L’ENFANT PRODIGUE
COMÉDIE en cinq actes

1738

Voltaire

***
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PRÉFACE de l’édition de 1738. §

Il est assez étrange que l’on n’ait pas songé plus tôt à imprimer cette comédie, qui fut jouée il y après de deux ans, et qui eut environ trente représentations. L’auteur ne s’étant point déclaré on l’a mise jusqu’ici sur le compte de diverses personnes très estimées ; mais elle est véritablement de M. De Voltaire, quoique le style de la Henriade et d’Alzire soit si différent de celui-ci qu’il ne permet guère d’y reconnaître la même main. C’est ce qui fait que nous donnons sous son nom cette pièce au public, comme la première comédie qui soit écrite en vers de cinq pieds. Peut-être cette nouveauté engagera-t-elle quelqu’un à se servir de cette mesure. Elle produira sur le théâtre français de la variété ; et qui donne des plaisirs nouveaux doit toujours être bien reçu.

Si la comédie doit être la représentation des moeurs, cette pièce semble être assez de ce caractère. On y voit un mélange de sérieux et de plaisanterie, de comique et de touchant. C’est ainsi que la vie des hommes est bigarrée ; souvent même une seule aventure produit tous ces contrastes. Rien n’est si commun qu’une maison dans laquelle un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, et quelques parents prennent différemment part à la scène. On raille très souvent dans une chambre de ce qui attendrit dans la chambre voisine, et la même personne a quelquefois ri et pleuré de la même chose dans le même quart d’heure.

Une dame très respectable, étant un jour au chevet d’une de ses filles qui était en danger de mort, entourée de toute sa famille, s’écriait en fondant en larmes : « Mon Dieu, rendez-la-moi, et prenez tous mes autres enfants ! » Un homme qui avait épousé une autre de ses filles s’approcha d’elle, et, la tirant par la manche : « Madame, dit-il, les gendres en sont-ils ? » Le sang-froid et le comique avec lequel il prononça ces paroles fit un tel effet sur cette dame affligée qu’elle sortit en éclatant de rire ; tout le monde la suivit en riant ; et la malade, ayant su de quoi il était question, se mit à rire plus fort que les autres.

Nous n’inférons pas de là que toute comédie doive avoir des scènes de bouffonnerie et des scènes attendrissantes. Il y a beaucoup de très bonnes pièces où il ne règne que de la gaieté ; d’autres toutes sérieuses, d’autres mélangées, d’autres où l’attendrissement va jusqu’aux larmes. Il ne faut donner l’exclusion à aucun genre, et si l’on me demandait quel genre est le meilleur, je répondrais : « Celui qui est le mieux traité. »

Il serait peut-être à propos et conforme au goût de ce siècle raisonneur d’examiner ici quelle est cette sorte de plaisanterie qui nous fait rire à la comédie.

La cause du rire est une de ces choses plus senties que connues. L’admirable Molière, Regnard, qui le vaut quelquefois, et les auteurs de tant de jolies petites pièces, se sont contentés d’exciter en nous ce plaisir, sans nous en rendre jamais raison, et sans dire leur secret.

J’ai cru remarquer aux spectacles qu’il ne s’élève presque jamais de ces éclats de rire universels qu’à l’occasion d’une méprise. Mercure pris pour Sosie ; le chevalier Ménechme pris pour son frère ; Crispin faisant son testament sous le nom du bonhomme Géronte ; Valère parlant à Harpagon des beaux yeux de sa fille, tandis qu’Harpagon n’entend que les beaux yeux de sa cassette ; Pourceaugnac à qui on tâte le pouls, parce qu’on le veut faire passer pour fou ; en un mot, les méprises, les équivoques de pareille espèce, excitent un rire général. Arlequin ne fait guère rire que quand il se méprend ; et voilà pourquoi le litre de balourd lui était si bien approprié.

Il y a bien d’autres genres de comique. Il y a des plaisanteries qui causent une autre sorte de plaisir ; mais je n’ai jamais vu ce qui s’appelle rire de tout son coeur, soit aux spectacles, soit dans la société, que dans des cas approchants de ceux dont je viens de parler.

Il y a des caractères ridicules dont la représentation plaît, sans causer ce rire immodéré de joie. Trissotin et Vadius, par exemple, semblent être de ce genre ; le Joueur, le Grondeur, qui font un plaisir inexprimable, ne permettent guère le rire éclatant.

Il y a d’autres ridicules mêlés de vices, dont on est charmé de voir la peinture, et qui ne causent qu’un plaisir sérieux. Un malhonnête homme ne fera jamais rire, parce que dans le rire il entre toujours de la gaieté, incompatible avec le mépris et l’indignation. Il est vrai qu’on rit au Tartuffe ; mais ce n’est pas de son hypocrisie, c’est de la méprise du bonhomme qui le croit un saint, et, l’hypocrisie une fois reconnue, on ne rit plus : on sent d’autres impressions. On pourrait aisément remonter aux sources de nos autres sentiments, à ce qui excite la gaieté, la curiosité, l’intérêt, l’émotion, les larmes. Ce serait surtout aux auteurs dramatiques à nous développer tous ces ressorts, puisque ce sont eux qui les font jouer. Mais ils sont plus occupés de remuer les passions que de les examiner ; ils sont persuadés qu’un sentiment vaut mieux qu’une définition, et je suis trop de leur avis pour mettre un traité de philosophie au devant d’une pièce de théâtre.

Je me bornerai simplement à insister encore un peu sur la nécessité où nous sommes d’avoir des choses nouvelles. Si l’on avait toujours mis sur le théâtre tragique la grandeur romaine, à la fin on s’en serait rebuté ; si les héros ne parlaient jamais que de tendresse, on serait affadi.

O imitatores, servum pecus !

Les bons ouvrages que nous avons depuis les Corneille, les Molière, les Racine, les Quinault, Les Lulli, les Le Brun, me paraissent tous avoir quelque chose de neuf et d’original qui les a sauvés du naufrage. Encore une fois, tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Ainsi il ne faut jamais dire si cette musique n’a pas réussi, si ce tableau ne plaît pas, si cette pièce est tombée, c’est que cela était d’une espèce nouvelle ; il faut dire : C’est que cela ne vaut rien dans son espèce.

PERSONNAGES §

  • EUPHÉMON Père.
  • EUPHÉMON Fils.
  • FIERENFAT, président de Cognac, second fils d’Euphémon.
  • RONDON, Bourgeois de Cognac.
  • LISE, fille de Rondon.
  • LA BARONNE DE CROUPILLAC..
  • MARTHE, suivante de Lise.
  • JASMIN, Valet d’Euphémon fils.
La scène est à Cognac.

ACTE I §

SCÈNE I. Euphémon, Rondon. §

RONDON.

Mon triste ami, mon cher et vieux voisin,
Que de bon coeur j’oublierai ton chagrin !
Que je rirai ! Quel plaisir ! Que ma fille
Va ranimer ta dolente famille !
5 Mais mons ton fils, le sieur de Fierenfat,
Me semble avoir un procédé bien plat.

EUPHÉMON.

Quoi donc ?

RONDON.

Tout fier de sa magistrature
Il fait l’amour avec poids et mesure.
Adolescent qui s’érige en barbon,
10 Jeune écolier qui vous parle en Caton,
Est, à mon sens, un animal bernable ;
Et j’aime mieux l’air fou que l’air capable :
Il est trop fat.

EUPHÉMON.

Et vous êtes aussi
Un peu trop brusque.

RONDON.

Ah ! Je suis fait ainsi.
15 J’aime le vrai, je me plais à l’entendre ;
J’aime à le dire, à gourmander mon gendre,
À bien mater cette fatuité,
Et l’air pédant dont il est encrouté.
Vous avez fait, beau-père, en père sage,
20 Quand son aîné, ce joueur, ce volage,
Ce débauché, ce fou, partit d’ici,
De donner tout à ce sot cadet-ci ;
De mettre en lui toute votre espérance,
Et d’acheter pour lui la présidence
25 De cette ville : oui, c’est un trait prudent.
Mais dès qu’il fut monsieur le président
Il fut, ma foi, gonflé d’impertinence :
Sa gravité marche et parle en cadence,
Il dit qu’il a bien plus d’esprit que moi,
30 Qui, comme on sait, en ai bien plus que toi.
Il est...

EUPHÉMON.

Eh mais ! Quelle humeur vous emporte ?
Faut-il toujours...

RONDON.

Va, va, laisse, qu’importe ?
Tous ces défauts, vois-tu, sont comme rien
Lorsque d’ailleurs on amasse un gros bien.
35 Il est avare ; et tout avare est sage.
Oh ! C’est un vice excellent en ménage,
Un très bon vice. Allons, dès aujourd’hui
Il est mon gendre, et ma Lise est à lui.
Il reste donc, notre triste beau-père,
40 À faire ici donation entière
De tous vos biens, contrats, acquis, conquis,
Présents, futurs, à monsieur votre fils,
En réservant sur votre vieille tête
D’un usufruit l’entretien fort honnête ;
45 Le tout en bref arrêté, cimenté,
Pour que ce fils, bien cossu, bien doté,
Joigne à nos biens une vaste opulence :
Sans quoi soudain ma Lise à d’autres pense.

EUPHÉMON.

Je l’ai promis, et j’y satisferai ;
50 Oui, Fierenfat aura le bien que j’ai.
Je veux couler au sein de la retraite
La triste fin de ma vie inquiète ;
Mais je voudrais qu’un fils si bien doté
Eût pour mes biens un peu moins d’âpreté.
55 J’ai vu d’un fils la débauche insensée,
Je vois dans l’autre une âme intéressée.

RONDON.

Tant mieux ! Tant mieux !

EUPHÉMON.

Cher ami, je suis né
Pour n’être rien qu’un père infortuné.

RONDON.

Voilà-t-il pas de vos jérémiades,
60 De vos regrets, de vos complaintes fades ?
Voulez-vous pas que ce maître étourdi,
Ce bel aîné dans le vice enhardi,
Venant gâter les douceurs que j’apprête,
Dans cet hymen paraisse en trouble-fête ?

EUPHÉMON.

65 Non.

RONDON.

Voulez-vous qu’il vienne sans façon
Mettre en jurant le feu dans la maison ?

EUPHÉMON.

Non.

RONDON.

Qu’il vous batte, et qu’il m’enlève Lise ?
Lise autrefois à cet aîné promise ;
Ma Lise qui...

EUPHÉMON.

Que cet objet charmant
70 Soit préservé d’un pareil garnement !

RONDON.

Qu’il entre ici pour dépouiller son père ?
Pour succéder ?

EUPHÉMON.

Non.. tout est à son frère.

RONDON.

Ah ! Sans cela point de Lise pour lui.

EUPHÉMON.

Il aura Lise et mes biens aujourd’hui ;
75 Et son aîné n’aura, pour tout partage,
Que le courroux d’un père qu’il outrage :
Il le mérite, il fut dénaturé.

RONDON.

Ah ! Vous l’aviez trop longtemps enduré.
L’autre du moins agit avec prudence ;
80 Mais cet aîné ! Quel trait d’extravagance !
Le libertin, mon Dieu, que c’était là !
Te souvient-il, vieux beau-père, ah, ah, ah !
Qu’il te vola (ce tour est bagatelle)
Chevaux, habits, linge, meubles, vaisselle,
85 Pour équiper la petite Jourdain,
Qui le quitta le lendemain matin ?
J’en ai bien ri, je l’avoue.

EUPHÉMON.

Ah ! Quels charmes
Trouvez-vous donc à rappeler mes larmes ?

RONDON.

Et sur un as mettant vingt rouleaux d’or...
90 Hé, hé !

EUPHÉMON.

Cessez.

RONDON.

Te souvient-il encor,
Quand l’étourdi dut en lace d’église
Se fiancer à ma petite Lise,
Dans quel endroit on le trouva caché ?
Comment, pour qui ?... Peste, quel débauché !

EUPHÉMON.

95 Épargnez-moi ces indignes histoires,
De sa conduite impressions trop noires ;
Ne suis-je pas assez infortuné ?
Je suis sorti des lieux où je suis né
Pour m’épargner, pour ôter de ma vue
100 Ce qui rappelle un malheur qui me tue :
Votre commerce ici vous a conduit ;
Mon amitié, ma douleur vous y suit.
Ménagez-les : vous prodiguez sans cesse
La vérité ; mais la vérité blesse.

RONDON.

105 Je me tairai, soit : j’y consens, d’accord.
Pardon ; mais diable ! Aussi vous aviez tort,
En connaissant le fougueux caractère
De votre fils, d’en faire un mousquetaire.

EUPHÉMON.

Encor !

RONDON.

Pardon ; mais vous deviez...

EUPHÉMON.

Je dois
110 Oublier tout pour notre nouveau choix,
Pour mon cadet, et pour son mariage.
Çà, pensez-vous que ce cadet si sage
De votre fille ait pu toucher le coeur ?

RONDON.

Assurément. Ma fille a de l’honneur,
115 Elle obéit à mon pouvoir suprême ;
Et quand je dis : « Allons, je veux qu’on aime, »
Son coeur docile, et que j’ai su tourner,
Tout aussitôt aime sans raisonner :
À mon plaisir j’ai pétri sa jeune âme.

EUPHÉMON.

120 Je doute un peu pourtant qu’elle s’enflamme
Par vos leçons ; et je me trompe fort
Si de vos soins votre fille est d’accord.
Pour mon aîné j’obtins le sacrifice
Des voeux naissants de son âme novice :
125 Je sais quels sont ces premiers traits d’amour :
Le coeur est tendre ; il saigne plus d’un jour.

RONDON.

Vous radotez.

EUPHÉMON.

Quoi que vous puissiez dire,
Cet étourdi pouvait très bien séduire.

RONDON.

Lui ? Point du tout ; ce n’était qu’un vaurien.
130 Pauvre bonhomme ! Allez, ne craignez rien ;
Car à ma fille, après ce beau ménage,
J’ai défendu de l’aimer davantage.
Ayez le coeur sur cela réjoui ;
Quand j’ai dit non, personne ne dit oui.
135 Voyez plutôt.

SCÈNE II. Euphémon, Rondon, Lise, Marthe. §

RONDON.

