PYRAME, seul.
Enfin je suis sorti ; leur prudence importune
N’a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
Mon amour ne suit plus que le flambeau d’Amour ;
950 Dans mon aveuglement je trouve assez de jour.
Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles,
Ha ! Vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ;
Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
955 Je vois que tous mes sens se vont combler de joie
Sans qu’ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
Mais me voici déjà proche de ce tombeau ;
J’aperçois le mûrier, j’entends le bruit de l’eau ;
Voici le lieu qu’Amour destinait à Diane :
960 Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N’avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ?
L’impatient désir de le savoir me presse :
965 Tant de difficultés m’ont tenu prisonnier
Que je mourrais de peur d’être ici le dernier.
Mais, à ce que je vois, je m’y rends à bonne heure,
Puisqu’encore en son lit mon Aurore demeure ;
Attendant qu’elle arrive ici bien à propos
970 Le reste de la nuit m’offre son doux repos ;
Mais pourrais-je dormir en mon inquiétude,
Quelque sommeil qui règne en cette solitude ?
Depuis que je la sers, Amour m’a bien instruit
À passer sans dormir les heures de la nuit.
975 Le murmure de l’eau, les fleurs de la prairie,
Cependant flatteront un peu ma rêverie.
Ô fleurs, si vos esprits jamais se transformant
Dépouillèrent les corps des malheureux amants,
S’il en est parmi vous qui se souvienne encore
980 D’avoir souffert ailleurs qu’en l’empire de Flore,
Doux objets de pitié, ne soyez point jaloux
Si la faveur d’Amour m’a traité mieux que vous,
Et si du temps passé le souvenir vous touche,
Prêtez-nous sans regret votre amoureuse couche.
985 Mais déjà la rosée a vos tapis mouillés ;
Que dis-je ? C’est du sang qui vous les a souillés !
D’où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire
Des ours et des lions vient ici d’ordinaire.
Une frayeur me va dans l’âme repassant.
990 Je songe aux cris affreux d’un hibou menaçant
Qui m’a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes
Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes.
Dieux ! Qu’est-ce que je vois ? J’en suis trop éclairci :
Sans doute un grand lion a passé par ici !
995 J’en reconnais la trace et vois sur la poussière
Tout le sang que versait sa gueule carnassière.
Ô Ciel ! En quelle horreur enfin je suis tombé !
Détestable, j’arrive aux traces de Thisbé !
Ces traces que je vois, son pied les a formées,
1000 Et celles du lion pêle-mêle imprimées ;
Parmi cela du sang abondamment épars.
Ha ! Je ne vois qu’horreur, que morts de toutes parts.
Il n’en faut plus douter, mon oeil me dit ma perte.
Justes Dieux ! Se peut-il que vous l’ayez souffert ?
1005 Mais vous n’en saviez rien, vous êtes de faux Dieux.
C’est moi qui l’ai conduite en ces coupables lieux,
Moi, traître, qui savais qu’auprès de cette source
Les ours et les lions font leur sanglante course,
Que la commodité de ce frais abreuvoir
1010 Et de ce lieu désert toujours les y fait voir.
Infâme criminel et déloyal Pyrame,
Qu’as-tu fait de Thisbé, qu’as-tu fait de ton âme ?
Comment me suis-je ainsi de moi-même privé ?
Elle m’a prévenu, le jour est arrivé.
1015 Vois-je pas que l’Aurore en sa pointe première
Épanche au ciel ouvert sa confuse lumière ?
Soleil, voudrais-tu luire après cet accident ?
Cherche pour te cacher un plus noir occident.
Toutefois montre-toi, tu le pourras sans honte,
1020 Il n’est plus de soleil çà bas qui te surmonte :
Thisbé n’est plus au monde ; ô bel arbre ! ô rocher !
Ô fleurs ! En quel endroit me la faut-il chercher ?
Beau cristal innocent dont le miroir exprime
Sur mon front palissant l’image de mon crime,
1025 Toi qui dessus tes bords la voyais déchirer,
N’en as-tu quelque membre au moins su retirer ?
Traître, tu n’as servi qu’à rafraîchir la gueule
Du lion, lui laissant ma Thisbé toute seule.
Mais pourquoi les cailloux veux-je ici quereller ?
1030 C’est à mon imprudence à qui je dois parler,
C’est à mes cruautés à qui je dois la peine
De la mort la moins juste et la plus inhumaine,
C’est moi de qui les bras la devaient secourir
Et qui ne l’ont pas fait, c’est moi qui dois mourir.
