SCÈNE II. Les Précédents, Grégoire, suivi des Ministres de Bacchus. §
Les deux amants mettent la main sur le buffet qui sert d’autel.
GRÉGOIRE, au milieu, vêtu en grand sacrificateur.
Silence, écoutons bien. Futur, et vous, future,
Qui venez allumer à l’autel de Bacchus
La flamme la plus belle et l’ardeur la plus pure,
Soyez ici très bien venus.
D’abord, avant que chacun jure
245 D’observer les rites reçus,
Avant que de former l’union conjugale,
Je vais vous présenter la coupe nuptiale.
GLYCÈRE.
Ces rites sont d’aimer ; quel besoin d’un serment
Pour remplir un devoir si cher et si durable ?
250 Ce serment dans mon coeur constant, inaltérable,
Est écrit par le sentiment
En caractère ineffaçable.
Hélas ! Si vous voulez, ma bouche en fera cent ;
Je les répéterai tous les jours de ma vie ;
255 Et n’allez pas penser que le nombre m’ennuie :
Ils seront tous pour mon amant.
GRÉGOIRE, à part.
Que ces deux gens heureux redoublent ma colère !
Dieux ! Qu’ils seront punis... Buvez, belle Glycère,
Et buvez l’amour à longs traits.
260 Buvez, tendres époux, vous jurerez après :
Vous recevrez des dieux des faveurs infinies.
Il va prendre les deux coupes préparées au fond du buffet.
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Oui, nos pères buvaient dans leurs cérémonies,
Aussi valaient-ils mieux qu’on ne vaut aujourd’hui :
Depuis qu’on ne boit plus, l’esprit avec l’ennui
265 Font bâiller noblement les bonnes compagnies.
Les chansons en refrain des soupers sont bannies :
Je riais autrefois, j’étais toujours joyeux :
Et je ne ris plus tant depuis que je suis vieux :
J’en cherche la raison, d’où vient cela, compère ?
LE PÈRE DE GLYCÈRE.
270 Mais... cela vient... du temps. Je suis tout sérieux,
Bien souvent, malgré moi, sans en savoir la cause.
Il s’est fait parmi nous quelque métamorphose.
Mais il reste, après tout, quelques plaisirs touchants :
Dans le bonheur d’autrui l’âme à l’aise respire ;
275 Et quand nous marions nos aimables enfants,
Je vois qu’on est heureux sans rire.
Grégoire présente une petite coupe à Daphnis, et une autre à Glycère.
GRÉGOIRE, après qu’ils ont bu.
Rendez-moi cette coupe. Eh quoi ! Vous frémissez !
Çà, jurez à présent ; vous, Daphnis, commencez.
DAPHNIS, chante en récitatif mesuré, noble, et tendre.
Je jure par les dieux, et surtout par Glycère,
280 De l’aimer à jamais comme j’aime en ce jour.
Toutes les flammes de l’amour
Ont coulé dans ce vin quand j’ai vidé mon verre.
Ô toi qui d’Ariane as mérité le coeur,
Divin Bacchus, charmant vainqueur,
285 Tu règnes aux festins, aux amours, à la guerre.
Divin Bacchus, charmant vainqueur,
Je t’invoque après ma Glycère.
Symphonie.
DAPHNIS, continue.
Descends, Bacchus, en ces beaux lieux ;
Des Amours amène la mère ;
290 Amène avec toi tous les dieux ;
Ils pourront brûler pour Glycère.
Je ne serai point jaloux d’eux ;
Son coeur me préfère,
Me préfère, me préfère aux dieux.
GRÉGOIRE.
295 C’est à vous de jurer, Glycère, à votre tour,
Devant Bacchus lui-même, au grand dieu de l’amour.
GLYCÈRE, chante.
1
Je jure une haine implacable
À ce vilain magot,
À ce fat, à ce sot ;
300 Il m’est insupportable.
Je jure une haine implacable.
À ce fat, à ce sot.
Oui, mon père, oui, mon père,
J’aimerais mieux en enfer
305 Épouser Lucifer.