Approchez, venez, Lise ;
Ce jour pour vous est un grand jour de crise.
Que je te donne un mari jeune ou vieux,
Ou laid ou beau, triste ou gai, riche ou gueux,
Ne sens-tu pas des désirs de lui plaire,
140 Du goût pour lui, de l’amour ?

LISE.

Non, mon père.

RONDON.

Comment, coquine ?

EUPHÉMON.

Ah ! Ah ! Notre féal,
Votre pouvoir va, ce semble, un peu mal :
Qu’est devenu ce despotique empire ?

RONDON.

Comment ! Après tout ce que j’ai pu dire,
145 Tu n’aurais pas un peu de passion
Pour ton futur époux ?

LISE.

Mon père, non.

RONDON.

Ne sais-tu pas que le devoir t’oblige
À lui donner tout ton coeur ?

LISE.

Non, vous dis-je.
Je sais, mon père, à quoi ce noeud sacré
150 Oblige un coeur de vertu pénétré ;
Je sais qu’il faut, aimable en sa sagesse,
De son époux mériter la tendresse,
Et réparer du moins par la bonté
Ce que le sort nous refuse en beauté ;
155 Être au dehors discrète, raisonnable ;
Dans sa maison, douce, égale, agréable :
Quant à l’amour, c’est tout un autre point ;
Les sentiments ne se commandent point.
N’ordonnez rien ; l’amour fuit l’esclavage.
160 De mon époux le reste est le partage ;
Mais pour mon coeur, il le doit mériter :
Ce coeur au moins, difficile à dompter,
Ne peut aimer ni par ordre d’un père,
Ni par raison, ni par devant notaire.

EUPHÉMON.

165 C’est, à mon gré, raisonner sensément ;
J’approuve fort ce juste sentiment.
C’est à mon fils à tâcher de se rendre
Digne d’un coeur aussi noble que tendre.

RONDON.

Vous tairez-vous, radoteur complaisant,
170 Flatteur barbon, vrai corrupteur d’enfant ?
Jamais sans vous ma fille, bien apprise,
N’eût devant moi lâché cette sottise.
À Lise.
Écoute, toi : je te baille un mari
Tant soit peu fat, et par trop renchéri ;
175 Mais c’est à moi de corriger mon gendre :
Toi, tel qu’il est, c’est à toi de le prendre,
De vous aimer, si vous pouvez, tous deux,
Et d’obéir à tout ce que je veux :
C’est là ton lot ; et toi, notre beau-père,
180 Allons signer chez notre gros notaire,
Qui vous allonge en cent mots superflus
Ce qu’on dirait en quatre tout au plus.
Allons hâter son bavard griffonnage ;
Lavons la tête à ce large visage ;
185 Puis je reviens ; après cet entretien,
Gronder ton fils, ma fille, et toi.

EUPHÉMON.

Fort bien.

SCÈNE III. Lise, Marthe. §

MARTHE.

Mon Dieu, qu’il joint à tous ses airs grotesques
Des sentiments et des travers burlesques !

LISE.

Je suis sa fille ; et de plus son humeur
190 N’altère point la bonté de son coeur ;
Et sous les plis d’un front atrabilaire,
Sous cet air brusque il a l’âme d’un père :
Quelquefois même, au milieu de ses cris,
Tout en grondant, il cède à mes avis.
195 Il est bien vrai qu’en blâmant la personne
Et les défauts du mari qu’il me donne,
En me montrant d’une telle union
Tous les dangers, il a grande raison ;
Mais lorsqu’ensuite il ordonne que j’aime,
200 Dieu ! Que je sens que son tort est extrême !

MARTHE.

Comment aimer un monsieur Fierenfat ?
J’épouserais plutôt un vieux soldat
Qui jure, boit, bat sa femme, et qui l’aime,
Qu’un fat en robe, enivré de lui-même,
205 Qui, d’un ton grave et d’un air de pédant,
Semble juger sa femme en lui parlant ;
Qui comme un paon dans lui-même se mire,
Sous son rabat se rengorge et s’admire,
Et, plus avare encor que suffisant,
210 Vous fait l’amour en comptant son argent.

LISE.

Ah ! Ton pinceau l’a peint d’après nature.
Mais qu’y ferai-je ? Il faut bien que j’endure
L’état forcé de cet hymen prochain.
On ne fait pas comme on veut son destin :
215 Et mes parents, ma fortune, mon âge,
Tout de l’hymen me prescrit l’esclavage.
Ce Fierenfat est, malgré mes dégoûts,
Le seul qui puisse être ici mon époux ;
Il est le fils de l’ami de mon père ;
220 C’est un parti devenu nécessaire.
Hélas ! Quel coeur, libre dans ses soupirs,
Peut se donner au gré de ses désirs ?
Il faut céder le temps, la patience,
Sur mon époux vaincront ma répugnance ;
225 Et je pourrai, soumise à mes liens,
À ses défauts me prêter comme aux miens.

MARTHE.

C’est bien parler, belle et discrète Lise :
Mais votre coeur tant soit peu se déguise.
Si j’osais... mais vous m’avez ordonné
230 De ne parler jamais de cet aîné.

LISE.

Quoi ?

MARTHE.

D’Euphémon, qui, malgré tous ses vices,
De votre coeur eut les tendres prémices ;
Qui vous aimait.

LISE.

Il ne m’aima jamais.
Ne parlons plus de ce nom que je hais.

MARTHE s’en allant.

235 N’en parlons plus.

LISE la retanant.

Il est vrai, sa jeunesse
Pour quelque temps a surpris ma tendresse.
Était-il fait pour un coeur vertueux ?

MARTHE s’en allant.

C’était un fou, ma foi, très dangereux.

LISE la retanant.

De corrupteurs sa jeunesse entourée,
240 Dans les excès se plongeait égarée :
Le malheureux ! Il cherchait tour à tour
Tous les plaisirs ; il ignorait l’amour.

MARTHE.

Mais autrefois vous m’avez paru croire
Qu’à vous aimer il avait mis sa gloire,
245 Que dans vos fers il était engagé.

LISE.

S’il eût aimé, je l’aurais corrigé.
Un amour vrai, sans feinte et sans caprice,
Est en effet le plus grand frein du vice.
Dans ses liens qui sait se retenir
250 Est honnête homme, ou va le devenir.
Mais Euphémon dédaigna sa maîtresse ;
Pour la débauche il quitta la tendresse.
Ses faux amis, indigents scélérats,
Qui dans le piège avaient conduit ses pas,
255 Ayant mangé tout le bien de sa mère,
Ont sous son nom volé son triste père ;
Pour comble enfin, ces séducteurs cruels
L’ont entraîné loin des bras paternels,
Loin de mes yeux, qui, noyés dans les larmes,
260 Pleuraient encor ses vices et ses charmes.
Je ne prends plus nul intérêt à lui.

MARTHE.

Son frère enfin lui succède aujourd’hui :
Il aura Lise ; et certes c’est dommage ;
Car l’autre avait un bien joli visage,
265 De blonds cheveux, la jambe faite au tour,
Dansait, chantait, était né pour l’amour.

LISE.

Ah ! Que dis-tu ?

MARTHE.

Même dans ces mélanges
D’égarements, de sottises étranges,
On découvrait aisément dans son coeur,
270 Sous ces défauts, un certain fonds d’honneur.

LISE.

Il était né pour le bien, je l’avoue.

MARTHE.

Ne croyez pas que ma bouche le loue ;
Mais il n’était, me semble, point flatteur,
Point médisant, point escroc, point menteur.

LISE.

275 Oui ; mais...

MARTHE.

Fuyons ; car c’est monsieur son frère.

LISE.

Il faut rester ; c’est un mal nécessaire.

SCÈNE IV. Lise, Marthe, Le Président Fierenfat. §

FIERENFAT.

Je l’avouerai, cette donation
Doit augmenter la satisfaction
Que vous avez d’un si beau mariage.
280 Surcroît de biens est l’âme d’un ménage :
Fortune, honneurs, et dignités, je crois,
Abondamment se trouvent avec moi ;
Et vous aurez dans Cognac, à la ronde,
L’honneur du pas sur les gens du beau monde.
285 C’est un plaisir bien flatteur que cela :
Vous entendrez murmurer : « La voilà ! »
En vérité, quand j’examine au large
Mon rang, mon bien, tous les droits de ma charge,
Les agréments que dans le monde j’ai,
290 Les droits d’aînesse où je suis subrogé,
Je vous en fais mon compliment, madame.

MARTHE.

Moi, je la plains : c’est une chose infâme
Que vous mêliez dans tous vos entretiens
Vos qualités, votre rang, et vos biens.
295 Être à la fois et Midas et Narcisse,
Enflé d’orgueil et pincé d’avarice ;
Lorgner sans cesse avec un oeil content
Et sa personne et son argent comptant ;
Être en rabat un petit-maître avare,
300 C’est un excès de ridicule rare :
Un jeune fat passe encor ; mais, ma foi,
Un jeune avare est un monstre pour moi.

FIERENFAT.

Ce n’est pas vous probablement, ma mie,
À qui mon père aujourd’hui me marie ;
305 C’est à madame : ainsi donc, s’il vous plaît,
Prenez à nous un peu moins d’intérêt.
À Lise.
Le silence est votre fait... Vous, madame,
Qui dans une heure ou deux serez ma femme,
Avant la nuit vous aurez la bonté
310 De me chasser ce gendarme effronté,
Qui, sous le nom d’une fille suivante,
Donne carrière à sa langue impudente.
Je ne suis pas un président pour rien ;
Et nous pourrions l’enfermer pour son bien.

MARTHE à Lise.

315 Défendez-moi, parlez-lui, parlez ferme :
Je suis à vous, empêchez qu’on m’enferme ;
Il pourrait bien vous enfermer aussi.

LISE.

J’augure mal déjà de tout ceci.

MARTHE.

Parlez-lui donc, laissez ces vains murmures.

LISE.

320 Que puis-je, hélas ! Lui dire ?

MARTHE.

Des injures.

LISE.

Non, des raisons valent mieux.

MARTHE.

Croyez-moi,
Point de raisons, c’est le plus sûr.

SCÈNE V. Les Précédents, Rondon. §

RONDON.

Ma foi !
Il nous arrive une plaisante affaire.

FIERENFAT.

Eh quoi, monsieur ?

RONDON.

Écoute. A ton vieux père
325 J’allais porter notre papier timbré,
Quand nous l’avons ici près rencontré,
Entretenant au pied de cette roche
Un voyageur qui descendait du coche.

LISE.

Un voyageur jeune ?...

RONDON.

Nenni vraiment,
330 Un béquillard, un vieux ridé sans dent.
Nos deux barbons, d’abord avec franchise
L’un contre l’autre ont mis leur barbe grise ;
Leurs dos voûtés s’élevaient, s’abaissaient
Aux longs élans des soupirs qu’ils poussaient ;
335 Et sur leur nez leur prunelle éraillée
Versait les pleurs dont elle était mouillée :
Puis Euphémon, d’un air tout rechigné,
Dans son logis soudain s’est rencogné :
Il dit qu’il sent une douleur insigne,
340 Qu’il faut au moins qu’il pleure avant qu’il signe,
Et qu’à personne il ne prétend parler.

FIERENFAT.

Ah ! Je prétends, moi, l’aller consoler.
Vous savez tous comme je le gouverne ;
Et d’assez près la chose nous concerne :
345 Je le connais ; et dès qu’il me verra
Contrat en main, d’abord il signera.
Le temps est cher, mon nouveau droit d’aînesse
Est un objet.

LISE.

Non, monsieur, rien ne presse.

RONDON.

Si fait, tout presse ; et c’est ta faute aussi
350 Que tout cela.

LISE.

Comment ? Moi ! Ma faute ?

RONDON.

Oui.
Les contre-temps qui troublent les familles
Viennent toujours par la faute des filles.

LISE.

Qu’ai-je donc fait qui vous fâche si fort ?

RONDON.

Vous avez fait que vous avez tous tort.
355 Je veux un peu voir nos deux trouble-fêtes
À la raison ranger leurs lourdes têtes ;
Et je prétends vous marier tantôt,
Malgré leurs dents, malgré vous, s’il le faut.

ACTE II §

SCÈNE I. Lise, Marthe. §

MARTHE.

Vous frémissez en voyant de plus près
360 Tout ce fracas, ces noces, ces apprêts.

LISE.

Ah ! Plus mon coeur s’étudie et s’essaie,
Plus de ce joug la pesanteur m’effraie :
À mon avis, l’hymen et ses liens
Sont les plus grands ou des maux ou des biens.
365 Point de milieu ; l’état du mariage
Est des humains le plus cher avantage
Quand le rapport des esprits et des coeurs,
Des sentiments, des goûts, et des humeurs,
Serre ces noeuds tissus par la nature,
370 Que l’amour forme et que l’honneur épure.
Dieux ! Quel plaisir d’aimer publiquement,
Et de porter le nom de son amant !
Votre maison, vos gens, votre livrée,
Tout vous retrace une image adorée ;
375 Et vos enfants, ces gages précieux,
Nés de l’amour, en sont de nouveaux noeuds.
Un tel hymen, une union si chère,
Si l’on en voit, c’est le ciel sur la terre.
Mais tristement vendre par un contrat
380 Sa liberté, son nom, et son état,
Aux volontés d’un maître despotique,
Dont on devient le premier domestique ;
Se quereller ou s’éviter le jour ;
Sans joie à table, et la nuit sans amour ;
385 Trembler toujours d’avoir une faiblesse,
Y succomber, ou combattre sans cesse ;
Tromper son maître, ou vivre sans espoir
Dans les langueurs d’un importun devoir ;
Gémir, sécher dans sa douleur profonde ;
390 Un tel hymen est l’enfer de ce monde.

MARTHE.

En vérité, les filles, comme on dit,
Ont un démon qui leur forme l’esprit :
Que de lumière en une âme si neuve !
La plus experte et la plus fine veuve,
395 Qui sagement se console à Paris
D’avoir porté le deuil de trois maris,
N’en eût pas dit sur ce point davantage.
Mais vos dégoûts sur ce beau mariage
Auraient besoin d’un éclaircissement.
400 L’hymen déplaît avec le président ;
Vous plairait-il avec monsieur son frère ?
Débrouillez-moi, de grâce, ce mystère :
L’aîné fait-il bien du tort au cadet ?
Haïssez-vous ? Aimez-vous ? Parlez net.