1035 Sortez à ma faveur de vos demeures creuses
Pour déchirer ce corps, venez troupes affreuses,
Mon juste désespoir vous presse, il vous attend,
Sans défense un butin ce pauvre corps vous tend ;
Cruels, ne cherchez point que dans les bergeries
1040 Quelque innocent agneau s’immole à vos furies,
Détournez désormais le cours à vos larcins,
Mangez les criminels, tuez les assassins.
En toi, Lion, mon âme a fait ses funérailles,
Qui digères déjà mon coeur dans tes entrailles ;
1045 Reviens et me fais voir au moins mon ennemi ;
Encore tu ne m’as dévoré qu’à demi,
Achève ton repas ; tu seras moins funeste
Si tu m’es plus cruel, achève donc ce reste,
Ote-moi le moyen de te jamais punir.
1050 Mais ma douleur te parle en vain de revenir ;
Depuis que ce beau sang passe en ta nourriture,
Tes sens ont dépouillé leur cruelle nature ;
Je crois que ton humeur change de qualité
Et qu’elle a plus d’amour que de brutalité ;
1055 Depuis que sa belle âme est ici répandue
L’horreur de ces forêts est à jamais perdue.
Les tigres, les lions, les panthères, les ours,
Ne produiront ici que de petits Amours,
Et je crois que Vénus verra bientôt écloses
1060 De ce sang amoureux mille moissons de roses.
Mon sang dessus le sien par ici coulera,
Mon âme avec la sienne ainsi se mêlera.
Qu’il me tarde déjà que mon ombre n’arrive
Rejoindre son esprit sur la mortelle rive !
1065 Au moins si je trouvais d’un chef-d’oeuvre si beau
Quelque sainte relique à mettre en un tombeau,
Je ferais dans mon sein une large ouverture
Et sa chair dans la mienne aurait sa sépulture.
Toi, son vivant cercueil, reviens me dévorer,
1070 Cruel lion, reviens, je te veux adorer ;
S’il faut que ma Déesse en ton sang se confonde,
Je te tiens pour l’autel le plus sacré du monde.
Ô Dieux ! Si je ne vois rien d’elle à mon trépas,
Au moins je baiserai la trace de ses pas,
1075 Et ma lèvre en suivant cette sanglante route,
Cent fois rebaisera son beau sang goutte à goutte.
Ah ! Beau sang précieux qui tout froid et tout mort
Faites dedans mon âme encore un tel effort,
Vous avez donc quitté vos délicates veines
1080 Pour achever enfin vos tourments et mes peines !
Puisque le sort me dit que vous l’avez voulu,
Il ne m’y verra pas moins que vous résolu.
Mais que trouvais-je ici ? Cette sanglante toile
À la pauvre défunte avait servi de voile.
1085 Ô trop cruel témoin de mon dernier malheur !
Témoin de mon forfait, sois-le de ma douleur.
Mais quoi ? Dedans l’objet d’un sort si déplorable,
Sanglant et déchiré tu m’es encore aimable !
Le faut-il adorer ? Il le faut, je le veux :
1090 Il a touché jadis l’or de ses blonds cheveux ;
Ce voile à nos amours prêtant son chaste usage,
Défendait au soleil de baiser son visage;
Il fut en ma faveur soigneux de son beau teint ;
Sois-tu dorénavant révéré comme saint,
1095 Et qu’en faveur du sang qui peint notre infortune
La nuit te daigne mettre avec sa robe brune !
Mais je crois que mon coeur se flatte en sa langueur ;
Il est temps que ma vie achève sa rigueur.
Au dessein de mourir dois-je chercher qui m’aide ?
1100 Rien que ma main ne s’offre à ce dernier remède.
Terre, si tu voulais t’ouvrir dessous mes pas,
Tu me ferais plaisir, mais tu ne le fais pas ;
Il semble que ton flanc davantage se serre.
Dieux ! Si vous me vouliez envoyer le tonnerre,
1105 Je vous serais tenu ; mais, ô propos honteux !
Mon trépas à m’ouïr est encore douteux,
Mon désespoir encore en moi se délibère ;
Mais l’étourdissement, non la peur, le diffère.
Voici de quoi venger les injures du sort ;
1110 C’est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort.
En dépit des parents, du Ciel, de la nature,
Mon supplice fera la fin de ma torture.
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît.
Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu’il est ;
1115 Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie,
Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.