Qu’on n’irrite point ma colère ;
Oui, je verrais plutôt le peu que j’ai d’appas
Dans la gueule du chien Cerbère,
Qu’entre les bras
310 Du vilain qui croit me plaire.
DAPHNIS.
Qu’ai-je entendu ! Grands dieux !
LES DEUX PÈRES, ensemble.
Qu’ai-je entendu ! Grands dieux ! Ah ! Ma fille !
PRESTINE.
Qu’ai-je entendu ! Grands dieux ! Ah ! Ma fille ! Ah ! Ma soeur !
DAPHNIS.
Est-ce vous qui parlez, ma Glycère ?
GLYCÈRE, reculant.
Est-ce vous qui parlez, ma Glycère ? Ah ! L’horreur !
Ôte-toi de mes yeux ; ton seul aspect m’afflige.
DAPHNIS.
Quoi ! C’est donc tout de bon ?
GLYCÈRE.
Quoi ! C’est donc tout de bon ? Retire-toi, te dis-je ;
315 Tu me donnerais des vapeurs.
DAPHNIS.
Eh ! Qu’est-il arrivé ? Dieux puissants, dieux vengeurs,
En étiez-vous jaloux ? M’ôtez-vous ce que j’aime ?
Ma charmante maîtresse, idole de mes sens,
Reprends les tiens, rentre en toi-même ;
320 Vois Daphnis à tes pieds, les yeux chargés de pleurs.
GLYCÈRE.
Je ne puis te souffrir : je te l’ai dit, je pense,
Assez net, assez clairement.
Va-t-en, ou je m’en vais.
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Va-t-en, ou je m’en vais. Ciel ! quelle extravagance !
DAPHNIS.
Prétends-tu m’éprouver par ces affreux ennuis ?
325 As-tu voulu jouir de ma douleur profonde ?
GLYCÈRE.
Tu ne t’en vas point ; je m’enfuis :
Pour être loin de toi j’irais au bout du monde.
Elle sort.
QUATUOR.
LES DEUX PÈRES, PRESTINE, DAPHNIS.
Je suis tout confondu... Je frémis... Je me meurs !
Tous ensemble.
Quel changement ! quelles alarmes !
330 Est-ce là cet hymen si doux, si plein de charmes ?
PRESTINE.
Non, je ne rirai plus ; coulez, coulez, mes pleurs.
TOUS ENSEMBLE.
Dieu puissant, rends-nous tes faveurs.
GRÉGOIRE, chante.
Quand je vois quatre personnes
Ainsi pleurer en chantant,
335 Mon coeur se fend.
Bacchus, tu les abandonnes :
Il faut en faire autant.
Il s’en va.
SCÈNE III. Le Père de Daphnis, Le Père de Glycère, Daphnis, Prestine. §
LE PÈRE DE DAPHNIS, à celui de Glycère.
Écoutez ; j’ai du sens, car j’ai vu bien des choses,
Des esprits, des sorciers, et des métempsycoses.
340 Le dieu que je révère, et qui règne en ces lieux,
Me semble, après l’Amour, le plus malin des dieux.
Je l’ai vu dans mon temps troubler bien des cervelles ;
Il produisait souvent d’assez vives querelles :
Mais cela s’éteignait après une heure ou deux.
345 Peut-être que la coupe était d’un vin fumeux,
Ou dur, ou pétillant, et qui porte à la tête.
Ma fille en a trop bu ; de là vient la tempête
Qui de nos jours heureux a noirci le plus beau.
La coupe nuptiale a troublé son cerveau :
350 Elle est folle, il est vrai ; mais, dieu merci, tout passe :
Je n’ai vu ni d’amour ni de haine sans fin...
Elle te r’aimera ; tu rentreras en grâce
Dès qu’elle aura cuvé son vin.
PRESTINE.
Mon père, vous avez beaucoup d’expérience,
355 Vous raisonnez on ne peut mieux :
Je n’ai ni raison ni science,
Mais j’ai des oreilles, des yeux.
De ce temple sacré j’ai vu la balayeuse
Qui d’une voix mystérieuse
360 A dit à ma grand’soeur, avec un ton fort doux :
Quand on vous mariera, prenez bien garde à vous.