LISE.

405 Je n’en sais rien ; je ne puis et je n’ose
De mes dégoûts bien démêler la cause.
Comment chercher la triste vérité
Au fond d’un coeur, hélas ! Trop agité ?
Il faut au moins, pour se mirer dans l’onde,
410 Laisser calmer la tempête qui gronde,
Et que l’orage et les vents en repos
Ne rident plus la surface des eaux.

MARTHE.

Comparaison n’est pas raison, madame :
On lit très bien dans le fond de son âme,
415 On y voit clair et si les passions
Portent en nous tant d’agitations,
Fille de bien sait toujours dans sa tête
D’où vient le vent qui cause la tempête.
On sait...

LISE.

Et moi, je ne veux rien savoir :
420 Mon oeil se ferme, et je ne veux rien voir :
Je ne veux point chercher si j’aime encore
Un malheureux qu’il faut bien que j’abhorre ;
Je ne veux point accroître mes dégoûts
Du vain regret d’un plus aimable époux.
425 Que loin de moi cet Euphémon, ce traître,
Vive content, soit heureux, s’il peut l’être ;
Qu’il ne soit pas au moins déshérité :
Je n’aurai pas l’affreuse dureté,
Dans ce contrat où je me détermine,
430 D’être sa soeur pour hâter sa ruine.
Voilà mon coeur ; c’est trop le pénétrer :
Aller plus loin serait le déchirer.

SCÈNE II. Lise, Marthe, un laquais. §

LE LAQUAIS.

Là-bas, madame, il est une baronne
De Croupillac...

LISE.

Sa visite m’étonne.

LE LAQUAIS.

435 Qui d’Angoulême arrive justement,
Et veut ici vous faire compliment.

LISE.

Hélas ! Sur quoi ?

MARTHE.

Sur votre hymen, sans doute.

LISE.

Ah ! C’est encor tout ce que je redoute.
Suis-je en état d’entendre ces propos,
440 Ces compliments, protocole des sots,
Où l’on se gêne, où le bon sens expire
Dans le travail de parler sans rien dire ?
Que ce fardeau me pèse et me déplaît !

SCÈNE III. Lise, Madame Croupillac, Marthe. §

MARTHE.

Voilà la dame.

LISE.

Oh ! Je vois trop qui c’est.

MARTHE.

445 On dit qu’elle est assez grande épouseuse,
Un peu plaideuse, et beaucoup radoteuse.

LISE.

Des sièges donc. Madame, pardon si...

MADAME CROUPILLAC.

Ah ! Madame !

LISE.

Eh ! Madame !

MADAME CROUPILLAC.

Il faut aussi...

LISE.

S’asseoir, madame.

MADAME CROUPILLAC, assise.

En vérité, madame,
450 Je suis confuse ; et dans le fond de l’âme
Je voudrais bien...

LISE.

Madame ?

MADAME CROUPILLAC.

Je voudrais
Vous enlaidir, vous ôter vos attraits.
Je pleure, hélas ! Vous voyant si jolie.

LISE.

Consolez-vous, madame.

MADAME CROUPILLAC.

Oh non, ma mie.
455 Je ne saurais ; je vois que vous aurez
Tous les maris que vous demanderez.
J’en avais un, du moins en espérance
(Un seul, hélas ! C’est bien peu, quand j’y pense),
Et j’avais eu grand’peine à le trouver ;
460 Vous me l’ôtez, vous allez m’en priver.
Il est un temps (Ah ! Que ce temps vient vite !)
Où j’en perd tout quand un amant nous quitte,
Où l’on est seule ; et certe il n’est pas bien
D’enlever tout à qui n’a presque rien.

LISE.

465 Excusez-moi si je suis interdite
De vos discours et de votre visite.
Quel accident afflige vos esprits ?
Qui perdez-vous ? Et qui vous ai-je pris ?

MADAME CROUPILLAC.

Ma chère enfant, il est force bégueules
470 Au teint ridé, qui pensent qu’elles seules,
Avec du fard et quelques fausses dents,
Fixent l’amour, les plaisirs, et le temps :
Pour mon malheur, hélas ! Je suis plus sage ;
Je vois trop bien que tout passe, et j’enrage.

LISE.

475 J’en suis fâchée, et tout est ainsi fait
Mais je ne puis vous rajeunir.

MADAME CROUPILLAC.

Si fait ;
J’espère encore ; et ce serait peut-être
Me rajeunir que me rendre mon traître.

LISE.

Mais de quel traître ici me parlez-vous ?

MADAME CROUPILLAC.

480 D’un président, d’un ingrat, d’un époux,
Que je poursuis, pour qui je perds haleine,
Et sûrement qui n’en vaut pas la peine.

LISE.

Eh bien, madame ?

MADAME CROUPILLAC.

Eh bien ! Dans mon printemps
Je ne parlais jamais aux présidents ;
485 Je haïssais leur personne et leur style ;
Mais avec l’âge on est moins difficile.

LISE.

Enfin, madame ?

MADAME CROUPILLAC.

Enfin il faut savoir
Que vous m’avez réduite au désespoir.

LISE.

Comment ? En quoi ?

MADAME CROUPILLAC.

J’étais dans Angoulême,
490 Veuve, et pouvant disposer de moi-même :
Dans Angoulême, en ce temps, Fierenfat
Étudiait, apprenti magistrat ;
Il me lorgnait ; il se mit dans la tête
Pour ma personne un amour malhonnête,
495 Bien malhonnête, hélas ! Bien outrageant ;
Car il faisait l’amour à mon argent.
Je fis écrire au bonhomme de père :
On s’entremit, on poussa loin l’affaire ;
Car en mon nom souvent on lui parla :
500 Il répondit qu’il verrait tout cela ;
Vous voyez bien que la chose était sûre.

LISE.

Oh, oui.

MADAME CROUPILLAC.

Pour moi, j’étais prête à conclure.
De Fierenfat alors le frère aîné
À votre lit fut, dit-on, destiné.

LISE.

505 Quel souvenir !

MADAME CROUPILLAC.

C’était un fou, ma chère,
Qui jouissait de l’honneur de vous plaire.

LISE.

Ah !

MADAME CROUPILLAC.

Ce fou-là s’étant fort dérangé,
Et de son père ayant pris son congé,
Errant, proscrit, peut-être mort, que sais-je ?
510 (Vous vous troublez !) mon héros de collège,
Mon président, sachant que votre bien
Est, tout compté, plus ample que le mien,
Méprise enfin ma fortune et mes larmes :
De votre dot il convoite les charmes ;
515 Entre vos bras il est ce soir admis.
Mais pensez-vous qu’il vous soit bien permis
D’aller ainsi, courant de frère en frère,
Vous emparer d’une famille entière ?
Pour moi déjà, par protestation,
520 J’arrête ici la célébration ;
J’y mangerai mon château, mon douaire ;
Et le procès sera fait de manière
Que vous, son père, et les enfants que j’ai,
Nous serons morts avant qu’il soit jugé.

LISE.

525 En vérité je suis toute honteuse
Que mon hymen vous rende malheureuse ;
Je suis peu digne, hélas ! De ce courroux.
Sans être heureux on fait donc des jaloux !
Cessez, madame, avec un oeil d’envie
530 De regarder mon état et ma vie ;
On nous pourrait aisément accorder :
Pour un mari je ne veux point plaider.

MADAME CROUPILLAC.

Quoi ! Point plaider ?

LISE.

Non : je vous l’abandonne.

MADAME CROUPILLAC.

Vous êtes donc sans goût pour sa personne ?
535 Vous n’aimez point ?

LISE.

Je trouve peu d’attraits
Dans l’hyménée, et nul dans les procès.

SCÈNE IV. Madame Croupillac, Lise, Rondon. §

RONDON.

Oh ! Oh ! Ma fille, on nous fait des affaires
Qui font dresser les cheveux aux beaux-pères !
On m’a parlé de protestation.
540 Eh ! Vertubleu ! Qu’on en parle à Rondon :
Je chasserai bien loin ces créatures.

MADAME CROUPILLAC.

Faut-il encore essuyer des injures ?
Monsieur Rondon, de grâce, écoutez-moi.

RONDON.

Que vous plaît-il ?

MADAME CROUPILLAC.

Votre gendre est sans foi ;
545 C’est un fripon d’espèce toute neuve,
Galant avare, écornifleur de veuve ;
C’est de l’argent qu’il aime.

RONDON.

Il a raison.

MADAME CROUPILLAC.

Il m’a cent fois promis dans ma maison
Un pur amour, d’éternelles tendresses.

RONDON.

550 Est-ce qu’on tient de semblables promesses ?

MADAME CROUPILLAC.

Il m’a quittée, hélas ! Si durement...

RONDON.

J’en aurais fait de bon coeur tout autant.

MADAME CROUPILLAC.

Je vais parler comme il faut à son père.

RONDON.

Ah ! Parlez-lui plutôt qu’à moi.

MADAME CROUPILLAC.

L’affaire
555 Est effroyable, et le beau sexe entier
En ma faveur ira partout crier.

RONDON.

Il criera moins que vous.

MADAME CROUPILLAC.

Ah ! Vos personnes
Sauront un peu ce qu’on doit aux baronnes.

RONDON.

On doit en rire.

MADAME CROUPILLAC.

Il me faut un époux ;
560 Et je prendrai lui, son vieux père, ou vous.

RONDON.

Qui, moi ?

MADAME CROUPILLAC.

Vous-même.

RONDON.

Oh ! Je vous en défie.

MADAME CROUPILLAC.

Nous plaiderons.

RONDON.

Mais voyez la folie !

SCÈNE V. Rondon, Fierenfat, Lise. §

RONDON à Lise.

Je voudrais bien savoir aussi pourquoi
Vous recevez ces visites chez moi ?
565 Vous m’attirez toujours des algarades.
À Fierenfat.
Et vous, monsieur, le roi des pédants fades,
Quel sot démon vous force à courtiser
Une baronne afin de l’abuser ?
C’est bien à vous, avec ce plat visage,
570 De vous donner des airs d’être volage !
Il vous sied bien, grave et triste indolent,
De vous mêler du métier de galant !
C’était le fait de votre fou de frère ;
Mais vous, mais vous !

FIERENFAT.

Détrompez-vous, beau-père,
575 Je n’ai jamais requis cette union :
Je ne promis que sous condition,
Me réservant toujours an fond de l’âme
Le droit de prendre une plus riche femme.
De mon aîné l’exhérédation,
580 Et tous ses biens en ma possession,
À votre fille enfin m’ont fait prétendre :
Argent comptant fait et beau-père et gendre.

RONDON.

Il a raison, ma foi ! J’en suis d’accord.

LISE.

Avoir ainsi raison, c’est un grand tort.

RONDON.

585 L’argent fait tout : va, c’est chose très sure.
Hâtons-nous donc sur ce pied de conclure.
D’écus tournois soixante pesants sacs
Finiront tout, malgré les Croupillacs.
Qu’Euphémon tarde, et qu’il me désespère !
590 Signons toujours avant lui.

LISE.

Non, mon père ;
Je fais aussi mes protestations,
Et je me donne à des conditions.

RONDON.

Conditions, toi ? Quelle impertinence !
Tu dis, tu dis ?...

LISE.

Je dis ce que je pense.
595 Peut-on goûter le bonheur odieux
De se nourrir des pleurs d’un malheureux ?
À Fierenfat.
Et vous, monsieur, dans votre sort prospère,
Oubliez-vous que vous avez un frère ?

FIERENFAT.

Mon frère ? Moi, je ne l’ai jamais vu ;
600 Et du logis il était disparu
Lorsque j’étais encor dans notre école,
Le nez collé sur Cujas et Barthole.
J’ai su depuis ses beaux déportements ;
Et si jamais il reparaît céans,
605 Consolez-vous, nous savons les affaires,
Nous l’enverrons en douceur aux galères.

LISE.

C’est un projet fraternel et chrétien.
En attendant, vous confisquez son bien :
C’est votre avis ; mais moi, je vous déclare
610 Que je déteste un tel projet.

RONDON.

Tarare.
Va, mon enfant, le contrat est dressé ;
Sur tout cela le notaire a passé.

FIERENFAT.

Nos pères l’ont ordonné de la sorte ;
En droit écrit leur volonté l’emporte.
615 Lisez Cujas, chapitres cinq, six, sept :
"Tout libertin de débauches infect,
Qui, renonçant à l’aile paternelle,
Fuit la maison, ou bien qui pille icelle,
Ipso facto, de tout dépossédé,
620 Comme un bâtard il est exhérédé."

LISE.

Je ne connais le droit ni la coutume ;
Je n’ai point lu Cujas, mais je présume
Que ce sont tous de malhonnêtes gens,
Vrais ennemis du coeur et du bon sens,
625 Si dans leur code ils ordonnent qu’un frère
Laisse périr son frère de misère ;
Et la nature et l’honneur ont leurs droits,
Qui valent mieux que Cujas et vos lois.

RONDON.

Ah ! Laissez là vos lois et votre code,
630 Et votre honneur, et faites à ma mode ;
De cet aîné que t’embarrasses-tu ?
Il faut du bien.

LISE.

Il faut de la vertu.
Qu’il soit puni, mais au moins qu’on lui laisse
Un peu de bien, reste d’un droit d’aînesse.
635 Je vous le dis, ma main ni mes faveurs
Ne seront point le prix de ses malheurs.
Corrigez donc l’article que j’abhorre
Dans ce contrat, qui tous nous déshonore :
Si l’intérêt ainsi l’a pu dresser,
640 C’est un opprobre : il le faut effacer.

FIERENFAT.

Ah ! Qu’une femme entend mal les affaires !

RONDON.

Quoi ! Tu voudrais corriger deux notaires ?
Faire changer un contrat ?

LISE.

Pourquoi non ?

RONDON.

Tu ne feras jamais bonne maison ;
645 Tu perdras tout.

LISE.

Je n’ai pas grand usage,
Jusqu’à présent, du monde et du ménage ;
Mais l’intérêt (mon coeur vous le maintient)
Perd des maisons autant qu’il en soutient.
Si j’en fais une, au moins cet édifice
650 Sera d’abord fondé sur la justice.

RONDON.

