SCÈNE II. Azémon, sur le devant ; Teucer, dans le fond, précédé du héraut. §
AZÉMON, au héraut.
Irai-je donc mourir aux lieux qui m’ont vu naître
Sans avoir dans la Crète entretenu ton maître !
Le HÉRAUT
Étranger malheureux, je t’annonce mon roi ;
Il vient avec bonté : parle, rassure-toi.
AZÉMON
905 Va, puisqu’à ma prière il daigne condescendre,
Qu’il rende grâce aux dieux de me voir, de m’entendre.
TEUCER
Eh bien ! Que prétends-tu, vieillard infortuné ?
Quel démon destructeur, à ta perte obstiné,
Te force à déserter ton pays, ta famille,
910 Pour être ici témoin du malheur de ta fille ?
AZÉMON, s’étant levé.
Si ton coeur est humain, si tu veux m’écouter,
Si le bonheur public a de quoi te flatter,
Elle n’est point à plaindre, et, grâces à mon zèle,
Un heureux avenir se déploiera pour elle ;
915 Je viens la racheter.
TEUCER
Je viens la racheter. Apprends que désormais
Il n’est plus de rançon, plus d’espoir, plus de paix.
Quitte ce lieu terrible ; une âme paternelle
Ne doit point habiter cette terre cruelle.
AZÉMON
Va, crains que je ne parte.
TEUCER
Va, crains que je ne parte. Ainsi donc de son sort
920 Tu seras le témoin ! Tes yeux verront sa mort !
AZÉMON
Elle ne mourra point. Datame a pu t’instruire
Du dessein qui m’amène et qui dut le conduire.
TEUCER
Datame de ta fille a causé le trépas.
Loin de l’affreux bûcher précipite tes pas ;
925 Retourne, malheureux, retourne en ta patrie ;
Achève en gémissant les restes de ta vie.
La mienne est plus cruelle ; et, tout roi que je suis,
Les dieux m’ont éprouvé par de plus grands ennuis :
Ton peuple a massacré ma fille avec sa mère ;
930 Tu ressens comme moi la douleur d’être père.
Va, quiconque a vécu dut apprendre à souffrir ;
On voit mourir les siens avant que de mourir.
Pour toi, pour ton pays, Astérie est perdue ;
Sa mort par mes bontés fut en vain suspendue ;
935 La guerre recommence, et rien ne peut tarir
Les nouveaux flots de sang déjà prêts à courir.
AZÉMON
Je pleurerais sur toi plus que sur ma patrie,
Si tu laissais trancher les beaux jours d’Astérie.
Elle vivra, crois-moi ; j’ai des gages certains
940 Qui toucheraient les coeurs de tous ses assassins.
TEUCER
Ah ! Père infortuné ! Quelle erreur te transporte !
AZÉMON
Quand tu contempleras la rançon que j’apporte,
Sois sûr que ces trésors à tes yeux présentés
Ne mériteront pas d’en être rebutés ;
945 Ceux qu’Achille reçut du souverain de Troie
N’égalaient pas les dons que mon pays t’envoie.
Cesse de t’abuser ; remporte tes présents.
Puissent les dieux plus doux consoler tes vieux ans !
Mon père, à tes foyers j’aurai soin qu’on te guide.
SCÈNE III. Teucer, Dictime, Azémon, le héraut, gardes. §
DICTIME
950 Ah ! Quittez les parvis de ce temple homicide,
Seigneur ; du sacrifice on fait tous les apprêts :
Ce spectacle est horrible, et la mort est trop près.
Le seul aspect des rois, ailleurs si favorable,
Porte partout la vie, et fait grâce au coupable :
955 Vous ne verriez ici qu’un appareil de mort ;
D’un barbare étranger on va trancher le sort.
Mais vous savez quel sang d’abord on sacrifie ;
Quel zèle a préparé cet holocauste impie.
Comme on est aveuglé ! Mes raisons ni mes pleurs
960 N’ont pu de notre loi suspendre les rigueurs.
Le peuple, impatient de cette mort cruelle,
L’attend comme une fête auguste et solennelle ;
L’autel de Jupiter est orné de festons ;
On y porte à l’envi son encens et ses dons.
965 Vous entendrez bientôt la fatale trompette :
À ce lugubre son, qui trois fois se répète,
Sous le fer consacré la victime à genoux...
Pour la dernière fois, seigneur, retirons-nous,
Ne souillons point nos yeux d’un culte abominable.
TEUCER
970 Hélas ! Je pleure encor ce vieillard vénérable,
Va, surtout qu’on ait soin de ses malheureux jours,
Dont la douleur bientôt va terminer le cours :
Il est père, et je plains ce sacré caractère.
