dire :
Fossinde alors se faisant faire place :
8905 Misérable berger,
Dit-elle en soupirant,
Demandes-tu qui te peut accuser ?
Les rives de Lignon,
Les prés, et les bocages,
8910 Les antres, les forêts,
Les sources, les ruisseaux,
Les hommes, et les dieux,
Tous t’accusent, berger,
Tous demandent vengeance ;
8915 Même ta conscience
De ton méfait et de ta trahison
Te juge et te condamne.
SYLVANIRE
Et Fossinde a parlé
Ainsi contre Tirinte.
ALCIRON
8920 Chacun l’ayant ouïe
Comme toi s’étonna,
Parce que presque tous
Savaient bien son amour.
Mais lui sans s’émouvoir,
8925 Parle aux juges, dit-il,
Accuse ce Tirinte
En ce qu’il a forfait,
C’est d’eux, et non de moi
De qui tu dois attendre
8930 Le juste châtiment
De ses fautes commises :
Penses-tu que je manque
De coeur pour supporter
Les supplices qui peuvent
8935 Ton âme contenter,
Ou ma faute effacer ?
AGLANTE
Son courage était grand,
Et chacun le doit plaindre.
ALCIRON
Elle alors rougissant,
8940 Et se tournant vers les sages druides :
Ce berger inhumain
Que vous voyez à votre tribunal,
C’est le berger, dit-elle,
Le plus digne de mort
8945 Qui fut jamais accusé devant vous.
Il aima Sylvanire,
À ce qu’il va disant :
Mais qui le pourrait croire ?
Jamais il ne connut
8950 Les forces de l’amour,
Quoi qu’à l’amour ses fautes il rejette :
Fait-on mourir la personne qu’on aime ?
Et toutefois il n’a pas seulement
Présenté le poison
8955 À cette belle fille,
Mais le cruel l’a-t-il pas vu mourir
Avec tant de douleurs,
Qu’il faut bien n’avoir point
Ni d’amour ni de coeur,
8960 Pour avoir le courage
De faire à ces beautés
Un si cruel outrage :
Mais de sa mort s’est-il encor saoulé ?
Non, non, sages druides,
8965 Il la va déterrer,
Il veut paître ses yeux
D’un forfait qu’une tigre
N’aurait pas perpétré ;
N’est-ce pas là le comble plus extrême
8970 De l’inhumanité ?
Mais oyez des grands dieux
La clémence infinie :
Ce perfide retrouve,
Contre son espérance,
8975 La morte-vive, un miracle si grand
Devait-il pas lui ramollir le coeur,
Et touché dedans l’âme
D’un puissant repentir
Lui faire détester
8980 L’erreur qu’il avait faite ?
Au contraire il s’obstine,
Ajoute crime à crime,
Et montre bien être vrai ce qu’on dit,
Qu’enfin l’abîme appelle un autre abîme.
8985 L’ayant donc trouvée
Vive dans le cercueil,
Peut-être qu’à ses pieds
Pardon il lui demande ;
Tout au contraire il la veut dérober,
8990 Et par force emmener
Dans des antres sauvages,
À quel dessein ? Vous le pouvez penser,
Et croit que ce forfait,
Aux hommes bien caché,
8995 Aux dieux aussi de même le sera.
Mais seulement il en eut le vouloir,
Sans toutefois mettre la main à l’oeuvre :
Non, non, sages druides,
Il a mis en effet
9000 La résolution
D’une telle pensée,
Ou pour le moins il s’en mit en devoir,
Et n’eût été qu’aux cris de Sylvanire
Ces bergers accoururent,
9005 Qui la force à la force
Vaillamment opposèrent,
44
Dieu sait que ce félon
N’eût entrepris contre une faible fille.
SYLVANIRE
Fossinde a bien dit vrai.
ALCIRON
9010 Je vous ai dit le crime,
Continua Fossinde,
Vous savez mieux que nous
Ce que les lois ordonnent,
On demande justice,
9015 C’est à vous de la faire,
Et l’attendre des dieux
Comme vous la rendrez.
AGLANTE
Que répondit Tirinte ?