Elle est têtue, et, pour la contenter,
Allons, mon gendre, il faut s’exécuter :
Çà, donne un peu.

FIERENFAT.

Oui, je donne à mon frère...
Je donne... allons...

RONDON.

Ne lui donne donc guère.

SCÈNE VI. Euphémon, Rondon, Lise, Fierenfat. §

RONDON.

655 Ah ! Le voici, le bonhomme Euphémon.
Viens, viens, j’ai mis ma fille à la raison.
On n’attend plus rien que ta signature ;
Presse-moi donc cette tardive allure :
Dégourdis-toi, prends un ton réjoui,
660 Un air de noce, un front épanoui ;
Car dans neuf mois je veux, ne te déplaise,
Que deux enfants... Je ne me sens pas d’aise.
Allons, ris donc, chassons tous les ennuis ;
Signons, signons.

EUPHÉMON.

Non, monsieur, je ne puis.

FIERENFAT.

665 Vous ne pouvez ?

RONDON.

En voici bien d’une autre.

FIERENFAT.

Quelle raison ?

RONDON.

Quelle rage est la vôtre ?
Quoi ! Tout le monde est-il devenu fou ?
Chacun dit non : comment ? Pourquoi ? Par où ?

EUPHÉMON.

Ah ! Ce serait outrager la nature
670 Que de signer dans cette conjoncture.

RONDON.

Serait-ce point la dame Croupillac
Qui sourdement fait ce maudit micmac ?

EUPHÉMON.

Non, cette femme est folle, et dans sa tête
Elle veut rompre un hymen que j’apprête :
675 Mais ce n’est pas de ses cris impuissants
Que sont venus les ennuis que je sens.

RONDON.

Eh bien ! Quoi donc ? Ce béquillard du coche
Dérange tout, et notre affaire accroche ?

EUPHÉMON.

Ce qu’il a dit doit retarder du moins
680 L’heureux hymen, objet de tant de soins.

LISE.

Qu’a-t-il donc dit, monsieur ?

FIERENFAT.

Quelle nouvelle
A-t-il apprise ?

EUPHÉMON.

Une, hélas ! Trop cruelle.
Devers Bordeaux cet homme a vu mon fils,
Dans les prisons, sans secours, sans habits,
685 Mourant de faim ; la honte et la tristesse
Vers le tombeau conduisaient sa jeunesse ;
La maladie et l’excès du malheur
De son printemps avaient séché la fleur ;
Et dans son sang la fièvre enracinée
690 Précipitait sa dernière journée.
Quand il le vit, il était expirant :
Sans doute, hélas ! Il est mort à présent.

RONDON.

Voilà, ma foi, sa pension payée.

LISE.

Il serait mort !

RONDON.

N’en sois point effrayée ;
695 Va, que t’importe ?

FIERENFAT.

Ah ! Monsieur, la pâleur
De son visage efface la couleur.

RONDON.

Elle est, ma foi, sensible : ah ! La friponne !
Puisqu’il est mort, allons, je te pardonne.

FIERENFAT.

Mais après tout, mon père, voulez-vous... ?

EUPHÉMON.

700 Ne craignez rien, vous serez son époux :
C’est mon bonheur. Mais il serait atroce
Qu’un jour de deuil devînt un jour de noce.
Puis-je, mon fils, mêler à ce festin
Le contre-temps de mon juste chagrin,
705 Et sur vos fronts parés de fleurs nouvelles
Laisser couler mes larmes paternelles ?
Donnez, mon fils, ce jour à nos soupirs,
Et différez l’heure de vos plaisirs
Par une joie indiscrète, insensée,
710 L’honnêteté serait trop offensée.

LISE.

Ah ! Oui, monsieur, j’approuve vos douleurs ;
Il m’est plus doux de partager vos pleurs
Que de former les noeuds du mariage.

FIERENFAT.

Eh ! Mais, mon père...

RONDON.

Eh ! Vous n’êtes pas sage.
715 Quoi ! Différer un hymen projeté,
Pour un ingrat cent fois déshérité,
Maudit de vous, de sa famille entière !

EUPHÉMON.

Dans ces moments un père est toujours père :
Ses attentats et toutes ses erreurs
720 Furent toujours le sujet de mes pleurs ;
Et ce qui pèse à mon âme attendrie,
C’est qu’il est mort sans réparer sa vie.

RONDON.

Réparons-la ; donnons-nous aujourd’hui
Des petits-fils qui vaillent mieux que lui :
725 Signons, dansons, allons. Que de faiblesse !

EUPHÉMON.

Mais...

RONDON.

Mais, morbleu ! Ce procédé me blesse :
De regretter même le plus grand bien,
C’est fort mal fait : douleur n’est bonne à rien ;
Mais regretter le fardeau qu’on vous ôte,
730 C’est une énorme et ridicule faute.
Ce fils aîné, ce fils, votre fléau,
Vous mit trois fois sur le bord du tombeau.
Pauvre cher homme ! Allez, sa frénésie
Eût tôt ou tard abrégé votre vie.
735 Soyez tranquille, et suivez mes avis ;
C’est un grand gain que de perdre un tel fils.

EUPHÉMON.

Oui, mais ce gain coûte plus qu’on ne pense ;
Je pleure, hélas ! Sa mort et sa naissance.

RONDON, à Fierenfat.

Va, suis ton père, et sois expéditif ;
740 Prends ce contrat ; le mort saisit le vif.
Il n’est plus temps qu’avec moi l’on barguigne
Prends-lui la main, qu’il parafe et qu’il signe.
À Lise.
Et toi, ma fille, attendons à ce soir :
Tout ira bien.

LISE.

Je suis au désespoir.

ACTE III §

SCÈNE I. Euphémon Fils, Jasmin. §

JASMIN.

745 Oui, mon ami, tu fus jadis mon maître ;
Je t’ai servi deux ans sans te connaître ;
Ainsi que moi réduit à l’hôpital,
Ta pauvreté m’a rendu ton égal.
Non, tu n’es plus ce monsieur d’Entremonde,
750 Ce chevalier si pimpant dans le monde,
Fêté, couru, de femmes entouré,
Nonchalamment de plaisirs enivré :
Tout est au diable. Éteins dans ta mémoire
Ces vains regrets des beaux jours de ta gloire :
755 Sur du fumier l’orgueil est un abus ;
Le souvenir d’un bonheur qui n’est plus
Est à nos maux un poids insupportable.
Toujours Jasmin, j’en suis moins misérable :
Né pour souffrir, je sais souffrir gaîment ;
760 Manquer de tout, voilà mon élément :
Ton vieux chapeau, tes guenilles de bure,
Dont tu rougis, c’était là ma parure.
Tu dois avoir, ma foi, bien du chagrin
De n’avoir pas été toujours Jasmin.

EUPHÉMON Fils.

765 Que la misère entraîne d’infâmie !
Faut-il encor qu’un valet m’humilie ?
Quelle accablante et terrible leçon !
Je sens encor, je sens qu’il a raison.
Il me console au moins à sa manière ;
770 Il m’accompagne, et son âme grossière,
Sensible et tendre en sa rusticité,
N’a point pour moi perdu l’humanité ;
Né mon égal (puisqu’enfin il est homme),
Il me soutient sous le poids qui m’assomme,
775 Il suit gaîment mon sort infortuné ;
Et mes amis m’ont tous abandonné.

JASMIN.

Toi, des amis ! Hélas ! Mon pauvre maître,
Apprends-moi donc, de grâce, à les connaître ;
Comment sont faits les gens qu’on nomme amis !

EUPHÉMON Fils.

780 Tu les as vus chez moi toujours admis,
M’importunant souvent de leurs visites,
À mes soupers délicats parasites,
Vantant mes goûts d’un esprit complaisant,
Et sur le tout empruntant mon argent ;
785 De leur bon coeur m’étourdissant la tête,
Et me louant moi présent.

JASMIN.

Pauvre bête !
Pauvre innocent ! Tu ne les voyais pas
Te chansonner au sortir d’un repas ;
Siffler, berner ta bénigne imprudence ?

EUPHÉMON Fils.

790 Ah ! Je le crois ; car, dans ma décadence,
Lorsqu’à Bordeaux je me vis arrêté,
Aucun de ceux à qui j’ai tout prêté
Ne me vint voir ; nul ne m’offrit sa bourse :
Puis au sortir, malade et sans ressource,
795 Lorsqu’à l’un d’eux, que j’avais tant aimé,
J’allai m’offrir mourant, inanimé,
Sous ces haillons, dépouilles délabrées,
De l’indigence exécrables livrées ;
Quand je lui vins demander un secours
800 D’où dépendaient mes misérables jours,
Il détourna son oeil confus et traître,
Puis il feignit de ne me pas connaître,
Et me chassa comme un pauvre importun.

JASMIN.

Aucun n’osa te consoler ?

EUPHÉMON Fils.

Aucun.

JASMIN.

805 Ah, les amis ! Les amis ! Quels infâmes !

EUPHÉMON Fils.

Les hommes sont tous de fer.

JASMIN.

Et les femmes ?

EUPHÉMON Fils.

J’en attendais, hélas ! Plus de douceur ;
J’en ai cent fois essuyé plus d’horreur.
Celle surtout qui, m’aimant sans mystère,
810 Semblait placer son orgueil à me plaire,
Dans son logis, meublé de mes présents,
De mes bienfaits achetait des amants,
Et de mon vin régalait leur cohue
Lorsque de faim j’expirais dans sa rue.
815 Enfin, Jasmin, sans ce pauvre vieillard
Qui dans Bordeaux me trouva par hasard,
Qui m’avait vu, dit-il, dans mon enfance,
Une mort prompte eût fini ma souffrance.
Mais en quel lieu sommes-nous, cher Jasmin ?

JASMIN.

820 Près de Cognac, si je sais mon chemin ;
Et l’on m’a dit que mon vieux premier maître,
Monsieur Rondon, loge en ces lieux peut-être.

EUPHÉMON Fils.

Rondon, le père de... Quel nom dis-tu ?

JASMIN.

Le nom d’un homme assez brusque et bourru.
825 Je fus jadis page dans sa cuisine ;
Mais, dominé d’une humeur libertine,
Je voyageai : je fus depuis coureur,
Laquais, commis, fantassin, déserteur ;
Puis dans Bordeaux je te pris pour mon maître.
830 De moi Rondon se souviendra peut-être ;
Et nous pourrions, dans notre adversité...

EUPHÉMON Fils.

Et depuis quand, dis-moi, l’as-tu quitté ?

JASMIN.

Depuis quinze ans. C’était un caractère
Moitié plaisant, moitié triste et colère ;
835 Au fond, bon diable : il avait un enfant,
Un vrai bijou, fille unique vraiment,
Oeil bleu, nez court, teint frais, bouche vermeille,
Et des raisons ! C’était une merveille.
Cela pouvait bien avoir de mon temps,
840 À bien compter, entre six à sept ans ;
Et cette fleur, avec l’âge embellie,
Est en état, ma foi ! D’être cueillie.

EUPHÉMON Fils.

Ah, malheureux !

JASMIN.

Mais j’ai beau te parler,
Ce que je dis ne te peut consoler :
845 Je vois toujours à travers ta visière
Tomber des pleurs qui bordent ta paupière.

EUPHÉMON Fils.

Quel coup du sort, ou quel ordre des cieux
A pu guider ma misère en ces lieux ?
Hélas !

JASMIN.

Ton oeil contemple ces demeures ;
850 Tu restes là tout pensif, et tu pleures.

EUPHÉMON Fils.

J’en ai sujet.

JASMIN.

Mais connais-tu Rondon ?
Serais-tu pas parent de la maison ?

EUPHÉMON Fils.

Ah ! Laisse-moi.

JASMIN, en l’embrassant.

Par charité, mon maître,
Mon cher ami, dis-moi qui tu peux être.

EUPHÉMON FILS, en pleurant.

855 Je suis... je suis un malheureux mortel,
Je suis un fou, je suis un criminel,
Qu’on doit haïr, que le ciel doit poursuivre,
Et qui devrait être mort.

JASMIN.

Songe à vivre ;
Mourir de faim est par trop rigoureux :
860 Tiens, nous avons quatre mains à nous deux ;
Servons-nous-en sans complainte importune.
Vois-tu d’ici ces gens dont la fortune
Est dans leurs bras, qui, la bêche à la main,
Le dos courbé, retournent ce jardin
865 Enrôlons-nous parmi cette canaille ;
Viens avec eux, imite-les, travaille,
Gagne ta vie.

EUPHÉMON Fils.

Hélas ! Dans leurs travaux,
Ces vils humains, moins hommes qu’animaux,
Goûtent des biens dont toujours mes caprices
870 M’avaient privé dans mes fausses délices ;
Ils ont au moins, sans trouble, sans remords,
La paix de l’âme et la santé du corps.

SCÈNE II. Madame Croupillac, Euphémon Fils, Jasmin. §

MADAME CROUPILLAC, dans l’enfoncement.

Que vois-je ici ? Serais-je aveugle ou borgne ?
C’est lui, ma foi ! Plus j’avise et je lorgne
875 Cet homme-là, plus je dis que c’est lui.
Elle le considère.
Mais ce n’est plus le même homme aujourd’hui.
Ce cavalier brillant dans Angoulême,
Jouant gros jeu, cousu d’or... c’est lui-même.
Elle s’approche d’Euphémon.
Mais l’autre était riche, heureux, beau, bien fait,
880 Et celui-ci me semble pauvre et laid.
La maladie altère un beau visage ;
La pauvreté change encor davantage.

JASMIN.

Mais pourquoi donc ce spectre féminin
Nous poursuit-il de son regard malin ?

EUPHÉMON Fils.

885 Je la connais, hélas ! Ou je me trompe ;
Elle m’a vu dans l’éclat, dans la pompe.
Il est affreux d’être ainsi dépouillé
Aux mêmes yeux auxquels on a brillé.
Sortons.

MADAME CROUPILLAC, s’avançant vers Euphémon fils.

Mon fils, quelle étrange aventure
890 T’a donc réduit en si piètre posture ?

EUPHÉMON Fils.

Ma faute.

MADAME CROUPILLAC.

Hélas ! Comme te voilà mis !

JASMIN.

C’est pour avoir eu d’excellents amis,
C’est pour avoir été volé, madame.

MADAME CROUPILLAC.