J’avais fait peu de cas d’une telle parole ;
Je ne pouvais me défier
Que cela put signifier
365 Que ma grand’soeur deviendrait folle.
Et puis je me suis dit (toujours en raisonnant) :
Ma soeur est folle cependant.
Grégoire est bien malin : il pourchassa Glycère,
Il n’en eut qu’un refus : il doit être en colère.
370 Il est devenu grand seigneur :
On aime quelquefois à venger son injure.
Moi, je me vengerais si l’on m’ôtait un coeur.
Voyez s’il est quelque valeur
Dans ma petite conjecture.
DAPHNIS.
375 Oui, Prestine a raison.
LE PÈRE DE GLYCÈRE.
Oui, Prestine a raison. Cette fille ira loin.
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Ce sera quelque jour une maîtresse femme.
DAPHNIS.
Allez tous, laissez-moi le soin
De punir ici cet infâme ;
A ce monstre ennemi je veux arracher l’âme.
380 Laissez-moi.
LE PÈRE DE GLYCÈRE.
Laissez-moi. Qui l’eût cru qu’un jour si fortuné
A tant de maux fût destiné ?
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Hélas ! J’en ai tant vu dans le cours de ma vie !
De tous les temps passés l’histoire en est remplie.
LE PÈRE DE DAPHNIS, à celui de Glycère.
Écoutez ; j’ai du sens, car j’ai vu bien des choses,
385 Des esprits, des sorciers, et des métempsycoses.
Le dieu que je révère, et qui règne en ces lieux,
Me semble, après l’Amour, le plus malin des dieux.
Je l’ai vu dans mon temps troubler bien des cervelles ;
Il produisait souvent d’assez vives querelles :
390 Mais cela s’éteignait après une heure ou deux.
Peut-être que la coupe était d’un vin fumeux,
Ou dur, ou pétillant, et qui porte à la tête.
Ma fille en a trop bu ; de là vient la tempête
Qui de nos jours heureux a noirci le plus beau.
395 La coupe nuptiale a troublé son cerveau :
Elle est folle, il est vrai ; mais, dieu merci, tout passe :
Je n’ai vu ni d’amour ni de haine sans fin...
Elle te r’aimera ; tu rentreras en grâce
Dès qu’elle aura cuvé son vin.
PRESTINE.
400 Mon père, vous avez beaucoup d’expérience,
Vous raisonnez on ne peut mieux :
Je n’ai ni raison ni science,
Mais j’ai des oreilles, des yeux.
De ce temple sacré j’ai vu la balayeuse
405 Qui d’une voix mystérieuse
A dit à ma grand’soeur, avec un ton fort doux :
Quand on vous mariera, prenez bien garde à vous.
J’avais fait peu de cas d’une telle parole ;
Je ne pouvais me défier
410 Que cela put signifier
Que ma grand’soeur deviendrait folle.
Et puis je me suis dit (toujours en raisonnant) :
Ma soeur est folle cependant.
Grégoire est bien malin : il pourchassa Glycère,
415 Il n’en eut qu’un refus : il doit être en colère.
Il est devenu grand seigneur :
On aime quelquefois à venger son injure.
Moi, je me vengerais si l’on m’ôtait un coeur.
Voyez s’il est quelque valeur
420 Dans ma petite conjecture.
DAPHNIS.
Oui, Prestine a raison.
LE PÈRE DE GLYCÈRE.
Oui, Prestine a raison. Cette fille ira loin.
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Ce sera quelque jour une maîtresse femme.
DAPHNIS.
Allez tous, laissez-moi le soin
De punir ici cet infâme ;
425 À ce monstre ennemi je veux arracher l’âme.
Laissez-moi.
LE PÈRE DE GLYCÈRE.
Laissez-moi. Qui l’eût cru qu’un jour si fortuné
À tant de maux fût destiné ?
LE PÈRE DE DAPHNIS.
Hélas ! j’en ai tant vu dans le cours de ma vie !
De tous les temps passés l’histoire en est remplie.
SCÈNE IV. Les précédents ; Grégoire, revenant dans son premier habit. §
DAPHNIS.