ALCIRON
Elle a raison, ô très sages druides,
9020 Répond Tirinte alors,
Disant que j’ai failli,
Mais elle a tort aussi
De m’accuser d’un crime auquel mon âme
N’a jamais consenti.
9025 Je ne refuse pas
Les tourments ni la mort,
Je suis assez coupable,
Je le confesse, et n’ai point de raison,
Ni n’en veux point avoir
9030 Pour m’excuser du moindre des supplices
Qui me sont préparés :
Mais que sert-il d’ajouter sans raison
Des crimes faux aux crimes véritables ?
Je l’aime trop, et l’ai toujours aimée
9035 De trop d’affection,
La belle Sylvanire,
Pour avoir le courage
De lui faire du mal ;
Je ne dis pas seulement par l’effet,
9040 Mais avec la pensée.
Il est vrai, mais déçu,
J’ai donné le poison :
Que je sois seulement
Déchargé de ce crime,
9045 Tous les autres j’avoue,
Ne me souciant guère
Des plus cruels supplices
Dont je suis menacé,
Pourvu que nette et pure
9050 J’emporte mon amour
Dedans ma sépulture.
À ce mot il se tut.
AGLANTE
Courage résolu
D’un généreux berger.
ALCIRON
9055 Et parce qu’au grand bruit
J’étais comme plusieurs
Accouru sur le lieu,
Ne pouvant supporter
De voir sa cause ainsi mal défendue,
9060 Je me mis en avant
Pour répondre à Fossinde.
Mais lui soudain mon dessein connaissant :
Cesse ami, me dit-il,
Je veux mourir enfin,
9065 Heureux qui meurt ne pouvant vivre heureux.
Mon amour toutefois
Encore un coup me fit ouvrir la bouche :
Mais lui pour m’interrompre,
Ô très sages druides,
9070 S’écria-t-il, c’est la compassion,
Et non la vérité
Qui fait que ce berger
Veut défendre ma faute,
Vous ne le croyez pas,
9075 Car je le désavoue.
SYLVANIRE
Que faisait lors Fossinde ?
ALCIRON
Elle se souriait :
Mais vois, berger, lorsque le ciel ordonne
Que quelque chose en la terre se fasse
9080 Comme il va disposant,
Tout ce qui peut telle chose parfaire,
Lorsque peut-être en plus d’incertitude
Tes affaires, Aglante,
S’en allaient balançant.
AGLANTE
9085 Ô qu’il est dangereux
D’être soumis au jugement des hommes !
ALCIRON
Voilà pas que Théante
Suivi de plusieurs autres
Accourt au tribunal :
9090 Chacun à foule auprès de lui se presse
Pour ouïr les raisons
Qu’on croyait qu’il peut dire
Pour avoir Sylvanire.
Pères, dit-il, je viens vous déclarer
9095 Que Sylvanire à quelque autre peut être,
Mais non pas à Théante.
Si l’amour est folie,
Il faut dire manie,
Encore plus extrême,
9100 D’aimer qui ne nous aime,
Et comme que ce soit
Grande est la servitude
Du mariage, et mille fois plus grande
Celle dont les liens
9105 Des noeuds d’amour ne sont point attachés.
Il partit à ce mot,
Quoi que lui dit Ménandre.
Alors le grand druide
Prononça ces paroles.
9110 Libre est la volonté,
Et d’un libre vouloir
Sont faits les mariages :
Que Sylvanire épouse donc Aglante,
Et que Ménandre en cela se contente.
AGLANTE
9115 Ô très juste décret !
SYLVANIRE
Ô très justes druides !
C’est bien avec raison
Que pères l’on vous nomme.
ALCIRON
Mais écoutez qu’il advint de Tirinte :
9120 Tel fut le jugement.
Amour permet, et nous le permettons,
Dit alors le druide,
Que tout amant essaye
Avec tout artifice
9125 D’obtenir ses désirs
De celle qu’il adore.
Dans le règne d’amour
Le larcin est permis,
Les ruses, les finesses
9130 S’appellent des sagesses.
Mais qu’on se garde bien
De force et violence,
L’amour est volontaire,
Et qui fait au contraire,
9135 Par cette déité
Est criminel de lèse-majesté :
Pour ce Tirinte en vertu de la loi
Absous est déclaré
De toutes ses finesses ;
9140 Car amour les avoue :
Mais pour la violence
Dont il est convaincu,
Nous ordonnons pour juste châtiment
D’un si grand démérite,
9145 Du rocher malheureux
Que l’on le précipite.