AZÉMON
Je te plains encor plus... et cependant j’espère.
TEUCER
975 Fuis, malheureux, te dis-je.
AZÉMON, l’arrêtant.
Fuis, malheureux, te dis-je. Avant de me quitter
Écoute encore un mot : tu vas donc présenter
D’Astérie à tes dieux les entrailles fumantes ?
De tes prêtres crétois les mains toutes sanglantes
Vont chercher l’avenir dans son sein déchiré !
980 Et tu permets ce crime ?
TEUCER
Et tu permets ce crime ? Il m’a désespéré,
Il m’accable d’effroi ; je le hais, je l’abhorre ;
J’ai cru le prévenir, je le voudrais encore :
Hélas ! Je prenais soin de ses jours innocents ;
Je rendais Astérie à ses tristes parents.
985 Je sens quelle est ta perte et ta douleur amère...
C’en est fait.
AZÉMON
C’en est fait. Tu voulais la remettre à son père ?
Va, tu la lui rendras.
Deux Cydoniens apportent une cassette couverte de lames d’or. Azémon continue.
Va, tu la lui rendras. Enfin donc en ces lieux
On apporte à tes pieds ces dons dignes des dieux.
AZÉMON
Que vois-je ! Ils ont jadis embelli tes demeures,
990 Ils t’ont appartenu... tu gémis et tu pleures ! ...
Ils sont pour Astérie ; il faut les conserver :
Tremble, malheureux roi, tremble de t’en priver.
Astérie est le prix qu’il est temps que j’obtienne.
Elle n’est point ma fille... apprends qu’elle est la tienne.
DICTIME
Ô ciel ! Ô providence !
AZÉMON
Ô ciel ! Ô providence ! Oui, reçois de ma main
Ces gages, ces écrits, témoins de son destin,
Il tire de la cassette un écrit qu’il donne à Teucer, qui l’examine en tremblant.
3
Ce pyrope éclatant qui brilla sur sa mère,
Quand le sort des combats, à nous deux si contraire,
T’enleva ton épouse, et qu’il la fit périr ;
1000 Voilà cette rançon que je venais t’offrir ;
Je te l’avais bien dit, elle est plus précieuse
Que tous les vains trésors de ta cour somptueuse.
TEUCER, s’écriant.
Ma fille !
DICTIME
Ma fille ! Justes dieux !
TEUCER, embrassant Azémon.
Ma fille ! Justes dieux ! Ah ! Mon libérateur
Mon père ! Mon ami ! Mon seul consolateur !
AZÉMON
1005 De la nuit du tombeau mes mains l’avaient sauvée,
Comme un gage de paix je l’avais élevée ;
Je l’ai vu croître en grâce, en beautés, en vertus :
Je te la rends ; les dieux ne la demandent plus.
TEUCER, à Dictime.
Ma fille ! ... allons, suis-moi.
DICTIME
Ma fille ! ... allons, suis-moi. Quels moments !
TEUCER
Ma fille ! ... allons, suis-moi. Quels moments ! Ah ! Peut-être
1010 On l’entraîne à l’autel ! Et déjà le grand-prêtre...
Gardes qui me suivez, secondez votre roi...
On entend la trompette.
Ouvrez-vous, temple horrible ! Ah ! Qu’est-ce que je vois ?
Ma fille !
PHARÈS
Ma fille ! Qu’elle meure !
TEUCER
Ma fille ! Qu’elle meure ! Arrête ! Qu’elle vive !
PHARÈS, à Teucer.
Astérie ! Oses-tu délivrer ma captive ?
TEUCER
1015 Misérable ! Oses-tu lever ce bras cruel ? ...
Dieux ! Bénissez les mains qui brisent votre autel ;
C’était l’autel du crime.
Il renverse l’autel et tout l’appareil du sacrifice.
PHARÈS
C’était l’autel du crime. Ah ! Ton audace impie,
Sacrilège tyran, sera bientôt punie.
ASTÉRIE, à Teucer.
Sauveur de l’innocence, auguste protecteur,
1020 Est-ce vous dont le bras équitable et vengeur
De mes jours malheureux a renoué la trame ?
Ah ! Si vous les sauvez, sauvez ceux de Datame ;
Étendez jusqu’à lui vos secours bienfaisants.
Je ne suis qu’une esclave.
DICTIME
Je ne suis qu’une esclave. Ô bienheureux moments !
TEUCER
1025 Vous esclave ! ô mon sang ! Sang des rois ! Fille chère !
Ma fille ! Ce vieillard t’a rendue à ton père.