430 Ô douleur ! Ô transports jaloux !
Holà ! Hé ! Monsieur le grand-prêtre,
Monsieur Grégoire, approchez-vous.
GRÉGOIRE.
Quel profane en ces lieux frappe, et me parle en maître ?
DAPHNIS.
C’est moi ; me connais-tu ?
GRÉGOIRE.
C’est moi ; me connais-tu ? Qui, toi ? mon ami, non,
435 Je ne te connais point à cet étrange ton
Que tu prends avec moi.
DAPHNIS.
Que tu prends avec moi. Tu vas donc me connaître !
Tu mourras de ma main ; je vais t’assommer, traître !
Je vais t’exterminer, fripon !
GRÉGOIRE.
Tu manques de respect à Grégoire, à ma place !
DAPHNIS.
440 Va, ce fer que tu vois en manquera bien plus !
Il faut punir ta lâche audace :
Indigne suppôt de Bacchus,
Tremble, et rends-moi ma femme.
GRÉGOIRE.
Tremble, et rends-moi ma femme. Eh ! mais pour te la rendre
Il faudrait avoir eu le plaisir de la prendre :
445 Tu vois, je ne l’ai point.
DAPHNIS.
Tu vois, je ne l’ai point. Non, tu ne l’auras pas ;
Mais c’est toi qui me l’as ravie ;
C’est toi qui l’as changée, et presque dans mes bras :
Elle m’aimait plus que sa vie
Avant d’avoir goûté ton vin.
450 On connaît ton esprit malin ;
A peine a-t-elle bu de ta liqueur mêlée,
Sa haine contre moi soudain s’est exhalée ;
Elle me fuit, m’outrage, et m’accable d’horreurs.
C’est toi qui l’as ensorcelée ;
455 Tes pareils dès longtemps sont des empoisonneurs.
GRÉGOIRE.
Quoi ! ta femme te hait !
DAPHNIS.
Quoi ! ta femme te hait ! Oui, perfide ! à la rage.
GRÉGOIRE.
Eh mais ! c’est quelquefois un fruit du mariage ;
Tu peux t’en informer.
DAPHNIS.
Tu peux t’en informer. Non, toi seul as tout fait :
Tu mets à mon bonheur un invincible obstacle.
GRÉGOIRE.
460 Tu crois donc, mon ami, qu’une femme en effet
Ne peut te haïr sans miracle ?
DAPHNIS.
Je crois que dans l’instant à mon juste dépit,
Lâche, ton sang va satisfaire.
ARIETTE.
GRÉGOIRE.
Il le ferait comme il le dit,
465 Car je n’ai plus mon bel habit
Pour qui le peuple me révère,
Et ma personne est sans crédit
Auprès de cet homme en colère ;
Il le ferait comme il le dit,
470 Car je n’ai plus mon bel habit.
Apaise-toi, rengaine... Eh bien ! je te promets
Qu’aujourd’hui ta Glycère, en son sens revenue,
A son époux, à son amour rendue,
Va te chérir plus que jamais.
DAPHNIS.
475 Ô ciel ! Est-il bien vrai ? Mon cher ami Grégoire,
Parle ; que faut-il faire ?
GRÉGOIRE.
Parle ; que faut-il faire ? Il vous faut tous deux boire
Ensemble une seconde fois.
GRÉGOIRE, DAPHNIS.
DUO.
Sur cet autel Grégoire jure
Qu’on t’aimera.
480 Rien ne dure
Dans la nature ;
Rien ne durera,
Tout passera.
On réparera ton injure.
485 On t’en fera ;
On l’oubliera.
Rien ne dure
Dans la nature ;
Rien ne durera,
490 Tout passera.
Sur cet autel Grégoire jure
Qu’on m’aimera.
Rien ne dure
Dans la nature ;
495 Rien ne durera,
Tout passera.
On réparera mon injure.
On m’en fera ;
On l’oubliera.
500 Rien ne dure
Dans la nature ;
Rien ne durera,
Tout passera.
Ensemble.
Le caprice d’une femme
505 Est l’affaire d’un moment ;
La girouette de son âme
Tourne, tourne... au moindre vent.