AGLANTE
Ô dur arrêt ! ô cruelle sentence !
SYLVANIRE
Donc Tirinte mourra.
ALCIRON
Donnez-vous patience.
9150 En même temps Tirinte est attaché,
Chacun le pleure, et tous blâment Fossinde
De l’animosité
Qu’elle a montrée envers ce beau berger.
Elle au rebours d’un visage joyeux,
9155 D’un oeil riant, Tirinte je confesse,
Lui dit-elle tout haut,
Que je te vois réduit au même point
Que dès longtemps j’avais tant souhaité :
Et bien, lui répond-il,
9160 Tu dois être contente :
Quant à moi je le suis,
Saoule-toi de mon sang.
Non, non, dit-elle, insensible berger,
Ce n’est pas de la sorte
9165 Que je l’entends : si je t’ai souhaité
En cet état, c’est pour faire paraître
Qu’amour en moi surpasse ta rigueur.
Lors se tournant vers les sévères juges :
Puisque vous condamnez
9170 Selon la loi, dit-elle, ce berger,
Selon la loi de même je demande
Que vous me le donniez
Pour mon mari, puisque la loi le veut.
SYLVANIRE
Vraiment elle fit bien.
AGLANTE
9175 Mais voyez quelle ruse,
L’accuser pour l’avoir.
ALCIRON
Mais écoutez d’une amour insensée
Le conseil insensé :
Tirinte condamné
9180 Au rocher malheureux,
Et rappelé de la mort à la vie
Par l’amour de Fossinde,
Aime mieux du rocher
L’horrible précipice,
9185 Que de cette Fossinde
L’amour ni les faveurs.
Donc, ce disait-il,
Je la rachèterai,
Cette vie odieuse,
9190 D’une vie à jamais
Odieuse pour moi
Mille fois davantage ?
Donc pour ne mourir
Une fois seulement,
9195 Tous les jours je mourrai ?
Quoi ? Tous les jours, mais à tous les moments
Mille fois je mourrai ?
Vaut-il pas mieux achever tout d’un coup
Le destin malheureux
9200 Que le ciel nous ordonne,
Et de tant de malheurs
Tromper la tyrannie,
Que vivre encor pour ne vivre jamais,
Puisque ce n’est pas vivre
9205 Que vivre malheureux ?
Ainsi disait Tirinte,
Et pressé du regret
De perdre Sylvanire
S’allait mettre à genoux,
9210 Pour déclarer que la mort à l’amour
Il voulait préférer :
De quel aveuglement
Est occupé l’amant !
Et déjà les genoux
9215 Il fléchissait devant le tribunal,
Joignait les mains ensemble :
Pères, voulut-il dire,
Quand j’accourus, de la main lui fermant
Déjà la bouche ouverte,
9220 Sur lui je m’abouchai :
Je veux donc mourir,
Lui dis-je, comme toi,
Si tu ne veux pas vivre ;
À mon exemple alors
9225 Les parents, les amis
De ce gentil berger,
Dont le nombre était grand,
M’aidant à cet office,
Pour lors nous arrêtâmes
9230 Le cours précipité
De ce mauvais conseil.
SYLVANIRE
En cet instant, mais que faisait Fossinde ?
ALCIRON
Toute étonnée elle pâlit dabord,
D’un oeil chargé d’effroi
9235 Le va considérant,
Reste immobile, et d’un pas se recule :
Puis tout à coup, donc c’est moi, Tirinte,
Qui suis ton homicide :
C’est donc, dit-elle, moi
9240 Qui t’ai conduit au rocher malheureux :
Il ne sera pas vrai,
J’aime mieux que ma mort
Témoigne ma pensée,
Que si jamais Tirinte pouvait croire,
9245 Ou quelque autre après lui,
Que Fossinde, ô grands dieux !
Eut sa mort consentie.