Volé ! Par qui ? Comment ?

JASMIN.

Par bonté d’âme.
895 Nos voleurs sont de très honnêtes gens,
Gens du beau monde, aimables fainéants,
Buveurs, joueurs, et conteurs agréables,
Des gens d’esprit, des femmes adorables.

MADAME CROUPILLAC.

J’entends, j’entends, vous avez tout mangé ;
900 Mais vous serez cent fois plus affligé
Quand vous saurez les excessives pertes
Qu’en fait d’hymen j’ai depuis peu souffertes.

EUPHÉMON Fils.

Adieu, madame.

MADAME CROUPILLAC, l’arrêtant.

Adieu ! Non, tu sauras
Mon accident ; parbleu ! Tu me plaindras.

EUPHÉMON Fils.

905 Soit, je vous plains ; adieu.

MADAME CROUPILLAC.

Non, je te jure
Que tu sauras toute mon aventure.
Un Fierenfat, robin de son métier,
Vint avec moi connaissance lier,
Elle court après lui.
Dans Angoulême, au temps où vous battîtes
910 Quatre huissiers, et la fuite vous prîtes.
Ce Fierenfat habite en ce canton
Avec son père, un seigneur Euphémon.

EUPHÉMON FILS, revenant.

Euphémon ?

MADAME CROUPILLAC.

Oui.

EUPHÉMON Fils.

Ciel ! Madame, de grâce,
Cet Euphémon, cet honneur de sa race,
915 Que ses vertus ont rendu si fameux,
Serait...

MADAME CROUPILLAC.

Eh oui.

EUPHÉMON Fils.

Quoi ! Dans ces mêmes lieux ?

MADAME CROUPILLAC.

Oui.

EUPHÉMON Fils.

Puis-je au moins savoir... comme il se porte ?

MADAME CROUPILLAC.

Fort bien, je crois... Que diable vous importe ?

EUPHÉMON Fils.

Et que dit-on... ?

MADAME CROUPILLAC.

De qui ?

EUPHÉMON Fils.

D’un fils aîné
920 Qu’il eut jadis ?

MADAME CROUPILLAC.

Ah ! C’est un fils mal né,
Un garnement, une tête légère,
Un fou fieffé, le fléau de son père,
Depuis longtemps de débauches perdu,
Et qui peut-être est à présent pendu.

EUPHÉMON Fils.

925 En vérité...je suis confus dans l’âme
De vous avoir interrompu, madame.

MADAME CROUPILLAC.

Poursuivons donc. Fierenfat, son cadet,
Chez moi l’amour hautement me faisait ;
Il me devait avoir par mariage.

EUPHÉMON Fils.

930 Eh bien ! A-t-il ce bonheur en partage ?
Est-il à vous ?

MADAME CROUPILLAC.

Non, ce fat engraissé
De tout le lot de son frère insensé,
Devenu riche, et voulant l’être encore.
Rompt aujourd’hui cet hymen qui l’honore.
935 Il veut saisir la fille d’un Rondon,
D’un plat bourgeois, le coq de ce canton.

EUPHÉMON Fils.

Que dites-vous ? Quoi ! Madame, il l’épouse ?

MADAME CROUPILLAC.

Vous m’en voyez terriblement jalouse.

EUPHÉMON Fils.

Ce jeune objet aimable..., dont Jasmin
940 M’a tantôt fait un portrait si divin,
Se donnerait...

JASMIN.

Quelle rage est la vôtre !
Autant lui vaut ce mari-là qu’un autre.
Quel diable d’homme ! Il s’afflige de tout.

EUPHÉMON Fils, à part.

Ce coup a mis ma patience à bout.
À Mme Croupillac.
945 Ne doutez point que mon coeur ne partage
Amèrement un si sensible outrage :
Si j’étais cru, cette Lise aujourd’hui
Assurément ne serait pas pour lui.

MADAME CROUPILLAC.

Oh ! Tu le prends du ton qu’il le faut prendre :
950 Tu plains mon sort, un gueux est toujours tendre ;
Tu paraissais bien moins compatissant
Quand tu roulais sur l’or et sur l’argent :
Écoute ; on peut s’entr’aider dans la vie.

JASMIN.

Aidez-nous donc, madame, je vous prie.

MADAME CROUPILLAC.

955 Je veux ici te faire agir pour moi.

EUPHÉMON Fils.

Moi, vous servir ! Hélas ! Madame, en quoi ?

MADAME CROUPILLAC.

En tout. Il faut prendre en main mon injure :
Un autre habit, quelque peu de parure,
Te pourraient rendre encore assez joli.
960 Ton esprit est insinuant, poli ;
Tu connais l’art d’empaumer une fille ;
Introduis-toi, mon cher, dans la famille ;
Fais le flatteur auprès de Fierenfat ;
Vante son bien, son esprit, son rabat ;
965 Sois en faveur ; et lorsque je proteste
Contre son vol, toi, mon cher, fais le reste ;
Je veux gagner du temps en protestant.

EUPHÉMON, voyant son fils.

Que vois-je ? Ô ciel !
Il s’enfuit.

MADAME CROUPILLAC.

Cet homme est fou, vraiment :
Pourquoi s’enfuir ?

JASMIN.

C’est qu’il vous craint, sans doute.

MADAME CROUPILLAC.

970 Poltron, demeure, arrête, écoute, écoute.

SCÈNE III. Euphémon Père, Jasmin. §

EUPHÉMON.

Je l’avouerai, cet aspect imprévu
D’un malheureux avec peine entrevu
Porte à mon coeur je ne sais quelle atteinte
Qui me remplit d’amertume et de crainte :
975 Il a l’air noble, et même certains traits
Qui m’ont touché : las ! Je ne vois jamais
De malheureux à peu près de cet âge,
Que de mon fils la douloureuse image
Ne vienne alors, par un retour cruel,
980 Persécuter ce coeur trop paternel.
Mon fils est mort, ou vit dans la misère,
Dans la débauche, et fait honte à son père.
De tous côtés je suis bien malheureux !
J’ai deux enfants, ils m’accablent tous deux :
985 L’un, par sa perte et par sa vie infâme,
Fait mon supplice et déchire mon âme ;
L’autre en abuse : il sent trop que sur lui
De mes vieux ans j’ai fondé tout l’appui.
Pour moi la vie est un poids qui m’accable.
Apercevant Jasmin qui le salue.
990 Que me veux-tu, l’ami ?

JASMIN.

Seigneur aimable,
Reconnaissez, digne et noble Euphémon,
Certain Jasmin élevé chez Rondon.

EUPHÉMON.

Ah ! Ah ! C’est toi ? Le temps change un visage ;
Et mon front chauve en sent le long outrage.
995 Quand tu partis, tu me vis encor frais ;
Mais l’âge avance, et le terme est bien près.
Tu reviens donc enfin dans ta patrie ?

JASMIN.

Oui, je suis las de tourmenter ma vie,
De vivre errant et damné comme un juif :
1000 Le bonheur semble un être fugitif :
Le diable enfin, qui toujours me promène,
Me fit partir ; le diable me ramène.

EUPHÉMON.

Je t’aiderai : sois sage, si tu peux.
Mais quel était cet autre malheureux
1005 Qui te parlait dans cette promenade,
Qui s’est enfui ?

JASMIN.

Mais... c’est mon camarade,
Un pauvre hère, affamé comme moi,
Qui, n’ayant rien, cherche aussi de l’emploi.

EUPHÉMON.

On peut tous deux vous occuper peut-être.
1010 A-t-il des moeurs ? Est-il sage ?

JASMIN.

Il doit l’être.
Je lui connais d’assez bons sentiments ;
Il a, de plus, de fort jolis talents ;
Il sait écrire, il sait l’arithmétique,
Dessine un peu, sait un peu de musique :
1015 Ce drôle-là fut très bien élevé.

EUPHÉMON.

S’il est ainsi, son poste est tout trouvé.
Jasmin, mon fils deviendra votre maître :
Il se marie, et dès ce soir peut-être ;
Avec son bien son train doit augmenter.
1020 Un de ses gens qui vient de le quitter
Vous laisse encore une place vacante :
Tous deux ce soir il faut qu’on vous présente ;
Vous le verrez chez Rondon, mon voisin ;
J’en parlerai. J’y vais : adieu, Jasmin ;
1025 En attendant, tiens, voici de quoi boire.

SCÈNE IV. §

JASMIN, seul.

Ah, l’honnête homme ! Ô ciel ! Pourrait-on croire
Qu’il soit encore, en ce siècle félon,
Un coeur si droit, un mortel aussi bon ?
Cet air, ce port, cette âme bienfaisante
1030 Du bon vieux temps est l’image parlante.

SCÈNE V. Euphémon Fils revenant, Jasmin. §

JASMIN, en l’embrassant.

Je t’ai trouvé déjà condition,
Et nous serons laquais chez Euphémon.

EUPHÉMON Fils.

Ah !

JASMIN.

S’il te plaît, quel excès de surprise ?
Pourquoi ces yeux de gens qu’on exorcise,
1035 Et ces sanglots coup sur coup redoublés,
Pressant tes mots au passage étranglés ?

EUPHÉMON Fils.

Ah ! Je ne puis contenir ma tendresse ;
Je cède au trouble, au remords qui me presse.

JASMIN.

Qu’a-t-elle dit qui fait tant agité ?

EUPHÉMON Fils.

1040 Elle m’a dit... Je n’ai rien écouté.

JASMIN.

Qu’avez-vous donc ?

EUPHÉMON Fils.

Mon coeur ne peut se taire :
Cet Euphémon...

JASMIN.

Eh bien ?

EUPHÉMON Fils.

Ah !... c’est mon père.

JASMIN.

Qui ? Lui, monsieur ?

EUPHÉMON Fils.

Oui, je suis cet aîné,
Ce criminel, et cet infortuné,
1045 Qui désola sa famille éperdue.
Ah ! Que mon coeur palpitait à sa vue !
Qu’il lui portait ses voeux humiliés !
Que j’étais prêt de tomber à ses pieds !

JASMIN.

Qui ? Vous, son fils ? Ah ! Pardonnez, de grâce,
1050 Ma familière et ridicule audace ;
Pardon, monsieur.

EUPHÉMON Fils.

Va, mon coeur oppressé
Peut-il savoir si tu m’as offensé ?

JASMIN.

Vous êtes fils d’un homme qu’on admire,
D’un homme unique ; et, s’il faut tout vous dire,
1055 D’Euphémon fils la réputation
Ne flaire pas à beaucoup près si bon.

EUPHÉMON Fils.

Et c’est aussi ce qui me désespère.
Mais réponds-moi ; que te disait mon père ?

JASMIN.

Moi, je disais que nous étions tous deux
1060 Prêts à servir, bien élevés, très gueux ;
Et lui, plaignant nos destins sympathiques,
Nous recevait tous deux pour domestiques.
Il doit ce soir vous placer chez ce fils,
Ce président à Lise tant promis,
1065 Ce président, votre fortuné frère,
De qui Rondon doit être le beau-père.

EUPHÉMON Fils.

Eh bien ! Il faut développer mon coeur.
Vois tous mes maux, connais leur profondeur ;
S’être attiré, par un tissu de crimes,
1070 D’un père aimé les fureurs légitimes,
Être maudit, être déshérité,
Sentir l’horreur de la mendicité,
À mon cadet voir passer ma fortune,
Être exposé, dans ma honte importune,
1075 À le servir, quand il m’a tout ôté ;
Voilà mon sort : je l’ai bien mérité.
Mais croirais-tu qu’au sein de la souffrance,
Mort aux plaisirs, et mort à l’espérance,
Haï du monde, et méprisé de tous,
1080 N’attendant rien, j’ose être encor jaloux ?

JASMIN.

Jaloux ! De qui ?

EUPHÉMON Fils.

De mon frère, de Lise.

JASMIN.

Vous sentiriez un peu de convoitise
Pour votre soeur ? Mais vraiment c’est un trait
Digne de vous ; ce péché vous manquait.

EUPHÉMON Fils.

1085 Tu ne sais pas qu’au sortir de l’enfance
(Car chez Rondon tu n’étais plus, je pense),
Par nos parents l’un à l’autre promis,
Nos coeurs étaient à leurs ordres soumis ;
Tout nous liait, la conformité d’âge,
1090 Celle des goûts, les jeux, le voisinage :
Plantés exprès, deux jeunes arbrisseaux
Croissent ainsi pour unir leurs rameaux.
Le temps, l’amour qui hâtait sa jeunesse,
La fit plus belle, augmenta sa tendresse :
1095 Tout l’univers alors m’eût envié ;
Mais jeune, aveugle, à des méchants lié,
Qui de mon coeur corrompaient l’innocence,
Ivre de tout dans mon extravagance,
Je me faisais un lâche point d’honneur
1100 De mépriser, d’insulter son ardeur.
Le croirais-tu ? Je l’accablai d’outrages.
Quels temps, hélas ! Les violents orages
Des passions qui troublaient mon destin
À mes parents m’arrachèrent enfin.
1105 Tu sais depuis quel fut mon sort funeste :
J’ai tout perdu ; mon amour seul me reste :
Le ciel, ce ciel qui doit nous désunir,
Me laisse un coeur, et c’est pour me punir.

JASMIN.

S’il est ainsi, si dans votre misère
1110 Vous la r’aimez, n’ayant pas mieux à faire,
De Croupillac le conseil était bon
De vous fourrer, s’il se peut, chez Rondon.
Le sort maudit épuisa votre bourse ;
L’amour pourrait vous servir de ressource.

EUPHÉMON Fils.

1115 Moi, l’oser voir ! Moi, m’offrir à ses yeux,
Après mon crime, en cet état hideux !
Il me faut fuir un père, une maîtresse :
J’ai de tous deux outragé la tendresse ;
Et je ne sais, ô regrets superflus !
1120 Lequel des deux doit me haïr le plus.

SCÈNE VI. Euphémon Fils, Fierenfat, Jasmin. §

JASMIN.

Voilà, je crois, ce président si sage.

EUPHÉMON Fils.

Lui ? Je n’avais jamais vu son visage.
Quoi ! C’est donc lui, mon frère, mon rival ?

FIERENFAT.