TEUCER
Qui ? Moi ! Mêle tes pleurs aux pleurs que je répands ;
Goûte un destin nouveau dans mes embrassements ;
Image de ta mère, à mes vieux ans rendue,
1030 Joins ton âme étonnée à mon âme éperdue.
TEUCER
Ô mon roi ! Dis mon père... il n’est point d’autre nom.
ASTÉRIE
Hélas ! Est-il bien vrai, généreux Azémon ?
AZÉMON
J’en atteste les dieux.
TEUCER
J’en atteste les dieux. Tout est connu.
ASTÉRIE
J’en atteste les dieux. Tout est connu. Mon père !
TEUCER, à ses gardes.
Qu’on délivre Datame en ce moment prospère...
1035 Vous, écoutez.
ASTÉRIE
Vous, écoutez. Ô ciel, ô destins inouïs !
Oui, si je suis à vous, Datame est votre fils ;
Je vois, je reconnais, votre âme paternelle.
DICTIME
Seigneur, voyez déjà la faction cruelle
Dans le fond de ce temple environner Pharès :
1040 Déjà de la vengeance ils font tous les apprêts ;
On court de tous côtés ; des troupes fanatiques
Vont, le fer dans les mains, inonder ces portiques.
Regardez Mérione, on marche autour de lui ;
Tout votre ami qu’il est, il paraît leur appui.
1045 Est-ce là ce héros que j’ai vu devant Troie ?
Quelle fureur aveugle à mes yeux se déploie ?
L’inflexible Pharès a-t-il dans tous les coeurs
Des poisons de son âme allumé les ardeurs ?
Il n’entendit jamais la voix de la nature ;
1050 Il va vous accuser de fraude, d’imposture.
Datame, en sa puissance, et de ses fers chargé,
A reçu son arrêt, et doit être égorgé.
ASTÉRIE
Datame ! Ah ! Prévenez le plus grand de ses crimes.
TEUCER
Va, ni lui ni ses dieux n’auront plus de victimes ;
1055 Va, l’on ne verra plus de pareils attentats.
DICTIME
Tranquille il frapperait votre fille en vos bras ;
Et le peuple à genoux, témoin de son supplice,
Des dieux dans son trépas bénirait la justice.
TEUCER
Quand il saura quel sang sa main voulut verser,
1060 Le barbare, crois-moi, n’osera m’offenser.
Quoi que Datame ait fait, je veux qu’on le révère.
Tout prend dans ce moment un nouveau caractère :
Je ferai respecter les droits des nations.
DICTIME
Ne vous attendez pas, dans ces émotions,
1065 Que l’orgueil de Pharès s’abaisse à vous complaire :
Il atteste les lois, mais il prétend les faire.
TEUCER
Il y va de sa vie, et j’aurais de ma main,
Dans ce temple, à l’autel, immolé l’inhumain
Si le respect des dieux n’eût vaincu ma colère.
1070 Je n’étais point armé contre le sanctuaire ;
Mais tu verras qu’enfin je sais être obéi.
S’il ne me rend Datame, il en sera puni,
Dût sous l’autel sanglant tomber mon trône en cendre.
À Astérie.
Je cours y donner ordre, et vous pouvez m’attendre.
ASTÉRIE
1075 Seigneur !... Sauvez Datame... Approuvez notre amour :
Mon sort est en tout temps de vous devoir le jour.
TEUCER, au héraut.
Prends soin de ce vieillard qui lui servit de père
Sur les sauvages bords d’une terre étrangère ;
Veille sur elle.
AZÉMON
Veille sur elle. Ô roi ! Ce n’est qu’en ton pays
1080 Que ton coeur paternel aura des ennemis...
Teucer sort avec Dictime et ses gardes.
Ô toi, divinité qui régis la nature,
Tu n’as pas foudroyé cette demeure impure,
Qu’on ose nommer temple, et qu’avec tant d’horreur
Du sang des nations on souille en ton honneur !
1085 C’est en ces lieux de mort, en ce repaire infâme,
Qu’on allait immoler Astérie et Datame !
Providence éternelle, as-tu veillé sur eux ?
Leur as-tu préparé des destins moins affreux ?
Nous n’avons point d’autels où le faible t’implore :
1090 Dans nos bois, dans nos champs, je te vois, je t’adore ;
Ton temple est, comme toi, dans l’univers entier :
Je n’ai rien à t’offrir, rien à sacrifier ;
C’est toi qui donnes tout. Ciel ! Protège une vie
Qu’à celle de Datame, hélas ! J’avais unie.
ASTÉRIE
1095 S’il nous faut périr tous, si tel est notre sort,
Nous savons, vous et moi, comme on brave la mort ;
Vous me l’avez appris, vous gouvernez mon âme ;
Et je mourrai du moins entre vous et Datame.