Écoute donc, berger,
Reçois cette Fossinde,
9250 Si tu ne veux pour femme,
Dis-la seulement telle,
Pour fuir la rigueur
Des lois qui te condamnent,
Et puis tiens-la pour ce que tu voudras,
9255 Tiens-la pour ton esclave,
Telle je veux bien être
Et moindre s’il se peut,
Pourvu que de Tirinte
Le destin je déçoive.
AGLANTE
9260 Elle me fait pitié.
ALCIRON
Tout de même en fit-elle
À tous ceux qui l’ouïrent :
Et parce que les pleurs,
Et les sanglots lui refusaient la voix,
9265 Ce silence contraint
Parlait sans doute à ce berger cruel
Avec plus d’éloquence.
Quelque temps sans parler
Il la considéra
9270 En l’état où je dis,
Et cependant l’amour
Qui, comme on dit, ne pardonne jamais
À la personne aimée
Les cruautés qu’elle fait à qui l’aime,
9275 De sorte à ce Tirinte
Représenta l’entière affection
De cette honnête fille,
Qui pouvait être dite
Opiniâtreté
9280 Plutôt qu’affection,
Qu’enfin vaincu, je mets à bas les armes,
Et je me rends, dit-il,
Fossinde ton amour
A surmonté ma résolution,
9285 Et lui tendant la main,
Soit donc pour jamais
Tirinte à sa Fossinde,
Fossinde à son Tirinte.
Un battement de mains
9290 Remplit soudain le lieu
De bruit et d’allégresse,
Et Ménandre et Lerice
Ensemble avec Alcas
Par les mains se prenants,
9295 D’un visage joyeux,
C’est aujourd’hui, dirent-ils d’une voix,
Le jour heureux que le ciel établit
Pour le contentement
Des bergers de Lignon.
9300 Soit Io redoublé,
Soit Hymen appelé,
Soient les dieux invoqués,
45
Les pans, les égipans,
Les nymphes, les dryades,
9305 Tout se doit réjouir,
Et vous très justes pères
Concédez à Fossinde
Sa trop juste demande.
Nous pardonnons Tirinte
9310 Et Sylvanire aussi,
Veuillez que tous ensemble
Au temple nous allions
Remercier les dieux,
Et finir, puis qu’ainsi
9315 Ils montrent qu’ils le veulent,
D’Aglante et Sylvanire,
De Tirinte et Fossinde,
Les heureux mariages.
SYLVANIRE
Ô c’est bien à ce coup,
9320 Que mon coeur est content,
Puisque mon père et que ma mère aussi
À la fin y consentent.
ALCIRON
Les druides alors
Pleins de contentement,
9325 En vertu de la loi
Et du consentement
D’Alcas le bon pasteur,
Accordèrent Tirinte
À la fine Fossinde,
9330 Et ton père embrassèrent
D’extrême joie, et moi pour te le dire
Je suis venu courant,
Afin d’être premier
À ces bonnes nouvelles,
9335 Pour satisfaire au mal que je t’ai fait ;
Car ce fut moi qui donnai le miroir,
Comme ami de Tirinte,
Qui te mit au cercueil :
Et je voudrais bien être
9340 Pour le moins à ce coup
Ministre de ta joie,
Comme j’avais été
Ministre de ton deuil.
SYLVANIRE
Ministre vraiment
9345 Es-tu bien de ma joie,
Puisque ton artifice
Fut cause que j’obtins
Cet Aglante que j’aime :
Alciron à jamais
9350 Soit heureux et content,
Duquel la sage ruse
Non seulement j’excuse,
Mais j’estime et bénis.
Ô que tardons-nous plus
9355 Allons-nous en, Aglante,
Nous prosterner aux pieds
De Ménandre et Lerice,
Et de nos justes juges.
AGLANTE
Allons, nous le devons :
9360 Ô jour trois fois heureux !
ALCIRON
Il vous cherchent partout,
Pour vous conduire au temple :
Mais les voici qui viennent.
SYLVANIRE
Je les vois, les voici,
9365 Allons, mon cher Aglante.
SCÈNE DERNIÈRE. Sylvanire, Aglante, Ménandre, Lerice, Fossinde, Alciron, Tirinte, Hylas. §
SYLVANIRE
Si je vous ai déplu
Votre grâce j’implore,
Pardonnez ma jeunesse.