En vérité, cela ne va pas mal :
1125 J’ai tant pressé, tant sermonné mon père,
Que malgré lui nous finissons l’affaire.
En voyant Jasmin.
Où sont ces gens qui voulaient me servir ?

JASMIN.

C’est nous, monsieur ; nous venions nous offrir
Très humblement.

FIERENFAT.

Qui de vous deux sait lire ?

JASMIN.

1130 C’est lui, monsieur.

FIERENFAT.

Il sait sans doute écrire ?

JASMIN.

Oh ! Oui, monsieur, déchiffrer, calculer.

FIERENFAT.

Mais il devrait savoir aussi parler.

JASMIN.

Il est timide, et sort de maladie.

FIERENFAT.

Il a pourtant la mine assez hardie ;
1135 Il me paraît qu’il sent assez son bien.
Combien veux-tu gagner de gages ?

EUPHÉMON Fils.

Rien.

JASMIN.

Oh ! Nous avons, monsieur, l’âme héroïque.

FIERENFAT.

À ce prix-là, viens, sois mon domestique ;
C’est un marché que je veux accepter ;
1140 Viens, à ma femme il faut te présenter.

EUPHÉMON Fils.

À votre femme ?

FIERENFAT.

Oui, oui, je me marie.

EUPHÉMON Fils.

Quand ?

FIERENFAT.

Dès ce soir.

EUPHÉMON Fils.

Ciel !... Monsieur, je vous prie,
De cet objet vous êtes donc charmé ?

FIERENFAT.

Oui.

EUPHÉMON Fils.

Monsieur...

FIERENFAT.

Hem !

EUPHÉMON Fils.

En seriez-vous aimé ?

FIERENFAT.

1145 Oui. Vous semblez bien curieux, mon drôle !

EUPHÉMON Fils.

Que je voudrais lui couper la parole,
Et le punir de son trop de bonheur !

FIERENFAT.

Qu’est-ce qu’il dit ?

JASMIN.

Il dit que de grand coeur
Il voudrait bien vous ressembler et plaire.

FIERENFAT.

1150 Eh ! Je le crois : mon homme est téméraire.
Çà, qu’on me suive, et qu’on soit diligent,
Sobre, frugal, soigneux, adroit, prudent,
Respectueux ; allons, La Fleur, La Brie,
Venez, faquins.

EUPHÉMON Fils.

Il me prend une envie,
1155 C’est d’affubler sa face de palais,
À poing fermé, de deux larges soufflets.

JASMIN.

Vous n’êtes pas trop corrigé, mon maître !

EUPHÉMON Fils.

Ah ! Soyons sage : il est bien temps de l’être.
Le fruit au moins que je dois recueillir
1160 De tant d’erreurs est de savoir souffrir.

ACTE IV §

SCÈNE I. Madame Croupillac, Euphémon Fils, Jasmin. §

MADAME CROUPILLAC.

J’ai, mon très cher, par prévoyance extrême,
Fait arriver deux huissiers d’Angoulême.
Et toi, t’es-tu servi de ton esprit ?
As-tu bien fait tout ce que je t’ai dit ?
1165 Pourras-tu bien d’un air de prud’homie
Dans la maison semer la zizanie ?
As-tu flatté le bonhomme Euphémon ?
Parle : as-tu vu la future ?

EUPHÉMON Fils.

Hélas ! Non.

MADAME CROUPILLAC.

Comment ?

EUPHÉMON Fils.

Croyez que je me meurs d’envie
1170 D’être à ses pieds.

MADAME CROUPILLAC.

Allons donc, je t’en prie ;
Attaque-la pour me plaire, et rende-moi
Ce traître ingrat qui séduisit ma foi.
Je vais pour toi procéder en justice,
Et tu feras l’amour pour mon service.
1175 Reprends cet air imposant et vainqueur,
Si sur de soi, si puissant sur un coeur,
Qui triomphait sitôt de la sagesse.
Pour être heureux, reprends ta hardiesse.

EUPHÉMON Fils.

Je l’ai perdue.

MADAME CROUPILLAC.

Eh quoi ! Quel embarras !

EUPHÉMON Fils.

1180 J’étais hardi lorsque je n’aimais pas.

JASMIN.

D’autres raisons l’intimident peut-être ;
Ce Fierenfat est, ma foi, notre maître ;
Pour ses valets il nous retient tous deux.

MADAME CROUPILLAC.

C’est fort bien fait, vous êtes trop heureux ;
1185 De sa maîtresse être le domestique
Est un bonheur, un destin presque unique :
Profitez-en.

JASMIN.

Je vois certains attraits
S’acheminer pour prendre ici le frais ;
De chez Rondon, me semble, elle est sortie.

MADAME CROUPILLAC.

1190 Eh ! Sois donc vite amoureux, je t’en prie :
Voici le temps : ose un peu lui parler.
Quoi ! Je te vois soupirer et trembler !
Tu l’aimes donc ? Ah ! Mon cher, ah ! De grâce !

EUPHÉMON Fils.

Si vous saviez, hélas ! Ce qui se passe
1195 Dans mon esprit interdit et confus,
Ce tremblement ne vous surprendrait plus.

JASMIN, en voyant Lise.

L’aimable enfant ! Comme elle est embellie !

EUPHÉMON Fils.

C’est elle ; ô Dieu ! Je meurs de jalousie,
De désespoir, de remords, et d’amour.

MADAME CROUPILLAC.

1200 Adieu : je vais te servir à mon tour.

EUPHÉMON Fils.

Si vous pouvez, faites que l’on diffère
Ce triste hymen.

MADAME CROUPILLAC.

C’est ce que je vais faire.

EUPHÉMON Fils.

Je tremble, hélas !

JASMIN.

Il faut tâcher du moins
Que vous puissiez lui parler sans témoins.
1205 Retirons-nous.

EUPHÉMON Fils.

Oh ! Je te suis : j’ignore
Ce que j’ai fait, ce qu’il faut faire encore :
Je n’oserai jamais m’y présenter.

SCÈNE II. Lise, Marthe ; Jasmin dans l’enfoncement, et Eupéhmon Fils, plus reculé. §

LISE.

J’ai beau me fuir, me chercher, m’éviter,
Rentrer, sortir, goûter la solitude,
1210 Et de mon coeur faire en secret l’étude ;
Plus j’y regarde, hélas ! Et plus je vois
Que le bonheur n’était pas fait pour moi.
Si quelque chose un moment me console,
C’est Croupillac, c’est cette vieille folle,
1215 À mon hymen mettant empêchement.
Mais ce qui vient redoubler mon tourment,
C’est qu’en effet Fierenfat et mon père
En sont plus vifs à presser ma misère :
Ils ont gagné le bonhomme Euphémon.

MARTHE.

1220 En vérité, ce vieillard est trop bon ;
Ce Fierenfat est par trop tyrannique,
Il le gouverne.

LISE.

Il aime un fils unique ;
Je lui pardonne : accablé du premier,
Au moins sur l’autre il cherche à s’appuyer.

MARTHE.

1225 Mais, après tout, malgré ce qu’on publie,
Il n’est pas sûr que l’autre soit sans vie.

LISE.

Hélas ! Il faut (quel funeste tourment !)
Le pleurer mort, ou le haïr vivant.

MARTHE.

De son danger cependant la nouvelle
1230 Dans votre coeur mettait quelque étincelle.

LISE.

Ah ! Sans l’aimer, on peut plaindre son sort.

MARTHE.

Mais n’être plus aimé, c’est être mort.
Vous allez donc être enfin à son frère ?

LISE.

Ma chère enfant, ce mot me désespère.
1235 Pour Fierenfat tu connais ma froideur ;
L’aversion s’est changée en horreur :
C’est un breuvage affreux, plein d’amertume,
Que, dans l’excès du mal qui me consume,
Je me résous de prendre malgré moi,
1240 Et que ma main rejette avec effroi.

JASMIN, tirant Marthe par la robe.

Puis-je en secret, ô gentille merveille !
Vous dire ici quatre mots à l’oreille ?

MARTHE, Jasmin.

Très volontiers.

LISE, à part.

Ô sort ! Pourquoi faut-il
Que de mes jours tu respectes le fil,
1245 Lorsqu’un ingrat, un amant si coupable,
Rendit ma vie, hélas ! Si misérable ?

MARTHE, venant à Lise.

C’est un des gens de votre président ;
Il est à lui, dit-il, nouvellement ;
Il voudrait bien vous parler.

LISE.

Qu’il attende.

MARTHE, Jasmin.

1250 Mon cher ami, madame vous commande
D’attendre un peu.

LISE.

Quoi ! Toujours m’excéder !
Et même absent en tous lieux m’obséder !
De mon hymen que je suis déjà lasse !

JASMIN, à Marthe.

Ma belle enfant, obtiens-nous cette grâce.

MARTHE, revenant.

1255 Absolument il prétend vous parler.

LISE.

Ah je vois bien qu’il faut nous en aller.

MARTHE.

Ce quelqu’un-là veut vous voir tout à l’heure ;
Il faut, dit-il, qu’il vous parle, ou qu’il meure.

LISE.

Rentrons donc vite, et courons me cacher.

SCÈNE III. Lise, Marthe, Euphémon Fils, s’appuyant sur Jasmin. §

EUPHÉMON Fils.

1260 La voix me manque, et je ne puis marcher ;
Mes faibles yeux sont couverts d’un nuage.

JASMIN.

Donnez la main ; venons sur son passage.

EUPHÉMON Fils.

Un froid mortel a passé dans mon coeur.
À Lise.
Souffrirez-vous... ?

LISE sans le regarder.

Que voulez-vous, monsieur ?

EUPHÉMON Fils se jetant à genoux.

1265 Ce que je veux ? La mort que je mérite.

LISE.

Que vois-je ? Ô ciel !

MARTHE.

Quelle étrange visite !
C’est Euphémon ! Grand Dieu ! Qu’il est changé !

EUPHÉMON Fils.

Oui, je le suis ; votre coeur est vengé ;
Oui, vous devez en tout me méconnaître :
1270 Je ne suis plus ce furieux, ce traître,
Si détesté, si craint, dans ce séjour,
Qui fit rougir la nature et l’amour.
Jeune, égaré, j’avais tous les caprices ;
De mes amis j’avais pris tous les vices ;
1275 Et le plus grand, qui ne peut s’effacer,
Le plus affreux, fut de vous offenser.
J’ai reconnu (j’en jure par vous-même,
Par la vertu que j’ai fui, mais que j’aime),
J’ai reconnu ma détestable erreur ;
1280 Le vice était étranger dans mon coeur :
Ce coeur n’a plus les taches criminelles
Dont il couvrit ses clartés naturelles ;
Mon feu pour vous, ce feu saint et sacré,
Y reste seul ; il a tout épuré.
1285 C’est cet amour, c’est lui qui me ramène,
Non pour briser votre nouvelle chaîne,
Non pour oser traverser vos destins ;
Un malheureux n’a pas de tels desseins :
Mais quand les maux où mon esprit succombe
1290 Dans mes beaux jours avaient creusé ma tombe,
À peine encore échappé du trépas,
Je suis venu ; l’amour guidait mes pas.
Oui, je vous cherche à mon heure dernière,
Heureux cent fois, en quittant la lumière,
1295 Si, destiné pour être votre époux,
Je meurs au moins sans être haï de vous !

LISE.

Je suis à peine en mon sens revenue.
C’est vous, ô ciel ! Vous, qui cherchez ma vue !
Dans quel état ! Quel jour !... Ah, malheureux !
1300 Que vous avez fait de tort à tous deux !

EUPHÉMON Fils.

Oui, je le sais ; mes excès, que j’abhorre,
En vous voyant semblent plus grands encore ;
Ils sont affreux, et vous les connaissez :
J’en suis puni, mais point encore assez.

LISE.

1305 Est-il bien vrai, malheureux que vous êtes,
Qu’enfin domptant vos fougues indiscrètes,
Dans votre coeur en effet combattu,
Tant d’infortune ait produit la vertu ?

EUPHÉMON Fils.

Qu’importe, hélas ! Que la vertu m’éclaire ?
1310 Ah ! J’ai trop tard aperçu sa lumière !
Trop vainement mon coeur en est épris,
De la vertu je perds en vous le prix.

LISE.

Mais répondez, Euphémon, puis-je croire
Que vous avez gagné cette victoire ?
1315 Consultez-vous, ne trompez point mes voeux ;
Seriez-vous bien et sage et vertueux ?

EUPHÉMON Fils.

Oui, je le suis, car mon coeur vous adore.

LISE.

Vous, Euphémon ! Vous m’aimeriez encore ?

EUPHÉMON Fils.

Si je vous aime ? Hélas ! Je n’ai vécu
1320 Que par l’amour, qui seul m’a soutenu.
J’ai tout souffert, tout jusqu’à l’infamie ;
Ma main cent fois allait trancher ma vie ;
Je respectai les maux qui m’accablaient ;
J’aimai mes jours, ils vous appartenaient.
1325 Oui, je vous dois mes sentiments, mon être,
Ces jours nouveaux qui me luiront peut-être ;
De ma raison je vous dois le retour,
Si j’en conserve avec autant d’amour.
Ne cachez point à mes yeux pleins de larmes
1330 Ce front serein, brillant de nouveaux charmes :
Regardez-moi, tout changé que je suis ;
Voyez l’effet de mes cruels ennuis.
De longs remords, une horrible tristesse,
Sur mon visage ont flétri la jeunesse.
1335 Je fus peut-être autrefois moins affreux ;
Mais voyez-moi, c’est tout ce que je veux.

LISE.

Si je vous vois constant et raisonnable,
C’en est assez, je vous vois trop aimable.

EUPHÉMON Fils.

Que dites-vous ? Juste ciel ! Vous pleurez ?

LISE à Marthe.

1340 Ah ! Soutiens-moi, mes sens sont égarés.
Moi, je serais l’épouse de son frère !...
N’avez-vous point vu déjà votre père ?

EUPHÉMON Fils.

Mon front rougit, il ne s’est point montré
À ce vieillard que j’ai déshonoré :
1345 Haï de lui, proscrit, sans espérance,
J’ose l’aimer, mais je fuis sa présence.

LISE.

Eh ! Quel est donc votre projet enfin ?

EUPHÉMON Fils.

Si de mes jours Dieu recule la fin,
Si votre sort vous attache à mon frère,
1350 Je vais chercher le trépas à la guerre ;
Changeant de nom aussi bien que d’état.
Avec honneur je servirai soldat.
Peut-être un jour le bonheur de mes armes
Fera ma gloire, et m’obtiendra vos larmes.
1355 Par ce métier l’honneur n’est point blessé ;
Rose et Fabert ont ainsi commencé.

LISE.

Ce désespoir est d’une âme bien haute,
Il est d’un coeur au-dessus de sa faute ;
Ces sentiments me touchent encor plus
1360 Que vos pleurs même à mes pieds répandus.
Non, Euphémon, si de moi je dispose,
Si je peux fuir l’hymen qu’on me propose,
De votre sort si je puis prendre soin,
Pour le changer vous n’irez pas si loin.

EUPHÉMON Fils.

1365 O ciel ! Mes maux ont attendri votre âme !

LISE.

Ils me touchaient : votre remords m’enflamme.

EUPHÉMON Fils.

Quoi ! Vos beaux yeux, si longtemps courroucés,
Avec amour sur les miens sont baissés !
Vous rallumez ces feux si légitimes,
1370 Ces feux sacrés qu’avaient éteints mes crimes.
Ah ! Si mon frère, aux trésors attaché,
Garde mon bien à mon père arraché,
S’il engloutit à jamais l’héritage
Dont la nature avait fait mon partage ;
1375 Qu’il porte envie à ma félicité :
Je vous suis cher, il est déshérité.
Ah ! Je mourrai de l’excès de ma joie !

MARTHE.

Ma foi ! C’est lui qu’ici le diable envoie.

LISE.

Contraignez donc ces soupirs enflammés ;
1380 Dissimulez.

EUPHÉMON Fils.

Pourquoi, si vous m’aimez ?

LISE.

Ah ! Redoutez mes parents, votre père !
Nous ne pouvons cacher à votre frère
Que vous avez embrassé mes genoux ;
Laissez-le au moins ignorer que c’est vous.

MARTHE.

1385 Je ris déjà de sa grave colère.

SCÈNE IV. Lise, Euphémon Fils, Marthe, Jasmin ; Fienrenfat, dans le fond, pendant qu’Euphémon lui tourne le dos. §

FIERENFAT.

Ou quelque diable a troublé ma visière,
Ou, si mon oeil est toujours clair et net,
Je suis... j’ai vu... je le suis... j’ai mon fait.
En avançant vers Euphémon.
Ah ! C’est donc toi, traître, impudent, faussaire !

EUPHÉMON Fils, en colère.

1390 Je...

JASMIN, se mettant entre eux.

C’est, monsieur, une importante affaire
Qui se traitait, et que vous dérangez ;
Ce sont deux coeurs en peu de temps changés ;
C’est du respect, de la reconnaissance,
De la vertu... Je m’y perds, quand j’y pense.

FIERENFAT.

1395 De la vertu ? Quoi ! Lui baiser la main !
De la vertu ? Scélérat !

EUPHÉMON Fils.

Ah ! Jasmin,
Que, si j’osais...

FIERENFAT.

Non, tout ceci m’assomme :
Si c’eût été du moins un gentilhomme !
Mais un valet, un gueux contre lequel,
1400 En intentant un procès criminel,
C’est de l’argent que je perdrais peut-être !...

LISE, à Euphémon.

Contraignez-vous, si vous m’aimez.

FIERENFAT.

Ah ! Traître !
Je te ferai pendre ici, sur ma foi !
À Marthe.
Tu ris, coquine !

MARTHE.

Oui, monsieur.

FIERENFAT.

Et pourquoi ?
1405 De quoi ris-tu ?

MARTHE.

Mais, monsieur, de la chose...

FIERENFAT.

Tu ne sais pas à quoi ceci t’expose,
Ma bonne amie, et ce qu’au nom du roi
On fait parfois aux filles comme toi ?

MARTHE.

Pardonnez-moi, je le sais à merveilles.

FIERENFAT, à Lise.

1410 Et vous semblez vous boucher les oreilles,
Vous, infidèle avec votre air sucré,
Qui m’avez fait ce tour prématuré ;
De votre coeur l’inconstance est précoce ;
Un jour d’hymen ! Une heure avant la noce !
1415 Voilà, ma foi, de votre probité !

LISE.

Calmez, monsieur, votre esprit irrité :
Il ne faut pas sur la simple apparence
Légèrement condamner l’innocence.

FIERENFAT.

Quelle innocence !

LISE.

Oui, quand vous connaîtrez
1420 Mes sentiments, vous les estimerez.

FIERENFAT.

Plaisant chemin pour avoir de l’estime !

EUPHÉMON Fils.

Oh ! C’en est trop.

LISE, à Euphémon.

Quel courroux vous anime ?
Eh ! Réprimez...

EUPHÉMON Fils.

Non, je ne puis souffrir
Que d’un reproche il ose vous couvrir.

FIERENFAT.

1425 Savez-vous bien que l’on perd son douaire,
Son bien, sa dot, quand...

EUPHÉMON Fils, en colère, et mettant la main sur la garde de son épée..

Savez-vous vous taire ?

LISE.

Eh ! Modérez...

EUPHÉMON Fils.

Monsieur le président,
Prenez un air un peu moins imposant,
Moins fier, moins haut, moins juge ; car madame
1430 N’a pas l’honneur d’être encor votre femme ;
Elle n’est point votre maîtresse aussi.
Eh ! Pourquoi donc gronder de tout ceci ?
Vos droits sont nuls : il faut avoir su plaire
Pour obtenir le droit d’être en colère.
1435 De tels appas n’étaient point faits pour vous ;
Il vous sied mal d’oser être jaloux.
Madame est bonne, et fait grâce à mon zèle :
Imitez-la, soyez aussi bon qu’elle.

FIERENFAT, en posture de se battre.

Je n’y puis plus tenir. A moi, mes gens !

EUPHÉMON Fils.

1440 Comment ?

FIERENFAT.

Allez me chercher des sergents.

LISE, à Euphémon.

Retirez-vous.

FIERENFAT.

Je te ferai connaître
Ce que l’on doit de respect à son maître,
À mon état, à ma robe.

EUPHÉMON Fils.

Observez
Ce qu’à madame ici vous en devez ;
1445 Et quant à moi, quoi qu’il puisse en paraître,
C’est vous, monsieur, qui m’en devez, peut-être.

FIERENFAT.

Moi... moi ?

EUPHÉMON Fils.

Vous... vous.

FIERENFAT.

Ce drôle est bien osé.
C’est quelque amant en valet déguisé.
Qui donc es-tu ? Réponds-moi.

EUPHÉMON Fils.

Je l’ignore ;
1450 Ma destinée est incertaine encore :
Mon sort, mon rang, mon état, mon bonheur,
Mon être enfin, tout dépend de son coeur,
De ses regards, de sa bonté propice.

FIERENFAT.

Il dépendra bientôt de la justice,
1455 Je t’en réponds ; va, va, je cours hâter
Tous mes recors, et vite instrumenter.
À Lise.
Allez, perfide, et craignez ma colère ;
J’amènerai vos parents, votre père ;
Votre innocence en son jour paraîtra,
1460 Et comme il faut on vous estimera.

SCÈNE V. Lise, Euphémon Fils, Marthe. §

LISE.

Eh ! Cachez-vous, de grâce ; rentrons vite :
De tout ceci je crains pour nous la suite.
Si votre père apprenait que c’est vous,
Rien ne pourrait apaiser son courroux ;
1465 Il penserait qu’une fureur nouvelle
Pour l’insulter en ces lieux vous rappelle ;
Que vous venez entre nos deux maisons
Porter le trouble et les divisions ;
Et l’on pourrait, pour ce nouvel esclandre,
1470 Vous enfermer, hélas sans vous entendre.

MARTHE.

Laissez-moi donc le soin de le cacher.
Soyez-en sûre, on aura beau chercher.

LISE.

Allez, croyez qu’il est très nécessaire
Que j’adoucisse en secret votre père.
1475 De la nature il faut que le retour
Soit, s’il se peut, l’ouvrage de l’amour.
Cachez-vous bien...
À Marthe.
Prends soin qu’il ne paraisse.
Eh ! Va donc vite.

SCÈNE VI. Rondon, Lise. §

RONDON.

Eh bien ! Ma Lise, qu’est-ce ?
Je te cherchais, et ton époux aussi.

LISE.

1480 Il ne l’est pas, que je crois, Dieu merci

RONDON.

Où vas-tu donc ?

LISE.

Monsieur, la bienséance
M’oblige encor d’éviter sa présence.
Elle sort.

RONDON.

Ce président est donc bien dangereux !
Je voudrais être incognito près d’eux ;
1485 Là... voir un peu quelle plaisante mine
Font deux amants qu’à l’hymen on destine.

SCÈNE VII. Fierenfat, Rondon, Sergents. §

FIERENFAT.

Ah ! Les fripons, ils sont fins et subtils.
Où les trouver ? Où sont-ils ? Où sont-ils ?
Où cachent-ils ma honte et leur fredaine ?

RONDON.

1490 Ta gravité me semble hors d’haleine.
Que prétends-tu ? Que cherches-tu ? Qu’as-tu ?
Que t’a-t-on fait ?

FIERENFAT.

J’ai... qu’on m’a fait cocu.

RONDON.

Cocu ! Tudieu ! Prends garde, arrête, observe.

FIERENFAT.

Oui, oui, ma femme. Allez, Dieu me préserve
1495 De lui donner le nom que je lui dois !
Je suis cocu, malgré toutes les lois.

RONDON.

Mon gendre !

FIERENFAT.

Hélas ! Il est trop vrai, beau-père.

RONDON.

Eh quoi ! La chose...

FIERENFAT.

Oh ! La chose est fort claire.

RONDON.

Vous me poussez...

FIERENFAT.

C’est moi qu’on pousse à bout.

RONDON.

1500 Si je croyais...

FIERENFAT.

Vous pouvez croire tout.

RONDON.

Mais plus j’entends, moins je comprends, mon gendre.

FIERENFAT.

Mon fait pourtant est facile à comprendre.

RONDON.

S’il était vrai, devant tous mes voisins
J’étranglerais ma Lise de mes mains.

FIERENFAT.

1505 Étranglez donc, car la chose est prouvée.

RONDON.

Mais en effet ici je l’ai trouvée,
La voix éteinte et le regard baissé ;
Elle avait l’air timide, embarrassé.
Mon gendre, allons, surprenons la pendarde ;
1510 Voyons le cas, car l’honneur me poignarde.
Tudieu, l’honneur ! Oh, voyez-vous, Rondon,
En fait d’honneur, n’entend jamais raison.

ACTE V §

SCÈNE I. Lise, Marthe. §

LISE.

Ah je me sauve à peine entre tes bras :
Que de danger ! Quel horrible embarras !
1515 Faut-il qu’une âme aussi tendre, aussi pure,
D’un tel soupçon souffre un moment l’injure !
Cher Euphémon, cher et funeste amant,
Es-tu donc né pour faire mon tourment ?
À ton départ tu m’arrachas la vie,
1520 Et ton retour m’expose à l’infamie.
À Marthe.
Prends garde au moins, car on cherche partout.

MARTHE.

J’ai mis, je crois, tous mes chercheurs à bout,
Nous braverons le greffe et l’écritoire ;
Certains recoins, chez moi, dans mon armoire,
1525 Pour mon usage en secret pratiqués,
Par ces furets ne sont point remarqués ;
Là, votre amant se tapit, se dérobe
Aux yeux hagards des noirs pédants en robe :
Je les ai tous fait courir comme il faut,
1530 Et de ces chiens la meute est en défaut.

SCÈNE II. Lise, Marthe, Jasmin. §

LISE.

Eh bien ! Jasmin, qu’a-t-on fait ?

JASMIN.

Avec gloire
J’ai soutenu mon interrogatoire ;
Tel qu’un fripon blanchi dans le métier,
J’ai répondu sans jamais m’effrayer.
1535 L’un vous traînait sa voix de pédagogue,
L’autre braillait d’un ton cas, d’un air rogue ;
Tandis qu’un autre, avec un ton flûté,
Disait : « Mon fils, sachons la vérité. »
Moi, toujours ferme, et toujours laconique,
1540 Je rembarrais la troupe scolastique.

LISE.

On ne sait rien ?

JASMIN.

Non, rien ; mais dès demain
On saura tout, car tout se sait enfin.

LISE.

Ah ! Que du moins Fierenfat en colère
N’ait pas le temps de prévenir son père :
1545 Je tremble encore, et tout accroît ma peur ;
Je crains pour lui, je crains pour mon honneur.
Dans mon amour j’ai mis mes espérances ;
Il m’aidera...

MARTHE.

Moi, je suis dans des transes
Que tout ceci ne soit cruel pour vous,
1550 Car nous avons deux pères contre nous,
Un président, les bégueules, les prudes.
Si vous saviez quels airs hautains et rudes,
Quel ton sévère, et quel sourcil froncé,
De leur vertu le faste rehaussé
1555 Prend contre vous ; avec quelle insolence
Leur âcreté poursuit votre innocence :
Leurs cris, leur zèle, et leur sainte fureur
Vous feraient rire, ou vous feraient horreur.

JASMIN.

J’ai voyagé, j’ai vu du tintamarre :
1560 Je n’ai jamais vu semblable bagarre :
Tout le logis est sens dessus dessous.
Ah ! Que les gens sont sots, méchants, et fous !
On vous accuse, on augmente, on murmure ;
En cent façons on conte l’aventure.
1565 Les violons sont déjà renvoyés,
Tout interdits, sans boire, et point payés ;
Pour le festin six tables bien dressées
Dans ce tumulte ont été renversées.
Le peuple accourt, le laquais boit et rit,
1570 Et Rondon jure, et Fierenfat écrit.

LISE.

Et d’Euphémon le père respectable,
Que fait-il donc dans ce trouble effroyable ?

MARTHE.

Madame, on voit sur son front éperdu
Cette douleur qui sied à la vertu ;
1575 Il lève au ciel les yeux ; il ne peut croire
Que vous ayez d’une tache si noire
Souillé l’honneur de vos jours innocents ;
Par des raisons il combat vos parents :
Enfin, surpris des preuves qu’on lui donne,
1580 Il en gémit, et dit que sur personne
Il ne faudra s’assurer désormais,
Si cette tache a flétri vos attraits.