AGLANTE
Et mon affection.
MÉNANDRE
9370 Mes enfants ; car tous deux
Je vous reçois pour tels,
Oublions le passé,
Et l’effaçons du tout :
Faisons un autre livre
9375 Où je mettrai tous les contentements
Que je dois recevoir
Et de l’un et de l’autre,
Et vous les témoignages
De mon affection,
9380 Et pour bien commencer,
À toi, mon fils Aglante,
Je donne Sylvanire,
Tu mérites bien mieux :
Mais à toi, Sylvanire,
9385 Aglante je te donne,
Et je sais bien que tu ne veux pas mieux.
Les dieux vous soient propices et bénins,
Et prolongent vos jours,
Avec contentement,
9390 Au nombre de l’arène.
AGLANTE
Quand les bienfaits peuvent être égalés
Par les remerciements,
Ou bien par les services,
Il faut user d’effet et de paroles
9395 Pour n’être point ingrat :
Mais lorsque leur grandeur
Surpasse la puissance,
Et des remerciements,
Et de tous les services,
9400 Il faut recoure aux voeux,
Et prier les grands dieux
Par leur bonté, de vouloir satisfaire
À de si grandes dettes.
Et c’est ainsi qu’en cette occasion
9405 Je suis contraint de faire,
Étant si grand le bien que je reçois
Que je ne le puis dire
Ni satisfaire aussi,
Qu’en suppliant les dieux,
9410 Les dieux tous bons qu’ils veuillent reconnaître
Tout ce que je vous dois,
Et cependant donnez-moi votre main,
Et vous aussi ma mère,
Afin que je les baise,
9415 Pour un sûr témoignage
De mon fidèle hommage.
SYLVANIRE
J’en dis autant, ma mère.
LERICE
Mes chers enfants, je vous reçois tous deux
Pour mes propres enfants,
9420 Et comme tels je veux que vous m’aimiez,
Et vivez bienheureux.
FOSSINDE
Et nous n’aurons-nous pas
Quelque reconnaissance
De bonne volonté ?
9425 Notre vieille amitié
Ne fera-t-elle pas
Que tous les déplaisirs
Que vous avez reçus
De l’amour de Tirinte ?
ALCIRON
9430 Et de mes artifices ?
FOSSINDE
Soient oubliés dans vos contentements ?
SYLVANIRE
Tout, tout, Fossinde, il n’en faut plus parler.
FOSSINDE
Aglante et toi ?
AGLANTE
Je n’ai jamais haï
9435 Personne qui voulût
La belle Sylvanire,
J’eusse été trop injuste
De blâmer en autrui
Ce qu’en moi j’estimais,
9440 Et crois-le ainsi, Tirinte.
TIRINTE
J’ai désiré plus que moi Sylvanire,
Et tout ce que j’ai pu
Pour la gagner je l’ai fait, je l’avoue,
Les dieux te l’ont donnée,
9445 Garde-la bien, Aglante,
Pour moi je me contente,
Puisque les dieux ainsi l’ont ordonné,
De l’amour de Fossinde.
MÉNANDRE
Or allons mes enfants
9450 De l’amour triomphants,
Allons au temple, allons ;
Un bienfait reconnu
Doit espérer des dieux
D’avoir encore mieux.
HYLAS
9455 Heureux amants, voilà de votre peine
Le loyer mérité,
Votre constance à ce coup n’est point vaine,
Ni votre loyauté :
Que si toujours semblable récompense
9460 Un coeur fidèle attend,
À votre exemple ? Ah ! Quant à moi je pense
Que je serai constant.
LE CHOEUR
Amour pour passe-temps
D’une même racine,
9465 Produit en même temps
Et la rose et l’épine.
Si la fleur on en veut,
Qu’en soi-même on propose,
Que l’épine se peut
9470 Rencontrer pour la rose.
Mais qui retirera
La main pour la piqûre,
Jamais il n’en aura
Que la seule blessure.
9475 Qui veut donc cette fleur,
Qu’il n’en craigne la plaie ;
Car il doit être sûr
Qu’enfin l’amour nous paye.