LISE.

Que ce vieillard m’inspire de tendresse !

MARTHE.

Voici Rondon, vieillard d’une autre espèce.
1585 Fuyons, madame.

LISE.

Ah ! Gardons-nous-en bien ;
Mon coeur est pur : il ne doit craindre rien.

JASMIN.

Moi, je crains donc.

SCÈNE III. Lise, Marthe, Rondon. §

RONDON.

Matoise ! Mijaurée !
Fille pressée, âme dénaturée !
Ah ! Lise, Lise, allons, je veux savoir
1590 Tous les entours de ce procédé noir.
Çà, depuis quand connais-tu le corsaire ?
Son nom ? Son rang ? Comment t’a-t-il pu plaire ?
De ses méfaits je veux savoir le fil.
D’où nous vient-il ? En quel endroit est-il ?
1595 Réponds, réponds : tu ris de ma colère ?
Tu ne meurs pas de honte ?

LISE.

Non, mon père.

RONDON.

Encor des non ? Toujours ce chien de ton ;
Et toujours non, quand on parle à Rondon !
La négative est pour moi trop suspecte :
1600 Quand on a tort, il faut qu’on me respecte,
Que l’on me craigne, et qu’on sache obéir.

LISE.

Oui, je suis prête à vous tout découvrir.

RONDON.

Ah ! C’est parler cela ; quand je menace,
On est petit...

LISE.

Je ne veux qu’une grâce,
1605 C’est qu’Euphémon daignât auparavant
Seul en ce lieu me parler un moment.

RONDON.

Euphémon ? Bon ! Eh ! Que pourra-t-il faire ?
C’est à moi seul qu’il faut parler.

LISE.

Mon père,
J’ai des secrets qu’il faut lui confier ;
1610 Pour votre honneur daignez me l’envoyer,
Daignez... c’est tout ce que je puis vous dire.

RONDON.

À sa demande encor faut-il souscrire ?
À ce bonhomme elle veut s’expliquer ;
On peut fort bien souffrir, sans rien risquer,
1615 Qu’en confidence elle lui parle seule ;
Puis sur-le-champ je cloître ma bégueule.

SCÈNE IV. Lise, Marthe. §

LISE.

Digne Euphémon, pourrai-je te toucher ?
Mon coeur de moi semble se détacher.
J’attends ici mon trépas ou ma vie.
À Marthe.
1620 Écoute un peu.
Elle lui parle à l’oreille.

MARTHE.

Vous serez obéie.

SCÈNE V. Euphémon Père, Lise. §

LISE.

Un siège... Hélas !... Monsieur, asseyez-vous,
Et permettez que je parle à genoux.

EUPHÉMON, l’empêchant de sa mettre à genoux.

Vous m’outragez.

LISE.

Non, mon coeur vous révère ;
Je vous regarde à jamais comme un père.

EUPHÉMON Père.

1625 Qui ? Vous ! Ma fille ?

LISE.

Oui, j’ose me flatter
Que c’est un nom que j’ai su mériter.

EUPHÉMON Père.

Après l’éclat et la triste aventure
Qui de nos noeuds a causé la rupture !

LISE.

Soyez mon juge, et lisez dans mon coeur ;
1630 Mon juge enfin sera mon protecteur.
Écoutez-moi ; vous allez reconnaître
Mes sentiments, et les vôtres peut-être.
Elle prend un siège à côté de lui.
Si votre coeur avait été lié,
Par la plus tendre et plus pure amitié,
1635 À quelque objet de qui l’aimable enfance
Donna d’abord la plus belle espérance,
Et qui brilla dans son heureux printemps,
Croissant en grâce, en mérite, en talents ;
Si quelque temps sa jeunesse abusée,
1640 Des vains plaisirs suivant la pente aisée,
Au feu de l’âge avait sacrifié
Tous ses devoirs, et même l’amitié.

EUPHÉMON Père.

Eh bien ?

LISE.

Monsieur, si son expérience
Eût reconnu la triste jouissance
1645 De ces faux biens, objets de ses transports,
Nés de l’erreur, et suivis des remords ;
Honteux enfin de sa folle conduite,
Si sa raison, par le malheur instruite,
De ses vertus rallument le flambeau,
1650 Le ramenait avec un coeur nouveau ;
Ou que plutôt, honnête homme et fidèle,
Il eût repris sa forme naturelle ;
Pourriez-vous bien lui fermer aujourd’hui
L’accès d’un coeur qui fut ouvert pour lui ?

EUPHÉMON Père.

1655 De ce portrait que voulez-vous conclure ?
Et quel rapport a-t-il à mon injure ?
Le malheureux qu’à vos pieds on a vu
Est un jeune homme en ces lieux inconnu ;
Et cette veuve, ici, dit elle-même
1660 Qu’elle l’a vu six mois dans Angoulême ;
Un autre dit que c’est un effronté,
D’amours obscurs follement entêté ;
Et j’avouerai que ce portrait redouble
L’étonnement et l’horreur qui me trouble.

LISE.

1665 Hélas ! Monsieur, quand vous aurez appris
Tout ce qu’il est, vous serez plus surpris.
De grâce, un mot ; votre âme est noble et belle ;
La cruauté n’est pas faite pour elle :
N’est-il pas vrai qu’Euphémon votre fils
1670 Fut longtemps cher à vos yeux attendris ?

EUPHÉMON Père.

Oui, je l’avoue, et ses lâches offenses
Ont d’autant mieux mérité mes vengeances :
J’ai plaint sa mort, j’avais plaint ses malheurs ;
Mais la nature, au milieu de mes pleurs,
1675 Aurait laissé ma raison saine et pure
De ses excès punir sur lui l’injure.

LISE.

Vous ! Vous pourriez à jamais le punir,
Sentir toujours le malheur de haïr,
Et repousser encore avec outrage
1680 Ce fils changé, devenu votre image,
Qui de ses pleurs arroserait vos pieds !
Le pourriez-vous ?

EUPHÉMON Père.

Hélas ! Vous oubliez
Qu’il ne faut point, par de nouveaux supplices,
De ma blessure ouvrir les cicatrices.
1685 Mon fils est mort, ou mon fils, loin d’ici,
Est dans le crime à jamais endurci :
De la vertu s’il eût repris la trace,
Viendrait-il pas me demander sa grâce ?

LISE.

La demander ! Sans doute, il y viendra ;
1690 Vous l’entendrez ; il vous attendrira.

EUPHÉMON Père.

Que dites-vous ?

LISE.

Oui, si la mort trop prompte
N’a pas fini sa douleur et sa honte,
Peut-être ici vous le verrez mourir
À vos genoux, d’excès de retentir.

EUPHÉMON Père.

1695 Vous sentez trop quel est mon trouble extrême.
Mon fils vivrait !

LISE.

S’il respire, il vous aime.

EUPHÉMON Père.

Ah ! S’il m’aimait ! Mais quelle vaine erreur !
Comment ? De qui l’apprendre ?

LISE.

De son coeur.

EUPHÉMON Père.

Mais sauriez-vous... ?

LISE.

Sur tout ce qui le touche
1700 La vérité vous parle par ma bouche.

EUPHÉMON Père.

Non, non, c’est trop me tenir en suspens ;
Ayez pitié du déclin de mes ans :
J’espère encore, et je suis plein d’alarmes.
J’aimai mon fils ; jugez-en par mes larmes.
1705 Ah ! S’il vivait, s’il était vertueux !
Expliquez-vous ; parlez-moi.

LISE.

Je le veux :
Il en est temps, il faut vous satisfaire.
Elle fait quelques pas, et s’adresse à Euphémon fils, qui est dans la coulisse.
Venez enfin.

SCÈNE VI. Euphémon Père, Euphémon Fils, Lise. §

EUPHÉMON Père.

Que vois-je ? Ô ciel !

EUPHÉMON Fils, aux pies de son père.

Mon père,
Connaissez-moi, décidez de mon sort ;
1710 J’attends d’un mot ou la vie ou la mort.

EUPHÉMON Père.

Ah ! Qui ramène en cette conjoncture ?

EUPHÉMON Fils.

Le repentir, l’amour, et la nature.

LISE, se mettant à genoux.

À vos genoux vous voyez vos enfants ;
Oui, nous avons les mêmes sentiments,
1715 Le même coeur...

EUPHÉMON Fils, se montrant à Lise.

Hélas ! Son indulgence
De mes fureurs a pardonné l’offense ;
Suivez, suivez, pour cet infortuné,
L’exemple heureux que l’amour a donné.
Je n’espérais, dans ma douleur mortelle,
1720 Que d’expirer aimé de vous et d’elle ;
Et si je vis, ah ! C’est pour mériter
Ces sentiments dont j’ose me flatter.
D’un malheureux vous détournez la vue ?
De quels transports votre âme est-elle émue ?
1725 Est-ce la haine ? Et ce fils condamné...

EUPHÉMON Père, se levant et l’embrassant.

C’est la tendresse, et tout est pardonné.
Si la vertu règne enfin dans ton âme :
Je suis ton père.

LISE.

Et j’ose être sa femme.
À Euphémon.
J’étais à lui ; permettez qu’à vos pieds
1730 Nos premiers noeuds soient enfin renoués.
Non, ce n’est pas votre bien qu’il demande,
D’un coeur plus pur il vous porte l’offrande.
Il ne veut rien, et, s’il est vertueux,
Tout ce que j’ai suffira pour nous deux.

SCÈNE VII. Les Précédents, Rondon, Madame Croupillac, Fierenfat, Recors, Suite. §

FIERENFAT.

1735 Ah ! Le voici qui parle encore à Lise.
Prenons notre homme hardiment par surprise,
Montrons un coeur au-dessus du commun.

RONDON.

Soyons hardis, nous sommes six contre un.

LISE, à Rondon.

Ouvrez les yeux, et connaissez qui j’aime.

RONDON.

1740 C’est lui.

FIERENFAT.

Qui donc ?

LISE.

Votre frère.

EUPHÉMON Père.

Lui-même.

FIERENFAT.

Vous vous moquez ! Ce fripon, mon frère ?

LISE.

Oui.

MADAME CROUPILLAC.

J’en ai le coeur tout à fait réjoui.

RONDON.

Quel changement ! Quoi ? C’est donc là mon drôle ?

FIERENFAT.

Oh ! Oh ! Je joue un fort singulier rôle :
1745 Tudieu, quel frère !

EUPHÉMON Père.

Oui, je l’avais perdu ;
Le repentir, le ciel me l’a rendu.

MADAME CROUPILLAC.

Bien à propos pour moi.

FIERENFAT.

La vilaine âme !
Il ne revient que pour m’ôter ma femme !

EUPHÉMON Fils, à Fierenfat.

Il faut enfin que vous me connaissiez :
1750 C’est vous, monsieur, qui me la ravissiez.
Dans d’autres temps j’avais eu sa tendresse.
L’emportement d’une folle jeunesse
M’ôta ce bien dont on doit être épris,
Et dont j’avais trop mal connu le prix.
1755 J’ai retrouvé, dans ce jour salutaire,
Ma probité, ma maîtresse, mon père.
M’envierez-vous l’inopiné retour
Des droits du sang et des droits de l’amour ?
Gardez mes biens, je vous les abandonne ;
1760 Vous les aimez... moi, j’aime sa personne ;
Chacun de nous aura son vrai bonheur,
Vous dans mes biens, moi, monsieur, dans son coeur.

EUPHÉMON Père.

Non, sa bonté si désintéressée
Ne sera pas si mal récompensée ;
1765 Non, Euphémon, ton père ne veut pas
T’offrir sans bien, sans dot, à ses appas.

RONDON.

Oh ! Bon cela.

MADAME CROUPILLAC.

Je suis émerveillée,
Tout ébaubie, et toute consolée.
Ce gentilhomme est venu tout exprès,
1770 En vérité, pour venger mes attraits.
À Euphémon fils.
Vite, épousez le ciel vous favorise,
Car tout exprès pour vous il a fait Lise ;
Et je pourrais par ce bel accident,
Si l’on voulait, ravoir mon président.

LISE.

À Rondon.
1775 De tout mon coeur. Et vous, souffrez, mon père,
Souffrez qu’une âme et fidèle et sincère,
Qui ne pouvait se donner qu’une fois,
Soit ramenée à ses premières lois.

RONDON.

Si sa cervelle est enfin moins volage...

LISE.

1780 Oh ! J’en réponds.

RONDON.

S’il t’aime, s’il est sage...

LISE.

N’en doutez pas.

RONDON.

Si surtout Euphémon
D’une ample dot lui fait un large don,
J’en suis d’accord.

FIERENFAT.

Je gagne en cette affaire
Beaucoup, sans doute, en trouvant un mien frère :
1785 Mais cependant je perds en moins de rien
Mes frais de noce, une femme, et du bien.

MADAME CROUPILLAC.

Eh ! Fi, vilain ! Quel coeur sordide et chiche !
Faut-il toujours courtiser la plus riche ?
N’ai-je donc pas en contrats, en châteaux,
1790 Assez pour vivre, et plus que tu ne vaux ?
Ne suis-je pas en date la première ?
N’as-tu pas fait, dans l’ardeur de me plaire,
De longs serments, tous couchés par écrit ;
Des madrigaux, des chansons sans esprit ?
1795 Entre les mains j’ai toutes tes promesses :
Nous plaiderons ; je montrerai les pièces :
Le parlement doit, en semblable cas,
Rendre un arrêt contre tous les ingrats.

RONDON.

Ma foi, l’ami, crains sa juste colère ;
1800 Épouse-la, crois-moi, pour t’en défaire.

EUPHÉMON Père, à Madame Croupillac.

Je suis confus du vif empressement
Dont vous flattez mon fils le président ;
Votre procès lui devrait plaire encore ;
C’est un dépit dont la cause l’honore ;
1805 Mais permettez que mes soins réunis
Soient pour l’objet qui m’a rendu mon fils.
Vous, mes enfants, dans ces moments prospères,
Soyez unis, embrassez-vous en frères.
Nous, mon ami, rendons grâces aux cieux,
1810 Dont les bontés ont tout fait pour le mieux.
Non, il ne faut (et mon coeur le confesse)
Désespérer jamais de la jeunesse.